Les Contes de

Guy de Maupassant

Texte établi pour Maupassantiana

par

John Robin Allen
Professeur-adjoint du département de français, d’espagnol et d’italien
University of Manitoba, Canada
allen@cc.umanitoba.ca

avec le concours de

Noëlle Benhamou
Docteur ès lettres, professeur de lettres
Webmaster de Maupassantiana,
Site électronique sur Maupassant et son œuvre

http://www.maupassantiana.fr

Copyright © 2008 by John Robin Allen and Noëlle Benhamou

Révisé le vendredi 12 septembre 2008

 


Table des matières


Préface. 5

La Main d’écorché. 7

Le Docteur Héraclius Gloss. 10

Le Donneur d’eau bénite. 33

Le Mariage du lieutenant Laré. 36

« Coco, coco, coco frais !». 39

Le Papa de Simon. 41

Boule de suif 46

Les Dimanches d’un bourgeois de Paris. 67

[I.] Préparatifs de voyage. 67

[II.] Première sortie. 70

[III.] Chez un ami 72

[IV.] Pêche à la ligne. 75

[V.] Deux hommes célèbres. 78

[VI.] Avant la fête. 81

[VII.] Une triste histoire. 84

[VIII.] Essai d’amour 86

[IX.] Un dîner et quelques idées. 88

[X.] Séance publique. 92

Suicides. 96

Jadis. 99

Une page d’histoire inédite. 102

En famille. 106

Opinion publique. 120

Histoire d’une fille de ferme. 123

Une partie de campagne. 134

La Maison Tellier. 141

Sur l’eau. 156

Au printemps. 160

La Femme de Paul 164

Par un soir de printemps. 174

Histoire d’un chien. 177

Histoire corse. 180

Épaves. 183

Une aventure parisienne. 186

Marroca. 190

Un réveillon. 195

Pétition d’un viveur malgré lui 199

Le Gâteau. 202

La Bûche. 205

Mots d’amour. 208

Souvenir [1882] 211

Ma femme. 214

Le Saut du berger. 218

Le Lit 221

Mademoiselle Fifi 223

Vieux Objets. 230

L’Aveugle. 232

Magnétisme. 234

La Roche aux guillemots. 237

Un fils. 240

Conflits pour rire. 246

En voyage [1882] 249

Un bandit corse. 252

Rencontre [1882] 254

La Veillée. 257

Rêves. 260

Autres temps. 263

Histoire vraie. 265

Le Voleur. 269

Confessions d’une femme. 272

Clair de lune [1882a] 275

Un coq chanta. 278

L’Enfant [1882] 281

Le Verrou. 285

Un drame vrai 288

Farce normande. 290

Mon oncle Sosthène. 293

Voyage de noce. 297

Une passion. 300

Fou ?. 304

Correspondance. 307

Une veuve. 310

La Rouille. 313

La Rempailleuse. 317

Un parricide. 321

Une ruse. 325

Un vieux. 328

Pierrot 331

Un Normand. 334

Le Pardon. 338

La Relique. 342

Clair de lune [1882b] 345

La Peur [1882] 348

Aux champs. 352

Un million. 356

Le Testament 359

Le Loup. 362

Le Baiser. 366

Menuet 369

Ce cochon de Morin. 372

Madame Baptiste. 379

La Bécasse. 383

La Folle. 385

Rouerie. 387

La Légende du mont Saint-Michel 391

Yveline Samoris. 394

Conte de Noël 397

Nuit de Noël 401

Le Remplaçant 404

À cheval 407

Les Sabots. 412

M. Jocaste. 416

La Toux. 419

Auprès d’un mort 422

Deux amis. 425

En mer. 429

Réveil 432

Le Père Judas. 435

L’Homme-fille. 438

Mademoiselle Cocotte. 441

Les Bijoux. 444

Saint-Antoine. 448

Apparition. 453

Le Condamné à mort 458

L’Aventure de Walter Schnaffs. 461

La Reine Hortense. 466

En voyage [1883] 471

Une surprise. 475

Le Père Milon. 479

Le Pain maudit 483

L’Ami Joseph. 487

La Mère aux monstres. 490

L’Orphelin. 494

La Serre. 498

Denis. 502

Lui ?. 506

Miss Harriet 510

La Fenêtre. 521

L’Âne. 525

Aux eaux. 531

Le Mal d’André. 537

La Moustache. 541

Tombouctou. 544

Enragée ?. 549

Mon oncle Jules. 553

Les Caresses. 558

Un duel 561

Le Petit 564

Le Cas de Mme Luneau. 568

L’Ami Patience. 571

La Martine. 575

L’Orient 579

L’Enfant [1883] 582

Une soirée [1883] 585

L’Odyssée d’une fille. 591

Un coup d’État 595

Humble drame. 601

La Confession de Théodule Sabot 604

Une vendetta. 609

La Confession [1883] 612

Au bord du lit 615

Regret 619

Le Vengeur. 623

L’Attente. 626

Décoré !. 629

Le Père. 633

La Ficelle. 639

Un sage. 643

Première neige. 647

Le Modèle. 652

La Farce. 656

La Main. 659

Garçon, un bock !…... 663

Le Vieux. 667

Lettre trouvée sur un noyé. 672

Le Baptême [1884] 675

Coco. 678

Misti 681

Un lâche. 684

Rose. 689

Notes d’un voyageur. 693

Le Protecteur. 696

Le Parapluie. 699

Idylle. 705

La Parure. 708

Une vente. 713

Vains conseils. 717

La Mère sauvage. 720

Le Gueux. 724

Rencontre [1884] 727

L’Héritage. 732

Le Bonheur. 768

Adieu. 772

Souvenirs. 775

Solitude. 778

La Patronne. 781

Le Petit Fût 785

Châli 789

L’Ivrogne. 795

Malades et Médecins. 799

La Chevelure. 803

L’Horrible. 807

Souvenir [1884] 811

Promenade. 815

Les Sœurs Rondoli 819

Les Idées du colonel 835

Le Crime au Père Boniface. 839

Le Lit 29. 843

Le Tic. 850

L’Aveu. 854

La Peur [1884] 858

Le Retour. 863

La Tombe. 867

La Confession [1884a] 870

L’Abandonné. 874

Yvette. 879

Un fou ?. 922

Découverte. 926

Le Bûcher. 929

La Dot 933

Mohammed Fripouille. 937

Le Legs. 942

Le Garde. 946

Berthe. 951

Bombard. 957

La Confession [1884b] 961

La Revanche. 965

Tribunaux rustiques. 971

La Chambre 11. 974

L’Armoire. 978

Les Prisonniers. 982

À vendre. 989

Toine. 993

Le Baptême [1885] 999

L’Inconnue. 1002

Blanc et Bleu. 1006

Nos Anglais. 1009

Lettre d’un fou. 1014

Le Père Mongilet 1018

Le Moyen de Roger. 1022

En wagon. 1025

Petit soldat 1029

Une lettre. 1033

Un échec. 1037

Joseph. 1042

Fini....................................................................................... ....................................................................................... 1047

L’Épingle. 1051

La Confidence. 1055

Mes vingt-cinq jours. 1059

Un fou. 1064

Imprudence. 1068

La Bête à maît’ Belhomme. 1072

Les Bécasses. 1077

Ça ira. 1082

Monsieur Parent 1087

La Petite Roque. 1108

Sauvée. 1126

L’Épave. 1130

Mademoiselle Perle. 1137

L’Ermite. 1146

Sur les chats. 1150

Rosalie Prudent 1154

Madame Parisse. 1157

Julie Romain. 1161

Voyage de santé. 1166

Le Signe. 1170

Le Père Amable. 1174

Misère humaine. 1186

Au bois. 1189

Jour de fête. 1192

Une famille. 1195

Le Diable. 1198

Un cas de divorce. 1203

L’Auberge. 1207

La Question du latin. 1214

Le Marquis de Fumerol 1220

Le Fermier. 1225

Le Horla [1886] 1230

Le Trou. 1235

Cri d’alarme. 1239

Amour. 1243

Clochette. 1246

Le Vagabond. 1249

Étrennes. 1256

Madame Hermet 1260

Les Rois. 1265

Une soirée [1887] 1273

La Porte. 1277

La Baronne. 1281

La Morte. 1284

La Nuit 1287

Le Rosier de Mme Husson. 1290

Le Lapin. 1300

Le Père [1887] 1305

L’Ordonnance. 1308

Moiron. 1311

L’Assassin. 1315

Duchoux. 1318

Comment on cause. 1323

L’Homme de Mars. 1326

Le Horla [1887] 1330

Les Épingles. 1345

Divorce. 1349

Nos lettres. 1354

Les Vingt-cinq Francs de la Supérieure. 1357

Le Noyé. 1361

L’Infirme. 1365

Un portrait 1369

Hautot père et fils. 1372

Un soir. 1380

Boitelle. 1390

Allouma. 1395

Le Rendez-vous. 1408

Le Port 1412

Le Masque. 1418

L’Épreuve. 1423

Alexandre. 1429

L’Endormeuse. 1432

Mouche. 1438

Le Champ d’oliviers. 1444

L’Inutile Beauté. 1459

Qui sait ?. 1470

Les Tombales. 1478

Après. 1483

Le Colporteur. 1487

Index des Contes. 1491

 




Préface

L’une des principales raisons de ce projet d’une édition complète des contes de Maupassant est que d’autres versions des contes téléchargeables sur Internet comportent des fautes patentes et des coquilles que nous espérons avoir corrigées dans cette édition. Le texte de ces contes est issu d’une comparaison de plusieurs éditions imprimées et numérisées. Nous comptons créer, de temps en temps, de nouvelles versions revues de ce document, pour le rendre plus adapté à une analyse par ordinateur mais aussi pour corriger d'éventuelles coquilles trouvées par nous ou signalées par d'autres chercheurs. La date sur la première page indique la dernière version de cette édition. 

Nous avons mis notre édition dans Microsoft Word, pour conserver, autant que possible, le format d’une édition imprimée et pour permettre à l’utilisateur de chercher différentes expressions ou de changer le format du document pour des besoins particuliers. Le texte a été initialement prévu pour du papier format A4 avec une police de Times New Roman 11, mais on peut facilement changer le format.

En fait, nous avions un double but pour ce projet : tout d’abord fournir aux lecteurs des textes élégants et corrects dans un format facile à lire et, en même temps, faire qu’on puisse analyser ces textes par des logiciels d’ordinateur. C’est pourquoi nous n’avons pas ajouté d’annotations aux textes. On ne trouvera dans ces contes que les mots de Maupassant. Commentaires et renseignements complémentaires seront à chercher sur le site Maupassantiana et dans les notes de plusieurs éditions imprimées des contes.

Pour cette même raison, nous avons enlevé tout tiret caché que Word met dans un texte pour faciliter la coupure des mots en fin de ligne. Les seuls éléments supplémentaires dans les contes sont des références cachées au début de chaque conte, références nécessaires si on veut récréer l’index après un changement de format. La formation de la table des matières est basée sur le titre de chaque conte et n’a pas besoin de ces références cachées, mais un index exige, s’il y a un article défini en début de référence, qu’on le mette après le titre relevé dans l’index. Par exemple, « La Main d’écorché » deviendra « Main d’écorché (La) » dans l’index.

En principe, les logiciels qui analysent des textes littéraires et linguistiques ignorent ces références cachées, mais au besoin il est facile de les enlever du texte presque automatiquement puisqu’elles ont toutes le même style créé pour cette édition : « Maup Index ». Une fois enlevées d’une copie du texte, on ne pourra pas y récréer l’index, mais il sera possible de revenir à la version originale du texte.

Le codage supplémentaire et invisible attaché au texte (macros) permettra à l’utilisateur de créer des fichiers individuels des contes au format Word ou RTF (pour les ordinateurs qui ne peuvent pas lire des documents formatés pour Word).

La création des fichiers PDF exige une version de Word capable de créer de tels textes. Pour plus de facilité, nous proposons également les textes en PDF sur le site Maupassantiana.

Si l’on change le format du texte, les références aux pages dans la Table des matières et l’Index peuvent être fausses, mais il est assez facile de les rajuster dans Word.

Pour mettre à jour les tables avec Word 2007, cliquer sur « Référence », puis dans la section « Table des matières » cliquer sur « Mettre à jour ». Pour l’Index, cliquer d’abord sur l’Index à la fin du document. Ensuite, de même que pour la Table des matières, cliquer sur « Référence » puis dans la section « Index » sur « Mettre à jour ».

Pour faire de même avec Word 2003 ou Word 1997, il faut cliquer sur « Insérer », « Référence » puis « Index et Tables » pour voir la boîte de dialogue « Index et Tables », où l’on peut créer de nouveaux index et tables.

Pour quelques contes, Maupassant s’est servi d’un titre qu’il avait déjà donné à un autre conte. Afin de distinguer entre ces récits, nous avons ajouté au titre, entre crochets, l’année de première parution du conte. Si l’auteur a employé le même titre deux fois la même année, nous avons ajouté une lettre à l’année pour les distinguer. Ainsi on trouvera les titres « Le Baptême » [1884], « Le Baptême » [1885]; « Clair de lune » [1882a], « Clair de lune » [1882b]; « La Confession » [1883], « La Confession » [1884a], « La Confession » [1884b]; « En voyage » [1882], « En voyage » [1883]; « L’Enfant » [1882], « L’Enfant » [1883]; « Le Horla » [1886], « Le Horla » [1887]; « Le Père » [1883], « Le Père » [1887]; « La Peur » [1882], « La Peur » [1884]; « Rencontre » [1882], « Rencontre » [1884]; « Souvenir » [1882], « Souvenir » [1884]; « Une soirée » [1883], « Une soirée » [1887].

J.R.A.

allen@cc.umanitoba.ca

 

N.B.

www.maupassantiana.fr

 

août 2008

 


<t Main d’écorché (La)>

La Main d’écorché

Il y a huit mois environ, un de mes amis, Louis R…, avait réuni, un soir, quelques camarades de collège ; nous buvions du punch et nous fumions en causant littérature, peinture, et en racontant, de temps à autre, quelques joyeusetés, ainsi que cela se pratique dans les réunions de jeunes gens. Tout à coup la porte s’ouvre toute grande et un de mes bons amis d’enfance entre comme un ouragan. « Devinez d’où je viens, s’écrie-t-il aussitôt. — Je parie pour Mabille, répond l’un, — non, tu es trop gai, tu viens d’emprunter de l’argent, d’enterrer ton oncle, ou de mettre ta montre chez ma tante, reprend un autre. — Tu viens de te griser, riposte un troisième, et comme tu as senti le punch chez Louis, tu es monté pour recommencer. — Vous n’y êtes point, je viens de P… en Normandie, où j’ai été passer huit jours et d’où je rapporte un grand criminel de mes amis que je vous demande la permission de vous présenter. » À ces mots, il tira de sa poche une main d’écorché ; cette main était affreuse, noire, sèche, très longue et comme crispée, les muscles, d’une force extraordinaire, étaient retenus à l’intérieur et à l’extérieur par une lanière de peau parcheminée, les ongles jaunes, étroits, étaient restés au bout des doigts ; tout cela sentait le scélérat d’une lieue. « Figurez-vous, dit mon ami, qu’on vendait l’autre jour les défroques d’un vieux sorcier bien connu dans toute la contrée ; il allait au sabbat tous les samedis sur un manche à balai, pratiquait la magie blanche et noire, donnait aux vaches du lait bleu et leur faisait porter la queue comme celle du compagnon de saint Antoine. Toujours est-il que ce vieux gredin avait une grande affection pour cette main, qui, disait-il, était celle d’un célèbre criminel supplicié en 1736, pour avoir jeté, la tête la première, dans un puits sa femme légitime, ce quoi faisant je trouve qu’il n’avait pas tort, puis pendu au clocher de l’église le curé qui l’avait marié. Après ce double exploit, il était allé courir le monde et dans sa carrière aussi courte que bien remplie, il avait détroussé douze voyageurs, enfumé une vingtaine de moines dans leur couvent et fait un sérail d’un monastère de religieuses. — Mais que vas-tu faire de cette horreur ? nous écriâmes-nous. — Eh parbleu, j’en ferai mon bouton de sonnette pour effrayer mes créanciers. — Mon ami, dit Henri Smith, un grand Anglais très flegmatique, je crois que cette main est tout simplement de la viande indienne conservée par le procédé nouveau, je te conseille d’en faire du bouillon. — Ne raillez pas, messieurs, reprit avec le plus grand sang-froid un étudiant en médecine aux trois quarts gris, et toi, Pierre, si j’ai un conseil à te donner, fais enterrer chrétiennement ce débris humain, de crainte que son propriétaire ne vienne te le redemander ; et puis, elle a peut-être pris de mauvaises habitudes cette main, car tu sais le proverbe : “ Qui a tué tuera. ” — Et qui a bu boira », reprit l’amphitryon. Là-dessus il versa à l’étudiant un grand verre de punch, l’autre l’avala d’un seul trait et tomba ivre-mort sous la table. Cette sortie fut accueillie par des rires formidables, et Pierre élevant son verre et saluant la main : « Je bois, dit-il, à la prochaine visite de ton maître », puis on parla d’autre chose et chacun rentra chez soi.

Le lendemain, comme je passais devant sa porte, j’entrai chez lui, il était environ deux heures, je le trouvai lisant et fumant. « Eh bien, comment vas-tu ? lui dis-je. — Très bien, me répondit-il. — Et ta main ? — Ma main, tu as dû la voir à ma sonnette où je l’ai mise hier soir en rentrant, mais à ce propos figure-toi qu’un imbécile quelconque, sans doute pour me faire une mauvaise farce, est venu carillonner à ma porte vers minuit ; j’ai demandé qui était là, mais comme personne ne me répondait, je me suis recouché et rendormi. »

En ce moment, on sonna, c’était le propriétaire, personnage grossier et fort impertinent. Il entra sans saluer. « Monsieur, dit-il à mon ami, je vous prie d’enlever immédiatement la charogne que vous avez pendue à votre cordon de sonnette, sans quoi je me verrai forcé de vous donner congé. — Monsieur, reprit Pierre avec beaucoup de gravité, vous insultez une main qui ne le mérite pas, sachez qu’elle a appartenu à un homme fort bien élevé. » Le propriétaire tourna les talons et sortit comme il était entré. Pierre le suivit, décrocha sa main et l’attacha à la sonnette pendue dans son alcôve. « Cela vaut mieux, dit-il, cette main, comme le “ Frère, il faut mourir ” des Trappistes, me donnera des pensées sérieuses tous les soirs en m’endormant. » Au bout d’une heure je le quittai et je rentrai à mon domicile.

Je dormis mal la nuit suivante, j’étais agité, nerveux ; plusieurs fois je me réveillai en sursaut, un moment même je me figurai qu’un homme s’était introduit chez moi et je me levai pour regarder dans mes armoires et sous mon lit ; enfin, vers six heures du matin, comme je commençais à m’assoupir, un coup violent frappé à ma porte, me fit sauter du lit ; c’était le domestique de mon ami, à peine vêtu, pâle et tremblant. « Ah monsieur ! s’écria-t-il en sanglotant, mon pauvre maître qu’on a assassiné. » Je m’habillai à la hâte et je courus chez Pierre. La maison était pleine de monde, on discutait, on s’agitait, c’était un mouvement incessant, chacun pérorait, racontait et commentait l’événement de toutes les façons. Je parvins à grand-peine jusqu’à la chambre, la porte était gardée, je me nommai, on me laissa entrer. Quatre agents de la police étaient debout au milieu, un carnet à la main, ils examinaient, se parlaient bas de temps en temps et écrivaient ; deux docteurs causaient près du lit sur lequel Pierre était étendu sans connaissance. Il n’était pas mort, mais il avait un aspect effrayant. Ses yeux démesurément ouverts, ses prunelles dilatées semblaient regarder fixement avec une indicible épouvante une chose horrible et inconnue, ses doigts étaient crispés, son corps, à partir du menton, était recouvert d’un drap que je soulevai. Il portait au cou les marques de cinq doigts qui s’étaient profondément enfoncés dans la chair, quelques gouttes de sang maculaient sa chemise. En ce moment une chose me frappa, je regardai par hasard la sonnette de son alcôve, la main d’écorché n’y était plus. Les médecins l’avaient sans doute enlevée pour ne point impressionner les personnes qui entreraient dans la chambre du blessé, car cette main était vraiment affreuse. Je ne m’informai point de ce qu’elle était devenue.

Je coupe maintenant, dans un journal du lendemain, le récit du crime avec tous les détails que la police a pu se procurer. Voici ce qu’on y lisait :

« Un attentat horrible a été commis hier sur la personne d’un jeune homme, M. Pierre B…, étudiant en droit, qui appartient à une des meilleures familles de Normandie. Ce jeune homme était rentré chez lui vers dix heures du soir, il renvoya son domestique, le sieur Bouvin, en lui disant qu’il était fatigué et qu’il allait se mettre au lit. Vers minuit, cet homme fut réveillé tout à coup par la sonnette de son maître qu’on agitait avec fureur. Il eut peur, alluma une lumière et attendit ; la sonnette se tut environ une minute, puis reprit avec une telle force que le domestique, éperdu de terreur, se précipita hors de sa chambre et alla réveiller le concierge, ce dernier courut avertir la police et, au bout d’un quart d’heure environ, deux agents enfonçaient la porte. Un spectacle horrible s’offrit à leurs yeux, les meubles étaient renversés, tout annonçait qu’une lutte terrible avait eu lieu entre la victime et le malfaiteur. Au milieu de la chambre, sur le dos, les membres raides, la face livide et les yeux effroyablement dilatés, le jeune Pierre B… gisait sans mouvement ; il portait au cou les empreintes profondes de cinq doigts. Le rapport du docteur Bourdeau, appelé immédiatement, dit que l’agresseur devait être doué d’une force prodigieuse et avoir une main extraordinairement maigre et nerveuse, car les doigts qui ont laissé dans le cou comme cinq trous de balle s’étaient presque rejoints à travers les chairs. Rien ne peut faire soupçonner le mobile du crime, ni quel peut en être l’auteur. La justice informe. »

On lisait le lendemain dans le même journal :

« M. Pierre B…, la victime de l’effroyable attentat que nous racontions hier, a repris connaissance après deux heures de soins assidus donnés par M. le docteur Bourdeau. Sa vie n’est pas en danger, mais on craint fortement pour sa raison ; on n’a aucune trace du coupable. »

En effet, mon pauvre ami était fou ; pendant sept mois, j’allai le voir tous les jours à l’hospice où nous l’avions placé, mais il ne recouvra pas une lueur de raison. Dans son délire, il lui échappait des paroles étranges et, comme tous les fous, il avait une idée fixe, il se croyait toujours poursuivi par un spectre. Un jour, on vint me chercher en toute hâte en me disant qu’il allait plus mal, je le trouvai à l’agonie. Pendant deux heures, il resta fort calme, puis tout à coup, se dressant sur son lit malgré nos efforts, il s’écria en agitant les bras et comme en proie à une épouvantable terreur : « Prends-la ! prends-la ! Il m’étrangle, au secours, au secours ! » Il fit deux fois le tour de la chambre en hurlant, puis il tomba mort, la face contre terre.

Comme il était orphelin, je fus chargé de conduire son corps au petit village de P… en Normandie, où ses parents étaient enterrés. C’est de ce même village qu’il venait, le soir où il nous avait trouvés buvant du punch chez Louis R… et où il nous avait présenté sa main d’écorché. Son corps fut enfermé dans un cercueil de plomb, et quatre jours après, je me promenais tristement avec le vieux curé qui lui avait donné ses premières leçons, dans le petit cimetière où l’on creusait sa tombe. Il faisait un temps magnifique, le ciel tout bleu ruisselait de lumière, les oiseaux chantaient dans les ronces du talus, où bien des fois, enfants tous deux, nous étions venus manger des mûres. Il me semblait encore le voir se faufiler le long de la haie et se glisser par le petit trou que je connaissais bien, là-bas, tout au bout du terrain où l’on enterre les pauvres, puis nous revenions à la maison, les joues et les lèvres noires du jus des fruits que nous avions mangés ; et je regardai les ronces, elles étaient couvertes de mûres ; machinalement j’en pris une, et je la portai à ma bouche ; le curé avait ouvert son bréviaire et marmottait tout bas ses oremus, et j’entendais au bout de l’allée la bêche des fossoyeurs qui creusaient la tombe. Tout à coup, ils nous appelèrent, le curé ferma son livre et nous allâmes voir ce qu’ils nous voulaient. Ils avaient trouvé un cercueil. D’un coup de pioche, ils firent sauter le couvercle et nous aperçûmes un squelette démesurément long, couché sur le dos, qui, de son œil creux, semblait encore nous regarder et nous défier ; j’éprouvai un malaise, je ne sais pourquoi j’eus presque peur. « Tiens ! s’écria un des hommes, regardez donc, le gredin a un poignet coupé, voilà sa main. » Et il ramassa à côté du corps une grande main desséchée qu’il nous présenta. « Dis donc, fit l’autre en riant, on dirait qu’il te regarde et qu’il va te sauter à la gorge pour que tu lui rendes sa main. — Allons mes amis, dit le curé, laissez les morts en paix et refermez ce cercueil, nous creuserons autre part la tombe de ce pauvre monsieur Pierre. »

Le lendemain tout était fini et je reprenais la route de Paris après avoir laissé cinquante francs au vieux curé pour dire des messes pour le repos de l’âme de celui dont nous avions ainsi troublé la sépulture.


<t Docteur Héraclius Gloss (Le)>< p I, p. 9>

Le Docteur Héraclius Gloss

I. Ce qu’était, au moral, le docteur Héraclius Gloss

C’était un très savant homme que le docteur Héraclius Gloss. Quoique jamais le plus petit opuscule signé de lui n’eût paru chez les libraires de la ville, tous les habitants de la docte cité de Balançon regardaient le docteur Héraclius comme un homme très savant.

Comment et en quoi était-il docteur ? Nul n’eût pu le dire. On savait seulement que son père et son grand-père avaient été appelés docteurs par leurs concitoyens. Il avait hérité de leur titre en même temps que de leur nom et de leurs biens ; dans sa famille on était docteur de père en fils, comme, de père en fils, on s’appelait Héraclius Gloss.

Du reste, s’il ne possédait point de diplôme signé et contresigné par tous les membres de quelque illustre faculté, le docteur Héraclius n’en était pas moins pour cela un très digne et très savant homme. Il suffisait de voir les quarante rayons chargés de livres qui couvraient les quatre panneaux de son vaste cabinet, pour être bien convaincu que jamais docteur plus érudit n’avait honoré la cité balançonnaise. Enfin, chaque fois qu’il était question de sa personne devant M. le doyen ou M. le recteur, on les voyait toujours sourire avec mystère. On rapporte même qu’un jour M. le recteur avait fait de lui un grand éloge en latin devant Mgr l’archevêque ; le témoin qui racontait cela citait d’ailleurs comme preuve irrécusable ces quelques mots qu’il avait entendus :

Parturiunt montes, nascitur ridiculus mus.

De plus, M. le doyen et M. le recteur dînaient chez lui tous les dimanches ; aussi personne n’eût osé mettre en doute que le docteur Héraclius Gloss ne fût un très savant homme.


II. Ce qu’était, au physique, le docteur Héraclius Gloss

S’il est vrai, comme certains philosophes le prétendent, qu’il y ait une harmonie parfaite entre le moral et le physique d’un homme, et qu’on puisse lire sur les lignes du visage les principaux traits du caractère, le docteur Héraclius n’était pas fait pour donner un démenti à cette assertion. Il était petit, vif et nerveux. Il y avait en lui du rat, de la fouine et du basset, c’est-à-dire qu’il était de la famille des chercheurs, des rongeurs, des chasseurs et des infatigables. À le voir, on ne concevait pas que toutes les doctrines qu’il avait étudiées pussent entrer dans cette petite tête, mais on s’imaginait bien plutôt qu’il devait, lui-même, pénétrer dans la science, et y vivre en la grignotant comme un rat dans un gros livre. Ce qu’il avait surtout de singulier, c’était l’extraordinaire minceur de sa personne ; son ami le doyen prétendait, peut-être sans raison, qu’il avait dû être oublié, pendant plusieurs siècles, entre les feuillets d’un in-folio, à côté d’une rose et d’une violette, car il était toujours très coquet et très parfumé. Sa figure surtout était tellement en lame de rasoir que les branches de ses lunettes d’or, dépassant démesurément ses tempes, faisaient assez l’effet d’une grande vergue sur le mât d’un navire. « S’il n’eût été le savant docteur Héraclius, disait parfois M. le recteur de la faculté de Balançon, il aurait fait certainement un excellent couteau à papier. »

Il portait perruque, s’habillait avec soin, n’était jamais malade, aimait les bêtes, ne détestait pas les hommes et idolâtrait les brochettes de cailles.


III. À quoi le docteur Héraclius employait les douze heures du jour

À peine le docteur était-il levé, savonné, rasé et lesté d’un petit pain au beurre trempé dans une tasse de chocolat à la vanille, qu’il descendait à son jardin. Jardin peu vaste comme tous ceux des villes, mais agréable, ombragé, fleuri, silencieux, je dirais réfléchi, si j’osais. Enfin qu’on se figure ce que doit être le jardin idéal d’un philosophe à la recherche de la vérité, et on ne sera pas loin de connaître celui dont le docteur Héraclius Gloss faisait trois ou quatre fois le tour au pas accéléré, avant de s’abandonner aux quotidiennes brochettes de cailles du second déjeuner. Ce petit exercice, disait-il, était excellent au saut du lit ; il ranimait la circulation du sang, engourdie par le sommeil, chassait les humeurs du cerveau et préparait les voies digestives.

Après cela le docteur déjeunait. Puis, aussitôt son café pris, et il le buvait d’un trait, ne s’abandonnant jamais aux somnolences des digestions commencées à table, il endossait sa grande redingote et s’en allait. Et chaque jour, après avoir passé devant la faculté, et comparé l’heure de son oignon Louis XV à celle du hautain cadran de l’horloge universitaire, il disparaissait dans la ruelle des Vieux-Pigeons dont il ne sortait que pour rentrer dîner.

Que faisait donc le docteur Héraclius Gloss dans la ruelle des Vieux-Pigeons ? Ce qu’il y faisait, bon Dieu !… il y cherchait la vérité philosophique — et voici comment.

Dans cette petite ruelle, obscure et sale, tous les bouquinistes de Balançon s’étaient donné rendez-vous. Il eût fallu des années pour lire seulement les titres de tous les ouvrages inattendus, entassés de la cave au grenier dans les cinquante baraques qui formaient la ruelle des Vieux-Pigeons.

Le docteur Héraclius Gloss regardait ruelle, maisons, bouquinistes et bouquins comme sa propriété particulière.

Il était arrivé souvent que certain marchand de bric-à-brac, au moment de se mettre au lit, avait entendu quelque bruit dans son grenier, et montant à pas de loup, armé d’une gigantesque flamberge des temps passés, il avait trouvé… le docteur Héraclius Gloss — enseveli jusqu’à mi-corps dans des piles de bouquins, tenant d’une main un reste de chandelle qui lui fondait entre les doigts, et de l’autre feuilletant un antique manuscrit d’où il espérait peut-être faire jaillir la vérité. Et le pauvre docteur était bien surpris, en apprenant que la cloche du beffroi avait sonné neuf heures depuis longtemps et qu’il mangerait un détestable dîner.

C’est qu’il cherchait sérieusement, le docteur Héraclius ! Il connaissait à fond toutes les philosophies anciennes et modernes ; il avait étudié les sectes de l’Inde et les religions des nègres d’Afrique ; il n’était si mince peuplade parmi les barbares du Nord ou les sauvages du Sud dont il n’eût sondé les croyances ! Hélas ! Hélas ! plus il étudiait, cherchait, furetait, méditait, plus il était indécis : « Mon ami, disait-il un soir à M. le recteur, combien sont plus heureux que nous les Colomb qui se lancent à travers les mers à la recherche d’un nouveau monde ; ils n’ont qu’à aller devant eux. Les difficultés qui les arrêtent, ne viennent que d’obstacles matériels qu’un homme hardi franchit toujours ; tandis que nous, ballotés sans cesse sur l’océan des incertitudes, entraînés brusquement par une hypothèse comme un navire par l’aquilon, nous rencontrons tout à coup, ainsi qu’un vent contraire, une doctrine opposée, qui nous ramène, sans espoir, au port dont nous étions sortis. »

Une nuit qu’il philosophait avec M. le doyen, il lui dit : « Comme on a raison, mon ami, de prétendre que la vérité habite dans un puits… Les seaux descendent tour à tour pour la pêcher et ne rapportent jamais que de l’eau claire… Je vous laisse deviner, ajouta-t-il finement, comment j’écris le mot Sots. »

C’est le seul calembour qu’on l’ait jamais entendu faire.


IV. À quoi le docteur Héraclius employait les douze heures de la nuit

Quand le docteur Héraclius rentrait chez lui, le soir, il était généralement beaucoup plus gros qu’au moment où il sortait. C’est qu’alors chacune de ses poches, et il en avait dix-huit, était bourrée des antiques bouquins philosophiques qu’il venait d’acheter dans la ruelle des Vieux-Pigeons ; et le facétieux recteur prétendait que, si un chimiste l’eût analysé à ce moment, il aurait trouvé que le vieux papier entrait pour deux tiers dans la composition du docteur.

À sept heures, Héraclius Gloss se mettait à table, et tout en mangeant, parcourait les vieux livres dont il venait de se rendre acquéreur.

À huit heures et demie le docteur se levait magistralement, ce n’était plus alors l’alerte et sémillant petit homme qu’il avait été tout le jour, mais le grave penseur dont le front plie sous le poids de hautes méditations, comme un portefaix sous un fardeau trop lourd. Après avoir lancé à sa gouvernante un majestueux « je n’y suis pour personne » il disparaissait dans son cabinet. Une fois là, il s’asseyait devant sa table de travail encombrée de livres et… il songeait. Quel étrange spectacle pour celui qui eût pu voir alors dans la pensée du docteur ! !… Défilé monstrueux des Divinités les plus contraires et des croyances les plus disparates, entrecroisement fantastique de doctrines et d’hypothèses. C’était comme une arène où les champions de toutes les philosophies se heurtaient dans un tournoi gigantesque. Il amalgamait, combinait, mélangeait le vieux spiritualisme oriental avec le matérialisme allemand, la morale des Apôtres avec celle d’Épicure. Il tentait des combinaisons de doctrines comme on essaye dans un laboratoire des combinaisons chimiques, mais sans jamais voir bouillonner à la surface la vérité tant désirée — et son bon ami le recteur soutenait que cette vérité philosophique éternellement attendue, ressemblait beaucoup à une pierre philosophale… d’achoppement.

À minuit le docteur se couchait — et les rêves de son sommeil étaient les mêmes que ceux de ses veilles.


V. Comme quoi M. le doyen attendait tout de l’éclectisme, le docteur de la révélation et M. le recteur de la digestion

Un soir que M. le doyen, M. le recteur et lui étaient réunis dans son vaste cabinet, ils eurent une discussion des plus intéressantes.

« Mon ami, disait le doyen, il faut être éclectique et épicurien. Choisissez ce qui est bon, rejetez ce qui est mauvais. La philosophie est un vaste jardin qui s’étend sur toute la terre. Cueillez les fleurs éclatantes de l’Orient, les pâles floraisons du Nord, les violettes des champs et les roses des jardins, faites-en un bouquet et sentez-le. Si son parfum n’est pas le plus exquis qu’on puisse rêver, il sera du moins fort agréable, et plus suave mille fois que celui d’une fleur unique — fût-elle la plus odorante du monde. — Plus varié certes, reprit le docteur, mais plus suave non, si vous arrivez à trouver la fleur qui réunit et concentre en elle tous les parfums des autres. Car, dans votre bouquet, vous ne pourrez empêcher certaines odeurs de se nuire, et, en philosophie, certaines croyances de se contrarier. Le vrai est un — et avec votre éclectisme vous n’obtiendrez jamais qu’une vérité de pièces et de morceaux. Moi aussi j’ai été éclectique, maintenant je suis exclusif. Ce que je veux, ce n’est pas un à-peu-près de rencontre, mais la vérité absolue. Tout homme intelligent en a, je crois, le pressentiment, et le jour où il la trouvera sur sa route il s’écriera : “ la voilà ”. Il en est de même pour la beauté ; ainsi moi, jusqu’à vingt-cinq ans je n’ai pas aimé ; j’avais aperçu bien des femmes jolies, mais elles ne me disaient rien — pour composer l’être idéal que j’entrevoyais, il aurait fallu leur prendre quelque chose à chacune, et encore cela eût ressemblé au bouquet dont vous parliez tout à l’heure, on n’aurait pas obtenu de cette façon la beauté parfaite qui est indécomposable, comme l’or et la vérité. Un jour enfin, j’ai rencontré cette femme, j’ai compris que c’était elle — et je l’ai aimée. » Le docteur un peu ému se tut, et M. le recteur sourit finement en regardant M. le doyen. Au bout d’un moment Héraclius Gloss continua : « C’est de la révélation que nous devons tout attendre. C’est la révélation qui a illuminé l’apôtre Paul sur le chemin de Damas et lui a donné la foi chrétienne… —… qui n’est pas la vraie, interrompit en riant le recteur, puisque vous n’y croyez pas — par conséquent la révélation n’est pas plus sûre que l’éclectisme. — Pardon mon ami, reprit le docteur, Paul n’était pas un philosophe, il a eu une révélation d’à-peu-près. Son esprit n’aurait pu saisir la vérité absolue qui est abstraite. Mais la philosophie a marché depuis, et le jour où une circonstance quelconque, un livre, un mot peut-être, la révélera à un homme assez éclairé pour la comprendre, elle l’illuminera tout à coup, et toutes les superstitions s’effaceront devant elle comme les étoiles au lever du soleil. — Amen, dit le recteur, mais le lendemain vous aurez un second illuminé, un troisième le surlendemain, et ils se jetteront mutuellement à la tête leurs révélations, qui, heureusement, ne sont pas des armes fort dangereuses. — Mais vous ne croyez donc à rien ? » s’écria le docteur qui commençait à se fâcher. « Je crois à la Digestion, répondit gravement le recteur. J’avale indifféremment toutes les croyances, tous les dogmes, toutes les morales, toutes les superstitions, toutes les hypothèses, toutes les illusions, de même que, dans un bon dîner, je mange avec un plaisir égal, potage, hors-d’œuvre, rôtis, légumes, entremets et dessert, après quoi je m’étends philosophiquement dans mon lit, certain que ma tranquille digestion m’apportera un sommeil agréable pour la nuit, la vie et la santé pour le lendemain. — Si vous m’en croyez, se hâta de dire le doyen, nous ne pousserons pas plus loin la comparaison. »

Une heure après comme ils sortaient de la maison du savant Héraclius, le recteur se mit à rire tout à coup et dit : « Ce pauvre docteur ! si la vérité lui apparaît comme la femme aimée, il sera bien l’homme le plus trompé que la terre ait jamais porté. » Et un ivrogne qui s’efforçait de rentrer chez lui se laissa tomber d’épouvante en entendant le rire puissant du doyen qui accompagnait en basse profonde le fausset aigu du recteur.


VI. Comme quoi le chemin de Damas du docteur se trouva être la ruelle des Vieux-Pigeons, et comment la vérité l’illumina
sous la forme d’un manuscrit métempsycosiste

Le 17 mars de l’an de grâce dix-sept cent — et tant — le docteur s’éveilla tout enfiévré. Pendant la nuit, il avait vu plusieurs fois en rêve un grand homme blanc, habillé à l’antique qui lui touchait le front du doigt, en prononçant des paroles inintelligibles, et ce songe avait paru au savant Héraclius un avertissement très significatif. De quoi était-ce un avertissement ? et en quoi était-il significatif ?… le docteur ne le savait pas au juste, mais néanmoins il attendait quelque chose.

Après son déjeuner il se rendit comme de coutume dans la ruelle des Vieux-Pigeons, et entra, comme midi sonnait, au n° 31, chez Nicolas Bricolet, costumier, marchand de meubles antiques, bouquiniste et réparateur de chaussures anciennes, c’est-à-dire savetier, à ses moments perdus. Le docteur comme mû par une inspiration monta immédiatement au grenier, mit la main sur le troisième rayon d’une armoire Louis XIII et en retira un volumineux manuscrit en parchemin intitulé :

Mes dix-huit métempsycoses.

Histoire de mes existences depuis l’an 184

de l’ère appelée chrétienne.

Immédiatement après ce titre singulier, se trouvait l’introduction suivante qu’Héraclius Gloss déchiffra incontinent :

« Ce manuscrit qui contient le récit fidèle de mes transmigrations, a été commencé par moi dans la cité romaine en l’an CLXXXIV de l’ère chrétienne, comme il est dit ci-dessus.

« Je signe cette explication destinée à éclairer les humains sur les alternances des réapparitions de l’âme, ce jourd’hui, 16 avril 1748, en la ville de Balançon où m’ont jeté les vicissitudes de mon destin.

« Il suffira à tout homme éclairé et préoccupé des problèmes philosophiques de jeter les yeux sur ces pages pour que la lumière se fasse en lui de la façon la plus éclatante.

« Je vais, pour cela, résumer, en quelques lignes la substance de mon histoire qu’on pourra lire plus bas pour peu qu’on sache le latin, le grec, l’allemand, l’italien, l’espagnol et le français ; car, à des époques différentes de mes réapparitions humaines, j’ai vécu chez ces peuples divers. Puis j’expliquerai par quel enchaînement d’idées, quelles précautions psychologiques et quels moyens mnémotechniques, je suis arrivé infailliblement à des conclusions métempsycosistes.

« En l’an 184, j’habitais Rome et j’étais philosophe. Comme je me promenais un jour sur la voie Appienne, il me vint à la pensée que Pythagore pouvait avoir été comme l’aube encore indécise d’un grand jour près de naître. À partir de ce moment je n’eus plus qu’un désir, qu’un but, qu’une préoccupation constante : me souvenir de mon passé. Hélas ! tous mes efforts furent vains, il ne me revenait rien des existences antérieures.

« Or un jour je vis par hasard sur le socle d’une statue de Jupiter placée dans mon atrium, quelques traits que j’avais gravés dans ma jeunesse et qui me rappelèrent tout à coup un événement depuis longtemps oublié. Ce fut comme un rayon de lumière ; et je compris que si quelques années, parfois même une nuit, suffisent pour effacer un souvenir, à plus forte raison les choses accomplies dans les existences antérieures, et sur lesquelles a passé la grande somnolence des vies intermédiaires et animales, doivent disparaître de notre mémoire.

« Alors je gravai mon histoire sur des tablettes de pierre, espérant que le destin me la remettrait peut-être un jour sous les yeux, et qu’elle serait pour moi comme l’écriture retrouvée sur le socle de ma statue.

« Ce que j’avais désiré se réalisa. Un siècle plus tard, comme j’étais architecte, on me chargea de démolir une vieille maison pour bâtir un palais à la place qu’elle avait occupée.

« Les ouvriers que je dirigeais m’apportèrent un jour une pierre brisée couverte d’écriture qu’ils avaient trouvée en creusant les fondations. Je me mis à la déchiffrer — et tout en lisant la vie de celui qui avait tracé ces signes, il me revenait par instant comme des lueurs rapides d’un passé oublié. Peu à peu le jour se fit dans mon âme, je compris, je me souvins. Cette pierre, c’était moi qui l’avais gravée !

« Mais pendant cet intervalle d’un siècle qu’avais-je fait ? qu’avais-je été ? sous quelle forme avais-je souffert ? rien ne pouvait me l’apprendre.

« Un jour pourtant j’eus un indice, mais si faible et si nébuleux que je n’oserais l’invoquer. Un vieillard qui était mon voisin me raconta qu’on avait beaucoup ri dans Rome, cinquante ans auparavant (juste neuf mois avant ma naissance) d’une aventure arrivée au sénateur Marcus Antonius Cornélius Lipa. Sa femme, qui était jolie, et très perverse, dit-on, avait acheté à des marchands phéniciens un grand singe qu’elle aimait beaucoup. Le sénateur Cornélius Lipa fut jaloux de l’affection de sa moitié pour ce quadrumane à visage d’homme et le tua. J’eus en écoutant cette histoire une perception très vague que ce singe-là, c’était moi, que sous cette forme j’avais longtemps souffert comme du souvenir d’une déchéance. Mais je ne retrouvai rien de bien clair et de bien précis. Cependant je fus amené à établir cette hypothèse qui est du moins fort vraisemblable.

« La forme animale est une pénitence imposée à l’âme pour les crimes commis sous la forme humaine. Le souvenir des existences supérieures est donné à la bête pour la châtier par le sentiment de sa déchéance.

« L’âme purifiée par la souffrance peut seule reprendre la forme humaine, elle perd alors la mémoire des périodes animales qu’elle a traversées puisqu’elle est régénérée et que cette connaissance serait pour elle une souffrance imméritée. Par conséquent l’homme doit protéger et respecter la bête comme on respecte un coupable qui expie et pour que d’autres le protègent à son tour quand il réapparaîtra sous cette forme. Ce qui revient à peu de chose près à cette formule de la morale chrétienne : “ Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. ”

« On verra par le récit de mes métempsycoses comment j’eus le bonheur de retrouver mes mémoires dans chacune de mes existences ; comment je transcrivis de nouveau cette histoire sur des tablettes d’airain, puis sur du papyrus d’Égypte, et enfin beaucoup plus tard sur le parchemin allemand dont je me sers encore aujourd’hui.

« Il me reste à tirer la conclusion philosophique de cette doctrine.

« Toutes les philosophies se sont arrêtées devant l’insoluble problème de la destinée de l’âme. Les dogmes chrétiens qui prévalent aujourd’hui enseignent que Dieu réunira les justes dans un paradis, et enverra les méchants en enfer où ils brûleront avec le diable.

« Mais le bon sens moderne ne croit plus au Dieu à visage de patriarche abritant sous ses ailes les âmes des bons comme une poule ses poussins ; et de plus la raison contredit les dogmes chrétiens.

« Car le paradis ne peut être nulle part et l’enfer nulle part :

« Puisque l’espace illimité est peuplé par des mondes semblables au nôtre ;

« Puisqu’en multipliant les générations qui se sont succédé depuis le commencement de cette terre par celles qui ont pullulé sur les mondes innombrables habités comme le nôtre, on arriverait à un nombre d’âmes tellement surnaturel et impossible, le multiplicateur étant infini, que Dieu infailliblement en perdrait la tête, quelque solide qu’elle fût, et le Diable serait dans le même cas, ce qui amènerait une perturbation fâcheuse ;

« Puisque, le nombre des âmes des justes étant infini, comme le nombre des âmes des méchants et comme l’espace, il faudrait un paradis infini et un enfer infini, ce qui revient à ceci : que le paradis serait partout, et l’enfer partout, c’est-à-dire nulle part.

« Or la raison ne contredit pas la croyance métempsycosiste :

« L’âme passant du serpent au pourceau, du pourceau à l’oiseau, de l’oiseau au chien, arrive enfin au singe et à l’homme. Puis toujours elle recommence à chaque faute nouvelle commise, jusqu’au moment où elle atteint la somme de la purification terrestre qui la fait émigrer dans un monde supérieur. Ainsi elle passe sans cesse de bête en bête et de sphère en sphère, allant du plus imparfait au plus parfait pour arriver enfin dans la planète du bonheur suprême d’où une nouvelle faute peut de nouveau la précipiter dans les régions de la suprême souffrance où elle recommence ses transmigrations.

« Le cercle, figure universelle et fatale, enferme donc les vicissitudes de nos existences de même qu’il gouverne les évolutions des mondes. »


VII. Comme quoi l’on peut interpréter de deux manières
un vers de Corneille

À peine le docteur Héraclius eut-il terminé la lecture de cet étrange document qu’il demeura roide de stupéfaction — puis il l’acheta sans marchander, moyennant la somme de douze livres onze sous, le bouquiniste le faisant passer pour un manuscrit hébreu retrouvé dans les fouilles de Pompéi.

Pendant quatre jours et quatre nuits, le docteur ne quitta pas son cabinet, et il parvint, à force de patience et de dictionnaires, à déchiffrer, tant bien que mal, les périodes allemande et espagnole du manuscrit ; car s’il savait le grec, le latin et un peu l’italien, il ignorait presque totalement l’allemand et l’espagnol. Enfin, craignant d’être tombé dans les contresens les plus grossiers, il pria son ami le recteur, qui possédait à fond ces deux langues, de vouloir bien relire sa traduction. Ce dernier le fit avec grand plaisir ; mais il resta trois jours entiers avant de pouvoir entreprendre sérieusement son travail, étant envahi, chaque fois qu’il parcourait la version du docteur, par un rire si long et si violent, que deux fois il en eut presque des syncopes. Comme on lui demandait la cause de cette hilarité extraordinaire : « La cause ? répondit-il, d’abord il y en a trois : 1° la figure désopilée de mon excellent confrère Héraclius ; 2° sa traduction désopilante qui ressemble au texte approximativement comme une guitare à un moulin à vent ; et, 3° enfin, le texte lui-même qui est bien la chose la plus drôle qu’il soit possible d’imaginer. »

Ô recteur obstiné ! rien ne put le convaincre. Le soleil serait venu, en personne, lui brûler la barbe et les cheveux qu’il l’aurait pris pour une chandelle !

Quant au docteur Héraclius Gloss, je n’ai pas besoin de dire qu’il était rayonnant, illuminé, transformé — il répétait à tout moment comme Pauline :

Je vois, je sens, je crois, je suis désabusé

et, chaque fois, le recteur l’interrompait pour faire remarquer que désabusé devait s’écrire en deux mots avec un s à la fin :

Je vois, je sens, je crois, je suis des abusés.


VIII. Comme quoi, pour la même raison qu’on peut être plus royaliste que le roi et plus dévot que le pape, on peut également devenir
plus métempsycosiste que Pythagore

Quelle que soit la joie du naufragé qui, après avoir erré pendant de longs jours et de longues nuits par la mer immense, perdu sur un radeau fragile, sans mât, sans voile, sans boussole et sans espérance, aperçoit tout à coup le rivage tant désiré, cette joie n’était rien auprès de celle qui inonda le docteur Héraclius Gloss, lorsque après avoir été si longtemps ballotté par la houle des philosophies, sur le radeau des incertitudes, il entra enfin triomphant et illuminé dans le port de la métempsycose.

La vérité de cette doctrine l’avait frappé si fortement qu’il l’embrassa d’un seul coup jusque dans ses conséquences les plus extrêmes. Rien n’y était obscur pour lui, et, en quelques jours, à force de méditations et de calculs, il en était arrivé à fixer l’époque exacte à laquelle un homme, mort en telle année, réapparaîtrait sur la terre. Il savait, à peu de chose près, la date de toutes les transmigrations d’une âme dans les êtres inférieurs, et, selon la somme présumée du bien ou du mal accompli dans la dernière période de vie humaine, il pouvait assigner le moment où cette âme entrerait dans le corps d’un serpent, d’un porc, d’un cheval de fatigue, d’un bœuf, d’un chien, d’un éléphant ou d’un singe. Les réapparitions d’une même âme dans son enveloppe supérieure se succédaient à intervalles réguliers, quelles qu’eussent été ses fautes antérieures.

Ainsi, le degré de punition, toujours proportionné au degré de culpabilité, consistait, non point dans la durée plus ou moins longue de l’exil sous des formes animales, mais dans le séjour plus ou moins prolongé que faisait cette âme dans la peau d’une bête immonde. L’échelle des bêtes commençait aux degrés inférieurs par le serpent ou le pourceau pour finir par le singe « qui est un homme privé de la parole » disait le docteur ; — à quoi son excellent ami le recteur répondait toujours qu’en vertu du même raisonnement Héraclius Gloss n’était pas autre chose qu’un singe doué de la parole.


IX. Médailles et revers

Le docteur Héraclius fut bien heureux pendant les quelques jours qui suivirent sa surprenante découverte. Il vivait dans une jubilation profonde — il était plein du rayonnement des difficultés vaincues, des mystères dévoilés, des grandes espérances réalisées. La métempsycose l’environnait comme un ciel. Il lui semblait qu’un voile se fût déchiré tout à coup et que ses yeux se fussent ouverts aux choses inconnues.

Il faisait asseoir son chien à table à ses côtés, il avait avec lui de graves tête-à-tête au coin du feu — cherchant à surprendre dans l’œil de l’innocente bête, le mystère des existences précédentes.

Il voyait pourtant deux points noirs dans sa félicité : c’étaient M. le doyen et M. le recteur.

Le doyen haussait les épaules avec fureur toutes les fois qu’Héraclius essayait de le convertir à la doctrine métempsycosiste, et le recteur le harcelait des plaisanteries les plus déplacées. Cela surtout était intolérable. Sitôt que le docteur développait sa croyance, le satanique recteur abondait dans son sens ; il contrefaisait l’adepte qui écoute la parole d’un grand apôtre, et il imaginait pour toutes les personnes de leur entourage les généalogies animales les plus invraisemblables : « Ainsi, disait-il, le père Labonde, sonneur de la cathédrale, dès sa première transmigration, n’avait pas dû être autre chose qu’un melon », — et depuis il avait du reste fort peu changé, se contentant de faire tinter matin et soir la cloche sous laquelle il avait grandi. Il prétendait que l’abbé Rosencroix, le premier vicaire de Sainte-Eulalie, avait été indubitablement une corneille qui abat des noix, car il en avait conservé la robe et les attributions. Puis, intervertissant les rôles de la façon la plus déplorable, il affirmait que maître Bocaille, le pharmacien, n’était qu’un ibis dégénéré, puisqu’il était contraint de se servir d’un instrument pour infiltrer ce remède si simple que, suivant Hérodote, l’oiseau sacré s’administrait lui-même avec l’unique secours de son bec allongé.


X. Comme quoi un saltimbanque peut être plus rusé
qu’un savant docteur

Le docteur Héraclius continua néanmoins sans se décourager la série de ses découvertes. Tout animal avait pour lui désormais une signification mystérieuse : il cessait de voir la bête pour ne contempler que l’homme qui se purifiait sous cette enveloppe, et il devinait les fautes passées au seul aspect de la peau expiatoire.

Un jour qu’il se promenait sur la place de Balançon, il aperçut une grande baraque en bois d’où sortaient des hurlements terribles, tandis que sur l’estrade un paillasse désarticulé invitait la foule à venir voir travailler le terrible dompteur apache Tomahawk ou le Tonnerre Grondant. Héraclius se sentit ému, il paya les dix centimes demandés et entra. Ô Fortune protectrice des grands esprits ! ! À peine eut-il pénétré dans cette baraque qu’il aperçut une cage énorme sur laquelle étaient écrits ces trois mots qui flamboyèrent soudain devant ses yeux éblouis : « Homme des bois. » Le docteur ressentit tout à coup le tremblement nerveux des grandes secousses morales et, flageolant d’émotion, il s’approcha. Il vit alors un singe gigantesque tranquillement assis sur son derrière, les jambes croisées à la façon des tailleurs et des Turcs, et, devant ce superbe échantillon de l’homme à sa dernière transmigration, Héraclius Gloss, pâle de joie, s’abîma dans une méditation puissante. Au bout de quelques minutes, l’homme des bois, devinant sans doute l’irrésistible sympathie subitement éclose dans le cœur de l’homme des cités qui le regardait obstinément, se mit à faire à son frère régénéré une si épouvantable grimace que le docteur sentit ses cheveux se dresser sur sa tête. Puis, après avoir exécuté une voltige fantastique, absolument incompatible avec la dignité d’un homme, même absolument déchu, le citoyen aux quatre mains se livra à l’hilarité la plus inconvenante à la barbe du docteur. Ce dernier cependant ne trouva point choquante la gaieté de cette victime d’erreurs anciennes ; il y vit au contraire une similitude de plus avec l’espèce humaine, une probabilité plus grande de parenté, et sa curiosité scientifique devint tellement violente qu’il résolut d’acheter à tout prix ce maître grimacier pour l’étudier à loisir. Quel honneur pour lui ! quel triomphe pour la grande doctrine ! s’il parvenait enfin à se mettre en rapport avec la partie animale de l’humanité, à comprendre ce pauvre singe et à se faire entendre de lui.

Naturellement le maître de la ménagerie lui fit le plus grand éloge de son pensionnaire ; c’était bien l’animal le plus intelligent, le plus doux, le plus gentil, le plus aimable qu’il eût vu dans sa longue carrière de montreur d’animaux féroces ; et, pour appuyer son dire, il s’approcha des barreaux et y introduisit sa main que le singe mordit aussitôt par manière de plaisanterie. Naturellement encore, il en demanda un prix fabuleux qu’Héraclius paya sans marchander. Puis, précédé de deux portefaix pliés sous l’énorme cage, le docteur triomphant se dirigea vers son domicile.


XI. Où il est démontré qu’Héraclius Gloss n’était point exempt
de toutes les faiblesses du sexe fort

Mais plus il approchait de sa maison, plus il ralentissait sa marche, car il agitait dans son esprit un problème bien autrement difficile encore que celui de la vérité philosophique ; et ce problème se formulait ainsi pour l’infortuné docteur : « Au moyen de quel subterfuge pourrai-je cacher à ma bonne Honorine l’introduction sous mon toit de cette ébauche humaine ? » Ah, c’est que le pauvre Héraclius qui affrontait intrépidement les redoutables haussements d’épaules de M. le doyen et les plaisanteries terribles de M. le recteur, était loin d’être aussi brave devant les explosions de la bonne Honorine. Pourquoi donc le docteur craignait-il si fort, cette petite femme encore fraîche et gentille qui paraissait si vive et si dévouée aux intérêts de son maître ? Pourquoi ? Demandez pourquoi Hercule filait aux pieds d’Omphale, pourquoi Samson laissa Dalila lui ravir sa force et son courage, qui résidaient dans ses cheveux, à ce que nous apprend la Bible.

Hélas ! un jour que le docteur promenait dans les champs le désespoir d’une grande passion trahie (car ce n’était pas sans raison que M. le doyen et M. le recteur s’étaient si fort amusés aux dépens d’Héraclius certain soir qu’ils rentraient chez eux), il rencontra au coin d’une haie, une petite fille gardant des moutons. Le savant homme qui n’avait pas toujours exclusivement cherché la vérité philosophique et qui d’ailleurs ne soupçonnait pas encore le grand mystère de la métempsycose, au lieu de ne s’occuper que des brebis, comme il l’eût fait certainement, s’il avait su ce qu’il ignorait, hélas ! se mit à causer avec celle qui les gardait. Il la prit bientôt à son service et une première faiblesse autorisa les suivantes. Ce fut lui qui devint en peu de temps le mouton de cette pastourelle, et l’on disait tout bas que si, comme celle de la Bible, cette Dalila rustique avait coupé les cheveux du pauvre homme trop confiant, elle n’avait point, pour cela, privé son front de tout ornement.

Hélas ! ce qu’il avait prévu se réalisa et même au delà de ses appréhensions ; à peine eut-elle vu l’habitant des bois, captif dans sa maison de fil de fer, qu’Honorine s’abandonna aux éclats de la fureur la plus déplacée, et, après avoir accablé son maître épouvanté d’une averse d’épithètes fort malsonnantes, elle fit retomber sa colère contre l’hôte inattendu qui lui arrivait. Mais ce dernier, n’ayant pas, sans doute, les mêmes raisons que le docteur pour ménager une gouvernante aussi malapprise, se mit à crier, hurler, trépigner, grincer des dents ; il s’accrochait aux barreaux de sa prison avec un si furieux emportement accompagné de gestes tellement indiscrets à l’adresse d’une personne qu’il voyait pour la première fois que celle-ci dut battre en retraite, et aller, comme un guerrier vaincu, s’enfermer dans sa cuisine.

Ainsi, maître du champ de bataille et enchanté du secours inattendu que son intelligent compagnon venait de lui fournir, Héraclius le fit emporter dans son cabinet où il installa la cage et son habitant, devant sa table au coin du feu.


XII. Comme quoi dompteur et docteur ne sont nullement synonymes

Alors commença un échange de regards des plus significatifs entre les deux individus qui se trouvaient en présence ; et chaque jour, pendant une semaine entière, le docteur passa de longues heures à converser au moyen des yeux (du moins le croyait-il) avec l’intéressant sujet qu’il s’était procuré. Mais cela ne suffisait pas ; ce qu’Héraclius voulait, c’était étudier l’animal en liberté, surprendre ses secrets, ses désirs, ses pensers, le laisser aller et venir à sa guise, et par la fréquentation journalière de la vie intime le voir recouvrer les habitudes oubliées, et reconnaître ainsi à des signes certains le souvenir de l’existence précédente. Mais pour cela il fallait que son hôte fût libre, partant que la cage fût ouverte. Or cette entreprise n’était rien moins que rassurante. Le docteur avait beau essayer de l’influence du magnétisme et de celle des gâteaux et des noix, le quadrumane se livrait à des manœuvres inquiétantes pour les yeux d’Héraclius, chaque fois que celui-ci s’approchait un peu trop près des barreaux. Un jour enfin, ne pouvant résister au désir qui le torturait, il s’avança brusquement, tourna la clef dans le cadenas, ouvrit la porte toute grande et, palpitant d’émotion, s’éloigna de quelques pas, attendant l’événement, qui du reste ne se fit pas longtemps attendre.

Le singe étonné hésita d’abord, puis, d’un bond, il fut dehors, d’un autre, sur la table dont, en moins d’une seconde il eut bouleversé les papiers et les livres, puis d’un troisième saut il se trouva dans les bras du docteur, et les témoignages de son affection furent si violents que, si Héraclius n’eût porté perruque, ses derniers cheveux fussent assurément restés entre les doigts de son redoutable frère. Mais si le singe était agile, le docteur ne l’était pas moins : il bondit à droite, puis à gauche, glissa comme une anguille sous la table, franchit les fauteuils comme un lévrier, et, toujours poursuivi, atteignit enfin la porte qu’il ferma brusquement derrière lui ; alors pantelant, comme un cheval de course qui touche au but, il s’appuya contre le mur pour ne pas tomber.

Pendant le reste du jour Héraclius Gloss fut anéanti ; il ressentait en lui comme un écroulement, mais ce qui le préoccupait le plus, c’est qu’il ignorait absolument de quelle façon son hôte imprévoyant et lui-même pourraient sortir de leurs positions respectives. Il apporta une chaise près de la porte infranchissable et se fit un observatoire du trou de la serrure. Alors il vit, ô prodige ! ! ! ô félicité inespérée ! ! l’heureux vainqueur étendu dans un fauteuil et qui se chauffait les pieds au feu. Dans le premier transport de la joie, le docteur faillit entrer, mais la réflexion l’arrêta, et, comme illuminé d’une lumière subite, il se dit que la famine ferait sans doute ce que la douceur n’avait pu faire. Cette fois l’événement lui donna raison, le singe affamé capitula ; comme au demeurant c’était un bon garçon de singe, la réconciliation fut complète, et, à partir de ce jour, le docteur et lui vécurent comme deux vieux amis.


XIII. Comme quoi le docteur Héraclius Gloss se trouva exactement dans la même position que le bon roy Henri IV, lequel ayant ouï plaider deux maistres advocats estimait que tous deux avaient raison

Quelque temps après ce jour mémorable, une pluie violente empêcha le docteur Héraclius de descendre à son jardin comme il en avait l’habitude. Il s’assit dès le matin dans son cabinet et se mit à considérer philosophiquement son singe qui, perché sur un secrétaire, s’amusait à lancer des boulettes de papier au chien Pythagore étendu devant le foyer. Le docteur étudiait les gradations et la progression de l’intellect chez ces hommes déclassés, et comparait le degré de subtilité des deux animaux qui se trouvaient en sa présence. « Chez le chien, se disait-il, l’instinct domine encore tandis que chez le singe le raisonnement prévaut. L’un flaire, écoute, perçoit avec ses merveilleux organes, qui sont pour moitié dans son intelligence, l’autre combine et réfléchit. » À ce moment le singe, impatienté de l’indifférence et de l’immobilité de son ennemi, qui, couché tranquillement, la tête sur ses pattes, se contentait de lever les yeux de temps en temps vers son agresseur si haut retranché, se décida à venir tenter une reconnaissance. Il sauta légèrement de son meuble et s’avança si doucement, si doucement qu’on n’entendait absolument que le crépitement du feu et le tic-tac de la pendule qui paraissait faire un bruit énorme dans le grand silence du cabinet. Puis, par un mouvement brusque et inattendu, il saisit à deux mains la queue empanachée de l’infortuné Pythagore. Mais ce dernier, toujours immobile, avait suivi chaque mouvement du quadrumane : sa tranquillité n’était qu’un piège pour attirer à sa portée son adversaire jusque-là inattaquable, et au moment où maître singe, content de son tour, lui saisissait l’appendice caudal, il se releva d’un bond et avant que l’autre eût eu le temps de prendre la fuite, il avait saisi dans sa forte gueule de chien de chasse, la partie de son rival qu’on appelle pudiquement gigot chez les moutons. On ne sait comment la lutte se serait terminée si Héraclius ne s’était interposé ; mais quand il eut rétabli la paix, il se demandait en se rasseyant fort essoufflé, si, tout bien considéré, son chien n’avait pas montré en cette occasion plus de malice que l’animal appelé « malin par excellence » ; et il demeura plongé dans une profonde perplexité.


XIV. Comment Héraclius fut sur le point de manger
une brochette de belles dames du temps passé

Comme l’heure du déjeuner était arrivée, le docteur entra dans sa salle à manger, s’assit devant sa table, introduisit sa serviette dans sa redingote, ouvrit à son côté le précieux manuscrit, et il allait porter à sa bouche un petit aileron de caille bien gras et bien parfumé, lorsque, jetant les yeux sur le livre saint, les quelques lignes sur lesquelles tomba son regard étincelèrent plus terriblement devant lui que les trois mots fameux écrits tout à coup par une main inconnue sur la muraille de la salle de festin d’un roi célèbre appelé Balthazar !

Voici ce que le docteur avait aperçu :

«… Abstiens-toi donc de toute nourriture ayant eu vie, car manger de la bête, c’est manger son semblable, et j’estime aussi coupable celui qui, pénétré de la grande vérité métempsycosiste, tue et dévore des animaux, qui ne sont autre chose que des hommes sous leurs formes inférieures, que l’anthropophage féroce qui se repaît de son ennemi vaincu. »

Et sur la table, côte à côte, retenues par une petite aiguille d’argent, une demi-douzaine de cailles, fraîches et dodues, exhalaient dans l’air leur appétissante odeur.

Le combat fut terrible entre l’esprit et le ventre, mais, disons-le à la gloire d’Héraclius, il fut court. Le pauvre homme, anéanti, craignant de ne pouvoir résister longtemps à cette épouvantable tentation, sonna sa bonne et, d’une voix brisée, lui enjoignit d’avoir à enlever immédiatement ce mets abominable, et de ne lui servir désormais que des œufs, du lait et des légumes. Honorine faillit tomber à la renverse en entendant ces surprenantes paroles, elle voulut protester, mais devant l’œil inflexible de son maître elle se sauva avec les volatiles condamnés, se consolant néanmoins par l’agréable pensée que, généralement, ce qui est perdu pour un n’est pas perdu pour tous.

« Des cailles ! des cailles ! que pouvaient bien avoir été les cailles dans une autre vie ? » se demandait le misérable Héraclius en mangeant tristement un superbe chou-fleur à la crème qui lui parut, ce jour-là, désastreusement mauvais ; — quel être humain avait pu être assez élégant, délicat et fin pour passer dans le corps de ces exquises petites bêtes si coquettes et si jolies ? — ah, certainement ce ne pouvaient être que les adorables petites maîtresses des siècles derniers… et le docteur pâlit encore en songeant que depuis plus de trente ans il avait dévoré chaque jour à son déjeuner une demi-douzaine de belles dames du temps passé.


XV. Comment Monsieur le recteur interprète
les commandements de Dieu

Le soir de ce malheureux jour, M. le doyen et M. le recteur vinrent causer pendant une heure ou deux dans le cabinet d’Héraclius. Le docteur leur raconta aussitôt l’embarras dans lequel il se trouvait et leur démontra comment les cailles et autres animaux comestibles étaient devenus tout aussi prohibés pour lui que le jambon pour un Juif.

M. le doyen qui, sans doute, avait mal dîné perdit alors toute mesure et blasphéma de si terrible façon que le pauvre docteur qui le respectait beaucoup, tout en déplorant son aveuglement, ne savait plus où se cacher. Quant à M. le recteur, il approuva tout à fait les scrupules d’Héraclius, lui représentant même qu’un disciple de Pythagore se nourrissant de la chair des animaux pouvait s’exposer à manger la côte de son père aux champignons ou les pieds truffés de son aïeul, ce qui est absolument contraire à l’esprit de toute religion, et il lui cita à l’appui de son dire le quatrième commandement du Dieu des chrétiens :

« Tes père et mère honoreras

Afin de vivre longuement.

« Il est vrai, ajouta-t-il, que pour moi qui ne suis pas un croyant, plutôt que de me laisser mourir de faim, j’aimerais mieux changer légèrement le précepte divin, ou même le remplacer par celui-ci :

Père et mère dévoreras

Afin de vivre longuement. »


XVI. Comment la 42e lecture du manuscrit jeta un jour nouveau
dans l’esprit du docteur

De même qu’un homme riche peut puiser chaque jour dans sa grande fortune de nouveaux plaisirs et des satisfactions nouvelles, ainsi le docteur Héraclius, propriétaire de l’inestimable manuscrit, y faisait de surprenantes découvertes chaque fois qu’il le relisait.

Un soir, comme il allait achever la quarante-deuxième lecture de ce document, une illumination subite s’abattit sur lui, aussi rapide que la foudre.

Ainsi que nous l’avons vu précédemment, le docteur pouvait savoir à peu de chose près, à quelle époque un homme disparu achèverait ses transmigrations et réapparaîtrait sous sa forme première ; aussi fut-il tout à coup foudroyé par cette pensée que l’auteur du manuscrit pouvait avoir reconquis sa place dans l’humanité.

Alors, aussi enfiévré qu’un alchimiste qui se croit sur le point de trouver la pierre philosophale, il se livra aux calculs les plus minutieux pour établir la probabilité de cette supposition, et après plusieurs heures d’un travail opiniâtre et de savantes combinaisons métempsycosistes, il arriva à se convaincre que cet homme devait être son contemporain, ou, tout au moins, sur le point de renaître à la vie raisonnante. Héraclius, en effet, ne possédant aucun document capable de lui indiquer la date précise de la mort du grand métempsycosiste, ne pouvait fixer d’une façon certaine le moment de son retour.

À peine eut-il entrevu la possibilité de retrouver cet être qui pour lui était plus qu’un homme, plus qu’un philosophe, presque plus qu’un Dieu, qu’il ressentit une de ces émotions profondes qu’on éprouve quand on apprend tout à coup qu’un père qu’on croyait mort depuis des années est vivant et près de vous. Le saint anachorète qui a passé sa vie à se nourrir de l’amour et du souvenir du Christ, comprenant subitement que son Dieu va lui apparaître n’aurait pas été plus bouleversé que le fut le docteur Héraclius Gloss lorsqu’il se fut assuré qu’il pouvait rencontrer un jour l’auteur de son manuscrit.


XVII. Comment s’y prit le docteur Héraclius Gloss pour retrouver l’auteur du manuscrit

Quelques jours plus tard, les lecteurs de l’Étoile de Balançon aperçurent avec étonnement, à la quatrième page de ce journal, l’avertissement suivant : « Pythagore — Rome en l’an 184 — Mémoire retrouvée sur le socle d’une statue de Jupiter — Philosophe — Architecte — Soldat — Laboureur — Moine — Géomètre — Médecin — Poète — Marin — Etc. Médite et souviens-toi. Le récit de ta vie est entre mes mains.

« Écrire poste restante à Balançon aux initiales H.G. »

Le docteur ne doutait pas que si l’homme qu’il désirait si ardemment venait à lire cet avis, incompréhensible pour tout autre, il en saisirait aussitôt le sens caché et se présenterait devant lui. Alors chaque jour avant de se mettre à table il allait demander au bureau de la poste si on n’avait pas reçu de lettre aux initiales H.G. ; et au moment où il poussait la porte sur laquelle étaient écrits ces mots : « Poste aux lettres, renseignements, affranchissements », il était certes plus ému qu’un amoureux sur le point d’ouvrir le premier billet de la femme aimée.

Hélas, les jours se suivaient et se ressemblaient désespérément ; l’employé faisait chaque matin la même réponse au docteur, et, chaque matin, celui-ci rentrait chez lui plus triste et plus découragé. Or le peuple de Balançon étant, comme tous les peuples de la terre, subtil, indiscret, médisant et avide de nouvelles, eut bientôt rapproché l’avis surprenant inséré dans l’Étoile avec les quotidiennes visites du docteur à l’administration des Postes. Alors il se demanda quel mystère pouvait être caché là dedans et il commença à murmurer.


XVIII. Où le docteur Héraclius reconnaît avec stupéfaction
l’auteur du manuscrit

Une nuit, comme le docteur ne pouvait dormir, il se releva entre une et deux heures du matin pour aller relire un passage qu’il croyait n’avoir pas encore très bien compris. Il mit ses savates et ouvrit la porte de sa chambre le plus doucement possible pour ne pas troubler le sommeil de toutes les catégories d’hommes-animaux qui expiaient sous son toit. Or, quelles qu’eussent été les conditions précédentes de ces heureuses bêtes, jamais certes elles n’avaient joui d’une tranquillité et d’un bonheur aussi parfaits, car elles trouvaient dans cette maison hospitalière bon souper, bon gîte, et même le reste, tant l’excellent homme avait le cœur compatissant. Il parvint, toujours sans faire le moindre bruit, jusqu’au seuil de son cabinet et il entra. Ah, certes, Héraclius était brave, il ne redoutait ni les fantômes ni les apparitions ; mais quelle que soit l’intrépidité d’un homme, il est des épouvantements qui trouent comme des boulets les courages les plus indomptables, et le docteur demeura debout, livide, terrifié, les yeux hagards, les cheveux dressés sur le crâne, claquant des dents et secoué de la tête aux talons par un épouvantable tremblement devant l’incompréhensible spectacle qui s’offrit à lui.

Sa lampe de travail était allumée sur sa table, et, devant son feu, le dos tourné à la porte par laquelle il entrait, il vit… le docteur Héraclius Gloss lisant attentivement son manuscrit. Le doute n’était pas possible… C’était bien lui-même… Il avait sur les épaules sa longue robe de chambre en soie antique à grandes fleurs rouges, et, sur la tête, son bonnet grec en velours noir brodé d’or. Le docteur comprit que si cet autre lui-même se retournait, que si les deux Héraclius se regardaient face à face, celui qui tremblait en ce moment dans sa peau tomberait foudroyé devant sa reproduction. Mais alors, saisi par un spasme nerveux, il ouvrit les mains, et le bougeoir qu’il portait roula avec bruit sur le plancher. — Ce fracas lui fit faire un bond terrible. L’autre se retourna brusquement et le docteur effaré reconnut… son singe. Pendant quelques secondes ses pensées tourbillonnèrent dans son cerveau comme des feuilles mortes emportées par l’ouragan. Puis il fut envahi tout à coup par la joie la plus véhémente qu’il eût jamais ressentie, car il avait compris que cet auteur, attendu, désiré comme le Messie par les Juifs, était devant lui — c’était son singe. Il se précipita presque fou de bonheur, saisit dans ses bras l’être vénéré, et l’embrassa avec une telle frénésie que jamais maîtresse adorée ne fut plus passionnément embrassée par son amant. Puis il s’assit en face de lui de l’autre côté de la cheminée, et, jusqu’au matin, il le contempla religieusement.


XIX. Comment le docteur se trouva placé
dans la plus terrible des alternatives

Mais de même que les plus beaux jours de l’été sont parfois brusquement troublés par un effroyable orage, ainsi la félicité du docteur fut soudain traversée par la plus affreuse des suggestions. Il avait bien retrouvé celui qu’il cherchait, mais hélas ! ce n’était qu’un singe. Ils se comprenaient sans nul doute, mais ils ne pouvaient se parler : le docteur retomba du ciel sur la terre. Adieu ces longs entretiens dont il espérait tirer tant de profit, adieu cette belle croisade contre la superstition qu’ils devaient entreprendre tous deux. Car, seul, le docteur ne possédait pas les armes suffisantes pour terrasser l’hydre de l’ignorance. Il lui fallait un homme, un apôtre, un confesseur, un martyr — rôles qu’un singe, hélas, était incapable de remplir. — Que faire ?

Une voix terrible cria dans son oreille : « Tue-le. »

Héraclius frissonna. En une seconde il calcula que s’il le tuait, l’âme dégagée entrerait immédiatement dans le corps d’un enfant près de naître. Qu’il fallait lui laisser au moins vingt années pour parvenir à sa maturité. Le docteur aurait alors soixante-dix ans. Cependant cela était possible. Mais alors retrouverait-il cet homme ? Puis sa religion défendait de supprimer tout être vivant sous peine de commettre un assassinat : et son âme, à lui Héraclius, passerait après sa mort dans le corps d’une bête féroce comme cela arrivait pour les meurtriers. — Qu’importe ? il serait victime de la science — et de la foi ! Il saisit un grand cimeterre turc suspendu dans une panoplie, et il allait frapper, comme Abraham sur la montagne, quand une réflexion arrêta son bras… Si l’expiation de cet homme n’était pas terminée, et si, au lieu de passer dans le corps d’un enfant, son âme retournait pour la seconde fois dans celui d’un singe ? Cela était possible, même vraisemblable — presque certain. Commettant de la sorte un crime inutile, le docteur se vouait sans profit pour ses semblables à un terrible châtiment. Il retomba inerte sur son siège. Ces émotions répétées l’avaient épuisé, et il s’évanouit.


XX. Où le docteur a une petite conversation avec sa bonne

Quand il rouvrit les yeux, sa bonne Honorine lui bassinait les tempes avec du vinaigre. Il était sept heures du matin. La première pensée du docteur fut pour son singe. L’animal avait disparu. « Mon singe, où est mon singe ? s’écria-t-il. — Ah bien oui, parlons-en, riposta la servante-maîtresse toujours prête à se fâcher, le grand mal quand il serait perdu. Une jolie bête, ma foi ! Elle imite tout ce qu’elle voit faire à monsieur ; ne l’ai-je pas trouvée l’autre jour qui mettait vos bottes, puis ce matin, quand je vous ai ramassé là, et Dieu sait quelles maudites idées vous trottent par la tête depuis quelque temps et vous empêchent de rester dans votre lit, ce vilain animal, qui est plutôt un diable sous la peau d’un singe, n’avait-il pas mis votre calotte et votre robe de chambre et il avait l’air de rire en vous regardant, comme si c’était bien amusant de voir un homme évanoui ? Puis, quand j’ai voulu m’approcher, cette canaille se jette sur moi comme s’il voulait me manger. Mais, Dieu merci, on n’est pas timide et on a encore le poignet bon ; j’ai pris la pelle et j’ai si bien tapé sur son vilain dos qu’il s’est sauvé dans votre chambre où il doit être en train de faire quelque nouveau tour de sa façon. — Vous avez battu mon singe ! hurla le docteur exaspéré, apprenez, mademoiselle, que désormais j’entends qu’on le respecte et qu’on le serve comme le maître de cette maison. — Ah bien oui, il n’est pas seulement le maître de la maison, mais voilà longtemps qu’il est déjà le maître du maître », grommela Honorine, et elle se retira dans sa cuisine, convaincue que le docteur Héraclius Gloss était décidément fou.


XXI. Comment il est démontré qu’il suffit d’un ami tendrement aimé pour alléger le poids des plus grands chagrins

Comme l’avait dit le docteur, à partir de ce jour le singe devint véritablement le maître de la maison, et Héraclius se fit l’humble valet de ce noble animal. Il le considérait pendant des heures entières avec une tendresse infinie ; il avait pour lui des délicatesses d’amoureux ; il lui prodiguait à tout propos le dictionnaire entier des expressions tendres ; lui serrant la main comme on fait à son ami ; lui parlant en le regardant fixement ; expliquant les points de ses discours qui pouvaient paraître obscurs ; enveloppant la vie de cette bête des soins les plus doux et des plus exquises attentions.

Et le singe se laissait faire, calme comme un Dieu qui reçoit l’hommage de ses adorateurs.

Ainsi que tous les grands esprits qui vivent solitaires parce que leur élévation les isole au-dessus du niveau commun de la bêtise des peuples, Héraclius s’était senti seul jusqu’alors. Seul dans ses travaux, seul dans ses espérances, seul dans ses luttes et ses défaillances, seul enfin dans sa découverte et son triomphe. Il n’avait pas encore imposé sa doctrine aux foules, il n’avait pu même convaincre ses deux amis les plus intimes, M. le recteur et M. le doyen. Mais à partir du jour où il eut découvert dans son singe le grand philosophe dont il avait si souvent rêvé, le docteur se sentit moins isolé.

Convaincu que la bête n’est privée de la parole que par punition de ses fautes passées et que, par suite du même châtiment, elle est remplie du souvenir des existences antérieures, Héraclius se mit à aimer ardemment son compagnon et il se consolait par cette affection de toutes les misères qui venaient le frapper.

Depuis quelque temps en effet la vie devenait plus triste pour le docteur. M. le doyen et M. le recteur le visitaient beaucoup moins souvent et cela faisait un vide énorme autour de lui. Ils avaient même cessé de venir dîner chaque dimanche, depuis qu’il avait défendu de servir sur sa table toute nourriture ayant eu vie. Le changement de son régime était également pour lui une grande privation qui prenait, par instants, les proportions d’un chagrin véritable. Lui qui jadis attendait avec tant d’impatience l’heure si douce du déjeuner, la redoutait presque maintenant. Il entrait tristement dans sa salle à manger, sachant bien qu’il n’avait plus rien d’agréable à en attendre et il y était hanté sans cesse par le souvenir des brochettes de cailles qui le harcelait comme un remords, hélas ! ce n’était point le remords d’en avoir tant dévoré, mais plutôt le désespoir d’y avoir renoncé pour toujours.

XXII. Où le docteur découvre que son singe lui ressemble
encore plus qu’il ne pensait

Un matin, le docteur Héraclius fut réveillé par un bruit inusité ; il sauta du lit, s’habilla en toute hâte et se dirigea vers la cuisine où il entendait des cris et des trépignements extraordinaires.

Roulant depuis longtemps dans son esprit les plus noirs projets de vengeance contre l’intrus qui lui ravissait l’affection de son maître, la perfide Honorine, qui connaissait les goûts et les appétits de ces animaux, avait réussi, au moyen d’une ruse quelconque, à ficeler solidement le pauvre singe aux pieds de sa table de cuisine. Puis, lorsqu’elle se fut assurée qu’il était bien fortement attaché, elle s’était retirée à l’autre bout de l’appartement, et, s’amusant à lui montrer le régal le plus propre à exciter ses convoitises, elle lui faisait subir un épouvantable supplice de Tantale qu’on ne doit infliger dans les enfers qu’à ceux qui ont énormément péché ; et la perverse gouvernante riait à gorge déployée et imaginait des raffinements de torture qu’une femme seule est capable de concevoir. L’homme-singe se tordait avec fureur à l’aspect des mets savoureux qu’on lui présentait de loin, et la rage de se sentir lié aux pieds de la table massive lui faisait exécuter de monstrueuses grimaces qui redoublaient la joie du bourreau tentateur.

Enfin, juste au moment où le docteur, maître jaloux, apparut sur le seuil, la victime de cet horrible guet-apens réussit, par un effort prodigieux à rompre les cordes qui le retenaient, et sans l’intervention violente d’Héraclius indigné, Dieu sait de quelles friandises se serait repu ce nouveau Tantale à quatre mains.


XXIII. Comment le docteur s’aperçut que son singe
l’avait indignement trompé

Cette fois la colère l’emporta sur le respect, et le docteur saisissant à la gorge le singe-philosophe l’entraîna hurlant dans son cabinet et lui administra la plus terrible correction qu’ait jamais reçue l’échine d’un métempsycosiste.

Lorsque le bras fatigué d’Héraclius desserra un peu la gorge de la pauvre bête, coupable seulement de goûts trop semblables à ceux de son frère supérieur, elle se dégagea de l’étreinte du maître outragé, sauta par-dessus la table, saisit sur un livre la grande tabatière du docteur et la précipita tout ouverte à la tête de son propriétaire. Ce dernier n’eut que le temps de fermer les yeux pour éviter le tourbillon de tabac qui l’aurait certainement aveuglé, mais quand il les rouvrit, le coupable avait disparu, emportant avec lui le manuscrit dont il était l’auteur présumé.

La consternation d’Héraclius fut sans limite — et il s’élança comme un fou sur les traces du fugitif, décidé aux plus grands sacrifices pour recouvrer le précieux parchemin. Il parcourut sa maison de la cave au grenier, ouvrit toutes les armoires, regarda sous tous les meubles. Ses recherches demeurèrent absolument infructueuses. Enfin, il alla s’asseoir désespéré sous un arbre dans son jardin. Il lui semblait depuis quelques instants recevoir de petits corps légers sur le crâne, et il pensait que c’étaient des feuilles mortes détachées par le vent quand il vit une boulette de papier qui roulait devant lui dans le chemin. Il la ramassa — puis l’ouvrit. Miséricorde ! c’était une des feuilles de son manuscrit. Il leva la tête, épouvanté, et il aperçut l’abominable animal qui préparait tranquillement de nouveaux projectiles de la même espèce — et, ce faisant, le monstre grimaçait un sourire de satisfaction si épouvantable que Satan certes n’en eut pas de plus horrible quand il vit Adam prendre la pomme fatale que depuis Ève jusqu’à Honorine les femmes n’ont cessé de nous offrir. À cet aspect une lumière affreuse se fit soudain dans l’esprit du docteur, et il comprit qu’il avait été trompé, joué, mystifié de la façon la plus abominable par ce fourbe couvert de poil qui n’était pas plus l’auteur tant désiré que le Pape ou que le Grand Turc. Le précieux ouvrage eût disparu tout entier si Héraclius n’avait aperçu près de lui une de ces pompes d’arrosage dont se servent les jardiniers pour lancer l’eau dans les plates-bandes éloignées. Il s’en saisit rapidement, et, la manœuvrant avec une vigueur surhumaine, fit prendre au perfide un bain tellement imprévu que celui-ci s’enfuit de branche en branche en poussant des cris aigus, et tout à coup, par une ruse de guerre habile, sans doute pour obtenir un instant de répit, il lança le parchemin lacéré en plein visage de son adversaire : alors quittant rapidement sa position, il courut vers la maison.

Avant que le manuscrit n’eût touché le docteur, ce dernier roulait sur le dos les quatre membres en l’air, foudroyé par l’émotion. Quand il se releva, il n’eut pas la force de venger ce nouvel outrage, il rentra péniblement dans son cabinet et constata, non sans plaisir, que trois pages seulement avaient disparu.


XXIV. Eurêka

La visite de M. le doyen et de M. le recteur le tira de son affaissement. Ils causèrent tous trois pendant une heure ou deux sans dire un seul mot de métempsycose ; mais au moment où ses deux amis se retiraient, Héraclius ne put se contenir plus longtemps. Pendant que M. le doyen endossait sa grande houppelande en peau d’ours, il prit à part M. le recteur qu’il redoutait moins et lui conta tout son malheur. Il lui dit comment il avait cru trouver l’auteur de son manuscrit, comment il s’était trompé, comment son misérable singe l’avait joué de la façon la plus indigne, comment il se voyait abandonné et désespéré. Et devant la ruine de ses illusions Héraclius pleura. Le recteur ému lui prit les mains ; il allait parler quand la voix grave du doyen criant : « Ah çà, venez-vous, recteur », retentit sous le vestibule. Alors celui-ci, donnant une dernière étreinte à l’infortuné docteur, lui dit en souriant doucement comme on fait pour consoler un enfant méchant : « Là, voyons, calmez-vous, mon ami, qui sait, vous êtes peut-être vous-même l’auteur de ce manuscrit. »

Puis il s’enfonça dans l’ombre de la rue, laissant sur la porte Héraclius stupéfait.

Le docteur remonta lentement dans son cabinet murmurant entre ses dents de minute en minute : « Je suis peut-être l’auteur du manuscrit. » Il relut attentivement la façon dont ce document avait été retrouvé lors de chaque réapparition de son auteur ; puis il se rappela comment il l’avait découvert lui-même. Le songe qui avait précédé ce jour heureux comme un avertissement providentiel, son émotion en entrant dans la ruelle des Vieux-Pigeons, tout cela lui revint clair, distinct, éclatant. Alors il se leva tout droit, étendit les bras comme un illuminé et s’écria d’une voix retentissante : « C’est moi, c’est moi. » Un frisson parcourut toute sa demeure, Pythagore aboya violemment, les bêtes troublées s’éveillèrent soudain et se mirent à s’agiter comme si chacune dans sa langue eût voulu célébrer la grande résurrection du prophète de la métempsycose. Alors, en proie à une émotion surhumaine, Héraclius s’assit, il ouvrit la dernière page de cette bible nouvelle, et religieusement écrivit à la suite toute l’histoire de sa vie.


XXV. Ego sum qui sum

À partir de ce jour Héraclius Gloss fut envahi par un orgueil colossal. Comme le Messie procède de Dieu le père, il procédait directement de Pythagore, ou plutôt il était lui-même Pythagore, ayant vécu jadis dans le corps de ce philosophe. Sa généalogie défiait ainsi les quartiers des familles les plus féodales. Il enveloppait dans un mépris superbe tous les grands hommes de l’humanité, leurs plus hauts faits lui paraissant infimes auprès des siens, et il s’isolait dans une élévation sublime au milieu des mondes et des bêtes ; il était la métempsycose et sa maison en devenait le temple.

Il avait défendu à sa bonne et à son jardinier de tuer les animaux réputés nuisibles. Les chenilles et les limaçons pullulaient dans son jardin, et, sous la forme de grandes araignées à pattes velues, les ci-devant mortels promenaient leur hideuse transformation sur les murs de son cabinet ; ce qui faisait dire à cet abominable recteur que si tous les ex-pique-assiettes, métamorphosés à leur manière, se donnaient rendez-vous sur le crâne du trop sensible docteur, il se garderait bien de faire la guerre à ces pauvres parasites déclassés. Une seule chose troublait Héraclius dans son épanouissement superbe, c’était de voir sans cesse les animaux s’entre-dévorer, les araignées guetter les mouches au passage, les oiseaux emporter les araignées, les chats croquer les oiseaux, et son chien Pythagore étrangler avec bonheur tout chat qui passait à portée de sa dent.

Il suivait du matin au soir la marche lente et progressive de la métempsycose par tous les degrés de l’échelle animale. Il avait des révélations soudaines en regardant les moineaux picorer dans les gouttières ; les fourmis, ces travailleuses éternelles et prévoyantes lui causaient des attendrissements immenses ; il voyait en elles tous les désœuvrés et les inutiles qui, pour expier leur oisiveté et leur nonchalance passées, étaient condamnés à ce labeur opiniâtre. Il restait des heures entières, le nez dans l’herbe, à les contempler, et il était émerveillé de sa pénétration.

Puis comme Nabuchodonosor il marchait à quatre pattes, se roulait avec son chien dans la poussière, vivait avec ses bêtes, se vautrait avec elles. Pour lui l’homme disparaissait peu à peu de la création, et bientôt il n’y vit plus que les bêtes. Alors qu’il les contemplait, il sentait bien qu’il était leur frère ; il ne conversait plus qu’avec elles et lorsque, par hasard, il était forcé de parler à des hommes, il se trouvait paralysé comme au milieu d’étrangers et s’indignait en lui-même de la stupidité de ses semblables.


XXVI. Ce que l’on disait autour du comptoir de Mme Labotte, marchande fruitière, 26, rue de la Maraîcherie

Mlle Victoire, cordon bleu de M. le doyen de la faculté de Balançon, Mlle Gertrude, servante de M. le recteur de ladite faculté et Mlle Anastasie, gouvernante de M. l’abbé Beaufleury, curé de Sainte-Eulalie, tel était le respectable cénacle qui se trouvait réuni un jeudi matin autour du comptoir de Mme Labotte, marchande fruitière, 26, rue de la Maraîcherie.

Ces dames, portant au bras gauche le panier aux provisions, coiffées d’un petit bonnet blanc coquettement posé sur les cheveux, enjolivé de dentelles et de tuyautages et dont les cordons leur pendaient sur le dos, écoutaient avec intérêt Mlle Anastasie qui leur racontait comme quoi, la veille même, M. l’abbé Beaufleury avait exorcisé une pauvre femme possédée de cinq démons.

Tout à coup Mlle Honorine, gouvernante du docteur Héraclius, entra comme un coup de vent, elle tomba sur une chaise, suffoquée par une émotion violente, puis, quand elle vit tout le monde suffisamment intrigué, elle éclata : « Non c’est trop fort à la fin, on dira ce qu’on voudra : je ne resterai pas dans cette maison. » Puis cachant sa figure dans ses deux mains elle se mit à sangloter. Au bout d’une minute elle reprit, un peu calmée : « Après tout ce n’est pas sa faute à ce pauvre homme s’il est fou. — Qui ? demanda Mme Labotte. — Mais mon maître, le docteur Héraclius, répondit Mlle Honorine. — Ainsi c’est bien vrai ce que disait M. le doyen que votre maître a perdu la tête ? interrogea Mlle Victoire. — Je crois bien ! s’écria Mlle Anastasie, M. le curé affirmait l’autre jour à M. l’abbé Rosencroix que le docteur Héraclius était un vrai réprouvé ; qu’il adorait les bêtes, à l’exemple d’un certain M. Pythagore qui, paraît-il, est un impie aussi abominable que Luther. — Qu’y a-t-il de nouveau, interrompit Mlle Gertrude, que vous est-il arrivé — Figurez-vous, reprit Honorine en essuyant ses larmes avec le coin de son tablier, que mon pauvre maître a depuis bientôt six mois la folie des bêtes et il me jetterait à la porte s’il me voyait tuer une mouche, moi qui suis chez lui depuis près de dix ans. C’est bon d’aimer les animaux, mais encore est-il qu’ils sont faits pour nous, tandis que le docteur ne considère plus les hommes, il ne voit que les bêtes, il se croit créé et mis au monde pour les servir, il leur parle comme à des personnes raisonnables et on dirait qu’il entend au-dedans d’elles une voix qui lui répond. Enfin, hier au soir, comme je m’étais aperçue que les souris mangeaient mes provisions, j’ai mis une ratière dans le buffet. Ce matin voyant qu’il y avait une souris de prise, j’appelle le chat et j’allais lui donner cette vermine quand mon maître entra comme un furieux, il m’arracha la ratière des mains et lâcha la bête au milieu de mes conserves, et puis, comme je me fâchais, le voilà qui se retourne et qui me traite comme on ne traiterait pas une chiffonnière. » Un grand silence se fit pendant quelques secondes, puis Mlle Honorine reprit : « Après tout je ne lui en veux pas à ce pauvre homme, il est fou. »

Deux heures plus tard, l’histoire de la souris du docteur avait fait le tour des cuisines de Balançon. À midi, elle était l’anecdote du déjeuner des bourgeois de la ville. À huit heures M. le Premier, tout en buvant son café la racontait à six magistrats qui avaient dîné chez lui, et ces messieurs, dans des poses diverses et graves, l’écoutaient rêveusement, sans sourire et hochant la tête. À onze heures, le préfet qui donnait une soirée s’en inquiétait devant six mannequins administratifs, et comme il demandait l’avis du recteur qui promenait de groupe en groupe ses méchancetés et sa cravate blanche, celui-ci répondit : « Qu’est-ce que cela prouve après tout, monsieur le préfet, que si La Fontaine vivait encore, il pourrait faire une nouvelle fable intitulée “ La Souris du philosophe ”, et qui finirait ainsi :

Le plus bête des deux n’est pas celui qu’on pense. »


XXVII. Comme quoi le docteur Héraclius ne pensait nullement comme le dauphin qui, ayant tiré de l’eau un singe,
… L’y replonge et va chercher
Quelqu’homme afin de le sauver.

Lorsque Héraclius sortit le lendemain, il remarqua que chacun le regardait passer avec curiosité et qu’on se retournait encore pour le voir. L’attention dont il était l’objet l’étonna tout d’abord ; il en chercha la cause et pensa que sa doctrine s’était peut-être répandue à son insu et qu’il était au moment d’être compris par ses concitoyens. Alors une grande tendresse lui vint tout à coup pour ces bourgeois dans lesquels il voyait déjà des disciples enthousiastes, et il se mit à saluer en souriant de droite et de gauche comme un prince au milieu de son peuple. Les chuchotements qui le suivaient lui paraissaient un murmure de louanges et il rayonnait d’allégresse en songeant à la confusion prochaine du recteur et du doyen.

Il parvint ainsi jusqu’aux quais de la Brille. À quelques pas, un groupe d’enfants s’agitait et riait énormément en jetant des pierres dans l’eau tandis que des mariniers qui fumaient leur pipe au soleil semblaient s’intéresser au jeu de ces gamins. Héraclius s’approcha, puis recula soudain comme un homme qui reçoit un grand coup dans la poitrine. À dix mètres de la berge, plongeant et reparaissant tour à tour, un jeune chat se noyait dans la rivière. La pauvre petite bête faisait des efforts désespérés pour gagner la rive, mais chaque fois qu’elle montrait sa tête au-dessus de l’eau, une pierre lancée par un des garnements qui s’amusaient de cette agonie, la faisait disparaître de nouveau. Les méchants gamins luttaient d’adresse et s’excitaient l’un l’autre, et lorsqu’un coup bien frappé atteignait le misérable animal, c’étaient sur le quai une explosion de rire et des trépignements de joie. Soudain un caillou tranchant toucha la bête au milieu du front et un filet de sang apparut sur les poils blancs. Alors parmi les bourreaux éclata un délire de cris et d’applaudissements, mais qui se changea tout à coup en une effroyable panique. Blême, tremblant de rage, renversant tout devant lui, frappant des pieds et des poings, le docteur s’était élancé au milieu de cette marmaille comme un loup dans un troupeau de moutons. L’épouvante fut si grande et la fuite si rapide qu’un des enfants, éperdu de terreur, se jeta dans la rivière et disparut. Alors Héraclius défit promptement sa redingote, enleva ses souliers et, à son tour, se précipita dans l’eau. On le vit nager vigoureusement quelques instants, saisir le jeune chat au moment où il disparaissait, et regagner triomphalement la rive. Puis il s’assit sur une borne, essuya, baisa, caressa le petit être qu’il venait d’arracher à la mort, et l’enveloppant amoureusement dans ses bras comme un fils, sans s’occuper de l’enfant que deux mariniers ramenaient à terre, indifférent au tumulte qui se faisait derrière lui, il partit à grands pas vers sa maison, oubliant sur la berge ses souliers et sa redingote.


XXVIII

Cette histoire lecteur vous démontrera comme,

Quand on veut préserver son semblable des coups,

Quand on croit qu’il vaut mieux sauver un chat qu’un homme,

On doit de ses voisins exciter le courroux,

Comment tous les chemins peuvent conduire à Rome,

Et la métempsycose à l’hôpital des fous.

            L’Étoile de Balançon.

Deux heures plus tard une foule immense de peuple poussant des cris tumultueux se pressait devant les fenêtres du docteur Héraclius Gloss. Bientôt une grêle de pierres brisa les vitres et la multitude allait enfoncer les portes quand la gendarmerie apparut au bout de la rue. Le calme se fit peu à peu ; enfin la foule se dissipa ; mais jusqu’au lendemain deux gendarmes stationnèrent devant la maison du docteur. Celui-ci passa la soirée dans une agitation extraordinaire. Il s’expliquait le déchaînement de la populace par les sourdes menées des prêtres contre lui et par l’explosion de haine que provoque toujours l’avènement d’une religion nouvelle parmi les sectaires de l’ancienne. Il s’exaltait jusqu’au martyre et se sentait prêt à confesser sa foi devant les bourreaux. Il fit venir dans son cabinet toutes les bêtes que cet appartement put contenir, et le soleil l’aperçut qui sommeillait entre son chien, une chèvre et un mouton et serrant sur son cœur le petit chat qu’il avait sauvé.

Un coup violent frappé à sa porte l’éveilla, et Honorine introduisit un monsieur très grave que suivaient deux agents de la sûreté. Un peu derrière eux se dissimulait le médecin de la préfecture. Le monsieur grave se fit reconnaître pour le commissaire de police et invita courtoisement Héraclius à le suivre ; celui-ci obéit fort ému. Une voiture attendait à la porte, on le fit monter dedans. Puis, assis à côté du commissaire, ayant en face de lui le médecin et un agent, l’autre s’étant placé sur le siège près du cocher, Héraclius vit qu’on suivait la rue des Juifs, la place de l’Hôtel-de-Ville, le boulevard de la Pucelle et qu’on s’arrêtait enfin devant un grand bâtiment d’aspect sombre sur la porte duquel étaient écrits ces mots « Asile des Aliénés ». Il eut soudain la révélation du piège terrible où il était tombé ; il comprit l’effroyable habileté de ses ennemis et, réunissant toutes ses forces, il essaya de se précipiter dans la rue ; deux mains puissantes le firent retomber à sa place. Alors une lutte terrible s’engagea entre lui et les trois hommes qui le gardaient ; il se débattait, se tordait, frappait, mordait, hurlait de rage ; enfin il se sentit terrassé, lié solidement et emporté dans la funeste maison dont la grande porte se referma derrière lui avec un bruit sinistre.

On l’introduisit alors dans une étroite cellule d’un aspect singulier. La cheminée, la fenêtre et la glace étaient solidement grillées, le lit et l’unique chaise fortement attachés au parquet avec des chaînes de fer. Aucun meuble ne s’y trouvait qui pût être soulevé et manié par l’habitant de cette prison. L’événement démontra, du reste, que ces précautions n’étaient pas superflues. À peine se vit-il dans cette demeure toute nouvelle pour lui que le docteur succomba à la rage qui le suffoquait. Il essaya de briser les meubles, d’arracher les grilles et de casser les vitres. Voyant qu’il n’y pouvait parvenir il se roula par terre en poussant de si épouvantables hurlements que deux hommes vêtus de blouses et coiffés d’une espèce de casquette d’uniforme entrèrent tout à coup suivis par un grand monsieur au crâne chauve et tout de noir habillé. Sur un signe de ce personnage, les deux hommes se précipitèrent sur Héraclius et lui passèrent en un instant la camisole de force ; puis ils regardèrent le monsieur noir. Celui-ci considéra un instant le docteur et se tournant vers ses acolytes : « À la salle des douches », dit-il. Héraclius alors fut emporté dans une grande pièce froide au milieu de laquelle était un bassin sans eau. Il fut déshabillé toujours criant, puis déposé dans cette baignoire ; et avant qu’il eût eu le temps de se reconnaître, il fut absolument suffoqué par la plus horrible avalanche d’eau glacée qui soit jamais tombée sur les épaules d’un mortel, même dans les régions les plus boréales. Héraclius se tut subitement. Le monsieur noir le considérait toujours ; il lui prit le pouls gravement puis il dit : « Encore une. » Une seconde douche s’écroula du plafond et le docteur s’abattit grelottant, étranglé, suffoquant au fond de sa baignoire glacée. Il fut ensuite enlevé, roulé dans des couvertures bien chaudes et couché dans le lit de sa cellule où il dormit trente-cinq heures d’un profond sommeil.

Il s’éveilla le lendemain, le pouls calme et la tête légère. Il réfléchit quelques instants sur sa situation, puis il se mit à lire son manuscrit qu’il avait eu soin d’emporter avec lui. Le monsieur noir entra bientôt. On apporta une table servie et ils déjeunèrent en tête-à-tête. Le docteur, qui n’avait pas oublié son bain de la veille, se montra fort tranquille et fort poli ; sans dire un mot du sujet qui avait pu lui valoir une pareille mésaventure, il parla longtemps de la façon la plus intéressante et s’efforça de prouver à son hôte qu’il était aussi sain d’esprit que les sept sages de la Grèce.

Le monsieur noir offrit à Héraclius en le quittant d’aller faire un tour dans le jardin de l’établissement. C’était une grande cour carrée plantée d’arbres. Une cinquantaine d’individus s’y promenaient ; les uns riant, criant et pérorant, les autres graves et mélancoliques.

Le docteur remarqua d’abord un homme de haute taille portant une longue barbe et de longs cheveux blancs, qui marchait seul, le front penché. Sans savoir pourquoi le sort de cet homme l’intéressa, et, au même moment, l’inconnu, levant la tête, regarda fixement Héraclius. Puis ils allèrent l’un vers l’autre et se saluèrent cérémonieusement. Alors la conversation s’engagea. Le docteur apprit que son compagnon s’appelait Dagobert Félorme et qu’il était professeur de langues vivantes au collège de Balançon. Il ne remarqua rien de détraqué dans le cerveau de cet homme et il se demandait ce qui avait pu l’amener dans un pareil lieu, quand l’autre, s’arrêtant soudain, lui prit la main et, la serrant fortement, lui demanda à voix basse : « Croyez-vous à la métempsycose ? » Le docteur chancela, balbutia ; leurs regards se rencontrèrent et pendant quelques secondes tous deux restèrent debout à se contempler. Enfin l’émotion vainquit Héraclius, des larmes jaillirent de ses yeux — il ouvrit les bras et ils s’embrassèrent. Alors les confidences commencèrent et ils reconnurent bientôt qu’ils étaient illuminés de la même lumière, imprégnés de la même doctrine. Il n’y avait aucun point où leurs idées ne se rencontrassent. Mais à mesure que le docteur constatait cette étonnante similitude de pensée, il se sentait envahi par un malaise singulier ; il lui semblait que plus l’inconnu grandissait à ses yeux, plus il diminuait lui-même dans sa propre estime. La jalousie le mordait au cœur.

L’autre s’écria tout à coup : « La métempsycose c’est moi ; c’est moi qui ai découvert la loi des évolutions des âmes, c’est moi qui ai sondé les destinées des hommes. C’est moi qui fus Pythagore. » Le docteur s’arrêta soudain plus pâle qu’un linceul. « Pardon, dit-il, Pythagore, c’est moi. » Et ils se regardèrent de nouveau. L’homme continua : « J’ai été successivement philosophe, architecte, soldat, laboureur, moine, géomètre, médecin, poète et marin. — Moi aussi, dit Héraclius. — J’ai écrit l’histoire de ma vie en latin, en grec, en allemand, en italien, en espagnol et en français », criait l’inconnu. Héraclius reprit : « Moi aussi. » Tous deux s’arrêtèrent et leurs regards se croisèrent, aigus comme des pointes d’épées. « En l’an 184, vociféra l’autre, j’habitais Rome et j’étais philosophe. » Alors le docteur, plus tremblant qu’une feuille par un vent d’orage, tira de sa poche son précieux document et le brandit comme une arme sous le nez de son adversaire. Ce dernier fit un bond en arrière. « Mon manuscrit », hurla-t-il ; et il étendit le bras pour le saisir. « Il est à moi », mugit Héraclius, et, avec une vélocité surprenante, il élevait l’objet contesté au-dessus de sa tête, le changeait de main derrière son dos, lui faisait faire mille évolutions plus extraordinaires les unes que les autres pour le ravir à la poursuite effrénée de son rival. Ce dernier grinçait des dents, trépignait et beuglait : « Voleur ! Voleur ! Voleur !» À la fin il réussit par un mouvement aussi rapide qu’adroit à tenir par un bout le papier qu’Héraclius essayait de lui dérober. Pendant quelques secondes chacun tira de son côté avec une colère et une vigueur semblables, puis, comme ni l’un ni l’autre ne cédait, le manuscrit qui leur servait de trait d’union physique, termina la lutte aussi sagement que l’aurait pu faire le feu roi Salomon, en se séparant de lui-même en deux parties égales, ce qui permit aux belligérants d’aller rapidement s’asseoir à dix pas l’un de l’autre, chacun serrant toujours sa moitié de victoire entre ses mains crispées.

Ils ne se relevèrent point, mais ils recommencèrent à s’examiner comme deux puissances rivales qui, après avoir mesuré leurs forces, hésitent à en venir aux mains de nouveau.

Dagobert Félorme reprit le premier les hostilités. « La preuve que je suis l’auteur de ce manuscrit, dit-il, c’est que je le connaissais avant vous. » Héraclius ne répondit pas.

L’autre reprit : « La preuve que je suis l’auteur de ce manuscrit, dit-il, c’est que je puis vous le réciter d’un bout à l’autre dans les sept langues qui ont servi à l’écrire.»

Héraclius ne répondit pas. Il méditait profondément. Une révolution se faisait en lui. Le doute n’était pas possible, la victoire restait à son rival ; mais cet auteur qu’il avait appelé de tous ses vœux l’indignait maintenant comme un faux dieu. C’est que, n’étant plus lui-même qu’un dieu dépossédé, il se révoltait contre la divinité. Tant qu’il ne s’était pas cru l’auteur du manuscrit il avait désiré furieusement le voir ; mais à partir du jour où il était arrivé à se dire : « C’est moi qui ai fait cela, la métempsycose, c’est moi », il ne pouvait plus consentir à ce que quelqu’un prît sa place. Pareil à ces gens qui brûlent leur maison plutôt que de la voir habitée par un autre, du moment qu’un inconnu montait sur l’autel qu’il s’était élevé, il brûlait le temple et le Dieu, il brûlait la métempsycose. Aussi, après un long silence, il dit d’une voix lente et grave : « Vous êtes fou. » À ce mot, son adversaire s’élança comme un forcené et une nouvelle lutte allait s’engager plus terrible que la première, si les gardiens n’étaient accourus et n’avaient réintégré ces deux rénovateurs des guerres religieuses dans leurs domiciles respectifs.

Pendant près d’un mois le docteur ne quitta point sa chambre ; il passait ses journées seul, la tête entre ses deux mains, profondément absorbé. M. le doyen et M. le recteur venaient le voir de temps en temps et, doucement, au moyen de comparaisons habiles et de délicates allusions, secondaient le travail qui se faisait dans son esprit. Ils lui apprirent ainsi comment un certain Dagobert Félorme, professeur de langues au collège de Balançon, était devenu fou en écrivant un traité philosophique sur la doctrine de Pythagore, Aristote et Platon, traité qu’il s’imaginait avoir commencé sous l’empereur Commode.

Enfin, par un beau matin de grand soleil, le docteur redevenu lui-même, l’Héraclius des bons jours, serra vivement les mains de ses deux amis et leur annonça qu’il avait renoncé pour jamais à la métempsycose, à ses expiations animales et à ses transmigrations, et qu’il se frappait la poitrine en reconnaissant son erreur.

Huit jours plus tard les portes de l’hospice étaient ouvertes devant lui.


XXIX. Comment on tombe parfois de Charybde en Scylla

En quittant la maison fatale, le docteur s’arrêta un instant sur le seuil et respira à pleins poumons le grand air de la liberté. Puis reprenant son pas allègre d’autrefois, il se mit en route vers son domicile. Il marchait depuis cinq minutes quand un gamin qui l’aperçut poussa tout à coup un sifflement prolongé, auquel répondit aussitôt un sifflement semblable parti d’une rue voisine. Un second galopin arriva immédiatement en courant, et le premier, montrant Héraclius à son camarade cria, de toutes ses forces : « V’là l’homme aux bêtes qu’est sorti de la maison des fous », et tous deux, emboîtant le pas derrière le docteur, se mirent à imiter avec un talent remarquable tous les cris d’animaux connus. Une douzaine d’autres polissons se furent bientôt joints aux premiers et formèrent à l’ex-métempsycosiste une escorte aussi bruyante que désagréable. L’un d’eux marchait à dix pas devant le docteur, portant en guise de drapeau un manche à balai au bout duquel il avait attaché une peau de lapin trouvée sans doute au coin de quelque borne ; trois autres venaient immédiatement derrière, simulant des roulements de tambour, puis apparaissait le docteur effaré qui, serré dans sa grande redingote, le chapeau rabattu sur les yeux, semblait un général au milieu de son armée. Après lui la horde des garnements courait, gambadait, sautait sur les mains, piaillant, beuglant, aboyant, miaulant, hennissant, mugissant, criant cocorico, et imaginant mille autres choses joyeuses pour le plus grand amusement des bourgeois qui se montraient sur leurs portes. Héraclius, éperdu, pressait le pas de plus en plus. Soudain un chien qui rôdait vint lui passer entre les jambes. Un flot de colère monta au cerveau du docteur et il allongea un si terrible coup de pied à la pauvre bête qu’il eût jadis recueillie, que celle-ci s’enfuit en hurlant de douleur. Une acclamation épouvantable éclata autour d’Héraclius qui, perdant la tête, se mit à courir de toutes ses forces, toujours poursuivi par son infernal cortège.

La bande passa comme un tourbillon dans les principales rues de la ville et vint se briser contre la maison du docteur ; celui-ci, voyant la porte entrouverte, s’y précipita et la referma derrière lui, puis toujours courant il monta dans son cabinet, où il fut reçu par son singe qui se mit à lui tirer la langue en signe de bienvenue. Cette vue le fit reculer comme si un spectre se fût dressé devant ses yeux. Son singe, c’était le vivant souvenir de tous ses malheurs, une des causes de sa folie, des humiliations et des outrages qu’il venait d’endurer. Il saisit un escabeau de chêne qui se trouvait à portée de sa main et, d’un seul coup, fendit le crâne du misérable quadrumane qui s’affaissa comme une masse aux pieds de son meurtrier. Puis, soulagé par cette exécution, il se laissa tomber dans un fauteuil et déboutonna sa redingote.

Honorine parut alors et faillit s’évanouir de joie en apercevant Héraclius. Dans son allégresse, elle sauta au cou de son seigneur et l’embrassa sur les deux joues, oubliant ainsi la distance qui sépare, aux yeux du monde, le maître de la domestique ; ce en quoi, disait-on, le docteur lui en avait jadis donné l’exemple.

Cependant la horde des polissons ne s’était point dissipée et continuait, devant la porte, un si terrible charivari qu’Héraclius impatienté descendit à son jardin.

Un spectacle horrible le frappa.

Honorine, qui aimait véritablement son maître tout en déplorant sa folie, avait voulu lui ménager une agréable surprise lorsqu’il rentrerait chez lui. Elle avait veillé comme une mère sur l’existence de toutes les bêtes précédemment rassemblées en ce lieu, de sorte que, grâce à la fécondité commune à toutes les races d’animaux, le jardin présentait alors un spectacle semblable à celui que devait offrir, lorsque les eaux du Déluge se retirèrent, l’intérieur de l’Arche où Noé rassembla toutes les espèces vivantes. C’était un amas confus, un pullulement de bêtes, sous lesquelles, arbres, massifs, herbe et terre disparaissaient. Les branches pliaient sous le poids de régiments d’oiseaux, tandis qu’au-dessous chiens, chats, chèvres, moutons, poules, canards et dindons se roulaient dans la poussière. L’air était rempli de clameurs diverses, absolument semblables à celles que poussait la marmaille ameutée de l’autre côté de la maison.

À cet aspect, Héraclius ne se contint plus. Il se précipita sur une bêche oubliée contre le mur et, semblable aux guerriers fameux dont Homère raconte les exploits, bondissant, tantôt en avant, tantôt en arrière, frappant de droite et de gauche, la rage au cœur, l’écume aux dents, il fit un effroyable massacre de tous ses inoffensifs amis. Les poules effarées s’envolaient par-dessus les murs, les chats grimpaient dans les arbres. Nul n’obtint grâce devant lui ; c’était une confusion indescriptible. Puis, lorsque la terre fut jonchée de cadavres, il tomba enfin de lassitude et, comme un général victorieux, s’endormit sur le champ de carnage.

Le lendemain, sa fièvre s’étant dissipée, il voulut essayer de faire un tour par la ville. Mais à peine eut-il franchi le seuil de sa porte que les gamins embusqués au coin des rues le poursuivirent de nouveau criant : « Hou hou hou, l’homme aux bêtes, l’ami des bêtes ! » et ils recommencèrent les cris de la veille avec des variations sans nombre.

Le docteur rentra précipitamment. La fureur le suffoquait, et, ne pouvant s’en prendre aux hommes, il jura une haine inextinguible et une guerre acharnée à toutes les races d’animaux. Dès lors, il n’eut plus qu’un désir, qu’un but, qu’une préoccupation constante : tuer des bêtes. Il les guettait du matin au soir, tendait des filets dans son jardin pour prendre des oiseaux, des pièges dans ses gouttières pour étrangler les chats du voisinage. Sa porte toujours entrouverte offrait des viandes appétissantes à la gourmandise des chiens qui passaient, et se refermait brusquement dès qu’une victime imprudente succombait à la tentation. Des plaintes s’élevèrent bientôt de tous les côtés contre lui. Le commissaire de police vint plusieurs fois en personne le sommer d’avoir à cesser cette guerre acharnée. Il fut criblé de procès ; mais rien n’arrêta sa vengeance. Enfin l’indignation fut générale. Une seconde émeute éclata dans la ville, et il aurait été, sans doute, écharpé par la multitude sans l’intervention de la force armée. Tous les médecins de Balançon furent convoqués à la Préfecture, et déclarèrent à l’unanimité que le docteur Héraclius Gloss était fou. Pour la seconde fois encore, il traversa la ville entre deux agents de la police et vit se refermer sur ses pas la lourde porte de la maison sur laquelle était écwrit : « Asile des Aliénés. »


XXX. Comme quoi le proverbe « plus on est de fous, plus on rit » n’est pas toujours exactement vrai

Le lendemain il descendit dans la cour de l’établissement, et la première personne qui s’offrit à ses yeux fut l’auteur du manuscrit métempsycosiste. Les deux ennemis marchèrent l’un vers l’autre en se mesurant du regard. Un cercle se fit autour d’eux. Dagobert Félorme s’écria : « Voici l’homme qui a voulu me dérober l’œuvre de ma vie, me voler la gloire de ma découverte. » Un murmure parcourut la foule. Héraclius répondit : « Voici celui qui prétend que les bêtes sont des hommes et que les hommes sont des bêtes. » Puis tous deux ensemble se mirent à parler, ils s’excitèrent peu à peu, et, comme la première fois, ils en vinrent bientôt aux mains. Les spectateurs les séparèrent.

À partir de ce jour, avec une ténacité et une persévérance merveilleuses, chacun s’attacha à se créer des sectaires, et, peu de temps après, la colonie tout entière était divisée en deux partis rivaux, enthousiastes, acharnés, et tellement irréconciliables qu’un métempsycosiste ne pouvait se croiser avec un de ses adversaires sans qu’un combat terrible s’ensuivît. Pour éviter de sanglantes rencontres, le directeur fut contraint d’assigner des heures de promenades réservées à chaque faction, car jamais haine plus tenace n’avait animé deux sectes rivales depuis la querelle fameuse des Guelfes et des Gibelins. Grâce, du reste, à cette prudente mesure, les chefs de ces clans ennemis vécurent heureux, aimés, écoutés de leurs disciples, obéis et vénérés.

Quelquefois pendant la nuit, un chien qui hurle en rôdant autour des murs, fait tressaillir dans leur lit Héraclius et Dagobert : c’est le fidèle Pythagore qui, échappé par miracle à la vengeance de son maître, a suivi sa trace jusqu’au seuil de sa demeure nouvelle, et cherche à se faire ouvrir les portes de cette maison où les hommes seuls ont le droit d’entrer.


<t Donneur d’eau bénite (Le)>

Le Donneur d’eau bénite

Il habitait autrefois une petite maison, près d’une grande route, à l’entrée d’un village. Il s’était établi charron après avoir épousé la fille d’un fermier du pays, et comme ils travaillaient beaucoup tous les deux, ils amassèrent une petite fortune. Seulement, ils n’avaient pas d’enfants, ce qui les chagrinait énormément. Enfin un fils leur vint ; ils l’appelèrent Jean, et ils le caressaient l’un après l’autre, l’enveloppant de leur amour, le chérissant tellement qu’ils ne pouvaient rester une heure sans le regarder.

Comme il avait cinq ans, des saltimbanques passèrent dans le pays et établirent une baraque sur la place de la Mairie.

Jean, qui les avait vus, s’échappa de la maison, et son père, après l’avoir cherché bien longtemps, le retrouva au milieu des chèvres savantes et des chiens faiseurs de tours, qui poussait de grands éclats de rire sur les genoux d’un vieux paillasse.

Trois jours après, à l’heure du dîner, au moment de se mettre à table, le charron et sa femme s’aperçurent que leur fils n’était plus dans la maison. Ils le cherchèrent dans leur jardin, et comme ils ne le trouvaient pas, le père, sur le bord de la route, cria de toute sa force : « Jean ?» — La nuit venait ; l’horizon s’emplissait d’une vapeur brune qui reculait les objets dans un lointain sombre et effrayant. Trois grands sapins, tout près de là, semblaient pleurer. Aucune voix ne répondit ; mais il y avait dans l’air comme des gémissements indistincts. Le père écouta longtemps, croyant toujours entendre quelque chose, tantôt à droite, tantôt à gauche, et, la tête perdue, il s’enfonçait dans la nuit en appelant sans cesse : « Jean ? Jean ? »

Il courut ainsi jusqu’au jour, emplissant les ténèbres de ses cris, épouvantant les bêtes rôdeuses, ravagé par une angoisse terrible et se croyant fou par moments. Sa femme, assise sur la pierre de sa porte, sanglota jusqu’au matin.

On ne retrouva pas leur fils.

Alors ils vieillirent rapidement dans une tristesse inconsolable.

Enfin, ils vendirent leur maison et ils partirent pour chercher eux-mêmes.

Ils questionnèrent les bergers sur les côtes, les marchands qui passaient, les paysans dans les villages et les autorités des villes. Mais il y avait longtemps que leur fils était perdu ; personne ne savait rien ; lui-même avait sans doute oublié son nom maintenant et celui de son pays ; et ils pleuraient, n’espérant plus.

Bientôt ils n’eurent plus d’argent ; alors ils se louèrent à la journée dans les fermes et dans les hôtelleries, accomplissant les besognes les plus humbles, vivant des restes des autres, couchant sur la dure et souffrant du froid. Mais comme ils devenaient très faibles à force de fatigues, on n’en voulut plus pour travailler, et ils furent obligés de mendier sur les routes. Ils accostaient les voyageurs avec des figures tristes et des voix suppliantes ; imploraient un morceau de pain des moissonneurs qui dînent autour d’un arbre, à midi, dans la plaine ; et ils mangeaient silencieusement, assis sur le bord des fossés.

Un hôtelier, auquel ils racontaient leur malheur, leur dit un jour :

« J’ai connu aussi quelqu’un qui avait perdu sa fille ; c’est à Paris qu’il l’a retrouvée. »

Ils se mirent tout de suite en route pour Paris.

Lorsqu’ils entrèrent dans la grande ville, ils furent épouvantés par son immensité et par les multitudes qui passaient. Ils comprirent cependant qu’il devait être au milieu de tous ces hommes, mais ils ne savaient comment s’y prendre pour le chercher. Puis ils craignaient de ne pas le reconnaître, car il y avait alors quinze ans qu’ils ne l’avaient vu.

Ils visitèrent toutes les places, toutes les rues, s’arrêtèrent à tous les attroupements qu’ils voyaient, espérant une rencontre providentielle, quelque prodigieux hasard, une pitié de la destinée.

Souvent ils marchaient à l’aventure devant eux, l’un contre l’autre, ayant l’air si tristes et si pauvres qu’on leur faisait l’aumône sans qu’ils l’eussent demandée.

Chaque dimanche ils passaient leur journée à la porte des églises, regardant entrer et sortir les foules et cherchant sur les figures quelque ressemblance lointaine. Plusieurs fois ils crurent le reconnaître, mais toujours ils s’étaient trompés.

Il y avait, au seuil d’une des églises où ils revenaient le plus souvent, un vieux donneur d’eau bénite qui était devenu leur ami. Son histoire était aussi fort triste, et la commisération qu’ils avaient pour lui fit naître entre eux une grande amitié. Ils finirent par habiter ensemble tous les trois dans un pauvre taudis, tout en haut d’une grande maison, située très loin, auprès des champs ; et le charron quelquefois remplaçait à l’église son nouvel ami, lorsque celui-ci se trouvait malade. Un hiver vint, qui fut très dur. Le pauvre porteur de goupillon mourut, et le curé de la paroisse désigna pour le remplacer le charron dont il avait appris les malheurs.

Alors il vint chaque matin s’asseoir au même endroit, sur la même chaise, usant continuellement du frottement de son dos la vieille colonne de pierre contre laquelle il s’appuyait. Il regardait fixement tous les hommes qu’il voyait entrer, et il attendait les dimanches avec autant d’impatience qu’un collégien, parce que l’église, ce jour-là, était sans cesse pleine de monde.

Il devint très vieux, s’affaiblissant encore sous l’humidité des voûtes ; et son espoir s’émiettait tous les jours.

Il connaissait à présent tous ceux qui venaient aux offices ; il savait leurs heures, leurs habitudes, distinguait leurs pas sur les dalles.

Son existence était tellement rétrécie, que l’entrée d’un étranger dans l’église était pour lui un grand événement. Un jour deux dames vinrent. L’une était vieille et l’autre jeune. C’était la mère et la fille probablement. Derrière elles un homme se présenta qui les suivit. Il les salua à la sortie, et, après leur avoir offert de l’eau bénite, il prit le bras de la plus vieille.

« Ce doit être le fiancé de la jeune », pensa le charron.

Et il chercha jusqu’au soir dans ses souvenirs où il avait pu voir autrefois un homme qui ressemblait à celui-là. Mais celui qu’il se rappelait devait être à présent un vieillard, car il lui semblait l’avoir connu là-bas, dans sa jeunesse.

Ce même homme revint souvent accompagner les deux dames, et cette ressemblance vague, éloignée et familière qu’il ne pouvait retrouver importunait tellement le vieux donneur d’eau bénite, qu’il fit venir sa femme avec lui pour aider sa mémoire affaiblie.

Un soir, comme le jour baissait, les étrangers entrèrent tous les trois. Lorsqu’ils furent passés :

« Eh bien ! le connais-tu ? » dit le mari.

La femme, inquiète, cherchait à se rappeler aussi. Tout à coup elle dit tout bas :

« Oui… oui… mais il est plus noir, plus grand, plus fort et habillé comme un monsieur ; pourtant, père, vois-tu, c’est ta figure quand tu étais jeune. »

Le vieux fit un soubresaut.

C’était vrai ; il lui ressemblait, et il ressemblait aussi à son frère qui était mort, et à son père qu’il avait connu jeune encore. Ils étaient tellement émus qu’ils ne trouvaient rien à dire. Les trois personnes redescendaient, allaient sortir. L’homme touchait le goupillon du doigt. Alors le vieux, dont la main tremblait tellement qu’elle faisait par terre une pluie d’eau bénite, s’écria : « Jean ? »

L’homme s’arrêta, le regardant.

Il reprit plus bas :

« Jean ? »

Les deux femmes l’examinaient sans comprendre.

Alors il dit pour la troisième fois en sanglotant :

« Jean ? »

L’homme se pencha tout près, tout près de sa figure, et illuminé par un souvenir d’enfance, il répondit :

« Papa Pierre, maman Jeanne ! »

Il avait tout oublié, l’autre nom de son père et celui de son pays ; mais il se rappelait toujours ces deux mots qu’il avait tant répétés : papa Pierre, maman Jeanne !

Il tomba, la figure sur les genoux du vieux, et il pleurait, et il embrassait l’un après l’autre son père et sa mère, qui suffoquaient d’une joie démesurée.

Les deux dames pleuraient aussi, comprenant qu’un grand bonheur était arrivé.

Alors ils allèrent tous chez le jeune homme et il leur raconta son histoire.

Les saltimbanques l’avaient enlevé. Pendant trois ans il parcourut avec eux bien des pays. Puis la troupe s’était dispersée, et une vieille dame, un jour, dans un château, avait donné de l’argent pour le garder, parce qu’elle l’avait trouvé gentil. Comme il était intelligent, on le mit à l’école, puis au collège, et la vieille dame n’ayant pas d’enfants lui avait laissé sa fortune. Lui aussi avait cherché ses parents ; mais comme il ne se rappelait que ces deux noms : « papa Pierre, maman Jeanne », il n’avait pu les retrouver. Maintenant, il allait se marier, et il présenta sa fiancée qui était très bonne et très jolie.

Quand les deux vieux eurent dit à leur tour leurs chagrins et leurs fatigues, ils l’embrassèrent encore une fois ; et ils veillèrent fort tard ce soir-là, n’osant pas se coucher, de crainte que le bonheur qui les fuyait depuis si longtemps ne les abandonnât de nouveau pendant leur sommeil.

Mais ils avaient usé la ténacité du malheur, car ils furent heureux jusqu’à leur mort.


<t Mariage du lieutenant Laré (Le)>

Le Mariage du lieutenant Laré

Dès le début de la campagne, le lieutenant Laré prit aux Prussiens deux canons. Son général lui dit : « Merci, lieutenant », et lui donna la croix d’honneur.

Comme il était aussi prudent que brave, subtil, inventif, plein de ruses et de ressources, on lui confia une centaine d’hommes, et il organisa un service d’éclaireurs qui, dans les retraites, sauva plusieurs fois l’armée.

Mais, comme une mer débordée, l’invasion entrait par toute la frontière. C’étaient de grands flots d’hommes qui arrivaient les uns après les autres, jetant autour d’eux une écume de maraudeurs. La brigade du général Carrel, séparée de sa division, reculait sans cesse, se battant chaque jour, mais se maintenait presque intacte, grâce à la vigilance et à la célérité du lieutenant Laré, qui semblait être partout en même temps, déjouait toutes les ruses de l’ennemi, trompait ses prévisions, égarait ses uhlans, tuait ses avant-gardes.

Un matin, le général le fit appeler.

« Lieutenant, dit-il, voici une dépêche du général de Lacère qui est perdu si nous n’arrivons pas à son secours demain au lever du soleil. Il est à Blainville, à huit lieues d’ici. Vous partirez à la nuit tombante avec trois cents hommes que vous échelonnerez tout le long du chemin. Je vous suivrai deux heures après. Étudiez la route avec soin ; j’ai peur de rencontrer une division ennemie. »

Il gelait fortement depuis huit jours. À deux heures, la neige commença de tomber ; le soir, la terre en était couverte, et d’épais tourbillons blancs voilaient les objets les plus proches.

À six heures le détachement se mit en route.

Deux hommes marchaient en éclaireurs, seuls, à trois cents mètres en avant. Puis venait un peloton de dix hommes que le lieutenant commandait lui-même. Le reste s’avançait ensuite sur deux longues colonnes. À trois cents mètres sur les flancs de la petite troupe, à droite et à gauche, quelques soldats allaient deux par deux.

La neige, qui tombait toujours, les poudrait de blanc dans l’ombre ; elle ne fondait pas sur leurs vêtements, de sorte que, la nuit étant obscure, ils tachaient à peine la pâleur uniforme de la campagne.

On faisait halte de temps en temps. Alors on n’entendait plus que cet innommable froissement de la neige qui tombe, plutôt sensation que bruit, murmure léger, sinistre et vague. Un ordre se communiquait à voix basse, et, quand la troupe se remettait en route, elle laissait derrière elle une espèce de fantôme blanc debout dans la neige. Il s’effaçait peu à peu et finissait par disparaître. C’étaient les échelons vivants qui devaient guider l’armée.

Les éclaireurs ralentirent leur marche. Quelque chose se dressait devant eux.

« Prenez à droite, dit le lieutenant, c’est le bois de Ronfé ; le château se trouve plus à gauche. »

Bientôt le mot : « Halte ! » circula. Le détachement s’arrêta et attendit le lieutenant qui, accompagné de dix hommes seulement, poussait une reconnaissance jusqu’au château.

Ils avançaient, rampant sous les arbres. Soudain tous demeurèrent immobiles. Un calme effrayant plana sur eux. Puis tout près, une petite voix claire, musicale et jeune traversa le silence du bois. Elle disait :

« Père, nous allons nous perdre dans la neige. Nous n’arriverons jamais à Blainville. »

Une voix plus forte répondit :

« Ne crains rien, fillette, je connais le pays comme ma poche. »

Le lieutenant dit quelques mots, et quatre hommes s’éloignèrent sans bruit, pareils à des ombres.

Soudain un cri de femme, aigu, monta dans la nuit. Deux prisonniers furent amenés : un vieillard et une enfant. Le lieutenant les interrogea toujours à voix basse.

« Votre nom ?

— Pierre Bernard.

— Votre profession ?

— Sommelier du comte de Ronfé.

— C’est votre fille ?

— Oui.

— Que fait-elle ?

— Elle est lingère au château.

— Où allez-vous ?

— Nous nous sauvons.

— Pourquoi ?

— Douze uhlans ont passé ce soir. Ils ont fusillé trois gardes et pendu le jardinier ; moi, j’ai eu peur pour la petite.

— Où allez-vous ?

— À Blainville.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il y a là une armée française.

— Vous connaissez le chemin ?

— Parfaitement.

— Très bien ; suivez-nous. »

On rejoignit la colonne, et la marche à travers champs recommença. Silencieux, le vieillard se tenait aux côtés du lieutenant. Sa fille marchait près de lui. Tout à coup elle s’arrêta.

« Père, dit-elle, je suis si fatiguée que je n’irai pas plus loin. »

Et elle s’assit. Elle tremblait de froid et paraissait prête à mourir. Son père voulut la porter. Il était trop vieux et trop faible.

« Mon lieutenant, dit-il en sanglotant, nous gênerions votre marche. La France avant tout. Laissez-nous. »

L’officier avait donné un ordre. Quelques hommes étaient partis. Ils revinrent avec des branches coupées. Alors, en une minute, une litière fut faite. Le détachement tout entier les avait rejoints.

« Il y a là une femme qui meurt de froid, dit le lieutenant ; qui veut donner son manteau pour la couvrir ? »

Deux cents manteaux furent détachés.

« Qui veut la porter maintenant ? »

Tous les bras s’offrirent. La jeune fille fut enveloppée dans ces chaudes capotes de soldat, couchée doucement sur la litière, puis quatre épaules robustes l’enlevèrent ; et, comme une reine d’Orient portée par ses esclaves, elle fut placée au milieu du détachement, qui reprit sa marche plus fort, plus courageux, plus allègre, réchauffé par la présence d’une femme, cette souveraine inspiratrice qui a fait accomplir tant de prodiges au vieux sang français.

Au bout d’une heure on s’arrêta de nouveau et tout le monde se coucha dans la neige. Là-bas, au milieu de la plaine, une grande ombre noire courait. C’était comme un monstre fantastique qui s’allongeait ainsi qu’un serpent, puis, soudain, se ramassait en boule, prenait des élans vertigineux, s’arrêtait, repartait sans cesse. Des ordres murmurés circulaient parmi les hommes et, de temps à autre, un petit bruit sec et métallique claquait. La forme errante se rapprocha brusquement, et l’on vit venir au grand trot, l’un derrière l’autre, douze uhlans perdus dans la nuit. Une lueur terrible leur montra soudain deux cents hommes couchés devant eux. Une détonation rapide se perdit dans le silence de la neige, et tous les douze, avec leurs douze chevaux, tombèrent.

On attendit longtemps. Puis on se remit en marche. Le vieillard qu’on avait trouvé servait de guide.

Enfin une voix très lointaine cria : « Qui vive ! »

Un autre plus proche répondit un mot d’ordre.

On attendit encore ; des pourparlers s’engageaient. La neige avait cessé de tomber. Un vent froid balayait les nuages, et derrière eux, plus haut, d’innombrables étoiles scintillaient. Elles pâlirent et le ciel devint rose à l’Orient.

Un officier d’état-major vint recevoir le détachement. Mais comme il demandait qui l’on portait sur cette litière, elle s’agita ; deux petites mains écartèrent les grosses capotes bleues, et, rose comme l’aurore, avec des yeux plus clairs que n’étaient les étoiles disparues, et un sourire illuminant comme le soleil qui se levait, une mignonne figure répondit :

« C’est moi, monsieur. »

Les soldats, fous de joie, battirent des mains et portèrent la jeune fille en triomphe jusqu’au milieu du camp, qui prenait les armes. Bientôt après le général Carrel arrivait. À neuf heures les Prussiens attaquaient. Ils battaient en retraite à midi.

Le soir, comme le lieutenant Laré, rompu de fatigue, s’endormait sur une botte de paille, on vint le chercher de la part du général. Il le trouva sous sa tente, causant avec le vieillard qu’il avait rencontré dans la nuit. Aussitôt qu’il fut entré, le général le prit par la main et s’adressant à l’inconnu :

« Mon cher comte, dit-il, voici le jeune homme dont vous me parliez tout à l’heure ; un de mes meilleurs officiers. »

Il sourit, baissa la voix et reprit :

« Le meilleur. »

Puis, se tournant vers le lieutenant abasourdi, il présenta « le comte de Ronfé-Quédissac ».

Le vieillard lui prit les deux mains :

« Mon cher lieutenant, dit-il, vous avez sauvé la vie de ma fille, je n’ai qu’un moyen de vous remercier… vous viendrez dans quelques mois me dire…, si elle vous plaît… »

Un an après, jour pour jour, dans l’église Saint-Thomas-d’Aquin, le capitaine Laré épousait Mlle Louise-Hortense-Geneviève de Ronfé-Quédissac.

Elle apportait six cent mille francs de dot et était, disait-on, la plus jolie mariée qu’on eût encore vue cette année-là.


<t Coco, coco, coco frais !>

« Coco, coco, coco frais !»

J’avais entendu raconter la mort de mon oncle Ollivier.

Je savais qu’au moment où il allait expirer doucement, tranquillement, dans l’ombre de sa grande chambre dont on avait fermé les volets à cause d’un terrible soleil de juillet ; au milieu du silence étouffant de cette brûlante après-midi d’été, on entendit dans la rue une petite sonnette argentine. Puis, une voix claire traversa l’alourdissante chaleur : « Coco frais, rafraîchissez-vous — mesdames, — coco, coco, qui veut du coco ? »

Mon oncle fit un mouvement, quelque chose comme l’effleurement d’un sourire remua sa lèvre, une gaieté dernière brilla dans son œil qui, bientôt après, s’éteignit pour toujours.

J’assistais à l’ouverture du testament. Mon cousin Jacques héritait naturellement des biens de son père ; au mien, comme souvenir, étaient légués quelques meubles. La dernière clause me concernait. La voici : « À mon neveu Pierre, je laisse un manuscrit de quelques feuillets qu’on trouvera dans le tiroir gauche de mon secrétaire ; plus cinq cents francs pour acheter son fusil de chasse, et cent francs qu’il voudra bien remettre de ma part au premier marchand de coco qu’il rencontrera !… »

Ce fut une stupéfaction générale. Le manuscrit qui me fut remis m’expliqua ce legs surprenant.

Je le copie textuellement :

« L’homme a toujours vécu sous le joug des superstitions. On croyait autrefois qu’une étoile s’allumait en même temps que naissait un enfant ; qu’elle suivait les vicissitudes de sa vie, marquant les bonheurs par son éclat, les misères par son obscurcissement. On croit à l’influence des comètes, des années bissextiles, des vendredis, du nombre treize. On s’imagine que certaines gens jettent des sorts, le mauvais œil. On dit : “ Sa rencontre m’a toujours porté malheur. ” Tout cela est vrai. J’y crois. — Je m’explique : je ne crois pas à l’influence occulte des choses ou des êtres ; mais je crois au hasard bien ordonné. Il est certain que le hasard a fait s’accomplir des événements importants pendant que des comètes visitaient notre ciel ; qu’il en a placé dans les années bissextiles ; que certains malheurs remarqués sont tombés le vendredi, ou bien ont coïncidé avec le nombre treize ; que la vue de certaines personnes a concordé avec le retour de certains faits, etc. De là naissent les superstitions. Elles se forment d’une observation incomplète, superficielle, qui voit la cause dans la coïncidence et ne cherche pas au delà.

« Or, mon étoile à moi, ma comète, mon vendredi, mon nombre treize, mon jeteur de sorts, c’est bien certainement un marchand de coco.

« Le jour de ma naissance, m’a-t-on dit, il y en eut un qui cria toute la journée sous nos fenêtres.

« À huit ans, comme j’allais me promener avec ma bonne aux Champs-Élysées, et que nous traversions la grande avenue, un de ces industriels agita soudain sa sonnette derrière mon dos. Ma bonne regardait au loin un régiment qui passait ; je me retournai pour voir le marchand de coco. Une voiture à deux chevaux, luisante et rapide comme un éclair, arrivait sur nous. Le cocher cria. Ma bonne n’entendit pas ; moi non plus. Je me sentis renversé, roulé, meurtri… et je me trouvai, je ne sais comment, dans les bras du marchand de coco qui, pour me réconforter, me mit la bouche sous un de ses robinets, l’ouvrit et m’aspergea… ce qui me remit tout à fait.

« Ma bonne avait le nez cassé. Et si elle continua à regarder les régiments, les régiments ne la regardèrent plus.

« À seize ans, je venais d’acheter mon premier fusil, et, la veille de l’ouverture de la chasse, je me dirigeais vers le bureau de la diligence, en donnant le bras à ma vieille mère qui allait fort lentement à cause de ses rhumatismes. Tout à coup, derrière nous, j’entendis crier : « Coco, coco, coco frais ! » La voix se rapprocha, nous suivit, nous poursuivit ! Il me semblait qu’elle s’adressait à moi, que c’était une personnalité, une insulte. Je crus qu’on me regardait en riant : et l’homme criait toujours : « Coco frais ! » comme s’il se fût moqué de mon fusil brillant, de ma carnassière neuve, de mon costume de chasse tout «frais » en velours marron.

« Dans la voiture je l’entendais encore.

« Le lendemain, je n’abattis aucun gibier ; mais je tuai un chien courant que je pris pour un lièvre ; une jeune poule que je crus être une perdrix. Un petit oiseau se posa sur une haie ; je tirai, il s’envola ; mais un beuglement terrible me cloua sur place. Il dura jusqu’à la nuit… Hélas ! mon père dut payer la vache d’un pauvre fermier.

« À vingt-cinq ans, je vis, un matin, un vieux marchand de coco, très ridé, très courbé, qui marchait à peine, appuyé sur son bâton et comme écrasé par sa fontaine. Il me parut être une sorte de divinité, comme le patriarche, l’ancêtre, le grand chef de tous les marchands de coco du monde. Je bus un verre de coco et je le payai vingt sous. Une voix profonde, qui semblait plutôt sortir de la boîte en fer-blanc que de l’homme qui la portait, gémit : “ Cela vous portera bonheur, mon cher monsieur. ”

« Ce jour-là je fis la connaissance de ma femme qui me rendit toujours heureux.

« Enfin voici comment un marchand de coco m’empêcha d’être préfet.

« Une révolution venait d’avoir lieu. Je fus pris du besoin de devenir un homme public. J’étais riche, estimé, je connaissais un ministre ; je demandai une audience en indiquant le but de ma visite. Elle me fut accordée de la façon la plus aimable.

« Au jour dit (c’était en été, il faisait une chaleur terrible), je mis un pantalon clair, des gants clairs, des bottines de drap clair aux bouts de cuir verni. Les rues étaient brûlantes. On enfonçait dans les trottoirs qui fondaient ; et de gros tonneaux d’arrosage faisaient un cloaque des chaussées. De place en place des balayeurs faisaient un tas de cette boue chaude et pour ainsi dire factice, et la poussaient dans les égouts. Je ne pensais qu’à mon audience, et j’allais vite, quand je rencontrai un de ces flots vaseux ; je pris mon élan, une… deux… Un cri aigu, terrible, me perça les oreilles : “ Coco, coco, coco, qui veut du coco ? ” Je fis un mouvement involontaire des gens surpris ; je glissai… Ce fut une chose lamentable, atroce… j’étais assis dans cette fange… mon pantalon était devenu foncé, ma chemise blanche tachetée de boue ; mon chapeau nageait à côté de moi. La voix furieuse, enrouée à force de crier, hurlait toujours : “ Coco, coco ! ” Et devant moi vingt personnes, que secouait un rire formidable, faisaient d’horribles grimaces en me regardant.

« Je rentrai chez moi en courant. Je me changeai. L’heure de l’audience était passée. »

Le manuscrit se terminait ainsi :

« Fais-toi l’ami d’un marchand de coco, mon petit Pierre. Quant à moi, je m’en irai content de ce monde, si j’en entends crier un au moment de mourir. »

Le lendemain je rencontrai aux Champs-Élysées un vieux, très vieux porteur de fontaine qui paraissait fort misérable. Je lui donnai les cent francs de mon oncle. Il tressaillit stupéfait, puis me dit : « Grand merci, mon petit homme, cela vous portera bonheur. »


<t Papa de Simon (Le)>

Le Papa de Simon

Midi finissait de sonner. La porte de l’école s’ouvrit, et les gamins se précipitèrent en se bousculant pour sortir plus vite. Mais au lieu de se disperser rapidement et de rentrer dîner, comme ils le faisaient chaque jour, ils s’arrêtèrent à quelques pas, se réunirent par groupes et se mirent à chuchoter.

C’est que, ce matin-là, Simon, le fils de la Blanchotte, était venu à la classe pour la première fois.

Tous avaient entendu parler de la Blanchotte dans leurs familles ; et quoiqu’on lui fît bon accueil en public, les mères la traitaient entre elles avec une sorte de compassion un peu méprisante qui avait gagné les enfants sans qu’ils sussent du tout pourquoi.

Quant à Simon, ils ne le connaissaient pas, car il ne sortait jamais, et il ne galopinait point avec eux dans les rues du village ou sur les bords de la rivière. Aussi ne l’aimaient-ils guère ; et c’était avec une certaine joie, mêlée d’un étonnement considérable, qu’ils avaient accueilli et qu’ils s’étaient répété l’un à l’autre cette parole dite par un gars de quatorze ou quinze ans qui paraissait en savoir long tant il clignait finement des yeux :

« Vous savez… Simon… eh bien, il n’a pas de papa. »

Le fils de la Blanchotte parut à son tour sur le seuil de l’école.

Il avait sept ou huit ans. Il était un peu pâlot, très propre, avec l’air timide, presque gauche.

Il s’en retournait chez sa mère quand les groupes de ses camarades, chuchotant toujours et le regardant avec les yeux malins et cruels des enfants qui méditent un mauvais coup, l’entourèrent peu à peu et finirent par l’enfermer tout à fait. Il restait là, planté au milieu d’eux, surpris et embarrassé, sans comprendre ce qu’on allait lui faire. Mais le gars qui avait apporté la nouvelle, enorgueilli du succès obtenu déjà, lui demanda :

« Comment t’appelles-tu, toi ? »

Il répondit : « Simon.

— Simon quoi ? » reprit l’autre.

L’enfant répéta tout confus : « Simon. »

Le gars lui cria : « On s’appelle Simon quelque chose… c’est pas un nom, ça… Simon. »

Et lui, prêt à pleurer, répondit pour la troisième fois :

« Je m’appelle Simon. »

Les galopins se mirent à rire. Le gars triomphant éleva la voix : « Vous voyez bien qu’il n’a pas de papa. »

Un grand silence se fit. Les enfants étaient stupéfaits par cette chose extraordinaire, impossible, monstrueuse, — un garçon qui n’a pas de papa ; — ils le regardaient comme un phénomène, un être hors de la nature, et ils sentaient grandir en eux ce mépris, inexpliqué jusque-là, de leurs mères pour la Blanchotte.

Quant à Simon, il s’était appuyé contre un arbre pour ne pas tomber ; et il restait comme atterré par un désastre irréparable. Il cherchait à s’expliquer. Mais il ne pouvait rien trouver pour leur répondre, et démentir cette chose affreuse qu’il n’avait pas de papa. Enfin, livide, il leur cria à tout hasard : « Si, j’en ai un.

— Où est-il ? » demanda le gars.

Simon se tut ; il ne savait pas. Les enfants riaient, très excités ; et ces fils des champs, plus proches des bêtes, éprouvaient ce besoin cruel qui pousse les poules d’une basse-cour à achever l’une d’entre elles aussitôt qu’elle est blessée. Simon avisa tout à coup un petit voisin, le fils d’une veuve, qu’il avait toujours vu, comme lui-même, tout seul avec sa mère.

« Et toi non plus, dit-il, tu n’as pas de papa.

— Si, répondit l’autre, j’en ai un.

— Où est-il ? riposta Simon.

— Il est mort, déclara l’enfant avec une fierté superbe, il est au cimetière, mon papa. »

Un murmure d’approbation courut parmi les garnements, comme si ce fait d’avoir son père mort au cimetière eût grandi leur camarade pour écraser cet autre qui n’en avait point du tout. Et ces polissons, dont les pères étaient, pour la plupart, méchants, ivrognes, voleurs et durs à leurs femmes, se bousculaient en se serrant de plus en plus, comme si eux, les légitimes, eussent voulu étouffer dans une pression celui qui était hors la loi.

L’un, tout à coup, qui se trouvait contre Simon, lui tira la langue d’un air narquois et lui cria :

« Pas de papa ! pas de papa ! »

Simon le saisit à deux mains aux cheveux et se mit à lui cribler les jambes de coups de pied, pendant qu’il lui mordait la joue cruellement. Il se fit une bousculade énorme. Les deux combattants furent séparés, et Simon se trouva frappé, déchiré, meurtri, roulé par terre, au milieu du cercle des galopins qui applaudissaient. Comme il se relevait, en nettoyant machinalement avec sa main sa petite blouse toute sale de poussière, quelqu’un lui cria :

« Va le dire à ton papa. »

Alors il sentit dans son cœur un grand écroulement. Ils étaient plus forts que lui, ils l’avaient battu, et il ne pouvait point leur répondre, car il sentait bien que c’était vrai qu’il n’avait pas de papa. Plein d’orgueil, il essaya pendant quelques secondes de lutter contre les larmes qui l’étranglaient. Il eut une suffocation, puis, sans cris, il se mit à pleurer par grands sanglots qui le secouaient précipitamment.

Alors une joie féroce éclata chez ses ennemis, et naturellement, ainsi que les sauvages dans leurs gaietés terribles, ils se prirent par la main et se mirent à danser en rond autour de lui, en répétant comme un refrain : « Pas de papa ! pas de papa ! »

Mais Simon tout à coup cessa de sangloter. Une rage l’affola. Il y avait des pierres sous ses pieds ; il les ramassa et, de toutes ses forces, les lança contre ses bourreaux. Deux ou trois furent atteints et se sauvèrent en criant ; et il avait l’air tellement formidable qu’une panique eut lieu parmi les autres. Lâches, comme l’est toujours la foule devant un homme exaspéré, ils se débandèrent et s’enfuirent.

Resté seul, le petit enfant sans père se mit à courir vers les champs, car un souvenir lui était venu qui avait amené dans son esprit une grande résolution. Il voulait se noyer dans la rivière.

Il se rappelait en effet que, huit jours auparavant, un pauvre diable qui mendiait sa vie s’était jeté dans l’eau parce qu’il n’avait plus d’argent. Simon était là lorsqu’on le repêchait ; et le triste bonhomme, qui lui semblait ordinairement lamentable, malpropre et laid, l’avait alors frappé par son air tranquille, avec ses joues pâles, sa longue barbe mouillée et ses yeux ouverts, très calmes. On avait dit alentour : « Il est mort. » Quelqu’un avait ajouté : « Il est bien heureux maintenant. » Et Simon voulait aussi se noyer, parce qu’il n’avait pas de père, comme ce misérable qui n’avait pas d’argent.

Il arriva tout près de l’eau et la regarda couler. Quelques poissons folâtraient, rapides, dans le courant clair, et, par moments, faisaient un petit bond et happaient des mouches voltigeant à la surface. Il cessa de pleurer pour les voir, car leur manège l’intéressait beaucoup. Mais, parfois, comme dans les accalmies d’une tempête passent tout à coup de grandes rafales de vent qui font craquer les arbres et se perdent à l’horizon, cette pensée lui revenait avec une douleur aiguë : « Je vais me noyer parce que je n’ai point de papa. »

Il faisait très chaud, très bon. Le doux soleil chauffait l’herbe. L’eau brillait comme un miroir. Et Simon avait des minutes de béatitude, de cet alanguissement qui suit les larmes, où il lui venait de grandes envies de s’endormir là, sur l’herbe, dans la chaleur.

Une petite grenouille verte sauta sous ses pieds. Il essaya de la prendre. Elle lui échappa. Il la poursuivit et la manqua trois fois de suite. Enfin il la saisit par l’extrémité de ses pattes de derrière et il se mit à rire en voyant les efforts que faisait la bête pour s’échapper. Elle se ramassait sur ses grandes jambes, puis d’une détente brusque, les allongeait subitement, raides comme deux barres ; tandis que, l’œil tout rond avec son cercle d’or, elle battait l’air de ses pattes de devant qui s’agitaient comme des mains. Cela lui rappela un joujou fait avec d’étroites planchettes de bois clouées en zigzag les unes sur les autres, qui, par un mouvement semblable, conduisaient l’exercice de petits soldats piqués dessus. Alors, il pensa à sa maison, puis à sa mère, et, pris d’une grande tristesse, il recommença à pleurer. Des frissons lui passaient dans les membres ; il se mit à genoux et récita sa prière comme avant de s’endormir. Mais il ne put l’achever, car des sanglots lui revinrent si pressés, si tumultueux, qu’ils l’envahirent tout entier. Il ne pensait plus ; il ne voyait plus rien autour de lui et il n’était occupé qu’à pleurer.

Soudain, une lourde main s’appuya sur son épaule et une grosse voix lui demanda : « Qu’est-ce qui te fait donc tant de chagrin, mon bonhomme ? »

Simon se retourna. Un grand ouvrier qui avait une barbe et des cheveux noirs tout frisés le regardait d’un air bon. Il répondit avec des larmes plein les yeux et plein la gorge :

« Ils m’ont battu… parce que… je… je… n’ai pas… de papa… pas de papa.

— Comment, dit l’homme en souriant, mais tout le monde en a un. »

L’enfant reprit péniblement au milieu des spasmes de son chagrin : « Moi… moi… je n’en ai pas. »

Alors l’ouvrier devint grave ; il avait reconnu le fils de la Blanchotte, et, quoique nouveau dans le pays, il savait vaguement son histoire.

« Allons, dit-il, console-toi, mon garçon, et viens-t’en avec moi chez ta maman. On t’en donnera… un papa. »

Ils se mirent en route, le grand tenant le petit par la main, et l’homme souriait de nouveau, car il n’était pas fâché de voir cette Blanchotte, qui était, contait-on, une des plus belles filles du pays ; et il se disait peut-être, au fond de sa pensée, qu’une jeunesse qui avait failli pouvait bien faillir encore.

Ils arrivèrent devant une petite maison blanche, très propre.

« C’est là », dit l’enfant, et il cria : « Maman ! »

Une femme se montra, et l’ouvrier cessa brusquement de sourire, car il comprit tout de suite qu’on ne badinait plus avec cette grande fille pâle qui restait sévère sur sa porte, comme pour défendre à un homme le seuil de cette maison où elle avait été déjà trahie par un autre. Intimidé et sa casquette à la main, il balbutia :

« Tenez, madame, je vous ramène votre petit garçon qui s’était perdu près de la rivière. »

Mais Simon sauta au cou de sa mère et lui dit en se remettant à pleurer :

« Non, maman, j’ai voulu me noyer, parce que les autres m’ont battu… m’ont battu… parce que je n’ai pas de papa. »

Une rougeur cuisante couvrit les joues de la jeune femme, et, meurtrie jusqu’au fond de sa chair, elle embrassa son enfant avec violence pendant que des larmes rapides lui coulaient sur la figure. L’homme ému restait là, ne sachant comment partir. Mais Simon soudain courut vers lui et lui dit :

« Voulez-vous être mon papa ? »

Un grand silence se fit. La Blanchotte, muette et torturée de honte, s’appuyait contre le mur, les deux mains sur son cœur. L’enfant, voyant qu’on ne lui répondait point, reprit :

« Si vous ne voulez pas, je retournerai me noyer. »

L’ouvrier prit la chose en plaisanterie et répondit en riant :

« Mais oui, je veux bien.

— Comment est-ce que tu t’appelles, demanda alors l’enfant, pour que je réponde aux autres quand ils voudront savoir ton nom ?

— Philippe », répondit l’homme.

Simon se tut une seconde pour bien faire entrer ce nom-là dans sa tête, puis il tendit les bras, tout consolé, en disant :

« Eh bien ! Philippe, tu es mon papa. »

L’ouvrier, l’enlevant de terre, l’embrassa brusquement sur les deux joues, puis il s’enfuit très vite à grandes enjambées.

Quand l’enfant entra dans l’école, le lendemain, un rire méchant l’accueillit ; et à la sortie, lorsque le gars voulut recommencer, Simon lui jeta ces mots à la tête, comme il aurait fait d’une pierre : « Il s’appelle Philippe, mon papa. »

Des hurlements de joie jaillirent de tous les côtés :

«Philippe qui ?… Philippe quoi ?… Qu’est-ce que c’est que ça, Philippe ?… Où l’as-tu pris, ton Philippe ? »

Simon ne répondit rien ; et, inébranlable dans sa foi, il les défiait de l’œil, prêt à se laisser martyriser plutôt que de fuir devant eux. Le maître d’école le délivra et il retourna chez sa mère.

Pendant trois mois, le grand ouvrier Philippe passa souvent près de la maison de la Blanchotte et, quelquefois, il s’enhardissait à lui parler lorsqu’il la voyait cousant auprès de sa fenêtre. Elle lui répondait poliment, toujours grave, sans rire jamais avec lui, et sans le laisser entrer chez elle. Cependant, un peu fat, comme tous les hommes, il s’imagina qu’elle était souvent plus rouge que de coutume lorsqu’elle causait avec lui.

Mais une réputation tombée est si pénible à refaire et demeure toujours si fragile, que, malgré la réserve ombrageuse de la Blanchotte, on jasait déjà dans le pays.

Quant à Simon, il aimait beaucoup son nouveau papa et se promenait avec lui presque tous les soirs, la journée finie. Il allait assidûment à l’école et passait au milieu de ses camarades fort digne, sans leur répondre jamais.

Un jour, pourtant, le gars qui l’avait attaqué le premier lui dit :

« Tu as menti, tu n’as pas un papa qui s’appelle Philippe.

— Pourquoi ça ? » demanda Simon très ému.

Le gars se frottait les mains. Il reprit :

« Parce que si tu en avais un, il serait le mari de ta maman. »

Simon se troubla devant la justesse de ce raisonnement, néanmoins il répondit : « C’est mon papa tout de même.

— Ça se peut bien, dit le gars en ricanant, mais ce n’est pas ton papa tout à fait. »

Le petit à la Blanchotte courba la tête et s’en alla rêver du côté de la forge au père Loizon, où travaillait Philippe.

Cette forge était comme ensevelie sous des arbres. Il y faisait très sombre ; seule, la lueur rouge d’un foyer formidable éclairait par grands reflets cinq forgerons aux bras nus qui frappaient sur leurs enclumes avec un terrible fracas. Ils se tenaient debout, enflammés comme des démons, les yeux fixés sur le fer ardent qu’ils torturaient ; et leur lourde pensée montait et retombait avec leurs marteaux.

Simon entra sans être vu et alla tout doucement tirer son ami par la manche. Celui-ci se retourna. Soudain le travail s’interrompit, et tous les hommes regardèrent, très attentifs. Alors, au milieu de ce silence inaccoutumé, monta la petite voix frêle de Simon.

« Dis donc, Philippe, le gars à la Michaude qui m’a conté tout à l’heure que tu n’étais pas mon papa tout à fait.

— Pourquoi ça ? » demanda l’ouvrier.

L’enfant répondit avec toute sa naïveté :

« Parce que tu n’es pas le mari de maman. »

Personne ne rit. Philippe resta debout, appuyant son front sur le dos de ses grosses mains que supportait le manche de son marteau dressé sur l’enclume. Il rêvait. Ses quatre compagnons le regardaient et, tout petit entre ces géants, Simon, anxieux, attendait. Tout à coup, un des forgerons, répondant à la pensée de tous, dit à Philippe :

« C’est tout de même une bonne et brave fille que la Blanchotte, et vaillante et rangée malgré son malheur, et qui serait une digne femme pour un honnête homme.

— Ça, c’est vrai », dirent les trois autres.

L’ouvrier continua :

« Est-ce sa faute, à cette fille, si elle a failli ? On lui avait promis mariage, et j’en connais plus d’une qu’on respecte bien aujourd’hui et qui en a fait tout autant.

— Ça, c’est vrai », répondirent en chœur les trois hommes.

Il reprit : « Ce qu’elle a peiné la pauvre, pour élever son gars toute seule, et ce qu’elle a pleuré depuis qu’elle ne sort plus que pour aller à l’église, il n’y a que le bon Dieu qui le sait.

— C’est encore vrai », dirent les autres.

Alors on n’entendit plus que le soufflet qui activait le feu du foyer. Philippe, brusquement, se pencha vers Simon :

« Va dire à ta maman que j’irai lui parler ce soir. »

Puis il poussa l’enfant dehors par les épaules.

Il revint à son travail et, d’un seul coup, les cinq marteaux retombèrent ensemble sur les enclumes. Ils battirent ainsi le fer jusqu’à la nuit, forts, puissants, joyeux comme des marteaux satisfaits. Mais, de même que le bourdon d’une cathédrale résonne dans les jours de fête au-dessus du tintement des autres cloches, ainsi le marteau de Philippe, dominant le fracas des autres, s’abattait de seconde en seconde avec un vacarme assourdissant. Et lui, l’œil allumé, forgeait passionnément, debout dans les étincelles.

Le ciel était plein d’étoiles quand il vint frapper à la porte de la Blanchotte. Il avait sa blouse des dimanches, une chemise fraîche et la barbe faite. La jeune femme se montra sur le seuil et lui dit d’un air peiné : « C’est mal de venir ainsi la nuit tombée, monsieur Philippe. »

Il voulut répondre, balbutia et resta confus devant elle.

Elle reprit : « Vous comprenez bien pourtant qu’il ne faut plus que l’on parle de moi. »

Alors, lui, tout à coup :

« Qu’est-ce que ça fait, dit-il, si vous voulez être ma femme ! »

Aucune voix ne lui répondit, mais il crut entendre dans l’ombre de la chambre le bruit d’un corps qui s’affaissait. Il entra bien vite ; et Simon, qui était couché dans son lit, distingua le son d’un baiser et quelques mots que sa mère murmurait bien bas. Puis, tout à coup, il se sentit enlevé dans les mains de son ami, et celui-ci, le tenant au bout de ses bras d’hercule, lui cria :

« Tu leur diras, à tes camarades, que ton papa, c’est Philippe Remy, le forgeron, et qu’il ira tirer les oreilles à tous ceux qui te feront du mal. »

Le lendemain, comme l’école était pleine et que la classe allait commencer, le petit Simon se leva, tout pâle et les lèvres tremblantes : « Mon papa, dit-il, d’une voix claire, c’est Philippe Remy, le forgeron, et il a promis qu’il tirerait les oreilles à tous ceux qui me feraient du mal. »

Cette fois, personne ne rit plus, car on le connaissait bien ce Philippe Remy, le forgeron, et c’était un papa, celui-là, dont tout le monde eût été fier.


<t Boule de suif>

Boule de suif

Pendant plusieurs jours de suite des lambeaux d’armée en déroute avaient traversé la ville. Ce n’était point de la troupe, mais des hordes débandées. Les hommes avaient la barbe longue et sale, des uniformes en guenilles, et ils avançaient d’une allure molle, sans drapeau, sans régiment. Tous semblaient accablés, éreintés, incapables d’une pensée ou d’une résolution, marchant seulement par habitude, et tombant de fatigue sitôt qu’ils s’arrêtaient. On voyait surtout des mobilisés, gens pacifiques, rentiers tranquilles, pliant sous le poids du fusil ; des petits moblots alertes, faciles à l’épouvante et prompts à l’enthousiasme, prêts à l’attaque comme à la fuite ; puis, au milieu d’eux, quelques culottes rouges, débris d’une division moulue dans une grande bataille ; des artilleurs sombres alignés avec ces fantassins divers ; et, parfois, le casque brillant d’un dragon au pied pesant qui suivait avec peine la marche plus légère des lignards.

Des légions de francs-tireurs aux appellations héroïques : « les Vengeurs de la Défaite — les Citoyens de la Tombe — les Partageurs de la Mort » — passaient à leur tour, avec des airs de bandits.

Leurs chefs, anciens commerçants en draps ou en graines, ex-marchands de suif ou de savon, guerriers de circonstance, nommés officiers pour leurs écus ou la longueur de leurs moustaches, couverts d’armes, de flanelle et de galons, parlaient d’une voix retentissante, discutaient plans de campagne, et prétendaient soutenir seuls la France agonisante sur leurs épaules de fanfarons ; mais ils redoutaient parfois leurs propres soldats, gens de sac et de corde, souvent braves à outrance, pillards et débauchés.

Les Prussiens allaient entrer dans Rouen, disait-on.

La Garde nationale qui, depuis deux mois, faisait des reconnaissances très prudentes dans les bois voisins, fusillant parfois ses propres sentinelles, et se préparant au combat quand un petit lapin remuait sous des broussailles, était rentrée dans ses foyers. Ses armes, ses uniformes, tout son attirail meurtrier dont elle épouvantait naguère les bornes des routes nationales à trois lieues à la ronde, avaient subitement disparu.

Les derniers soldats français venaient enfin de traverser la Seine pour gagner Pont-Audemer par Saint-Sever et Bourg-Achard ; et, marchant après tous, le général, désespéré, ne pouvant rien tenter avec ces loques disparates, éperdu lui-même dans la grande débâcle d’un peuple habitué à vaincre et désastreusement battu malgré sa bravoure légendaire, s’en allait à pied, entre deux officiers d’ordonnance.

Puis un calme profond, une attente épouvantée et silencieuse avaient plané sur la cité. Beaucoup de bourgeois bedonnants, émasculés par le commerce, attendaient anxieusement les vainqueurs, tremblant qu’on ne considérât comme une arme leurs broches à rôtir ou leurs grands couteaux de cuisine.

La vie semblait arrêtée ; les boutiques étaient closes, la rue muette. Quelquefois un habitant, intimidé par ce silence, filait rapidement le long des murs.

L’angoisse de l’attente faisait désirer la venue de l’ennemi.

Dans l’après-midi du jour qui suivit le départ des troupes françaises, quelques uhlans, sortis on ne sait d’où, traversèrent la ville avec célérité. Puis, un peu plus tard, une masse noire descendit de la côte Sainte-Catherine, tandis que deux autres flots envahisseurs apparaissaient par les routes de Darnetal et de Boisguillaume. Les avant-gardes des trois corps, juste au même moment, se joignirent sur la place de l’Hôtel-de-Ville ; et, par toutes les rues voisines, l’armée allemande arrivait, déroulant ses bataillons qui faisaient sonner les pavés sous leur pas dur et rythmé.

Des commandements criés d’une voix inconnue et gutturale montaient le long des maisons qui semblaient mortes et désertes, tandis que, derrière les volets fermés, des yeux guettaient ces hommes victorieux, maîtres de la cité, des fortunes et des vies de par le « droit de guerre ». Les habitants, dans leurs chambres assombries, avaient l’affolement que donnent les cataclysmes, les grands bouleversements meurtriers de la terre, contre lesquels toute sagesse et toute force sont inutiles. Car la même sensation reparaît chaque fois que l’ordre établi des choses est renversé, que la sécurité n’existe plus, que tout ce que protégeaient les lois des hommes ou celles de la nature, se trouve à la merci d’une brutalité inconsciente et féroce. Le tremblement de terre écrasant sous les maisons croulantes un peuple entier ; le fleuve débordé qui roule les paysans noyés avec les cadavres des bœufs et les poutres arrachées aux toits, ou l’armée glorieuse massacrant ceux qui se défendent, emmenant les autres prisonniers, pillant au nom du Sabre et remerciant un Dieu au son du canon, sont autant de fléaux effrayants qui déconcertent toute croyance à la justice éternelle, toute la confiance qu’on nous enseigne en la protection du ciel et en la raison de l’homme.

Mais à chaque porte des petits détachements frappaient, puis disparaissaient dans les maisons. C’était l’occupation après l’invasion. Le devoir commençait pour les vaincus de se montrer gracieux envers les vainqueurs.

Au bout de quelque temps, une fois la première terreur disparue, un calme nouveau s’établit. Dans beaucoup de familles l’officier prussien mangeait à table. Il était parfois bien élevé, et, par politesse, plaignait la France, disait sa répugnance en prenant part à cette guerre. On lui était reconnaissant de ce sentiment ; puis on pouvait, un jour ou l’autre, avoir besoin de sa protection. En le ménageant on obtiendrait peut-être quelques hommes de moins à nourrir. Et pourquoi blesser quelqu’un dont on dépendait tout à fait ? Agir ainsi serait moins de la bravoure que de la témérité. — Et la témérité n’est plus un défaut des bourgeois de Rouen, comme au temps des défenses héroïques où s’illustra leur cité. — On se disait enfin, raison suprême tirée de l’urbanité française, qu’il demeurait bien permis d’être poli dans son intérieur pourvu qu’on ne se montrât pas familier en public, avec le soldat étranger. Au-dehors on ne se connaissait plus, mais dans la maison on causait volontiers, et l’Allemand demeurait plus longtemps, chaque soir, à se chauffer au foyer commun.

La ville même reprenait peu à peu de son aspect ordinaire. Les Français ne sortaient guère encore, mais les soldats prussiens grouillaient dans les rues. Du reste, les officiers de hussards bleus, qui traînaient avec arrogance leurs grands outils de mort sur le pavé, ne semblaient pas avoir pour les simples citoyens énormément plus de mépris que les officiers de chasseurs, qui, l’année d’avant, buvaient aux mêmes cafés.

Il y avait cependant quelque chose dans l’air, quelque chose de subtil et d’inconnu, une atmosphère étrangère intolérable, comme une odeur répandue, l’odeur de l’invasion. Elle emplissait les demeures et les places publiques, changeait le goût des aliments, donnait l’impression d’être en voyage, très loin, chez des tribus barbares et dangereuses.

Les vainqueurs exigeaient de l’argent, beaucoup d’argent. Les habitants payaient toujours ; ils étaient riches d’ailleurs. Mais plus un négociant normand devient opulent et plus il souffre de tout sacrifice, de toute parcelle de sa fortune qu’il voit passer aux mains d’un autre.

Cependant, à deux ou trois lieues sous la ville, en suivant le cours de la rivière, vers Croisset, Dieppedalle ou Biessart, les mariniers et les pêcheurs ramenaient souvent du fond de l’eau quelque cadavre d’Allemand gonflé dans son uniforme, tué d’un coup de couteau ou de savate, la tête écrasée par une pierre, ou jeté à l’eau d’une poussée du haut d’un pont. Les vases du fleuve ensevelissaient ces vengeances obscures, sauvages et légitimes, héroïsmes inconnus, attaques muettes, plus périlleuses que les batailles au grand jour et sans le retentissement de la gloire.

Car la haine de l’Étranger arme toujours quelques Intrépides prêts à mourir pour une Idée.

Enfin, comme les envahisseurs, bien qu’assujettissant la ville à leur inflexible discipline, n’avaient accompli aucune des horreurs que la renommée leur faisait commettre tout le long de leur marche triomphale, on s’enhardit, et le besoin du négoce travailla de nouveau le cœur des commerçants du pays. Quelques-uns avaient de gros intérêts engagés au Havre que l’armée française occupait, et ils voulurent tenter de gagner ce port en allant par terre à Dieppe où ils s’embarqueraient.

On employa l’influence des officiers allemands dont on avait fait la connaissance, et une autorisation de départ fut obtenue du général en chef.

Donc, une grande diligence à quatre chevaux ayant été retenue pour ce voyage, et dix personnes s’étant fait inscrire chez le voiturier, on résolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour éviter tout rassemblement.

Depuis quelque temps déjà la gelée avait durci la terre, et le lundi, vers trois heures, de gros nuages noirs venant du nord apportèrent la neige, qui tomba sans interruption pendant toute la soirée et toute la nuit.

À quatre heures et demie du matin, les voyageurs se réunirent dans la cour de l’Hôtel de Normandie, où l’on devait monter en voiture.

Ils étaient encore pleins de sommeil et grelottaient de froid sous leurs couvertures. On se voyait mal dans l’obscurité, et l’entassement des lourds vêtements d’hiver faisait ressembler tous ces corps à des curés obèses avec leurs longues soutanes. Mais deux hommes se reconnurent, un troisième les aborda, ils causèrent : « J’emmène ma femme, dit l’un. — J’en fais autant. — Et moi aussi. » Le premier ajouta : « Nous ne reviendrons pas à Rouen, et si les Prussiens approchent du Havre nous gagnerons l’Angleterre. » Tous avaient les mêmes projets, étant de complexion semblable.

Cependant on n’attelait pas la voiture. Une petite lanterne, que portait un valet d’écurie, sortait de temps à autre d’une porte obscure pour disparaître immédiatement dans une autre. Des pieds de chevaux frappaient la terre, amortis par le fumier des litières, et une voix d’homme parlant aux bêtes et jurant s’entendait au fond du bâtiment. Un léger murmure de grelots annonça qu’on maniait les harnais ; ce murmure devint bientôt un frémissement clair et continu, rythmé par le mouvement de l’animal, s’arrêtant parfois, puis reprenant dans une brusque secousse qu’accompagnait le bruit mat d’un sabot ferré battant le sol.

La porte subitement se ferma. Tout bruit cessa. Les bourgeois, gelés, s’étaient tus : ils demeuraient immobiles et roidis.

Un rideau de flocons blancs ininterrompu miroitait sans cesse en descendant vers la terre ; il effaçait les formes, poudrait les choses d’une mousse de glace, et l’on n’entendait plus, dans le grand silence de la ville calme et ensevelie sous l’hiver que ce froissement vague, innommable et flottant de la neige qui tombe, plutôt sensation que bruit, entremêlement d’atomes légers qui semblaient emplir l’espace, couvrir le monde.

L’homme reparut, avec sa lanterne, tirant au bout d’une corde un cheval triste qui ne venait pas volontiers. Il le plaça contre le timon, attacha les traits, tourna longtemps autour pour assurer les harnais, car il ne pouvait se servir que d’une main, l’autre portant sa lumière. Comme il allait chercher la seconde bête, il remarqua tous ces voyageurs immobiles, déjà blancs de neige, et leur dit : « Pourquoi ne montez-vous pas dans la voiture ? vous serez à l’abri, au moins. »

Ils n’y avaient pas songé, sans doute, et ils se précipitèrent. Les trois hommes installèrent leurs femmes dans le fond, montèrent ensuite ; puis les autres formes indécises et voilées prirent à leur tour les dernières places sans échanger une parole.

Le plancher était couvert de paille où les pieds s’enfoncèrent. Les dames du fond, ayant apporté des petites chaufferettes en cuivre avec un charbon chimique, allumèrent ces appareils, et, pendant quelque temps, à voix basse, elles en énumérèrent les avantages, se répétant des choses qu’elles savaient déjà depuis longtemps.

Enfin, la diligence étant attelée avec six chevaux au lieu de quatre à cause du tirage plus pénible, une voix de dehors demanda : « Tout le monde est-il monté ? » Une voix du dedans répondit : « Oui. » On partit.

La voiture avançait lentement, lentement, à tous petits pas. Les roues s’enfonçaient dans la neige ; le coffre entier geignait avec des craquements sourds ; les bêtes glissaient, soufflaient, fumaient, et le fouet gigantesque du cocher claquait sans repos, voltigeait de tous les côtés, se nouant et se déroulant comme un serpent mince, et cinglant brusquement quelque croupe rebondie qui se tendait alors sous un effort plus violent.

Mais le jour imperceptiblement grandissait. Ces flocons légers qu’un voyageur, Rouennais pur sang, avait comparés à une pluie de coton, ne tombaient plus. Une lueur sale filtrait à travers de gros nuages obscurs et lourds qui rendaient plus éclatante la blancheur de la campagne où apparaissaient tantôt une ligne de grands arbres vêtus de givre, tantôt une chaumière avec un capuchon de neige.

Dans la voiture on se regardait curieusement, à la triste clarté de cette aurore.

Tout au fond, aux meilleures places, sommeillaient, en face l’un de l’autre, M. et Mme Loiseau, des marchands de vin en gros de la rue Grand-Pont.

Ancien commis d’un patron ruiné dans les affaires, Loiseau avait acheté le fonds et fait fortune. Il vendait à très bon marché de très mauvais vin aux petits débitants des campagnes, et passait parmi ses connaissances et ses amis pour un fripon madré, un vrai Normand plein de ruses et de jovialité.

Sa réputation de filou était si bien établie, qu’un soir, à la préfecture, M. Tournel, auteur de fables et de chansons, esprit mordant et fin, une gloire locale, avait proposé aux dames qu’il voyait un peu somnolentes de faire une partie de « Loiseau vole » ; le mot lui-même vola à travers les salons du préfet, puis, gagnant ceux de la ville, avait fait rire pendant un mois toutes les mâchoires de la province.

Loiseau était en outre célèbre par ses farces de toute nature, ses plaisanteries bonnes ou mauvaises, et personne ne pouvait parler de lui sans ajouter immédiatement : « Il est impayable, ce Loiseau. »

De taille exiguë, il présentait un ventre en ballon surmonté d’une face rougeaude entre deux favoris grisonnants.

Sa femme, grande, forte, résolue, avec la voix haute et la décision rapide, était l’ordre et l’arithmétique de la maison de commerce qu’il animait par son activité joyeuse.

À côté d’eux se tenait, plus digne, appartenant à une caste supérieure, M. Carré-Lamadon, homme considérable, posé dans les cotons, propriétaire de trois filatures, officier de la Légion d’honneur et membre du Conseil général. Il était resté tout le temps de l’Empire chef de l’opposition bienveillante, uniquement pour se faire payer plus cher son ralliement à la cause qu’il combattait avec des armes courtoises, selon sa propre expression. Mme Carré-Lamadon, beaucoup plus jeune que son mari, demeurait la consolation des officiers de bonne famille envoyés à Rouen en garnison.

Elle faisait vis-à-vis à son époux, toute petite, toute mignonne, toute jolie, pelotonnée dans ses fourrures, et regardait d’un œil navré l’intérieur lamentable de la voiture.

Ses voisins, le comte et la comtesse Hubert de Bréville, portaient un des noms les plus anciens et les plus nobles de Normandie. Le comte, vieux gentilhomme de grande tournure, s’efforçait d’accentuer, par les artifices de sa toilette, sa ressemblance naturelle avec le roy Henri IV, qui, suivant une légende glorieuse pour la famille, avait rendu grosse une dame de Bréville, dont le mari, pour ce fait, était devenu comte et gouverneur de province.

Collègue de M. Carré-Lamadon au Conseil général, le comte Hubert représentait le parti orléaniste dans le département. L’histoire de son mariage avec la fille d’un petit armateur de Nantes était toujours demeurée mystérieuse. Mais, comme la comtesse avait grand air, recevait mieux que personne, passait même pour avoir été aimée par un des fils de Louis-Philippe, toute la noblesse lui faisait fête, et son salon demeurait le premier du pays, le seul où se conservât la vieille galanterie, et dont l’entrée fût difficile.

La fortune des Bréville, toute en biens-fonds, atteignait, disait-on, cinq cent mille livres de revenu.

Ces six personnes formaient le fond de la voiture, le côté de la société rentée, sereine et forte, des honnêtes gens autorisés qui ont de la Religion et des Principes.

Par un hasard étrange toutes les femmes se trouvaient sur le même banc ; et la comtesse avait encore pour voisines deux bonnes sœurs qui égrenaient de longs chapelets en marmottant des Pater et des Ave. L’une était vieille avec une face défoncée par la petite vérole comme si elle eût reçu à bout portant une bordée de mitraille en pleine figure. L’autre, très chétive, avait une tête jolie et maladive sur une poitrine de phtisique rongée par cette foi dévorante qui fait les martyrs et les illuminés.

En face des deux religieuses un homme et une femme attiraient les regards de tous.

L’homme, bien connu, était Cornudet le démoc, la terreur des gens respectables. Depuis vingt ans il trempait sa barbe rousse dans les bocks de tous les cafés démocratiques. Il avait mangé avec les frères et amis une assez belle fortune qu’il tenait de son père, ancien confiseur, et il attendait impatiemment la République pour obtenir enfin la place méritée par tant de consommations révolutionnaires. Au quatre septembre, par suite d’une farce peut-être, il s’était cru nommé préfet ; mais quand il voulut entrer en fonctions, les garçons de bureau, demeurés seuls maîtres de la place, refusèrent de le reconnaître, ce qui le contraignit à la retraite. Fort bon garçon du reste, inoffensif et serviable, il s’était occupé avec une ardeur incomparable d’organiser la défense. Il avait fait creuser des trous dans les plaines, coucher tous les jeunes arbres des forêts voisines, semé des pièges sur toutes les routes, et, à l’approche de l’ennemi, satisfait de ses préparatifs, il s’était vivement replié vers la ville. Il pensait maintenant se rendre plus utile au Havre, où de nouveaux retranchements allaient être nécessaires.

La femme, une de celles appelées galantes, était célèbre par son embonpoint précoce qui lui avait valu le surnom de Boule de suif. Petite, ronde de partout, grasse à lard, avec des doigts bouffis, étranglés aux phalanges, pareils à des chapelets de courtes saucisses, avec une peau luisante et tendue, une gorge énorme qui saillait sous sa robe, elle restait cependant appétissante et courue, tant sa fraîcheur faisait plaisir à voir. Sa figure était une pomme rouge, un bouton de pivoine prêt à fleurir, et là-dedans s’ouvraient, en haut, des yeux noirs magnifiques, ombragés de grands cils épais qui mettaient une ombre dedans ; en bas, une bouche charmante, étroite, humide pour le baiser, meublée de quenottes luisantes et microscopiques.

Elle était de plus, disait-on, pleine de qualités inappréciables.

Aussitôt qu’elle fut reconnue, des chuchotements coururent parmi les femmes honnêtes, et les mots de « prostituée », de « honte publique » furent chuchotés si haut qu’elle leva la tête. Alors elle promena sur ses voisins un regard tellement provocant et hardi qu’un grand silence aussitôt régna, et tout le monde baissa les yeux à l’exception de Loiseau, qui la guettait d’un air émoustillé.

Mais bientôt la conversation reprit entre les trois dames que la présence de cette fille avait rendues subitement amies, presque intimes. Elles devaient faire, leur semblait-il, comme un faisceau de leurs dignités d’épouses en face de cette vendue sans vergogne ; car l’amour légal le prend toujours de haut avec son libre confrère.

Les trois hommes aussi, rapprochés par un instinct de conservateurs à l’aspect de Cornudet, parlaient argent d’un certain ton dédaigneux pour les pauvres. Le comte Hubert disait les dégâts que lui avaient fait subir les Prussiens, les pertes qui résulteraient du bétail volé et des récoltes perdues, avec une assurance de grand seigneur dix fois millionnaire que ces ravages gêneraient à peine une année. M. Carré-Lamadon, fort éprouvé dans l’industrie cotonnière, avait eu soin d’envoyer six cent mille francs en Angleterre, une poire pour la soif qu’il se ménageait à toute occasion. Quant à Loiseau, il s’était arrangé pour vendre à l’Intendance française tous les vins communs qui lui restaient en cave, de sorte que l’État lui devait une somme formidable qu’il comptait bien toucher au Havre.

Et tous les trois se jetaient des coups d’œil rapides et amicaux. Bien que de conditions différentes, ils se sentaient frères par l’argent, de la grande franc-maçonnerie de ceux qui possèdent, qui font sonner de l’or en mettant la main dans la poche de leur culotte.

La voiture allait si lentement qu’à dix heures du matin on n’avait pas fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des côtes à pied. On commençait à s’inquiéter, car on devait déjeuner à Tôtes et l’on désespérait maintenant d’y parvenir avant la nuit. Chacun guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence sombra dans un amoncellement de neige, et il fallut deux heures pour la dégager.

L’appétit grandissait, troublait les esprits, et aucune gargote, aucun marchand de vin ne se montraient, l’approche des Prussiens et le passage des troupes françaises affamées ayant effrayé toutes les industries.

Les messieurs coururent aux provisions dans les fermes au bord du chemin, mais ils n’y trouvèrent pas même de pain, car le paysan, défiant, cachait ses réserves dans la crainte d’être pillé par les soldats qui, n’ayant rien à se mettre sous la dent, prenaient par force ce qu’ils découvraient.

Vers une heure de l’après-midi, Loiseau annonça que décidément il se sentait un rude creux dans l’estomac. Tout le monde souffrait comme lui depuis longtemps, et le violent besoin de manger, augmentant toujours, avait tué les conversations.

De temps en temps quelqu’un bâillait ; un autre presque aussitôt l’imitait, et chacun, à tour de rôle, suivant son caractère, son savoir-vivre et sa position sociale, ouvrait la bouche avec fracas ou modestement en portant vite sa main devant le trou béant d’où sortait une vapeur.

Boule de suif, à plusieurs reprises, se pencha comme si elle cherchait quelque chose sous ses jupons. Elle hésitait une seconde, regardait ses voisins, puis se redressait tranquillement. Les figures étaient pâles et crispées. Loiseau affirma qu’il payerait mille francs un jambonneau. Sa femme fit un geste comme pour protester, puis elle se calma. Elle souffrait toujours en entendant parler d’argent gaspillé, et ne comprenait même pas les plaisanteries sur ce sujet. « Le fait est que je ne me sens pas bien, dit le comte ; comment n’ai-je pas songé à apporter des provisions ? » Chacun se faisait le même reproche.

Cependant Cornudet avait une gourde pleine de rhum ; il en offrit : on refusa froidement. Loiseau seul en accepta deux gouttes, et, lorsqu’il rendit la gourde, il remercia : « C’est bon tout de même, ça réchauffe, et ça trompe l’appétit. » L’alcool le mit en belle humeur et il proposa de faire comme sur le petit navire de la chanson : de manger le plus gras des voyageurs. Cette allusion indirecte à Boule de suif choqua les gens bien élevés. On ne répondit pas ; Cornudet seul eut un sourire. Les deux bonnes sœurs avaient cessé de marmotter leur rosaire, et, les mains enfoncées dans leurs grandes manches, elles se tenaient immobiles, baissant obstinément les yeux, offrant sans doute au ciel la souffrance qu’il leur envoyait.

Enfin, à trois heures, comme on se trouvait au milieu d’une plaine interminable, sans un seul village en vue, Boule de suif, se baissant vivement, retira de sous la banquette un large panier couvert d’une serviette blanche.

Elle en sortit d’abord une petite assiette de faïence, une fine timbale en argent, puis une vaste terrine dans laquelle deux poulets entiers, tout découpés, avaient confit sous leur gelée, et l’on apercevait encore dans le panier d’autres bonnes choses enveloppées, des pâtés, des fruits, des friandises, les provisions préparées pour un voyage de trois jours, afin de ne point toucher à la cuisine des auberges. Quatre goulots de bouteilles passaient entre les paquets de nourriture. Elle prit une aile de poulet et, délicatement, se mit à la manger avec un de ces petits pains qu’on appelle « Régence » en Normandie.

Tous les regards étaient tendus vers elle. Puis l’odeur se répandit, élargissant les narines, faisant venir aux bouches une salive abondante avec une contraction douloureuse de la mâchoire sous les oreilles. Le mépris des dames pour cette fille devenait féroce, comme une envie de la tuer, ou de la jeter en bas de la voiture, dans la neige, elle, sa timbale, son panier et ses provisions.

Mais Loiseau dévorait des yeux la terrine de poulet. Il dit : « À la bonne heure, Madame a eu plus de précaution que nous. Il y a des personnes qui savent toujours penser à tout. » Elle leva la tête vers lui : « Si vous en désirez, monsieur ? C’est dur de jeûner depuis le matin. » Il salua : « Ma foi, franchement, je ne refuse pas, je n’en peux plus. À la guerre comme à la guerre, n’est-ce pas, madame ? » Et, jetant un regard circulaire, il ajouta : « Dans des moments comme celui-ci, on est bien aise de trouver des gens qui vous obligent. » Il avait un journal, qu’il étendit pour ne point tacher son pantalon, et sur la pointe d’un couteau toujours logé dans sa poche, il enleva une cuisse toute vernie de gelée, la dépeça des dents, puis la mâcha avec une satisfaction si évidente qu’il y eut dans la voiture un grand soupir de détresse.

Mais Boule de suif, d’une voix humble et douce, proposa aux bonnes sœurs de partager sa collation. Elles acceptèrent toutes les deux instantanément, et, sans lever les yeux, se mirent à manger très vite après avoir balbutié des remerciements. Cornudet ne refusa pas non plus les offres de sa voisine, et l’on forma avec les religieuses une sorte de table en développant des journaux sur les genoux.

Les bouches s’ouvraient et se fermaient sans cesse, avalaient, mastiquaient, engloutissaient férocement. Loiseau, dans son coin, travaillait dur, et, à voix basse, il engageait sa femme à l’imiter. Elle résista longtemps, puis, après une crispation qui lui parcourut les entrailles, elle céda. Alors son mari, arrondissant sa phrase, demanda à leur « charmante compagne » si elle lui permettait d’offrir un petit morceau à Mme Loiseau. Elle dit : « Mais oui, certainement, monsieur », avec un sourire aimable, et tendit la terrine.

Un embarras se produisit lorsqu’on eut débouché la première bouteille de bordeaux : il n’y avait qu’une timbale. On se la passa après l’avoir essuyée. Cornudet seul, par galanterie sans doute, posa ses lèvres à la place humide encore des lèvres de sa voisine.

Alors, entourés de gens qui mangeaient, suffoqués par les émanations des nourritures, le comte et la comtesse de Bréville, ainsi que M. et Mme Carré-Lamadon souffrirent ce supplice odieux qui a gardé le nom de Tantale. Tout d’un coup la jeune femme du manufacturier poussa un soupir qui fit retourner les têtes ; elle était aussi blanche que la neige du dehors ; ses yeux se fermèrent, son front tomba : elle avait perdu connaissance. Son mari, affolé, implorait le secours de tout le monde. Chacun perdait l’esprit, quand la plus âgée des bonnes sœurs, soutenant la tête de la malade, glissa entre ses lèvres la timbale de Boule de suif et lui fit avaler quelques gouttes de vin. La jolie dame remua, ouvrit les yeux, sourit, et déclara d’une voix mourante qu’elle se sentait fort bien maintenant. Mais, afin que cela ne se renouvelât plus, la religieuse la contraignit à boire un plein verre de bordeaux, et elle ajouta : « C’est la faim, pas autre chose. »

Alors Boule de suif, rougissante et embarrassée, balbutia en regardant les quatre voyageurs restés à jeun : « Mon Dieu, si j’osais offrir à ces messieurs et à ces dames… » Elle se tut, craignant un outrage. Loiseau prit la parole : « Eh, parbleu, dans des cas pareils tout le monde est frère et doit s’aider. Allons, mesdames, pas de cérémonie : acceptez, que diable ! Savons-nous si nous trouverons seulement une maison où passer la nuit ? Du train dont nous allons, nous ne serons pas à Tôtes avant demain midi. » On hésitait, personne n’osant assumer la responsabilité du « oui ». Mais le comte trancha la question. Il se tourna vers la grosse fille intimidée, et, prenant son grand air de gentilhomme, il lui dit : « Nous acceptons avec reconnaissance, madame. »

Le premier pas seul coûtait. Une fois le Rubicon passé on s’en donna carrément. Le panier fut vidé. Il contenait encore un pâté de foie gras, un pâté de mauviettes, un morceau de langue fumée, des poires de Crassane, un pavé de pont-l’évêque, des petits-fours et une tasse pleine de cornichons et d’oignons au vinaigre : Boule de suif, comme toutes les femmes, adorant les crudités.

On ne pouvait manger les provisions de cette fille sans lui parler. Donc on causa, avec réserve d’abord, puis, comme elle se tenait fort bien, on s’abandonna davantage. Mmes de Bréville et Carré-Lamadon, qui avaient un grand savoir-vivre, se firent gracieuses avec délicatesse. La comtesse surtout montra cette condescendance aimable des très nobles dames qu’aucun contact ne peut salir, et fut charmante. Mais la forte Mme Loiseau, qui avait une âme de gendarme, resta revêche, parlant peu et mangeant beaucoup.

On s’entretint de la guerre naturellement. On raconta des faits horribles des Prussiens, des traits de bravoure des Français ; et tous ces gens qui fuyaient rendirent hommage au courage des autres. Les histoires personnelles commencèrent bientôt et Boule de suif raconta, avec une émotion vraie, avec cette chaleur de parole qu’ont parfois les filles pour exprimer leurs emportements naturels, comment elle avait quitté Rouen : « J’ai cru d’abord que je pourrais rester, disait-elle. J’avais ma maison pleine de provisions, et j’aimais mieux nourrir quelques soldats que m’expatrier je ne sais où. Mais quand je les ai vus, ces Prussiens, ce fut plus fort que moi ! Ils m’ont tourné le sang de colère ; et j’ai pleuré de honte toute la journée. Oh ! si j’étais un homme, allez ! Je les regardais de ma fenêtre, ces gros porcs avec leur casque à pointe, et ma bonne me tenait les mains pour m’empêcher de leur jeter mon mobilier sur le dos. Puis il en est venu pour loger chez moi ; alors j’ai sauté à la gorge du premier. Ils ne sont pas plus difficiles à étrangler que d’autres ! Et je l’aurais terminé, celui-là, si l’on ne m’avait pas tirée par les cheveux. Il a fallu me cacher après ça. Enfin, quand j’ai trouvé une occasion, je suis partie, et me voici. »

On la félicita beaucoup. Elle grandissait dans l’estime de ses compagnons qui ne s’étaient pas montrés si crânes ; et Cornudet, en l’écoutant, gardait un sourire approbateur et bienveillant d’apôtre ; de même un prêtre entend un dévot louer Dieu, car les démocrates à longue barbe ont le monopole du patriotisme comme les hommes en soutane ont celui de la religion. Il parla à son tour d’un ton doctrinaire, avec l’emphase apprise dans les proclamations qu’on collait chaque jour aux murs, et il finit par un morceau d’éloquence où il étrillait magistralement cette « crapule de Badinguet ».

Mais Boule de suif aussitôt se fâcha, car elle était bonapartiste. Elle devenait plus rouge qu’une guigne et, bégayant d’indignation : « J’aurais bien voulu vous voir à sa place, vous autres. Ça aurait été du propre, ah oui ! C’est vous qui l’avez trahi, cet homme ! On n’aurait plus qu’à quitter la France si l’on était gouverné par des polissons comme vous ! » Cornudet, impassible, gardait un sourire dédaigneux et supérieur, mais on sentait que les gros mots allaient arriver quand le comte s’interposa et calma, non sans peine, la fille exaspérée, en proclamant avec autorité que toutes les opinions sincères étaient respectables. Cependant la comtesse et la manufacturière, qui avaient dans l’âme la haine irraisonnée des gens comme il faut pour la République, et cette instinctive tendresse que nourrissent toutes les femmes pour les gouvernements à panache et despotiques, se sentaient, malgré elles, attirées vers cette prostituée pleine de dignité, dont les sentiments ressemblaient si fort aux leurs.

Le panier était vide. À dix on l’avait tari sans peine, en regrettant qu’il ne fût pas plus grand. La conversation continua quelque temps, un peu refroidie néanmoins depuis qu’on avait fini de manger.

La nuit tombait, l’obscurité peu à peu devint profonde, et le froid, plus sensible pendant les digestions, faisait frissonner Boule de suif, malgré sa graisse. Alors Mme de Bréville lui proposa sa chaufferette dont le charbon depuis le matin avait été plusieurs fois renouvelé, et l’autre accepta tout de suite, car elle se sentait les pieds gelés. Mmes Carré-Lamadon et Loiseau donnèrent les leurs aux religieuses.

Le cocher avait allumé ses lanternes. Elles éclairaient d’une lueur vive un nuage de buée au-dessus de la croupe en sueur des timoniers, et, des deux côtés de la route, la neige qui semblait se dérouler sous le reflet mobile des lumières.

On ne distinguait plus rien dans la voiture ; mais tout à coup un mouvement se fit entre Boule de suif et Cornudet ; et Loiseau, dont l’œil fouillait l’ombre, crut voir l’homme à la grande barbe s’écarter vivement comme s’il eût reçu quelque bon coup lancé sans bruit.

Des petits points de feu parurent en avant sur la route. C’était Tôtes. On avait marché onze heures, ce qui, avec les deux heures de repos laissées en quatre fois aux chevaux pour manger l’avoine et souffler, faisait quatorze. On entra dans le bourg et devant l’Hôtel du Commerce on s’arrêta.

La portière s’ouvrit ! Un bruit bien connu fit tressaillir tous les voyageurs ; c’étaient les heurts d’un fourreau de sabre sur le sol. Aussitôt la voix d’un Allemand cria quelque chose.

Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait, comme si l’on se fût attendu à être massacré à la sortie. Alors le conducteur apparut tenant à la main une de ses lanternes qui éclaira subitement jusqu’au fond de la voiture les deux rangs de têtes effarées, dont les bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés de surprise et d’épouvante.

À côté du cocher se tenait, en pleine lumière, un officier allemand, un grand jeune homme excessivement mince et blond, serré dans son uniforme comme une fille en son corset, et portant sur le côté sa casquette plate et cirée qui le faisait ressembler au chasseur d’un hôtel anglais. Sa moustache démesurée, à longs poils droits, s’amincissant indéfiniment de chaque côté et terminée par un seul fil blond si mince qu’on n’en apercevait pas la fin, semblait peser sur les coins de sa bouche, et, tirant la joue, imprimait aux lèvres un pli tombant.

Il invita en français d’Alsacien les voyageurs à sortir, disant d’un ton raide : « Foulez-fous tescentre, messieurs et tames ? »

Les deux bonnes sœurs obéirent les premières avec une docilité de saintes filles habituées à toutes les soumissions. Le comte et la comtesse parurent ensuite, suivis du manufacturier et de sa femme, puis de Loiseau poussant devant lui sa grande moitié. Celui-ci, en mettant pied à terre, dit à l’officier : « Bonjour, monsieur », par un sentiment de prudence bien plus que de politesse. L’autre, insolent comme les gens tout-puissants, le regarda sans répondre.

Boule de suif et Cornudet, bien que près de la portière, descendirent les derniers, graves et hautains devant l’ennemi. La grosse fille tâchait de se dominer et d’être calme : le démoc tourmentait d’une main tragique et un peu tremblante sa longue barbe roussâtre. Ils voulaient garder de la dignité, comprenant qu’en ces rencontres-là chacun représente un peu son pays ; et pareillement révoltés par la souplesse de leurs compagnons, elle, tâchait de se montrer plus fière que ses voisines les femmes honnêtes, tandis que lui, sentant bien qu’il devait l’exemple, continuait en toute son attitude sa mission de résistance commencée au défoncement des routes.

On entra dans la vaste cuisine de l’auberge, et l’Allemand, s’étant fait présenter l’autorisation de départ signée par le général en chef et où étaient mentionnés les noms, le signalement et la profession de chaque voyageur, examina longuement tout ce monde, comparant les personnes aux renseignements écrits.

Puis il dit brusquement : « C’est pien », et il disparut.

Alors on respira. On avait faim encore ; le souper fut commandé. Une demi-heure était nécessaire pour l’apprêter ; et, pendant que deux servantes avaient l’air de s’en occuper, on alla visiter les chambres. Elles se trouvaient toutes dans un long couloir que terminait une porte vitrée marquée d’un numéro parlant.

Enfin on allait se mettre à table, quand le patron de l’auberge parut lui-même. C’était un ancien marchand de chevaux, un gros homme asthmatique, qui avait toujours des sifflements, des enrouements, des chants de glaires dans le larynx. Son père lui avait transmis le nom de Follenvie.

Il demanda :

« Mademoiselle Élisabeth Rousset ? »

Boule de suif tressaillit, se retourna :

« C’est moi.

— Mademoiselle, l’officier prussien veut vous parler immédiatement.

— À moi ?

— Oui, si vous êtes bien mademoiselle Élisabeth Rousset. »

Elle se troubla, réfléchit une seconde, puis déclara carrément :

« C’est possible, mais je n’irai pas. »

Un mouvement se fit autour d’elle ; chacun discutait, cherchait la cause de cet ordre. Le comte s’approcha :

« Vous avez tort, madame, car votre refus peut amener des difficultés considérables, non seulement pour vous, mais même pour tous vos compagnons. Il ne faut jamais résister aux gens qui sont les plus forts. Cette démarche assurément ne peut présenter aucun danger ; c’est sans doute pour quelque formalité oubliée. »

Tout le monde se joignit à lui, on la pria, on la pressa, on la sermonna, et l’on finit par la convaincre ; car tous redoutaient les complications qui pourraient résulter d’un coup de tête. Elle dit enfin :

« C’est pour vous que je le fais, bien sûr ! »

La comtesse lui prit la main :

« Et nous vous en remercions. »

Elle sortit. On l’attendit pour se mettre à table. Chacun se désolait de n’avoir pas été demandé à la place de cette fille violente et irascible, et préparait mentalement des platitudes pour le cas où on l’appellerait à son tour.

Mais au bout de dix minutes elle reparut, soufflant, rouge à suffoquer, exaspérée. Elle balbutiait : « Oh la canaille ! la canaille ! »

Tous s’empressaient pour savoir, mais elle ne dit rien ; et, comme le comte insistait, elle répondit avec une grande dignité : « Non, cela ne vous regarde pas, je ne peux pas parler. »

Alors on s’assit autour d’une haute soupière d’où sortait un parfum de choux. Malgré cette alerte, le souper fut gai. Le cidre était bon, le ménage Loiseau et les bonnes sœurs en prirent, par économie. Les autres demandèrent du vin ; Cornudet réclama de la bière. Il avait une façon particulière de déboucher la bouteille, de faire mousser le liquide, de le considérer en penchant le verre, qu’il élevait ensuite entre la lampe et son œil pour bien apprécier la couleur. Quand il buvait, sa grande barbe, qui avait gardé la nuance de son breuvage aimé, semblait tressaillir de tendresse ; ses yeux louchaient pour ne point perdre de vue sa chope, et il avait l’air de remplir l’unique fonction pour laquelle il était né. On eût dit qu’il établissait en son esprit un rapprochement et comme une affinité entre les deux grandes passions qui occupaient toute sa vie : le Pale-Ale et la Révolution ; et assurément il ne pouvait déguster l’un sans songer à l’autre.

M. et Mme Follenvie dînaient tout au bout de la table. L’homme, râlant comme une locomotive crevée, avait trop de tirage dans la poitrine pour pouvoir parler en mangeant ; mais la femme ne se taisait jamais. Elle raconta toutes ses impressions à l’arrivée des Prussiens, ce qu’ils faisaient, ce qu’ils disaient, les exécrant d’abord parce qu’ils lui coûtaient de l’argent, et, ensuite, parce qu’elle avait deux fils à l’armée. Elle s’adressait surtout à la comtesse, flattée de causer avec une dame de qualité.

Puis elle baissait la voix pour dire les choses délicates, et son mari, de temps en temps, l’interrompait : « Tu ferais mieux de te taire, madame Follenvie. » Mais elle n’en tenait aucun compte, et continuait :

« Oui, madame, ces gens-là, ça ne fait que manger des pommes de terre et du cochon, et puis du cochon et des pommes de terre. Et il ne faut pas croire qu’ils sont propres. — Oh non ! — Ils ordurent partout, sauf le respect que je vous dois. Et si vous les voyiez faire l’exercice pendant des heures et des jours ; ils sont là tous dans un champ : — Et marche en avant, et marche en arrière, et tourne par-ci, et tourne par-là. — S’ils cultivaient la terre au moins, ou s’ils travaillaient aux routes dans leur pays ! — Mais non, madame, ces militaires, ça n’est profitable à personne ! Faut-il que le pauvre peuple les nourrisse pour n’apprendre rien qu’à massacrer ! — Je ne suis qu’une vieille femme sans éducation, c’est vrai, mais en les voyant qui s’esquintent le tempérament à piétiner du matin au soir, je me dis : — Quand il y a des gens qui font tant de découvertes pour être utiles, faut-il que d’autres se donnent tant de mal pour être nuisibles ! Vraiment, n’est-ce pas une abomination de tuer des gens, qu’ils soient Prussiens, ou bien Anglais, ou bien Polonais, ou bien Français ? — Si l’on se revenge sur quelqu’un qui vous a fait tort, c’est mal, puisqu’on vous condamne ; mais quand on extermine nos garçons comme du gibier, avec des fusils, c’est donc bien, puisqu’on donne des décorations à celui qui en détruit le plus ? — Non, voyez-vous, je ne comprendrai jamais cela ! »

Cornudet éleva la voix :

« La guerre est une barbarie quand on attaque un voisin paisible ; c’est un devoir sacré quand on défend la patrie. »

La vieille femme baissa la tête :

« Oui, quand on se défend, c’est autre chose ; mais si l’on ne devrait pas plutôt tuer tous les rois qui font ça pour leur plaisir ? »

L’œil de Cornudet s’enflamma :

« Bravo citoyenne », dit-il.

M. Carré-Lamadon réfléchissait profondément. Bien qu’il fût fanatique des illustres capitaines, le bon sens de cette paysanne le faisait songer à l’opulence qu’apporteraient dans un pays tant de bras inoccupés et par conséquent ruineux, tant de forces qu’on entretient improductives, si on les employait aux grands travaux industriels qu’il faudra des siècles pour achever.

Mais Loiseau, quittant sa place, alla causer tout bas avec l’aubergiste. Le gros homme riait, toussait, crachait ; son énorme ventre sautillait de joie aux plaisanteries de son voisin, et il lui acheta six feuillettes de bordeaux pour le printemps, quand les Prussiens seraient partis.

Le souper à peine achevé, comme on était brisé de fatigue, on se coucha.

Cependant Loiseau, qui avait observé les choses, fit mettre au lit son épouse, puis colla tantôt son oreille et tantôt son œil au trou de la serrure, pour tâcher de découvrir ce qu’il appelait : « les mystères du corridor ».

Au bout d’une heure environ, il entendit un frôlement, regarda bien vite, et aperçut Boule de suif qui paraissait plus replète encore sous un peignoir de cachemire bleu, bordé de dentelles blanches. Elle tenait un bougeoir à la main et se dirigeait vers le gros numéro tout au fond du couloir. Mais une porte, à côté, s’entrouvrit, et, quand elle revint au bout de quelques minutes, Cornudet, en bretelles, la suivait. Ils parlaient bas, puis ils s’arrêtèrent. Boule de suif semblait défendre l’entrée de sa chambre avec énergie. Loiseau, malheureusement, n’entendait pas les paroles, mais à la fin, comme ils élevaient la voix, il put en saisir quelques-unes. Cornudet insistait avec vivacité. Il disait :

« Voyons, vous êtes bête, qu’est-ce que ça vous fait ? »

Elle avait l’air indignée et répondit :

« Non, mon cher, il y a des moments où ces choses-là ne se font pas ; et puis, ici, ce serait une honte. »

Il ne comprenait point, sans doute, et demanda pourquoi. Alors elle s’emporta, élevant encore le ton :

« Pourquoi ? Vous ne comprenez pas pourquoi ? Quand il y a des Prussiens dans la maison, dans la chambre à côté peut-être ? »

Il se tut. Cette pudeur patriotique de catin qui ne se laissait point caresser près de l’ennemi, dut réveiller en son cœur sa dignité défaillante, car, après l’avoir seulement embrassée, il regagna sa porte à pas de loup.

Loiseau, très allumé, quitta la serrure, battit un entrechat dans sa chambre, mit son madras, souleva le drap sous lequel gisait la dure carcasse de sa compagne qu’il réveilla d’un baiser en murmurant : « M’aimes-tu, chérie ? »

Alors toute la maison devint silencieuse. Mais bientôt s’éleva quelque part, dans une direction indéterminée qui pouvait être la cave aussi bien que le grenier, un ronflement puissant, monotone, régulier, un bruit sourd et prolongé, avec des tremblements de chaudière sous pression. M. Follenvie dormait.

Comme on avait décidé qu’on partirait à huit heures le lendemain, tout le monde se trouva dans la cuisine ; mais la voiture, dont la bâche avait un toit de neige, se dressait solitaire au milieu de la cour, sans chevaux et sans conducteur. On chercha en vain celui-ci dans les écuries, dans les fourrages, dans les remises. Alors tous les hommes se résolurent à battre le pays et ils sortirent. Ils se trouvèrent sur la place, avec l’église au fond et, des deux côtés, des maisons basses où l’on apercevait des soldats prussiens. Le premier qu’ils virent épluchait des pommes de terre. Le second, plus loin, lavait la boutique du coiffeur. Un autre, barbu jusqu’aux yeux, embrassait un mioche qui pleurait et le berçait sur ses genoux pour tâcher de l’apaiser ; et les grosses paysannes dont les hommes étaient à « l’armée de la guerre », indiquaient par signes à leurs vainqueurs obéissants le travail qu’il fallait entreprendre : fendre du bois, tremper la soupe, moudre le café ; un d’eux même lavait le linge de son hôtesse, une aïeule toute impotente.

Le comte, étonné, interrogea le bedeau qui sortait du presbytère. Le vieux rat d’église lui répondit : « Oh ! ceux-là ne sont pas méchants ; c’est pas des Prussiens, à ce qu’on dit. Ils sont de plus loin ; je ne sais pas bien d’où ; et ils ont tous laissé une femme et des enfants au pays ; ça ne les amuse pas, la guerre, allez ! Je suis sûr qu’on pleure bien aussi là-bas après les hommes ; et ça fournira une fameuse misère chez eux comme chez nous. Ici, encore, on n’est pas trop malheureux pour le moment, parce qu’ils ne font pas de mal et qu’ils travaillent comme s’ils étaient dans leurs maisons. Voyez-vous, monsieur, entre pauvres gens, faut bien qu’on s’aide… C’est les grands qui font la guerre. »

Cornudet, indigné de l’entente cordiale établie entre les vainqueurs et les vaincus, se retira, préférant s’enfermer dans l’auberge. Loiseau eut un mot pour rire : « Ils repeuplent. » M. Carré-Lamadon eut un mot grave : « Ils réparent. » Mais on ne trouvait pas le cocher. À la fin on le découvrit dans le café du village, attablé fraternellement avec l’ordonnance de l’officier. Le comte l’interpella :

« Ne vous avait-on pas donné l’ordre d’atteler pour huit heures ?

— Ah bien oui, mais on m’en a donné un autre depuis.

— Lequel ?

— De ne pas atteler du tout.

— Qui vous a donné cet ordre ?

— Ma foi ! le commandant prussien.

— Pourquoi ?

— Je n’en sais rien. Allez lui demander. On me défend d’atteler, moi je n’attelle pas. — Voilà.

— C’est lui-même qui vous a dit cela ?

— Non, monsieur, c’est l’aubergiste qui m’a donné l’ordre de sa part.

— Quand ça ?

— Hier soir, comme j’allais me coucher. » Les trois hommes rentrèrent fort inquiets.

On demanda M. Follenvie, mais la servante répondit que Monsieur, à cause de son asthme, ne se levait jamais avant dix heures. Il avait même formellement défendu de le réveiller plus tôt, excepté en cas d’incendie.

On voulut voir l’officier, mais cela était impossible absolument, bien qu’il logeât dans l’auberge. M. Follenvie seul était autorisé à lui parler pour les affaires civiles. Alors on attendit. Les femmes remontèrent dans leurs chambres, et des futilités les occupèrent.

Cornudet s’installa sous la haute cheminée de la cuisine, où flambait un grand feu. Il se fit apporter là une des petites tables du café, une canette, et il tira sa pipe qui jouissait parmi les démocrates d’une considération presque égale à la sienne, comme si elle avait servi la patrie en servant à Cornudet. C’était une superbe pipe en écume admirablement culottée, aussi noire que les dents de son maître, mais parfumée, recourbée, luisante, familière à sa main, et complétant sa physionomie. Et il demeura immobile, les yeux tantôt fixés sur la flamme du foyer, tantôt sur la mousse qui couronnait sa chope ; et chaque fois qu’il avait bu, il passait d’un air satisfait ses longs doigts maigres dans ses longs cheveux gras pendant qu’il humait sa moustache frangée d’écume.

Loiseau, sous prétexte de se dégourdir les jambes, alla placer du vin aux débitants du pays. Le comte et le manufacturier se mirent à causer politique. Ils prévoyaient l’avenir de la France. L’un croyait aux d’Orléans, l’autre à un sauveur inconnu, un héros qui se révélerait quand tout serait désespéré : un du Guesclin, une Jeanne d’Arc peut-être ? ou un autre Napoléon Ier ? Ah ! si le prince impérial n’était pas si jeune ! Cornudet, les écoutant, souriait en homme qui sait le mot des destinées. Sa pipe embaumait la cuisine.

Comme dix heures sonnaient, M. Follenvie parut. On l’interrogea bien vite ; mais il ne put que répéter deux ou trois fois, sans une variante, ces paroles : « L’officier m’a dit comme ça : “ Monsieur Follenvie, vous défendrez qu’on attelle demain la voiture de ces voyageurs. Je ne veux pas qu’ils partent sans mon ordre. Vous entendez. Ça suffit. ” »

Alors on voulut voir l’officier. Le comte lui envoya sa carte où M. Carré-Lamadon ajouta son nom et tous ses titres. Le Prussien fit répondre qu’il admettrait ces deux hommes à lui parler quand il aurait déjeuné, c’est-à-dire vers une heure.

Les dames reparurent et l’on mangea quelque peu, malgré l’inquiétude. Boule de suif semblait malade et prodigieusement troublée.

On achevait le café quand l’ordonnance vint chercher ces messieurs.

Loiseau se joignit aux deux premiers ; comme on essayait d’entraîner Cornudet pour donner plus de solennité à leur démarche, il déclara fièrement qu’il entendait n’avoir jamais aucun rapport avec les Allemands ; et il se remit dans sa cheminée, demandant une autre canette.

Les trois hommes montèrent et furent introduits dans la plus belle chambre de l’auberge où l’officier les reçut, étendu dans un fauteuil, les pieds sur la cheminée, fumant une longue pipe de porcelaine, et enveloppé par une robe de chambre flamboyante, dérobée sans doute dans la demeure abandonnée de quelque bourgeois de mauvais goût. Il ne se leva pas, ne les salua pas, ne les regarda pas. Il présentait un magnifique échantillon de la goujaterie naturelle au militaire victorieux.

Au bout de quelques instants il dit enfin :

« Qu’est-ce que fous foulez ? »

Le comte prit la parole : « Nous désirons partir, monsieur.

— Non.

— Oserai-je vous demander la cause de ce refus ?

— Parce que che ne feux pas.

— Je vous ferai respectueusement observer, monsieur, que votre général en chef nous a délivré une permission de départ pour gagner Dieppe ; et je ne pense pas que nous ayons rien fait pour mériter vos rigueurs.

— Che ne feux pas… foilà tout… Fous poufez tescentre. »

S’étant inclinés tous les trois ils se retirèrent.

L’après-midi fut lamentable. On ne comprenait rien à ce caprice d’Allemand ; et les idées les plus singulières troublaient les têtes. Tout le monde se tenait dans la cuisine, et l’on discutait sans fin, imaginant des choses invraisemblables. On voulait peut-être les garder comme otages — mais dans quel but ? — ou les emmener prisonniers ? ou, plutôt, leur demander une rançon considérable ? À cette pensée une panique les affola. Les plus riches étaient les plus épouvantés, se voyant déjà contraints, pour racheter leur vie, de verser des sacs pleins d’or entre les mains de ce soldat insolent. Ils se creusaient la cervelle pour découvrir des mensonges acceptables, dissimuler leurs richesses, se faire passer pour pauvres, très pauvres. Loiseau enleva sa chaîne de montre et la cacha dans sa poche. La nuit qui tombait augmenta les appréhensions. La lampe fut allumée, et comme on avait encore deux heures avant le dîner, Mme Loiseau proposa une partie de trente-et-un. Ce serait une distraction. On accepta. Cornudet lui-même, ayant éteint sa pipe par politesse, y prit part.

Le comte battit les cartes — donna — Boule de suif avait trente-et-un d’emblée ; et bientôt l’intérêt de la partie apaisa la crainte qui hantait les esprits. Mais Cornudet s’aperçut que le ménage Loiseau s’entendait pour tricher.

Comme on allait se mettre à table, M. Follenvie reparut ; et de sa voix graillonnante il prononça : « L’officier prussien fait demander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n’a pas encore changé d’avis. »

Boule de suif resta debout, toute pâle ; puis, devenant subitement cramoisie, elle eut un tel étouffement de colère qu’elle ne pouvait plus parler. Enfin elle éclata : « Vous lui direz à cette crapule, à ce saligaud, à cette charogne de Prussien, que jamais je ne voudrai ; vous entendez bien, jamais, jamais, jamais. »

Le gros aubergiste sortit. Alors Boule de suif fut entourée, interrogée, sollicitée par tout le monde de dévoiler le mystère de sa visite. Elle résista d’abord ; mais l’exaspération l’emporta bientôt : « Ce qu’il veut ?… ce qu’il veut ?… Il veut coucher avec moi ! » cria-t-elle. Personne ne se choqua du mot, tant l’indignation fut vive. Cornudet brisa sa chope en la reposant violemment sur la table. C’était une clameur de réprobation contre ce soudard ignoble, un souffle de colère, une union de tous pour la résistance, comme si l’on eût demandé à chacun une partie du sacrifice exigé d’elle. Le comte déclara avec dégoût que ces gens-là se conduisaient à la façon des anciens barbares. Les femmes surtout témoignèrent à Boule de suif une commisération énergique et caressante. Les bonnes sœurs, qui ne se montraient qu’aux repas, avaient baissé la tête et ne disaient rien.

On dîna néanmoins lorsque la première fureur fut apaisée ; mais on parla peu, on songeait.

Les dames se retirèrent de bonne heure ; et les hommes, tout en fumant, organisèrent un écarté auquel fut convié M. Follenvie qu’on avait l’intention d’interroger habilement sur les moyens à employer pour vaincre la résistance de l’officier. Mais il ne songeait qu’à ses cartes, sans rien écouter, sans rien répondre ; et il répétait sans cesse : « Au jeu, messieurs, au jeu. » Son attention était si tendue qu’il en oubliait de cracher, ce qui lui mettait parfois des points d’orgue dans la poitrine. Ses poumons sifflants donnaient toute la gamme de l’asthme, depuis les notes graves et profondes jusqu’aux enrouements aigus des jeunes coqs essayant de chanter.

Il refusa même de monter quand sa femme, qui tombait de sommeil, vint le chercher. Alors elle partit toute seule, car elle était « du matin », toujours levée avec le soleil, tandis que son homme était « du soir », toujours prêt à passer la nuit avec des amis. Il lui cria : « Tu placeras mon lait de poule devant le feu », et se remit à sa partie. Quand on vit bien qu’on n’en pourrait rien tirer on déclara qu’il était temps de s’en aller, et chacun gagna son lit.

On se leva encore d’assez bonne heure le lendemain, avec un espoir indéterminé, un désir plus grand de s’en aller, une terreur du jour à passer dans cette horrible petite auberge.

Hélas ! les chevaux restaient à l’écurie, le cocher demeurait invisible. On alla, par désœuvrement, tourner autour de la voiture.

Le déjeuner fut bien triste ; et il s’était produit comme un refroidissement vis-à-vis de Boule de suif, car la nuit, qui porte conseil, avait un peu modifié les jugements. On en voulait presque à cette fille, maintenant, de n’avoir pas été trouver secrètement le Prussien, afin de ménager, au réveil, une bonne surprise à ses compagnons. Quoi de plus simple ? Qui l’eût su d’ailleurs ? Elle aurait pu sauver les apparences en faisant dire à l’officier qu’elle prenait en pitié leur détresse. Pour elle ça avait si peu d’importance !

Mais personne n’avouait encore ces pensées.

Dans l’après-midi, comme on s’ennuyait à périr, le comte proposa de faire une promenade aux alentours du village. Chacun s’enveloppa avec soin et la petite société partit, à l’exception de Cornudet, qui préférait rester près du feu, et des bonnes sœurs, qui passaient leurs journées dans l’église ou chez le curé.

Le froid, plus intense de jour en jour, piquait cruellement le nez et les oreilles ; les pieds devenaient si douloureux que chaque pas était une souffrance ; et lorsque la campagne se découvrit, elle leur apparut si effroyablement lugubre sous cette blancheur illimitée que tout le monde aussitôt retourna, l’âme glacée et le cœur serré.

Les quatre femmes marchaient devant, les trois hommes suivaient, un peu derrière.

Loiseau, qui comprenait la situation, demanda tout à coup si cette « garce-là » allait les faire rester longtemps encore dans un pareil endroit. Le comte, toujours courtois, dit qu’on ne pouvait exiger d’une femme un sacrifice aussi pénible, et qu’il devait venir d’elle-même. M. Carré-Lamadon remarqua que si les Français faisaient, comme il en était question, un retour offensif par Dieppe, la rencontre ne pourrait avoir lieu qu’à Tôtes. Cette réflexion rendit les deux autres soucieux. « Si l’on se sauvait à pied », dit Loiseau. Le comte haussa les épaules : « Y songez-vous, dans cette neige ? avec nos femmes ? Et puis nous serions tout de suite poursuivis, rattrapés en dix minutes, et ramenés prisonniers à la merci des soldats. » C’était vrai ; on se tut.

Les dames parlaient toilette ; mais une certaine contrainte semblait les désunir.

Tout à coup, au bout de la rue, l’officier parut. Sur la neige qui fermait l’horizon il profilait sa grande taille de guêpe en uniforme, et marchait, les genoux écartés, de ce mouvement particulier aux militaires qui s’efforcent de ne point maculer leurs bottes soigneusement cirées.

Il s’inclina en passant près des dames, et regarda dédaigneusement les hommes qui eurent, du reste, la dignité de ne se point découvrir, bien que Loiseau ébauchât un geste pour retirer sa coiffure.

Boule de suif était devenue rouge jusqu’aux oreilles ; et les trois femmes mariées ressentaient une grande humiliation d’être ainsi rencontrées par ce soldat, dans la compagnie de cette fille qu’il avait si cavalièrement traitée.

Alors on parla de lui, de sa tournure, de son visage. Mme Carré-Lamadon, qui avait connu beaucoup d’officiers et qui les jugeait en connaisseur, trouvait celui-là pas mal du tout ; elle regrettait même qu’il ne fût pas Français, parce qu’il ferait un fort joli hussard dont toutes les femmes assurément raffoleraient.

Une fois rentrés, on ne sut plus que faire. Des paroles aigres furent même échangées à propos de choses insignifiantes. Le dîner silencieux dura peu, et chacun monta se coucher, espérant dormir pour tuer le temps.

On descendit le lendemain avec des visages fatigués et des cœurs exaspérés. Les femmes parlaient à peine à Boule de suif.

Une cloche tinta. C’était pour un baptême. La grosse fille avait un enfant élevé chez des paysans d’Yvetot. Elle ne le voyait pas une fois l’an, et n’y songeait jamais ; mais la pensée de celui qu’on allait baptiser lui jeta au cœur une tendresse subite et violente pour le sien, et elle voulut absolument assister à la cérémonie.

Aussitôt qu’elle fut partie, tout le monde se regarda, puis on rapprocha les chaises, car on sentait bien qu’à la fin il fallait décider quelque chose. Loiseau eut une inspiration : il était d’avis de proposer à l’officier de garder Boule de suif toute seule, et de laisser partir les autres.

M. Follenvie se chargea encore de la commission, mais il redescendit presque aussitôt. L’Allemand, qui connaissait la nature humaine, l’avait mis à la porte. Il prétendait retenir tout le monde tant que son désir ne serait pas satisfait.

Alors le tempérament populacier de Mme Loiseau éclata : « Nous n’allons pourtant pas mourir de vieillesse ici. Puisque c’est son métier, à cette gueuse, de faire ça avec tous les hommes, je trouve qu’elle n’a pas le droit de refuser l’un plutôt que l’autre. Je vous demande un peu, ça a pris tout ce qu’elle a trouvé dans Rouen, même des cochers ! oui, madame, le cocher de la préfecture ! Je le sais bien, moi, il achète son vin à la maison. Et aujourd’hui qu’il s’agit de nous tirer d’embarras, elle fait la mijaurée, cette morveuse !… Moi, je trouve qu’il se conduit très bien, cet officier. Il est peut-être privé depuis longtemps ; et nous étions là trois qu’il aurait sans doute préférées. Mais non, il se contente de celle à tout le monde. Il respecte les femmes mariées. Songez donc, il est le maître. Il n’avait qu’à dire : “ Je veux ”, et il pouvait nous prendre de force avec ses soldats. »

Les deux femmes eurent un petit frisson. Les yeux de la jolie Mme Carré-Lamadon brillaient, et elle était un peu pâle, comme si elle se sentait déjà prise de force par l’officier.

Les hommes, qui discutaient à l’écart, se rapprochèrent. Loiseau, furibond, voulait livrer « cette misérable » pieds et poings liés à l’ennemi. Mais le comte, issu de trois générations d’ambassadeurs, et doué d’un physique de diplomate, était partisan de l’habileté : « Il faudrait la décider », dit-il.

Alors on conspira.

Les femmes se serrèrent, le ton de la voix fut baissé, et la discussion devint générale, chacun donnant son avis. C’était fort convenable du reste. Ces dames surtout trouvaient des délicatesses de tournures, des subtilités d’expression charmantes, pour dire les choses les plus scabreuses. Un étranger n’aurait rien compris tant les précautions du langage étaient observées. Mais la légère tranche de pudeur dont est bardée toute femme du monde ne recouvrant que la surface, elles s’épanouissaient dans cette aventure polissonne, s’amusaient follement au fond, se sentant dans leur élément, tripotant de l’amour avec la sensualité d’un cuisinier gourmand qui prépare le souper d’un autre.

La gaieté revenait d’elle-même, tant l’histoire leur semblait drôle à la fin. Le comte trouva des plaisanteries un peu risquées, mais si bien dites qu’elles faisaient sourire. À son tour Loiseau lâcha quelques grivoiseries plus raides dont on ne se blessa point ; et la pensée brutalement exprimée par sa femme dominait tous les esprits : « Puisque c’est son métier à cette fille, pourquoi refuserait-elle celui-là plus qu’un autre ? » La gentille Mme Carré-Lamadon semblait même penser qu’à sa place elle refuserait celui-là moins qu’un autre.

On prépara longuement le blocus, comme pour une forteresse investie. Chacun convint du rôle qu’il jouerait, des arguments dont il s’appuierait, des manœuvres qu’il devrait exécuter. On régla le plan des attaques, les ruses à employer, et les surprises de l’assaut, pour forcer cette citadelle vivante à recevoir l’ennemi dans la place.

Cornudet cependant restait à l’écart, complètement étranger à cette affaire.

Une attention si profonde tendait les esprits, qu’on n’entendit point rentrer Boule de suif. Mais le comte souffla un léger : « Chut » qui fit relever tous les yeux. Elle était là. On se tut brusquement, et un certain embarras empêcha d’abord de lui parler. La comtesse, plus assouplie que les autres aux duplicités des salons, l’interrogea : « Était-ce amusant, ce baptême ? »

La grosse fille, encore émue, raconta tout, et les figures, et les attitudes, et l’aspect même de l’église. Elle ajouta : « C’est si bon de prier quelquefois. »

Cependant, jusqu’au déjeuner, ces dames se contentèrent d’être aimables avec elle, pour augmenter sa confiance et sa docilité à leurs conseils.

Aussitôt à table, on commença les approches. Ce fut d’abord une conversation vague sur le dévouement. On cita des exemples anciens : Judith et Holopherne, puis, sans aucune raison, Lucrèce avec Sextus, Cléopâtre faisant passer par sa couche tous les généraux ennemis, et les y réduisant à des servilités d’esclave. Alors se déroula une histoire fantaisiste, éclose dans l’imagination de ces millionnaires ignorants, où les citoyennes de Rome allaient endormir à Capoue Annibal entre leurs bras, et, avec lui, ses lieutenants, et les phalanges des mercenaires. On cita toutes les femmes qui ont arrêté des conquérants, fait de leur corps un champ de bataille, un moyen de dominer, une arme, qui ont vaincu par leurs caresses héroïques des êtres hideux ou détestés, et sacrifié leur chasteté à la vengeance et au dévouement.

On parla même en termes voilés de cette Anglaise de grande famille qui s’était laissé inoculer une horrible et contagieuse maladie pour la transmettre à Bonaparte sauvé miraculeusement, par une faiblesse subite, à l’heure du rendez-vous fatal.

Et tout cela était raconté d’une façon convenable et modérée, où parfois éclatait un enthousiasme voulu propre à exciter l’émulation.

On aurait pu croire, à la fin, que le seul rôle de la femme, ici-bas, était un perpétuel sacrifice de sa personne, un abandon continu aux caprices des soldatesques.

Les deux bonnes sœurs ne semblaient point entendre, perdues en des pensées profondes. Boule de suif ne disait rien.

Pendant toute l’après-midi on la laissa réfléchir. Mais, au lieu de l’appeler « madame » comme on avait fait jusque-là, on lui disait simplement « mademoiselle », sans que personne sût bien pourquoi, comme si l’on avait voulu la faire descendre d’un degré dans l’estime qu’elle avait escaladée, lui faire sentir sa situation honteuse.

Au moment où l’on servit le potage, M. Follenvie reparut, répétant sa phrase de la veille : « L’officier prussien fait demander à Mlle Élisabeth Rousset si elle n’a point encore changé d’avis. »

Boule de suif répondit sèchement : « Non, monsieur ».

Mais au dîner la coalition faiblit. Loiseau eut trois phrases malheureuses. Chacun se battait les flancs pour découvrir des exemples nouveaux et ne trouvait rien, quand la comtesse, sans préméditation peut-être, éprouvant un vague besoin de rendre hommage à la Religion, interrogea la plus âgée des bonnes sœurs sur les grands faits de la vie des saints. Or beaucoup avaient commis des actes qui seraient des crimes à nos yeux ; mais l’Église absout sans peine ces forfaits quand ils sont accomplis pour la gloire de Dieu, ou pour le bien du prochain. C’était un argument puissant ; la comtesse en profita. Alors, soit par une de ces ententes tacites, de ces complaisances voilées, où excelle quiconque porte un habit ecclésiastique, soit simplement par l’effet d’une inintelligence heureuse, d’une secourable bêtise, la vieille religieuse apporta à la conspiration un formidable appui. On la croyait timide, elle se montra hardie, verbeuse, violente. Celle-là n’était pas troublée par les tâtonnements de la casuistique ; sa doctrine semblait une barre de fer ; sa foi n’hésitait jamais ; sa conscience n’avait point de scrupules. Elle trouvait tout simple le sacrifice d’Abraham, car elle aurait immédiatement tué père et mère sur un ordre venu d’en haut ; et rien, à son avis, ne pouvait déplaire au Seigneur quand l’intention était louable. La comtesse, mettant à profit l’autorité sacrée de sa complice inattendue, lui fit faire comme une paraphrase édifiante de cet axiome de morale : « La fin justifie les moyens. »

Elle l’interrogeait :

« Alors, ma sœur, vous pensez que Dieu accepte toutes les voies, et pardonne le fait quand le motif est pur ?

— Qui pourrait en douter, madame ? Une action blâmable en soi devient souvent méritoire par la pensée qui l’inspire. »

Et elles continuaient ainsi, démêlant les volontés de Dieu, prévoyant ses décisions, le faisant s’intéresser à des choses qui, vraiment, ne le regardaient guère.

Tout cela était enveloppé, habile, discret. Mais chaque parole de la sainte fille en cornette faisait brèche dans la résistance indignée de la courtisane. Puis, la conversation se détournant un peu, la femme aux chapelets pendants parla des maisons de son ordre, de sa supérieure, d’elle-même, et de sa mignonne voisine la chère sœur Saint-Nicéphore. On les avait demandées au Havre pour soigner dans les hôpitaux des centaines de soldats atteints de la petite vérole. Elle les dépeignit, ces misérables, détailla leur maladie. Et tandis qu’elles étaient arrêtées en route par les caprices de ce Prussien, un grand nombre de Français pouvaient mourir qu’elles auraient sauvés peut-être ! C’était sa spécialité, à elle, de soigner les militaires ; elle avait été en Crimée, en Italie, en Autriche, et, racontant ses campagnes, elle se révéla tout à coup une de ces religieuses à tambours et à trompettes qui semblent faites pour suivre les camps, ramasser des blessés dans les remous des batailles, et, mieux qu’un chef, dompter d’un mot les grands soudards indisciplinés ; une vraie bonne sœur Ran-tan-plan dont la figure ravagée, crevée de trous sans nombre, paraissait une image des dévastations de la guerre.

Personne ne dit rien après elle, tant l’effet semblait excellent.

Aussitôt le repas terminé on remonta bien vite dans les chambres pour ne descendre, le lendemain, qu’assez tard dans la matinée.

Le déjeuner fut tranquille. On donnait à la graine semée la veille le temps de germer et de pousser ses fruits.

La comtesse proposa de faire une promenade dans l’après-midi ; alors le comte, comme il était convenu, prit le bras de Boule de suif, et demeura derrière les autres, avec elle.

Il lui parla de ce ton familier, paternel, un peu dédaigneux, que les hommes posés emploient avec les filles, l’appelant : « ma chère enfant », la traitant du haut de sa position sociale, de son honorabilité indiscutée. Il pénétra tout de suite au vif de la question :

« Donc vous préférez nous laisser ici, exposés comme vous-même à toutes les violences qui suivraient un échec des troupes prussiennes, plutôt que de consentir à une de ces complaisances que vous avez eues si souvent en votre vie ? »

Boule de suif ne répondit rien.

Il la prit par la douceur, par le raisonnement, par les sentiments. Il sut rester « monsieur le comte », tout en se montrant galant quand il le fallut, complimenteur, aimable enfin. Il exalta le service qu’elle leur rendrait, parla de leur reconnaissance ; puis soudain, la tutoyant gaiement : « Et tu sais, ma chère, il pourrait se vanter d’avoir goûté d’une jolie fille comme il n’en trouvera pas beaucoup dans son pays. »

Boule de suif ne répondit pas et rejoignit la société.

Aussitôt rentrée, elle monta chez elle et ne reparut plus. L’inquiétude était extrême. Qu’allait-elle faire ? Si elle résistait, quel embarras !

L’heure du dîner sonna ; on l’attendit en vain. M. Follenvie, entrant alors, annonça que Mlle Rousset se sentait indisposée, et qu’on pouvait se mettre à table. Tout le monde dressa l’oreille. Le comte s’approcha de l’aubergiste, et, tout bas : « Ça y est ? — Oui. » Par convenance, il ne dit rien à ses compagnons, mais il leur fit seulement un léger signe de la tête. Aussitôt un grand soupir de soulagement sortit de toutes les poitrines, une allégresse parut sur les visages. Loiseau cria : « Saperlipopette ! je paye du champagne si l’on en trouve dans l’établissement » ; et Mme Loiseau eut une angoisse lorsque le patron revint avec quatre bouteilles aux mains. Chacun était devenu subitement communicatif et bruyant ; une joie égrillarde emplissait les cœurs. Le comte parut s’apercevoir que Mme Carré-Lamadon était charmante, le manufacturier fit des compliments à la comtesse. La conversation fut vive, enjouée, pleine de traits.

Tout à coup, Loiseau, la face anxieuse et levant les bras, hurla : « Silence ! » Tout le monde se tut, surpris, presque effrayé déjà. Alors il tendit l’oreille en faisant « Chut » des deux mains, leva les yeux vers le plafond, écouta de nouveau, et reprit, de sa voix naturelle : « Rassurez-vous, tout va bien. »

On hésitait à comprendre, mais bientôt un sourire passa.

Au bout d’un quart d’heure il recommença la même farce, la renouvela souvent dans la soirée ; et il faisait semblant d’interpeller quelqu’un à l’étage au-dessus, en lui donnant des conseils à double sens puisés dans son esprit de commis voyageur. Par moments il prenait un air triste pour soupirer : « Pauvre fille ! » ou bien il murmurait entre ses dents d’un air rageur : « Gueux de Prussien, va ! » Quelquefois, au moment où l’on n’y songeait plus, il poussait d’une voix vibrante plusieurs : « Assez ! assez ! » et ajoutait, comme se parlant à lui-même : « Pourvu que nous la revoyions ; qu’il ne l’en fasse pas mourir, le misérable ! »

Bien que ces plaisanteries fussent d’un goût déplorable, elles amusaient et ne blessaient personne, car l’indignation dépend des milieux comme le reste, et l’atmosphère qui s’était peu à peu créée autour d’eux était chargée de pensées grivoises.

Au dessert, les femmes elles-mêmes firent des allusions spirituelles et discrètes. Les regards luisaient ; on avait bu beaucoup. Le comte, qui conservait même en ses écarts sa grande apparence de gravité, trouva une comparaison fort goûtée sur la fin des hivernages au pôle et la joie des naufragés qui voient s’ouvrir une route vers le sud.

Loiseau, lancé, se leva, un verre de champagne à la main : « Je bois à notre délivrance ! » Tout le monde fut debout ; on l’acclamait. Les deux bonnes sœurs, elles-mêmes, sollicitées par ces dames, consentirent à tremper leurs lèvres dans ce vin mousseux dont elles n’avaient jamais goûté. Elles déclarèrent que cela ressemblait à la limonade gazeuse, mais que c’était plus fin cependant.

Loiseau résuma la situation.

« C’est malheureux de ne pas avoir de piano parce qu’on pourrait pincer un quadrille. »

Cornudet n’avait pas dit un mot, pas fait un geste ; il paraissait même plongé dans des pensées très graves, et tirait parfois, d’un geste furieux, sa grande barbe qu’il semblait vouloir allonger encore. Enfin, vers minuit, comme on allait se séparer, Loiseau qui titubait, lui tapa soudain sur le ventre et lui dit en bredouillant : « Vous n’êtes pas farce, vous, ce soir ; vous ne dites rien, citoyen ? » Mais Cornudet releva brusquement la tête, et parcourant la société d’un regard luisant et terrible : « Je vous dis à tous que vous venez de faire une infamie ! » Il se leva, gagna la porte, répéta encore une fois : « Une infamie ! » et disparut.

Cela jeta un froid d’abord. Loiseau interloqué restait bête ; mais il reprit son aplomb, puis, tout à coup, se tordit en répétant : « Ils sont trop verts mon vieux, ils sont trop verts. » Comme on ne comprenait pas, il raconta les « mystères du corridor ». Alors il y eut une reprise de gaieté formidable. Ces dames s’amusaient comme des folles. Le comte et M. Carré-Lamadon pleuraient à force de rire. Ils ne pouvaient croire.

« Comment. Vous êtes sûr ? Il voulait…

— Je vous dis que je l’ai vu.

— Et, elle a refusé…

— Parce que le Prussien était dans la chambre à côté.

— Pas possible ?

— Je vous le jure. »

Le comte étouffait. L’industriel se comprimait le ventre à deux mains. Loiseau continuait :

« Et, vous comprenez, ce soir, il ne la trouve pas drôle, mais pas du tout. »

Et tous les trois repartaient, malades, essoufflés, toussant.

On se sépara là-dessus. Mais Mme Loiseau, qui était de la nature des orties, fit remarquer à son mari, au moment où ils se couchaient, que « cette chipie » de petite Carré-Lamadon avait ri jaune toute la soirée : « Tu sais, les femmes, quand ça en tient pour l’uniforme, qu’il soit Français ou bien Prussien ça leur est, ma foi, bien égal. Si ce n’est pas une pitié, Seigneur Dieu ! »

Et toute la nuit, dans l’obscurité du corridor coururent comme des frémissements, des bruits légers, à peine sensibles, pareils à des souffles, des effleurements de pieds nus, d’imperceptibles craquements. Et l’on ne dormit que très tard, assurément, car des filets de lumière glissèrent longtemps sous les portes. Le champagne a de ces effets-là ; il trouble, dit-on, le sommeil.

Le lendemain, un clair soleil d’hiver rendait la neige éblouissante. La diligence, attelée enfin, attendait devant la porte, tandis qu’une armée de pigeons blancs, rengorgés dans leurs plumes épaisses, avec un œil rose, taché, au milieu, d’un point noir, se promenaient gravement entre les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin fumant qu’ils éparpillaient.

Le cocher, enveloppé dans sa peau de mouton, grillait une pipe sur le siège, et tous les voyageurs radieux faisaient rapidement empaqueter des provisions pour le reste du voyage.

On n’attendait plus que Boule de suif. Elle parut.

Elle semblait un peu troublée, honteuse ; et elle s’avança timidement vers ses compagnons, qui, tous, d’un même mouvement, se détournèrent comme s’ils ne l’avaient pas aperçue. Le comte prit avec dignité le bras de sa femme et l’éloigna de ce contact impur.

La grosse fille s’arrêta, stupéfaite ; alors, ramassant tout son courage, elle aborda la femme du manufacturier d’un « bonjour, madame » humblement murmuré. L’autre fit de la tête seule un petit salut impertinent qu’elle accompagna d’un regard de vertu outragée. Tout le monde semblait affairé, et l’on se tenait loin d’elle comme si elle eût apporté une infection dans ses jupes. Puis on se précipita vers la voiture, où elle arriva seule, la dernière, et reprit en silence la place qu’elle avait occupée pendant la première partie de la route.

On semblait ne pas la voir, ne pas la connaître ; mais Mme Loiseau, la considérant de loin avec indignation, dit à mi-voix à son mari : « Heureusement que je ne suis pas à côté d’elle. »

La lourde voiture s’ébranla, et le voyage recommença.

On ne parla point d’abord. Boule de suif n’osait pas lever les yeux. Elle se sentait en même temps indignée contre tous ses voisins, et humiliée d’avoir cédé, souillée par les baisers de ce Prussien entre les bras duquel on l’avait hypocritement jetée.

Mais la comtesse, se tournant vers Mme Carré-Lamadon, rompit bientôt ce pénible silence.

« Vous connaissez, je crois, Mme d’Étrelles ?

— Oui, c’est une de mes amies.

— Quelle charmante femme !

— Ravissante ! Une vraie nature d’élite, fort instruite d’ailleurs, et artiste jusqu’au bout des doigts ; elle chante à ravir et dessine dans la perfection. »

Le manufacturier causait avec le comte, et au milieu du fracas des vitres un mot parfois jaillissait : « Coupon — échéance — prime — à terme. »

Loiseau, qui avait chipé le vieux jeu de cartes de l’auberge engraissé par cinq ans de frottement sur les tables mal essuyées, attaqua un bésigue avec sa femme.

Les bonnes sœurs prirent à leur ceinture le long rosaire qui pendait, firent ensemble le signe de la croix, et tout à coup leurs lèvres se mirent à remuer vivement, se hâtant de plus en plus, précipitant leur vague murmure comme pour une course d’oremus ; et de temps en temps elles baisaient une médaille, se signaient de nouveau, puis recommençaient leur marmottement rapide et continu.

Cornudet songeait, immobile.

Au bout de trois heures de route, Loiseau ramassa ses cartes : « Il fait faim », dit-il.

Alors sa femme atteignit un paquet ficelé d’où elle fit sortir un morceau de veau froid. Elle le découpa proprement par tranches minces et fermes, et tous deux se mirent à manger.

« Si nous en faisions autant », dit la comtesse. On y consentit et elle déballa les provisions préparées pour les deux ménages. C’était, dans un de ces vases allongés dont le couvercle porte un lièvre en faïence, pour indiquer qu’un lièvre en pâté gît au-dessous, une charcuterie succulente, où de blanches rivières de lard traversaient la chair brune du gibier, mêlée à d’autres viandes hachées fin. Un beau carré de gruyère, apporté dans un journal, gardait imprimé : « faits divers » sur sa pâte onctueuse.

Les deux bonnes sœurs développèrent un rond de saucisson qui sentait l’ail ; et Cornudet, plongeant les deux mains en même temps dans les vastes poches de son paletot sac, tira de l’une quatre œufs durs et de l’autre le croûton d’un pain. Il détacha la coque, la jeta sous ses pieds dans la paille et se mit à mordre à même les œufs, faisant tomber sur sa vaste barbe des parcelles de jaune clair qui semblaient, là dedans, des étoiles.

Boule de suif, dans la hâte et l’effarement de son lever, n’avait pu songer à rien ; et elle regardait exaspérée, suffoquant de rage, tous ces gens qui mangeaient placidement. Une colère tumultueuse la crispa d’abord, et elle ouvrit la bouche pour leur crier leur fait avec un flot d’injures qui lui montait aux lèvres ; mais elle ne pouvait pas parler tant l’exaspération l’étranglait.

Personne ne la regardait, ne songeait à elle. Elle se sentait noyée dans le mépris de ces gredins honnêtes qui l’avaient sacrifiée d’abord, rejetée ensuite, comme une chose malpropre et inutile. Alors elle songea à son grand panier tout plein de bonnes choses qu’ils avaient goulûment dévorées, à ses deux poulets luisants de gelée, à ses pâtés, à ses poires, à ses quatre bouteilles de bordeaux ; et sa fureur tombant soudain, comme une corde trop tendue qui casse, elle se sentit prête à pleurer. Elle fit des efforts terribles, se raidit, avala ses sanglots comme les enfants, mais les pleurs montaient, luisaient au bord de ses paupières, et bientôt deux grosses larmes se détachant des yeux roulèrent lentement sur ses joues. D’autres les suivirent plus rapides, coulant comme les gouttes d’eau qui filtrent d’une roche, et tombant régulièrement sur la courbe rebondie de sa poitrine. Elle restait droite, le regard fixe, la face rigide et pâle, espérant qu’on ne la verrait pas.

Mais la comtesse s’en aperçut et prévint son mari d’un signe. Il haussa les épaules comme pour dire : « Que voulez-vous ? ce n’est pas ma faute. » Mme Loiseau eut un rire muet de triomphe et murmura : « Elle pleure sa honte. »

Les deux bonnes sœurs s’étaient remises à prier après avoir roulé dans un papier le reste de leur saucisson.

Alors Cornudet, qui digérait ses œufs, étendit ses longues jambes sous la banquette d’en face, se renversa, croisa ses bras, sourit comme un homme qui vient de trouver une bonne farce, et se mit à siffloter La Marseillaise.

Toutes les figures se rembrunirent. Le chant populaire, assurément, ne plaisait point à ses voisins. Ils devinrent nerveux, agacés, et avaient l’air prêts à hurler comme des chiens qui entendent un orgue de barbarie.

Il s’en aperçut, ne s’arrêta plus. Parfois même il fredonnait les paroles :

Amour sacré de la patrie,

Conduis, soutiens, nos bras vengeurs,

Liberté, liberté, chérie,

Combats avec tes défenseurs !

On fuyait plus vite, la neige étant plus dure ; et jusqu’à Dieppe, pendant les longues heures mornes du voyage, à travers les cahots du chemin, par la nuit tombante, puis dans l’obscurité profonde de la voiture, il continua, avec une obstination féroce, son sifflement vengeur et monotone, contraignant les esprits las et exaspérés à suivre le chant d’un bout à l’autre, à se rappeler chaque parole qu’ils appliquaient sur chaque mesure.

Et Boule de suif pleurait toujours ; et parfois un sanglot qu’elle n’avait pu retenir passait, entre deux couplets, dans les ténèbres.


<t Dimanches d’un bourgeois de P. (Les)>

Les Dimanches d’un bourgeois de Paris

[I.] Préparatifs de voyage

Monsieur Patissot, né à Paris, après avoir fait, comme beaucoup d’autres, de mauvaises études au collège Henri IV, était entré dans un ministère par la protection d’une de ses tantes, qui tenait un débit de tabac où s’approvisionnait un chef de division.

Il avança très lentement et serait peut-être mort commis de quatrième classe, sans le paterne hasard qui dirige parfois nos destinées.

Il a aujourd’hui cinquante et deux ans, et c’est à cet âge seulement qu’il commence à parcourir, en touriste, toute cette partie de la France qui s’étend entre les fortifications et la province.

L’histoire de son avancement peut être utile à beaucoup d’employés, comme le récit de ses promenades servira sans doute à beaucoup de Parisiens qui les prendront pour itinéraires de leurs propres excursions, et sauront, par son exemple, éviter certaines mésaventures qui lui sont advenues.

M. Patissot, en 1854, ne touchait encore que 1.800 francs. Par un effet singulier de sa nature, il déplaisait à tous ses chefs, qui le laissaient languir dans l’attente éternelle et désespérée de l’augmentation, cet idéal de l’employé.

Il travaillait pourtant ; mais il ne savait pas le faire valoir : et puis il était trop fier, disait-il. Sa fierté consistait à ne jamais saluer ses supérieurs d’une façon vile et obséquieuse, comme le faisaient, à son avis, certains de ses collègues qu’il ne voulait pas nommer. Il ajoutait encore que sa franchise gênait bien des gens, car il s’élevait, comme tous les autres d’ailleurs, contre les passe-droits, les injustices, les tours de faveur donnés à des inconnus, étrangers à la bureaucratie. Mais sa voix indignée ne passait jamais la porte de la case où il besognait, selon son mot : « Je besogne… dans les deux sens, Monsieur. »

Comme employé d’abord, comme Français ensuite, comme homme d’ordre enfin, il se ralliait, par principe, à tout gouvernement établi, étant fanatique du pouvoir… autre que celui des chefs.

Chaque fois qu’il en trouvait l’occasion, il se postait sur le passage de l’Empereur afin d’avoir l’honneur de se découvrir : et il s’en allait tout orgueilleux d’avoir salué le chef de l’État.

À force de contempler le souverain, il fit comme beaucoup : l’imita dans la coupe de sa barbe, l’arrangement de ses cheveux, la forme de sa redingote, sa démarche, son geste — combien d’hommes, dans chaque pays, semblent des portraits du Prince ! — Il avait peut-être une vague ressemblance avec Napoléon III, mais ses cheveux étaient noirs — il les teignit. Alors la similitude fut absolue ; et, quand il rencontrait dans la rue un autre monsieur représentant aussi la figure impériale, il en était jaloux et le regardait dédaigneusement. Ce besoin d’imitation devint bientôt son idée fixe, et, ayant entendu un huissier des Tuileries contrefaire la voix de l’Empereur, il en prit à son tour les intonations et la lenteur calculée.

Il devint ainsi tellement pareil à son modèle qu’on les aurait confondus, et des gens au Ministère, de hauts fonctionnaires, murmuraient, trouvant la chose inconvenante, grossière même ; on en parla au ministre, qui manda cet employé devant lui. Mais à sa vue, il se mit à rire, et répéta deux ou trois fois : « C’est drôle, vraiment drôle ! » On l’entendit, et le lendemain, le supérieur direct de Patissot proposa son subordonné pour un avancement de trois cents francs, qu’il obtint immédiatement.

Depuis lors, il marcha d’une façon régulière, grâce à cette faculté simiesque d’imitation. Même une inquiétude vague, comme le pressentiment d’une haute fortune suspendue sur sa tête, gagnait ses chefs, qui lui parlaient avec déférence.

Mais, quand la République arriva, ce fut un désastre pour lui. Il se sentit noyé, fini, et, perdant la tête, cessa de se teindre, se rasa complètement et fit couper ses cheveux court, obtenant ainsi un aspect paterne et doux fort peu compromettant.

Alors, les chefs se vengèrent de la longue intimidation qu’il avait exercée sur eux, et, devenant tous républicains par instinct de conservation, ils le persécutèrent dans ses gratifications et entravèrent son avancement. Lui aussi changea d’opinion ; mais la République n’étant pas un personnage palpable et vivant à qui l’on peut ressembler, et les présidents se suivant avec rapidité, il se trouva plongé dans le plus cruel embarras, dans une détresse épouvantable, arrêté dans tous ses besoins d’imitation, après l’insuccès d’une tentative vers son idéal dernier : M. Thiers.

Mais il lui fallait une manifestation nouvelle de sa personnalité. Il chercha longtemps ; puis, un matin, il se présenta au bureau avec un chapeau neuf qui portait comme cocarde, au côté droit, une très petite rosette tricolore. Ses collègues furent stupéfaits ; on en rit toute la journée, et le lendemain encore, et la semaine, et le mois. Mais la gravité de son attitude à la fin les déconcerta ; et les chefs encore une fois furent inquiets. Quel mystère cachait ce signe ? Était-ce une simple affirmation de patriotisme ? — ou le témoignage de son ralliement à la République ? — ou peut-être la marque secrète de quelque affiliation puissante ? — Mais alors, pour la porter si obstinément, il fallait être bien assuré d’une protection occulte et formidable. Dans tous les cas il était sage de se tenir sur ses gardes, d’autant plus que son imperturbable sang-froid devant toutes les plaisanteries augmentait encore les inquiétudes. On le ménagea derechef, et son courage à la Gribouille le sauva, car il fut enfin nommé commis principal, le Ier janvier 1880.

Toute sa vie avait été sédentaire. Resté garçon par amour du repos et de la tranquillité, il exécrait le mouvement et le bruit. Ses dimanches étaient généralement passés à lire des romans d’aventures et à régler avec soin des transparents qu’il offrait ensuite à ses collègues. Il n’avait pris, en son existence, que trois congés, de huit jours chacun, pour déménager. Mais quelquefois, aux grandes fêtes, il partait par un train de plaisir à destination de Dieppe ou du Havre, afin d’élever son âme au spectacle imposant de la mer.

Il était plein de ce bon sens qui confine à la bêtise.

Il vivait depuis longtemps tranquille, avec économie, tempérant par prudence, chaste d’ailleurs par tempérament, quand une inquiétude horrible l’envahit. Dans la rue, un soir, tout à coup, un étourdissement le prit qui lui fit craindre une attaque. S’étant transporté chez un médecin, il en obtint, moyennant cent sous, cette ordonnance :

« M. X…, cinquante-deux ans, célibataire, employé. — Nature sanguine, menace de congestion. — Lotions d’eau froide, nourriture modérée, beaucoup d’exercice.

Montellier, d. m. p. »

Patissot fut atterré, et pendant un mois, dans son bureau, il garda tout le jour, autour du front, sa serviette mouillée, roulée en manière de turban, tandis que des gouttes d’eau, sans cesse, tombaient sur ses expéditions, qu’il lui fallait recommencer. Il relisait à tout instant l’ordonnance, avec l’espoir, sans doute d’y saisir un sens inaperçu, de pénétrer la pensée secrète du médecin, et de découvrir aussi quel exercice favorable pourrait bien le mettre à l’abri de l’apoplexie.

Alors il consulta ses amis, en leur exhibant le funeste papier. L’un d’eux lui conseilla la boxe. Il s’enquit aussitôt d’un professeur et reçut, dès le premier jour, sur le nez, un coup de poing droit qui le détacha à jamais de ce divertissement salutaire. La canne le fit râler d’essoufflement, et il fut si bien courbaturé par l’escrime, qu’il en demeura deux nuits sans dormir. Alors il eut une illumination. C’était de visiter à pied, chaque dimanche, les environs de Paris et même certaines parties de la capitale qu’il ne connaissait pas.

Son équipement pour ces voyages occupa son esprit pendant toute une semaine, et le dimanche, trentième jour de mai, il commença les préparatifs.

Après avoir lu toutes les réclames les plus baroques, que de pauvres diables, borgnes ou boiteux, distribuent au coin des rues avec importunité, il se rendit dans les magasins avec la simple intention de voir, se réservant d’acheter plus tard.

Il visita d’abord l’établissement d’un bottier soi-disant américain, demandant qu’on lui montrât de forts souliers pour voyages ! On lui exhiba des espèces d’appareils blindés en cuivre comme des navires de guerre, hérissés de pointes comme une herse de fer, et qu’on lui affirma être confectionnés en cuir de bison des Montagnes Rocheuses. Il fut tellement enthousiasmé qu’il en aurait volontiers acheté deux paires. Une seule lui suffisait cependant. Il s’en contenta ; et il partit, la portant sous son bras, qui fut bientôt tout engourdi.

Il se procura un pantalon de fatigue en velours à côtes, comme ceux des ouvriers charpentiers ; puis des guêtres de toile à voile passées à l’huile et montant jusqu’aux genoux.

Il lui fallut encore un sac de soldat pour ses provisions, une lunette marine afin de reconnaître les villages éloignés, pendus aux flancs des coteaux ; enfin une carte de l’état-major qui lui permettrait de se diriger, sans demander sa route, aux paysans courbés au milieu des champs.

Puis, pour supporter plus facilement la chaleur, il se résolut à acquérir un léger vêtement d’alpaga que la célèbre maison Raminau livrait en première qualité, suivant ses annonces, pour la modique somme de six francs cinquante centimes.

Il se rendit dans cet établissement, et un grand jeune homme distingué, avec une chevelure entretenue à la Capoul, des ongles roses comme ceux des dames, et un sourire toujours aimable, lui fit voir le vêtement demandé. Il ne répondait pas à la magnificence de l’annonce. Alors Patissot, hésitant, interrogea : « Mais enfin, monsieur, est-ce d’un bon usage ? » L’autre détourna les yeux avec un embarras bien joué comme un honnête homme qui ne veut pas tromper la confiance d’un client, et, baissant le ton d’un air hésitant : « Mon Dieu, monsieur, vous comprenez que pour six francs cinquante on ne peut pas livrer un article pareil à celui-ci, par exemple… » Et il prit un veston sensiblement mieux que le premier. Après l’avoir examiné, Patissot s’informa du prix. « Douze francs cinquante. » C’était tentant. Mais, avant de se décider, il interrogea de nouveau le grand jeune homme, qui le regardait fixement, en observateur. « Et… c’est très bon cela ? vous le garantissez ? — Oh ! certainement, monsieur, c’est excellent et souple ! Il ne faudrait pas, bien entendu, qu’il fût mouillé ! Oh ! pour être bon, c’est bon ; mais vous comprenez bien qu’il y a marchandise et marchandise. Pour le prix, c’est parfait. Douze francs cinquante, songez donc, ce n’est rien. Il est bien certain qu’une jaquette de vingt-cinq francs vaudra mieux. Pour vingt-cinq francs, vous avez tout ce qu’il y a de supérieur ; aussi fort que le drap, plus durable même. Quand il a plu, un coup de fer la remet à neuf. Cela ne change jamais de couleur, ne rougit pas au soleil. C’est en même temps plus chaud et plus léger. » Et il déployait sa marchandise, faisait miroiter l’étoffe, la froissait, la secouait, la tendait pour faire valoir l’excellence de la qualité. Il parlait interminablement, avec conviction, dissipant les hésitations par le geste et par la rhétorique.

Patissot fut convaincu, il acheta. L’aimable vendeur ficela le paquet, parlant encore, et devant la caisse, près de la porte, il continuait à vanter avec emphase la valeur de l’acquisition. Quand elle fut payée, il se tut soudain ; salua d’un « Au plaisir, monsieur » qu’accompagnait un sourire d’homme supérieur, et tenant le vantail ouvert, il regardait partir son client, qui tâchait en vain de le saluer, ses deux mains étant chargées de paquets.

M. Patissot, rentré chez lui, étudia avec soin son premier itinéraire et voulut essayer ses souliers, dont les garnitures ferrées faisaient des sortes de patins. Il glissa sur le plancher, tomba et se promit de faire attention. Puis il étendit sur des chaises toutes ses emplettes, qu’il considéra longtemps, et il s’endormit avec cette pensée : « C’est étrange que je n’aie pas songé plus tôt à faire des excursions à la campagne ! »


 [II.] Première sortie

M. Patissot travailla mal, toute la semaine, à son ministère. Il rêvait à l’excursion projetée pour le dimanche suivant, et un grand désir de campagne lui était venu tout à coup, un besoin de s’attendrir devant des arbres, cette soif d’idéal champêtre qui hante au printemps les Parisiens.

Il se coucha le samedi de bonne heure, et dès le jour il fut debout.

Sa fenêtre donnait sur une cour étroite et sombre, une sorte de cheminée où montaient sans cesse toutes les puanteurs des ménages pauvres. Il leva les yeux aussitôt vers le petit carré de ciel qui apparaissait entre les toits, et il aperçut un morceau de bleu foncé, plein de soleil déjà, traversé sans cesse par des vols d’hirondelles qu’on ne pouvait suivre qu’une seconde. Il se dit que, de là-haut, elles devaient découvrir la campagne lointaine, la verdure des coteaux boisés, tout un déploiement d’horizons.

Alors une envie désordonnée lui vint de se perdre dans la fraîcheur des feuilles. Il s’habilla bien vite, chaussa ses formidables souliers et demeura très longtemps à sangler ses guêtres dont il n’avait point l’habitude. Après avoir chargé sur le dos son sac bourré de viandes, de pain, de fromages et de bouteilles de vin (car l’exercice assurément lui creuserait l’estomac), il partit, sa canne à la main.

Il prit un pas de marche bien rythmé (celui des chasseurs, pensait-il), en sifflotant des airs gaillards qui rendaient plus légère son allure. Des gens se retournaient pour le voir, un chien jappa ; un cocher, en passant, lui cria : « Bon voyage, monsieur Dumolet ! » Mais lui s’en fichait carrément, et il allait sans se retourner, toujours plus vite, faisant, d’un air crâne, le moulinet avec sa canne.

La ville s’éveillait joyeuse, dans la chaleur et la lumière d’une belle journée de printemps. Les façades des maisons luisaient, les serins chantaient dans leurs cages, et une gaieté courait les rues, éclairait les visages, mettait un rire partout, comme un contentement des choses sous le clair soleil levant.

Il gagnait la Seine pour prendre l’hirondelle qui le déposerait à Saint-Cloud ; et, au milieu de l’ahurissement des passants, il suivit la rue de la Chaussée-d’Antin, le boulevard, la rue Royale, se comparant mentalement au Juif errant. En remontant sur un trottoir, les armatures ferrées de ses chaussures encore une fois glissèrent sur le granit, et lourdement il s’abattit, avec un bruit terrible dans son sac. Des passants le relevèrent, et il se remit en marche plus doucement, jusqu’à la Seine, où il attendit une hirondelle.

Là-bas, très loin, sous les ponts, il la vit apparaître, toute petite d’abord, puis plus grosse, grandissant toujours, et elle prenait en son esprit des allures de paquebot, comme s’il allait partir pour un long voyage, passer les mers, voir des peuples nouveaux et des choses inconnues. Elle accosta et il prit place. Des gens endimanchés étaient déjà dessus, avec des toilettes voyantes, des rubans de chapeau éclatants et de grosses figures écarlates. Patissot se plaça, tout à l’avant, debout, les jambes écartées à la façon des matelots, pour faire croire qu’il avait beaucoup navigué. Mais, comme il redoutait les petits remous des mouches, il s’arc-boutait sur sa canne, afin de bien maintenir son équilibre.

Après la station du Point-du-Jour, la rivière s’élargissait, tranquille sous la lumière éclatante ; puis, lorsqu’on eut passé entre deux îles, le bateau suivit un coteau tournant dont la verdure était pleine de maisons blanches. Une voix annonça le Bas-Meudon, puis Sèvres, enfin Saint-Cloud, et Patissot descendit.

Aussitôt sur le quai, il ouvrit sa carte de l’état-major, pour ne commettre aucune erreur.

C’était, du reste, très clair. Il allait par ce chemin trouver la Celle, tourner à gauche, obliquer un peu à droite, et gagner, par cette route, Versailles dont il visiterait le parc avant dîner.

Le chemin montait et Patissot soufflait, écrasé sous le sac, les jambes meurtries par ses guêtres, et traînant dans la poussière ses gros souliers, plus lourds que des boulets. Tout à coup, il s’arrêta avec un geste de désespoir. Dans la précipitation de son départ, il avait oublié sa lunette marine !

Enfin, voici les bois. Alors, malgré l’effroyable chaleur, malgré la sueur qui lui coulait du front, et le poids de son harnachement, et les soubresauts de son sac, il courut, ou plutôt il trotta vers la verdure, avec de petits bonds, comme les vieux chevaux poussifs.

Il entra sous l’ombre, dans une fraîcheur délicieuse, et un attendrissement le prit devant les multitudes de petites fleurs diverses, jaunes, rouges, bleues, violettes, fines, mignonnes, montées sur de longs fils, épanouies le long des fossés. Des insectes de toutes couleurs, de toutes les formes, trapus, allongés, extraordinaires de construction, des monstres effroyables et microscopiques, faisaient péniblement des ascensions de brins d’herbe qui ployaient sous leurs poids. Et Patissot admira sincèrement la création. Mais, comme il était exténué, il s’assit.

Alors il voulut manger. Une stupeur le prit devant l’intérieur de son sac. Une des bouteilles s’était cassée, dans sa chute assurément, et le liquide, retenu par l’imperméable toile cirée, avait fait une soupe au vin de ses nombreuses provisions.

Il mangea cependant une tranche de gigot bien essuyée, un morceau de jambon, des croûtes de pain ramollies et rouges, en se désaltérant avec du bordeaux fermenté, couvert d’une écume rose désagréable à l’œil.

Et, quand il se fut reposé plusieurs heures, après avoir de nouveau consulté sa carte, il repartit.

Au bout de quelque temps, il se trouva dans un carrefour que rien ne faisait prévoir. Il regarda le soleil, tâcha de s’orienter, réfléchit, étudia longtemps toutes les petites lignes croisées qui, sur le papier, figuraient des routes, et se convainquit bientôt qu’il était absolument égaré.

Devant lui s’ouvrait une ravissante allée dont le feuillage un peu grêle laissait pleuvoir partout, sur le sol, des gouttes de soleil qui illuminaient des marguerites blanches cachées dans les herbes. Elle était allongée interminablement, et vide, et calme. Seul, un gros frelon solitaire et bourdonnant la suivait, s’arrêtant parfois sur une fleur qu’il inclinait, et repartant presque aussitôt pour se reposer encore un peu plus loin. Son corps énorme semblait en velours brun rayé de jaune, porté par des ailes transparentes, et démesurément petites. Patissot l’observait avec un profond intérêt, quand quelque chose remua sous ses pieds. Il eut peur d’abord, et sauta de côté ; puis, se penchant avec précaution, il aperçut une grenouille, grosse comme une noisette, qui faisait des bonds énormes.

Il se baissa pour la prendre, mais elle lui glissa dans les mains. Alors, avec des précautions infinies, il se traîna vers elle, sur les genoux, avançant tout doucement, tandis que son sac, sur son dos, semblait une carapace énorme et lui donnait l’air d’une grosse tortue en marche. Quand il fut près de l’endroit où la bestiole s’était arrêtée, il prit ses mesures, jeta ses deux mains en avant, tomba le nez dans le gazon, se releva avec deux poignées de terre et point de grenouille. Il eut beau chercher, il ne la retrouva pas.

Dès qu’il se fut remis debout, il aperçut là-bas très loin, deux personnes qui venaient vers lui en faisant des signes. Une femme agitait son ombrelle, et un homme, en manches de chemise, portait sa redingote sur son bras. Puis la femme se mit à courir, appelant : « Monsieur ! monsieur ! » Il s’essuya le front et répondit : « Madame ! — Monsieur, nous sommes perdus, tout à fait perdus ! » Une pudeur l’empêcha de faire le même aveu et il affirma gravement : « Vous êtes sur la route de Versailles. — Comment, sur la route de Versailles ? mais nous allons à Rueil. » Il se troubla, puis répondit néanmoins effrontément : « Madame, je vais vous montrer, avec ma carte d’état-major, que vous êtes bien sur la route de Versailles. Le mari s’approchait. Il avait un aspect éperdu, désespéré. La femme, jeune, jolie, une brunette énergique, s’emporta, dès qu’il fut près d’elle : « Viens voir ce que tu as fait : nous sommes à Versailles, maintenant. Tiens, regarde la carte d’état-major que monsieur aura la bonté de te montrer. Sauras-tu lire seulement ? Mon Dieu ! mon Dieu ! comme il y a des gens stupides ! Je t’avais dit pourtant de prendre à droite, mais tu n’as pas voulu ; tu crois toujours tout savoir. » Le pauvre garçon semblait désolé. Il répondit : « Mais, ma bonne amie, c’est toi… » Elle ne le laissa pas achever, et lui reprocha toute sa vie, depuis leur mariage, jusqu’à l’heure présente. Lui tournait des yeux lamentables vers les taillis, dont il semblait vouloir pénétrer la profondeur et, de temps en temps, comme pris de folie, il poussait un cri perçant, quelque chose comme « tiiit » qui ne semblait nullement étonner sa femme, mais qui emplissait Patissot de stupéfaction.

La jeune dame, tout à coup, se tournant vers l’employé avec un sourire : « Si monsieur veut bien le permettre, nous ferons route avec lui pour ne pas nous égarer de nouveau et nous exposer à coucher dans le bois. » Ne pouvant refuser, il s’inclina, le cœur torturé d’inquiétudes, et ne sachant où il allait les conduire.

Ils marchèrent longtemps ; l’homme toujours criait « tiiit » ; le soir tomba. Le voile de brume qui couvre la campagne au crépuscule se déployait lentement, et une poésie flottait, faite de cette sensation de fraîcheur particulière et charmante qui emplit le bois à l’approche de la nuit. La petite femme avait pris le bras de Patissot et elle continuait, de sa bouche rose, à cracher des reproches pour son mari, qui, sans lui répondre, hurlait sans cesse « tiiit » de plus en plus fort. Le gros employé, à la fin, lui demanda : « Pourquoi criez-vous comme ça ? » L’autre avec des larmes dans les yeux, lui répondit : « C’est mon pauvre chien que j’ai perdu. — Comment ! vous avez perdu votre chien ? — Oui, nous l’avions élevé à Paris ; il n’était jamais venu à la campagne, et, quand il a vu des feuilles, il fut tellement content, qu’il s’est mis à courir comme un fou. Il est entré dans le bois, et j’ai eu beau l’appeler, il n’est pas revenu. Il va mourir de faim là-dedans… tiiit… » La femme haussait les épaules : « Quand on est aussi bête que toi, on n’a pas de chien ! » Mais il s’arrêta, se tâtant le corps fiévreusement. Elle le regardait : « Eh bien, quoi ! — Je n’ai pas fait attention que j’avais ma redingote sur mon bras… J’ai perdu mon portefeuille… Mon argent était dedans. » — Cette fois, elle suffoqua de colère : « Eh bien, va le chercher ! » Il répondit doucement : « Oui, mon amie ; où vous retrouverai-je ? » Patissot répondit hardiment : « Mais à Versailles ! » — Et, ayant entendu parler de l’hôtel des Réservoirs, il l’indiqua. Le mari se retourna et, courbé vers la terre que son œil anxieux parcourait, criant : « tiiit » à tout moment, il s’éloigna. — Il fut longtemps à disparaître ; l’ombre plus épaisse l’enveloppa ; et sa voix encore, de très loin, envoyait son « tiiit » lamentable, plus aigu à mesure que la nuit se faisait plus noire et que son espoir s’éteignait.

Patissot fut délicieusement ému quand il se trouva seul, sous l’ombre touffue des bois, à cette heure langoureuse du crépuscule, avec cette petite femme inconnue qui s’appuyait à son bras. Et, pour la première fois de sa vie égoïste, il pressentit le charme des poétiques amours, la douceur des abandons, et la participation de la nature à nos tendresses qu’elle enveloppe. Il cherchait des mots galants, qu’il ne trouva pas, d’ailleurs. Mais une grand-route se montra, des maisons apparurent à droite ; un homme passa. Patissot, tremblant, demanda le nom du pays. « Bougival. — Comment ! Bougival ? vous êtes sûr ? — Parbleu ! j’en suis. »

La femme riait comme une petite folle. — L’idée de son mari perdu la rendait malade de joie. — On dîna au bord de l’eau, dans un restaurant champêtre. Elle fut charmante, enjouée, racontant mille histoires drôles, qui tournaient un peu la cervelle de son voisin. — Puis, au départ, elle s’écria : « Mais j’y pense, je n’ai pas le sou, puisque mon mari a perdu son portefeuille. » — Patissot s’empressa, ouvrit sa bourse, offrit de prêter ce qu’il faudrait, tira un louis, s’imaginant qu’il ne pourrait présenter moins. Elle ne disait rien, mais elle tendit la main, prit l’argent, prononça un « merci » grave qu’un sourire suivit bientôt, noua en minaudant son chapeau devant la glace, ne permit pas qu’on l’accompagnât, maintenant qu’elle savait où aller, et partit finalement comme un oiseau qui s’envole, tandis que Patissot, très morne, faisait mentalement le compte des dépenses de la journée.

Il n’alla pas au ministère le lendemain, tant il avait la migraine.


 [III.] Chez un ami

Pendant toute la semaine, Patissot raconta son aventure, et il dépeignait poétiquement les lieux qu’il avait traversés, s’indignant de rencontrer si peu d’enthousiasme autour de lui. Seul, un vieil expéditionnaire toujours taciturne, M. Boivin, surnommé Boileau, lui prêtait une attention soutenue. Il habitait lui-même la campagne, avait un petit jardin qu’il cultivait avec soin, se contentait de peu, et était parfaitement heureux, disait-on. Patissot, maintenant, comprenait ses goûts, et la concordance de leurs aspirations les rendit tout de suite amis. Le père Boivin, pour cimenter cette sympathie naissante, l’invita à déjeuner pour le dimanche suivant dans sa petite maison de Colombes.

Patissot prit le train de huit heures et, après de nombreuses recherches, découvrit, juste au milieu de la ville, une espèce de ruelle obscure, un cloaque fangeux entre deux hautes murailles et, tout au bout, une porte pourrie, fermée avec une ficelle enroulée à deux clous. Il ouvrit et se trouva face à face avec un être innommable qui devait cependant être une femme. La poitrine semblait enveloppée de torchons sales, des jupons en loques pendaient autour des hanches, et, dans ses cheveux embroussaillés, des plumes de pigeons voltigeaient. Elle regardait le visiteur d’un air furieux avec ses petits yeux gris ; puis, après un moment de silence, elle demanda :

« Qu’est-ce que vous désirez ?

— M. Boivin.

— C’est ici. Qu’est-ce que vous lui voulez, à M. Boivin ? » Patissot, troublé, hésitait.

« Mais il m’attend. »

Elle eut l’air encore plus féroce et reprit :

« Ah ! c’est vous qui venez pour le déjeuner ? »

Il balbutia un « Oui » tremblant. Alors, se tournant vers la maison, elle cria d’une voix rageuse :

« Boivin, voilà ton homme ! »

Le petit père Boivin aussitôt parut sur le seuil d’une sorte de baraque en plâtre, couverte en zinc, avec un rez-de-chaussée seulement, et qui ressemblait à une chaufferette. Il avait un pantalon de coutil blanc maculé de taches de café et un panama crasseux. Après avoir serré les mains de Patissot, il l’emmena dans ce qu’il appelait son jardin : c’était, au bout d’un nouveau couloir fangeux, un petit carré de terre grand comme un mouchoir et entouré de maisons, si hautes, que le soleil y donnait seulement pendant deux ou trois heures par jour. Des pensées, des œillets, des ravenelles, quelques rosiers, agonisaient au fond de ce puits sans air et chauffé comme un four par la réverbération des toits.

« Je n’ai pas d’arbres, disait Boivin ; mais les murs des voisins m’en tiennent lieu, et j’ai de l’ombre comme dans un bois. »

Puis, prenant Patissot par un bouton :

« Vous allez me rendre un service. Vous avez vu la bourgeoise : elle n’est pas commode, hein ! Mais vous n’êtes pas au bout, attendez le déjeuner. Figurez-vous que, pour m’empêcher de sortir, elle ne me donne pas mes habits de bureau, et ne me laisse que des hardes trop usées pour la ville. Aujourd’hui j’ai des effets propres ; je lui ai dit que nous dînions ensemble. C’est entendu. Mais je ne peux pas arroser, de peur de tacher mon pantalon. Si je tache mon pantalon, tout est perdu ! j’ai compté sur vous, n’est-ce pas ? »

Patissot y consentit, ôta sa redingote, retroussa ses manches et se mit à fatiguer à tour de bras une espèce de pompe qui sifflait, soufflait, râlait comme un poitrinaire, pour lâcher un filet d’eau pareil à l’écoulement d’une fontaine Wallace. Il fallut dix minutes pour emplir un arrosoir. Patissot était en nage. Le père Boivin le guidait :

« Ici, à cette plante… encore un peu… Assez ! À cette autre. »

Mais l’arrosoir, percé, coulait, et les pieds de Patissot recevaient plus d’eau que les fleurs ; le bas de son pantalon, trempé, s’imprégnait de boue. Et vingt fois de suite, il recommença, retrempa ses pieds, ressua en faisant geindre le volant de la pompe ; et quand, exténué, il voulait s’arrêter, le père Boivin, suppliant, le tirait par le bras.

« Encore un arrosoir, un seul, et c’est fini. »

Pour le remercier, il lui fit don d’une rose ; mais d’une rose tellement épanouie qu’au contact de la redingote de Patissot elle s’effeuilla complètement, laissant à sa boutonnière une sorte de poire verdâtre qui l’étonna beaucoup. Il n’osa rien dire, par discrétion. Boivin fit semblant de ne pas voir.

Mais la voix éloignée de Mme Boivin se fit entendre :

« Viendrez-vous, à la fin ! Quand on vous dit que c’est prêt ! »

Ils se dirigèrent vers la chaufferette, aussi tremblants que deux coupables.

Si le jardin se trouvait à l’ombre, la maison, par contre, était en plein soleil, et aucune chaleur d’étuve n’égalait celle de ses appartements.

Trois assiettes, flanquées de couverts en étain mal lavés, se collaient sur la graisse ancienne d’une table de sapin, au milieu de laquelle un vase en terre contenait des filaments de vieux bouilli réchauffés dans un liquide quelconque, où nageaient des pommes de terre tachetées. On s’assit. On mangea.

Une grande carafe pleine d’eau légèrement teintée de rouge tirait l’œil de Patissot. Boivin, un peu confus, dit à sa femme :

« Dis donc, ma chérie, pour l’occasion, ne vas-tu pas nous donner un peu de vin pur ? »

Elle le dévisagea furieusement :

« Pour que vous vous grisiez tous les deux, n’est-ce pas, et que vous restiez à crier chez moi toute la journée ? Merci de l’occasion ! »

Il se tut. Après le ragoût, elle apporta un autre plat de pommes de terre accommodées avec un peu de lard tout à fait rance ; quand ce nouveau mets fut achevé, toujours en silence, elle déclara :

« C’est tout. Filez maintenant. »

Boivin la contemplait, stupéfait.

« Mais le pigeon ? le pigeon que tu plumais ce matin ? »

Elle mit ses mains sur ses hanches.

« Vous n’en avez pas assez peut-être ? Parce que tu amènes des gens, ce n’est pas une raison pour dévorer tout ce qu’il y a dans la maison. Qu’est-ce que je mangerai, moi, ce soir, monsieur ? »

Les deux hommes se levèrent, sortirent devant la porte, et le petit père Boivin, dit Boileau, coula dans l’oreille de Patissot :

« Attendez-moi une minute et nous filons ! »

Puis il passa dans la pièce à côté pour compléter sa toilette ; alors Patissot entendit ce dialogue :

« Donne-moi vingt sous, ma chérie ?

— Qu’est-ce que tu veux faire avec vingt sous ?

— Mais on ne sait pas ce qui peut arriver ; il est toujours bon d’avoir de l’argent. »

Elle hurla, pour être entendue du dehors :

« Non, monsieur, je ne te les donnerai pas ; puisque cet homme a déjeuné chez toi, c’est bien le moins qu’il paye tes dépenses de la journée. »

Le père Boivin revint prendre Patissot ; mais celui-ci, voulant être poli, s’inclina devant la maîtresse du logis, et balbutia :

« Madame… remerciements… gracieux accueil… »

Elle répondit :

« C’est bon, — mais n’allez pas me le ramener soûl, parce que vous auriez affaire à moi — vous savez ! »

Et ils partirent.

On gagna le bord de la Seine, en face d’une île plantée de peupliers. Boivin, regardant la rivière avec tendresse, serra le bras de son voisin :

« Hein ! dans huit jours, on y sera, monsieur Patissot.

— Où sera-t-on, monsieur Boivin ?

Mais… à la pêche : elle ouvre le quinze. »

Patissot eut un petit frémissement, comme lorsqu’on rencontre pour la première fois la femme qui ravagera votre âme. Il répondit :

« Ah !… vous êtes pêcheur, monsieur Boivin ?

— Si je suis pêcheur, monsieur ! Mais c’est ma passion, la pêche ! »

Alors Patissot l’interrogea avec un profond intérêt. Boivin lui nomma tous les poissons qui folâtraient sous cette eau noire… Et Patissot croyait les voir. Boivin énuméra les hameçons, les appâts, les lieux, les temps convenables pour chaque espèce… Et Patissot se sentait devenir plus pêcheur que Boivin lui-même. Ils convinrent que, le dimanche suivant, ils feraient l’ouverture ensemble, pour l’instruction de Patissot, qui se félicitait d’avoir découvert un initiateur aussi expérimenté.

On s’arrêta pour dîner devant une sorte de bouge obscur que fréquentaient les mariniers et toute la crapule des environs. Devant la porte, le père Boivin eut soin de dire :

« Ça n’a pas d’apparence, mais on y est fort bien. »

Ils se mirent à table. Dès le second verre d’argenteuil, Patissot comprit pourquoi Mme Boivin ne servait que de l’abondance à son mari : le petit bonhomme perdait la tête ; il pérorait, se leva, voulut faire des tours de force, se mêla, en pacificateur, à la querelle de deux ivrognes qui se battaient ; et il aurait été assommé avec Patissot sans l’intervention du patron. Au café, il était ivre à ne pouvoir marcher, malgré les efforts de son ami pour l’empêcher de boire ; et, quand ils partirent, Patissot le soutenait par les bras.

Ils s’enfoncèrent dans la nuit à travers la plaine, perdirent le sentier, errèrent longtemps ; puis, tout à coup, se trouvèrent au milieu d’une forêt de pieux, qui leur arrivaient à la hauteur du nez. C’était une vigne avec ses échalas. Ils circulèrent longtemps au travers, vacillants, affolés, revenant sur leurs pas sans parvenir à trouver le bout. À la fin, le petit père Boivin, dit Boileau, s’abattit sur un bâton qui lui déchira la figure et, sans s’émouvoir autrement, il demeura assis par terre, poussant de tout son gosier, avec une obstination d’ivrogne, des « la-i-tou » prolongés et retentissants, pendant que Patissot, éperdu, criait aux quatre points cardinaux :

« Holà, quelqu’un ! Holà, quelqu’un ! »

Un paysan attardé les secourut et les remit dans leur chemin.

Mais l’approche de la maison Boivin épouvantait Patissot. Enfin, on parvint à la porte, qui s’ouvrit brusquement devant eux, et, pareille aux antiques furies, Mme Boivin parut, une chandelle à la main. Dès qu’elle aperçut son mari, elle s’élança vers Patissot en vociférant : « Ah ! canaille ! je savais bien que vous alliez le soûler.» Le pauvre bonhomme eut une peur folle, lâcha son ami qui s’écroula dans la boue huileuse de la ruelle, et s’enfuit à toutes jambes jusqu’à la gare.


[IV.] Pêche à la ligne

La veille du jour où il devait, pour la première fois de sa vie, lancer un hameçon dans une rivière, M. Patissot se procura, contre la somme de 80 centimes, le Parfait pêcheur à la ligne. Il apprit, dans cet ouvrage, mille choses utiles, mais il fut particulièrement frappé par le style, et il retint le passage suivant :

« En un mot, voulez-vous, sans soins, sans documents, sans préceptes, voulez-vous réussir et pêcher avec succès à droite, à gauche ou devant vous, en descendant ou en remontant, avec cette allure de conquête qui n’admet pas de difficulté ? Eh bien ! pêchez avant, pendant et après l’orage, quand le ciel s’entrouvre et se zèbre de lignes de feu, quand la terre s’émeut par les roulements prolongés du tonnerre : alors, soit avidité, soit terreur, tous les poissons agités, turbulents, confondent leurs habitudes dans une sorte de galop universel.

« Dans cette confusion, suivez ou négligez tous les diagnostics des chances favorables, allez à la pêche, vous marchez à la victoire ! »

Puis, afin de pouvoir captiver en même temps des poissons de toutes grosseurs, il acheta trois instruments perfectionnés, cannes pour la ville, lignes sur le fleuve, se déployant démesurément au moyen d’une simple secousse. Pour le goujon, il eut des hameçons n° 15, du n° 12 pour la brème et il comptait bien, avec le n° 7, emplir son panier de carpes et de barbillons. Il n’acheta pas de vers de vase qu’il était sûr de trouver partout, mais il s’approvisionna d’asticots. Il en avait un grand pot tout plein ; et le soir, il les contempla. Les hideuses bêtes, répandant une puanteur immonde, grouillaient dans leur bain de son, comme elles font dans les viandes pourries ; et Patissot voulut s’exercer d’avance à les accrocher aux hameçons. Il en prit une avec répugnance ; mais, à peine l’eût-il posée sur la pointe aiguë de l’acier courbé qu’elle creva et se vida complètement. Il recommença vingt fois de suite sans plus de succès, et il aurait peut-être continué toute la nuit s’il n’eût craint d’épuiser toute sa provision de vermine.

Il partit par le premier train. La gare était pleine de gens armés de cannes à pêche. Les unes, comme celles de Patissot, semblaient de simples bambous ; mais les autres, d’un seul morceau, montaient dans l’air en s’amincissant. C’était comme une forêt de fines baguettes qui se heurtaient à tout moment, se mêlaient, semblaient se battre comme des épées, ou se balancer comme des mâts au-dessus d’un océan de chapeaux de paille à larges bords.

Quand la locomotive se mit en marche, on en voyait sortir de toutes les portières, et les impériales, d’un bout à l’autre du convoi, en étant hérissées, le train avait l’air d’une longue chenille qui se déroulait par la plaine.

On descendit à Courbevoie, et la diligence de Bezons fut emportée d’assaut. Un amoncellement de pêcheurs se tassa sur le toit, et comme ils tenaient leurs lignes à la main, la guimbarde prit tout à coup l’aspect d’un gros porc-épic.

Tout le long de la route on voyait des hommes se diriger dans le même sens, comme pour un immense pèlerinage vers une Jérusalem inconnue. Ils portaient leurs longs bâtons effilés, rappelant ceux des anciens fidèles revenus de Palestine, et une boîte en fer-blanc leur battait le dos. Ils se hâtaient.

À Bezons, le fleuve apparut. Sur ses deux bords, une file de personnes, des hommes en redingote, d’autres en coutil, d’autres en blouse ; des femmes, des enfants même, des jeunes filles prêtes à marier, pêchaient.

Patissot se rendit au barrage, où son ami Boivin l’attendait. L’accueil de ce dernier fut froid. Il venait de faire connaissance avec un gros monsieur de cinquante ans environ, qui paraissait très fort, et dont la figure était brûlée du soleil. Tous les trois, ayant loué un grand bateau, allèrent s’accrocher presque sous la chute du barrage, dans les remous où l’on prend le plus de poisson.

Boivin fut tout de suite prêt, et ayant amorcé sa ligne il la lança, puis il demeura immobile, fixant le petit flotteur avec une attention extraordinaire. Mais de temps en temps il retirait son fil de l’eau pour le jeter un peu plus loin. Le gros monsieur, quand il eut envoyé dans la rivière ses hameçons bien appâtés, posa la ligne à son côté, bourra sa pipe, l’alluma, se croisa les bras, et, sans un coup d’œil au bouchon, il regarda l’eau couler. Patissot recommença à crever des asticots. Au bout de cinq minutes, il interpella Boivin : « Monsieur Boivin, vous seriez bien aimable de mettre ces bêtes à mon hameçon. J’ai beau essayer, je n’arrive pas. » Boivin releva la tête : « Je vous prierai de ne pas me déranger, monsieur Patissot ; nous ne sommes pas ici pour nous amuser. » Cependant il amorça la ligne, que Patissot lança, imitant avec soin tous les mouvements de son ami.

La barque contre la chute d’eau dansait follement ; des vagues la secouaient, de brusques retours de courant la faisaient virer comme une toupie, quoiqu’elle fût amarrée par les deux bouts ; et Patissot, tout absorbé par la pêche, éprouvait un malaise vague, une lourdeur de tête, un étourdissement étrange.

On ne prenait rien cependant : le petit père Boivin, très nerveux, avait des gestes secs, des hochements de front désespérés ; Patissot en souffrait comme d’un désastre ; seul le gros monsieur, toujours immobile, fumait tranquillement, sans s’occuper de sa ligne. À la fin, Patissot, navré, se tourna vers lui, et, d’une voix triste :

« Ça ne mord pas ? »

L’autre répondit simplement :

« Parbleu ! »

Patissot, étonné, le considéra.

« En prenez-vous quelquefois beaucoup ?

— Jamais !

— Comment, jamais ? »

Le gros homme, tout en fumant comme une cheminée de fabrique, lâcha ces mots qui révolutionnèrent son voisin :

« Ça me gênerait rudement si ça mordait. Je ne viens pas pour pêcher, moi, je viens parce qu’on est très bien ici : on est secoué comme en mer ; si je prends une ligne, c’est pour faire comme les autres. »

M. Patissot, au contraire, ne se trouvait plus bien du tout. Son malaise, vague d’abord, augmentant toujours, prit une forme enfin. On était, en effet, secoué comme en mer, et il souffrait du mal des paquebots.

Après la première atteinte un peu calmée, il proposa de s’en aller ; mais Boivin, furieux, faillit lui sauter à la face. Cependant, le gros homme, pris de pitié, ramena la barque d’autorité, et, lorsque les étourdissements de Patissot furent dissipés, on s’occupa du déjeuner.

Deux restaurants se présentaient.

L’un tout petit, avec un aspect de guinguette, était fréquenté par le fretin des pêcheurs. L’autre, qui portait le nom de « Chalet des Tilleuls », ressemblait à une villa bourgeoise et avait pour clientèle l’aristocratie de la ligne. Les deux patrons, ennemis de naissance, se regardaient haineusement par-dessus un grand terrain qui les séparait, et où s’élevait la maison blanche du garde-pêche et du barragiste. Ces autorités, d’ailleurs, tenaient l’une pour la guinguette, l’autre pour les Tilleuls, et les dissentiments intérieurs de ces trois maisons isolées reproduisaient l’histoire de toute l’humanité.

Boivin, qui connaissait la guinguette y voulait aller : « On y est très bien servi, et ça n’est pas cher ; vous verrez. Du reste, monsieur Patissot, ne vous attendez pas à me griser comme vous avez fait dimanche dernier ; ma femme était furieuse, savez-vous, et elle a juré qu’elle ne vous pardonnerait jamais ! »

Le gros monsieur déclara qu’il ne mangerait qu’aux Tilleuls, parce que c’était, affirmait-il, une maison excellente, où l’on faisait la cuisine comme dans les meilleurs restaurants de Paris. « Faites comme vous voudrez, déclara Boivin ; moi, je vais où j’ai mes habitudes. » Et il partit. Patissot, mécontent de son ami, suivit le gros monsieur.

Ils déjeunèrent en tête à tête, échangèrent leurs manières de voir, se communiquèrent leurs impressions et reconnurent qu’ils étaient faits pour s’entendre.

Après le repas, on se remit à pêcher, mais les deux nouveaux amis partirent ensemble le long de la berge, s’arrêtèrent contre le pont du chemin de fer, et jetèrent leurs lignes à l’eau, tout en causant. Ça continuait à ne pas mordre ; Patissot maintenant en prenait son parti.

Une famille s’approcha. Le père, avec des favoris de magistrat, tenait une ligne démesurée ; trois enfants du sexe mâle, de tailles différentes, portaient des bambous de longueurs diverses, selon leur âge, et la mère, très forte, manœuvrait avec grâce une charmante canne à pêche ornée d’une faveur à la poignée. Le père salua : « L’endroit est-il bon, messieurs ? » Patissot allait parler, quand son voisin répondit : « Excellent ! » — Toute la famille sourit et s’installa autour des deux pêcheurs. Alors Patissot fut saisi d’une envie folle de prendre un poisson, un seul, n’importe lequel, gros comme une mouche, pour inspirer de la considération à tout ce monde ; et il se mit à manœuvrer sa ligne comme il avait vu Boivin le faire dans la matinée. Il laissait le flotteur suivre le courant jusqu’au bout du fil, donnait une secousse, tirait les hameçons de la rivière ; puis, leur faisant décrire en l’air un large cercle, il les rejetait à l’eau quelques mètres plus haut. Il avait même, pensait-il, attrapé le chic pour faire ce mouvement avec élégance, quand sa ligne, qu’il venait d’enlever d’un coup de poignet rapide, se trouva arrêtée quelque part derrière lui. Il fit un effort ; un grand cri éclata dans son dos, et il aperçut, décrivant dans le ciel une courbe de météore, et accroché à l’un de ses hameçons, un magnifique chapeau de femme, chargé de fleurs, qu’il déposa, toujours au bout de sa ficelle, juste au beau milieu du fleuve.

Il se retourna effaré, lâchant sa ligne, qui suivit le chapeau, filant avec le courant, pendant que le gros monsieur, son nouvel ami, renversé sur le dos, riait à pleine gorge. La dame, décoiffée et stupéfaite, suffoquait de colère ; le mari se fâcha tout à fait, et il réclamait le prix du chapeau, que Patissot paya bien le triple de sa valeur.

Puis la famille partit avec dignité.

Patissot prit une autre canne, et, jusqu’au soir, il baigna des asticots. Son voisin dormait tranquillement sur l’herbe. Il se réveilla vers sept heures.

« Allons-nous-en ! » dit-il.

Alors Patissot retira sa ligne, poussa un cri, tomba d’étonnement sur le derrière. Au bout du fil, un tout petit poisson se balançait. Quand on le considéra de plus près, on vit qu’il était accroché par le milieu du ventre ; un hameçon l’avait happé au passage en sortant de l’eau.

Ce fut un triomphe, une joie démesurée. Patissot voulut qu’on le fît frire pour lui tout seul.

Pendant le dîner, l’intimité s’accrut avec sa nouvelle connaissance. Il apprit que ce particulier habitait Argenteuil, canotait à la voile depuis trente ans sans découragement, et il accepta à déjeuner chez lui pour le dimanche suivant, avec la promesse d’une bonne partie de canot dans le Plongeon, clipper de son ami.

La conversation l’intéressa si fort qu’il en oublia sa pêche.

La pensée lui en vint seulement après le café, et il exigea qu’on la lui apportât. C’était, au milieu de l’assiette, une sorte d’allumette jaunâtre et tordue. Il la mangea cependant avec orgueil, et, le soir, sur l’omnibus, il racontait à ses voisins qu’il avait pris dans la journée quatorze livres de friture.


[V.] Deux hommes célèbres

M. Patissot avait promis à son ami le canotier qu’il passerait avec lui la journée du dimanche suivant. Une circonstance imprévue dérangea ses projets. Il rencontra un soir, sur le boulevard, un de ses cousins qu’il voyait fort rarement. C’était un journaliste aimable, très lancé dans tous les mondes, et qui proposa son concours à Patissot pour lui montrer bien des choses intéressantes.

« Que faites-vous dimanche, par exemple ?

— Je vais à Argenteuil, canoter.

— Allons donc c’est assommant, votre canotage ; c’est ça qui ne change jamais. Tenez, je vous emmène avec moi. Je vous ferai connaître deux hommes illustres et visiter deux maisons d’artistes.

— Mais on m’a ordonné d’aller à la campagne !

— C’est à la campagne que nous irons. Je ferai, en passant, une visite à Meissonier, dans sa propriété de Poissy ; puis nous gagnerons à pied Médan, où habite Zola, à qui j’ai mission de demander son prochain roman pour notre journal. »

Patissot, délirant de joie, accepta.

Il acheta même une redingote neuve, la sienne étant un peu usée, afin de se présenter convenablement, et il avait une peur horrible de dire des bêtises, soit au peintre, soit à l’homme de lettres, comme tous les gens qui parlent des arts qu’ils n’ont jamais pratiqués.

Il communiqua ses craintes à son cousin, qui se mit à rire, en lui répondant : « Bah ! faites seulement des compliments, rien que des compliments, toujours des compliments ; ça fait passer les bêtises quand on en dit. Vous connaissez les tableaux de Meissonier ?

— Je crois bien.

— Vous avez lu les Rougon-Macquart ?

— D’un bout à l’autre.

— Ça suffit. Nommez un tableau de temps en temps, citez un roman par-ci, par-là, et ajoutez : Superbe ! ! ! Extraordinaire ! ! ! Délicieux d’exécution ! ! ! Étrangement puissant, etc. De cette façon on s’en tire toujours. Je sais bien que ces deux hommes-là sont rudement blasés, sur tout ; mais, voyez-vous, les louanges ça fait toujours plaisir à un artiste. »

Le dimanche matin, ils partirent pour Poissy.

À quelques pas de la gare, au bout de la place de l’église, ils trouvèrent la propriété de Meissonier. Après avoir passé sous une porte basse peinte en rouge et que continue un magnifique berceau de vignes, le journaliste s’arrêta et, se tournant vers son compagnon :

« Comment vous figurez-vous Meissonier ? »

Patissot hésitait. Enfin il se décida : « Un petit homme, très soigné, rasé, d’allure militaire. » — L’autre sourit : « C’est bien. Venez. » Un bâtiment en forme de chalet, fort bizarre, apparaissait à gauche ; et, à droite, presque en face, un peu en contrebas, la maison principale. C’était une construction singulière où il y avait de tout, de la forteresse gothique, du manoir, de la villa, de la chaumière, de l’hôtel, de la cathédrale, de la mosquée, de la pyramide, du gâteau de Savoie, de l’oriental et de l’occidental. Un style supérieurement compliqué, à rendre fou un architecte classique, quelque chose de fantastique et de joli cependant, inventé par le peintre et exécuté sous ses ordres.

Ils entrèrent ; des malles encombraient un petit salon. Un homme parut, vêtu d’une vareuse et petit. Mais ce qui frappait en lui, c’était sa barbe, une barbe de prophète, invraisemblable, un fleuve, un ruissellement, un Niagara de barbe. Il salua le journaliste : « Je vous demande pardon, cher monsieur ; je suis arrivé hier seulement, et tout est encore bouleversé chez moi. Asseyez-vous. » — L’autre refusa, s’excusant : « Mon cher maître, je n’étais venu qu’en passant vous présenter mes hommages. » Patissot, très troublé, s’inclinait à chaque parole de son ami, comme par un mouvement automatique, et il murmura, en bégayant un peu : « Quelle su-su-superbe propriété ! » Le peintre, flatté, sourit et proposa de la visiter.

Il les mena d’abord dans un petit pavillon d’aspect féodal, où se trouvait son ancien atelier, donnant sur une terrasse. Puis ils traversèrent un salon, une salle à manger, un vestibule plein d’œuvres d’art merveilleuses, de tapisseries adorables de Beauvais, des Gobelins et des Flandres. Mais le luxe bizarre d’ornementation du dehors devenait, au-dedans, un luxe d’escaliers prodigieux. Escalier d’honneur magnifique, escalier dérobé dans une tour, escalier de service dans une autre, escalier partout ! Patissot, par hasard, ouvre une porte et recule stupéfait. C’était un temple, cet endroit dont les gens respectables ne prononcent le nom qu’en anglais, un sanctuaire original et charmant, d’un goût exquis, orné comme une pagode, et dont la décoration avait assurément coûté de grands efforts de pensée.

Ils visitèrent ensuite le parc, compliqué, mouvementé, torturé, plein de vieux arbres. Mais le journaliste voulut absolument prendre congé, et, remerciant beaucoup, quitta le maître. Ils rencontrèrent, en sortant, un jardinier ; Patissot lui demanda : « Y a-t-il longtemps que M. Meissonier possède cela ? » Le bonhomme répondit : « Oh, monsieur, faudrait s’expliquer. Il a bien acheté la terre en 1846, mais la maison ! ! ! il l’a démolie et reconstruite déjà cinq ou six fois depuis… Je suis sûr qu’il y a deux millions là-dedans, monsieur ! »

Et Patissot, en s’en allant, fut pris d’une immense considération pour cet homme, non pas tant à cause de ses grands succès, de sa gloire et de son talent, mais parce qu’il mettait tant d’argent pour une fantaisie, tandis que les bourgeois ordinaires se privent de toute fantaisie pour amasser de l’argent !

Après avoir traversé Poissy, ils prirent, à pied, la route de Médan. Le chemin suit d’abord la Seine, peuplée d’îles charmantes en cet endroit, puis remonte pour traverser le joli village de Villennes, redescend un peu, et pénètre enfin au pays habité par l’auteur des Rougon-Macquart.

Une église ancienne et coquette, flanquée de deux tourelles, se présenta d’abord sur la gauche. Ils firent encore quelques pas, et un paysan qui passait leur indiqua la porte du romancier.

Avant d’entrer, ils examinèrent l’habitation. Une grande construction carrée et neuve, très haute, semblait avoir accouché, comme la montagne de la fable, d’une toute petite maison blanche, blottie à son pied. Cette dernière maison, la demeure primitive, a été bâtie par l’ancien propriétaire. La tour fut édifiée par Zola.

Ils sonnèrent. Un chien énorme, croisement de montagnard et de terre-neuve, se mit à hurler si terriblement que Patissot éprouvait un vague désir de retourner sur ses pas. Mais un domestique, accourant, calma Bertrand, ouvrit la porte et reçut la carte du journaliste pour la porter à son maître.

« Pourvu qu’il nous reçoive ! murmurait Patissot ; ça m’ennuierait rudement d’être venu jusqu’ici sans le voir. »

Son compagnon souriait :

« Ne craignez rien ; j’ai mon idée pour entrer. »

Mais le domestique, qui revenait, les pria simplement de le suivre.

Ils pénétrèrent dans la construction neuve, et Patissot, fort ému, soufflait en gravissant un escalier de forme ancienne, qui les conduisit au second étage.

Il cherchait en même temps à se figurer cet homme dont le nom sonore et glorieux résonne en ce moment à tous les coins du monde, au milieu de la haine exaspérée des uns, de l’indignation vraie ou feinte des gens du monde, du mépris envieux de quelques confrères, du respect de toute une foule de lecteurs, et de l’admiration frénétique d’un grand nombre ; et il s’attendait à voir apparaître une sorte de géant barbu, d’aspect terrible, avec une voix retentissante, et d’abord peu engageant.

La porte s’ouvrit sur une pièce démesurément grande et haute qu’un vitrage, donnant sur la plaine, éclairait dans toute sa largeur. Des tapisseries anciennes couvraient les murs ; à gauche, une cheminée monumentale, flanquée de deux bonshommes de pierre, aurait pu brûler un chêne centenaire en un jour ; et une table immense, chargée de livres, de papiers et de journaux, occupait le milieu de cet appartement tellement vaste et grandiose qu’il accaparait l’œil tout d’abord, et que l’attention ne se portait qu’ensuite vers l’homme, étendu, quand ils entrèrent, sur un divan oriental où vingt personnes auraient dormi.

Il fit quelques pas vers eux, salua, désigna de la main deux sièges et se remit sur son divan, une jambe repliée sous lui. Un livre à son côté gisait, et il maniait de la main droite un couteau à papier en ivoire dont il contemplait le bout de temps en temps, d’un seul œil, en fermant l’autre avec une obstination de myope.

Pendant que le journaliste expliquait l’intention de sa visite, et que l’écrivain l’écoutait sans répondre encore, en le regardant fixement par moments, Patissot, de plus en plus gêné, considérait cette célébrité.

Âgé de quarante ans à peine, il était de taille moyenne, assez gros et d’aspect bonhomme. Sa tête (très semblable à celles qu’on retrouve dans beaucoup de tableaux italiens du XVIe siècle), sans être belle au sens plastique du mot, présentait un grand caractère de puissance et d’intelligence. Les cheveux courts se redressaient sur le front très développé. Un nez droit s’arrêtait, coupé net, comme par un coup de ciseau trop brusque, au-dessus de la lèvre supérieure, qu’ombrageait une moustache noire assez épaisse ; et le menton entier était couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard noir, souvent ironique, pénétrait ; et l’on sentait que là derrière une pensée toujours active travaillait, perçant les gens, interprétant les paroles, analysant les gestes, dénudant le cœur. Cette tête ronde et forte était bien celle de son nom, rapide et court, aux deux syllabes bondissantes dans le retentissement des deux voyelles.

Quand le journaliste eut terminé son boniment, l’écrivain lui répondit qu’il ne voulait point s’engager ; qu’il verrait cependant plus tard ; que son plan même n’était point encore suffisamment arrêté. Puis il se tut. C’était un congé, et les deux hommes, un peu confus, se levèrent. Mais un désir envahit Patissot : il voulait que ce personnage si connu lui dît un mot, un mot quelconque, qu’il pourrait répéter à ses collègues ; et, s’enhardissant, il balbutia : « Oh ! monsieur, si vous saviez combien j’apprécie vos ouvrages ! » L’autre s’inclina, mais ne répondit rien. Patissot devenait téméraire, il reprit : « C’est un bien grand honneur pour moi de vous parler aujourd’hui. » L’écrivain salua encore, mais d’un air roide et impatienté. Patissot s’en aperçut, et, perdant la tête, il ajouta en se retirant : « Quelle su-su-superbe propriété ! »

Alors le propriétaire s’éveilla dans le cœur indifférent de l’homme de lettres qui, souriant, ouvrit le vitrage pour montrer l’étendue de la perspective. Un horizon démesuré s’élargissait de tous les côtés, c’était Triel, Pisse-Fontaine, Chanteloup, toutes les hauteurs de l’Hautrie et la Seine, à perte de vue. Les deux visiteurs en extase félicitaient ; et la maison leur fut ouverte. Ils virent tout, jusqu’à la cuisine élégante dont les murs et le plafond même, recouverts en faïence à dessins bleus, excitent l’étonnement des paysans.

« Comment avez-vous acheté cette demeure ? » demanda le journaliste. Et le romancier raconta que, cherchant une bicoque à louer pour un été, il avait trouvé la petite maison, adossée à la nouvelle, qu’on voulait vendre quelques milliers de francs, une bagatelle, presque rien. Il acheta séance tenante.

« Mais tout ce que vous avez ajouté a dû vous coûter cher ensuite ? »

L’écrivain sourit : « Oui, pas mal ! »

Et les deux hommes s’en allèrent.

Le journaliste, tenant le bras de Patissot, philosophait, d’une voix lente : « Tout général a son Waterloo, disait-il ; tout Balzac a ses Jardies, et tout artiste habitant la campagne a son cœur de propriétaire. »

Ils prirent le train à la station de Villennes, et, dans le wagon, Patissot jetait tout haut les noms de l’illustre peintre et du grand romancier, comme s’ils eussent été ses amis. Il s’efforçait même de laisser croire qu’il avait déjeuné chez l’un et dîné chez l’autre.


 [VI.] Avant la fête

La fête approche, et des frémissements courent déjà par les rues, ainsi qu’il en passe à la surface des flots lorsque se prépare une tempête. Les boutiques, pavoisées de drapeaux, mettent sur leurs portes une gaieté de teinturerie, et les merciers trompent sur les trois couleurs comme les épiciers sur la chandelle. Les cœurs peu à peu s’exaltent ; on en parle après dîner sur le trottoir ; on a des idées qu’on échange :

« Quelle fête ce sera, mes amis, quelle fête !

— Vous ne savez pas ? tous les souverains viendront incognito, en bourgeois, pour voir ça.

— Il paraît que l’empereur de Russie est arrivé ; il compte se promener partout avec le prince de Galles.

— Oh ! pour une fête, ce sera une fête ! »

Ce sera une fête ; ce que M. Patissot, bourgeois de Paris, appelle une fête : une de ces innommables cohues qui, pendant quinze heures, roulent d’un bout à l’autre de la cité toutes les laideurs physiques chamarrées d’oripeaux, une houle de corps en transpiration où ballotteront, à côté de la lourde commère à rubans tricolores, engraissée derrière son comptoir et geignant d’essoufflement, l’employé rachitique remorquant sa femme et son mioche, l’ouvrier portant le sien à califourchon sur la tête, le provincial ahuri, à la physionomie de crétin stupéfait, le palefrenier rasé légèrement, encore parfumé d’écurie. Et les étrangers costumés en singes, des Anglaises pareilles à des girafes, et le porteur d’eau débarbouillé, et la phalange innombrable des petits bourgeois, rentiers inoffensifs que tout amuse. Ô bousculade, éreintement, sueurs et poussière, vociférations, remous de chair humaine, extermination des cors aux pieds, ahurissement de toute pensée, senteurs affreuses, remuements inutiles, haleines des multitudes, brises à l’ail, donnez à M. Patissot toute la joie que peut contenir son cœur !

Il a fait ses préparatifs après avoir lu sur les murs de son arrondissement la proclamation du maire.

Elle disait, cette prose : « C’est principalement sur la fête particulière que j’appelle votre attention. Pavoisez vos demeures, illuminez vos fenêtres. Réunissez-vous, cotisez-vous, pour donner à vos maisons, à votre rue, une physionomie plus brillante, plus artistique que celle des maisons et des rues voisines. »

Alors M. Patissot chercha laborieusement quelle physionomie artistique il pourrait donner à son logis.

Un grave obstacle se présentait. Son unique fenêtre donnait sur une cour, une cour obscure, étroite, profonde, où les rats seuls eussent pu voir ses trois lanternes vénitiennes.

Il lui fallait une ouverture publique. Il la trouva. Au premier étage de sa maison habitait un riche particulier, noble et royaliste, dont le cocher, réactionnaire aussi, occupait au sixième, une mansarde sur la rue. M. Patissot supposa que, en y mettant le prix, toute conscience peut être achetée, et il proposa cent sous à ce citoyen du fouet, pour lui céder son logis de midi jusqu’à minuit. L’offre aussitôt fut acceptée.

Alors il s’inquiéta de la décoration.

Trois drapeaux, quatre lanternes, était-ce assez pour donner à cette tabatière une physionomie artistique ?… pour exprimer toute l’exaltation de son âme ?… Non, assurément ! Mais, malgré de longues recherches et des méditations nocturnes, M. Patissot n’imagina rien autre chose. Il consulta ses voisins, qui s’étonnèrent de sa question ; il interrogea ses collègues… Tout le monde avait acheté des lanternes et des drapeaux, en y joignant, pour le jour, des décorations tricolores.

Alors il se mit à la recherche d’une idée originale. Il fréquenta les cafés, abordant les consommateurs ; ils manquaient d’imagination. Puis, un matin, il monta sur l’impériale d’un omnibus. Un monsieur d’aspect respectable fumait un cigare à son côté ; un ouvrier, plus loin, grillait sa pipe renversée ; deux voyous blaguaient près du cocher ; et des employés de tout ordre allaient à leurs affaires moyennant trois sous.

Devant les boutiques, des gerbes de drapeaux resplendissaient sous le soleil levant. Patissot se tourna vers son voisin.

« Ce sera une belle fête », dit-il.

Le monsieur lui jeta un regard de travers, et, d’un air rogue :

« C’est ça qui m’est égal !

— Vous n’y prendrez pas part ? » demanda l’employé stupéfait.

L’autre remua dédaigneusement la tête et déclara :

« Ils me font pitié avec leur fête ! De quoi la fête ?… Est-ce du gouvernement ?… Je ne le connais pas, le gouvernement, moi, monsieur ! »

Mais Patissot, employé du gouvernement lui-même, le prit de haut, et, d’une voix ferme :

« Le gouvernement, monsieur, c’est la République. »

Son voisin ne fut pas démonté, et, mettant tranquillement ses mains dans ses poches :

« Eh bien, après ?… Je ne m’y oppose pas. La République ou autre chose, je m’en fiche. Ce que je veux, moi, monsieur, je veux connaître mon gouvernement. J’ai vu Charles X et je m’y suis rallié, monsieur ; j’ai vu Louis-Philippe, et je m’y suis rallié, monsieur ; j’ai vu Napoléon, et je m’y suis rallié ; mais je n’ai jamais vu la République. »

Patissot, toujours grave, répliqua :

« Elle est représentée par son président. »

L’autre grogna :

« Eh bien, qu’on me le montre. »

Patissot haussa les épaules.

« Tout le monde peut le voir ; il n’est pas dans une armoire. »

Mais tout à coup le gros monsieur s’emporta.

« Pardon, monsieur, on ne peut pas le voir. J’ai essayé plus de cent fois, moi, monsieur. Je me suis embusqué auprès de l’Élysée : il n’est pas sorti. Un passant m’a affirmé qu’il jouait au billard, au café en face ; j’ai été au café en face : il n’y était pas. On m’avait promis qu’il irait à Melun pour le concours : je me suis rendu à Melun, et je ne l’ai pas vu. Je suis fatigué, à la fin. Je n’ai pas vu non plus M. Gambetta, et je ne connais pas même un député. »

Il s’animait.

« Un gouvernement, monsieur, ça doit se montrer ; c’est fait pour ça, pas pour autre chose. Il faut qu’on sache : tel jour, à telle heure, le gouvernement passera par telle rue. De cette façon on y va et on est satisfait. »

Patissot, calmé, goûtait ces raisons.

« Il est vrai, dit-il, qu’on aimerait bien connaître ceux qui vous gouvernent. »

Le monsieur prit un ton plus doux :

« Savez-vous comment je la comprendrais, moi, la fête ?… Eh bien, monsieur, je ferais un cortège avec des chars dorés, comme les voitures du sacre des rois ; et je promènerais dedans les membres du gouvernement, depuis le Président jusqu’aux députés, à travers Paris, toute la journée. Comme ça, au moins, chacun connaîtrait la personne de l’État. »

Mais un des voyous, près du cocher, se retourna :

« Et le bœuf gras, où-s-qu’on le mettrait ? » dit-il.

Un rire courut sur les deux banquettes. Patissot comprit l’objection et murmura :

« Ça ne serait peut-être pas digne. »

Le monsieur, après avoir réfléchi, le reconnut.

« Alors, dit-il, je les mettrais en vue quelque part, afin qu’on puisse les regarder tous sans se déranger ; sur l’arc de triomphe de l’Étoile, par exemple, et je ferais défiler devant toute la population. Ça aurait un grand caractère. »

Mais le voyou, encore une fois, se retourna :

« Faudrait des télescopes pour voir leurs balles. »

Le monsieur ne répondit pas ; il continua :

« C’est comme la distribution des drapeaux ! Il faudrait un prétexte, organiser quelque chose, une petite guerre ; et on remettrait ensuite les étendards aux troupes comme récompense. Moi, j’avais une idée, que j’ai écrite au ministre ; mais il n’a point daigné me répondre. Puisqu’on a choisi la date de la prise de la Bastille, il fallait organiser le simulacre de cet événement : on aurait fait une bastille en carton, brossée par un décorateur de théâtre, et cachant dans ses murailles toute la colonne de Juillet. Alors, monsieur, la troupe aurait donné l’assaut ; ça aurait été un beau spectacle et un enseignement en même temps de voir l’armée renverser elle-même les remparts de la tyrannie. Puis on l’aurait incendiée, cette Bastille ; et au milieu des flammes serait apparue la colonne avec le génie de la Liberté, symbole d’un ordre nouveau et de l’affranchissement des peuples. »

Tout le monde, cette fois, l’écoutait sur l’impériale, trouvant son idée excellente. Un vieillard affirma :

« C’est une grande pensée, monsieur, et qui vous fait honneur. Il est regrettable que le gouvernement ne l’ait pas adoptée. »

Un jeune homme déclara qu’on devrait faire réciter, dans les rues, les Iambes de Barbier, par des acteurs, pour apprendre simultanément au peuple l’art et la liberté.

Ces propos excitaient l’enthousiasme. Chacun voulait parler ; les cervelles s’exaltaient. Un orgue de Barbarie, en passant, jeta une phrase de La Marseillaise ; l’ouvrier entonna les paroles, et tout le monde, en chœur, hurla le refrain. L’allure exaltée du chant et son rythme enragé allumèrent le cocher dont les chevaux fouaillés galopaient. M. Patissot braillait à pleine gorge en se tapant sur les cuisses, et les voyageurs du dedans, épouvantés, se demandaient quel ouragan avait éclaté sur leurs têtes.

On s’arrêta enfin, et M. Patissot, jugeant son voisin homme d’initiative, le consulta sur les préparatifs qu’il comptait faire :

« Des lampions et des drapeaux, c’est très bien, disait-il ; mais je voudrais quelque chose de mieux. »

L’autre réfléchit longtemps, mais ne trouva rien. Alors M. Patissot, en désespoir de cause, acheta trois drapeaux avec quatre lanternes.


[VII.] Une triste histoire

Pour se reposer des fatigues de la fête, M. Patissot conçut le projet de passer tranquillement le dimanche suivant assis quelque part en face de la nature.

Voulant avoir un large horizon, il choisit la terrasse de Saint-Germain. Il se mit en route seulement après son déjeuner, et, lorsqu’il eut visité le musée préhistorique pour l’acquit de sa conscience, car il n’y comprit rien du tout, il resta frappé d’admiration devant cette promenade démesurée d’où l’on découvre au loin Paris, toute la région environnante, toutes les plaines, tous les villages, des bois, des étangs, des villes même, et ce grand serpent bleuâtre aux ondulations sans nombre, ce fleuve adorable et doux qui passe au cœur de la France : la seine.

Dans des lointains que des vapeurs légères bleuissaient, à des distances incalculables, il distinguait de petits pays comme des taches blanches, au versant des coteaux verts. Et, songeant que là-bas, sur ces points presque invisibles, des hommes comme lui vivaient, souffraient, travaillaient, il réfléchit pour la première fois à la petitesse du monde. Il se dit que, dans les espaces, d’autres points plus imperceptibles encore, des univers plus grands que le nôtre cependant, devaient porter des races peut-être plus parfaites ! Mais un vertige le prit devant l’étendue, et il cessa de penser à ces choses qui lui troublaient la tête. Alors il suivit la terrasse à petits pas, dans toute sa largeur, un peu alangui, comme courbaturé par des réflexions trop lourdes.

Alors qu’il fut au bout, il s’assit sur un banc. Un monsieur s’y trouvait déjà, les deux mains croisées sur sa canne et le menton sur ces mains, dans l’attitude d’une méditation profonde. Mais Patissot appartenait à la race de ceux qui ne peuvent passer trois secondes à côté de leur semblable sans lui adresser la parole. Il contempla d’abord son voisin, toussota, puis tout à coup :

« Pourriez-vous, monsieur, me dire le nom du village que j’aperçois là-bas ? »

Le monsieur releva la tête et, d’une voix triste : « C’est Sartrouville. »

Puis il se tut. Alors Patissot, contemplant l’immense perspective de la terrasse ombragée d’arbres séculaires, sentant en ses poumons le grand souffle de la forêt qui bruissait derrière lui, rajeuni par les effluves printaniers des bois et des larges campagnes, eut un petit rire saccadé, et, l’œil vif :

« Voici de beaux ombrages pour des amoureux. » Son voisin se tourna vers lui avec un air désespéré : « Si j’étais amoureux, monsieur, je me jetterais dans la rivière. »

Patissot, ne partageant point cet avis, protesta :

« Hé hé ! vous en parlez à votre aise ; et pourquoi ça ?

— Parce que cela m’a déjà coûté trop cher pour recommencer. »

L’employé fit une grimace de joie en répondant :

« Tiens ! si vous avez fait des folies, ça coûte toujours cher. »

Mais l’autre soupira avec mélancolie.

« Non, monsieur, je n’en ai pas fait ; j’ai été desservi par les événements, voilà tout. »

Patissot, qui flairait une bonne histoire, continua :

« Nous ne pouvons pourtant pas vivre comme les curés ; ça n’est pas dans la nature. »

Alors le bonhomme leva les yeux au ciel lamentablement.

« C’est vrai, monsieur ; mais, si les prêtres étaient des hommes comme les autres, mes malheurs ne seraient pas arrivés. Je suis ennemi du célibat ecclésiastique, moi, monsieur, et j’ai mes raisons pour ça. »

Patissot, vivement intéressé, insista :

« Serait-il indiscret de vous demander…

— Mon Dieu ! non. Voici mon histoire : je suis Normand, monsieur. Mon père était meunier à Darnétal, près de Rouen ; et, quand il est mort, nous sommes restés, tout enfants, mon frère et moi, à la charge de notre oncle, un bon gros curé cauchois. Il nous éleva, monsieur, fit notre éducation, puis nous envoya tous les deux à Paris chercher une situation convenable.

« Mon frère avait vingt et un ans, et, moi, j’en prenais vingt-deux. Nous nous étions installés par économie dans le même logement, et nous y vivions tranquilles, lorsqu’advint l’aventure que je vais vous raconter.

« Un soir, comme je rentrais chez moi, je fis la rencontre, sur le trottoir, d’une jeune dame qui me plut beaucoup. Elle répondait à tous mes goûts : un peu forte, monsieur, et l’air bon enfant. Je n’osai pas lui parler, bien entendu, mais je lui adressai un regard significatif. Le lendemain, je la retrouvai à la même place ; alors, comme j’étais timide, je fis un salut seulement ; elle y répondit par un petit sourire ; et, le jour d’après, je l’abordai.

« Elle s’appelait Victorine et elle travaillait à la couture dans un magasin de confections. Je sentis bien tout de suite que mon cœur était pris.

« Je lui dis : “ Mademoiselle, il me semble que je ne pourrai plus vivre loin de vous. ” Elle baissa les yeux sans répondre ; alors je lui saisis la main, et je sentis qu’elle serrait la mienne. J’étais pincé, monsieur ; mais je ne savais comment m’y prendre à cause de mon frère. Ma foi, je me décidais à tout lui dire, quand il ouvrit la bouche le premier. Il était amoureux de son côté. Alors il fut convenu qu’on prendrait un autre logement, mais qu’on n’en soufflerait mot à notre oncle, qui adresserait toujours ses lettres à mon domicile. Ainsi fut fait ; et, huit jours plus tard, Victorine pendait la crémaillère chez moi. On y fit un petit dîner où mon frère amena sa connaissance, et, le soir, quand mon amie eut tout rangé, nous prîmes définitivement possession de notre logis…

« Nous dormions peut-être depuis une heure quand un violent coup de sonnette m’éveilla. Je regarde la pendule : trois heures du matin. Je passe une culotte et je me précipite vers la porte, en me disant : “ C’est un malheur, bien sûr… ” C’était mon oncle, monsieur… Il avait sa douillette de voyage, et sa valise à la main :

« “ Oui, c’est moi, mon garçon ; je viens te surprendre, et passer quelques jours à Paris. Monseigneur m’a donné congé. ”

« Il m’embrasse sur les deux joues, entre, ferme la porte. J’étais plus mort que vif, monsieur. Mais comme il allait pénétrer dans ma chambre, je lui sautai presque au collet :

« “ Non, pas par là, mon oncle ; par ici, par ici. ”

« Et je le fis entrer dans la salle à manger. Voyez-vous ma situation ? que faire ?… Il me dit :

« “ Et ton frère ? il dort ? va donc l’éveiller. ”

« Je balbutiai :

« “ Non, mon oncle, il a été obligé de passer la nuit au magasin pour une commande urgente. ”

« Mon oncle se frotta les mains :

« “ Alors, ça va, la besogne ? ”

« Mais une idée me venait.

« “ Vous devez avoir faim, mon oncle, après ce voyage ?

« — Ma foi ! c’est vrai, je casserais bien une petite croûte. ”

« Je me précipite sur l’armoire (j’avais les restes du dîner), et c’était une rude fourchette que mon oncle, un vrai curé normand capable de manger douze heures de suite. Je sors un morceau de bœuf pour faire durer le temps, car je savais bien qu’il ne l’aimait pas ; puis, lorsqu’il en eut suffisamment mangé, j’apportai les restes d’un poulet, un pâté presque tout entier, une salade de pommes de terre, trois pots de crème, et du vin fin que j’avais mis de côté pour le lendemain. Ah ! monsieur, il faillit tomber à la renverse :

« “ Nom d’un petit bonhomme ! Quel garde-manger !… ”

« Et je le bourre, monsieur, je le bourre ! Il ne résistait pas, d’ailleurs. (On disait dans le pays qu’il aurait avalé un troupeau de bœufs.)

« Lorsqu’il eut tout dévoré, il était cinq heures du matin ! Je me sentais sur des charbons ardents. Je traînai encore une heure avec le café et toutes les rincettes ; mais il se leva, à la fin.

« “ Voyons ton logement ”, dit-il.

« J’étais perdu, et je le suivis en songeant à me jeter par la fenêtre… En entrant dans la chambre, prêt à m’évanouir, attendant néanmoins je ne sais quel hasard, une suprême espérance me fit bondir le cœur. La brave fille avait fermé les rideaux du lit ! Ah ! s’il pouvait ne pas les ouvrir ? Hélas ! monsieur, il s’en approche tout de suite, sa bougie à la main, et d’un seul coup il les relève… Il faisait chaud : nous avions retiré les couvertures, et il ne restait que le drap, qu’elle tenait fermé sur sa tête ; mais on voyait, monsieur, on voyait des contours. Je tremblais de tous mes membres, avec la gorge serrée, suffoquant. Alors, mon oncle se tourna vers moi, riant jusqu’aux oreilles monsieur, riant jusqu’aux oreilles ; si bien que je faillis sauter au plafond de stupéfaction.

« “ Ah ! ah ! mon farceur, dit-il, tu n’as pas voulu réveiller ton frère ; eh bien, tu vas voir comment je le réveille, moi. ”

« Et je vis sa main, sa grosse main de paysan qui se levait ; et, pendant qu’il étouffait de rire, elle retomba comme le tonnerre sur… sur les contours qu’on voyait, monsieur.

« Il y eut un cri terrible dans le lit ; et puis comme une tempête sous le drap ! Ça remuait, ça remuait ; elle ne pouvait pas se dégager. Enfin, elle apparut, presque tout entière d’un seul coup, avec des yeux comme des lanternes ; et elle regardait mon oncle qui s’éloignait à reculons, la bouche ouverte, et soufflant, monsieur, comme s’il allait se trouver mal !

« Alors je perdis tout à fait la tête et je m’enfuis… J’errai pendant six jours, monsieur, n’osant pas rentrer chez moi. Enfin, quand je m’enhardis à revenir, il n’y avait plus personne… »

Patissot, qu’un grand rire secouait, lâcha un : « Je le crois bien ! » qui fit taire son voisin.

Mais, au bout d’une seconde, le bonhomme reprit : — Je n’ai jamais revu mon oncle, qui m’a déshérité, persuadé que je profitais des absences de mon frère pour exécuter mes farces. Je n’ai jamais revu Victorine. Toute ma famille m’a tourné le dos ; et mon frère lui-même, qui a profité de la situation, puisqu’il a touché cent mille francs à la mort de mon oncle, semble me considérer comme un vieux libertin. Et cependant, monsieur, je vous jure que, depuis ce moment, jamais… jamais… jamais !… Il y a, voyez-vous, des minutes qu’on n’oublie pas.

— Et qu’est-ce que vous faites ici ? » demanda Patissot.

L’autre, d’un large coup d’œil, parcourut l’horizon, comme s’il eût craint d’être entendu par quelque oreille inconnue ; puis il murmura, avec une terreur dans la voix :

« Je fuis les femmes, monsieur ! »


[VIII.] Essai d’amour

Beaucoup de poètes pensent que la nature n’est pas complète sans la femme, et de là viennent sans doute toutes les comparaisons fleuries qui, dans leurs chants, font tour à tour de notre compagne naturelle une rose, une violette, une tulipe, etc., etc. Le besoin d’attendrissement qui nous prend à l’heure du crépuscule, quand la brume des soirs commence à flotter sur les coteaux, et quand toutes les senteurs de la terre nous grisent, s’épanche imparfaitement en des invocations lyriques ; et M. Patissot, comme les autres, fut pris d’une rage de tendresse, de doux baisers rendus le long des sentiers où coule du soleil, de mains pressées, de tailles rondes ployant sous son étreinte.

Il commençait à entrevoir l’amour comme une délectation sans bornes, et, dans ses heures de rêveries, il remerciait le grand Inconnu d’avoir mis tant de charme aux caresses des hommes. Mais il lui fallait une compagne, et il ne savait où la rencontrer. Sur le conseil d’un ami, il se rendit aux Folies-Bergère. Il en vit là un assortiment complet ; or, il se trouva fort perplexe pour décider entre elles, car les désirs de son cœur étaient faits surtout d’élans poétiques, et la poésie ne paraissait pas être le fort des demoiselles aux yeux charbonnés qui lui jetaient de troublants sourires avec l’émail de leurs fausses dents.

Enfin, son choix s’arrêta sur une jeune débutante qui paraissait pauvre et timide, et dont le regard triste semblait annoncer une nature assez facilement poétisable.

Il lui donna rendez-vous pour le lendemain neuf heures, à la gare Saint-Lazare.

Elle n’y vint pas, mais elle eut la délicatesse d’envoyer une amie à sa place.

C’était une grande fille rousse, habillée patriotiquement en trois couleurs et couverte d’un immense chapeau-tunnel dont sa tête occupait le centre. M. Patissot, un peu désappointé, accepta tout de même ce remplaçant. Et l’on partit pour Maisons-Laffitte, où étaient annoncées des régates et une grande fête vénitienne.

Aussitôt qu’on fut dans le wagon, occupé déjà par deux messieurs décorés et trois dames qui devaient être au moins des marquises, tant elles montraient de dignité, la grande rousse, qui répondait au nom d’Octavie, annonça à Patissot, avec une voix de perruche, qu’elle était très bonne fille, aimant à rigoler et adorant la campagne, parce qu’on y cueille des fleurs et qu’on y mange de la friture : et elle riait d’un rire aigu à casser les vitres, appelant familièrement son compagnon : « Mon gros loup. »

Une honte envahissait Patissot, à qui son titre d’employé du gouvernement imposait certaines réserves. Mais Octavie se tut, regardant de côté ses voisines, prise du désir immodéré qui hante toutes les filles de faire connaissance avec des femmes honnêtes. Au bout de cinq minutes, elle crut avoir trouvé un joint, et, tirant de sa poche le Gil-Blas, elle l’offrit poliment à l’une des dames, stupéfaite, qui refusa d’un signe de tête. Alors, la grande rousse, blessée, lâcha des mots à double sens, parlant des femmes qui font leur poire, sans valoir mieux que les autres ; et, quelquefois même, elle jetait un gros mot qui faisait un effet de pétard ratant au milieu de la dignité glaciale des voyageurs.

Enfin on arriva. Patissot voulut tout de suite gagner les coins ombreux du parc, espérant que la mélancolie des bois apaiserait l’humeur irritée de sa compagne. Mais un autre effet se produisit. Aussitôt qu’elle fut dans les feuilles et qu’elle aperçut de l’herbe, elle se mit à chanter à tue-tête des morceaux d’opéra traînant dans sa mémoire de linotte, faisant des roulades, passant de Robert le Diable à la Muette, affectionnant surtout une poésie sentimentale dont elle roucoulait les derniers vers avec des sons perçants comme des vrilles :

Et moi-même, joyeux du retour du printemps,

Je me mis à chanter comme on chante à vingt ans.

Puis, tout à coup, elle eut faim et voulut rentrer. Patissot, qui toujours attendait l’attendrissement, espéré, essayait en vain de la retenir. Alors elle se fâcha.

« Je ne suis pas ici pour m’embêter, n’est-ce pas ? »

Et il fallut gagner le restaurant du Petit-Havre, tout près de l’endroit où devaient avoir lieu les régates.

Elle commanda un déjeuner à n’en plus finir, une succession de plats comme pour nourrir un régiment. Puis, ne pouvant attendre, elle réclama des hors-d’œuvre. Une boîte de sardines apparut ; elle se jeta dessus à croire que le fer-blanc de la boîte lui-même y passerait ; mais, quand elle eut mangé deux ou trois des petits poissons huileux, elle déclara qu’elle n’avait plus faim et voulut aller voir les préparatifs des courses.

Patissot, désespéré et pris de fringale à son tour, refusa absolument de se lever. Elle partit seule, promettant de revenir pour le dessert ; et il commença à manger, silencieux et solitaire, ne sachant comment amener cette nature rebelle à la réalisation de son rêve.

Comme elle ne revenait pas, il se mit à sa recherche.

Elle avait retrouvé des amis, une bande de canotiers presque nus, rouges jusqu’aux oreilles et gesticulant, qui, devant la maison du constructeur Fournaise, réglaient en vociférant tous les détails du concours.

Deux messieurs d’aspect respectable, des juges sans doute, les écoutaient attentivement. Aussitôt qu’elle aperçut Patissot, Octavie, pendue au bras noir d’un grand diable possédant assurément plus de biceps que de cervelle, lui jeta quelques mots dans l’oreille. L’autre répondit :

« C’est entendu. »

Et elle revint à l’employé toute joyeuse, le regard vif, presque caressante.

« Je veux faire un tour en bateau », dit-elle.

Heureux de la voir si charmante, il consentit à ce nouveau désir et se procura une embarcation.

Mais elle refusa obstinément d’assister aux régates, malgré l’envie de Patissot.

« J’aime mieux être seule avec toi, mon loup. »

Un frisson lui secoua le cœur… Enfin !…

Il retira sa redingote et se mit à ramer avec furie.

Un vieux moulin monumental, dont les roues vermoulues pendaient au-dessus de l’eau, enjambait avec ses deux arches un tout petit bras du fleuve. Ils passèrent dessous lentement, et, quand ils furent de l’autre côté, ils aperçurent devant eux un bout de rivière adorable, ombragé par de grands arbres, qui formaient au-dessus une sorte de voûte. Le petit bras se déroulait, tournait, zigzaguait à gauche, à droite, découvrant sans cesse des horizons nouveaux, de larges prairies d’un côté, et, de l’autre, une colline toute peuplée de chalets. On passa devant un établissement de bains presque enseveli dans la verdure, un coin charmant et champêtre, où des messieurs en gants frais, auprès de dames enguirlandées, mettaient toute la gaucherie ridicule des élégants à la campagne.

Elle poussa un cri de joie.

« Nous nous baignerons là, tantôt ! »

Puis, plus loin, dans une sorte de baie, elle voulut s’arrêter :

« Viens ici, mon gros, tout près de moi. »

Elle lui passa les bras au cou et, la tête appuyée sur l’épaule de Patissot, elle murmura :

« Comme on est bien ! comme il fait bon sur l’eau ! »

Patissot, en effet, nageait dans le bonheur ; et il pensait à ces canotiers stupides, qui, sans jamais sentir le charme pénétrant des berges et la grâce frêle des roseaux, vont toujours, essoufflés, suants et abrutis d’exercice, du caboulot où l’on déjeune au caboulot où l’on dîne.

Mais, à force d’être bien, il s’endormit.

Quand il se réveilla… il était seul. Il appela d’abord ; personne ne répondit. Inquiet, il monta sur la rive, craignant déjà qu’un malheur ne fût arrivé.

Alors, tout là-bas, et venant vers lui, il vit une yole mince et longue que quatre rameurs pareils à des nègres faisaient filer, ainsi qu’une flèche. Elle approchait, courant sur l’eau : une femme tenait la barre… Ciel !… on dirait… C’était elle !… Pour régler le rythme des rames, elle chantait de sa voix coupante une chanson de canotiers qu’elle interrompit un instant quand elle fut devant Patissot. Alors, envoyant un baiser des doigts, elle lui cria :

« Gros serin, va ! »


[IX.] Un dîner et quelques idées

À l’occasion de la fête nationale, M. Perdrix (Antoine), chef de bureau de M. Patissot, fut nommé chevalier de la Légion d’honneur. Il comptait trente ans de services sous les régimes précédents, et dix années de ralliement au gouvernement actuel. Ses employés, quoique murmurant un peu d’être ainsi récompensés en la personne de leur chef, jugèrent bon de lui offrir une croix enrichie de faux diamants ; et le nouveau chevalier, ne voulant pas rester en arrière, les invita tous à dîner pour le dimanche suivant, dans sa propriété d’Asnières.

La maison, enluminée d’ornements mauresques, avait un aspect de café-concert, mais sa situation lui donnait de la valeur, car la ligne du chemin de fer, coupant le jardin dans toute sa largeur, passait à vingt mètres du perron. Sur le rond de gazon obligatoire, un bassin en ciment romain contenait des poissons rouges, et un jet d’eau, en tout semblable à une seringue, lançait parfois en l’air des arcs-en-ciel microscopiques dont s’émerveillaient les visiteurs.

L’alimentation de cet irrigateur champêtre faisait la constante préoccupation de M. Perdrix, qui se levait parfois dès cinq heures du matin afin d’emplir le réservoir. Il pompait alors avec acharnement, en manches de chemise, son gros ventre débordant de la culotte, afin d’avoir, à son retour du bureau, la satisfaction de lâcher les grandes eaux, et de se figurer qu’une fraîcheur s’en répandait dans le jardin.

Le soir du dîner officiel, tous les invités, l’un après l’autre, s’extasièrent sur la situation du domaine, et chaque fois qu’on entendait, au loin, venir un train, M. Perdrix leur annonçait sa destination : Saint-Germain, Le Havre, Cherbourg ou Dieppe, et, par farce, on faisait des signes aux voyageurs penchés aux portières.

Le bureau complet se trouvait là. C’était d’abord M. Capitaine, sous-chef ; M. Patissot, commis principal ; puis MM. de Sombreterre et Vallin, jeunes employés élégants qui ne venaient au bureau qu’à leurs heures ; enfin M. Rade, célèbre dans tout le ministère par les doctrines insensées qu’il affichait, et l’expéditionnaire, M. Boivin.

M. Rade passait pour un type. Les uns le traitaient de fantaisiste ou d’idéologue ; les autres de révolutionnaire ; tout le monde s’accordait à dire que c’était un maladroit. Vieux déjà, maigre et petit, avec un œil vif et de longs cheveux blancs, il avait professé toute sa vie le plus profond mépris pour la besogne administrative. Remueur de livres et grand liseur, d’une nature toujours révoltée contre tout, chercheur de vérité et contempteur des préjugés courants, il avait une façon nette et paradoxale d’exprimer ses opinions qui fermait la bouche aux imbéciles satisfaits et aux mécontents sans savoir pourquoi. On disait : « Ce vieux fou de Rade », ou bien : « Cet écervelé de Rade » ; et la lenteur de son avancement semblait donner raison contre lui aux médiocres parvenus. L’indépendance de sa parole faisait trembler bien souvent ses collègues, qui se demandaient avec terreur comment il avait pu conserver sa place. Aussitôt qu’on fut à table, M. Perdrix, dans un petit discours bien senti, remercia ses « collaborateurs », leur promit sa protection d’autant plus efficace que son autorité grandissait, et il termina par une péroraison émue où il remerciait et glorifiait le gouvernement libéral et juste, qui sait chercher le mérite parmi les humbles.

M. Capitaine, sous-chef, répondit au nom du bureau, félicita, congratula, salua, exalta, chanta les louanges de tous ; et des applaudissements frénétiques accueillirent ces deux morceaux d’éloquence. Après quoi l’on se mit sérieusement à manger.

Tout alla bien jusqu’au dessert, la misère des propos ne gênant personne. Mais au café, une discussion s’élevant déchaîna tout à coup M. Rade, qui se mit à passer les bornes.

On parlait d’amour naturellement, et un souffle de chevalerie grisant cette salle de bureaucrates, on vantait avec exaltation la beauté supérieure de la femme, sa délicatesse d’âme, son aptitude aux choses exquises, la sûreté de son jugement et la finesse de ses sentiments. M. Rade se mit à protester, refusant avec énergie au sexe qualifié de « beau » toutes les qualités qu’on lui prêtait ; et, devant l’indignation générale, il cita des auteurs :

« Schopenhauer, messieurs, Schopenhauer, un grand philosophe que l’Allemagne vénère. Voici ce qu’il dit : “ Il a fallu que l’intelligence de l’homme fût bien obscurcie par l’amour pour qu’il ait appelé beau ce sexe de petite taille, aux épaules étroites, aux larges hanches et aux jambes courtes. Toute sa beauté, en effet, réside dans l’instinct de l’amour. Au lieu de le nommer beau, il eût été plus juste de l’appeler l’inesthétique. Les femmes n’ont ni le sentiment ni l’intelligence de la musique, pas plus que de la poésie ou des arts plastiques ; ce n’est chez elles que pure singerie, pur prétexte, pure affectation exploitée par leur désir de plaire. ”

— L’homme qui a dit ça est un imbécile », déclara M. de Sombreterre.

M. Rade, souriant, continua :

« Et Rousseau, monsieur ? Voici son opinion : “ Les femmes, en général, n’aiment aucun art, ne se connaissent à aucun, et n’ont aucun génie. ”

M. de Sombreterre haussa dédaigneusement les épaules :

« Rousseau est aussi bête que l’autre, voilà tout. »

M. Rade souriait toujours :

« Et lord Byron, qui pourtant aimait les femmes, monsieur, voici ce qu’il dit : “ On devrait les bien nourrir et les bien vêtir, mais ne point les mêler à la société. Elles devraient aussi être instruites de la religion, mais ignorer la poésie et la politique, ne lire que les livres de piété et de cuisine. ”»

M. Rade continua :

« Voyez, messieurs, elles étudient toutes la peinture et la musique. Il n’y en a pas une cependant qui ait fait un bon tableau ou un opéra remarquable ! Pourquoi, messieurs ? Parce qu’elles sont le sexus sequior, le sexe second à tous égards, fait pour se tenir à l’écart et au second plan. »

M. Patissot se fâchait :

« Et Mme Sand, monsieur ?

— Une exception, monsieur, une exception. Je vous citerai encore un passage d’un autre grand philosophe, anglais celui-là : Herbert Spencer. Voici : “ Chaque sexe est capable, sous l’influence de stimulants particuliers, de manifester des facultés ordinairement réservées à l’autre. Ainsi, pour prendre un cas extrême, une excitation spéciale peut faire donner du lait aux mamelles des hommes ; on a vu, pendant des famines, des petits enfants privés de leur mère être sauvés de cette façon. Nous ne mettrons pourtant pas cette faculté d’avoir du lait au nombre des attributs du mâle. De même, l’intelligence féminine qui, dans certains cas, donnera des produits supérieurs, doit être négligée dans l’estimation de la nature féminine, en tant que facteur social ”… »

M. Patissot, blessé dans tous ses instincts chevaleresques originels, déclara :

« Vous n’êtes pas français, monsieur. La galanterie française est une des formes du patriotisme. »

M. Rade releva la balle.

« J’ai fort peu de patriotisme, monsieur, le moins possible. »

Un froid se répandit, mais il continua tranquillement :

« Admettez-vous avec moi que la guerre soit une chose monstrueuse ; que cette coutume d’égorgement des peuples constitue un état permanent de sauvagerie ; qu’il soit odieux, alors que le seul bien réel est la vie, de voir les gouvernements, dont le devoir est de protéger l’existence de leurs sujets, chercher avec obstination des moyens de destruction ? Oui, n’est-ce pas. — Eh bien, si la guerre est une chose horrible, le patriotisme ne serait-il pas l’idée mère qui l’entretient ? Quand un assassin tue, il a une pensée, c’est de voler. Quand un brave homme, à coup de baïonnette, crève un autre honnête homme, père de famille ou grand artiste peut-être, à quelle pensée obéit-il ?… »

Tout le monde se sentait profondément blessé.

« Quand on pense des choses pareilles, on ne les dit pas en société. »

M. Patissot reprit :

« Il y a pourtant, monsieur, des principes que tous les honnêtes gens reconnaissent. »

M. Rade demanda :

« Lesquels ? »

Alors, solennellement, M. Patissot prononça « La morale, monsieur ».

M. Rade rayonnait, il s’écria :

« Un seul exemple, messieurs, un tout petit exemple. Quelle opinion avez-vous des messieurs à casquette de soie qui font sur les boulevards extérieurs le joli métier que vous savez, et qui en vivent ? »

Une moue de dégoût parcourut la table :

« Eh bien ! messieurs, il y a un siècle seulement, quand un élégant gentilhomme, très chatouilleux sur le point d’honneur, avait pour… amie… une “ très belle et honneste dame de haute lignée ”, il était fort bien porté de vivre à ses dépens, messieurs, et même de la ruiner tout à fait. On trouvait ce jeu-là charmant. Donc les principes de morale ne sont pas fixes… et alors… »

M. Perdrix, visiblement embarrassé, l’arrêta : « Vous sapez les bases de la société, monsieur Rade, il faut toujours avoir des principes. Ainsi, en politique, voici M. de Sombreterre qui est légitimiste, M. Vallin orléaniste, M. Patissot et moi républicains, nous avons des principes très différents, n’est-ce pas, et cependant nous nous entendons fort bien parce que nous en avons.»

Mais M. Rade s’écria :

« Moi aussi, j’en ai, messieurs, j’en ai de très arrêtés. » M. Patissot releva la tête, et, froidement : « Je serais heureux de les connaître, monsieur. » M. Rade ne se fit pas prier : « Les voici, monsieur. »

Ier principe. —Le gouvernement d’un seul est une monstruosité.

2e principe. — Le suffrage restreint est une injustice.

3e principe. — Le suffrage universel est une stupidité.

En effet, livrer des millions d’hommes, des intelligences d’élite, des savants, des génies même, au caprice, au bon vouloir d’un être qui, dans un moment de gaieté, de folie, d’ivresse ou d’amour, n’hésitera pas à tout sacrifier pour sa fantaisie exaltée, dépensera l’opulence du pays péniblement amassée par tous, fera hacher des milliers d’hommes sur les champs de bataille, etc., etc., me paraît être, à moi, simple raisonneur, une monstrueuse aberration.

Mais en admettant que le pays doive se gouverner lui-même, exclure sous un prétexte toujours discutable une partie des citoyens de l’administration des affaires est une injustice si flagrante, qu’il me semble inutile de la discuter davantage.

Reste le suffrage universel. Vous admettez bien avec moi que les hommes de génie sont rares, n’est-ce pas ? Pour être large, convenons qu’il y en ait cinq en France, en ce moment. Ajoutons, toujours pour être large, deux cents hommes de grand talent, mille autres possédant des talents divers, et dix mille hommes supérieurs d’une façon quelconque. Voilà un état-major de onze mille deux cent cinq esprits. Après quoi vous avez l’armée des médiocres, que suit la multitude des imbéciles. Comme les médiocres et les imbéciles forment toujours l’immense majorité, il est inadmissible qu’ils puissent élire un gouvernement intelligent.

Pour être juste, j’ajoute que logiquement le suffrage universel me semble le seul principe admissible, mais qu’il est inapplicable, voici pourquoi.

Faire concourir au gouvernement toutes les forces vives d’un pays, représenter tous les intérêts, tenir compte de tous les droits, est un rêve idéal, mais peu pratique, car la seule force que vous puissiez mesurer est justement celle qui devrait être la plus négligée, la force stupide, le nombre. D’après votre méthode, le nombre inintelligent prime le génie, le savoir, toutes les connaissances acquises, la richesse, l’industrie, etc., etc. Quand vous pourrez donner à un membre de l’Institut dix mille voix contre une au chiffonnier, cent voix au grand propriétaire contre dix voix à son fermier, vous aurez équilibré à peu près les forces et obtenu une représentation nationale qui vraiment représentera toutes les puissances de la nation. Mais je vous défie bien de faire ça.

Voici mes conclusions :

Autrefois, quand on ne pouvait exercer aucune profession, on se faisait photographe ; aujourd’hui on se fait député. Un pouvoir ainsi composé sera toujours lamentablement incapable ; mais incapable de faire du mal autant qu’incapable de faire du bien. Un tyran, au contraire, s’il est bête, peut faire beaucoup de mal et, s’il se rencontre intelligent (ce qui est infiniment rare), beaucoup de bien.

Entre ces formes de gouvernement, je ne me prononce pas ; et je me déclare anarchiste, c’est-à-dire partisan du pouvoir le plus effacé, le plus insensible, le plus libéral au grand sens du mot, et révolutionnaire en même temps, c’est-à-dire l’ennemi éternel de ce même pouvoir, qui ne peut être, de toute façon, qu’absolument défectueux. Voilà.

Des cris d’indignation s’élevèrent autour de la table, et tous, légitimiste, orléaniste, républicains par nécessité, se fâchèrent tout rouge. M. Patissot, particulièrement, suffoquait et, se tournant vers M. Rade :

« Alors, monsieur, vous ne croyez à rien. »

L’autre répondit simplement :

« Non, monsieur. »

La colère qui souleva tous les convives empêcha M. Rade de continuer, et M. Perdrix, redevenant chef, ferma la discussion.

« Assez, messieurs, je vous en prie. Nous avons chacun notre opinion, n’est-ce pas, et nous ne sommes pas disposés à en changer. »

On approuva cette parole juste. Mais M. Rade, toujours révolté, voulut avoir le dernier mot.

« J’ai pourtant une morale, dit-il, elle est bien simple et toujours applicable ; une phrase la formule, la voici : Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. Je vous défie de la mettre en défaut, tandis qu’en trois arguments je me charge de démolir le plus sacré de vos principes. »

Cette fois on ne répondit pas. Mais comme on rentrait le soir deux par deux, chacun disait à son compagnon :

« Non, vraiment M. Rade va beaucoup trop loin. Il a un coup de marteau certainement. On devrait le nommer sous-chef à Charenton. »


[X.] Séance publique

Des deux côtés d’une porte au-dessus de laquelle le mot « Bal » s’étalait en lettres voyantes, de larges affiches d’un rouge violent annonçaient que, ce dimanche-là, ce lieu de plaisir populaire recevait une autre destination.

M. Patissot, qui flânait comme un bon bourgeois, en digérant son déjeuner, et se dirigeait tout doucement vers la gare, s’arrêta, l’œil saisi par cette couleur écarlate, et il lut :

Association générale internationale
pour la revendication des droits de la femme

Comité central siégeant à Paris

Grande Séance publique

Sous la présidence de la citoyenne libre penseuse Zoé Lamour et de la citoyenne nihiliste russe Eva Schourine, avec le concours d’une délégation de citoyennes du cercle libre de la Pensée indépendante, et d’un groupe de citoyens adhérents.

La citoyenne Césarine Brau et le citoyen Sapience Cornut retour d’exil, prendront la parole.

Prix d’entrée : 1 franc.

Une vieille dame à lunettes, assise devant une table couverte d’un tapis, percevait l’argent. M. Patissot entra.

Dans la salle, déjà presque pleine, flottait cette odeur de chien mouillé, que dégagent toujours les jupes des vieilles filles, avec un reste de parfums suspects des bals publics.

M. Patissot, en cherchant bien, découvrit une place libre au second rang, à côté d’un vieux monsieur décoré et d’une petite femme vêtue en ouvrière, à l’œil exalté, ayant sur la joue une marbrure enflée.

Le bureau était au complet.

La citoyenne Zoé Lamour, une jolie brune replète, portant des fleurs rouges dans ses cheveux noirs, partageait la présidence avec une petite blonde maigre, la citoyenne nihiliste russe Eva Schourine.

Juste au-dessous d’elles, l’illustre citoyenne Césarine Brau, surnommée le « Tombeur des hommes », belle fille aussi, était assise à côté du citoyen Sapience Cornut, retour d’exil. Celui-là, un vieux solide à tous crins, d’aspect féroce, regardait la salle comme un chat regarde une volière d’oiseaux, et ses poings fermés reposaient sur ses genoux.

À droite, une délégation d’antiques citoyennes sevrées d’époux, séchées dans le célibat, et exaspérées dans l’attente, faisait vis-à-vis à un groupe de citoyens réformateurs de l’humanité, qui n’avaient jamais coupé ni leur barbe ni leurs cheveux, pour indiquer sans doute l’infini de leurs aspirations.

Le public était mêlé.

Les femmes, en majorité, appartenaient à la caste des portières et des marchandes qui ferment boutique le dimanche. Partout le type de la vieille fille inconsolable (dit trumeau) réapparaissait entre les faces rouges des bourgeoises. Trois collégiens parlaient bas dans un coin, venus pour être au milieu de femmes. Quelques familles étaient entrées par curiosité. Mais au premier rang un nègre en coutil jaune, un nègre frisé, magnifique, regardait obstinément le bureau en riant de l’une à l’autre oreille, d’un rire muet, contenu, qui faisait étinceler ses dents blanches dans sa face noire. Il riait sans un mouvement du corps, comme un homme ravi, transporté. Pourquoi était-il là ? Mystère. Avait-il cru entrer au spectacle ? Ou bien se disait-il dans sa boule crépue d’Africain : « Vrai, vrai, ils sont trop drôles, ces farceurs-là ; ce n’est pas sous l’équateur qu’on en trouverait de pareils. »

La citoyenne Zoé Lamour ouvrit la séance par un petit discours.

Elle rappela la servitude de la femme depuis les origines du monde ; son rôle obscur, toujours héroïque, son dévouement constant à toutes les grandes idées. Elle la compara au peuple d’autrefois, au peuple des rois et de l’aristocratie, l’appelant : « l’éternelle martyre » pour qui tout homme est un maître ; et, dans un grand mouvement lyrique, elle s’écria : « Le peuple a eu son 89, — ayons le nôtre ; l’homme opprimé a fait sa Révolution ; le captif a brisé sa chaîne ; l’esclave indigné s’est révolté. Femmes, imitons nos despotes. Révoltons-nous ; brisons l’antique chaîne du mariage et de la servitude ; marchons à la conquête de nos droits ; faisons aussi notre révolution. »

Elle s’assit au milieu d’un tonnerre d’applaudissements ; et le nègre, délirant de joie, se tapait le front contre ses genoux en poussant des cris aigus.

La citoyenne nihiliste russe Eva Schourine se leva, et, d’une voix perçante et féroce :

« Je suis russe, dit-elle. J’ai levé l’étendard de la révolte ; cette main a frappé les oppresseurs de ma patrie ; et, je le déclare à vous, femmes françaises qui m’écoutez, je suis prête, sous tous les soleils, dans toutes les parties de l’Univers, à frapper la tyrannie de l’homme, à venger partout la femme odieusement opprimée. »

Un grand tumulte d’approbation eut lieu, et le citoyen Sapience Cornut, lui-même, se levant, frotta galamment sa barbe jaune contre cette main vengeresse.

C’est alors que la cérémonie prit un caractère vraiment international. Les citoyennes déléguées par les puissances étrangères se levèrent l’une après l’autre, apportant l’adhésion de leurs patries. Une Allemande parla d’abord. Obèse avec une végétation de filasse sur le crâne, elle bredouillait d’une voix pâteuse :

« Che feux tire toute la choie qu’on a ébrouvée dans la fieille Allemagne quand on a chu le grand moufement des femmes barisiennes. Nos boitrines (elle frappa la sienne, qui ne résista pas au choc), nos boitrines ont tréchailli, nos… nos… che ne barle pas très pien, mais nous chommes avec vous. »

Une Italienne, une Espagnole, une Suédoise en dirent autant en des langages inattendus ; et, pour finir, une Anglaise démesurée, dont les dents semblaient des instruments de jardinage, s’exprima en ces termes :

« Je volé aussi apôté le participéchône de la libre Hangleterre à la manifestéchône si… si… pittoresque de la populéchône féminine de France pour l’émancipéchône de cette pâtie féminine. Hip ! hip ! hurrah ! »

Cette fois, le nègre se mit à pousser de tels cris d’enthousiasme, avec des gestes de satisfaction si immodérés (jetant ses jambes par-dessus le dossier des banquettes et se tapant les cuisses avec fureur), que deux commissaires de la séance furent obligés de le calmer.

Le voisin de Patissot murmura :

« Des hystériques ! toutes hystériques. »

Patissot croyant qu’on lui parlait, se retourna :

« Plaît-il ? »

Le monsieur s’excusa.

« Pardon, je ne vous parlais pas. Je disais seulement que toutes ces folles sont des hystériques ! »

M. Patissot, prodigieusement surpris, demanda :

« Vous les connaissez donc ?

— Un peu, monsieur ! Zoé Lamour a fait son noviciat pour être religieuse. Et d’une. Eva Schourine a été poursuivie comme incendiaire et reconnue folle. Et de deux. Césarine Brau est une simple intrigante qui veut faire parler d’elle. J’en aperçois trois autres là-bas qui ont passé dans mon service à l’hôpital de X… Quant à tous les vieux carcans qui nous entourent, je n’ai pas besoin d’en parler. »

Mais des « chut ! » partaient de tous les côtés. Le citoyen Sapience Cornut, retour d’exil, se levait. Il roula d’abord des yeux terribles ; puis, d’une voix creuse qui semblait le mugissement du vent dans une caverne, il commença :

« Il est des mots grands comme des principes, lumineux comme des soleils, retentissants comme des coups de tonnerre : Liberté ! Égalité ! Fraternité ! Ce sont les bannières des peuples. Sous leurs plis, nous avons marché à l’assaut des tyrannies. À votre tour, ô femmes, de les brandir comme des armes pour marcher à la conquête de l’indépendance. Soyez libres, libres dans l’amour, dans la maison, dans la patrie. Devenez nos égales au foyer, nos égales dans la rue, nos égales surtout dans la politique et devant la loi. Fraternité ! Soyez nos sœurs, les confidentes de nos projets grandioses, nos compagnes vaillantes. Soyez, devenez véritablement une moitié de l’humanité au lieu de n’en être qu’une parcelle. »

Et il se lança dans la politique transcendante, développant des projets larges comme le monde, parlant de l’âme des sociétés, prédisant la République universelle édifiée sur ces trois bases inébranlables : la liberté, l’égalité, la fraternité.

Quand il se tut, la salle faillit crouler sous les bravos. M. Patissot, stupéfait, se tourna vers son voisin.

« N’est-il pas un peu fou ? »

Le vieux monsieur répondit :

« Non, monsieur ; ils sont des millions comme ça. C’est un effet de l’instruction. »

Patissot ne comprenait pas.

« De l’instruction ?

— Oui ; maintenant qu’ils savent lire et écrire, la bêtise latente se dégage.

— Alors, monsieur, vous croyez que l’instruction… ?

— Pardon, monsieur, je suis un libéral, moi. Voici seulement ce que je veux dire : Vous avez une montre, n’est-ce pas ? Eh bien, cassez un ressort, et allez la porter à ce citoyen Cornut en le priant de la raccommoder. Il vous répondra, en jurant, qu’il n’est pas horloger. Mais, si quelque chose se trouve détraqué dans cette machine infiniment compliquée qui s’appelle la France, il se croit le plus capable des hommes pour la réparer séance tenante. Et quarante mille braillards de son espèce en pensent autant et le proclament sans cesse. Je dis, monsieur, que nous manquons jusqu’ici de classes dirigeantes nouvelles, c’est-à-dire d’hommes nés de pères ayant manié le pouvoir, élevés dans cette idée, instruits spécialement pour cela comme on instruit spécialement les jeunes gens qui se destinent à la Polytechnique.»

Des « chut ! » nombreux l’interrompirent encore une fois. Un jeune homme à l’air mélancolique occupait la tribune. Il commença :

« Mesdames, j’ai demandé la parole pour combattre vos théories. Réclamer pour la femme des droits civils égaux à ceux de l’homme équivaut à réclamer la fin de votre pouvoir. Le seul aspect : extérieur de la femme révèle qu’elle n’est destinée ni aux durs travaux physiques ni aux longs efforts intellectuels. Son rôle est autre, mais non moins beau. Elle met de la poésie dans la vie. De par la puissance de sa grâce, un rayon de ses yeux, le charme de son sourire, elle domine l’homme, qui domine le monde. L’homme a la force, que vous ne pouvez lui prendre ; mais vous avez la séduction qui captive la force. De quoi vous plaignez-vous ? Depuis que le monde existe, vous êtes les souveraines et les dominatrices. Rien ne se fait sans vous. C’est pour vous que s’accomplissent toutes les belles œuvres.

« Mais du jour où vous deviendrez nos égales, civilement, politiquement, vous deviendrez nos rivales. Prenez garde alors que le charme ne soit rompu qui fait toute votre force. Alors, comme nous sommes incontestablement les plus vigoureux et les mieux doués pour les sciences et les arts, votre infériorité apparaîtra, et vous deviendrez véritablement des opprimées.

« Vous avez le beau rôle, mesdames, puisque vous êtes pour nous la séduction de la vie, l’illusion sans fin, l’éternelle récompense de nos efforts. Ne cherchez donc point à en changer. Vous ne réussirez pas, d’ailleurs. »

Mais des sifflets l’interrompirent. Il descendit.

Le voisin de Patissot, se levant alors :

« Un peu romantique, le jeune homme, mais sensé du moins. Venez-vous prendre un bock, monsieur ?

— Avec plaisir. »

Ils y allèrent, pendant que s’apprêtait à répondre la citoyenne Césarine Brau.


<t Suicides>

Suicides

À Georges Legrand.

Il ne se passe guère de jours sans qu’on lise dans quelque journal le fait divers suivant :

« Dans la nuit de mercredi à jeudi, les habitants de la maison portant le n° 40 de la rue de… ont été réveillés par deux détonations successives. Le bruit partait d’un logement habité par M. X… La porte fut ouverte, et on trouva ce locataire baigné dans son sang, tenant encore à la main le revolver avec lequel il s’était donné la mort.

M. X… était âgé de cinquante-sept ans, jouissait d’une aisance honorable et avait tout ce qu’il faut pour être heureux. On ignore absolument la cause de sa funeste détermination. »

Quelles douleurs profondes, quelles lésions du cœur, désespoirs cachés, blessures brûlantes poussent au suicide ces gens qui sont heureux ? On cherche, on imagine des drames d’amour, on soupçonne des désastres d’argent et, comme on ne découvre jamais rien de précis, on met sur ces morts, le mot « Mystère ».

Une lettre trouvée sur la table d’un de ces « suicidés sans raison », et écrite pendant la dernière nuit, auprès du pistolet chargé, est tombée entre nos mains. Nous la croyons intéressante. Elle ne révèle aucune des grandes catastrophes qu’on cherche toujours derrière ces actes de désespoir ; mais elle montre la lente succession des petites misères de la vie, la désorganisation fatale d’une existence solitaire, dont les rêves sont disparus, elle donne la raison de ces fins tragiques que les nerveux et les sensitifs seuls comprendront.

La voici :

Il est minuit. Quand j’aurai fini cette lettre je me tuerai. Pourquoi ? Je vais tâcher de le dire, non pour ceux qui liront ces lignes, mais pour moi-même, pour renforcer mon courage défaillant, me bien pénétrer de la nécessité maintenant fatale de cet acte qui ne pourrait être que différé.

J’ai été élevé par des parents simples qui croyaient à tout. Et j’ai cru comme eux.

Mon rêve dura longtemps. Les derniers lambeaux viennent seulement de se déchirer.

Depuis quelques années déjà un phénomène se passe en moi. Tous les événements de l’existence qui, autrefois, resplendissaient à mes yeux comme des aurores, me semblent se décolorer. La signification des choses m’est apparue dans sa réalité brutale ; et la raison vraie de l’amour m’a dégoûté même des poétiques tendresses.

Nous sommes les jouets éternels d’illusions stupides et charmantes toujours renouvelées.

Alors, vieillissant, j’avais pris mon parti de l’horrible misère des choses, de l’inutilité des efforts, de la vanité des attentes, quand une lumière nouvelle sur le néant de tout m’est apparue, ce soir, après dîner.

Autrefois, j’étais joyeux ! Tout me charmait : les femmes qui passent, l’aspect des rues, les lieux que j’habite ; et je m’intéressais même à la forme de mes vêtements. Mais la répétition des mêmes visions a fini par m’emplir le cœur de lassitude et d’ennui, comme il arriverait pour un spectateur entrant chaque soir au même théâtre.

Tous les jours, à la même heure depuis trente ans, je me lève ; et, dans le même restaurant, depuis trente ans, je mange aux mêmes heures les mêmes plats apportés par des garçons différents.

J’ai tenté de voyager ? L’isolement qu’on éprouve en des lieux inconnus m’a fait peur. Je me suis senti tellement seul sur la terre, et si petit, que j’ai repris bien vite la route de chez moi.

Mais alors l’immuable physionomie de mes meubles depuis trente ans à la même place, l’usure de mes fauteuils que j’avais connus neufs, l’odeur de mon appartement (car chaque logis prend, avec le temps, une odeur particulière), m’ont donné, chaque soir, la nausée des habitudes et la noire mélancolie de vivre ainsi.

Tout se répète sans cesse et lamentablement. La manière même dont je mets en rentrant la clef dans la serrure, la place où je trouve toujours mes allumettes, le premier coup d’œil jeté dans ma chambre, quand le phosphore s’enflamme, me donnent envie de sauter par la fenêtre et d’en finir avec ces événements monotones auxquels nous n’échappons jamais.

J’éprouve chaque jour, en me rasant, un désir immodéré de me couper la gorge ; et ma figure, toujours la même, que je revois dans la petite glace avec du savon sur les joues, m’a plusieurs fois fait pleurer de tristesse.

Je ne puis même plus me trouver auprès des gens que je rencontrais jadis avec plaisir, tant je les connais, tant je sais ce qu’ils vont me dire et ce que je vais répondre, tant j’ai vu le moule de leurs pensées immuables, le pli de leurs raisonnements. Chaque cerveau est comme un cirque, où tourne éternellement un pauvre cheval enfermé. Quels que soient nos efforts, nos détours, nos crochets, la limite est proche et arrondie d’une façon continue, sans saillies imprévues et sans porte sur l’inconnu. Il faut tourner, tourner toujours, par les mêmes idées, les mêmes joies, les mêmes plaisanteries, les mêmes habitudes, les mêmes croyances, les mêmes écœurements.

Le brouillard était affreux, ce soir. Il enveloppait le boulevard où les becs de gaz obscurcis semblaient des chandelles fumeuses. Un poids plus lourd que d’habitude me pesait sur les épaules. Je digérais mal, probablement.

Car une bonne digestion est tout dans la vie. C’est elle qui donne l’inspiration à l’artiste, les désirs amoureux aux jeunes gens, des idées claires aux penseurs, la joie de vivre à tout le monde, et elle permet de manger beaucoup (ce qui est encore le plus grand bonheur). Un estomac malade pousse au scepticisme, à l’incrédulité, fait germer les songes noirs et les désirs de mort. Je l’ai remarqué fort souvent. Je ne me tuerais pas peut-être si j’avais bien digéré ce soir.

Quand je fus assis dans le fauteuil où je m’assois tous les jours depuis trente ans, je levai les yeux autour de moi, et je me sentis saisi par une détresse si horrible que je me crus près de devenir fou.

Je cherchai ce que je pourrais faire pour échapper à moi-même ? Toute occupation m’épouvanta comme plus odieuse encore que l’inaction. Alors, je songeai à mettre de l’ordre dans mes papiers.

Voici longtemps que je songeais à cette besogne d’épurer mes tiroirs ; car depuis trente ans, je jette pêle-mêle dans le même meuble mes lettres et mes factures, et le désordre de ce mélange m’a souvent causé bien des ennuis. Mais j’éprouve une telle fatigue morale et physique à la seule pensée de ranger quelque chose que je n’ai jamais eu le courage de me mettre à ce travail odieux.

Donc je m’assis devant mon secrétaire et je l’ouvris, voulant faire un choix dans mes papiers anciens pour en détruire une grande partie.

Je demeurai d’abord troublé devant cet entassement de feuilles jaunies, puis j’en pris une.

Oh ! ne touchez jamais à ce meuble, à ce cimetière des correspondances d’autrefois, si vous tenez à la vie ! Et, si vous l’ouvrez par hasard, saisissez à pleines mains les lettres qu’il contient, fermez les yeux pour n’en point lire un mot, pour qu’une seule écriture oubliée et reconnue ne vous jette d’un seul coup dans l’océan des souvenirs ; portez au feu ces papiers mortels ; et, quand ils seront en cendres, écrasez-les en une poussière invisible… ou sinon vous êtes perdu… comme je suis perdu depuis une heure !…

Ah ! les premières lettres que j’ai relues ne m’ont point intéressé. Elles étaient récentes d’ailleurs, et me venaient d’hommes vivants que je rencontre encore assez souvent et dont la présence ne me touche guère. Mais soudain une enveloppe m’a fait tressaillir. Une grande écriture large y avait tracé mon nom ; et brusquement les larmes me sont montées aux yeux. C’était de mon plus cher ami, celui-là, le compagnon de ma jeunesse, le confident de mes espérances ; et il m’apparut si nettement, avec son sourire bon enfant et la main tendue vers moi qu’un frisson me secoua les os. Oui, oui, les morts reviennent, car je l’ai vu ! Notre mémoire est un monde plus parfait que l’univers : elle rend la vie à ce qui n’existe plus !

La main tremblante, le regard brumeux, j’ai relu tout ce qu’il me disait, et dans mon pauvre cœur sanglotant j’ai senti une meurtrissure si douloureuse que je me suis mis à pousser des gémissements comme un homme dont on brise les membres.

Alors j’ai remonté toute ma vie ainsi qu’on remonte un fleuve. J’ai reconnu des gens oubliés depuis si longtemps que je ne savais plus leur nom. Leur figure seule vivait en moi. Dans les lettres de ma mère, j’ai retrouvé les vieux domestiques et la forme de notre maison et les petits détails insignifiants où s’attache l’esprit des enfants.

Oui, j’ai revu soudain toutes les vieilles toilettes de ma mère avec ses physionomies différentes suivant les modes qu’elle portait et les coiffures qu’elle avait successivement adoptées. Elle me hantait surtout dans une robe de soie à ramages anciens ; et je me rappelais une phrase, qu’un jour, portant cette robe, elle m’avait dite : « Robert, mon enfant, si tu ne te tiens pas droit, tu seras bossu toute ta vie. »

Puis soudain, ouvrant un autre tiroir, je me retrouvai en face de mes souvenirs d’amour : une bottine de bal, un mouchoir déchiré, une jarretière même, des cheveux et des fleurs desséchées. Alors les doux romans de ma vie, dont les héroïnes encore vivantes ont aujourd’hui des cheveux tout blancs, m’ont plongé dans l’amère mélancolie des choses à jamais finies. Oh ! les fronts jeunes où frisent les cheveux dorés, la caresse des mains, le regard qui parle, les cœurs qui battent, ce sourire qui promet les lèvres, ces lèvres, qui promettent l’étreinte… Et le premier baiser… ce baiser sans fin qui fait se fermer les yeux, qui anéantit toute pensée dans l’incommensurable bonheur de la possession prochaine.

Prenant à pleines mains ces vieux gages de tendresses lointaines, je les couvris de caresses furieuses, et dans mon âme ravagée par les souvenirs, je revoyais chacune à l’heure de l’abandon, et je souffrais un supplice plus cruel que toutes les tortures imaginées par toutes les fables de l’enfer.

Une dernière lettre restait. Elle était de moi et dictée de cinquante ans auparavant par mon professeur d’écriture. La voici :

« Ma petite maman chérie,

« J’ai aujourd’hui sept ans. C’est l’âge de raison, j’en profite pour te remercier de m’avoir donné le jour.

« Ton petit garçon qui t’adore,

« Robert. »

C’était fini. J’arrivais à la source, et brusquement je me retournai pour envisager le reste de mes jours. Je vis la vieillesse hideuse et solitaire, et les infirmités prochaines et tout fini, fini, fini ! Et personne autour de moi !

Mon revolver est là, sur la table… Je l’arme… Ne relisez jamais vos vieilles lettres.

Et voilà comment se tuent beaucoup d’hommes dont on fouille en vain l’existence pour y découvrir de grands chagrins.


<t Jadis>

Jadis

Le château de style ancien est sur une colline boisée ; de grands arbres l’entourent d’une verdure sombre ; et le parc infini étend ses perspectives tantôt sur des profondeurs de forêt, tantôt sur les pays environnants. À quelques mètres de la façade se creuse un bassin de pierre où se baignent des dames de marbre ; d’autres bassins étages se succèdent jusqu’au pied du coteau, et une source emprisonnée roule ses cascades de l’un à l’autre.

Du manoir qui fait des grâces comme une coquette surannée, jusqu’aux grottes incrustées de coquillages, et où sommeillent des amours d’un autre siècle, tout, en ce domaine antique, a gardé sa physionomie des vieux âges ; tout semble parler encore des coutumes anciennes, des mœurs d’autrefois, des galanteries passées, et des élégances légères où s’exerçaient nos aïeules.

Dans un petit salon Louis XV, dont les murs sont couverts de bergers marivaudant avec des bergères, de belles dames à paniers et de messieurs galants et frisés, une toute vieille femme qui semble morte aussitôt qu’elle ne remue plus est presque couchée dans un grand fauteuil et laisse pendre de chaque côté ses mains osseuses de momie.

Son regard voilé se perd au loin par la campagne, comme pour suivre à travers le parc des visions de sa jeunesse. Un souffle d’air parfois arrive par la fenêtre ouverte, apporte des senteurs d’herbes et des parfums de fleurs. Il fait voltiger ses cheveux blancs autour de son front ridé et les souvenirs vieux dans sa pensée.

À ses côtés, sur un tabouret de tapisserie, une jeune fille aux longs cheveux blonds tressés sur le dos, brode un ornement d’autel. Elle a des yeux rêveurs, et, pendant que travaillent ses doigts agiles, on voit qu’elle songe.

Mais l’aïeule a tourné la tête.

« Berthe, dit-elle, lis-moi un peu les gazettes, afin que je sache encore quelquefois ce qui se passe en ce monde. »

La jeune fille prit un journal et le parcourut du regard.

« Il y a beaucoup de politique, grand-mère, faut-il passer ?

— Oui, oui, mignonne. N’y a-t-il pas d’histoires d’amour ? La galanterie est donc morte en France qu’on ne parle plus d’enlèvements ni d’aventures comme autrefois. »

La jeune fille chercha longtemps.

« Voilà, dit-elle. C’est intitulé : “ Drame d’amour. ” »

La vieille femme sourit dans ses rides.

« Lis-moi cela », dit-elle.

Et Berthe commença. C’était une histoire de vitriol. Une femme, pour se venger d’une maîtresse de son mari, lui avait brûlé le visage et les yeux. Elle était sortie des Assises acquittée, innocentée, aux applaudissements de la foule.

L’aïeule s’agitait sur son siège et répétait :

« C’est affreux, mais c’est affreux cela ! Trouve-moi donc autre chose, mignonne. »

Berthe chercha ; et, plus loin, toujours aux tribunaux, se mit à lire : « Sombre drame. » Une demoiselle de magasin, déjà mûre, s’était laissé choir entre les bras d’un jeune homme ; puis, pour se venger de son amant, dont le cœur était volage, elle lui avait tiré un coup de revolver. Le malheureux resterait estropié. Les jurés, gens moraux, prenant parti pour l’amour illégitime de la meurtrière, l’avaient acquittée honorablement.

Cette fois, la vieille grand-mère se révolta tout à fait, et, la voix tremblante :

« Mais vous êtes donc fous aujourd’hui ? Vous êtes fous ! Le Bon Dieu vous a donné l’amour, la seule séduction de la vie ; l’homme y a joint la galanterie, la seule distraction de nos heures, et voilà que vous y mêlez du vitriol et du revolver, comme on mettrait de la boue dans un flacon de vin d’Espagne. »

Berthe ne paraissait pas comprendre l’indignation de son aïeule.

« Mais, grand-mère, cette femme s’est vengée. Songe donc, elle était mariée, et son mari la trompait. »

La grand-mère eut un soubresaut.

« Quelles idées vous donne-t-on, à vous autres jeunes filles, aujourd’hui ? »

Berthe répondit :

« Mais le mariage c’est sacré, grand-mère ! »

L’aïeule tressaillit en son cœur de femme née encore au grand siècle galant.

« C’est l’amour qui est sacré, dit-elle. Écoute, fillette, une vieille qui a vu trois générations et qui en sait long, bien long sur les hommes et sur les femmes. Le mariage et l’amour n’ont rien à voir ensemble. On se marie pour fonder une famille, et on forme des familles pour constituer la société. La société ne peut pas se passer du mariage. Si la société est une chaîne, chaque famille en est un anneau. Pour souder ces anneaux-là on cherche toujours les métaux pareils. Quand on se marie il faut unir les convenances, combiner les fortunes, joindre les races semblables, travailler pour l’intérêt commun qui est la richesse et les enfants. On ne se marie qu’une fois, fillette, parce que le monde l’exige, mais on peut aimer vingt fois dans sa vie, parce que la nature nous a faits ainsi. Le mariage, c’est une loi, vois-tu, et l’amour c’est un instinct qui nous pousse tantôt à droite, tantôt à gauche. On a fait des lois qui combattent nos instincts, il le fallait ; mais les instincts toujours sont les plus forts, et on ne devrait pas trop leur résister, puisqu’ils viennent de Dieu tandis que les lois ne viennent que des hommes.

« Si on ne parfumait pas la vie avec de l’amour, le plus d’amour possible, mignonne, comme on met du sucre dans les drogues pour les enfants, personne ne voudrait la prendre telle qu’elle est. »

Berthe, effarée, ouvrait ses grands yeux. Elle murmura :

« Oh ! grand-mère, grand-mère, on ne peut aimer qu’une fois. »

L’aïeule leva vers le ciel ses mains tremblantes, comme pour invoquer encore le Dieu défunt des galanteries. Elle s’écria indignée :

« Vous êtes devenus une race de vilains, une race du commun. Depuis la Révolution le monde n’est plus reconnaissable. Vous avez mis des grands mots dans toutes les actions, et des devoirs ennuyeux à tous les coins de l’existence ; vous croyez à l’égalité et à la passion éternelle. Des gens ont fait des vers pour vous dire qu’on mourait d’amour. De mon temps on faisait des vers pour apprendre aux hommes à aimer toutes les femmes. Et nous !… Quand un gentilhomme nous plaisait, fillette, on lui envoyait un page. Et quand il nous venait au cœur un nouveau caprice, on avait vite fait de congédier le dernier amant… à moins qu’on ne les gardât tous les deux… »

La vieille souriait d’un sourire pointu : et dans son œil gris une malice brillait, la malice spirituelle et sceptique de ces gens qui ne se croyaient point de la même pâte que les autres et qui vivaient en maîtres, pour qui ne sont point faites les croyances communes. La jeune fille, toute pâle, balbutia : « Alors les femmes n’avaient pas d’honneur. » La grand-mère cessa de sourire. Si elle avait gardé dans l’âme quelque chose de l’ironie de Voltaire, elle avait aussi un peu de la philosophie enflammée de Jean-Jacques. « Pas d’honneur ! parce qu’on aimait, qu’on osait le dire et même s’en vanter ? Mais, fillette, si une de nous, parmi les plus grandes dames de France était demeurée sans amant, toute la cour en aurait ri. Celles qui voulaient vivre autrement n’avaient qu’à entrer au couvent. Et vous vous imaginez peut-être que vos maris n’aimeront que vous dans toute leur vie. Comme si ça se pouvait, vraiment. Je te dis, moi, que le mariage est une chose nécessaire pour que la société vive, mais qu’il n’est pas dans la nature de notre race, entends-tu bien ? Il n’y a dans la vie qu’une bonne chose, c’est l’amour. « Et comme vous le comprenez mal, comme vous le gâtez, vous en faites quelque chose de solennel comme un sacrement, ou quelque chose qu’on achète comme une robe. »

La jeune fille prit en ses mains tremblantes les mains ridées de la vieille.

« Tais-toi, grand-mère, je t’en supplie. » Et, à genoux, les larmes aux yeux, elle demandait au ciel une grande passion, une seule passion éternelle, selon le rêve des poètes modernes, tandis que l’aïeule, la baisant au front, toute pénétrée encore de cette charmante et saine raison dont les philosophes galants saupoudrèrent le dix-huitième siècle, murmurait :

« Prends garde, pauvre mignonne ; si tu crois à des folies pareilles, tu seras bien malheureuse. »


<t Une page d’histoire inédite>

Une page d’histoire inédite

Tout le monde connaît la célèbre phrase de Pascal sur le grain de sable qui changea les destinées de l’univers en arrêtant la fortune de Cromwell. Ainsi, dans ce grand hasard des événements qui gouverne les hommes et le monde, un fait bien petit, le geste désespéré d’une femme décida le sort de l’Europe en sauvant la vie du jeune Napoléon Bonaparte, celui qui fut le grand Napoléon.

C’est une page d’histoire inconnue (car tout ce qui touche à l’existence de cet être extraordinaire est de l’histoire), un vrai drame corse, qui faillit devenir fatal au jeune officier, alors en congé dans sa patrie.

Le récit qui suit est de point en point authentique. Je l’ai écrit presque sous la dictée, sans y rien changer, sans en rien omettre, sans essayer de le rendre plus « littéraire » ou plus dramatique, ne laissant que les faits tout seuls, tout nus, tout simples, avec tous les noms, tous les mouvements des personnages et les paroles qu’ils prononcèrent.

Une narration plus composée plairait peut-être davantage ; mais ceci est de l’histoire, et on ne touche pas à l’histoire. Je tiens ces détails directement du seul homme qui a pu les puiser aux sources, et dont le témoignage a dirigé l’enquête ouverte sur ces mêmes faits vers 1853, dans le but d’assurer l’exécution de legs stipulés par l’Empereur expirant à Sainte-Hélène.

Trois jours avant sa mort, en effet, Napoléon ajouta à son testament un codicille qui contenait les dispositions suivantes :

« Je lègue, écrivait-il, 20 000 francs à l’habitant de Bocognano qui m’a tiré des mains des brigands qui voulurent m’assassiner ;

« 10 000 francs à M. Vizzavona, le seul de cette famille qui fût de mon parti ;

« 100 000 francs à M. Jérôme Lévy ;

« 100 000 francs à M. Costa ;

« 20 000 francs à l’abbé Reccho. »

C’est qu’un vieux souvenir de sa jeunesse s’était, en ces derniers moments, emparé de son esprit ; après tant d’années et tant d’aventures prodigieuses, l’impression que lui avait laissée une des premières secousses de sa vie demeurait encore assez forte pour le poursuivre, même aux heures d’agonie ; et voici cette lointaine vision qui l’obsédait, quand il se résolut à laisser ces dons suprêmes au partisan dévoué dont le nom échappait à sa mémoire affaiblie, et aux amis qui lui avaient apporté leur aide en des circonstances terribles.

Louis XVI venait de mourir. La Corse était alors gouvernée par le général Paoli, homme énergique et violent, royaliste dévoué, qui haïssait la Révolution, tandis que Napoléon Bonaparte, jeune officier d’artillerie, alors en congé à Ajaccio, employait son influence et celle de sa famille en faveur des idées nouvelles.

Les cafés n’existaient point en ce pays toujours sauvage, et Napoléon réunissait le soir ses partisans dans une chambre où ils causaient, formaient des projets, prenaient des mesures, prévoyaient l’avenir, tout en buvant du vin et en mangeant des figues.

Une animosité déjà existait entre le jeune Bonaparte et le général Paoli. Voici comment elle était née. Paoli, ayant reçu l’ordre de conquérir l’île de la Madeleine, confia cette mission au colonel Cesari, en lui recommandant, dit-on, de faire échouer l’entreprise. Napoléon, nommé lieutenant-colonel de la garde nationale dans le régiment que commandait le colonel Quenza, prit part à cette expédition, et s’éleva violemment ensuite contre la manière dont elle avait été conduite, accusant ouvertement les chefs de l’avoir perdue à dessein.

Ce fut peu de temps après que des commissaires de la République, parmi lesquels se trouvait Saliceti, furent envoyés à Bastia. Napoléon, apprenant leur arrivée, les voulut rejoindre, et, pour entreprendre ce voyage, il fit venir de Bocognano son homme de confiance, un de ses partisans les plus fidèles, Santo-Bonelli, dit Riccio, qui devait lui servir de guide.

Tous deux partirent à cheval se dirigeant vers Corte, où se tenait le général Paoli, que Bonaparte voulait voir en passant ; car, ignorant alors la participation de son chef au complot tramé contre la France, il le défendait même contre les soupçons chuchotés ; et l’hostilité grandie entre eux, bien que vive déjà, n’avait point encore éclaté.

Le jeune Napoléon descendit de cheval dans la cour de la maison habitée par Paoli, et confiant sa monture à Santo-Riccio, il voulut tout de suite se rendre auprès du général. Mais, comme il gravissait l’escalier, une personne qu’il aborda lui apprit qu’en ce moment même avait lieu une sorte de conseil formé des principaux chefs corses, tous ennemis des idées républicaines. Lui, inquiet, cherchait à savoir quand un des conspirateurs sortit de la réunion. Alors, marchant à sa rencontre, Bonaparte lui demanda : « Eh bien ? » L’autre, le croyant un allié, répondit : « C’est fait ! Nous allons proclamer l’indépendance et nous séparer de la France, avec le secours de l’Angleterre. » Indigné, Napoléon s’emporta, et, frappant du pied, il criait : « C’est une trahison, c’est une infamie ! » quand des hommes parurent, attirés par le bruit. C’étaient justement des parents éloignés de la famille Bonaparte. Eux, comprenant le danger où se jetait le jeune officier, car Paoli était homme à s’en débarrasser à tout jamais et sur-le-champ, l’entourèrent, le firent descendre par force et remonter à cheval.

Il partit aussitôt, retournant vers Ajaccio, toujours accompagné de Santo-Riccio. Ils arrivèrent, à la nuit tombante, au hameau de Arca-de-Vivario, et couchèrent chez le curé Arrighi, parent de Napoléon, qui le mit au courant des événements et lui demanda conseil, car c’était un homme d’esprit droit et de grand jugement, estimé dans toute la Corse.

S’étant remis en route le lendemain dès l’aurore, ils marchèrent tout le jour et parvinrent, le soir, à l’entrée du village de Bocognano. Là, Napoléon se sépara de son guide, en lui recommandant de venir au matin le chercher avec les chevaux à la jonction des deux routes, et il gagna le hameau de Pogiola pour demander l’hospitalité à Félix Tusoli, son partisan et son parent, dont la maison se trouvait un peu éloignée.

Cependant le général Paoli avait appris la visite du jeune Bonaparte, ainsi que ses paroles violentes après la découverte du complot, et il chargea Mario Peraldi de se mettre à sa poursuite et de l’empêcher, coûte que coûte, de gagner Ajaccio ou Bastia.

Mario Peraldi parvint à Bocognano quelques heures avant Napoléon, et se rendit chez les Morelli, famille puissante, partisans du général. Ils apprirent bientôt que le jeune officier était arrivé dans le village, et qu’il passerait la nuit dans la maison des Tusoli ; alors le chef des Morelli, homme énergique et redoutable, instruit des ordres de Paoli, promit à son envoyé que Napoléon n’échapperait pas.

Dès le jour, il avait posté son monde, occupé toutes les routes, toutes les issues. Bonaparte, accompagné de son hôte, sortit pour rejoindre Santo-Riccio ; mais Tusoli, un peu malade, la tête enveloppée d’un mouchoir, le quitta presque immédiatement. Aussitôt que le jeune officier fut seul, un homme se présentant lui annonça que dans une auberge voisine se trouvaient des partisans du général, en route pour le rejoindre à Corte. Napoléon se rendit près d’eux et, les trouvant réunis : « Allez, leur dit-il, allez trouver votre chef, vous faites une grande et noble action. » Mais en ce moment les Morelli, se précipitant dans la maison, se jetèrent sur lui, le firent prisonnier et l’entraînèrent.

Santo-Riccio, qui l’attendait à la jonction des deux routes, apprit immédiatement son arrestation ; et il courut chez un partisan des Bonaparte, nommé Vizzavona, qu’il savait capable de l’aider et dont la demeure était voisine de la maison Morelli, où Napoléon allait être enfermé.

Santo-Riccio avait compris l’extrême gravité de cette situation : « Si nous ne parvenons à le sauver tout de suite, dit-il, il est perdu. Peut-être sera-t-il mort avant deux heures. »

Alors Vizzavona s’en fut trouver les Morelli, les sonda habilement, et, comme ils dissimulaient leurs intentions véritables, il les amena, à force d’adresse et d’éloquence, à permettre que le jeune homme vînt chez lui prendre quelque nourriture pendant qu’ils garderaient sa maison.

Eux, pour mieux cacher leurs projets, sans doute, y consentirent, et leur chef, le seul qui connût les volontés du général, leur confiant la surveillance des lieux, rentra chez lui pour faire ses préparatifs de départ.

Ce fut cette absence qui sauva, quelques minutes plus tard, la vie du prisonnier.

Cependant Santo-Riccio, avec le dévouement naturel aux Corses, un prodigieux sang-froid et un intrépide courage, préparait la délivrance de son compagnon. Il s’adjoignit deux jeunes gens, braves et fidèles comme lui ; puis, les ayant secrètement conduits dans un jardin attenant à la maison Vizzavona, et cachés derrière un mur, il se présenta tranquillement aux Morelli, et demanda la permission de faire ses adieux à Napoléon puisqu’ils devaient l’emmener.

On lui accorda cette faveur ; et dès qu’il fut en présence de Bonaparte et de Vizzavona, il développa ses projets, hâtant la fuite, le moindre retard pouvant être fatal au jeune homme. Tous les trois alors pénétrèrent dans l’écurie, et, sur la porte, Vizzavona, les larmes aux yeux, embrassa son hôte et lui dit : « Que Dieu vous sauve, mon pauvre enfant, lui seul le peut ! »

En rampant, Napoléon et Santo-Riccio rejoignirent les deux jeunes gens embusqués auprès du mur ; puis, prenant leur élan, tous les trois s’enfuirent à toutes jambes vers une fontaine voisine, cachée dans les arbres. Mais il fallait passer sous les yeux des Morelli, qui, les apercevant, se lancèrent à leur poursuite en jetant de grands cris.

Or le chef Morelli, rentré dans sa demeure, les entendit, et, comprenant tout, se précipita avec une physionomie si féroce que sa femme, alliée aux Tusoli, chez qui Bonaparte avait passé la nuit, se jeta à ses pieds, suppliante, demandant la vie sauve pour le jeune homme. Lui, furieux, la repoussa, et il s’élançait dehors quand elle, toujours à genoux, le saisit par les jambes, les enlaçant de ses bras crispés ; puis, battue, renversée, mais acharnée en son étreinte, elle entraîna son mari, qui s’abattit à côté d’elle.

Sans la force et le courage de cette femme, c’était fait de Napoléon. Toute l’histoire moderne se trouvait donc changée. La mémoire des hommes n’aurait point eu à retenir les noms de victoires retentissantes ! Des millions d’êtres ne seraient pas morts sous le canon ! La carte d’Europe n’était plus la même ! Et qui sait sous quel régime politique nous vivrions aujourd’hui ?

Car les Morelli atteignaient les fugitifs. Santo-Riccio, intrépide, s’adossant au tronc d’un châtaignier, leur fit face, criant aux deux jeunes gens d’emmener Bonaparte. Mais lui refusa d’abandonner son guide, qui vociférait, tenant en joue leurs ennemis :

« Emportez-le donc, vous autres, saisissez-le, attachez-lui les pieds et les mains ! »

Alors ils furent rejoints, entourés, saisis, et un partisan des Morelli, nommé Honorato, posant son fusil sur la tempe de Napoléon, s’écria : « Mort au traître à la patrie ! » Mais juste en ce moment l’homme qui avait reçu Bonaparte, Félix Tusoli, prévenu par un émissaire de Santo-Riccio, arrivait, escorté de ses parents armés. Voyant le danger, et reconnaissant son beau-frère dans celui qui menaçait ainsi la vie de son hôte, il lui cria, le mettant en joue :

« Honorato, Honorato, c’est entre nous alors que la chose va se passer ! »

L’autre, surpris, hésitait à tirer, quand Santo-Riccio, profitant de la confusion, et laissant les deux partis se battre ou s’expliquer, saisit à pleins bras Napoléon qui résistait encore, l’entraîna, aidé des deux jeunes gens, et s’enfonça dans le maquis.

Une minute plus tard, le chef Morelli, débarrassé de sa femme, et en proie à une colère furieuse, rejoigne enfin ses partisans. Cependant, les fugitifs marchaient à travers la montagne, les ravins, les fourrés. Lorsqu’ils furent en sûreté, Santo-Riccio renvoya les deux jeunes gens qui devaient le lendemain les rejoindre avec les chevaux auprès du pont d’Ucciani. Au moment où ils se séparaient, Napoléon s’approcha d’eux.

« Je vais retourner en France, leur dit-il, voulez-vous m’accompagner ? Quelle que soit ma fortune, vous la partagerez. »

Eux lui répondirent :

« Notre vie est à vous ; faites de nous, ici, ce que vous voudrez ; mais nous ne quitterons pas notre village. »

Ces deux simples et dévoués garçons retournèrent donc à Bocognano chercher les chevaux, tandis que Bonaparte et Santo-Riccio continuaient péniblement leur marche au milieu de tous les obstacles qui rendent si durs les voyages dans les pays montagneux et sauvages.

Ils s’arrêtèrent, en route, pour manger un morceau de pain dans la famille Mancini, et parvinrent, le soir, à Ucciani, chez les Pozzoli, partisans des Bonaparte. Or, le lendemain, quand il s’éveilla, Napoléon vit la maison entourée d’hommes armés. C’étaient tous les parents et les amis de ses hôtes, prêts à l’accompagner comme à mourir pour lui.

Les chevaux attendaient près du pont, et la petite troupe se mit en route, escortant le fugitif jusqu’aux environs d’Ajaccio. La nuit venue, Napoléon pénétra dans la ville et se réfugia chez le maire, M. Jean-Jérôme Lévy, qui le cacha dans un placard. Utile précaution, car la police arrivait le lendemain. Elle fouilla partout sans rien trouver, puis se retira tranquille et déroutée par l’habile indignation du maire qui offrit son aide empressée pour trouver le jeune révolté.

Le soir même, Napoléon, embarqué dans une gondole, était conduit de l’autre côté du golfe, confié à la famille Costa, de Bastelica, et caché dans les maquis. — L’histoire d’un siège qu’il aurait soutenu dans la tour de Capitello, récit émouvant publié par les guides, est une pure invention dramatique aussi sérieuse que beaucoup des renseignements donnés par ces industriels fantaisistes.

Quelques jours plus tard, l’indépendance corse fut proclamée, la maison Bonaparte incendiée, et les trois sœurs du fugitif remises à la garde de l’abbé Reccho.

Puis une frégate française, qui recueillait sur la côte les derniers partisans de la France, prit à son bord Napoléon, et ramena dans la mère patrie le partisan poursuivi, traqué, celui qui devait être l’Empereur et le prodigieux général dont la fortune bouleversa la terre.


<t En famille>

En famille

Le tramway de Neuilly venait de passer la porte Maillot et il filait maintenant tout le long de la grande avenue qui aboutit à la Seine. La petite machine, attelée à son wagon, cornait pour écarter les obstacles, crachait sa vapeur, haletait comme une personne essoufflée qui court ; et ses pistons faisaient un bruit précipité de jambes de fer en mouvement. La lourde chaleur d’une fin de journée d’été tombait sur la route d’où s’élevait, bien qu’aucune brise ne soufflât, une poussière blanche, crayeuse, opaque, suffocante et chaude, qui se collait sur la peau moite, emplissait les yeux, entrait dans les poumons.

Des gens venaient sur leurs portes, cherchant de l’air.

Les glaces de la voiture étaient baissées, et tous les rideaux flottaient agités par la course rapide. Quelques personnes seulement occupaient l’intérieur (car on préférait, par ces jours chauds, l’impériale ou les plates-formes). C’étaient de grosses dames aux toilettes farces, de ces bourgeoises de banlieue qui remplacent la distinction dont elles manquent par une dignité intempestive ; des messieurs las du bureau, la figure jaunie, la taille tournée, une épaule un peu remontée par les longs travaux courbés sur les tables. Leurs faces inquiètes et tristes disaient encore les soucis domestiques, les incessants besoins d’argent, les anciennes espérances définitivement déçues ; car tous appartenaient à cette armée de pauvres diables râpés qui végètent économiquement dans une chétive maison de plâtre, avec une plate-bande pour jardin, au milieu de cette campagne à dépotoirs qui borde Paris.

Tout près de la portière, un homme petit et gros, la figure bouffie, le ventre tombant entre ses jambes ouvertes, tout habillé de noir et décoré, causait avec un grand maigre d’aspect débraillé, vêtu de coutil blanc très sale et coiffé d’un vieux panama. Le premier parlait lentement, avec des hésitations qui le faisaient parfois paraître bègue ; c’était M. Caravan, commis principal au ministère de la Marine. L’autre, ancien officier de santé à bord d’un bâtiment de commerce, avait fini par s’établir au rond-point de Courbevoie où il appliquait sur la misérable population de ce lieu les vagues connaissances médicales qui lui restaient après une vie aventureuse. Il se nommait Chenet et se faisait appeler docteur. Des rumeurs couraient sur sa moralité.

M. Caravan avait toujours mené l’existence normale des bureaucrates. Depuis trente ans, il venait invariablement à son bureau, chaque matin, par la même route, rencontrant à la même heure, aux mêmes endroits, les mêmes figures d’hommes allant à leurs affaires ; et il s’en retournait, chaque soir, par le même chemin où il retrouvait encore les mêmes visages qu’il avait vus vieillir.

Tous les jours, après avoir acheté sa feuille d’un sou à l’encoignure du faubourg Saint-Honoré, il allait chercher ses deux petits pains, puis il entrait au ministère à la façon d’un coupable qui se constitue prisonnier ; et il gagnait son bureau vivement, le cœur plein d’inquiétude, dans l’attente éternelle d’une réprimande pour quelque négligence qu’il aurait pu commettre.

Rien n’était jamais venu modifier l’ordre monotone de son existence ; car aucun événement ne le touchait en dehors des affaires du bureau, des avancements et des gratifications. Soit qu’il fût au ministère, soit qu’il fût dans sa famille (car il avait épousé, sans dot, la fille d’un collègue), il ne parlait jamais que du service. Jamais son esprit atrophié par la besogne abêtissante et quotidienne n’avait plus d’autres pensées, d’autres espoirs, d’autres rêves, que ceux relatifs à son ministère. Mais une amertume gâtait toujours ses satisfactions d’employé : l’accès des commissaires de marine, des ferblantiers, comme on disait à cause de leurs galons d’argent, aux emplois de sous-chef et de chef ; et chaque soir, en dînant, il argumentait fortement devant sa femme, qui partageait ses haines, pour prouver qu’il est inique à tous égards de donner des places à Paris aux gens destinés à la navigation.

Il était vieux, maintenant, n’ayant point senti passer sa vie, car le collège, sans transition, avait été continué par le bureau, et les pions, devant qui il tremblait autrefois, étaient aujourd’hui remplacés par les chefs, qu’il redoutait effroyablement. Le seuil de ces despotes en chambre le faisait frémir des pieds à la tête ; et de cette continuelle épouvante il gardait une manière gauche de se présenter, une attitude humble et une sorte de bégaiement nerveux.

Il ne connaissait pas plus Paris que ne le peut connaître un aveugle conduit par son chien, chaque jour, sous la même porte ; et s’il lisait dans son journal d’un sou les événements et les scandales, il les percevait comme des contes fantaisistes inventés à plaisir pour distraire les petits employés. Homme d’ordre, réactionnaire sans parti déterminé, mais ennemi des nouveautés, il passait les faits politiques, que sa feuille, du reste, défigurait toujours pour les besoins payés d’une cause ; et quand il remontait tous les soirs l’avenue des Champs-Élysées, il considérait la foule houleuse des promeneurs et le flot roulant des équipages à la façon d’un voyageur dépaysé qui traverserait des contrées lointaines.

Ayant complété, cette année même, ses trente années de service obligatoire, on lui avait remis, au Ier janvier, la croix de la Légion d’honneur, qui récompense, dans ces administrations militarisées, la longue et misérable servitude — (on dit : loyaux services) — de ces tristes forçats rivés au carton vert. Cette dignité inattendue, lui donnant de sa capacité une idée haute et nouvelle, avait en tout changé ses mœurs. Il avait dès lors supprimé les pantalons de couleur et les vestons de fantaisie, porté des culottes noires et de longues redingotes où son ruban, très large, faisait mieux ; et, rasé tous les matins, écurant ses ongles avec plus de soin, changeant de linge tous les deux jours par un légitime sentiment de convenances et de respect pour l’Ordre national dont il faisait partie, il était devenu, du jour au lendemain, un autre Caravan, rincé, majestueux et condescendant.

Chez lui, il disait « ma croix » à tout propos. Un tel orgueil lui était venu, qu’il ne pouvait plus même souffrir à la boutonnière des autres aucun ruban d’aucune sorte. Il s’exaspérait surtout à la vue des ordres étrangers — « qu’on ne devrait pas laisser porter en France » ; et il en voulait particulièrement au docteur Chenet qu’il retrouvait tous les soirs au tramway, orné d’une décoration quelconque, blanche, bleue, orange ou verte.

La conversation des deux hommes, depuis l’Arc de Triomphe jusqu’à Neuilly, était, du reste, toujours la même ; et, ce jour-là comme les précédents, ils s’occupèrent d’abord de différents abus locaux qui les choquaient l’un et l’autre, le maire de Neuilly en prenant à son aise. Puis, comme il arrive infailliblement en compagnie d’un médecin, Caravan aborda le chapitre des maladies, espérant de cette façon glaner quelques petits conseils gratuits, ou même une consultation, en s’y prenant bien, sans laisser voir la ficelle. Sa mère, du reste, l’inquiétait depuis quelque temps. Elle avait des syncopes fréquentes et prolongées ; et, bien que vieille de quatre-vingt-dix ans, elle ne consentait point à se soigner.

Son grand âge attendrissait Caravan, qui répétait sans cesse au docteur Chenet : « En voyez-vous souvent arriver là ? » Et il se frottait les mains avec bonheur, non qu’il tînt peut-être beaucoup à voir la bonne femme s’éterniser sur terre, mais parce que la longue durée de la vie maternelle était comme une promesse pour lui-même.

Il continua : « Oh ! dans ma famille, on va loin ; ainsi, moi, je suis sûr qu’à moins d’accident je mourrai très vieux. » L’officier de santé jeta sur lui un regard de pitié ; il considéra une seconde la figure rougeaude de son voisin, son cou graisseux, son bedon tombant entre deux jambes flasques et grasses, toute sa rondeur apoplectique de vieil employé ramolli ; et, relevant d’un coup de main le panama grisâtre qui lui couvrait le chef, il répondit en ricanant : « Pas si sûr que ça, mon bon, votre mère est une astèque et vous n’êtes qu’un plein-de-soupe. » Caravan, troublé, se tut.

Mais le tramway arrivait à la station. Les deux compagnons descendirent, et M. Chenet offrit le vermouth au café du Globe, en face, où l’un et l’autre avaient leurs habitudes. Le patron, un ami, leur allongea deux doigts qu’ils serrèrent par-dessus les bouteilles du comptoir ; et ils allèrent rejoindre trois amateurs de dominos, attablés là depuis midi. Des paroles cordiales furent échangées, avec le « Quoi de neuf ? » inévitable. Ensuite les joueurs se remirent à leur partie ; puis on leur souhaita le bonsoir. Ils tendirent leurs mains sans lever la tête ; et chacun rentra dîner.

Caravan habitait, auprès du rond-point de Courbevoie, une petite maison à deux étages dont le rez-de-chaussée était occupé par un coiffeur.

Deux chambres, une salle à manger et une cuisine où des sièges recollés erraient de pièce en pièce selon les besoins, formaient tout l’appartement que Mme Caravan passait son temps à nettoyer, tandis que sa fille Marie-Louise, âgée de douze ans, et son fils Philippe-Auguste, âgé de neuf, galopinaient dans les ruisseaux de l’avenue, avec tous les polissons du quartier.

Au-dessus de lui, Caravan avait installé sa mère, dont l’avarice était célèbre aux environs et dont la maigreur faisait dire que le Bon Dieu avait appliqué sur elle-même ses propres principes de parcimonie. Toujours de mauvaise humeur, elle ne passait point un jour sans querelles et sans colères furieuses. Elle apostrophait de sa fenêtre les voisins sur leurs portes, les marchandes des quatre saisons, les balayeurs et les gamins qui, pour se venger, la suivaient de loin, quand elle sortait, en criant : « À la chie-en-lit ! »

Une petite bonne normande, incroyablement étourdie, faisait le ménage et couchait au second près de la vieille, dans la crainte d’un accident.

Lorsque Caravan rentra chez lui, sa femme, atteinte d’une maladie chronique de nettoyage, faisait reluire avec un morceau de flanelle l’acajou des chaises éparses dans la solitude des pièces. Elle portait toujours des gants de fil, ornait sa tête d’un bonnet à rubans multicolores sans cesse chaviré sur une oreille, et répétait, chaque fois qu’on la surprenait cirant, brossant, astiquant ou lessivant : « Je ne suis pas riche, chez moi tout est simple, mais la propreté c’est mon luxe, et celui-ci en vaut bien un autre. »

Douée d’un sens pratique opiniâtre, elle était en tout le guide de son mari. Chaque soir, à table, et puis dans leur lit, ils causaient longuement des affaires du bureau, et, bien qu’elle eût vingt ans de moins que lui, il se confiait à elle comme à un directeur de conscience, et suivait en tout ses conseils.

Elle n’avait jamais été jolie ; elle était laide maintenant, de petite taille et maigrelette. L’inhabileté de sa vêture avait toujours fait disparaître ses faibles attributs féminins qui auraient dû saillir avec art sous un habillage bien entendu. Ses jupes semblaient sans cesse tournées d’un côté ; et elle se grattait souvent, n’importe où, avec indifférence du public, par une sorte de manie qui touchait au tic. Le seul ornement qu’elle se permît consistait en une profusion de rubans de soie entremêlés sur les bonnets prétentieux qu’elle avait coutume de porter chez elle.

Aussitôt qu’elle aperçut son mari, elle se leva, et, l’embrassant sur ses favoris : « As-tu pensé à Potin, mon ami ? » (C’était pour une commission qu’il avait promis de faire.) Mais il tomba atterré sur un siège ; il venait encore d’oublier pour la quatrième fois : « C’est une fatalité, disait-il, c’est une fatalité ; j’ai beau y penser toute la journée, quand le soir vient, j’oublie toujours. » Mais comme il semblait désolé, elle le consola : « Tu y songeras demain, voilà tout. Rien de neuf au ministère ?

— Si, une grande nouvelle : encore un ferblantier nommé sous-chef. »

Elle devint très sérieuse :

« À quel bureau ?

Au bureau des achats extérieurs. »

Elle se fâchait :

« À la place de Ramon alors, juste celle que je voulais pour toi ; et lui, Ramon ? à la retraite ? »

Il balbutia : « À la retraite. » Elle devint rageuse, le bonnet partit sur l’épaule :

« C’est fini, vois-tu, cette boîte-là, rien à faire là-dedans maintenant. Et comment s’appelle-t-il, ton commissaire ?

— Bonassot. »

Elle prit l’Annuaire de la marine, qu’elle avait toujours sous la main, et chercha : « Bonassot. — Toulon. — Né en 1851. — Élève-commissaire en 1871, sous-commissaire en 1875. »

« A-t-il navigué, celui-là ? »

À cette question, Caravan se rasséréna. Une gaieté lui vint qui secouait son ventre : « Comme Balin, juste comme Balin, son chef. » Et il ajouta, dans un rire plus fort, une vieille plaisanterie que tout le ministère trouvait délicieuse : « Il ne faudrait pas les envoyer par eau inspecter la station navale du Point-du-Jour, ils seraient malades sur les bateaux-mouches. »

Mais elle restait grave comme si elle n’avait pas entendu, puis elle murmura en se grattant lentement le menton : « Si seulement on avait un député dans sa manche ? Quand la Chambre saura tout ce qui se passe là-dedans, le ministre sautera du coup… »

Des cris éclatèrent dans l’escalier, coupant sa phrase. Marie-Louise et Philippe-Auguste, qui revenaient du ruisseau, se flanquaient, de marche en marche, des gifles et des coups de pied. Leur mère s’élança, furieuse, et, les prenant chacun par un bras, elle les jeta dans l’appartement en les secouant avec vigueur.

Sitôt qu’ils aperçurent leur père, ils se précipitèrent sur lui, et il les embrassa tendrement, longtemps ; puis, s’asseyant, les prit sur ses genoux et fit la causette avec eux.

Philippe-Auguste était un vilain mioche, dépeigné, sale des pieds à la tête, avec une figure de crétin. Marie-Louise ressemblait à sa mère, parlait comme elle, répétant ses paroles, l’imitant même en ses gestes. Elle dit aussi : « Quoi de neuf au ministère ? » Il lui répondit gaiement : « Ton ami Ramon, qui vient dîner ici tous les mois, va nous quitter, fifille. Il y a un nouveau sous-chef à sa place. » Elle leva les yeux sur son père, et, avec une commisération d’enfant précoce : « Encore un qui t’a passé sur le dos, alors. »

Il finit de rire et ne répondit pas ; puis, pour faire diversion, s’adressant à sa femme qui nettoyait maintenant les vitres :

« La maman va bien, là-haut ? »

Mme Caravan cessa de frotter, se retourna, redressa son bonnet tout à fait parti dans le dos, et, la lèvre tremblante :

« Ah ! oui, parlons-en de ta mère ! Elle m’en a fait une jolie ! Figure-toi que tantôt Mme Lebaudin, la femme du coiffeur, est montée pour m’emprunter un paquet d’amidon, et comme j’étais sortie, ta mère l’a chassée en la traitant de “ mendiante ”. Aussi je l’ai arrangée, la vieille. Elle a fait semblant de ne pas entendre comme toujours quand on lui dit ses vérités, mais elle n’est pas plus sourde que moi, vois-tu ; c’est de la frime, tout ça ; et la preuve, c’est qu’elle est remontée dans sa chambre, aussitôt, sans dire un mot. »

Caravan, confus, se taisait, quand la petite bonne se précipita pour annoncer le dîner. Alors, afin de prévenir sa mère, il prit un manche à balai toujours caché dans un coin et frappa trois coups au plafond. Puis on passa dans la salle, et Mme Caravan la jeune servit le potage, en attendant la vieille. Elle ne venait pas, et la soupe refroidissait. Alors on se mit à manger tout doucement ; puis, quand les assiettes furent vides, on attendit encore. Mme Caravan, furieuse, s’en prenait à son mari : « Elle le fait exprès, sais-tu. Aussi tu la soutiens toujours. » Lui, fort perplexe, pris entre les deux, envoya Marie-Louise chercher grand-maman, et il demeura immobile, les yeux baissés, tandis que sa femme tapait rageusement le pied de son verre avec le bout de son couteau.

Soudain la porte s’ouvrit, et l’enfant seule réapparut tout essoufflée et fort pâle ; elle dit très vite : « Grand-maman est tombée par terre. »

Caravan, d’un bond, fut debout, et, jetant sa serviette sur la table, il s’élança dans l’escalier, où son pas lourd et précipité retentit, pendant que sa femme, croyant à une ruse méchante de sa belle-mère, s’en venait plus doucement en haussant avec mépris les épaules.

La vieille gisait tout de son long sur la face au milieu de la chambre, et, lorsque son fils l’eut retournée, elle apparut, immobile et sèche, avec sa peau jaunie, plissée, tannée, ses yeux clos, ses dents serrées, et tout son corps maigre raidi.

Caravan, à genoux près d’elle, gémissait : « Ma pauvre mère, ma pauvre mère ! » Mais l’autre Mme Caravan, après l’avoir considérée un instant, déclara : « Bah ! elle a encore une syncope, voilà tout ; c’est pour nous empêcher de dîner, sois-en sûr. »

On porta le corps sur le lit, on le déshabilla complètement ; et tous, Caravan, sa femme, la bonne, se mirent à le frictionner. Malgré leurs efforts, elle ne reprit pas connaissance. Alors on envoya Rosalie chercher le docteur Chenet. Il habitait sur le quai, vers Suresnes. C’était loin, l’attente fut longue. Enfin il arriva, et, après avoir considéré, palpé, ausculté la vieille femme, il prononça : « C’est la fin. »

Caravan s’abattit sur le corps, secoué par des sanglots précipités ; et il baisait convulsivement la figure rigide de sa mère en pleurant avec tant d’abondance que de grosses larmes tombaient comme des gouttes d’eau sur le visage de la morte.

Mme Caravan la jeune eut une crise convenable de chagrin, et, debout derrière son mari, elle poussait de faibles gémissements en se frottant les yeux avec obstination.

Caravan, la face bouffie, ses maigres cheveux en désordre, très laid dans sa douleur vraie, se redressa soudain : « Mais… êtes-vous sûr, docteur… êtes-vous bien sûr ?… » L’officier de santé s’approcha rapidement, et maniant le cadavre avec une dextérité professionnelle, comme un négociant qui ferait valoir sa marchandise : « Tenez, mon bon, regardez l’œil. » Il releva la paupière, et le regard de la vieille femme réapparut sous son doigt, nullement changé, avec la pupille un peu plus large peut-être. Caravan reçut un coup dans le cœur, et une épouvante lui traversa les os. M. Chenet prit le bras crispé, força les doigts pour les ouvrir, et, l’air furieux comme en face d’un contradicteur : « Mais regardez-moi cette main, je ne m’y trompe jamais, soyez tranquille. »

Caravan retomba vautré sur le lit, beuglant presque ; tandis que sa femme, pleurnichant toujours, faisait les choses nécessaires. Elle approcha la table de nuit sur laquelle elle étendit une serviette, posa dessus quatre bougies qu’elle alluma, prit un rameau de buis accroché derrière la glace de la cheminée et le posa entre les bougies dans une assiette qu’elle emplit d’eau claire, n’ayant point d’eau bénite. Mais, après une réflexion rapide, elle jeta dans cette eau une pincée de sel, s’imaginant sans doute exécuter là une sorte de consécration.

Lorsqu’elle eut terminé la figuration qui doit accompagner la Mort, elle resta debout, immobile. Alors l’officier de santé, qui l’avait aidée à disposer les objets, lui dit tout bas : « Il faut emmener Caravan. » Elle fit un signe d’assentiment, et s’approchant de son mari qui sanglotait, toujours à genoux, elle le souleva par un bras, pendant que M. Chenet le prenait par l’autre.

On l’assit d’abord sur une chaise, et sa femme, le baisant au front, le sermonna. L’officier de santé appuyait ses raisonnements, conseillant la fermeté, le courage, la résignation, tout ce qu’on ne peut garder dans ces malheurs foudroyants. Puis tous deux le prirent de nouveau sous les bras et l’emmenèrent.

Il larmoyait comme un gros enfant, avec des hoquets convulsifs, avachi, les bras pendants, les jambes molles ; et il descendit l’escalier sans savoir ce qu’il faisait, remuant les pieds machinalement.

On le déposa dans un fauteuil qu’il occupait toujours à table, devant son assiette presque vide où sa cuiller encore trempait dans un reste de soupe. Et il resta là, sans un mouvement, l’œil fixé sur son verre, tellement hébété qu’il demeurait même sans pensée.

Mme Caravan, dans un coin, causait avec le docteur, s’informait des formalités, demandait tous les renseignements pratiques. À la fin, M. Chenet, qui paraissait attendre quelque chose, prit son chapeau et, déclarant qu’il n’avait pas dîné, fit un salut pour partir. Elle s’écria :

« Comment, vous n’avez pas dîné ? Mais restez, Docteur, restez donc ! On va vous servir ce que nous avons ; car vous comprenez que nous, nous ne mangerons pas grand-chose. »

Il refusa, s’excusant ; elle insistait :

« Comment donc, mais restez. Dans des moments pareils, on est heureux d’avoir des amis près de soi ; et puis, vous déciderez peut-être mon mari à se réconforter un peu : il a tant besoin de prendre des forces. »

Le docteur s’inclina, et, déposant son chapeau sur un meuble : « En ce cas, j’accepte, madame. »

Elle donna des ordres à Rosalie affolée, puis elle-même se mit à table, « pour faire semblant de manger, disait-elle, et tenir compagnie au docteur ».

On reprit du potage froid. M. Chenet en redemanda. Puis apparut un plat de gras-double lyonnaise qui répandit un parfum d’oignon, et dont Mme Caravan se décida à goûter. « Il est excellent », dit le docteur. Elle sourit : « N’est-ce pas ? » Puis se tournant vers son mari : « Prends-en donc un peu, mon pauvre Alfred, seulement pour te mettre quelque chose dans l’estomac, songe que tu vas passer la nuit ! »

Il tendit son assiette docilement, comme il aurait été se mettre au lit si on le lui eût commandé, obéissant à tout sans résistance et sans réflexion. Et il mangea.

Le docteur, se servant lui-même, puisa trois fois dans le plat, tandis que Mme Caravan, de temps en temps, piquait un morceau au bout de sa fourchette et l’avalait avec une sorte d’inattention étudiée.

Quand parut un saladier plein de macaroni, le docteur murmura : « Bigre ! voilà une bonne chose. » Et Mme Caravan, cette fois, servit tout le monde. Elle remplit même les soucoupes où barbotaient les enfants, qui, laissés libres, buvaient du vin pur et s’attaquaient déjà, sous la table, à coups de pied.

M. Chenet rappela, l’amour de Rossini pour ce mets italien ; puis tout à coup : « Tiens ! mais ça rime ; on pourrait commencer une pièce en vers.

Le maestro Rossini

Aimait le macaroni… »

On ne l’écoutait point. Mme Caravan, devenue soudain réfléchie, songeait à toutes les conséquences probables de l’événement ; tandis que son mari roulait des boulettes de pain qu’il déposait ensuite sur la nappe, et qu’il regardait fixement d’un air idiot. Comme une soif ardente lui dévorait la gorge, il portait sans cesse à sa bouche son verre tout rempli de vin ; et sa raison, culbutée déjà par la secousse et le chagrin, devenait flottante, lui paraissait danser dans l’étourdissement subit de la digestion commencée et pénible.

Le docteur, du reste, buvait comme un trou, se grisait visiblement ; et Mme Caravan elle-même, subissant la réaction qui suit tout ébranlement nerveux, s’agitait, troublée aussi, bien qu’elle ne prît que de l’eau, et se sentait la tête un peu brouillée.

M. Chenet s’était mis à raconter des histoires de décès qui lui paraissaient drôles. Car dans cette banlieue parisienne, remplie d’une population de province, on retrouve cette indifférence du paysan pour le mort, fût-il son père ou sa mère, cet irrespect, cette férocité inconsciente si communs dans les campagnes, et si rares à Paris. Il disait : « Tenez, la semaine dernière, rue de Puteaux, on m’appelle, j’accours ; je trouve le malade trépassé, et, auprès du lit, la famille qui finissait tranquillement une bouteille d’anisette achetée la veille pour satisfaire un caprice du moribond. »

Mais Mme Caravan n’écoutait pas, songeant toujours à l’héritage ; et Caravan, le cerveau vidé, ne comprenait rien.

On servit le café, qu’on avait fait très fort pour se soutenir le moral. Chaque tasse, arrosée de cognac, fit monter aux joues une rougeur subite, mêla les dernières idées de ces esprits vacillants déjà.

Puis le docteur, s’emparant soudain de la bouteille d’eau-de-vie, versa la rincette à tout le monde. Et, sans parler, engourdis dans la chaleur douce de la digestion, saisis malgré eux par ce bien-être animal que donne l’alcool après dîner, ils se gargarisaient lentement avec le cognac sucré qui formait un sirop jaunâtre au fond des tasses.

Les enfants s’étaient endormis et Rosalie les coucha.

Alors Caravan, obéissant machinalement au besoin de s’étourdir qui pousse tous les malheureux, reprit plusieurs fois de l’eau-de-vie ; et son œil hébété luisait.

Le docteur enfin se leva pour partir ; et s’emparant du bras de son ami :

« Allons, venez avec moi, dit-il ; un peu d’air vous fera du bien ; quand on a des ennuis, il ne faut pas s’immobiliser. »

L’autre obéit docilement, mit son chapeau, prit sa canne, sortit ; et tous deux, se tenant par le bras, descendirent vers la Seine sous les claires étoiles.

Des souffles embaumés flottaient dans la nuit chaude car tous les jardins des environs étaient à cette saison pleins de fleurs, dont les parfums, endormis pendant le jour, semblaient s’éveiller à l’approche du soir et s’exhalaient, mêlés aux brises légères qui passaient dans l’ombre.

L’avenue large était déserte et silencieuse avec ses deux rangs de becs de gaz allongés jusqu’à l’Arc de Triomphe. Mais là-bas Paris bruissait dans une buée rouge. C’était une sorte de roulement continu auquel paraissait répondre parfois au loin, dans la plaine, le sifflet d’un train accourant à toute vapeur, ou bien fuyant, à travers la province, vers l’Océan.

L’air du dehors, frappant les deux hommes au visage, les surprit d’abord, ébranla l’équilibre du docteur, et accentua chez Caravan les vertiges qui l’envahissaient depuis le dîner. Il allait comme dans un songe, l’esprit engourdi, paralysé, sans chagrin vibrant, saisi par une sorte d’engourdissement moral qui l’empêchait de souffrir, éprouvant même un allégement qu’augmentent les exhalaisons tièdes épandues dans la nuit.

Quand ils furent au pont, ils tournèrent à droite, et la rivière leur jeta en face un souffle frais. Elle coulait, mélancolique et tranquille, devant un rideau de hauts peupliers ; et des étoiles semblaient nager sur l’eau, remuées par le courant. Une brume fine et blanchâtre qui flottait sur la berge de l’autre côté apportait aux poumons une senteur humide ; et Caravan s’arrêta brusquement, frappé par cette odeur de fleuve qui remuait dans son cœur des souvenirs très vieux.

Et il revit soudain sa mère, autrefois, dans son enfance à lui, courbée à genoux devant leur porte, là-bas, en Picardie, et lavant au mince cours d’eau qui traversait le jardin le linge en tas à côté d’elle. Il entendait son battoir dans le silence tranquille de la campagne, sa voix qui criait : « Alfred, apporte-moi du savon. » Et il sentait cette même odeur d’eau qui coule, cette même brume envolée des terres ruisselantes, cette buée marécageuse dont la saveur était restée en lui, inoubliable, et qu’il retrouvait justement ce soir-là même où sa mère venait de mourir.

Il s’arrêta, raidi dans une reprise de désespoir fougueux. Ce fut comme un éclat de lumière illuminant d’un seul coup toute l’étendue de son malheur ; et la rencontre de ce souffle errant le jeta dans l’abîme noir des douleurs irrémédiables. Il sentit son cœur déchiré par cette séparation sans fin. Sa vie était coupée au milieu ; et sa jeunesse entière disparaissait engloutie dans cette mort. Tout l’autrefois était fini ; tous les souvenirs d’adolescence s’évanouissaient ; personne ne pourrait plus lui parler des choses anciennes, des gens qu’il avait connus jadis, de son pays, de lui-même, de l’intimité de sa vie passée ; c’était une partie de son être qui avait fini d’exister ; à l’autre de mourir maintenant.

Et le défilé des évocations commença. Il revoyait « la maman » plus jeune, vêtue de robes usées sur elle, portées si longtemps qu’elles semblaient inséparables de sa personne ; il la retrouvait dans mille circonstances oubliées : avec des physionomies effacées, ses gestes, ses intonations, ses habitudes, ses manies, ses colères, les plis de sa figure, les mouvements de ses doigts maigres, toutes ses attitudes familières qu’elle n’aurait plus.

Et, se cramponnant au docteur, il poussa des gémissements. Ses jambes flasques tremblaient ; toute sa grosse personne était secouée par les sanglots, et il balbutiait : « Ma mère, ma pauvre mère, ma pauvre mère !… »

Mais son compagnon, toujours ivre, et qui rêvait de finir la soirée en des lieux qu’il fréquentait secrètement, impatienté par cette crise aiguë de chagrin, le fit asseoir sur l’herbe de la rive, et presque aussitôt le quitta sous prétexte de voir un malade.

Caravan pleura longtemps ; puis, quand il fut à bout de larmes, quand toute sa souffrance eut pour ainsi dire coulé, il éprouva de nouveau un soulagement, un repos, une tranquillité subite.

La lune s’était levée ; elle baignait l’horizon de sa lumière placide. Les grands peupliers se dressaient avec des reflets d’argent, et le brouillard, sur la plaine, semblait de la neige flottante ; le fleuve, où ne nageaient plus les étoiles, mais qui paraissait couvert de nacre coulait toujours, ridé par des frissons brillants. L’air était doux, la brise odorante. Une mollesse passait dans le sommeil de la terre, et Caravan buvait cette douceur de la nuit ; il respirait longuement, croyait sentir pénétrer jusqu’à l’extrémité de ses membres une fraîcheur, un calme, une consolation surhumaine.

Il résistait toutefois à ce bien-être envahissant, se répétait :

« Ma mère, ma pauvre mère », s’excitant à pleurer par une sorte de conscience d’honnête homme ; mais il ne le pouvait plus ; et aucune tristesse même ne l’étreignait aux pensées qui, tout à l’heure encore, l’avaient fait si fort sangloter.

Alors il se leva pour rentrer, revenant à petits pas, enveloppé dans la calme indifférence de la nature sereine, et le cœur apaisé malgré lui.

Quand il atteignit le pont, il aperçut le fanal du dernier tramway prêt à partir et, par-derrière, les fenêtres éclairées du café du Globe.

Alors un besoin lui vint de raconter la catastrophe à quelqu’un, d’exciter la commisération, de se rendre intéressant. Il prit une physionomie lamentable, poussa la porte de l’établissement, et s’avança vers le comptoir où le patron trônait toujours. Il comptait sur un effet, tout le monde allait se lever, venir à lui, la main tendue : « Tiens, qu’avez-vous ? » Mais personne ne remarqua la désolation de son visage. Alors il s’accouda sur le comptoir et, serrant son front dans ses mains, il murmura :

« Mon Dieu, mon Dieu ! »

Le patron le considéra : « Vous êtes malade, monsieur Caravan ? » Il répondit : « Non, mon pauvre ami ; mais ma mère vient de mourir. » L’autre lâcha un « Ah ! » distrait ; et comme un consommateur au fond de l’établissement criait : « Un bock, s’il vous plaît ! » il répondit aussitôt d’une voix terrible : « Voilà, boum !… on y va », et s’élança pour servir, laissant Caravan stupéfait.

Sur la même table qu’avant dîner, absorbés et immobiles, les trois amateurs de dominos jouaient encore. Caravan s’approcha d’eux, en quête de commisération. Comme aucun ne paraissait le voir, il se décida à parler : « Depuis tantôt, leur dit-il, il m’est arrivé un grand malheur. »

Ils levèrent un peu la tête tous les trois en même temps, mais en gardant l’œil fixé sur le jeu qu’ils tenaient en main. « Tiens, quoi donc ? — Ma mère vient de mourir. » Un d’eux murmura : « Ah ! diable » avec cet air faussement navré que prennent les indifférents. Un autre, ne trouvant rien à dire, fit entendre, en hochant le front, une sorte de sifflement triste. Le troisième se remit au jeu comme s’il eût pensé : « Ce n’est que ça ! »

Caravan attendait un de ces mots qu’on dit « venus du cœur ». Se voyant ainsi reçu, il s’éloigna, indigné de leur placidité devant la douleur d’un ami, bien que cette douleur, en ce moment même, fût tellement engourdie qu’il ne la sentait plus guère.

Et il sortit.

Sa femme l’attendait en chemise de nuit, assise sur une chaise basse auprès de la fenêtre ouverte, et pensant toujours à l’héritage.

« Déshabille-toi, dit-elle : nous allons causer quand nous serons au lit. »

Il leva la tête, et, montrant le plafond de l’œil : « Mais… là-haut… il n’y a personne. — Pardon, Rosalie est auprès d’elle, tu iras la remplacer à trois heures du matin, quand tu auras fait un somme. »

Il resta néanmoins en caleçon afin d’être prêt à tout événement, noua un foulard autour de son crâne, puis rejoignit sa femme qui venait de se glisser dans les draps.

Ils demeurèrent quelque temps assis côte à côte. Elle songeait.

Sa coiffure, même à cette heure, était agrémentée d’un nœud rose et penchée un peu sur une oreille, comme par suite d’une invincible habitude de tous les bonnets qu’elle portait.

Soudain, tournant la tête vers lui : « Sais-tu si ta mère a fait un testament ? » dit-elle. Il hésita : « Je… je… ne crois pas… Non, sans doute, elle n’en a pas fait. » Mme Caravan regarda son mari dans les yeux, et, d’une voix basse et rageuse : « C’est une indignité, vois-tu ; car enfin voilà dix ans que nous nous décarcassons à la soigner, que nous la logeons, que nous la nourrissons ! Ce n’est pas ta sœur qui en aurait fait autant pour elle, ni moi non plus si j’avais su comment j’en serais récompensée ! Oui, c’est une honte pour sa mémoire ! Tu me diras qu’elle payait pension : c’est vrai ; mais les soins de ses enfants ce n’est pas avec de l’argent qu’on les paye : on les reconnaît par testament après la mort. Voilà comment se conduisent les gens honorables. Alors, moi, j’en ai été pour ma peine et pour mes tracas ! Ah ! c’est du propre ! c’est du propre ! »

Caravan éperdu, répétait : « Ma chérie, ma chérie, je t’en prie, je t’en supplie. »

À la longue elle se calma, et revenant au ton de chaque jour, elle reprit : « Demain matin, il faudra prévenir ta sœur. »

Il eut un sursaut : « C’est vrai, je n’y avais pas pensé ; dès le jour j’enverrai une dépêche. » Mais elle l’arrêta, en femme qui a tout prévu. « Non, envoie-la seulement de dix à onze, afin que nous ayons le temps de nous retourner avant son arrivée. De Charenton ici elle en a pour deux heures au plus. Nous dirons que tu as perdu la tête. En prévenant dans la matinée, on ne se mettra pas dans la commise ! »

Mais Caravan se frappa le front, et avec l’intonation timide qu’il prenait toujours en parlant de son chef dont la pensée même le faisait trembler : « Il faut aussi prévenir au ministère », dit-il. Elle répondit : « Pourquoi prévenir ? Dans des occasions comme ça, on est toujours excusable d’avoir oublié. Ne préviens pas, crois-moi ; ton chef ne pourra rien dire et tu le mettras dans un rude embarras. — Oh ! ça, oui, dit-il, et dans une fameuse colère quand il ne me verra point venir. Oui, tu as raison c’est une riche idée. Quand je lui annoncerai que ma mère est morte, il sera bien forcé de se taire. »

Et l’employé, ravi de la farce, se frottait les mains en songeant à la tête de son chef, tandis qu’au-dessus de lui le corps de la vieille gisait à côté de la bonne endormie.

Mme Caravan devenait soucieuse, comme obsédée par une préoccupation difficile à dire. Enfin elle se décida : « Ta mère t’avait bien donné sa pendule, n’est-ce pas, la jeune fille au bilboquet ? » Il chercha dans sa mémoire et répondit : « Oui, oui ; elle m’a dit (mais il y a longtemps de cela, c’est quand elle est venue ici), elle m’a dit : “ Ce sera pour toi, la pendule, si tu prends bien soin de moi. ” »

Mme Caravan, tranquillisée, se rasséréna : « Alors, vois-tu, il faut aller la chercher, parce que, si nous laissons venir ta sœur, elle nous empêchera de la prendre. » Il hésitait : « Tu crois ?… » Elle se fâcha : « Certainement que je le crois ; une fois ici, ni vu ni connu : c’est à nous. C’est comme pour la commode de sa chambre, celle qui a un marbre : elle me l’a donnée, à moi, un jour qu’elle était de bonne humeur. Nous la descendrons en même temps. »

Caravan semblait incrédule. « Mais, ma chère, c’est une grande responsabilité ! » Elle se tourna vers lui, furieuse : « Ah ! vraiment ! Tu ne changeras donc jamais ? Tu laisserais tes enfants mourir de faim, toi, plutôt que de faire un mouvement. Du moment qu’elle me l’a donnée, cette commode, c’est à nous, n’est-ce pas ? Et si ta sœur n’est pas contente, elle me le dira, à moi ! Je m’en moque bien de ta sœur. Allons, lève-toi, que nous apportions tout de suite ce que ta mère nous a donné. »

Tremblant et vaincu, il sortit du lit, et, comme il passait sa culotte, elle l’en empêcha : « Ce n’est pas la peine de t’habiller, va, garde ton caleçon, ça suffit ; j’irai bien comme ça, moi. »

Et tous deux, en toilette de nuit, partirent, montèrent l’escalier sans bruit, ouvrirent la porte avec précaution et entrèrent dans la chambre où les quatre bougies allumées autour de l’assiette au buis béni semblaient seules garder la vieille en son repos rigide ; car Rosalie, étendue dans son fauteuil, les jambes allongées, les mains croisées sur sa jupe, la tête tombée de côté, immobile aussi et la bouche ouverte, dormait en ronflant un peu.

Caravan prit la pendule. C’était un de ces objets grotesques comme en produisit beaucoup l’art impérial. Une jeune fille en bronze doré, la tête ornée de fleurs diverses, tenait à la main un bilboquet dont la boule servait de balancier. « Donne-moi ça, lui dit sa femme, et prends le marbre de la commode. »

Il obéit en soufflant et il percha le marbre sur son épaule avec un effort considérable.

Alors le couple partit. Caravan se baissa sous la porte, se mit à descendre en tremblant l’escalier, tandis que sa femme, marchant à reculons, l’éclairait d’une main, ayant la pendule sous l’autre bras.

Lorsqu’ils furent chez eux, elle poussa un grand soupir. « Le plus gros est fait, dit-elle ; allons chercher le reste. »

Mais les tiroirs du meuble étaient tout pleins des hardes de la vieille. Il fallait bien cacher cela quelque part.

Mme Caravan eut une idée : « Va donc prendre le coffre à bois en sapin qui est dans le vestibule ; il ne vaut pas quarante sous, on peut bien le mettre ici. » Et quand le coffre fut arrivé, on commença le transport.

Ils enlevaient, l’un après l’autre, les manchettes, les collerettes, les chemises, les bonnets, toutes les pauvres nippes de la bonne femme étendue là, derrière eux, et les disposaient méthodiquement dans le coffre à bois de façon à tromper Mme Braux, l’autre enfant de la défunte, qui viendrait le lendemain.

Quand ce fut fini, on descendit d’abord les tiroirs, puis le corps du meuble en le tenant chacun par un bout ; et tous deux cherchèrent pendant longtemps à quel endroit il ferait le mieux. On se décida pour la chambre, en face du lit, entre les deux fenêtres.

Une fois la commode en place, Mme Caravan l’emplit de son propre linge. La pendule occupa la cheminée de la salle ; et le couple considéra l’effet obtenu. Ils en furent aussitôt enchantés : « Ça fait très bien », dit-elle. Il répondit : « Oui, très bien. » Alors ils se couchèrent. Elle souffla la bougie ; et tout le monde bientôt dormit aux deux étages de la maison.

Il était déjà grand jour lorsque Caravan rouvrit les yeux. Il avait l’esprit confus à son réveil, et il ne se rappela l’événement qu’au bout de quelques minutes. Ce souvenir lui donna un grand coup dans la poitrine ; et il sauta du lit, très ému de nouveau, prêt à pleurer.

Il monta bien vite à la chambre au-dessus, où Rosalie dormait encore, dans la même posture que la veille, n’ayant fait qu’un somme de toute la nuit. Il la renvoya à son ouvrage, remplaça les bougies consumées, puis il considéra sa mère en roulant dans son cerveau ces apparences de pensées profondes, ces banalités religieuses et philosophiques qui hantent les intelligences moyennes en face de la mort.

Mais comme sa femme l’appelait, il descendit. Elle avait dressé une liste des choses à faire dans la matinée, et elle lui remit cette nomenclature dont il fut épouvanté.

Il lut : 1° Faire la déclaration à la mairie ;

2° Demander le médecin des morts ;

3° Commander le cercueil ;

4° Passer à l’église ;

5° Aux pompes funèbres ;

6° À l’imprimerie pour les lettres ;

7° Chez le notaire ;

8° Au télégraphe pour avertir la famille.

Plus une multitude de petites commissions. Alors il prit son chapeau et s’éloigna.

Or, la nouvelle s’étant répandue, les voisines commençaient à arriver et demandaient à voir la morte.

Chez le coiffeur, au rez-de-chaussée, une scène avait même eu lieu à ce sujet entre la femme et le mari pendant qu’il rasait un client.

La femme, tout en tricotant un bas, murmura : « Encore une de moins et une avare, celle-là, comme il n’y en avait pas beaucoup. Je ne l’aimais guère, c’est vrai ; il faudra tout de même que j’aille la voir. »

Le mari grogna, tout en savonnant le menton du patient : « En voilà, des fantaisies ! Il n’y a que les femmes pour ça. Ce n’est pas assez de vous embêter pendant la vie, elles ne peuvent seulement pas vous laisser tranquille après la mort. » Mais son épouse, sans se déconcerter, reprit : « C’est plus fort que moi ; faut que j’y aille. Ça me tient depuis ce matin. Si je ne la voyais pas, il me semble que j’y penserais toute ma vie. Mais quand je l’aurai bien regardée pour prendre sa figure, je serai satisfaite après. »

L’homme au rasoir haussa les épaules et confia au monsieur dont il grattait la joue : « Je vous demande un peu quelles idées ça vous a, ces sacrées femelles ! Ce n’est pas moi qui m’amuserais à voir un mort ! » Mais sa femme l’avait entendu, et elle répondit sans se troubler : « C’est comme ça, c’est comme ça. » Puis, posant son tricot sur le comptoir, elle monta au premier étage.

Deux voisines étaient déjà venues et causaient de l’accident avec Mme Caravan qui racontait les détails.

On se dirigea vers la chambre mortuaire. Les quatre femmes entrèrent à pas de loup, aspergèrent le drap l’une après l’autre avec l’eau salée, s’agenouillèrent, firent le signe de la croix en marmottant une prière, puis s’étant relevées, les yeux agrandis, la bouche entrouverte, considérèrent longuement le cadavre, pendant que la belle-fille de la morte, un mouchoir sur la figure, simulait un hoquet désespéré.

Quand elle se retourna pour sortir, elle aperçut, debout près de la porte, Marie-Louise et Philippe-Auguste, tous deux en chemise, qui regardaient curieusement. Alors, oubliant son chagrin de commande, elle se précipita sur eux, la main levée, en criant d’une voix rageuse : « Voulez-vous bien filer, bougres de polissons ! »

Étant remontée dix minutes plus tard avec une fournée d’autres voisines, après avoir de nouveau secoué le buis sur sa belle-mère, prié, larmoyé, accompli tous ses devoirs, elle retrouva ses deux enfants revenus ensemble derrière elle. Elle les talocha encore par conscience ; mais, la fois suivante, elle n’y prit plus garde ; et, à chaque retour de visiteurs, les deux mioches suivaient toujours, s’agenouillant aussi dans un coin et répétant invariablement tout ce qu’ils voyaient faire à leur mère.

Au commencement de l’après-midi, la foule des curieuses diminua. Bientôt il ne vint plus personne. Mme Caravan, rentrée chez elle, s’occupait à tout préparer pour la cérémonie funèbre ; et la morte resta solitaire.

La fenêtre de la chambre était ouverte. Une chaleur torride entrait avec des bouffées de poussière ; les flammes des quatre bougies s’agitaient auprès du corps immobile ; et sur le drap, sur la face aux yeux fermés, sur les deux mains allongées, des petites mouches grimpaient, allaient, venaient, se promenaient sans cesse, visitaient la vieille, attendant leur heure prochaine.

Mais Marie-Louise et Philippe-Auguste étaient repartis vagabonder dans l’avenue. Ils furent bientôt entourés de camarades, de petites filles surtout, plus éveillées, flairant plus vite tous les mystères de la vie. Et elles interrogeaient comme les grandes personnes. « Ta grand-maman est : morte ? — Oui, hier au soir. — Comment c’est, un mort ? » Et Marie-Louise expliquait, racontait les bougies, le buis, la figure. Alors une grande curiosité s’éveilla chez tous les enfants ; et ils demandèrent aussi à monter chez la trépassée.

Aussitôt, Marie-Louise organisa un premier voyage, cinq filles et deux garçons : les plus grands, les plus hardis. Elle les força à retirer leurs souliers pour ne point être découverts : la troupe se faufila dans la maison et monta, lestement comme une armée de souris.

Une fois dans la chambre, la fillette imitant sa mère, régla le cérémonial. Elle guida solennellement ses camarades, s’agenouilla, fit le signe de la croix, remua les lèvres, se releva, aspergea le lit, et pendant que les enfants, en un tas serré, s’approchaient effrayés, curieux et ravis, pour contempler le visage et les mains, elle se mit soudain à simuler des sanglots en se cachant les yeux dans son petit mouchoir. Puis, consolée brusquement en songeant à ceux qui attendaient devant la porte, elle entraîna, en courant, tout son monde pour ramener bientôt un autre groupe, puis un troisième ; car tous les galopins du pays, jusqu’aux petits mendiants en loques, accouraient à ce plaisir nouveau ; et elle recommençait chaque fois les simagrées maternelles avec une perfection absolue.

À la longue, elle se fatigua. Un autre jeu entraîna les enfants au loin ; et la vieille grand-mère demeura seule, oubliée tout à fait, par tout le monde.

L’ombre emplit la chambre, et sur sa figure sèche et ridée la flamme remuante des lumières faisait danser des clartés.

Vers huit heures, Caravan monta, ferma la fenêtre et renouvela les bougies. Il entrait maintenant d’une façon tranquille, accoutumé déjà à considérer le cadavre comme s’il était là depuis des mois. Il constata même qu’aucune décomposition n’apparaissait encore, et il en fit la remarque à sa femme au moment où ils se mettaient à table pour dîner. Elle répondit : « Tiens, elle est en bois ; elle se conserverait un an. »

On mangea le potage sans prononcer une parole. Les enfants laissés libres tout le jour, exténués de fatigue, sommeillaient sur leurs chaises et tout le monde restait silencieux.

Soudain la clarté de la lampe baissa.

Mme Caravan aussitôt remonta la clef ; mais l’appareil rendit un son creux, un bruit de gorge prolongé, et la lumière s’éteignit. On avait oublié d’acheter de l’huile ! Aller chez l’épicier retarderait le dîner, on chercha des bougies ; mais il n’y en avait plus d’autres que celles allumées en haut sur la table de nuit.

Mme Caravan, prompte en ses décisions, envoya bien vite Marie-Louise en prendre deux ; et l’on attendait dans l’obscurité.

On entendait distinctement les pas de la fillette qui montait l’escalier. Il y eut ensuite un silence de quelques secondes ; puis l’enfant redescendit précipitamment. Elle ouvrit la porte, effarée, plus émue encore que la veille en annonçant la catastrophe, et elle murmura, suffoquant.-« Oh ! papa, grand-maman s’habille ! »

Caravan se dressa avec un tel sursaut que sa chaise alla rouler contre le mur. Il balbutia : « Tu dis ?… Qu’est-ce que tu dis là ?… »

Mais Marie-Louise, étranglée par l’émotion, répéta : « Grand-… grand-… grand-maman s’habille… elle va descendre. »

Il s’élança dans l’escalier follement, suivi de sa femme abasourdie ; mais devant la porte du second il s’arrêta, secoué par l’épouvante, n’osant pas entrer. Qu’allait-il voir ? — Mme Caravan, plus hardie, tourna la serrure et pénétra dans la chambre.

La pièce semblait devenue plus sombre ; et, au milieu, une grande forme maigre remuait. Elle était debout, la vieille ; et en s’éveillant du sommeil léthargique, avant même que la connaissance lui fût en plein revenue, se tournant de côté et se soulevant sur un coude, elle avait soufflé trois des bougies qui brûlaient près du lit mortuaire. Puis, reprenant des forces, elle s’était levée pour chercher ses hardes. Sa commode partie l’avait troublée d’abord, mais peu à peu elle avait retrouvé ses affaires tout au fond du coffre à bois et s’était tranquillement habillée. Ayant ensuite vidé l’assiette remplie d’eau, replacé le buis derrière la glace et remis les chaises à leur place, elle était prête à descendre, quand apparurent devant elle son fils et sa belle-fille.

Caravan se précipita, lui saisit les mains, l’embrassa, les larmes aux yeux ; tandis que sa femme, derrière lui, répétait d’un air hypocrite : « Quel bonheur, oh ! quel bonheur ! »

Mais la vieille, sans s’attendrir, sans même avoir l’air de comprendre, raide comme une statue, et l’œil glacé, demanda seulement : « Le dîner est-il bientôt prêt ? » Il balbutia, perdant la tête : « Mais oui, maman, nous t’attendions. » Et, avec un empressement inaccoutumé, il prit son bras, pendant que Mme Caravan la jeune saisissait la bougie, les éclairait, descendant l’escalier devant eux, à reculons et marche à marche, comme elle avait fait, la nuit même, devant son mari qui portait le marbre.

En arrivant au premier étage, elle faillit se heurter contre des gens qui montaient. C’était la famille de Charenton, Mme Braux suivie de son époux.

La femme, grande, grosse, avec un ventre d’hydropique qui rejetait le torse en arrière, ouvrait des yeux effarés, prête à fuir. Le mari, un cordonnier socialiste, petit homme poilu jusqu’au nez, tout pareil à un singe, murmura sans s’émouvoir : « Eh bien, quoi ? Elle ressuscite ! »

Aussitôt que Mme Caravan les eut reconnus, elle leur fit des signes désespérés ; puis, tout haut : « Tiens ! comment !… vous voilà ! Quelle bonne surprise ! »

Mais Mme Braux, abasourdie, ne comprenait pas ; elle répondit à demi-voix : « C’est votre dépêche qui nous a fait venir ; nous croyions que c’était fini. »

Son mari, derrière elle, la pinçait pour la faire taire. Il ajouta avec un rire malin caché dans sa barbe épaisse : « C’est bien aimable à vous de nous avoir invités. Nous sommes venus tout de suite », faisant allusion ainsi à l’hostilité qui régnait depuis longtemps entre les deux ménages. Puis, comme la vieille arrivait aux dernières marches, il s’avança vivement et frotta contre ses joues le poil qui lui couvrait la face, et criant dans son oreille à cause de sa surdité : « Ça va bien, la mère, toujours solide, hein ? »

Mme Braux, dans sa stupeur de voir bien vivante celle qu’elle s’attendait à retrouver morte, n’osait pas même l’embrasser ; et son ventre énorme encombrait tout le palier, empêchant les autres d’avancer.

La vieille, inquiète et soupçonneuse, mais sans parler jamais, regardait tout ce monde autour d’elle ; et son petit œil gris, scrutateur et dur, se fixait tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre, plein de pensées visibles qui gênaient ses enfants.

Caravan dit, pour expliquer : « Elle a été un peu souffrante, mais elle va bien maintenant, tout à fait bien, n’est-ce pas, mère ? »

Alors la bonne femme, se remettant en marche, répondit de sa voix cassée, comme lointaine : « C’est une syncope ; je vous entendais tout le temps. »

Un silence embarrassé suivit. On pénétra dans la salle ; puis on s’assit devant un dîner improvisé en quelques minutes.

Seul, M. Braux avait gardé son aplomb. Sa figure de gorille méchant grimaçait ; et il lâchait des mots à double sens qui gênaient visiblement tout le monde.

Mais à chaque instant le timbre du vestibule sonnait ; et Rosalie éperdue venait chercher Caravan qui s’élançait en jetant sa serviette. Son beau-frère lui demanda même si c’était son jour de réception. Il balbutia : « Non, des commissions, rien du tout. »

Puis, comme on apportait un paquet, il l’ouvrit étourdiment, et des lettres de faire-part, encadrées de noir, apparurent. Alors, rougissant jusqu’aux yeux, il referma l’enveloppe et l’engloutit dans son gilet.

Sa mère ne l’avait pas vu ; elle regardait obstinément sa pendule dont le bilboquet doré se balançait sur la cheminée. Et l’embarras grandissait au milieu d’un silence glacial.

Alors la vieille, tournant vers sa fille sa face ridée de sorcière, eut dans les yeux un frisson de malice et prononça : « Lundi, tu m’amèneras ta petite, je veux la voir. » Mme Braux, la figure illuminée, cria : « Oui, maman », tandis que Mme Caravan la jeune, devenue pâle, défaillait d’angoisse.

Cependant, les deux hommes, peu à peu, se mirent à causer ; et ils entamèrent, à propos de rien, une discussion politique. Braux, soutenant les doctrines révolutionnaires et communistes, se démenait, les yeux allumés dans son visage poilu, criant : « La propriété, monsieur, c’est un vol au travailleur ; — la terre appartient à tout le monde ; — l’héritage est une infamie et une honte !… » Mais il s’arrêta brusquement, confus comme un homme qui vient de dire une sottise ; puis, d’un ton plus doux, il ajouta : « Mais ce n’est pas le moment de discuter ces choses-là. »

La porte s’ouvrit ; le docteur Chenet parut. Il eut une seconde d’effarement, puis il reprit contenance, et s’approchant de la vieille femme : « Ah ! ah ! la maman ! ça va bien aujourd’hui. Oh ! je m’en doutais, voyez-vous ; et je me disais à moi-même tout à l’heure, en montant l’escalier : Je parie qu’elle sera debout, l’ancienne. » Et lui tapant doucement dans le dos : « Elle est solide comme le Pont-Neuf ; elle nous enterrera tous, vous verrez. »

Il s’assit, acceptant le café qu’on lui offrait, et se mêla bientôt à la conversation des deux hommes, approuvant Braux, car il avait été lui-même compromis dans la Commune.

Or, la vieille, se sentant fatiguée, voulut partir. Caravan se précipita. Alors elle le fixa dans les yeux et lui dit : « Toi, tu vas me remonter tout de suite ma commode et ma pendule. » Puis, comme il bégayait : « Oui, maman », elle prit le bras de sa fille et disparut avec elle.

Les deux Caravan demeurèrent effarés, muets, effondrés dans un affreux désastre, tandis que Braux se frottait les mains en sirotant son café.

Soudain Mme Caravan, affolée de colère, s’élança sur lui, hurlant : « Vous êtes un voleur, un gredin, une canaille… Je vous crache à la figure, je vous… je vous…» Elle ne trouvait rien, suffoquant ; mais lui, riait, buvant toujours.

Puis, comme sa femme revenait justement, elle s’élança vers sa belle-sœur ; et toutes deux, l’une énorme avec son ventre menaçant, l’autre épileptique et maigre, la voix changée, la main tremblante, s’envoyèrent à pleine gueule des hottées d’injures.

Chenet et Braux s’interposèrent, et ce dernier, poussant sa moitié par les épaules, la jeta dehors en criant : « Va donc, bourrique, tu brais trop ! »

Et on les entendit dans la rue qui se chamaillaient en s’éloignant.

M. Chenet prit congé.

Les Caravan restèrent face à face.

Alors l’homme tomba sur une chaise avec une sueur froide aux tempes, et murmura : « Qu’est-ce que je vais dire à mon chef ? »


<t Opinion publique>

Opinion publique

Comme onze heures venaient de sonner, MM. les employés, redoutant l’arrivée du chef, s’empressaient de gagner leurs bureaux.

Chacun jetait un coup d’œil rapide sur les papiers apportés en son absence ; puis, après avoir échangé la jaquette ou la redingote contre le vieux veston de travail, il allait voir le voisin.

Ils furent bientôt cinq dans le compartiment où travaillait M. Bonnenfant, commis principal, et la conversation de chaque jour commença suivant l’usage. M. Perdrix, le commis d’ordre, cherchait des pièces égarées, pendant que l’aspirant sous-chef, M. Piston, officier d’Académie, fumait sa cigarette en se chauffant les cuisses. Le vieil expéditionnaire, le père Grappe, offrait à la ronde la prise traditionnelle, et M. Rade, bureaucrate journaliste, sceptique railleur et révolté, avec une voix de criquet, un œil malin et des gestes secs, s’amusait à scandaliser son monde.

« Quoi de neuf ce matin ? demanda M. Bonnenfant.

— Ma foi, rien du tout, répondit M. Piston ; les journaux sont toujours pleins de détails sur la Russie et sur l’assassinat du Tzar. »

Le commis d’ordre, M. Perdrix, releva la tête, et il articula d’un ton convaincu :

« Je souhaite bien du plaisir à son successeur, mais je ne troquerais pas ma place contre la sienne. »

M. Rade se mit à rire :

« Lui non plus ! » dit-il.

Le père Grappe prit la parole, et demanda d’un ton lamentable :

« Comment tout ça finira-t-il ? »

M. Rade l’interrompit :

« Mais ça ne finira jamais, papa Grappe. C’est nous seuls qui finissons. Depuis qu’il y a des rois, il y a eu des régicides. »

Alors M. Bonnenfant s’interposa :

« Expliquez-moi donc, monsieur Rade, pourquoi on s’attaque toujours aux bons plutôt qu’aux mauvais. Henri IV, le Grand, fut assassiné ; Louis XV mourut dans son lit. Notre roi Louis-Philippe fut toute sa vie la cible des meurtriers, et on prétend que le tzar Alexandre était un homme bienveillant. N’est-ce pas lui, d’ailleurs, qui a émancipé les serfs ? »

M. Rade haussa les épaules.

« N’a-t-on pas tué dernièrement un chef de bureau ? » dit-il.

Le père Grappe, qui oubliait chaque jour ce qui s’était passé la veille, s’écria :

« On a tué un chef de bureau ? »

L’aspirant sous-chef, M. Piston, répondit :

« Mais oui, vous savez bien, l’affaire des coquillages. »

Mais le père Grappe avait oublié.

« Non, je ne me rappelle pas. »

M. Rade lui remémora les faits.

« Voyons, papa Grappe, vous ne vous rappelez pas qu’un employé, un garçon, qui fut acquitté d’ailleurs, voulut un jour aller acheter des coquillages pour son déjeuner ? Le chef le lui défendit ; l’employé insista ; le chef lui ordonna de se taire et de ne point sortir : l’employé se révolta, prit son chapeau ; le chef se précipita sur lui, et l’employé, en se débattant, enfonça dans la poitrine de son supérieur les ciseaux réglementaires. Une vraie fin de bureaucrate, quoi !

— Il y aurait à dire, articula M. Bonnenfant. L’autorité a des limites ; un chef n’a pas le droit de réglementer mon déjeuner et de régner sur mon appétit. Mon travail lui appartient, mais non mon estomac. Le cas est regrettable, c’est vrai ; mais il y aurait à dire. »

L’aspirant sous-chef, M. Piston, exaspéré, s’écria :

« Moi, monsieur, je dis qu’un chef doit être maître dans son bureau, comme un capitaine à son bord ; l’autorité est indivisible, sans quoi il n’y a pas de service possible. L’autorité du chef vient du gouvernement : il représente l’État dans le bureau ; son droit absolu de commandement est indiscutable. »

M. Bonnenfant se fâchait aussi. M. Rade les apaisa :

« Voilà ce que j’attendais, dit-il. Un mot de plus, et Bonnenfant enfonçait son couteau à papier dans le ventre de Piston. Pour les rois, c’est la même chose. Les princes ont une manière de comprendre l’autorité qui n’est pas celle des peuples. C’est toujours la question des coquillages. “ Je veux manger des coquillages, moi ! — Tu n’en mangeras pas ! — Si ! — Non ! — Si ! — Non ! ” Et cela suffit parfois pour amener la mort d’un homme ou la mort d’un roi. »

Mais M. Perdrix revint à son idée :

« C’est égal, dit-il, le métier de souverain n’est pas drôle, au jour d’aujourd’hui. Vrai, j’aime autant le nôtre. C’est comme d’être pompier, c’est ça qui n’est pas gai non plus ! »

M. Piston, calmé, reprit :

« Les pompiers français sont une des gloires du pays. »

M. Rade approuva :

« Les pompiers, oui, mais pas les pompes. »

M. Piston défendit les pompes et l’organisation ; il ajouta :

« D’ailleurs on étudie la question ; l’attention est éveillée ; les hommes compétents s’en occupent ; d’ici peu, nous aurons des moyens en harmonie avec les nécessités. »

Mais M. Rade secouait la tête.

« Vous croyez ? Ah ! vous croyez ! Eh bien vous vous trompez, monsieur ; on ne changera rien. En France on ne change pas les systèmes. Le système américain consiste à avoir de l’eau, beaucoup d’eau, des fleuves ; — fi ! donc, la belle malice d’arrêter les incendies avec l’Océan sous la main. En France, au contraire, tout est laissé à l’initiative, à l’intelligence, à l’invention ; pas d’eau, pas de pompes, rien, rien que des pompiers, et le système français consiste à griller les pompiers. Ces pauvres diables, des héros, éteignent les incendies à coups de hache ! Quelle supériorité sur l’Amérique, songez donc !… Puis, quand on en a laissé rôtir quelques-uns, le conseil municipal parle, le colonel parle, les députés parlent ; on discute les deux systèmes : celui de l’eau et celui de l’initiative ! Et un dignitaire quelconque prononce sur le tombeau des victimes :

Non pas adieu, sapeurs, mais au revoir (bis).

« Voilà, monsieur, comme on agit en France. » Mais le père Grappe, qui oubliait les conversations à mesure qu’elles avaient lieu, demanda :

« Où donc ai-je lu ce vers-là que vous venez de dire :

Non pas adieu, sapeurs, mais au revoir…

— C’est dans Béranger », répondit gravement M. Rade.

M. Bonnenfant, perdu dans ses réflexions, soupira :

« Quelle catastrophe tout de même que cet incendie du Printemps ! »

M. Rade reprit :

« Maintenant qu’on peut en parler froidement (sans jeu de mots), nous avons le droit, je pense, de contester un peu l’éloquence du directeur de cet établissement. Homme de cœur, dit-on, je n’en doute pas ; commerçant habile, c’est évident, mais orateur, je le nie.

— Pourquoi ça ? demanda M. Perdrix.

— Parce que, si l’affreux désastre qui le frappait n’avait attiré sur lui la commisération de tout le monde, on n’aurait pas eu assez de rires pour le discours de La Palisse dont il apaisa les craintes de ses employés : “ Messieurs, leur dit-il à peu près, vous ne savez pas avec quoi vous dînerez demain ? Moi non plus. Oh ! moi, je suis bien à plaindre, allez. Heureusement que j’ai des amis. Il y en a un qui m’a prêté dix centimes pour acheter un cigare (dans des cas pareils on ne fume pas des londrès) ; un autre a mis à ma disposition un franc soixante-quinze pour prendre un fiacre ; un troisième, plus riche, m’a avancé vingt-cinq francs pour me procurer une jaquette à la Belle Jardinière.

« “ Oui, moi, directeur du Printemps, j’ai été à la Belle Jardinière ! J’ai obtenu quinze centimes d’un autre pour autre chose ; et comme je n’avais plus même de parapluie, j’ai acheté un en-tout-cas en alpaga de cinq francs vingt-cinq, au moyen d’un cinquième emprunt. Puis, mon chapeau lui-même étant brûlé, et comme je ne voulais pas emprunter davantage, j’ai ramassé le casque d’un pompier… tenez le voilà ! Suivez mon exemple, si vous avez des amis, adressez-vous à leur obligeance… Quant à moi, vous le voyez, mes pauvres enfants, je suis endetté jusqu’au cou ! ”

« Or un de ses employés n’aurait-il pas pu lui répondre :

« “ Qu’est-ce que ça prouve, patron ? Trois choses : 1° que vous n’aviez pas d’argent de poche. Il m’en arrive autant quand j’ai oublié mon porte-monnaie ; mais cela ne prouve pas que vous n’ayez point de propriétés, d’hôtels, ni de valeurs, ni d’assurances ; 2° cela prouve encore que vous avez du crédit auprès de vos amis : tant mieux, usez-en ; 3° cela prouve enfin que vous êtes très malheureux. Eh ! parbleu, nous le savons et nous vous en plaignons de tout notre cœur. Mais ce n’est pas cela qui améliore notre situation. Vous nous la baillez belle, en vérité, avec votre équipement à la boutique à treize. ” »

Cette fois, tout le monde dans le bureau fut d’accord. M. Bonnenfant ajouta, d’un air farceur :

« J’aurais voulu voir toutes les demoiselles de magasin quand elles se sauvaient en chemise. »

M. Rade continua :

« Je n’ai pas confiance dans ces dortoirs de vestales qui ont failli être rôties, d’ailleurs (comme les chevaux de la Compagnie des omnibus dans leurs écuries, l’an dernier). Tant qu’à enfermer quelque chose, ce sont les lampistes qu’on aurait bien fait de mettre sous clef ; mais les pauvres filles de la lingerie, fi donc ! Un directeur, que diable ! ne peut pas être responsable de tous les capitaux reposant sous son toit. Il est vrai que ceux des commis ont flambé dans la caisse : puissent au moins ceux des demoiselles être saufs ! Ce que j’admire, par exemple, c’est le cor pour appeler les employés. Oh ! messieurs, quel cinquième acte ! vous figurez-vous ces grandes galeries pleines de fumée, avec des éclairs de flamme, le tumulte de la fuite, l’affolement de tous, tandis que, debout dans le rond-point central, en savates et en caleçon, sonne à pleins poumons un Hernani moderne, un Roland de la nouveauté ! »

Alors M. Perdrix, le commis d’ordre, prononça tout à coup :

« C’est égal nous vivons dans un drôle de siècle, dans une époque bien troublée — ainsi, cette affaire de la rue Duphot… »

Mais le garçon de bureau entrouvrit brusquement la porte :

« Le chef est arrivé, messieurs. »

Alors, en une seconde, tous s’enfuirent, filèrent, disparurent, comme si le ministère lui-même eût brûlé.


<t Histoire d’une fille de ferme>

Histoire d’une fille de ferme

I

Comme le temps était fort beau, les gens de la ferme avaient dîné plus vite que de coutume et s’en étaient allés dans les champs.

Rose, la servante, demeura toute seule au milieu de la vaste cuisine où un reste de feu s’éteignait dans l’âtre sous la marmite pleine d’eau chaude. Elle puisait à cette eau par moments et lavait lentement sa vaisselle, s’interrompant pour regarder deux carrés lumineux que le soleil, à travers la fenêtre, plaquait sur la longue table, et dans lesquels apparaissaient les défauts des vitres.

Trois poules très hardies cherchaient des miettes sous les chaises. Des odeurs de basse-cour, des tiédeurs fermentées d’étable entraient par la porte entrouverte ; et dans le silence du midi brûlant on entendait chanter les coqs.

Quand la fille eut fini sa besogne, essuyé la table, nettoyé la cheminée et rangé les assiettes sur le haut dressoir au fond près de l’horloge en bois au tic-tac sonore, elle respira, un peu étourdie, oppressée sans savoir pourquoi. Elle regarda les murs d’argile noircis, les poutres enfumées du plafond où pendaient des toiles d’araignée, des harengs saurs et des rangées d’oignons ; puis elle s’assit, gênée par les émanations anciennes que la chaleur de ce jour faisait sortir de la terre battue du sol où avaient séché tant de choses répandues depuis si longtemps. Il s’y mêlait aussi la saveur âcre du laitage qui crémait au frais dans la pièce à côté. Elle voulut cependant se mettre à coudre comme elle en avait l’habitude, mais la force lui manqua et elle alla respirer sur le seuil.

Alors, caressée par l’ardente lumière, elle sentit une douceur qui lui pénétrait au cœur, un bien-être coulant dans ses membres.

Devant la porte, le fumier dégageait sans cesse une petite vapeur miroitante. Les poules se vautraient dessus, couchées sur le flanc, et grattaient un peu d’une seule patte pour trouver des vers. Au milieu d’elles, le coq, superbe, se dressait. À chaque instant il en choisissait une et tournait autour avec un petit gloussement d’appel. La poule se levait nonchalamment et le recevait d’un air tranquille, pliant les pattes et le supportant sur ses ailes ; puis elle secouait ses plumes d’où sortait de la poussière et s’étendait de nouveau sur le fumier, tandis que lui chantait, comptant ses triomphes ; et dans toutes les cours tous les coqs lui répondaient, comme si, d’une ferme à l’autre, ils se fussent envoyé des défis amoureux.

La servante les regardait sans penser ; puis elle leva les yeux et fut éblouie par l’éclat des pommiers en fleur, tout blancs comme des têtes poudrées.

Soudain un jeune poulain, affolé de gaieté, passa devant elle en galopant. Il fit deux fois le tour des fossés plantés d’arbres, puis s’arrêta brusquement et tourna la tête comme étonné d’être seul.

Elle aussi se sentait une envie de courir, un besoin de mouvement et, en même temps, un désir de s’étendre, d’allonger ses membres, de se reposer dans l’air immobile et chaud. Elle fit quelques pas, indécise, fermant les yeux, saisie par un bien-être bestial ; puis, tout doucement, elle alla chercher les œufs au poulailler. Il y en avait treize, qu’elle prit et rapporta. Quand ils furent serrés dans le buffet, les odeurs de la cuisine l’incommodèrent de nouveau et elle sortit pour s’asseoir un peu sur l’herbe.

La cour de ferme, enfermée par les arbres, semblait dormir. L’herbe haute, où des pissenlits jaunes éclataient comme des lumières, était d’un vert puissant, d’un vert tout neuf de printemps. L’ombre des pommiers se ramassait en rond à leurs pieds ; et les toits de chaume des bâtiments, au sommet desquels poussaient des iris aux feuilles pareilles à des sabres, fumaient un peu comme si l’humidité des écuries et des granges se fût envolée à travers la paille.

La servante arriva sous le hangar où l’on rangeait les chariots et les voitures. Il y avait là, dans le creux du fossé, un grand trou vert plein de violettes dont l’odeur se répandait, et, par-dessus le talus, on apercevait la campagne, une vaste plaine où poussaient les récoltes, avec des bouquets d’arbres par endroits, et, de place en place, des groupes de travailleurs lointains, tout petits comme des poupées, des chevaux blancs pareils à des jouets, traînant une charrue d’enfant poussée par un bonhomme haut comme le doigt.

Elle alla prendre une botte de paille dans un grenier et la jeta dans ce trou pour s’asseoir dessus ; puis, n’étant pas à son aise, elle défit le lien, éparpilla son siège et s’étendit sur le dos, les deux bras sous sa tête et les jambes allongées.

Tout doucement elle fermait les yeux, assoupie dans une mollesse délicieuse. Elle allait même s’endormir tout à fait, quand elle sentit deux mains qui lui prenaient la poitrine, et elle se redressa d’un bond. C’était Jacques, le garçon de ferme, un grand Picard bien découplé, qui la courtisait depuis quelque temps. Il travaillait ce jour-là dans la bergerie, et, l’ayant vue s’étendre à l’ombre, il était venu à pas de loup, retenant son haleine, les yeux brillants, avec des brins de paille dans les cheveux.

Il essaya de l’embrasser, mais elle le gifla, forte comme lui ; et, sournois, il demanda grâce. Alors ils s’assirent l’un près de l’autre et ils causèrent amicalement. Ils parlèrent du temps qui était favorable aux moissons, de l’année qui s’annonçait bien, de leur maître, un brave homme, puis des voisins, du pays tout entier, d’eux-mêmes, de leur village, de leur jeunesse, de leurs souvenirs, des parents qu’ils avaient quittés pour longtemps, pour toujours peut-être. Elle s’attendrit en pensant à cela, et lui, avec son idée fixe, se rapprochait, se frottait contre elle, frémissant, tout envahi par le désir. Elle disait :

« Y a bien longtemps que je n’ai vu maman ; c’est dur tout de même d’être séparées tant que ça. »

Et son œil perdu regardait au loin, à travers l’espace, jusqu’au village abandonné là-bas, là-bas, vers le nord.

Lui, tout à coup, la saisit par le cou et l’embrassa de nouveau ; mais, de son poing fermé, elle le frappa en pleine figure si violemment qu’il se mit à saigner du nez ; et il se leva pour aller appuyer sa tête contre un tronc d’arbre. Alors elle fut attendrie et, se rapprochant de lui, elle demanda :

« Ça te fait mal ? »

Mais il se mit à rire. Non, ce n’était rien ; seulement elle avait tapé juste sur le milieu. Il murmurait : « Cré coquin ! » et il la regardait avec admiration, pris d’un respect, d’une affection tout autre, d’un commencement d’amour vrai pour cette grande gaillarde si solide.

Quand le sang eut cessé de couler, il lui proposa de faire un tour, craignant, s’ils restaient ainsi côte à côte, la rude poigne de sa voisine. Mais d’elle-même elle lui prit le bras, comme font les promis le soir, dans l’avenue, et elle lui dit :

« Ça n’est pas bien, Jacques, de me mépriser comme ça. »

Il protesta. Non, il ne la méprisait pas, mais il était amoureux, voilà tout.

« Alors, tu me veux bien en mariage ? » dit-elle.

Il hésita, puis il se mit à la regarder de côté pendant qu’elle tenait ses yeux perdus au loin devant elle. Elle avait les joues rouges et pleines, une large poitrine saillante sous l’indienne de son caraco, de grosses lèvres fraîches, et sa gorge, presque nue, était semée de petites gouttes de sueur. Il se sentit repris d’envie, et, la bouche dans son oreille, il murmura :

« Oui, je veux bien. »

Alors elle lui jeta ses bras au cou et elle l’embrassa si longtemps qu’ils en perdaient haleine tous les deux.

De ce moment commença entre eux l’éternelle histoire de l’amour. Ils se lutinaient dans les coins ; ils se donnaient des rendez-vous au clair de la lune, à l’abri d’une meule de foin, et ils se faisaient des bleus aux jambes, sous la table, avec leurs gros souliers ferrés.

Puis, peu à peu, Jacques parut s’ennuyer d’elle ; il l’évitait, ne lui parlait plus guère, ne cherchait plus à la rencontrer seule. Alors elle fut envahie par des doutes et une grande tristesse ; et, au bout de quelque temps, elle s’aperçut qu’elle était enceinte.

Elle fut consternée d’abord, puis une colère lui vint, plus forte chaque jour, parce qu’elle ne parvenait point à le trouver, tant il l’évitait avec soin.

Enfin, une nuit, comme tout le monde dormait dans la ferme, elle sortit sans bruit, en jupon, pieds nus, traversa la cour et poussa la porte de l’écurie où Jacques était couché dans une grande boîte pleine de paille au-dessus de ses chevaux. Il fit semblant de ronfler en l’entendant venir ; mais elle se hissa près de lui, et, à genoux à son côté, le secoua jusqu’à ce qu’il se dressât.

Quand il se fut assis, demandant : « Qu’est-ce que tu veux ? » elle prononça, les dents serrées, tremblant de fureur : « Je veux, je veux que tu m’épouses, puisque tu m’as promis le mariage. » Il se mit à rire et répondit : « Ah bien ! si on épousait toutes les filles avec qui on a fauté, ça ne serait pas à faire. »

Mais elle le saisit à la gorge, le renversa sans qu’il pût se débarrasser de son étreinte farouche, et, l’étranglant, elle lui cria tout près, dans la figure : « Je suis grosse, entends-tu, je suis grosse. »

Il haletait, suffoquant ; et ils restaient là tous deux, immobiles, muets dans le silence noir troublé seulement par le bruit de mâchoire d’un cheval qui tirait sur la paille du râtelier, puis la broyait avec lenteur.

Quand Jacques comprit qu’elle était la plus forte, il balbutia :

« Eh bien, je t’épouserai, puisque c’est ça. »

Mais elle ne croyait plus à ses promesses.

« Tout de suite, dit-elle ; tu feras publier les bans. »

Il répondit :

« Tout de suite.

— Jure-le sur le bon Dieu. »

Il hésita pendant quelques secondes, puis, prenant son parti :

« Je le jure sur le bon Dieu. »

Alors elle ouvrit les doigts et, sans ajouter une parole, s’en alla.

Elle fut quelques jours sans pouvoir lui parler, et, l’écurie se trouvant désormais fermée à clef toutes les nuits, elle n’osait pas faire de bruit de crainte du scandale.

Puis, un matin, elle vit entrer à la soupe un autre valet. Elle demanda :

« Jacques est parti ?

— Mais oui, dit l’autre, je suis à sa place. »

Elle se mit à trembler si fort, qu’elle ne pouvait décrocher sa marmite ; puis, quand tout le monde fut au travail, elle monta dans sa chambre et pleura, la face dans son traversin, pour n’être pas entendue.

Dans la journée, elle essaya de s’informer sans éveiller les soupçons ; mais elle était tellement obsédée par la pensée de son malheur qu’elle croyait voir rire malicieusement tous les gens qu’elle interrogeait. Du reste, elle ne put rien apprendre, sinon qu’il avait quitté le pays tout à fait.


II

Alors commença pour elle une vie de torture continuelle. Elle travaillait comme une machine, sans s’occuper de ce qu’elle faisait, avec cette idée fixe en tête : « Si on le savait ! »

Cette obsession constante la rendait tellement incapable de raisonner qu’elle ne cherchait même pas les moyens d’éviter ce scandale qu’elle sentait venir, se rapprochant chaque jour, irréparable, et sûr comme la mort.

Elle se levait tous les matins bien avant les autres et, avec une persistance acharnée, essayait de regarder sa taille dans un petit morceau d’une glace cassée qui lui servait à se peigner, très anxieuse de savoir si ce n’était pas aujourd’hui qu’on s’en apercevrait.

Et, pendant le jour, elle interrompait à tout instant son travail, pour considérer du haut en bas si l’ampleur de son ventre ne soulevait pas trop son tablier.

Les mois passaient. Elle ne parlait presque plus et, quand on lui demandait quelque chose, ne comprenait pas, effarée, l’œil hébété, les mains tremblantes ; ce qui faisait dire à son maître :

« Ma pauvre fille, que t’es sotte depuis quelque temps ! »

À l’église, elle se cachait derrière un pilier, et n’osait plus aller à confesse, redoutant beaucoup la rencontre du curé, à qui elle prêtait un pouvoir surhumain lui permettant de lire dans les consciences.

À table, les regards de ses camarades la faisaient maintenant défaillir d’angoisse, et elle s’imaginait toujours être découverte par le vacher, un petit gars précoce et sournois dont l’œil luisant ne la quittait pas.

Un matin, le facteur lui remit une lettre. Elle n’en avait jamais reçu et resta tellement bouleversée qu’elle fut obligée de s’asseoir. C’était de lui, peut-être ? Mais, comme elle ne savait pas lire, elle restait anxieuse, tremblante, devant ce papier couvert d’encre. Elle le mit dans sa poche, n’osant confier son secret à personne ; et souvent elle s’arrêtait de travailler pour regarder longtemps ces lignes également espacées qu’une signature terminait, s’imaginant vaguement qu’elle allait tout à coup en découvrir le sens. Enfin, comme elle devenait folle d’impatience et d’inquiétude, elle alla trouver le maître d’école qui la fit asseoir et lut :

« Ma chère fille, la présente est pour te dire que je suis bien bas ; notre voisin, maître Dentu, a pris la plume pour te mander de venir si tu peux.

« Pour ta mère affectionnée,
« Césaire Dentu,
adjoint. »

Elle ne dit pas un mot et s’en alla ; mais, sitôt qu’elle fut seule, elle s’affaissa au bord du chemin, les jambes rompues ; et elle resta là jusqu’à la nuit.

En rentrant, elle raconta son malheur au fermier, qui la laissa partir pour autant de temps qu’elle voudrait, promettant de faire faire sa besogne par une fille de journée et de la reprendre à son retour.

Sa mère était à l’agonie ; elle mourut le jour même de son arrivée ; et, le lendemain, Rose accouchait d’un enfant de sept mois, un petit squelette affreux, maigre à donner des frissons, et qui semblait souffrir sans cesse, tant il crispait douloureusement ses pauvres mains décharnées comme des pattes de crabe.

Il vécut cependant.

Elle raconta qu’elle était mariée, mais qu’elle ne pouvait se charger du petit et elle le laissa chez des voisins qui promirent d’en avoir bien soin.

Elle revint.

Mais alors, en son cœur si longtemps meurtri, se leva, comme une aurore, un amour inconnu pour ce petit être chétif qu’elle avait laissé là-bas ; et cet amour même était une souffrance nouvelle, une souffrance de toutes les heures, de toutes les minutes, puisqu’elle était séparée de lui.

Ce qui la martyrisait surtout, c’était un besoin fou de l’embrasser, de l’étreindre en ses bras, de sentir contre sa chair la chaleur de son petit corps. Elle ne dormait plus la nuit ; elle y pensait tout le jour ; et, le soir, son travail fini, elle s’asseyait devant le feu, qu’elle regardait fixement comme les gens qui pensent au loin.

On commençait même à jaser à son sujet, et on la plaisantait sur l’amoureux qu’elle devait avoir, lui demandant s’il était beau, s’il était grand, s’il était riche, à quand la noce, à quand le baptême ? Et elle se sauvait souvent pour pleurer toute seule, car ces questions lui entraient dans la peau comme des épingles.

Pour se distraire de ces tracasseries, elle se mit à l’ouvrage avec fureur, et, songeant toujours à son enfant, elle chercha les moyens d’amasser pour lui beaucoup d’argent.

Elle résolut de travailler si fort qu’on serait obligé d’augmenter ses gages.

Alors, peu à peu, elle accapara la besogne autour d’elle, fit renvoyer une servante qui devenait inutile depuis qu’elle peinait autant que deux, économisa sur le pain, sur l’huile et sur la chandelle, sur le grain qu’on jetait trop largement aux poules, sur le fourrage des bestiaux qu’on gaspillait un peu. Elle se montra avare de l’argent du maître comme si c’eût été le sien, et, à force de faire des marchés avantageux, de vendre cher ce qui sortait de la maison et de déjouer les ruses des paysans qui offraient leurs produits, elle eut seule le soin des achats et des ventes, la direction du travail des gens de peine, le compte des provisions ; et, en peu de temps, elle devint indispensable. Elle exerçait une telle surveillance autour d’elle, que la ferme, sous sa direction, prospéra prodigieusement. On parlait à deux lieues à la ronde de la « servante à maître Vallin » ; et le fermier répétait partout : « Cette fille-là, ça vaut mieux que de l’or. »

Cependant, le temps passait et ses gages restaient les mêmes. On acceptait son travail forcé comme une chose due par toute servante dévouée, une simple marque de bonne volonté ; et elle commença à songer avec un peu d’amertume que si le fermier encaissait, grâce à elle, cinquante ou cent écus de supplément tous les mois, elle continuait à gagner ses 240 francs par an, rien de plus, rien de moins.

Elle résolut de réclamer une augmentation. Trois fois elle alla trouver le maître et, arrivée devant lui, parla d’autre chose. Elle ressentait une sorte de pudeur à solliciter de l’argent, comme si c’eût été une action un peu honteuse. Enfin, un jour que le fermier déjeunait seul dans la cuisine, elle lui dit d’un air embarrassé qu’elle désirait lui parler particulièrement. Il leva la tête, surpris, les deux mains sur la table, tenant de l’une son couteau, la pointe en l’air, et de l’autre une bouchée de pain, et il regarda fixement sa servante. Elle se troubla sous son regard et demanda huit jours pour aller au pays parce qu’elle était un peu malade.

Il les lui accorda tout de suite ; puis, embarrassé lui-même, il ajouta :

« Moi aussi j’aurai à te parler quand tu seras revenue. »


III

L’enfant allait avoir huit mois : elle ne le reconnut point. Il était devenu tout rose, joufflu, potelé partout, pareil à un petit paquet de graisse vivante. Ses doigts, écartés par des bourrelets de chair, remuaient doucement dans une satisfaction visible. Elle se jeta dessus comme sur une proie, avec un emportement de bête, et elle l’embrassa si violemment qu’il se prit à hurler de peur. Alors elle se mit elle-même à pleurer parce qu’il ne la reconnaissait pas et qu’il tendait ses bras vers sa nourrice aussitôt qu’il l’apercevait.

Dès le lendemain cependant il s’accoutuma à sa figure, et il riait en la voyant. Elle l’emportait dans la campagne, courait affolée en le tenant au bout de ses mains, s’asseyait sous l’ombre des arbres ; puis, pour la première fois de sa vie, et bien qu’il ne l’entendît point, elle ouvrait son cœur à quelqu’un, lui racontait ses chagrins, ses travaux, ses soucis, ses espérances, et elle le fatiguait sans cesse par la violence et l’acharnement de ses caresses.

Elle prenait une joie infinie à le pétrir dans ses mains, à le laver, à l’habiller ; et elle était même heureuse de nettoyer ses saletés d’enfant, comme si ces soins intimes eussent été une confirmation de sa maternité. Elle le considérait, s’étonnant toujours qu’il fût à elle, et elle se répétait à demi-voix, en le faisant danser dans ses bras : « C’est mon petiot, c’est mon petiot. »

Elle sanglota toute la route en retournant à la ferme, et elle était à peine revenue que son maître l’appela dans sa chambre. Elle s’y rendit, très étonnée et fort émue sans savoir pourquoi.

« Assieds-toi là », dit-il.

Elle s’assit et ils restèrent pendant quelques instants à côté l’un de l’autre, embarrassés tous les deux, les bras inertes et encombrants, et sans se regarder en face, à la façon des paysans.

Le fermier, gros homme de quarante-cinq ans, deux fois veuf, jovial et têtu, éprouvait une gêne évidente qui ne lui était pas ordinaire. Enfin il se décida et se mit à parler d’un air vague, bredouillant un peu et regardant au loin dans la campagne.

« Rose, dit-il, est-ce que tu n’as jamais songé à t’établir ? »

Elle devint pâle comme une morte. Voyant qu’elle ne lui répondait pas, il continua :

« Tu es une brave fille, rangée, active et économe. Une femme comme toi, ça ferait la fortune d’un homme. »

Elle restait toujours immobile, l’œil effaré, ne cherchant même pas à comprendre, tant ses idées tourbillonnaient comme à l’approche d’un grand danger. Il attendit une seconde, puis continua :

« Vois-tu, une ferme sans maîtresse, ça ne peut pas aller, même avec une servante comme toi. »

Alors il se tut, ne sachant plus que dire ; et Rose le regardait de l’air épouvanté d’une personne qui se croit en face d’un assassin et s’apprête à s’enfuir au moindre geste qu’il fera.

Enfin, au bout de cinq minutes, il demanda :

« Hé bien ! ça te va-t-il ? »

Elle répondit avec une physionomie idiote :

« Quoi, not’ maître ? »

Alors lui, brusquement :

« Mais de m’épouser, pardine ! »

Elle se dressa tout à coup, puis retomba comme cassée sur sa chaise, où elle demeura sans mouvement, pareille à quelqu’un qui aurait reçu le coup d’un grand malheur. Le fermier à la fin s’impatienta :

« Allons, voyons ; qu’est-ce qu’il te faut alors ? »

Elle le contemplait affolée ; puis, soudain, les larmes lui vinrent aux yeux, et elle répéta deux fois en suffoquant :

« Je ne peux pas, je ne peux pas !

— Pourquoi ça ? demanda l’homme. Allons, ne fais pas la bête ; je te donne jusqu’à demain pour réfléchir. »

Et il se dépêcha de s’en aller, très soulagé d’en avoir fini avec cette démarche qui l’embarrassait beaucoup, et ne doutant pas que, le lendemain, sa servante accepterait une proposition qui était pour elle tout à fait inespérée et, pour lui, une excellente affaire, puisqu’il s’attachait ainsi à jamais une femme qui lui rapporterait certes davantage que la plus belle dot du pays.

Il ne pouvait d’ailleurs exister entre eux de scrupules de mésalliance, car, dans la campagne, tous sont à peu près égaux : le fermier laboure comme son valet, qui, le plus souvent, devient maître à son tour un jour ou l’autre, et les servantes à tout moment passent maîtresses sans que cela apporte aucun changement dans leur vie ou leurs habitudes.

Rose ne se coucha pas cette nuit-là. Elle tomba assise sur son lit, n’ayant plus même la force de pleurer, tant elle était anéantie. Elle restait inerte, ne sentant plus son corps, et l’esprit dispersé, comme si quelqu’un l’eût déchiquetée avec un de ces instruments dont se servent les cardeurs pour effiloquer la laine des matelas.

Par instants seulement elle parvenait à rassembler comme des bribes de réflexions, et elle s’épouvantait à la pensée de ce qui pouvait advenir.

Ses terreurs grandirent, et chaque fois que dans le silence assoupi de la maison la grosse horloge de la cuisine battait lentement les heures, il lui venait des sueurs d’angoisse. Sa tête se perdait, les cauchemars se succédaient, sa chandelle s’éteignit ; alors commença le délire, ce délire fuyant des gens de la campagne qui se croient frappés par un sort, un besoin fou de partir, de s’échapper, de courir devant le malheur comme un vaisseau devant la tempête.

Une chouette glapit ; elle tressaillit, se dressa, passa ses mains sur sa face, dans ses cheveux, se tâta le corps comme une folle ; puis, avec des allures de somnambule, elle descendit. Quand elle fut dans la cour, elle rampa pour n’être point vue par quelque goujat rôdeur, car la lune, près de disparaître, jetait une lueur claire dans les champs. Au lieu d’ouvrir la barrière, elle escalada le talus ; puis, quand elle fut en face de la campagne, elle partit. Elle filait droit devant elle, d’un trot élastique et précipité, et, de temps en temps, inconsciemment, elle jetait un cri perçant. Son ombre démesurée, couchée sur le sol à son côté, filait avec elle, et parfois un oiseau de nuit venait tournoyer sur sa tête. Les chiens dans les cours de fermes aboyaient en l’entendant passer ; l’un d’eux sauta le fossé et la poursuivit pour la mordre ; mais elle se retourna sur lui en hurlant de telle façon que l’animal épouvanté s’enfuit, se blottit dans sa loge et se tut.

Parfois une jeune famille de lièvres folâtrait dans un champ ; mais, quand approchait l’enragée coureuse, pareille à une Diane en délire, les bêtes craintives se débandaient ; les petits et la mère disparaissaient blottis dans un sillon, tandis que le père déboulait à toutes pattes et, parfois, faisait passer son ombre bondissante, avec ses grandes oreilles dressées, sur la lune à son coucher, qui plongeait maintenant au bout du monde et éclairait la plaine de sa lumière oblique, comme une énorme lanterne posée par terre à l’horizon.

Les étoiles s’effacèrent dans les profondeurs du ciel ; quelques oiseaux pépiaient ; le jour naissait. La fille, exténuée, haletait ; et quand le soleil perça l’aurore empourprée, elle s’arrêta.

Ses pieds enflés se refusaient à marcher ; mais elle aperçut une mare, une grande mare dont l’eau stagnante semblait du sang, sous les reflets rouges du jour nouveau, et elle alla, à petits pas, boitant, la main sur son cœur, tremper ses deux jambes dedans.

Elle s’assit sur une touffe d’herbe, ôta ses gros souliers pleins de poussière, défit ses bas, et enfonça ses mollets bleuis dans l’onde immobile où venaient parfois crever des bulles d’air.

Une fraîcheur délicieuse lui monta des talons jusqu’à la gorge ; et, tout à coup, pendant qu’elle regardait fixement cette mare profonde, un vertige la saisit, un désir furieux d’y plonger tout entière. Ce serait fini de souffrir là-dedans, fini pour toujours. Elle ne pensait plus à son enfant ; elle voulait la paix, le repos complet, dormir sans fin. Alors elle se dressa, les bras levés, et fit deux pas en avant. Elle enfonçait maintenant jusqu’aux cuisses, et déjà elle se précipitait, quand des piqûres ardentes aux chevilles la firent sauter en arrière, et elle poussa un cri désespéré, car depuis ses genoux jusqu’au bout de ses pieds de longues sangsues noires buvaient sa vie, se gonflaient, collées à sa chair. Elle n’osait point y toucher et hurlait d’horreur. Ses clameurs désespérées attirèrent un paysan qui passait au loin avec sa voiture. Il arracha les sangsues une à une, comprima les plaies avec des herbes et ramena la fille dans sa carriole jusqu’à la ferme de son maître.

Elle fut pendant quinze jours au lit, puis, le matin où elle se releva, comme elle était assise devant la porte, le fermier vint soudain se planter devant elle.

« Eh bien, dit-il, c’est une affaire entendue, n’est-ce pas ? »

Elle ne répondit point d’abord, puis, comme il restait debout, la perçant de son regard obstiné, elle articula péniblement :

« Non, not’ maître, je ne peux pas. »

Mais il s’emporta tout à coup.

« Tu ne peux pas, la fille, tu ne peux pas, pourquoi ça ? »

Elle se remit à pleurer et répéta :

« Je ne peux pas. »

Il la dévisageait, et lui cria dans la face :

« C’est donc que tu as un amoureux ? »

Elle balbutia, tremblant de honte :

« Peut-être bien que c’est ça. »

L’homme rouge comme un coquelicot, bredouillait de colère :

« Ah ! tu l’avoues donc, gueuse ! Et qu’est-ce que c’est, ce merle-là ? Un va-nu-pieds, un sans-le-sou, un couche-dehors, un crève-la-faim ? Qu’est-ce que c’est, dis ? »

Et, comme elle ne répondait rien :

« Ah ! tu ne veux pas… Je vas te le dire, moi : c’est Jean Baudu ? »

Elle s’écria :

« Oh ! non, pas lui.

— Alors c’est Pierre Martin ?

— Oh non ! not’ maître. »

Et il nommait éperdument tous les garçons du pays, pendant qu’elle niait, accablée, et s’essuyant les yeux à tout moment du coin de son tablier bleu. Mais lui cherchait toujours avec son obstination de brute, grattant à ce cœur pour connaître son secret, comme un chien de chasse qui fouille un terrier tout un jour pour avoir la bête qu’il sent au fond. Tout à coup l’homme s’écria :

« Eh ! pardine, c’est Jacques, le valet de l’autre année ; on disait bien qu’il te parlait et que vous vous étiez promis mariage. »

Rose suffoqua ; un flot de sang empourpra sa face ; ses larmes tarirent tout à coup ; elles se séchèrent sur ses joues comme des gouttes d’eau sur du fer rouge. Elle s’écria :

« Non, ce n’est pas lui, ce n’est pas lui !

— Est-ce bien sûr, çà ? » demanda le paysan malin qui flairait un bout de vérité.

Elle répondit précipitamment :

« Je vous le jure, je vous le jure… »

Elle cherchait sur quoi jurer, n’osant point invoquer les choses sacrées. Il l’interrompit :

« Il te suivait pourtant dans les coins et il te mangeait des yeux pendant tous les repas. Lui as-tu promis ta foi, hein, dis ? »

Cette fois, elle regarda son maître en face.

« Non, jamais, jamais, et je vous jure par le bon Dieu que s’il venait aujourd’hui me demander, je ne voudrais pas de lui. »

Elle avait l’air tellement sincère que le fermier hésita. Il reprit, comme se parlant à lui-même :

« Alors, quoi ? Il ne t’est pourtant pas arrivé un malheur, on le saurait. Et puisqu’il n’y a pas eu de conséquence, une fille ne refuserait pas son maître à cause de ça. Il faut pourtant qu’il y ait quelque chose. »

Elle ne répondait plus rien, étranglée par une angoisse.

Il demanda encore : « Tu ne veux point ? »

Elle soupira : « Je n’peux pas, not’ maître. » Et il tourna les talons.

Elle se crut débarrassée et passa le reste du jour à peu près tranquille, mais aussi rompue et exténuée que si, à la place du vieux cheval blanc, on lui eût fait tourner depuis l’aurore la machine à battre le grain.

Elle se coucha sitôt qu’elle le put et s’endormit tout d’un coup.

Vers le milieu de la nuit, deux mains qui palpaient son lit la réveillèrent. Elle tressauta de frayeur, mais elle reconnut aussitôt la voix du fermier qui lui disait : « N’aie pas peur Rose, c’est moi qui viens pour te parler. » Elle fut d’abord étonnée ; puis comme il essayait de pénétrer sous ses draps, elle comprit ce qu’il cherchait et se mit à trembler très fort, se sentant seule dans l’obscurité, encore lourde de sommeil, et toute nue, et dans un lit, auprès de cet homme qui la voulait. Elle ne consentait pas, pour sûr, mais elle résistait nonchalamment, luttant elle-même contre l’instinct toujours plus puissant chez les natures simples, et mal protégée par la volonté indécise de ces races inertes et molles. Elle tournait sa tête tantôt vers le mur, tantôt vers la chambre, pour éviter les caresses dont la bouche du fermier poursuivait la sienne, et son corps se tordait un peu sous sa couverture, énervé par la fatigue de la lutte. Lui, devenait brutal, grisé par le désir. Il la découvrit d’un mouvement brusque. Alors elle sentit bien qu’elle ne pouvait plus résister. Obéissant à une pudeur d’autruche, elle cacha sa figure dans ses mains et cessa de se défendre.

Le fermier resta la nuit auprès d’elle. Il y revint le soir suivant, puis tous les jours.

Ils vécurent ensemble.

Un matin, il lui dit : « J’ai fait publier les bans, nous nous marierons le mois prochain. »

Elle ne répondit pas. Que pouvait-elle dire ? Elle ne résista point. Que pouvait-elle faire ?


IV

Elle l’épousa. Elle se sentait enfoncée dans un trou aux bords inaccessibles, dont elle ne pourrait jamais sortir, et toutes sortes de malheurs restaient suspendus sur sa tête comme des gros rochers qui tomberaient à la première occasion. Son mari lui faisait l’effet d’un homme qu’elle avait volé et qui s’en apercevrait un jour ou l’autre. Et puis elle pensait à son petit d’où venait tout son malheur, mais d’où venait aussi tout son bonheur sur la terre.

Elle allait le voir deux fois l’an et revenait plus triste chaque fois.

Cependant, avec l’habitude, ses appréhensions se calmèrent, son cœur s’apaisa, et elle vivait plus confiante avec une vague crainte flottant encore en son âme.

Des années passèrent ; l’enfant gagnait six ans. Elle était maintenant presque heureuse, quand tout à coup l’humeur du fermier s’assombrit.

Depuis deux ou trois années déjà il semblait nourrir une inquiétude, porter en lui un souci, quelque mal de l’esprit grandissant peu à peu. Il restait longtemps à table après son dîner, la tête enfoncée dans ses mains, et triste, triste, rongé par le chagrin. Sa parole devenait plus vive, brutale parfois ; et il semblait même qu’il avait une arrière-pensée contre sa femme, car il lui répondait par moments avec dureté, presque avec colère.

Un jour que le gamin d’une voisine était venu chercher des œufs, comme elle le rudoyait un peu, pressée par la besogne, son mari apparut tout à coup et lui dit de sa voix méchante :

« Si c’était le tien, tu ne le traiterais pas comme ça. »

Elle demeura saisie, sans pouvoir répondre, puis elle rentra, avec toutes ses angoisses réveillées.

Au dîner, le fermier ne lui parla pas, ne la regarda pas, et il semblait la détester, la mépriser, savoir quelque chose enfin.

Perdant la tête, elle n’osa point rester seule avec lui après le repas ; elle se sauva et courut jusqu’à l’église.

La nuit tombait ; l’étroite nef était toute sombre, mais un pas rôdait dans le silence là-bas, vers le chœur, car le sacristain préparait pour la nuit la lampe du tabernacle. Ce point de feu tremblotant, noyé dans les ténèbres de la voûte, apparut à Rose comme une dernière espérance, et, les yeux fixés sur lui, elle s’abattit à genoux.

La mince veilleuse remonta dans l’air avec un bruit de chaîne. Bientôt retentit sur le pavé un saut régulier de sabots que suivait un frôlement de corde traînant, et la maigre cloche jeta l’Angelus du soir à travers les brumes grandissantes. Comme l’homme allait sortir, elle le joignit.

« Monsieur le curé est-il chez lui ? » dit-elle.

Il répondit :

« Je crois bien, il dîne toujours à l’Angelus. »

Alors elle poussa en tremblant la barrière du presbytère.

Le prêtre se mettait à table. Il la fit asseoir aussitôt.

« Oui, oui, je sais, votre mari m’a parlé déjà de ce qui vous amène. »

La pauvre femme défaillait. L’ecclésiastique reprit :

« Que voulez-vous, mon enfant ? »

Et il avalait rapidement des cuillerées de soupe dont les gouttes tombaient sur sa soutane rebondie et crasseuse au ventre.

Rose n’osait plus parler, ni implorer, ni supplier ; elle se leva ; le curé lui dit :

« Du courage… »

Et elle sortit.

Elle revint à la ferme sans savoir ce qu’elle faisait. Le maître l’attendait, les gens de peine étant partis en son absence. Alors elle tomba lourdement à ses pieds et elle gémit en versant des flots de larmes.

« Qu’est-ce que t’as contre moi ? »

Il se mit à crier, jurant :

« J’ai que je n’ai pas d’éfants, nom de Dieu ! Quand on prend une femme, c’n’est pas pour rester tout seuls tous les deux jusqu’à la fin. V’là c’que j’ai. Quand une vache n’a point de viaux, c’est qu’elle ne vaut rien. Quand une femme n’a point d’éfant, c’est aussi qu’elle ne vaut rien. »

Elle pleurait balbutiant, répétant :

« C’n’est point d’ma faute ! c’n’est point d’ma faute ! »

Alors il s’adoucit un peu et il ajouta :

« J’te dis pas, mais c’est contrariant tout de même. »


V

De ce jour elle n’eut plus qu’une pensée : avoir un enfant, un autre ; et elle confia son désir à tout le monde.

Une voisine lui indiqua un moyen : c’était de donner à boire à son mari tous les soirs, un verre d’eau avec une pincée de cendres. Le fermier s’y prêta, mais le moyen ne réussit pas.

Ils se dirent : « Peut-être qu’il y a des secrets. » Et ils allèrent aux renseignements. On leur désigna un berger qui demeurait à dix lieues de là ; et maître Vallin ayant attelé son tilbury partit un jour pour le consulter. Le berger lui remit un pain sur lequel il fit des signes, un pain pétri avec des herbes et dont il fallait que tous deux mangeassent un morceau, la nuit, avant comme après leurs caresses.

Le pain tout entier fut consommé sans obtenir de résultat.

Un instituteur leur dévoila des mystères, des procédés d’amour inconnus aux champs, et infaillibles, disait-il. Ils ratèrent.

Le curé conseilla un pèlerinage au Précieux Sang de Fécamp. Rose alla avec la foule se prosterner dans l’abbaye, et, mêlant son vœu aux souhaits grossiers qu’exhalaient tous ces cœurs de paysans, elle supplia Celui que tous imploraient de la rendre encore une fois féconde. Ce fut en vain. Alors elle s’imagina être punie de sa première faute et une immense douleur l’envahit.

Elle dépérissait de chagrin ; son mari aussi vieillissait, « se mangeait les sangs », disait-on, se consumait en espoirs inutiles.

Alors la guerre éclata entre eux. Il l’injuria, la battit. Tout le jour il la querellait, et le soir dans leur lit, haletant, haineux, il lui jetait à la face des outrages et des ordures.

Une nuit enfin, ne sachant plus qu’inventer pour la faire souffrir davantage, il lui ordonna de se lever et d’aller attendre le jour sous la pluie devant la porte. Comme elle n’obéissait pas, il la saisit par le cou et se mit à la frapper au visage à coups de poing. Elle ne dit rien, ne remua pas. Exaspéré, il sauta à genoux sur son ventre ; et, les dents serrées, fou de rage, il l’assommait. Alors elle eut un instant de révolte désespérée, et, d’un geste furieux le rejetant contre le mur, elle se dressa sur son séant, puis, la voix changée, sifflante :

« J’en ai un éfant, moi, j’en ai un ! je l’ai eu avec Jacques ; tu sais bien Jacques. Il devait m’épouser : il est parti. »

L’homme, stupéfait, restait là, aussi éperdu qu’elle-même ; il bredouillait :

« Qué que tu dis ? qué que tu dis ? »

Alors elle se mit à sangloter, et à travers ses larmes ruisselantes elle balbutia :

« C’est pour ça que je ne voulais pas t’épouser, c’est pour ça. Je ne pouvais point te le dire, tu m’aurais mise sans pain avec mon petit. Tu n’en as pas, toi, d’éfant ; tu ne sais pas, tu ne sais pas ! »

Il répétait machinalement, dans une surprise grandissante :

« T’as un éfant ? t’as un éfant ? »

Elle prononça au milieu des hoquets :

« Tu m’as prise de force ; tu le sais bien peut-être ? moi je ne voulais point t’épouser. »

Alors il se leva, alluma la chandelle, et se mit à marcher dans la chambre, les bras derrière le dos. Elle pleurait toujours, écroulée sur le lit. Tout à coup il s’arrêta devant elle : « C’est de ma faute alors si je t’en ai pas fait ? » dit-il. Elle ne répondit pas.

Il se remit à marcher ; puis, s’arrêtant de nouveau, il demanda :

« Quel âge qu’il a ton petiot ? »

Elle murmura :

« V’là qu’il va avoir six ans. »

Il demanda encore :

« Pourquoi que tu ne me l’as pas dit ? »

Elle gémit :

« Est-ce que je pouvais ! »

Il restait debout immobile.

« Allons, lève-toi », dit-il.

Elle se redressa péniblement ; puis, quand elle se fut mise sur ses pieds, appuyée au mur, il se prit à rire soudain de son gros rire des bons jours ; et comme elle demeurait bouleversée, il ajouta :

« Eh bien, on ira le chercher, c’t’éfant, puisque nous n’en avons pas ensemble. »

Elle eut un tel effarement que si la force ne lui eût pas manqué, elle se serait assurément enfuie. Mais le fermier se frottait les mains et murmurait :

« Je voulais en adopter un, le v’là trouvé, le v’là trouvé. J’avais demandé au curé un orphelin. »

Puis, riant toujours, il embrassa sur les deux joues sa femme éplorée et stupide, et il cria, comme si elle ne l’entendait pas :

« Allons la mère, allons voir s’il y a encore de la soupe ; moi j’en mangerai bien une potée. »

Elle passa sa jupe ; ils descendirent ; et pendant qu’à genoux elle rallumait le feu sous la marmite, lui, radieux, continuait à marcher à grands pas dans la cuisine en répétant :

« Eh bien, vrai, ça me fait plaisir ; c’est pas pour dire, mais je suis content, je suis bien content. »


<t Une partie de campagne>

Une partie de campagne

On avait projeté depuis cinq mois d’aller déjeuner aux environs de Paris, le jour de la fête de Mme Dufour, qui s’appelait Pétronille. Aussi, comme on avait attendu cette partie impatiemment, s’était-on levé de fort bonne heure ce matin-là.

M. Dufour, ayant emprunté la voiture du laitier, conduisait lui-même. La carriole, à deux roues, était fort propre ; elle avait un toit supporté par quatre montants de fer où s’attachaient des rideaux qu’on avait relevés pour voir le paysage. Celui de derrière, seul, flottait au vent, comme un drapeau. La femme, à côté de son époux, s’épanouissait dans une robe de soie cerise extraordinaire. Ensuite, sur deux chaises, se tenaient une vieille grand-mère et une jeune fille. On apercevait encore la chevelure jaune d’un garçon qui, faute de siège, s’était étendu tout au fond, et dont la tête seule apparaissait.

Après avoir suivi l’avenue des Champs-Élysées et franchi les fortifications à la porte Maillot, on s’était mis à regarder la contrée.

En arrivant au pont de Neuilly, M. Dufour avait dit : « Voici la campagne enfin ! » et sa femme, à ce signal, s’était attendrie sur la nature.

Au rond-point de Courbevoie, une admiration les avait saisis devant l’éloignement des horizons. À droite, là-bas, c’était Argenteuil, dont le clocher se dressait ; au-dessus apparaissaient les buttes de Sannois et le Moulin d’Orgemont. À gauche, l’aqueduc de Marly se dessinait sur le ciel clair du matin, et l’on apercevait aussi, de loin, la terrasse de Saint-Germain ; tandis qu’en face, au bout d’une chaîne de collines, des terres remuées indiquaient le nouveau fort de Cormeilles. Tout au fond, dans un reculement formidable, par-dessus des plaines et des villages, on entrevoyait une sombre verdure de forêts.

Le soleil commençait à brûler les visages ; la poussière emplissait les yeux continuellement, et, des deux côtés de la route, se développait une campagne interminablement nue, sale et puante. On eût dit qu’une lèpre l’avait ravagée, qui rongeait jusqu’aux maisons, car des squelettes de bâtiments défoncés et abandonnés, ou bien des petites cabanes inachevées faute de paiement aux entrepreneurs, tendaient leurs quatre murs sans toit.

De loin en loin, poussaient dans le sol stérile de longues cheminées de fabrique, seule végétation de ces champs putrides où la brise du printemps promenait un parfum de pétrole et de schiste mêlé à une autre odeur moins agréable encore.

Enfin, on avait traversé la Seine une seconde fois, et, sur le pont, ç’avait été un ravissement. La rivière éclatait de lumière ; une buée s’en élevait, pompée par le soleil, et l’on éprouvait une quiétude douce, un rafraîchissement bienfaisant à respirer enfin un air plus pur qui n’avait point balayé la fumée noire des usines ou les miasmes des dépotoirs.

Un homme qui passait avait nommé le pays : Bezons.

La voiture s’arrêta, et M. Dufour se mit à lire l’enseigne engageante d’une gargote : « Restaurant Poulin, matelotes et fritures, cabinets de société, bosquets et balançoires. Eh bien ! madame Dufour, cela te va-t-il ? Te décideras-tu à la fin ? »

La femme lut à son tour : « Restaurant Poulin, matelotes et fritures, cabinets de société, bosquets et balançoires. » Puis elle regarda la maison longuement.

C’était une auberge de campagne, blanche, plantée au bord de la route. Elle montrait, par la porte ouverte, le zinc brillant du comptoir devant lequel se tenaient deux ouvriers endimanchés.

À la fin, Mme Dufour se décida : « Oui, c’est bien, dit-elle ; et puis il y a de la vue. » La voiture entra dans un vaste terrain planté de grands arbres qui s’étendait derrière l’auberge et qui n’était séparé de la Seine que par le chemin de halage.

Alors on descendit. Le mari sauta le premier, puis ouvrit les bras pour recevoir sa femme. Le marchepied, tenu par deux branches de fer, était très loin, de sorte que, pour l’atteindre, Mme Dufour dut laisser voir le bas d’une jambe dont la finesse primitive disparaissait à présent sous un envahissement de graisse tombant des cuisses.

M. Dufour, que la campagne émoustillait déjà, lui pinça vivement le mollet, puis, la prenant sous les bras, la déposa lourdement à terre, comme un énorme paquet.

Elle tapa avec la main sa robe de soie pour en faire tomber la poussière, puis regarda l’endroit où elle se trouvait.

C’était une femme de trente-six ans environ, forte en chair, épanouie et réjouissante à voir. Elle respirait avec peine, étranglée violemment par l’étreinte de son corset trop serré ; et la pression de cette machine rejetait jusque dans son double menton la masse fluctuante de sa poitrine surabondante.

La jeune fille ensuite, posant la main sur l’épaule de son père, sauta légèrement toute seule. Le garçon aux cheveux jaunes était descendu en mettant un pied sur la roue, et il aida M. Dufour à décharger la grand-mère.

Alors on détela le cheval, qui fut attaché à un arbre ; et la voiture tomba sur le nez, les deux brancards à terre. Les hommes, ayant retiré leurs redingotes, se lavèrent les mains dans un seau d’eau, puis rejoignirent leurs dames installées déjà sur les escarpolettes.

Mlle Dufour essayait de se balancer debout, toute seule, sans parvenir à se donner un élan suffisant. C’était une belle fille de dix-huit à vingt ans ; une de ces femmes dont la rencontre dans la rue vous fouette d’un désir subit, et vous laisse jusqu’à la nuit une inquiétude vague et un soulèvement des sens. Grande, mince de taille et large des hanches, elle avait la peau très brune, les yeux très grands, les cheveux très noirs. Sa robe dessinait nettement les plénitudes fermes de sa chair qu’accentuaient encore les efforts des reins qu’elle faisait pour s’enlever. Ses bras tendus tenaient les cordes au-dessus de sa tête, de sorte que sa poitrine se dressait, sans une secousse, à chaque impulsion qu’elle donnait. Son chapeau, emporté par un coup de vent, était tombé derrière elle ; et l’escarpolette peu à peu se lançait, montrant à chaque retour ses jambes fines jusqu’au genou, et jetant à la figure des deux hommes, qui la regardaient en riant, l’air de ses jupes, plus capiteux que les vapeurs du vin.

Assise sur l’autre balançoire, Mme Dufour gémissait d’une façon monotone et continue : « Cyprien, viens me pousser ; viens donc me pousser, Cyprien ! » À la fin, il y alla et, ayant retroussé les manches de sa chemise, comme avant d’entreprendre un travail, il mit sa femme en mouvement avec une peine infinie.

Cramponnée aux cordes, elle tenait ses jambes droites, pour ne point rencontrer le sol, et elle jouissait d’être étourdie par le va-et-vient de la machine. Ses formes, secouées, tremblotaient continuellement comme de la gelée sur un plat. Mais, comme les élans grandissaient, elle fut prise de vertige et de peur. À chaque descente, elle poussait un cri perçant qui faisait accourir tous les gamins du pays ; et, là-bas, devant elle, au-dessus de la haie du jardin, elle apercevait vaguement une garniture de têtes polissonnes que des rires faisaient grimacer diversement.

Une servante étant venue, on commanda le déjeuner.

« Une friture de Seine, un lapin sauté, une salade et du dessert », articula Mme Dufour, d’un air important. « Vous apporterez deux litres et une bouteille de bordeaux », dit son mari. « Nous dînerons sur l’herbe », ajouta la jeune fille.

La grand-mère, prise de tendresse à la vue du chat de la maison, le poursuivait depuis dix minutes en lui prodiguant inutilement les plus douces appellations. L’animal, intérieurement flatté sans doute de cette attention, se tenait toujours tout près de la main de la bonne femme, sans se laisser atteindre cependant, et faisait tranquillement le tour des arbres, contre lesquels il se frottait, la queue dressée, avec un petit ronron de plaisir.

« Tiens ! cria tout à coup le jeune homme aux cheveux jaunes qui furetait dans le terrain, en voilà des bateaux qui sont chouet ! » On alla voir. Sous un petit hangar en bois étaient suspendues deux superbes yoles de canotiers, fines et travaillées comme des meubles de luxe. Elles reposaient côte à côte, pareilles à deux grandes filles minces, en leur longueur étroite et reluisante, et donnaient envie de filer sur l’eau par les belles soirées douces ou les claires matinées d’été, de raser les berges fleuries où les arbres entiers trempent leurs branches dans l’eau, où tremblote l’éternel frisson des roseaux, et d’où s’envolent, comme des éclairs bleus, de rapides martins-pêcheurs.

Toute la famille, avec respect, les contemplait. « Oh ! ça oui, c’est chouet », répéta gravement M. Dufour. Et il les détaillait en connaisseur. Il avait canoté, lui aussi, dans son jeune temps, disait-il ; voire même qu’avec ça dans la main — et il faisait le geste de tirer sur les avirons — il se fichait de tout le monde. Il avait rossé en course plus d’un Anglais, jadis, à Joinville ; et il plaisanta sur le mot « dames », dont on désigne les deux montants qui retiennent les avirons, disant que les canotiers, et pour cause, ne sortaient jamais sans leurs dames. Il s’échauffait en pérorant et proposait obstinément de parier qu’avec un bateau comme ça, il ferait six lieues à l’heure sans se presser.

« C’est prêt », dit la servante qui apparut à l’entrée. On se précipita ; mais voilà qu’à la meilleure place, qu’en son esprit Mme Dufour avait choisie pour s’installer, deux jeunes gens déjeunaient déjà. C’étaient les propriétaires des yoles, sans doute, car ils portaient le costume des canotiers.

Ils étaient étendus sur des chaises, presque couchés. Ils avaient la face noircie par le soleil et la poitrine couverte seulement d’un mince maillot de coton blanc qui laissait passer leurs bras nus, robustes comme ceux des forgerons. C’étaient deux solides gaillards, posant beaucoup pour la vigueur, mais qui montraient en tous leurs mouvements cette grâce élastique des membres qu’on acquiert par l’exercice, si différente de la déformation qu’imprime à l’ouvrier l’effort pénible, toujours le même.

Ils échangèrent rapidement un sourire en voyant la mère, puis un regard en apercevant la fille. « Donnons notre place, dit l’un, ça nous fera faire connaissance. » L’autre aussitôt se leva et, tenant à la main sa toque mi-partie rouge et mi-partie noire, il offrit chevaleresquement de céder aux dames le seul endroit du jardin où ne tombât point le soleil. On accepta en se confondant en excuses ; et pour que ce fût plus champêtre, la famille s’installa sur l’herbe sans table ni sièges.

Les deux jeunes gens portèrent leur couvert quelques pas plus loin et se remirent à manger. Leurs bras nus, qu’ils montraient sans cesse, gênaient un peu la jeune fille. Elle affectait même de tourner la tête et de ne point les remarquer, tandis que Mme Dufour, plus hardie, sollicitée par une curiosité féminine qui était peut-être du désir, les regardait à tout moment, les comparant sans doute avec regret aux laideurs secrètes de son mari.

Elle s’était éboulée sur l’herbe, les jambes pliées à la façon des tailleurs, et elle se trémoussait continuellement, sous prétexte que des fourmis lui étaient entrées quelque part. M. Dufour, rendu maussade par la présence et l’amabilité des étrangers, cherchait une position commode qu’il ne trouva pas du reste, et le jeune homme aux cheveux jaunes mangeait silencieusement comme un ogre.

« Un bien beau temps, monsieur », dit la grosse dame à l’un des canotiers. Elle voulait être aimable à cause de la place qu’ils avaient cédée. « Oui, madame, répondit-il ; venez-vous souvent à la campagne ?

— Oh ! une fois ou deux par an seulement, pour prendre l’air ; et vous, monsieur ?

— J’y viens coucher tous les soirs.

— Ah ! ça doit être bien agréable ?

— Oui, certainement, madame. »

Et il raconta sa vie de chaque jour, poétiquement, de façon à faire vibrer dans le cœur de ces bourgeois privés d’herbe et affamés de promenades aux champs cet amour bête de la nature qui les hante toute l’année derrière le comptoir de leur boutique.

La jeune fille, émue, leva les yeux et regarda le canotier. M. Dufour parla pour la première fois. « Ça, c’est une vie », dit-il. Il ajouta : « Encore un peu de lapin, ma bonne. — Non, merci, mon ami. »

Elle se tourna de nouveau vers les jeunes gens et, montrant leurs bras : « Vous n’avez jamais froid comme ça ? » dit-elle.

Ils se mirent à rire tous les deux, et ils épouvantèrent la famille par le récit de leurs fatigues prodigieuses, de leurs bains pris en sueur, de leurs courses dans le brouillard des nuits ; et ils tapèrent violemment sur leur poitrine pour montrer quel son ça rendait. « Oh ! vous avez l’air solides », dit le mari qui ne parlait plus du temps où il rossait les Anglais.

La jeune fille les examinait de côté maintenant ; et le garçon aux cheveux jaunes, ayant bu de travers, toussa éperdument, arrosant la robe en soie cerise de la patronne qui se fâcha et fit apporter de l’eau pour laver les taches.

Cependant, la température devenait terrible. Le fleuve étincelant semblait un foyer de chaleur, et les fumées du vin troublaient les têtes.

M. Dufour, que secouait un hoquet violent, avait déboutonné son gilet et le haut de son pantalon ; tandis que sa femme, prise de suffocations, dégrafait sa robe peu à peu. L’apprenti balançait d’un air gai sa tignasse de lin et se versait à boire coup sur coup. La grand-mère, se sentant grise, se tenait fort raide et fort digne. Quant à la jeune fille, elle ne laissait rien paraître ; son œil seul s’allumait vaguement, et sa peau très brune se colorait aux joues d’une teinte plus rose.

Le café les acheva. On parla de chanter et chacun dit son couplet, que les autres applaudirent avec frénésie. Puis on se leva difficilement, et, pendant que les deux femmes, étourdies, respiraient, les deux hommes, tout à fait pochards, faisaient de la gymnastique. Lourds, flasques, et la figure écarlate, ils se pendaient gauchement aux anneaux sans parvenir à s’enlever ; et leurs chemises menaçaient continuellement d’évacuer leurs pantalons pour battre au vent comme des étendards.

Cependant les canotiers avaient mis leurs yoles à l’eau et ils revenaient avec politesse proposer aux dames une promenade sur la rivière.

« Monsieur Dufour, veux-tu ? je t’en prie ! » cria sa femme. Il la regarda d’un air d’ivrogne, sans comprendre. Alors un canotier s’approcha, deux lignes de pêcheur à la main. L’espérance de prendre du goujon, cet idéal des boutiquiers, alluma les yeux mornes du bonhomme, qui permit tout ce qu’on voulut, et s’installa à l’ombre, sous le pont, les pieds ballants au-dessus du fleuve, à côté du jeune homme aux cheveux jaunes qui s’endormit auprès de lui.

Un des canotiers se dévoua : il prit la mère. « Au petit bois de l’île aux Anglais ! » cria-t-il en s’éloignant.

L’autre yole s’en alla plus doucement. Le rameur regardait tellement sa compagne qu’il ne pensait plus à autre chose, et une émotion l’avait saisi qui paralysait sa vigueur.

La jeune fille, assise dans le fauteuil du barreur, se laissait aller à la douceur d’être sur l’eau. Elle se sentait prise d’un renoncement de pensée, d’une quiétude de ses membres, d’un abandonnement d’elle-même, comme envahie par une ivresse multiple. Elle était devenue fort rouge avec une respiration courte. Les étourdissements du vin, développés par la chaleur torrentielle qui ruisselait autour d’elle, faisaient saluer sur son passage tous les arbres de la berge. Un besoin vague de jouissance, une fermentation du sang parcouraient sa chair excitée par les ardeurs de ce jour ; et elle était aussi troublée dans ce tête-à-tête sur l’eau, au milieu de ce pays dépeuplé par l’incendie du ciel, avec ce jeune homme qui la trouvait belle, dont l’œil lui baisait la peau, et dont le désir était pénétrant comme le soleil.

Leur impuissance à parler augmentait leur émotion, et ils regardaient les environs. Alors, faisant un effort, il lui demanda son nom. « Henriette », dit-elle. « Tiens ! moi je m’appelle Henri », reprit-il.

Le son de leur voix les avait calmés ; ils s’intéressèrent à la rive. L’autre yole s’était arrêtée et paraissait les attendre. Celui qui la montait cria : « Nous vous rejoindrons dans le bois ; nous allons jusqu’à Robinson, parce que madame a soif. » — Puis il se coucha sur les avirons et s’éloigna si rapidement qu’on cessa bientôt de le voir.

Cependant un grondement continu qu’on distinguait vaguement depuis quelque temps s’approchait très vite. La rivière elle-même semblait frémir comme si le bruit sourd montait de ses profondeurs.

« Qu’est-ce qu’on entend ? » demanda-t-elle. C’était la chute du barrage qui coupait le fleuve en deux à la pointe de l’île. Lui se perdait dans une explication, lorsque, à travers le fracas de la cascade, un chant d’oiseau qui semblait très lointain les frappa. « Tiens, dit-il, les rossignols chantent dans le jour : c’est donc que les femelles couvent. »

Un rossignol ! Elle n’en avait jamais entendu, et l’idée d’en écouter un fit se lever dans son cœur la vision des poétiques tendresses. Un rossignol ! c’est-à-dire l’invisible témoin des rendez-vous d’amour qu’invoquait Juliette sur son balcon ; cette musique du ciel accordée aux baisers des hommes ; cet éternel inspirateur de toutes les romances langoureuses qui ouvrent un idéal bleu aux pauvres petits cœurs des fillettes attendries !

Elle allait donc entendre un rossignol.

« Ne faisons pas de bruit, dit son compagnon, nous pourrons descendre dans le bois et nous asseoir tout près de lui. »

La yole semblait glisser. Des arbres se montrèrent sur l’île, dont la berge était si basse que les yeux plongeaient dans l’épaisseur des fourrés. On s’arrêta ; le bateau fut attaché ; et, Henriette s’appuyant sur le bras de Henri, ils s’avancèrent entre les branches. « Courbez-vous », dit-il. Elle se courba, et ils pénétrèrent dans un inextricable fouillis de lianes, de feuilles et de roseaux, dans un asile introuvable qu’il fallait connaître et que le jeune homme appelait en riant « son cabinet particulier ».

Juste au-dessus de leur tête, perché dans un des arbres qui les abritaient, l’oiseau s’égosillait toujours. Il lançait des trilles et des roulades, puis filait de grands sons vibrants qui emplissaient l’air et semblaient se perdre à l’horizon, se déroulant le long du fleuve et s’envolant au-dessus des plaines, à travers le silence de feu qui appesantissait la campagne.

Ils ne parlaient pas de peur de le faire fuir. Ils étaient assis l’un près de l’autre, et, lentement, le bras de Henri fit le tour de la taille de Henriette et l’enserra d’une pression douce. Elle prit, sans colère, cette main audacieuse, et elle l’éloignait sans cesse à mesure qu’il la rapprochait, n’éprouvant du reste aucun embarras de cette caresse, comme si c’eût été une chose toute naturelle qu’elle repoussait aussi naturellement.

Elle écoutait l’oiseau, perdue dans une extase. Elle avait des désirs infinis de bonheur, des tendresses brusques qui la traversaient, des révélations de poésies surhumaines, et un tel amollissement des nerfs et du cœur, qu’elle pleurait sans savoir pourquoi. Le jeune homme la serrait contre lui maintenant ; elle ne le repoussait plus, n’y pensant pas.

Le rossignol se tut soudain. Une voix éloignée cria : « Henriette !

— Ne répondez point, dit-il tout bas, vous feriez envoler l’oiseau. »

Elle ne songeait guère non plus à répondre.

Ils restèrent quelque temps ainsi. Mme Dufour s’était assise quelque part, car on entendait vaguement, de temps en temps, les petits cris de la grosse dame que lutinait sans doute l’autre canotier.

La jeune fille pleurait toujours, pénétrée de sensations très douces, la peau chaude et piquée partout de chatouillements inconnus. La tête de Henri était sur son épaule ; et, brusquement, il la baisa sur les lèvres. Elle eut une révolte furieuse et, pour l’éviter, se rejeta sur le dos. Mais il s’abattit sur elle, la couvrant de tout son corps. Il poursuivit longtemps cette bouche qui le fuyait, puis, la joignant, y attacha la sienne. Alors, affolée par un désir formidable, elle lui rendit son baiser en l’étreignant sur sa poitrine, et toute sa résistance tomba comme écrasée par un poids trop lourd.

Tout était calme aux environs. L’oiseau se remit à chanter. Il jeta d’abord trois notes pénétrantes qui semblaient un appel d’amour, puis, après un silence d’un moment, il commença d’une voix affaiblie des modulations très lentes.

Une brise molle glissa, soulevant un murmure de feuilles, et dans la profondeur des branches passaient deux soupirs ardents qui se mêlaient au chant du rossignol et au souffle léger du bois.

Une ivresse envahissait l’oiseau, et sa voix, s’accélérant peu à peu comme un incendie qui s’allume ou une passion qui grandit, semblait accompagner sous l’arbre un crépitement de baisers. Puis le délire de son gosier se déchaînait éperdument. Il avait des pâmoisons prolongées sur un trait, de grands spasmes mélodieux.

Quelquefois il se reposait un peu, filant seulement deux ou trois sons légers qu’il terminait soudain par une note suraiguë. Ou bien il partait d’une course affolée, avec des jaillissements de gammes, des frémissements, des saccades, comme un chant d’amour furieux, suivi par des cris de triomphe.

Mais il se tut, écoutant sous lui un gémissement tellement profond qu’on l’eût pris pour l’adieu d’une âme. Le bruit s’en prolongea quelque temps et s’acheva dans un sanglot.

Ils étaient bien pâles, tous les deux, en quittant leur lit de verdure. Le ciel bleu leur paraissait obscurci ; l’ardent soleil était éteint pour leurs yeux ; ils s’apercevaient de la solitude et du silence. Ils marchaient rapidement l’un près de l’autre, sans se parler, sans se toucher, car ils semblaient devenus ennemis irréconciliables, comme si un dégoût se fût élevé entre leurs corps, une haine entre leurs esprits.

De temps à autre, Henriette criait : « Maman ! »

Un tumulte se fit sous un buisson. Henri crut voir une jupe blanche qu’on rabattait vite sur un gros mollet ; et l’énorme dame apparut, un peu confuse et plus rouge encore, l’œil très brillant et la poitrine orageuse, trop près peut-être de son voisin. Celui-ci devait avoir vu des choses bien drôles, car sa figure était sillonnée de rires subits qui la traversaient malgré lui.

Mme Dufour prit son bras d’un air tendre, et l’on regagna les bateaux. Henri, qui marchait devant, toujours muet à côté de la jeune fille, crut distinguer tout à coup comme un gros baiser qu’on étouffait.

Enfin l’on revint à Bezons.

M. Dufour, dégrisé, s’impatientait. Le jeune homme aux cheveux jaunes mangeait un morceau avant de quitter l’auberge. La voiture était attelée dans la cour, et la grand-mère, déjà montée, se désolait parce qu’elle avait peur d’être prise par la nuit dans la plaine, les environs de Paris n’étant pas sûrs.

On se donna des poignées de main, et la famille Dufour s’en alla. « Au revoir ! » criaient les canotiers. Un soupir et une larme leur répondirent.

Deux mois après, comme il passait rue des Martyrs, Henri lut sur une porte : Dufour, quincaillier.

Il entra.

La grosse dame s’arrondissait au comptoir. On se reconnut aussitôt, et, après mille politesses, il demanda des nouvelles. « Et Mlle Henriette, comment va-t-elle ?

— Très bien, merci, elle est mariée.

— Ah !… »

Une émotion l’étreignit ; il ajouta : « Et… avec qui ?

— Mais avec le jeune homme qui nous accompagnait, vous savez bien ; c’est lui qui prend la suite.

— Oh ! parfaitement. »

Il s’en allait fort triste, sans trop savoir pourquoi. Mme Dufour le rappela.

« Et votre ami ? dit-elle timidement.

— Mais il va bien.

— Faites-lui nos compliments, n’est-ce pas ; et quand il passera, dites-lui donc de venir nous voir… »

Elle rougit fort, puis ajouta : « Ça me fera bien plaisir ; dites-lui.

— Je n’y manquerai pas. Adieu !

— Non… à bientôt ! »

L’année suivante, un dimanche qu’il faisait très chaud, tous les détails de cette aventure, que Henri n’avait jamais oubliée, lui revinrent subitement, si nets et si désirables, qu’il retourna tout seul à leur chambre dans le bois.

Il fut stupéfait en entrant. Elle était là, assise sur l’herbe, l’air triste, tandis qu’à son côté, toujours en manches de chemise, son mari, le jeune homme aux cheveux jaunes, dormait consciencieusement comme une brute.

Elle devint si pâle en voyant Henri qu’il crut qu’elle allait défaillir. Puis ils se mirent à causer naturellement, de même que si rien ne se fût passé entre eux.

Mais comme il lui racontait qu’il aimait beaucoup cet endroit et qu’il y venait souvent se reposer, le dimanche, en songeant à bien des souvenirs, elle le regarda longuement dans les yeux.

« Moi, j’y pense tous les soirs, dit-elle.

— Allons, ma bonne, reprit en bâillant son mari, je crois qu’il est temps de nous en aller. »


<t Maison Tellier (La)>

La Maison Tellier

I

On allait là, chaque soir, vers onze heures, comme au café, simplement.

Ils s’y retrouvaient à six ou huit, toujours les mêmes, non pas des noceurs, mais des hommes honorables, des commerçants, des jeunes gens de la ville ; et l’on prenait sa chartreuse en lutinant quelque peu les filles, ou bien on causait sérieusement avec Madame, que tout le monde respectait.

Puis on rentrait se coucher avant minuit. Les jeunes gens quelquefois restaient.

La maison était familiale, toute petite, peinte en jaune, à l’encoignure d’une rue derrière l’église Saint-Étienne ; et, par les fenêtres, on apercevait le bassin plein de navires qu’on déchargeait, le grand marais salant appelé « la Retenue » et, derrière, la côte de la Vierge avec sa vieille chapelle toute grise.

Madame, issue d’une bonne famille de paysans du département de l’Eure, avait accepté cette profession absolument comme elle serait devenue modiste ou lingère. Le préjugé du déshonneur attaché à la prostitution, si violent et si vivace dans les villes, n’existe pas dans la campagne normande. Le paysan dit : « C’est un bon métier » ; — et il envoie son enfant tenir un harem de filles comme il l’enverrait diriger un pensionnat de demoiselles.

Cette maison, du reste, était venue par héritage d’un vieil oncle qui la possédait. Monsieur et Madame, autrefois aubergistes près d’Yvetot, avaient immédiatement liquidé, jugeant l’affaire de Fécamp plus avantageuse pour eux ; et ils étaient arrivés un beau matin prendre la direction de l’entreprise qui périclitait en l’absence des patrons.

C’étaient de braves gens qui se firent aimer tout de suite de leur personnel et des voisins.

Monsieur mourut d’un coup de sang deux ans plus tard. Sa nouvelle profession l’entretenant dans la mollesse et l’immobilité, il était devenu très gros, et la santé l’avait étouffé.

Madame, depuis son veuvage, était vainement désirée par tous les habitués de l’établissement ; mais on la disait absolument sage, et ses pensionnaires elles-mêmes n’étaient parvenues à rien découvrir.

Elle était grande, charnue, avenante. Son teint, pâli dans l’obscurité de ce logis toujours clos, luisait, comme sous un vernis gras. Une mince garniture de cheveux follets, faux et frisés, entourait son front, et lui donnait un aspect juvénile qui jurait avec la maturité de ses formes. Invariablement gaie et la figure ouverte, elle plaisantait volontiers, avec une nuance de retenue que ses occupations nouvelles n’avaient pas encore pu lui faire perdre. Les gros mots la choquaient toujours un peu ; et quand un garçon mal élevé appelait de son nom propre l’établissement qu’elle dirigeait, elle se fâchait, révoltée. Enfin elle avait l’âme délicate, et bien que traitant ses femmes en amies, elle répétait volontiers qu’elles « n’étaient point du même panier ».

Parfois, durant la semaine, elle partait en voiture de louage avec une fraction de sa troupe ; et l’on allait folâtrer sur l’herbe au bord de la petite rivière qui coule dans les fonds de Valmont. C’étaient alors des parties de pensionnaires échappées, des courses folles, des jeux enfantins, toute une joie de recluses grisées par le grand air. On mangeait de la charcuterie sur le gazon en buvant du cidre, et l’on rentrait à la nuit tombante avec une fatigue délicieuse, un attendrissement doux ; et dans la voiture on embrassait Madame comme une mère très bonne, pleine de mansuétude et de complaisance.

La maison avait deux entrées. À l’encoignure, une sorte de café borgne s’ouvrait, le soir, aux gens du peuple et aux matelots. Deux des personnes chargées du commerce spécial du lieu étaient particulièrement destinées aux besoins de cette partie de la clientèle. Elles servaient, avec l’aide du garçon, nommé Frédéric, un petit blond imberbe et fort comme un bœuf, les chopines de vin et les canettes sur les tables de marbre branlantes, et, les bras jetés au cou des buveurs, assises en travers de leurs jambes, elles poussaient à la consommation.

Les trois autres dames (elles n’étaient que cinq) formaient une sorte d’aristocratie, et demeuraient réservées à la compagnie du premier, à moins pourtant qu’on n’eût besoin d’elles en bas et que le premier fût vide.

Le salon de Jupiter, où se réunissaient les bourgeois de l’endroit, était tapissé de papier bleu et agrémenté d’un grand dessin représentant Léda étendue sous un cygne. On parvenait dans ce lieu au moyen d’un escalier tournant terminé par une porte étroite, humble d’apparence, donnant sur la rue, et au-dessus de laquelle brillait toute la nuit, derrière un treillage, une petite lanterne comme celle qu’on allume encore en certaines villes aux pieds des madones encastrées dans les murs.

Le bâtiment, humide et vieux, sentait légèrement le moisi. Par moments, un souffle d’eau de Cologne passait dans les couloirs, ou bien une porte entrouverte en bas faisait éclater dans toute la demeure, comme une explosion de tonnerre, les cris populaciers des hommes attablés au rez-de-chaussée, et mettait sur la figure des messieurs du premier une moue inquiète et dégoûtée.

Madame, familière avec les clients ses amis, ne quittait point le salon, et s’intéressait aux rumeurs de la ville qui lui parvenaient par eux. Sa conversation grave faisait diversion aux propos sans suite des trois femmes ; elle était comme un repos dans le badinage polisson des particuliers ventrus qui se livraient chaque soir à cette débauche honnête et médiocre de boire un verre de liqueur en compagnie de filles publiques.

Les trois dames du premier s’appelaient Fernande, Raphaële et Rosa la Rosse.

Le personnel étant restreint, on avait tâché que chacune d’elles fût comme un échantillon, un résumé de type féminin, afin que tout consommateur pût trouver là, à peu près du moins, la réalisation de son idéal.

Fernande représentait la belle blonde, très grande, presque obèse, molle, fille des champs dont les taches de rousseur se refusaient à disparaître, et dont la chevelure filasse, écourtée, claire et sans couleur, pareille à du chanvre peigné, lui couvrait insuffisamment le crâne.

Raphaële, une Marseillaise, roulure des ports de mer, jouait le rôle indispensable de la belle Juive, maigre, avec des pommettes saillantes plâtrées de rouge. Ses cheveux noirs, lustrés à la moelle de bœuf, formaient des crochets sur ses tempes. Ses yeux eussent paru beaux si le droit n’avait été marqué d’une taie. Son nez arqué tombait sur une mâchoire accentuée où deux dents neuves, en haut, faisaient tache à côté de celles du bas qui avaient pris en vieillissant une teinte foncée comme les bois anciens.

Rosa la Rosse, une petite boule de chair tout en ventre avec des jambes minuscules, chantait du matin au soir, d’une voix éraillée, des couplets alternativement grivois ou sentimentaux, racontait des histoires interminables et insignifiantes, ne cessait de parler que pour manger et de manger que pour parler, remuait toujours, souple comme un écureuil malgré sa graisse et l’exiguïté de ses pattes ; et son rire, une cascade de cris aigus, éclatait sans cesse, de-ci, de-là, dans une chambre, au grenier, dans le café, partout, à propos de rien.

Les deux femmes du rez-de-chaussée, Louise, surnommée Cocote, et Flora, dite Balançoire parce qu’elle boitait un peu, l’une toujours en Liberté avec une ceinture tricolore, l’autre en Espagnole de fantaisie avec des sequins de cuivre qui dansaient dans ses cheveux carotte à chacun de ses pas inégaux, avaient l’air de filles de cuisine habillées pour un carnaval. Pareilles à toutes les femmes du peuple, ni plus laides, ni plus belles, vraies servantes d’auberge, on les désignait dans le port sous le sobriquet des deux Pompes.

Une paix jalouse, mais rarement troublée, régnait entre ces cinq femmes, grâce à la sagesse conciliante de Madame et à son intarissable bonne humeur.

L’établissement, unique dans la petite ville, était assidûment fréquenté. Madame avait su lui donner une tenue si comme il faut ; elle se montrait si aimable, si prévenante envers tout le monde ; son bon cœur était si connu, qu’une sorte de considération l’entourait. Les habitués faisaient des frais pour elle, triomphaient quand elle leur témoignait une amitié plus marquée ; et lorsqu’ils se rencontraient dans le jour pour leurs affaires, ils se disaient : « À ce soir, où vous savez », comme on se dit : « Au café, n’est-ce pas ? après dîner. »

Enfin la maison Tellier était une ressource, et rarement quelqu’un manquait au rendez-vous quotidien.

Or, un soir, vers la fin du mois de mai, le premier arrivé, M. Poulin, marchand de bois et ancien maire, trouva la porte close. La petite lanterne, derrière son treillage, ne brillait point ; aucun bruit ne sortait du logis, qui semblait mort. Il frappa, doucement d’abord, avec plus de force ensuite ; personne ne répondit. Alors il remonta la rue à petits pas, et, comme il arrivait sur la place du Marché, il rencontra M. Duvert, l’armateur, qui se rendait au même endroit. Ils y retournèrent ensemble sans plus de succès. Mais un grand bruit éclata soudain tout près d’eux, et, ayant tourné la maison, ils aperçurent un rassemblement de matelots anglais et français qui heurtaient à coups de poings les volets fermés du café.

Les deux bourgeois aussitôt s’enfuirent pour n’être pas compromis ; mais un léger « pss’t » les arrêta : c’était M. Tournevau, le saleur de poisson, qui, les ayant reconnus, les hélait. Ils lui dirent la chose, dont il fut d’autant plus affecté que lui, marié, père de famille et fort surveillé, ne venait là que le samedi, « securitatis causa » disait-il, faisant allusion à une mesure de police sanitaire dont le docteur Borde, son ami, lui avait révélé les périodiques retours. C’était justement son soir et il allait se trouver ainsi privé pour toute la semaine.

Les trois hommes firent un grand crochet jusqu’au quai, trouvèrent en route le jeune M. Philippe, fils du banquier, un habitué, et M. Pimpesse, le percepteur. Tous ensemble revinrent alors par la rue « aux Juifs » pour essayer une dernière tentative. Mais les matelots exaspérés faisaient le siège de la maison, jetaient des pierres, hurlaient ; et les cinq clients du premier étage, rebroussant chemin le plus vite possible, se mirent à errer par les rues.

Ils rencontrèrent encore M. Dupuis, l’agent d’assurances, puis M. Vasse, le juge au tribunal de commerce ; et une longue promenade commença qui les conduisit à la jetée d’abord. Ils s’assirent en ligne sur le parapet de granit et regardèrent moutonner les flots. L’écume, sur la crête des vagues, faisait dans l’ombre des blancheurs lumineuses, éteintes presque aussitôt qu’apparues, et le bruit monotone de la mer brisant contre les rochers se prolongeait dans la nuit tout le long de la falaise. Lorsque les tristes promeneurs furent restés là quelque temps, M. Tournevau déclara : « Ça n’est pas gai. — Non certes », reprit M. Pimpesse ; et ils repartirent à petits pas.

Après avoir longé la rue que domine la côte et qu’on appelle : « Sous-le-bois », ils revinrent par le pont de planches sur la Retenue, passèrent près du chemin de fer et débouchèrent de nouveau place du Marché, où une querelle commença tout à coup entre le percepteur, M. Pimpesse, et le saleur, M. Tournevau, à propos d’un champignon comestible que l’un d’eux affirmait avoir trouvé dans les environs.

Les esprits étant aigris par l’ennui, on en serait peut-être venu aux voies de fait si les autres ne s’étaient interposés. M. Pimpesse, furieux, se retira ; et aussitôt une nouvelle altercation s’éleva entre l’ancien maire, M. Poulin, et l’agent d’assurances, M. Dupuis, au sujet des appointements du percepteur et des bénéfices qu’il pouvait se créer. Les propos injurieux pleuvaient des deux côtés, quand une tempête de cris formidables se déchaîna, et la troupe des matelots, fatigués d’attendre en vain devant une maison fermée, déboucha sur la place. Ils se tenaient par le bras, deux par deux, formant une longue procession, et ils vociféraient furieusement. Le groupe des bourgeois se dissimula sous une porte, et la horde hurlante disparut dans la direction de l’abbaye. Longtemps encore on entendit la clameur diminuant comme un orage qui s’éloigne ; et le silence se rétablit.

M. Poulin et M. Dupuis, enragés l’un contre l’autre, partirent, chacun de son côté, sans se saluer.

Les quatre autres se remirent en marche, et redescendirent instinctivement vers l’établissement Tellier. Il était toujours clos, muet, impénétrable. Un ivrogne, tranquille et obstiné, tapait des petits coups dans la devanture du café, puis s’arrêtait pour appeler à mi-voix le garçon Frédéric. Voyant qu’on ne lui répondait point, il prit le parti de s’asseoir sur la marche de la porte et d’attendre les événements.

Les bourgeois allaient se retirer quand la bande tumultueuse des hommes du port reparut au bout de la rue. Les matelots français braillaient la Marseillaise, les anglais le Rule Britannia. Il y eut un ruement général contre les murs, puis le flot de brutes reprit son cours vers le quai, où une bataille éclata entre les marins des deux nations. Dans la rixe, un Anglais eut le bras cassé, et un Français le nez fendu.

L’ivrogne, qui était resté devant la porte, pleurait maintenant comme pleurent les pochards ou les enfants contrariés.

Les bourgeois, enfin, se dispersèrent.

Peu à peu le calme revint sur la cité troublée. De place en place, encore par instant, un bruit de voix s’élevait, puis s’éteignait dans le lointain.

Seul, un homme errait toujours, M. Tournevau, le saleur, désolé d’attendre au prochain samedi ; et il espérait on ne sait quel hasard, ne comprenant pas, s’exaspérant que la police laissât fermer ainsi un établissement d’utilité publique qu’elle surveille et tient sous sa garde.

Il y retourna, flairant les murs, cherchant la raison ; et il s’aperçut que sur l’auvent une pancarte était collée. Il alluma bien vite une allumette-bougie, et lut ces mots tracés d’une grande écriture inégale : « Fermé pour cause de première communion ».

Alors il s’éloigna, comprenant bien que c’était fini.

L’ivrogne maintenant dormait, étendu tout de son long en travers de la porte inhospitalière.

Et le lendemain, tous les habitués, l’un après l’autre, trouvèrent moyen de passer dans la rue avec des papiers sous le bras pour se donner une contenance ; et, d’un coup d’œil furtif, chacun lisait l’avertissement mystérieux : « Fermé pour cause de première communion. »


II

C’est que Madame avait un frère établi menuisier en leur pays natal, Virville, dans l’Eure. Du temps que Madame était encore aubergiste à Yvetot, elle avait tenu sur les fonts baptismaux la fille de ce frère qu’elle nomma Constance, Constance Rivet ; étant elle-même une Rivet par son père. Le menuisier, qui savait sa sœur en bonne position, ne la perdait pas de vue, bien qu’ils ne se rencontrassent pas souvent, retenus tous les deux par leurs occupations et habitant du reste loin l’un de l’autre. Mais comme la fillette allait avoir douze ans, et faisait, cette année-là, sa première communion, il saisit cette occasion d’un rapprochement, il écrivit à sa sœur qu’il comptait sur elle pour la cérémonie. Les vieux parents étaient morts, elle ne pouvait refuser à sa filleule ; elle accepta. Son frère, qui s’appelait Joseph, espérait qu’à force de prévenances il arriverait peut-être à obtenir qu’on fît un testament en faveur de la petite, Madame étant sans enfants.

La profession de sa sœur ne gênait nullement ses scrupules, et, du reste, personne dans le pays ne savait rien. On disait seulement en parlant d’elle : « Mme Tellier est une bourgeoise de Fécamp », ce qui laissait supposer qu’elle pouvait vivre de ses rentes. De Fécamp à Virville on comptait au moins vingt lieues ; et vingt lieues de terre pour des paysans sont plus difficiles à franchir que l’Océan pour un civilisé. Les gens de Virville n’avaient jamais dépassé Rouen ; rien n’attirait ceux de Fécamp dans un petit village de cinq cents feux, perdu au milieu des plaines et faisant partie d’un autre département. Enfin on ne savait rien.

Mais, l’époque de la communion approchant, Madame éprouva un grand embarras. Elle n’avait point de sous-maîtresse, et ne se souciait nullement de laisser sa maison, même pendant un jour. Toutes les rivalités entre les dames d’en haut et celles d’en bas éclateraient infailliblement ; puis Frédéric se griserait sans doute, et quand il était gris, il assommait les gens pour un oui ou pour un non. Enfin elle se décida à emmener tout son monde, sauf le garçon à qui elle donna sa liberté jusqu’au surlendemain.

Le frère consulté ne fit aucune opposition, et se chargea de loger la compagnie entière pour une nuit. Donc, le samedi matin, le train express de huit heures emportait Madame et ses compagnes dans un wagon de seconde classe.

Jusqu’à Beuzeville elles furent seules et jacassèrent comme des pies. Mais à cette gare un couple monta. L’homme, vieux paysan vêtu d’une blouse bleue, avec un col plissé, des manches larges serrées aux poignets et ornées d’une petite broderie blanche, couvert d’un antique chapeau de forme haute dont le poil roussi semblait hérissé, tenait d’une main un immense parapluie vert, et de l’autre un vaste panier qui laissait passer les têtes effarées de trois canards. La femme, raide en sa toilette rustique, avait une physionomie de poule avec un nez pointu comme un bec. Elle s’assit en face de son homme et demeura sans bouger, saisie de se trouver au milieu d’une aussi belle société.

Et c’était, en effet, dans le wagon un éblouissement de couleurs éclatantes. Madame, tout en bleu, en soie bleue des pieds à la tête, portait là-dessus un châle de faux cachemire français, rouge, aveuglant, fulgurant. Fernande soufflait dans une robe écossaise dont le corsage, lacé à toute force par ses compagnes, soulevait sa croulante poitrine en un double dôme toujours agité qui semblait liquide sous l’étoffe.

Raphaële, avec une coiffure emplumée simulant un nid plein d’oiseaux, portait une toilette lilas, pailletée d’or, quelque chose d’oriental qui seyait à sa physionomie de Juive. Rosa la Rosse, en jupe rose à larges volants, avait l’air d’une enfant trop grasse, d’une naine obèse ; et les deux Pompes semblaient s’être taillé des accoutrements étranges au milieu de vieux rideaux de fenêtre, ces vieux rideaux à ramages datant de la Restauration.

Sitôt qu’elles ne furent plus seules dans le compartiment, ces dames prirent une contenance grave, et se mirent à parler de choses relevées pour donner bonne opinion d’elles. Mais à Bolbec apparut un monsieur à favoris blonds, avec des bagues et une chaîne en or, qui mit dans le filet sur sa tête plusieurs paquets enveloppés de toile cirée. Il avait un air farceur et bon enfant. Il salua, sourit et demanda avec aisance : « Ces dames changent de garnison ? » Cette question jeta dans le groupe une confusion embarrassée. Madame enfin reprit contenance, et elle répondit sèchement, pour venger l’honneur du corps : « Vous pourriez bien être poli ! » Il s’excusa : « Pardon, je voulais dire de monastère. » Madame, ne trouvant rien à répliquer, ou jugeant peut-être la rectification suffisante, fit un salut digne en pinçant les lèvres.

Alors le monsieur, qui se trouvait assis entre Rosa la Rosse et le vieux paysan, se mit à cligner de l’œil aux trois canards dont les têtes sortaient du grand panier ; puis, quand il sentit qu’il captivait déjà son public, il commença à chatouiller ces animaux sous le bec, en leur tenant des discours drôles pour dérider la société : « Nous avons quitté notre petite ma-mare ! couen ! couen ! couen ! — pour faire connaissance avec la petite bro-broche, — couen ! couen ! couen ! » Les malheureuses bêtes tournaient le cou afin d’éviter ses caresses, faisaient des efforts affreux pour sortir de leur prison d’osier, puis soudain toutes trois ensemble poussèrent un lamentable cri de détresse : « Couen ! couen ! couen ! couen ! » Alors ce fut une explosion de rires parmi les femmes. Elles se penchaient, elles se poussaient pour voir ; on s’intéressait follement aux canards ; et le monsieur redoublait de grâce, d’esprit et d’agaceries.

Rosa s’en mêla, et, se penchant par-dessus les jambes de son voisin, elle embrassa les trois bêtes sur le nez. Aussitôt chaque femme voulut les baiser à son tour ; et le monsieur asseyait ces dames sur ses genoux, les faisait sauter, les pinçait ; tout à coup il les tutoya.

Les deux paysans, plus affolés encore que leurs volailles, roulaient des yeux de possédés sans oser faire un mouvement, et leurs vieilles figures plissées n’avaient pas un sourire, pas un tressaillement.

Alors le monsieur, qui était commis voyageur, offrit par farce des bretelles à ces dames, et, s’emparant d’un de ses paquets, il l’ouvrit. C’était une ruse, le paquet contenait des jarretières.

Il y en avait en soie bleue, en soie rose, en soie rouge, en soie violette, en soie mauve, en soie ponceau, avec des boucles de métal formées par deux amours enlacés et dorés. Les filles poussèrent des cris de joie, puis examinèrent les échantillons, reprises par la gravité naturelle à toute femme qui tripote un objet de toilette. Elles se consultaient de l’œil ou d’un mot chuchoté, se répondaient de même, et Madame maniait avec envie une paire de jarretières orangées, plus larges, plus imposantes que les autres : de vraies jarretières de patronne.

Le monsieur attendait, nourrissant une idée : « Allons, mes petites chattes, dit-il, il faut les essayer. » Ce fut une tempête d’exclamations ; et elles serraient leurs jupes entre leurs jambes comme si elles eussent craint des violences. Lui, tranquille, attendait son heure. Il déclara : « Vous ne voulez pas, je remballe. » Puis finement : « J’offrirai une paire, au choix, à celles qui feront l’essai. » Mais elles ne voulaient pas, très dignes, la taille redressée. Les deux Pompes cependant semblaient si malheureuses qu’il leur renouvela la proposition. Flora Balançoire surtout, torturée de désir, hésitait visiblement. Il la pressa : « Vas-y, ma fille, un peu de courage ; tiens, la paire lilas, elle ira bien avec ta toilette. » Alors elle se décida, et, relevant sa robe, montra une forte jambe de vachère, mal serrée en un bas grossier. Le monsieur, se baissant, accrocha la jarretière sous le genou d’abord, puis au-dessus ; et il chatouillait doucement la fille pour lui faire pousser des petits cris avec de brusques tressaillements. Quand il eut fini, il donna la paire lilas et demanda : « À qui le tour ? » Toutes ensemble s’écrièrent : « À moi ! à moi ! » Il commença par Rosa la Rosse, qui découvrit une chose informe, toute ronde, sans cheville, un vrai « boudin de jambe », comme disait Raphaële. Fernande fut complimentée par le commis voyageur qu’enthousiasmèrent ses puissantes colonnes. Les maigres tibias de la belle Juive eurent moins de succès. Louise Cocote, par plaisanterie, coiffa le monsieur de sa jupe ; et Madame fut obligée d’intervenir pour arrêter cette farce inconvenante. Enfin Madame elle-même tendit sa jambe, une belle jambe normande, grasse et musclée ; et le voyageur, surpris et ravi, ôta galamment son chapeau pour saluer ce maître mollet en vrai chevalier français.

Les deux paysans, figés dans l’ahurissement, regardaient de côté, d’un seul œil ; et ils ressemblaient si absolument à des poulets que l’homme aux favoris blonds, en se relevant, leur fit dans le nez « Co-co-ri-co ». Ce qui déchaîna de nouveau un ouragan de gaieté.

Les vieux descendirent à Motteville, avec leur panier, leurs canards et leur parapluie ; et l’on entendit la femme dire à son homme en s’éloignant : « C’est des traînées qui s’en vont encore à ce satané Paris. »

Le plaisant commis porte-balle descendit lui-même à Rouen, après s’être montré si grossier que Madame se vit obligée de le remettre vertement à sa place. Elle ajouta, comme morale : « Ça nous apprendra à causer au premier venu. »

À Oissel, elles changèrent de train, et trouvèrent à une gare suivante M. Joseph Rivet qui les attendait avec une grande charrette pleine de chaises et attelée d’un cheval blanc.

Le menuisier embrassa poliment toutes ces dames et les aida à monter dans sa carriole. Trois s’assirent sur trois chaises au fond ; Raphaële, Madame et son frère, sur les trois chaises de devant, et Rosa, n’ayant point de siège, se plaça tant bien que mal sur les genoux de la grande Fernande ; puis l’équipage se mit en route. Mais, aussitôt, le trot saccadé du bidet secoua si terriblement la voiture que les chaises commencèrent à danser, jetant les voyageuses en l’air, à droite, à gauche, avec des mouvements de pantins, des grimaces effarées, des cris d’effroi, coupés soudain par une secousse plus forte. Elles se cramponnaient aux côtés du véhicule ; les chapeaux tombaient dans le dos, sur le nez ou vers l’épaule ; et le cheval blanc allait toujours, allongeant la tête, et la queue droite, une petite queue de rat sans poil dont il se battait les fesses de temps en temps. Joseph Rivet, un pied tendu sur le brancard, l’autre jambe repliée sous lui, les coudes très élevés, tenait les rênes, et de sa gorge s’échappait à tout instant une sorte de gloussement qui, faisant dresser les oreilles au bidet, accélérait son allure.

Des deux côtés de la route la campagne verte se déroulait. Les colzas en fleur mettaient de place en place une grande nappe jaune ondulante d’où s’élevait une saine et puissante odeur, une odeur pénétrante et douce, portée très loin par le vent. Dans les seigles déjà grands des bluets montraient leurs petites têtes azurées que les femmes voulaient cueillir, mais M. Rivet refusa d’arrêter. Puis parfois, un champ tout entier semblait arrosé de sang tant les coquelicots l’avaient envahi. Et au milieu de ces plaines colorées ainsi par les fleurs de la terre, la carriole, qui paraissait porter elle-même un bouquet de fleurs aux teintes plus ardentes, passait au trot du cheval blanc, disparaissait derrière les grands arbres d’une ferme, pour reparaître au bout du feuillage et promener de nouveau à travers les récoltes jaunes et vertes, piquées de rouge ou de bleu, cette éclatante charretée de femmes qui fuyait sous le soleil.

Une heure sonnait quand on arriva devant la porte du menuisier.

Elles étaient brisées de fatigue et pâles de faim, n’ayant rien pris depuis le départ. Mme Rivet se précipita, les fit descendre l’une après l’autre, les embrassant aussitôt qu’elles touchaient terre ; et elle ne se lassait point de bécoter sa belle-sœur, qu’elle désirait accaparer. On mangea dans l’atelier débarrassé des établis pour le dîner du lendemain.

Une bonne omelette que suivit une andouille grillée, arrosée de bon cidre piquant, rendit la gaieté à tout le monde. Rivet, pour trinquer, avait pris un verre, et sa femme servait, faisait la cuisine, apportait les plats, les enlevait, murmurant à l’oreille de chacune : « En avez-vous à votre désir ? » Des tas de planches dressées contre les murs et des empilements de copeaux balayés dans les coins répandaient un parfum de bois varlopé, une odeur de menuiserie, ce souffle résineux qui pénètre au fond des poumons.

On réclama la petite, mais elle était à l’église, ne devant rentrer que le soir.

La compagnie alors sortit pour faire un tour dans le pays.

C’était un tout petit village que traversait une grand-route. Une dizaine de maisons rangées le long de cette voie unique abritaient les commerçants de l’endroit, le boucher, l’épicier, le menuisier, le cafetier, le savetier et le boulanger. L’église, au bout de cette sorte de rue, était entourée d’un étroit cimetière ; et quatre tilleuls démesurés, plantés devant son portail, l’ombrageaient tout entière. Elle était bâtie en silex taillé, sans style aucun, et coiffée d’un clocher d’ardoise. Après elle la campagne recommençait, coupée çà et là de bouquets d’arbres cachant les fermes.

Rivet, par cérémonie, et bien qu’en vêtements d’ouvrier, avait pris le bras de sa sœur qu’il promenait avec majesté. Sa femme, toute émue par la robe à filets d’or de Raphaële, s’était placée entre elle et Fernande. La boulotte Rosa trottait derrière avec Louise Cocote et Flora Balançoire, qui boitaillait, exténuée.

Les habitants venaient aux portes, les enfants arrêtaient leurs jeux, un rideau soulevé laissait entrevoir une tête coiffée d’un bonnet d’indienne ; une vieille à béquille et presque aveugle se signa comme devant une procession ; et chacun suivait longtemps du regard toutes les belles dames de la ville qui étaient venues de si loin pour la première communion de la petite à Joseph Rivet. Une immense considération rejaillissait sur le menuisier.

En passant devant l’église, elles entendirent des chants d’enfants : un cantique crié vers le ciel par des petites voix aiguës ; mais Madame empêcha qu’on entrât, pour ne point troubler ces chérubins.

Après un détour dans la campagne, et l’énumération des principales propriétés, du rendement de la terre et de la production du bétail, Joseph Rivet ramena son troupeau de femmes et l’installa dans son logis.

La place étant fort restreinte, on les avait réparties deux par deux dans les pièces.

Rivet, pour cette fois, dormirait dans l’atelier, sur les copeaux ; sa femme partagerait son lit avec sa belle-sœur, et, dans la chambre à côté, Fernande et Raphaële reposeraient ensemble. Louise et Flora se trouvaient installées dans la cuisine sur un matelas jeté par terre ; et Rosa occupait seule un petit cabinet noir au-dessus de l’escalier, contre l’entrée d’une soupente étroite où coucherait, cette nuit-là, la communiante.

Lorsque rentra la petite fille, ce fut sur elle une pluie de baisers ; toutes les femmes la voulaient caresser, avec ce besoin d’expansion tendre, cette habitude professionnelle de chatteries, qui, dans le wagon, les avait fait toutes embrasser les canards. Chacune l’assit sur ses genoux, mania ses fins cheveux blonds, la serra dans ses bras en des élans d’affection véhémente et spontanée. L’enfant bien sage, toute pénétrée de piété, comme fermée par l’absolution, se laissait faire, patiente et recueillie.

La journée ayant été pénible pour tout le monde, on se coucha bien vite après dîner. Ce silence illimité des champs qui semble presque religieux enveloppait le petit village, un silence tranquille, pénétrant, et large jusqu’aux astres. Les filles, accoutumées aux soirées tumultueuses du logis public, se sentaient émues par ce muet repos de la campagne endormie. Elles avaient des frissons sur la peau, non de froid, mais des frissons de solitude venus du cœur inquiet et troublé.

Sitôt qu’elles furent en leur lit, deux par deux, elles s’étreignirent comme pour se défendre contre cet envahissement du calme et profond sommeil de la terre. Mais Rosa la Rosse, seule en son cabinet noir, et peu habituée à dormir les bras vides, se sentit saisie par une émotion vague et pénible. Elle se retournait sur sa couche, ne pouvant obtenir le sommeil, quand elle entendit, derrière la cloison de bois contre sa tête, de faibles sanglots comme ceux d’un enfant qui pleure. Effrayée, elle appela faiblement, et une petite voix entrecoupée lui répondit. C’était la fillette qui, couchant toujours dans la chambre de sa mère, avait peur en sa soupente étroite.

Rosa, ravie, se leva, et doucement, pour ne réveiller personne, alla chercher l’enfant. Elle l’amena dans son lit bien chaud, la pressa contre sa poitrine en l’embrassant, la dorlota, l’enveloppa de sa tendresse aux manifestations exagérées, puis, calmée elle-même, s’endormit. Et jusqu’au jour la communiante reposa son front sur le sein nu de la prostituée.

Dès cinq heures, à l’Angelus, la petite cloche de l’église sonnant à toute volée réveilla ces dames qui dormaient ordinairement leur matinée entière, seul repos des fatigues nocturnes. Les paysans dans le village étaient déjà debout. Les femmes du pays allaient affairées de porte en porte, causant vivement, apportant avec précaution de courtes robes de mousseline empesées comme du carton, ou des cierges démesurés, avec un nœud de soie frangée d’or au milieu, et des découpures de cire indiquant la place de la main. Le soleil déjà haut rayonné dans un ciel tout bleu qui gardait vers l’horizon une teinte un peu rosée, comme une trace affaiblie de l’aurore. Des familles de poules se promenaient devant leurs maisons ; et, de place en place, un coq noir au cou luisant levait sa tête coiffée de pourpre, battait des ailes, et jetait au vent son chant de cuivre que répètent les autres coqs.

Des carrioles arrivaient des communes voisines, déchargeant au seuil des portes les hautes Normandes en robes sombres, au fichu croisé sur la poitrine et retenu par un bijou d’argent séculaire. Les hommes avaient passé la blouse bleue sur la redingote neuve ou sur le vieil habit de drap vert dont les deux basques passaient.

Quand les chevaux furent à l’écurie, il y eut ainsi tout le long de la grande route une double ligne de guimbardes rustiques, charrettes, cabriolets, tilburys, chars à bancs, voitures de toute forme et de tout âge, penchées sur le nez ou bien cul par terre et les brancards au ciel.

La maison du menuisier était pleine d’une activité de ruche. Ces dames, en caraco et en jupon, les cheveux répandus sur le dos, des cheveux maigres et courts qu’on aurait dits ternis et rongés par l’usage, s’occupaient à habiller l’enfant.

La petite, debout sur une table, ne remuait pas, tandis que Mme Tellier dirigeait les mouvements de son bataillon volant. On la débarbouilla, on la peigna, on la coiffa, on la vêtit, et, à l’aide d’une multitude d’épingles, on disposa les plis de la robe, on pinça la taille trop large, on organisa l’élégance de la toilette. Puis, quand ce fut terminé, on fit asseoir la patiente en lui recommandant de ne plus bouger ; et la troupe agitée des femmes courut se parer à son tour.

La petite église recommençait à sonner. Son tintement frêle de cloche pauvre montait se perdre à travers le ciel, comme une voix trop faible, vite noyée dans l’immensité bleue.

Les communiants sortaient des portes, allaient vers le bâtiment communal qui contenait les deux écoles et la mairie, et situé tout au bout du pays, tandis que la « maison de Dieu » occupait l’autre bout.

Les parents, en tenue de fête, avec une physionomie gauche et ces mouvements inhabiles des corps toujours courbés sur le travail, suivaient leurs mioches. Les petites filles disparaissaient dans un nuage de tulle neigeux semblable à de la crème fouettée, tandis que les petits hommes, pareils à des embryons de garçons de café, la tête encollée de pommade, marchaient les jambes écartées, pour ne point tacher leur culotte noire.

C’était une gloire pour une famille quand un grand nombre des parents, venus de loin, entouraient l’enfant : aussi le triomphe du menuisier fut-il complet. Le régiment Tellier, patronne en tête, suivait Constance ; et le père donnant le bras à sa sœur, la mère marchant à côté de Raphaële, Fernande avec Rosa, et les deux Pompes ensemble, la troupe se déployait majestueusement comme un état-major en grand uniforme.

L’effet dans le village fut foudroyant.

À l’école, les filles se rangèrent sous la cornette de la bonne sœur, les garçons sous le chapeau de l’instituteur, un bel homme qui représentait ; et l’on partit en attaquant un cantique.

Les enfants mâles en tête allongeaient leurs deux files entre les deux rangs de voitures dételées, les filles suivaient dans le même ordre ; et tous les habitants ayant cédé le pas aux dames de la ville par considération, elles arrivaient immédiatement après les petites, prolongeant encore la double ligne de la procession, trois à gauche et trois à droite, avec leurs toilettes éclatantes comme un bouquet de feu d’artifice.

Leur entrée dans l’église affola la population. On se pressait, on se retournait, on se poussait pour les voir. Et des dévotes parlaient presque haut, stupéfaites par le spectacle de ces dames plus chamarrées que les chasubles des chantres. Le maire offrit son banc, le premier banc à droite auprès du chœur, et Mme Tellier y prit place avec sa belle-sœur, Fernande et Raphaële. Rosa la Rosse et les deux Pompes occupèrent le second banc en compagnie du menuisier.

Le chœur de l’église était plein d’enfants à genoux, filles d’un côté, garçons de l’autre, et les longs cierges qu’ils tenaient en main semblaient des lances inclinées en tous sens.

Devant le lutrin, trois hommes debout chantaient d’une voix pleine. Ils prolongeaient indéfiniment les syllabes du latin sonore, éternisant les Amen avec des a-a indéfinis que le serpent soutenait de sa note monotone poussée sans fin, mugie par l’instrument de cuivre à large gueule. La voix pointue d’un enfant donnait la réplique, et, de temps en temps, un prêtre assis dans une stalle et coiffé d’une barrette carrée se levait, bredouillait quelque chose et s’asseyait de nouveau, tandis que les trois chantres repartaient, l’œil fixé sur le gros livre de plain-chant ouvert devant eux et porté par les ailes déployées d’un aigle de bois monté sur pivot.

Puis un silence se fit. Toute l’assistance, d’un seul mouvement, se mit à genoux, et l’officiant parut, vieux, vénérable, avec des cheveux blancs, incliné sur le calice qu’il portait de sa main gauche. Devant lui marchaient les deux servants en robe rouge, et, derrière, apparut une foule de chantres à gros souliers qui s’alignèrent des deux côtés du chœur.

Une petite clochette tinta au milieu du grand silence. L’office divin commençait. Le prêtre circulait lentement devant le tabernacle d’or, faisait des génuflexions, psalmodiait de sa voix cassée, chevrotante de vieillesse, les prières préparatoires. Aussitôt qu’il s’était tu, tous les chantres et le serpent éclataient d’un seul coup, et des hommes aussi chantaient dans l’église, d’une voix moins forte, plus humble, comme doivent chanter les assistants.

Soudain le Kyrie Eleison jaillit vers le ciel, poussé par toutes les poitrines et tous les cœurs. Des grains de poussière et des fragments de bois vermoulu tombèrent même de la voûte ancienne secouée par cette explosion de cris. Le soleil qui frappait sur les ardoises du toit faisait une fournaise de la petite église ; et une grande émotion, une attente anxieuse, les approches de l’ineffable mystère, étreignaient le cœur des enfants, serraient la gorge de leurs mères.

Le prêtre, qui s’était assis quelque temps, remonta vers l’autel, et, tête nue, couvert de ses cheveux d’argent, avec des gestes tremblants, il approchait de l’acte surnaturel.

Il se tourna vers les fidèles, et, les mains tendues vers eux, prononça : « Orate, fratres », « priez, mes frères ». Ils priaient tous. Le vieux curé balbutiait maintenant tout bas les paroles mystérieuses et suprêmes ; la clochette tintait coup sur coup ; la foule prosternée appelait Dieu ; les enfants défaillaient d’une anxiété démesurée.

C’est alors que Rosa, le front dans ses mains, se rappela tout à coup sa mère, l’église de son village, sa première communion. Elle se crut revenue à ce jour-là, quand elle était si petite, toute noyée en sa robe blanche, et elle se mit à pleurer. Elle pleura doucement d’abord : les larmes lentes sortaient de ses paupières, puis, avec ses souvenirs, son émotion grandit, et, le cou gonflé, la poitrine battante, elle sanglota. Elle avait tiré son mouchoir, s’essuyait les yeux, se tamponnait le nez et la bouche pour ne point crier : ce fut en vain ; une espèce de râle sortit de sa gorge, et deux autres soupirs profonds, déchirants, lui répondirent ; car ses deux voisines, abattues près d’elle, Louise et Flora, étreintes des mêmes souvenances lointaines, gémissaient aussi avec des torrents de larmes.

Mais comme les larmes sont contagieuses, Madame, à son tour, sentit bientôt ses paupières humides, et, se tournant vers sa belle-sœur, elle vit que tout son banc pleurait aussi.

Le prêtre engendrait le corps de Dieu. Les enfants n’avaient plus de pensée, jetés sur les dalles par une espèce de peur dévote, et, dans l’église, de place en place, une femme, une mère, une sœur, saisie par l’étrange sympathie des émotions poignantes, bouleversée aussi par ces belles dames à genoux que secouaient des frissons et des hoquets, trempait son mouchoir d’indienne à carreaux et, de la main gauche, pressait violemment son cœur bondissant.

Comme la flammèche qui jette le feu à travers un champ mûr, les larmes de Rosa et de ses compagnes gagnèrent en un instant toute la foule. Hommes, femmes, vieillards, jeunes gars en blouse neuve, tous bientôt sanglotèrent, et sur leur tête semblait planer quelque chose de surhumain, une âme épandue, le souffle prodigieux d’un être invisible et tout-puissant.

Alors, dans le chœur de l’église, un petit coup sec retentit : la bonne sœur, en frappant sur son livre, donnait le signal de la communion ; et les enfants, grelottant d’une fièvre divine, s’approchèrent de la table sainte.

Toute une file s’agenouillait. Le vieux curé, tenant en main le ciboire d’argent doré, passait devant eux, leur offrant, entre deux doigts, l’hostie sacrée, le corps du Christ, la rédemption du monde. Ils ouvraient la bouche avec des spasmes, des grimaces nerveuses, les yeux fermés, la face toute pâle ; et la longue nappe étendue sous leurs mentons frémissait comme de l’eau qui coule.

Soudain dans l’église une sorte de folie courut, une rumeur de foule en délire, une tempête de sanglots avec des cris étouffés. Cela passa comme ces coups de vent qui courbent les forêts ; et le prêtre restait debout, immobile, une hostie à la main, paralysé par l’émotion, se disant : « C’est Dieu, c’est Dieu qui est parmi nous, qui manifeste sa présence, qui descend à ma voix sur son peuple agenouillé. » Et il balbutiait des prières affolées, sans trouver les mots, des prières de l’âme, dans un élan furieux vers le ciel.

Il acheva de donner la communion avec une telle surexcitation de foi que ses jambes défaillaient sous lui, et quand lui-même eut bu le sang de son Seigneur, il s’abîma dans un acte de remerciement éperdu.

Derrière lui le peuple peu à peu se calmait. Les chantres, relevés dans la dignité du surplis blanc, repartaient d’une voix moins sûre, encore mouillée ; et le serpent aussi semblait enroué comme si l’instrument lui-même eût pleuré.

Alors, le prêtre, levant les mains, leur fit signe de se taire, et passant entre les deux haies de communiants perdus en des extases de bonheur, il s’approcha jusqu’à la grille du chœur.

L’assemblée s’était assise au milieu d’un bruit de chaises, et tout le monde à présent se mouchait avec force. Dès qu’on aperçut le curé, on fit silence, et il commença à parler d’un ton très bas, hésitant, voilé. « Mes chers frères, mes chères sœurs, mes enfants, je vous remercie du fond du cœur : vous venez de me donner la plus grande joie de ma vie. J’ai senti Dieu qui descendait sur nous à mon appel. Il est venu, il était là, présent, qui emplissait vos âmes, faisait déborder vos yeux. Je suis le plus vieux prêtre du diocèse, j’en suis aussi, aujourd’hui, le plus heureux. Un miracle s’est fait parmi nous, un vrai, un grand, un sublime miracle. Pendant que Jésus-Christ pénétrait pour la première fois dans le corps de ces petits, le Saint-Esprit, l’oiseau céleste, le souffle de Dieu, s’est abattu sur vous, s’est emparé de vous, vous a saisis, courbés comme des roseaux sous la brise. »

Puis, d’une voix plus claire, se tournant vers les deux bancs où se trouvaient les invitées du menuisier : « Merci surtout à vous, mes chères sœurs, qui êtes venues de si loin, et dont la présence parmi nous, dont la foi visible, dont la piété si vive ont été pour tous un salutaire exemple. Vous êtes l’édification de ma paroisse ; votre émotion a échauffé les cœurs ; sans vous, peut-être, ce grand jour n’aurait pas eu ce caractère vraiment divin. Il suffit parfois d’une seule brebis d’élite pour décider le Seigneur à descendre sur le troupeau. »

La voix lui manquait. Il ajouta : « C’est la grâce que je vous souhaite. Ainsi soit-il. » Et il remonta vers l’autel pour terminer l’office.

Maintenant on avait hâte de partir. Les enfants eux-mêmes s’agitaient, las d’une si longue tension d’esprit. Ils avaient faim d’ailleurs, et les parents peu à peu s’en allaient, sans attendre le dernier évangile, pour terminer les apprêts du repas.

Ce fut une cohue à la sortie, une cohue bruyante, un charivari de voix criardes où chantait l’accent normand. La population formait deux haies, et lorsque parurent les enfants, chaque famille se précipita sur le sien.

Constance se trouva saisie, entourée, embrassée par toute la maisonnée de femmes. Rosa surtout ne se lassait pas de l’étreindre. Enfin elle lui prit une main, Mme Tellier s’empara de l’autre ; Raphaële et Fernande relevèrent sa longue jupe de mousseline pour qu’elle ne traînât point dans la poussière ; Louise et Flora fermaient la marche avec Mme Rivet ; et l’enfant, recueillie, toute pénétrée par le Dieu qu’elle portait en elle, se mit en route au milieu de cette escorte d’honneur.

Le festin était servi dans l’atelier sur de longues planches portées par des traverses.

La porte ouverte, donnant sur la rue, laissait entrer toute la joie du village. On se régalait partout. Par chaque fenêtre on apercevait des tablées de monde endimanché, et des cris sortaient des maisons en goguette. Les paysans, en bras de chemise, buvaient du cidre pur à plein verre, et au milieu de chaque compagnie on apercevait deux enfants, ici deux filles, là deux garçons, dînant dans l’une des deux familles.

Quelquefois, sous la lourde chaleur de midi, un char à bancs traversait le pays au trot sautillant d’un vieux bidet, et l’homme en blouse qui conduisait jetait un regard d’envie sur toute cette ripaille étalée.

Dans la demeure du menuisier, la gaieté gardait un certain air de réserve, un reste de l’émotion du matin. Rivet seul était en train et buvait outre mesure. Mme Tellier regardait l’heure à tout moment, car pour ne point chômer deux jours de suite on devait reprendre le train de 3 h 55 qui les mettrait à Fécamp vers le soir.

Le menuisier faisait tous ses efforts pour détourner l’attention et garder son monde jusqu’au lendemain ; mais Madame ne se laissait point distraire ; et elle ne plaisantait jamais quand il s’agissait des affaires.

Aussitôt que le café fut pris, elle ordonna à ses pensionnaires de se préparer bien vite ; puis, se tournant vers son frère : « Toi, tu vas atteler tout de suite » ; et elle-même alla terminer ses derniers préparatifs.

Quand elle redescendit, sa belle-sœur l’attendait pour lui parler de la petite ; et une longue conversation eut lieu où rien ne fut résolu. La paysanne finassait, faussement attendrie, et Mme Tellier, qui tenait l’enfant sur ses genoux, ne s’engageait à rien, promettait vaguement : on s’occuperait d’elle, on avait du temps, on se reverrait d’ailleurs.

Cependant la voiture n’arrivait point, et les femmes ne descendaient pas. On entendait même en haut de grands rires, des bousculades, des poussées de cris, des battements de mains. Alors, tandis que l’épouse du menuisier se rendait à l’écurie pour voir si l’équipage était prêt, Madame, à la fin, monta.

Rivet, très pochard et à moitié dévêtu, essayait, mais en vain, de violenter Rosa qui défaillait de rire. Les deux Pompes le retenaient par les bras, et tentaient de le calmer, choquées de cette scène après la cérémonie du matin ; mais Raphaële et Fernande l’excitaient, tordues de gaieté, se tenant les côtes ; et elles jetaient des cris aigus à chacun des efforts inutiles de l’ivrogne. L’homme furieux, la face rouge, tout débraillé, secouant en des efforts violents les deux femmes cramponnées à lui, tirait de toutes ses forces sur la jupe de Rosa en bredouillant : « Salope, tu ne veux pas ? » Mais Madame, indignée, s’élança, saisit son frère par les épaules, et le jeta dehors si violemment qu’il alla frapper contre le mur.

Une minute plus tard, on l’entendait dans la cour qui se pompait de l’eau sur la tête ; et quand il reparut dans sa carriole, il était déjà tout apaisé.

On se remit en route comme la veille, et le petit cheval blanc repartit de son allure vive et dansante.

Sous le soleil ardent, la joie assoupie pendant le repas se dégageait. Les filles s’amusaient maintenant des cahots de la guimbarde, poussaient même les chaises des voisines, éclataient de rire à tout instant, mises en train d’ailleurs par les vaines tentatives de Rivet.

Une lumière folle emplissait les champs, une lumière miroitant aux yeux ; et les roues soulevaient deux sillons de poussière qui voltigeaient longtemps derrière la voiture sur la grand-route.

Tout à coup Fernande, qui aimait la musique, supplia Rosa de chanter ; et celle-ci entama gaillardement le Gros Curé de Meudon. Mais Madame tout de suite la fit taire, trouvant cette chanson peu convenable en ce jour. Elle ajouta : « Chante-nous plutôt quelque chose de Béranger. » Alors Rosa, après avoir hésité quelques secondes, fixa son choix, et de sa voix usée commença la Grand-Mère :

Ma grand-mère, un soir à sa fête,

De vin pur ayant bu deux doigts,

Nous disait, en branlant la tête :

Que d’amoureux j’eus autrefois !

Combien je regrette

Mon bras si dodu,

Ma jambe bien faite,

Et le temps perdu !

Et le chœur des filles, que Madame elle-même conduisait, reprit :

Combien je regrette

Mon bras si dodu,

Ma jambe bien faite,

Et le temps perdu !

« Ça, c’est tapé ! » déclara Rivet, allumé par la cadence ; et Rosa aussitôt continua :

Quoi, maman, vous n’étiez pas sage ?

— Non, vraiment ! et de mes appas,

Seule, à quinze ans, j’appris l’usage,

Car, la nuit, je ne dormais pas.

Tous ensemble hurlèrent le refrain ; et Rivet tapait du pied sur son brancard, battait la mesure avec les rênes sur le dos du bidet blanc qui, comme s’il eût été lui-même enlevé par l’entrain du rythme, prit le galop, un galop de tempête, précipitant ces dames en tas les unes sur les autres dans le fond de la voiture.

Elles se relevèrent en riant comme des folles. Et la chanson continua, braillée à tue-tête à travers la campagne, sous le ciel brûlant, au milieu des récoltes mûrissantes, au train enragé du petit cheval qui s’emballait maintenant à tous les retours du refrain, et piquait chaque fois ses cent mètres de galop, à la grande joie des voyageurs.

De place en place, quelque casseur de cailloux se redressait, et regardait à travers son loup de fil de fer cette carriole enragée et hurlante emportée dans la poussière.

Quand on descendit devant la gare, le menuisier s’attendrit : « C’est dommage que vous partiez, on aurait bien rigolé. »

Madame lui répondit sensément : « Toute chose a son temps, on ne peut pas s’amuser toujours. » Alors une idée illumina l’esprit de Rivet : « Tiens, dit-il, j’irai vous voir à Fécamp le mois prochain. » Et il regarda Rosa d’un air rusé, avec un œil brillant et polisson. « Allons, conclut Madame, il faut être sage ; tu viendras si tu veux, mais tu ne feras point de bêtises. »

Il ne répondit pas, et comme on entendait siffler le train, il se mit immédiatement à embrasser tout le monde. Quand ce fut au tour de Rosa, il s’acharna à trouver sa bouche que celle-ci, riant derrière ses lèvres fermées, lui dérobait chaque fois par un rapide mouvement de côté. Il la tenait en ses bras, mais il n’en pouvait venir à bout, gêné par son grand fouet qu’il avait gardé à sa main et que, dans ses efforts, il agitait désespérément derrière le dos de la fille.

« Les voyageurs pour Rouen, en voiture ! » cria l’employé. Elles montèrent.

Un mince coup de sifflet partit, répété tout de suite par le sifflement puissant de la machine qui cracha bruyamment son premier jet de vapeur pendant que les roues commençaient à tourner un peu avec un effort visible.

Rivet, quittant l’intérieur de la gare, courut à la barrière pour voir encore une fois Rosa ; et comme le wagon plein de cette marchandise humaine passait devant lui, il se mit à faire claquer son fouet en sautant et chantant de toutes ses forces :

Combien je regrette

Mon bras si dodu,

Ma jambe bien faite,

Et le temps perdu !

Puis il regarda s’éloigner un mouchoir blanc qu’on agitait.


III

Elles dormirent jusqu’à l’arrivée, du sommeil paisible des consciences satisfaites ; et quand elles rentrèrent au logis, rafraîchies, reposées pour la besogne de chaque soir, Madame ne put s’empêcher de dire : « C’est égal, il m’ennuyait déjà de la maison. »

On soupa vite, puis, quand on eut repris le costume de combat, on attendit les clients habituels ; et la petite lanterne allumée, la petite lanterne de madone, indiquait aux passants que dans la bergerie le troupeau était revenu.

En un clin d’œil la nouvelle se répandit, on ne sait comment, on ne sait par qui. M. Philippe, le fils du banquier, poussa même la complaisance jusqu’à prévenir par un exprès M. Tournevau, emprisonné dans sa famille.

Le saleur avait justement chaque dimanche plusieurs cousins à dîner, et l’on prenait le café quand un homme se présenta avec une lettre à la main. M. Tournevau, très ému, rompit l’enveloppe et devint pâle : il n’y avait que ces mots tracés au crayon : « Chargement de morues retrouvé ; navire entré au port ; bonne affaire pour vous. Venez vite. »

Il fouilla dans ses poches, donna vingt centimes au porteur, et rougissant soudain jusqu’aux oreilles : « Il faut, dit-il, que je sorte. » Et il tendit à sa femme le billet laconique et mystérieux. Il sonna, puis, lorsque parut la bonne : « Mon pardessus vite, vite, et mon chapeau. » À peine dans la rue, il se mit à courir en sifflant un air, et le chemin lui parut deux fois plus long tant son impatience était vive.

L’établissement Tellier avait un air de fête. Au rez-de-chaussée les voix tapageuses des hommes du port faisaient un assourdissant vacarme. Louise et Flora ne savaient à qui répondre, buvaient avec l’un, buvaient avec l’autre, méritaient mieux que jamais leur sobriquet des « deux Pompes ». On les appelait partout à la fois ; elles ne pouvaient déjà suffire à la besogne, et la nuit pour elles s’annonçait laborieuse.

Le cénacle du premier fut au complet dès neuf heures. M. Vasse, le juge au tribunal de commerce, le soupirant attitré mais platonique de Madame, causait tout bas avec elle dans un coin ; et ils souriaient tous les deux comme si une entente était près de se faire. M. Poulin, l’ancien maire, tenait Rosa à cheval sur ses jambes ; et elle, nez à nez avec lui, promenait ses mains courtes dans les favoris blancs du bonhomme. Un bout de cuisse nue passait sous la jupe de soie jaune relevée, coupant le drap noir du pantalon, et les bas rouges étaient serrés par une jarretière bleue, cadeau du commis voyageur.

La grande Fernande, étendue sur le sopha, avait les deux pieds sur le ventre de M. Pimpesse, le percepteur, et le torse sur le gilet du jeune M. Philippe dont elle accrochait le cou de sa main droite, tandis que de la gauche elle tenait une cigarette.

Raphaële semblait en pourparlers avec M. Dupuis, l’agent d’assurances, et elle termina l’entretien par ces mots : « Oui, mon chéri, ce soir, je veux bien. » Puis, faisant seule un tour de valse rapide à travers le salon : « Ce soir, tout ce qu’on voudra », cria-t-elle.

La porte s’ouvrit brusquement et M. Tournevau parut. Des cris enthousiastes éclatèrent : « Vive Tournevau ! » Et Raphaële qui pivotait toujours, alla tomber sur son cœur. Il la saisit d’un enlacement formidable, et sans dire un mot, l’enlevant de terre comme une plume, il traversa le salon, gagna la porte du fond, et disparut dans l’escalier des chambres avec son fardeau vivant, au milieu des applaudissements.

Rosa, qui allumait l’ancien maire, l’embrassant coup sur coup et tirant sur ses deux favoris en même temps pour maintenir droite sa tête, profita de l’exemple : « Allons, fais comme lui », dit-elle. Alors le bonhomme se leva, et, rajustant son gilet, suivit la fille en fouillant dans la poche où dormait son argent.

Fernande et Madame restèrent seules avec les quatre hommes, et M. Philippe s’écria : « Je pays du champagne : madame Tellier, envoyez chercher trois bouteilles. » Alors Fernande l’étreignant lui demanda dans l’oreille : « Fais-nous danser, dis, tu veux ? » Il se leva, et, s’asseyant devant l’épinette séculaire endormie en un coin, fit sortir une valse, une valse enrouée, larmoyante, du ventre geignant de la machine. La grande fille enlaça le percepteur, Madame s’abandonna aux bras de M. Vasse ; et les deux couples tournèrent en échangeant des baisers. M. Vasse, qui avait jadis dansé dans le monde, faisait des grâces, et Madame le regardait d’un œil captivé, de cet œil qui répond « oui », un « oui » plus discret et plus délicieux qu’une parole !

Frédéric apporta le champagne. Le premier bouchon partit, et M. Philippe exécuta l’invitation d’un quadrille.

Les quatre danseurs le marchèrent à la façon mondaine, convenablement, dignement, avec des manières, des inclinations et des saluts.

Après quoi l’on se mit à boire. Alors M. Tournevau reparut, satisfait, soulagé, radieux. Il s’écria : « Je ne sais pas ce qu’a Raphaële, mais elle est parfaite ce soir. » Puis, comme on lui tendait un verre, il le vida d’un trait en murmurant : « Bigre, rien que ça de luxe ! »

Sur-le-champ M. Philippe entama une polka vive, et M. Tournevau s’élança avec la belle Juive qu’il tenait en l’air, sans laisser ses pieds toucher terre. M. Pimpesse et M. Vasse étaient repartis d’un nouvel élan. De temps en temps un des couples s’arrêtait près de la cheminée pour lamper une flûte de vin mousseux ; et cette danse menaçait de s’éterniser, quand Rosa entrouvrit la porte avec un bougeoir à la main. Elle était en cheveux, en savates, en chemise, tout animée, toute rouge : « Je veux danser », cria-t-elle. Raphaële demanda : « Et ton vieux ?» Rosa s’esclaffa : « Lui ? il dort déjà, il dort tout de suite. » Elle saisit M. Dupuis, resté sans emploi sur le divan, et la polka recommença.

Mais les bouteilles étaient vides : « J’en paye une », déclara M. Tournevau. « Moi aussi », annonça M. Vasse. « Moi de même », conclut M. Dupuis. Alors tout le monde applaudit.

Cela s’organisait, devenait un vrai bal. De temps en temps même, Louise et Flora montaient bien vite, faisaient rapidement un tour de valse, pendant que leurs clients, en bas, s’impatientaient ; puis elles retournaient en courant à leur café, avec le cœur gonflé de regrets.

À minuit, on dansait encore. Parfois une des filles disparaissait, et quand on la cherchait pour faire un vis-à-vis, on s’apercevait tout à coup qu’un des hommes aussi manquait.

« D’où venez-vous donc ? » demanda plaisamment M. Philippe, juste au moment où M. Pimpesse rentrait avec Fernande. « De voir dormir M. Poulin », répondit le percepteur. Le mot eut un succès énorme ; et tous, à tour de rôle, montaient voir dormir M. Poulin avec l’une ou l’autre des demoiselles, qui se montrèrent, cette nuit-là, d’une complaisance inconcevable. Madame fermait les yeux ; et elle avait dans les coins de longs apartés avec M. Vasse comme pour régler les derniers détails d’une affaire entendue déjà.

Enfin, à une heure, les deux hommes mariés, M. Tournevau et M. Pimpesse, déclarèrent qu’ils se retiraient, et voulurent régler leur compte. On ne compta que le champagne, et, encore, à six francs la bouteille au lieu de dix francs, prix ordinaire. Et comme ils s’étonnaient de cette générosité, Madame, radieuse, leur répondit :

« Ça n’est pas tous les jours fête. »


<t Sur l’eau>

Sur l’eau

J’avais loué, l’été dernier, une petite maison de campagne au bord de la Seine, à plusieurs lieues de Paris, et j’allais y coucher tous les soirs. Je fis, au bout de quelques jours, la connaissance d’un de mes voisins, un homme de trente à quarante ans, qui était bien le type le plus curieux que j’eusse jamais vu. C’était un vieux canotier, mais un canotier enragé, toujours près de l’eau, toujours sur l’eau, toujours dans l’eau. Il devait être né dans un canot, et il mourra bien certainement dans le canotage final.

Un soir que nous nous promenions au bord de la Seine, je lui demandai de me raconter quelques anecdotes de sa vie nautique. Voilà immédiatement mon bonhomme qui s’anime, se transfigure, devient éloquent, presque poète. Il avait dans le cœur une grande passion, une passion dévorante, irrésistible : la rivière.

ê

Ah ! me dit-il, combien j’ai de souvenirs sur cette rivière que vous voyez couler là près de nous ! Vous autres, habitants des rues, vous ne savez pas ce qu’est la rivière. Mais écoutez un pêcheur prononcer ce mot. Pour lui, c’est la chose mystérieuse, profonde, inconnue, le pays des mirages et des fantasmagories, où l’on voit, la nuit, des choses qui ne sont pas, où l’on entend des bruits que l’on ne connaît point, où l’on tremble sans savoir pourquoi, comme en traversant un cimetière : et c’est en effet le plus sinistre des cimetières, celui où l’on n’a point de tombeau.

La terre est bornée pour le pêcheur, et dans l’ombre, quand il n’y a pas de lune, la rivière est illimitée. Un marin n’éprouve point la même chose pour la mer. Elle est souvent dure et méchante c’est vrai, mais elle crie, elle hurle, elle est loyale, la grande mer ; tandis que la rivière est silencieuse et perfide. Elle ne gronde pas, elle coule toujours sans bruit, et ce mouvement éternel de l’eau qui coule est plus effrayant pour moi que les hautes vagues de l’Océan.

Des rêveurs prétendent que la mer cache dans son sein d’immenses pays bleuâtres, où les noyés roulent parmi les grands poissons, au milieu d’étranges forêts et dans des grottes de cristal. La rivière n’a que des profondeurs noires où l’on pourrit dans la vase. Elle est belle pourtant quand elle brille au soleil levant et qu’elle clapote doucement entre ses berges couvertes de roseaux qui murmurent.

Le poète a dit en parlant de l’Océan :

Ô flots, que vous savez de lugubres histoires !

Flots profonds, redoutés des mères à genoux,

Vous vous les racontez en montant les marées

Et c’est ce qui vous fait ces voix désespérées

Que vous avez, le soir, quand vous venez vers nous.

Eh bien, je crois que les histoires chuchotées par les roseaux minces avec leurs petites voix si douces doivent être encore plus sinistres que les drames lugubres racontés par les hurlements des vagues.

Mais puisque vous me demandez quelques-uns de mes souvenirs, je vais vous dire une singulière aventure qui m’est arrivée ici, il y a une dizaine d’années.

J’habitais comme aujourd’hui la maison de la mère Lafon, et un de mes meilleurs camarades, Louis Bernet, qui a maintenant renoncé au canotage, à ses pompes et à son débraillé pour entrer au Conseil d’État, était installé au village de C…, deux lieues plus bas. Nous dînions tous les jours ensemble, tantôt chez lui, tantôt chez moi.

Un soir, comme je revenais tout seul et assez fatigué, traînant péniblement mon gros bateau, un océan de douze pieds, dont je me servais toujours la nuit, je m’arrêtai quelques secondes pour reprendre haleine auprès de la pointe des roseaux, là-bas, deux cents mètres environ avant le pont du chemin de fer. Il faisait un temps magnifique ; la lune resplendissait, le fleuve brillait, l’air était calme et doux. Cette tranquillité me tenta ; je me dis qu’il ferait bien bon fumer une pipe en cet endroit. L’action suivit la pensée ; je saisis mon ancre et la jetai dans la rivière.

Le canot, qui redescendait avec le courant, fila sa chaîne jusqu’au bout, puis s’arrêta ; et je m’assis à l’arrière sur ma peau de mouton, aussi commodément qu’il me fut possible. On n’entendait rien, rien : parfois seulement, je croyais saisir un petit clapotement presque insensible de l’eau contre la rive, et j’apercevais des groupes de roseaux plus élevés qui prenaient des figures surprenantes et semblaient par moments s’agiter.

Le fleuve était parfaitement tranquille, mais je me sentis ému par le silence extraordinaire qui m’entourait. Toutes les bêtes, grenouilles et crapauds, ces chanteurs nocturnes des marécages, se taisaient. Soudain, à ma droite, contre moi, une grenouille coassa. Je tressaillis : elle se tut ; je n’entendis plus rien, et je résolus de fumer un peu pour me distraire. Cependant, quoique je fusse un culotteur de pipes renommé, je ne pus pas ; dès la seconde bouffée, le cœur me tourna et je cessai. Je me mis à chantonner ; le son de ma voix m’était pénible ; alors, je m’étendis au fond du bateau et je regardai le ciel. Pendant quelque temps, je demeurai tranquille, mais bientôt les légers mouvements de la barque m’inquiétèrent. Il me sembla qu’elle faisait des embardées gigantesques, touchant tour à tour les deux berges du fleuve ; puis je crus qu’un être ou qu’une force invisible l’attirait doucement au fond de l’eau et la soulevait ensuite pour la laisser retomber. J’étais ballotté comme au milieu d’une tempête ; j’entendis des bruits autour de moi ; je me dressai d’un bond : l’eau brillait, tout était calme.

Je compris que j’avais les nerfs un peu ébranlés et je résolus de m’en aller. Je tirai sur ma chaîne ; le canot se mit en mouvement, puis je sentis une résistance, je tirai plus fort, l’ancre ne vint pas ; elle avait accroché quelque chose au fond de l’eau et je ne pouvais la soulever ; je recommençai à tirer, mais inutilement. Alors, avec mes avirons, je fis tourner mon bateau et je le portai en amont pour changer la position de l’ancre. Ce fut en vain, elle tenait toujours ; je fus pris de colère et je secouai la chaîne rageusement. Rien ne remua. Je m’assis découragé et je me mis à réfléchir sur ma position. Je ne pouvais songer à casser cette chaîne ni à la séparer de l’embarcation, car elle était énorme et rivée à l’avant dans un morceau de bois plus gros que mon bras ; mais comme le temps demeurait fort beau, je pensai que je ne tarderais point, sans doute, à rencontrer quelque pêcheur qui viendrait à mon secours. Ma mésaventure m’avait calmé ; je m’assis et je pus enfin fumer ma pipe. Je possédais une bouteille de rhum, j’en bus deux ou trois verres, et ma situation me fit rire. Il faisait très chaud, de sorte qu’à la rigueur je pouvais, sans grand mal, passer la nuit à la belle étoile.

Soudain, un petit coup sonna contre mon bordage. Je fis un soubresaut, et une sueur froide me glaça des pieds à la tête. Ce bruit venait sans doute de quelque bout de bois entraîné par le courant, mais cela avait suffi et je me sentis envahi de nouveau par une étrange agitation nerveuse. Je saisis ma chaîne et je me raidis dans un effort désespéré. L’ancre tint bon. Je me rassis épuisé.

Cependant, la rivière s’était peu à peu couverte d’un brouillard blanc très épais qui rampait sur l’eau fort bas, de sorte que, en me dressant debout, je ne voyais plus le fleuve, ni mes pieds, ni mon bateau, mais j’apercevais seulement les pointes des roseaux, puis, plus loin, la plaine toute pâle de la lumière de la lune, avec de grandes taches noires qui montaient dans le ciel, formées par des groupes de peupliers d’Italie. J’étais comme enseveli jusqu’à la ceinture dans une nappe de coton d’une blancheur singulière, et il me venait des imaginations fantastiques. Je me figurais qu’on essayait de monter dans ma barque que je ne pouvais plus distinguer, et que la rivière, cachée par ce brouillard opaque, devait être pleine d’êtres étranges qui nageaient autour de moi. J’éprouvais un malaise horrible, j’avais les tempes serrées, mon cœur battait à m’étouffer ; et, perdant la tête, je pensai à me sauver à la nage ; puis aussitôt cette idée me fit frissonner d’épouvante. Je me vis, perdu, allant à l’aventure dans cette brume épaisse, me débattant au milieu des herbes et des roseaux que je ne pourrais éviter, râlant de peur, ne voyant pas la berge, ne retrouvant plus mon bateau, et il me semblait que je me sentirais tiré par les pieds tout au fond de cette eau noire.

En effet, comme il m’eût fallu remonter le courant au moins pendant cinq cents mètres avant de trouver un point libre d’herbes et de joncs où je pusse prendre pied, il y avait pour moi neuf chances sur dix de ne pouvoir me diriger dans ce brouillard et de me noyer, quelque bon nageur que je fusse.

J’essayai de me raisonner. Je me sentais la volonté bien ferme de ne point avoir peur, mais il y avait en moi autre chose que ma volonté, et cette autre chose avait peur. Je me demandai ce que je pouvais redouter ; mon moi brave railla mon moi poltron, et jamais aussi bien que ce jour-là je ne saisis l’opposition des deux êtres qui sont en nous, l’un voulant, l’autre résistant, et chacun l’emportant tour à tour.

Cet effroi bête et inexplicable grandissait toujours et devenait de la terreur. Je demeurais immobile, les yeux ouverts, l’oreille tendue et attendant. Quoi ? Je n’en savais rien, mais ce devait être terrible. Je crois que si un poisson se fût avisé de sauter hors de l’eau, comme cela arrive souvent, il n’en aurait pas fallu davantage pour me faire tomber raide, sans connaissance.

Cependant, par un effort violent, je finis par ressaisir à peu près ma raison qui m’échappait. Je pris de nouveau ma bouteille de rhum et je bus à grands traits.

Alors une idée me vint et je me mis à crier de toutes mes forces en me tournant successivement vers les quatre points de l’horizon. Lorsque mon gosier fut absolument paralysé, j’écoutai. — Un chien hurlait, très loin.

Je bus encore et je m’étendis tout de mon long au fond du bateau. Je restai ainsi peut-être une heure, peut-être deux, sans dormir, les yeux ouverts, avec des cauchemars autour de moi. Je n’osais pas me lever et pourtant je le désirais violemment ; je remettais de minute en minute. Je me disais : « Allons, debout ! » et j’avais peur de faire un mouvement. À la fin, je me soulevai avec des précautions infinies, comme si ma vie eût dépendu du moindre bruit que j’aurais fait, et je regardai par-dessus le bord.

Je fus ébloui par le plus merveilleux, le plus étonnant spectacle qu’il soit possible de voir. C’était une de ces fantasmagories du pays des fées, une de ces visions racontées par les voyageurs qui reviennent de très loin et que nous écoutons sans les croire.

Le brouillard qui, deux heures auparavant, flottait sur l’eau, s’était peu à peu retiré et ramassé sur les rives. Laissant le fleuve absolument libre, il avait formé sur chaque berge une colline ininterrompue, haute de six ou sept mètres, qui brillait sous la lune avec l’éclat superbe des neiges. De sorte qu’on ne voyait rien autre chose que cette rivière lamée de feu entre ces deux montagnes blanches ; et là-haut, sur ma tête, s’étalait, pleine et large, une grande lune illuminante au milieu d’un ciel bleuâtre et laiteux.

Toutes les bêtes de l’eau s’étaient réveillées ; les grenouilles coassaient furieusement, tandis que, d’instant en instant, tantôt à droite, tantôt à gauche, j’entendais cette note courte, monotone et triste, que jette aux étoiles la voix cuivrée des crapauds. Chose étrange, je n’avais plus peur ; j’étais au milieu d’un paysage tellement extraordinaire que les singularités les plus fortes n’eussent pu m’étonner.

Combien de temps cela dura-t-il, je n’en sais rien, car j’avais fini par m’assoupir. Quand je rouvris les yeux, la lune était couchée, le ciel plein de nuages. L’eau clapotait lugubrement, le vent soufflait, il faisait froid, l’obscurité était profonde.

Je bus ce qui me restait de rhum, puis j’écoutai en grelottant le froissement des roseaux et le bruit sinistre de la rivière. Je cherchai à voir, mais je ne pus distinguer mon bateau, ni mes mains elles-mêmes, que j’approchais de mes yeux.

Peu à peu, cependant, l’épaisseur du noir diminua. Soudain je crus sentir qu’une ombre glissait tout près de moi ; je poussai un cri, une voix répondit ; c’était un pêcheur. Je l’appelai, il s’approcha et je lui racontai ma mésaventure. Il mit alors son bateau bord à bord avec le mien, et tous les deux nous tirâmes sur la chaîne. L’ancre ne remua pas. Le jour venait, sombre, gris, pluvieux, glacial, une de ces journées qui vous apportent des tristesses et des malheurs. J’aperçus une autre barque, nous la hélâmes. L’homme qui la montait unit ses efforts aux nôtres ; alors, peu à peu, l’ancre céda. Elle montait, mais doucement, doucement, et chargée d’un poids considérable. Enfin nous aperçûmes une masse noire, et nous la tirâmes à mon bord :

C’était le cadavre d’une vieille femme qui avait une grosse pierre au cou.


<t Au printemps>

Au printemps

Lorsque les premiers beaux jours arrivent, que la terre s’éveille et reverdit, que la tiédeur parfumée de l’air nous caresse la peau, entre dans la poitrine, semble pénétrer au cœur lui-même, il nous vient des désirs vagues de bonheurs indéfinis, des envies de courir, d’aller au hasard, de chercher aventure, de boire du printemps.

L’hiver ayant été fort dur l’an dernier, ce besoin d’épanouissement fut, au mois de mai, comme une ivresse qui m’envahit, une poussée de sève débordante.

Or, en m’éveillant un matin, j’aperçus par ma fenêtre, au-dessus des maisons voisines, la grande nappe bleue du ciel tout enflammée de soleil. Les serins accrochés aux fenêtres s’égosillaient ; les bonnes chantaient à tous les étages ; une rumeur gaie montait de la rue ; et je sortis, l’esprit en fête, pour aller je ne sais où.

Les gens qu’on rencontrait souriaient ; un souffle de bonheur flottait partout dans la lumière chaude du printemps revenu. On eût dit qu’il y avait sur la ville une brise d’amour épandue ; et les jeunes femmes qui passaient en toilette du matin, portant dans les yeux comme une tendresse cachée et une grâce plus molle dans la démarche, m’emplissaient le cœur de trouble.

Sans savoir comment, sans savoir pourquoi, j’arrivai au bord de la Seine. Des bateaux à vapeur filaient vers Suresnes, et il me vint soudain une envie démesurée de courir à travers les bois.

Le pont de la Mouche était couvert de passagers, car le premier soleil vous tire, malgré vous, du logis, et tout le monde remue, va, vient, cause avec le voisin.

C’était une voisine que j’avais ; une petite ouvrière sans doute, avec une grâce toute parisienne, une mignonne tête blonde sous des cheveux bouclés aux tempes ; des cheveux qui semblaient une lumière frisée, descendaient à l’oreille, couraient jusqu’à la nuque, dansaient au vent, puis devenaient, plus bas, un duvet si fin, si léger, si blond, qu’on le voyait à peine, mais qu’on éprouvait une irrésistible envie de mettre là une foule de baisers.

Sous l’insistance de mon regard, elle tourna la tête vers moi, puis baissa brusquement les yeux, tandis qu’un pli léger, comme un sourire prêt à naître, enfonçant un peu le coin de sa bouche, faisait apparaître aussi là ce fin duvet soyeux et pâle que le soleil dorait un peu.

La rivière calme s’élargissait. Une paix chaude planait dans l’atmosphère, et un murmure de vie semblait emplir l’espace. Ma voisine releva les yeux, et, cette fois, comme je la regardais toujours, elle sourit décidément. Elle était charmante ainsi, et dans son regard fuyant mille choses m’apparurent, mille choses ignorées jusqu’ici. J’y vis des profondeurs inconnues, tout le charme des tendresses, toute la poésie que nous rêvons, tout le bonheur que nous cherchons sans fin. Et j’avais un désir fou d’ouvrir les bras, de l’emporter quelque part pour lui murmurer à l’oreille la suave musique des paroles d’amour.

J’allais ouvrir la bouche et l’aborder, quand quelqu’un me toucha l’épaule. Je me retournai, surpris, et j’aperçus un homme d’aspect ordinaire, ni jeune ni vieux, qui me regardait d’un air triste.

« Je voudrais vous parler », dit-il.

Je fis une grimace qu’il vit sans doute, car il ajouta : « C’est important. »

Je me levai et le suivis à l’autre bout du bateau : « Monsieur, reprit-il, quand l’hiver approche avec les froids, la pluie et la neige, votre médecin vous dit chaque jour : “ Tenez-vous les pieds bien chauds, gardez-vous des refroidissements, des rhumes, des bronchites, des pleurésies. ” Alors vous prenez mille précautions, vous portez de la flanelle, des pardessus épais, des gros souliers, ce qui ne vous empêche pas toujours de passer deux mois au lit. Mais quand revient le printemps avec ses feuilles et ses fleurs, ses brises chaudes et amollissantes, ses exhalaisons des champs qui vous apportent des troubles vagues, des attendrissements sans cause, il n’est personne qui vienne vous dire : “ Monsieur, prenez garde à l’amour ! Il est embusqué partout ; il vous guette à tous les coins ; toutes ses ruses sont tendues, toutes ses armes aiguisées, toutes ses perfidies préparées ! Prenez garde à l’amour !… Prenez garde à l’amour ! Il est plus dangereux que le rhume, la bronchite ou la pleurésie ! Il ne pardonne pas, et fait commettre à tout le monde des bêtises irréparables. ” Oui, monsieur, je dis que, chaque année, le gouvernement devrait faire mettre sur les murs de grandes affiches avec ces mots : Retour du printemps. Citoyens français, prenez garde à l’amour ; de même qu’on écrit sur la porte des maisons : “ Prenez garde à la peinture ! ” Eh bien, puisque le gouvernement ne le fait pas, moi je le remplace, et je vous dis : “ Prenez garde à l’amour ; il est en train de vous pincer, et j’ai le devoir de vous prévenir comme on prévient, en Russie, un passant dont le nez gèle. ” »

Je demeurais stupéfait devant cet étrange particulier, et, prenant un air digne : « Enfin, monsieur, vous me paraissez vous mêler de ce qui ne vous regarde guère. »

Il fit un mouvement brusque, et répondit : « Oh ! monsieur ! monsieur ! si je m’aperçois qu’un homme va se noyer dans un endroit dangereux, il faut donc le laisser périr ? Tenez, écoutez mon histoire, et vous comprendrez pourquoi j’ose vous parler ainsi. »

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C’était l’an dernier, à pareille époque. Je dois vous dire, d’abord, monsieur, que je suis employé au ministère de la Marine, où nos chefs, les commissaires, prennent au sérieux leurs galons d’officiers plumitifs pour nous traiter comme des gabiers. — Ah ! si tous les chefs étaient civils, — mais je passe. — Donc j’apercevais de mon bureau un petit bout de ciel tout bleu où volaient des hirondelles ; et il me venait des envies de danser au milieu de mes cartons noirs.

Mon désir de liberté grandit tellement, que, malgré ma répugnance, j’allai trouver mon singe. C’était un petit grincheux toujours en colère. Je me dis malade. Il me regarda dans le nez et cria : « Je n’en crois rien, monsieur. Enfin, allez-vous-en ! Pensez-vous qu’un bureau peut marcher avec des employés pareils ? »

Mais je filai, je gagnai la Seine. Il faisait un temps comme aujourd’hui ; et je pris la Mouche pour faire un tour à Saint-Cloud.

Ah ! monsieur ! comme mon chef aurait dû m’en refuser la permission !

Il me sembla que je me dilatais sous le soleil. J’aimais tout, le bateau, la rivière, les arbres, les maisons, mes voisins, tout. J’avais envie d’embrasser quelque chose, n’importe quoi : c’était l’amour qui préparait son piège.

Tout à coup, au Trocadéro, une jeune fille monta avec un petit paquet à la main, et elle s’assit en face de moi.

Elle était jolie, oui, monsieur ; mais c’est étonnant comme les femmes vous semblent mieux quand il fait beau, au premier printemps : elles ont un capiteux, un charme, un je ne sais quoi tout particulier. C’est absolument comme du vin qu’on boit après le fromage.

Je la regardais, et elle aussi elle me regardait, — mais seulement de temps en temps, comme la vôtre tout à l’heure. Enfin, à force de nous considérer, il me sembla que nous nous connaissions assez pour entamer conversation, et je lui parlai. Elle répondit. Elle était gentille comme tout, décidément. Elle me grisait, mon cher monsieur !

À Saint-Cloud, elle descendit — je la suivis. — Elle allait livrer une commande. Quand elle reparut, le bateau venait de partir. Je me mis à marcher à côté d’elle, et la douceur de l’air nous arrachait des soupirs à tous les deux.

« Il ferait bien bon dans les bois », lui dis-je.

Elle répondit : « Oh ! oui !

— Si nous allions y faire un tour, voulez-vous, mademoiselle ? »

Elle me guetta en dessous d’un coup d’œil rapide comme pour bien apprécier ce que je valais, puis, après avoir hésité quelque temps, elle accepta. Et nous voilà côte à côte au milieu des arbres. Sous le feuillage un peu grêle encore, l’herbe, haute, drue, d’un vert luisant, comme vernie, était inondée de soleil et pleine de petites bêtes qui s’aimaient aussi. On entendait partout des chants d’oiseaux. Alors ma compagne se mit à courir en gambadant, enivrée d’air et d’effluves champêtres. Et moi je courais derrière en sautant comme elle. Est-on bête, monsieur, par moments !

Puis elle chanta éperdument mille choses, des airs d’opéra, la chanson de Musette ! La chanson de Musette ! comme elle me sembla poétique alors !… Je pleurais presque. Oh ! ce sont toutes ces balivernes-là qui nous troublent la tête ; ne prenez jamais, croyez-moi, une femme qui chante à la campagne, surtout si elle chante la chanson de Musette !

Elle fut bientôt fatiguée et s’assit sur un talus vert. Moi, je me mis à ses pieds, et je lui saisis les mains ; ses petites mains poivrées de coups d’aiguille, et cela m’attendrit. Je me disais : « Voici les saintes marques du travail. » — Oh ! monsieur, monsieur, savez-vous ce qu’elles signifient, les saintes marques du travail ? Elles veulent dire tous les commérages de l’atelier, les polissonneries chuchotées, l’esprit souillé par toutes les ordures racontées, la chasteté perdue, toute la sottise des bavardages, toute la misère des habitudes quotidiennes, toute l’étroitesse des idées propres aux femmes du commun, installées souverainement dans celle qui porte au bout des doigts les saintes marques du travail.

Puis nous nous sommes regardés dans les yeux longuement.

Oh ! cet œil de la femme, quelle puissance il a ! Comme il trouble, envahit, possède, domine ! Comme il semble profond, plein de promesses, d’infini ! On appelle cela se regarder dans l’âme ! Oh ! monsieur, quelle blague ! Si l’on y voyait, dans l’âme, on serait plus sage, allez.

Enfin, j’étais emballé, fou. Je voulus la prendre dans mes bras. Elle me dit : « À bas les pattes ! »

Alors je m’agenouillai près d’elle et j’ouvris mon cœur ; je versai sur ses genoux toutes les tendresses qui m’étouffaient. Elle parut étonnée de mon changement d’allure, et me considéra d’un regard oblique comme si elle se fût dit : « Ah ! c’est comme ça qu’on joue de toi, mon bon ; eh bien ! nous allons voir. »

En amour, monsieur, nous sommes toujours des naïfs, et les femmes des commerçantes.

J’aurais pu la posséder, sans doute ; j’ai compris plus tard ma sottise, mais ce que je cherchais, moi, ce n’était pas un corps ; c’était de la tendresse, de l’idéal. J’ai fait du sentiment quand j’aurais dû mieux employer mon temps.

Dès qu’elle en eut assez de mes déclarations, elle se leva ; et nous revînmes à Saint-Cloud. Je ne la quittai qu’à Paris. Elle avait l’air si triste depuis notre retour que je l’interrogeai. Elle répondit : « Je pense que voilà des journées comme on n’en a pas beaucoup dans sa vie. » Mon cœur battait à me défoncer la poitrine.

Je la revis le dimanche suivant, et encore le dimanche d’après, et tous les autres dimanches. Je l’emmenai à Bougival, Saint-Germain, Maisons-Laffitte, Poissy ; partout où se déroulent les amours de banlieue.

La petite coquine, à son tour, me « la faisait à la passion ».

Je perdis enfin tout à fait la tête, et, trois mois après, je l’épousai.

Que voulez-vous, monsieur, on est employé, seul, sans famille, sans conseils ! On se dit que la vie serait douce avec une femme ! Et on l’épouse, cette femme !

Alors, elle vous injurie du matin au soir, ne comprend rien, ne sait rien, jacasse sans fin, chante à tue-tête la chanson de Musette (oh ! la chanson de Musette, quelle scie !), se bat avec le charbonnier, raconte à la concierge les intimités de son ménage, confie à la bonne du voisin tous les secrets de l’alcôve, débine son mari chez les fournisseurs, et a la tête farcie d’histoires si stupides, de croyances si idiotes, d’opinions si grotesques, de préjugés si prodigieux, que je pleure de découragement, monsieur, toutes les fois que je cause avec elle.

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Il se tut, un peu essoufflé et très ému. Je le regardais, pris de pitié pour ce pauvre diable naïf, et j’allais lui répondre quelque chose, quand le bateau s’arrêta. On arrivait à Saint-Cloud.

La petite femme qui m’avait troublé se leva pour descendre. Elle passa près de moi en me jetant un coup d’œil de côté avec un sourire furtif, un de ces sourires qui vous affolent ; puis elle sauta sur le ponton.

Je m’élançai pour la suivre, mais mon voisin me saisit par la manche. Je me dégageai d’un mouvement brusque ; il m’empoigna par les pans de ma redingote, et il me tirait en arrière en répétant : « Vous n’irez pas ! vous n’irez pas ! » d’une voix si haute, que tout le monde se retourna.

Un rire courut autour de nous, et je demeurai immobile, furieux, mais sans audace devant le ridicule et le scandale.

Et le bateau repartit.

La petite femme, restée sur le ponton, me regardait m’éloigner d’un air désappointé, tandis que mon persécuteur me soufflait dans l’oreille en se frottant les mains :

« Je vous ai rendu là un rude service, allez. »


<t Femme de Paul (La)>

La Femme de Paul

Le restaurant Grillon, ce phalanstère des canotiers, se vidait lentement. C’était, devant la porte, un tumulte de cris, d’appels ; et les grands gaillards en maillot blanc gesticulaient avec des avirons sur l’épaule.

Les femmes, en claire toilette de printemps, embarquaient avec précaution dans les yoles, et, s’asseyant à la barre, disposaient leurs robes, tandis que le maître de l’établissement, un fort garçon à barbe rousse, d’une vigueur célèbre, donnait la main aux belles-petites en maintenant d’aplomb les frêles embarcations.

Les rameurs prenaient place à leur tour, bras nus et la poitrine bombée, posant pour la galerie, une galerie composée de bourgeois endimanchés, d’ouvriers et de soldats accoudés sur la balustrade du pont et très attentifs à ce spectacle.

Les bateaux, un à un, se détachaient du ponton. Les tireurs se penchaient en avant, puis se renversaient d’un mouvement régulier ; et, sous l’impulsion des longues rames recourbées, les yoles rapides glissaient sur la rivière, s’éloignaient, diminuaient, disparaissaient enfin sous l’autre pont, celui du chemin de fer, en descendant vers la Grenouillère.

Un couple seul était resté. Le jeune homme, presque imberbe encore, mince, le visage pâle, tenait par la taille sa maîtresse, une petite brune maigre avec des allures de sauterelle ; et ils se regardaient parfois au fond des yeux.

Le patron cria : « Allons, monsieur Paul, dépêchez-vous. » Et ils s’approchèrent.

De tous les clients de la maison, M. Paul était le plus aimé et le plus respecté. Il payait bien et régulièrement, tandis que les autres se faisaient longtemps tirer l’oreille, à moins qu’ils ne disparussent, insolvables. Puis il constituait pour l’établissement une sorte de réclame vivante, car son père était sénateur. Et quand un étranger demandait : « Qui est-ce donc ce petit-là, qui en tient si fort pour sa donzelle ? » quelque habitué répondait à mi-voix, d’un air important et mystérieux : « C’est Paul Baron, vous savez ? le fils du sénateur. » Et l’autre, invariablement, ne pouvait s’empêcher de dire : « Le pauvre diable ! il n’est pas à moitié pincé. »

La mère Grillon, une brave femme, entendue au commerce, appelait le jeune homme et sa compagne : « ses deux tourtereaux », et semblait tout attendrie par cet amour avantageux pour sa maison.

Le couple s’en venait à petits pas ; la yole Madeleine était prête ; mais, au moment de monter dedans, ils s’embrassèrent, ce qui fit rire le public amassé sur le pont. Et M. Paul, prenant ses rames, partit aussi pour la Grenouillère.

Quand ils arrivèrent, il allait être trois heures, et le grand café flottant regorgeait de monde.

L’immense radeau, couvert d’un toit goudronné que supportent des colonnes de bois, est relié à l’île charmante de Croissy par deux passerelles dont l’une pénètre au milieu de cet établissement aquatique, tandis que l’autre en fait communiquer l’extrémité avec un îlot minuscule planté d’un arbre et surnommé le « Pot-à-Fleurs », et, de là, gagne la terre auprès du bureau des bains.

M. Paul attacha son embarcation le long de l’établissement, il escalada la balustrade du café, puis, prenant les mains de sa maîtresse, il l’enleva, et tous deux s’assirent au bout d’une table, face à face.

De l’autre côté du fleuve, sur le chemin de halage, une longue file d’équipages s’alignait. Les fiacres alternaient avec de fines voitures de gommeux : les uns lourds, au ventre énorme écrasant les ressorts, attelés d’une rosse au cou tombant, aux genoux cassés ; les autres sveltes, élancées sur des roues minces, avec des chevaux aux jambes grêles et tendues, au cou dressé, au mors neigeux d’écume, tandis que le cocher, gourmé dans sa livrée, la tête raide en son grand col, demeurait les reins inflexibles et le fouet sur un genou.

La berge était couverte de gens qui s’en venaient par familles, ou par bandes, ou deux par deux, ou solitaires. Ils arrachaient des brins d’herbe, descendaient jusqu’à l’eau, remontaient sur le chemin, et tous, arrivés au même endroit, s’arrêtaient, attendant le passeur. Le lourd bachot allait sans fin d’une rive à l’autre, déchargeant dans l’île ses voyageurs.

Le bras de la rivière (qu’on appelle le bras mort), sur lequel donne ce ponton à consommations, semblait dormir, tant le courant était faible. Des flottes de yoles, de skifs, de périssoires, de podoscaphes, de gigs, d’embarcations de toute forme et de toute nature, filaient sur l’onde immobile, se croisant, se mêlant, s’abordant, s’arrêtant brusquement d’une secousse des bras pour s’élancer de nouveau sous une brusque tension des muscles, et glisser vivement comme de longs poissons jaunes ou rouges.

Il en arrivait d’autres sans cesse : les unes de Chatou, en amont ; les autres de Bougival, en aval ; et des rires allaient sur l’eau d’une barque à l’autre, des appels, des interpellations ou des engueulades. Les canotiers exposaient à l’ardeur du jour la chair brunie et bosselée de leurs biceps ; et, pareilles à des fleurs étranges, à des fleurs qui nageraient, les ombrelles de soie rouge, verte, bleue ou jaune des barreuses s’épanouissaient à l’arrière des canots.

Un soleil de juillet flambait au milieu du ciel ; l’air semblait plein d’une gaieté brûlante ; aucun frisson de brise ne remuait les feuilles des saules et des peupliers.

Là-bas, en face, l’inévitable Mont-Valérien étageait dans la lumière crue ses talus fortifiés ; tandis qu’à droite, l’adorable coteau de Louveciennes, tournant avec le fleuve, s’arrondissait en demi-cercle, laissant passer par place, à travers la verdure puissante et sombre des grands jardins, les blanches murailles des maisons de campagne.

Aux abords de la Grenouillère, une foule de promeneurs circulait sous les arbres géants qui font de ce coin d’île le plus délicieux parc du monde. Des femmes, des filles aux cheveux jaunes, aux seins démesurément rebondis, à la croupe exagérée, au teint plâtré de fard, aux yeux charbonnés, aux lèvres sanguinolentes, lacées, sanglées en des robes extravagantes, traînaient sur les frais gazons le mauvais goût criard de leurs toilettes ; tandis qu’à côté d’elles des jeunes gens posaient en leurs accoutrements de gravures de modes, avec des gants clairs, des bottes vernies, des badines grosses comme un fil et des monocles ponctuant la niaiserie de leur sourire.

L’île est étranglée juste à la Grenouillère, et sur l’autre bord, où un bac aussi fonctionne amenant sans cesse les gens de Croissy, le bras rapide, plein de tourbillons, de remous, d’écume, roule avec des allures de torrent. Un détachement de pontonniers, en uniforme d’artilleurs, est campé sur cette berge, et les soldats, assis en ligne sur une longue poutre, regardaient couler l’eau.

Dans l’établissement flottant, c’était une cohue furieuse et hurlante. Les tables de bois, où les consommations répandues faisaient de minces ruisseaux poisseux, étaient couvertes de verres à moitié vides et entourées de gens à moitié gris. Toute cette foule criait, chantait, braillait. Les hommes, le chapeau en arrière, la face rougie, avec des yeux luisants d’ivrognes, s’agitaient en vociférant par un besoin de tapage naturel aux brutes. Les femmes, cherchant une proie pour le soir, se faisaient payer à boire en attendant ; et, dans l’espace libre entre les tables, dominait le public ordinaire du lieu, un bataillon de canotiers chahuteurs avec leurs compagnes en courte jupe de flanelle.

Un d’eux se démenait au piano et semblait jouer des pieds et des mains ; quatre couples bondissaient un quadrille ; et des jeunes gens les regardaient, élégants, corrects, qui auraient semblé comme il faut si la tare, malgré tout, n’eût apparu.

Car on sent là, à pleines narines, toute l’écume du monde, toute la crapulerie distinguée, toute la moisissure de la société parisienne : mélange de calicots, de cabotins, d’infimes journalistes, de gentilshommes en curatelle, de boursicotiers véreux, de noceurs tarés, de vieux viveurs pourris ; cohue interlope de tous les êtres suspects, à moitié connus, à moitié perdus, à moitié salués, à moitié déshonorés, filous, fripons, procureurs de femmes, chevaliers d’industrie à l’allure digne, à l’air matamore qui semble dire : « Le premier qui me traite de gredin, je le crève. »

Ce lieu sue la bêtise, pue la canaillerie et la galanterie de bazar. Mâles et femelles s’y valent. Il y flotte une odeur d’amour, et l’on s’y bat pour un oui ou pour un non, afin de soutenir des réputations vermoulues que les coups d’épée et les balles de pistolet ne font que crever davantage.

Quelques habitants des environs y passent en curieux, chaque dimanche ; quelques jeunes gens, très jeunes, y apparaissent chaque année, apprenant à vivre. Des promeneurs, flânant, s’y montrent ; quelques naïfs s’y égarent.

C’est, avec raison, nommé la Grenouillère. À côté du radeau couvert où l’on boit, et tout près du « Pot-à-Fleurs », on se baigne. Celles des femmes dont les rondeurs sont suffisantes viennent là montrer à nu leur étalage et faire le client. Les autres, dédaigneuses, bien qu’amplifiées par le coton, étayées de ressorts, redressées par-ci, modifiées par-là, regardent d’un air méprisant barboter leurs sœurs.

Sur une petite plate-forme, les nageurs se pressent pour piquer leur tête. Ils sont longs comme des échalas, ronds comme des citrouilles, noueux comme des branches d’olivier, courbés en avant ou rejetés en arrière par l’ampleur du ventre, et, invariablement laids, ils sautent dans l’eau qui rejaillit jusque sur les buveurs du café.

Malgré les arbres immenses penchés sur la maison flottante et malgré le voisinage de l’eau, une chaleur suffocante emplissait ce lieu. Les émanations des liqueurs répandues se mêlaient à l’odeur des corps et à celle des parfums violents dont la peau des marchandes d’amour est pénétrée et qui s’évaporaient dans cette fournaise. Mais sous toutes ces senteurs diverses flottait un arôme léger de poudre de riz qui parfois disparaissait, reparaissait, qu’on retrouvait toujours, comme si quelque main cachée eût secoué dans l’air une houppe invisible.

Le spectacle était sur le fleuve, où le va-et-vient incessant des barques tirait les yeux. Les canotières s’étalaient dans leur fauteuil en face de leurs mâles aux forts poignets, et elles considéraient avec mépris les quêteuses de dîners rôdant par l’île.

Quelquefois, quand une équipe lancée passait à toute vitesse, les amis descendus à terre poussaient des cris, et tout le public, subitement pris de folie, se mettait à hurler.

Au coude de la rivière, vers Chatou, se montraient sans cesse des barques nouvelles. Elles approchaient, grandissaient, et, à mesure qu’on reconnaissait les visages, d’autres vociférations partaient.

Un canot couvert d’une tente et monté par quatre femmes descendait lentement le courant. Celle qui ramait était petite, maigre, fanée, vêtue d’un costume de mousse avec ses cheveux relevés sous un chapeau ciré. En face d’elle, une grosse blondasse habillée en homme, avec un veston de flanelle blanche, se tenait couchée sur le dos au fond du bateau, les jambes en l’air sur le banc des deux côtés de la rameuse, et elle fumait une cigarette, tandis qu’à chaque effort des avirons sa poitrine et son ventre frémissaient, ballottés par la secousse. Tout à l’arrière, sous la tente, deux belles filles grandes et minces, l’une brune et l’autre blonde, se tenaient par la taille en regardant sans cesse leurs compagnes.

Un cri partit de la Grenouillère : « V’là Lesbos ! » et, tout à coup, ce fut une clameur furieuse ; une bousculade effrayante eut lieu ; les verres tombaient ; on montait sur les tables ; tous, dans un délire de bruit, vociféraient : « Lesbos ! Lesbos ! Lesbos ! » Le cri roulait, devenait indistinct, ne formait plus qu’une sorte de hurlement effroyable, puis, soudain, il semblait s’élancer de nouveau, monter par l’espace, couvrir la plaine, emplir le feuillage épais des grands arbres, s’étendre aux lointains coteaux, aller jusqu’au soleil.

La rameuse, devant cette ovation, s’était arrêtée tranquillement. La grosse blonde étendue au fond du canot tourna la tête d’un air nonchalant, se soulevant sur les coudes ; et les deux belles filles, à l’arrière, se mirent à rire en saluant la foule.

Alors la vocifération redoubla, faisant trembler l’établissement flottant. Les hommes levaient leurs chapeaux, les femmes agitaient leurs mouchoirs, et toutes les voix, aiguës ou graves, criaient ensemble : « Lesbos ! » On eût dit que ce peuple, ce ramassis de corrompus, saluait un chef, comme ces escadres qui tirent le canon quand un amiral passe sur leur front.

La flotte nombreuse des barques acclamait aussi le canot des femmes, qui repartit de son allure somnolente pour aborder un peu plus loin.

M. Paul, au contraire des autres, avait tiré une clef de sa poche, et, de toute sa force, il sifflait. Sa maîtresse, nerveuse, pâlie encore, lui tenait le bras pour le faire taire et elle le regardait cette fois avec une rage dans les yeux. Mais lui, semblait exaspéré, comme soulevé par une jalousie d’homme, par une fureur profonde, instinctive, désordonnée. Il balbutia, les lèvres tremblantes d’indignation :

« C’est honteux ! on devrait les noyer comme des chiennes, avec une pierre au cou. »

Mais Madeleine, brusquement, s’emporta ; sa petite voix aigre devint sifflante, et elle parlait avec volubilité, comme pour plaider sa propre cause :

« Est-ce que ça te regarde, toi ? Sont-elles pas libres de faire ce qu’elles veulent, puisqu’elles ne doivent rien à personne ? Fiche-nous la paix avec tes manières et mêle-toi de tes affaires… »

Mais il lui coupa la parole.

« C’est la police que ça regarde, et je les ferai flanquer à Saint-Lazare, moi ! »

Elle eut un soubresaut !

« Toi !

— Oui, moi ! Et, en attendant je te défends de leur parler, tu entends, je te le défends. »

Alors elle haussa les épaules, et calmée tout à coup :

« Mon petit, je ferai ce qui me plaira ; si tu n’es pas content, file, et tout de suite. Je ne suis pas ta femme, n’est-ce pas ? Alors tais-toi. »

Il ne répondit pas et ils restèrent face à face, avec la bouche crispée et la respiration rapide.

À l’autre bout du grand café de bois, les quatre femmes faisaient leur entrée. Les deux costumées en hommes marchaient devant : l’une maigre, pareille à un garçonnet vieillot, avec des teintes jaunes sur les tempes ; l’autre, emplissant de sa graisse ses vêtements de flanelle blanche, bombant de sa croupe le large pantalon, se balançait comme une oie grasse, ayant les cuisses énormes et les genoux rentrés. Leurs deux amies les suivaient et la foule des canotiers venait leur serrer les mains.

Elles avaient loué toutes les quatre un petit chalet au bord de l’eau, et elles vivaient là, comme auraient vécu deux ménages.

Leur vice était public, officiel, patent. On en parlait comme d’une chose naturelle, qui les rendait presque sympathiques, et l’on chuchotait tout bas des histoires étranges, des drames nés de furieuses jalousies féminines, et des visites secrètes de femmes connues, d’actrices, à la petite maison du bord de l’eau.

Un voisin, révolté de ces bruits scandaleux, avait prévenu la gendarmerie, et le brigadier, suivi d’un homme, était venu faire une enquête. La mission était délicate ; on ne pouvait, en somme, rien reprocher à ces femmes, qui ne se livraient point à la prostitution. Le brigadier, fort perplexe, ignorant même à peu près la nature des délits soupçonnés, avait interrogé à l’aventure, et fait un rapport monumental concluant à l’innocence.

On en avait ri jusqu’à Saint-Germain.

Elles traversaient à petits pas, comme des reines, l’établissement de la Grenouillère ; et elles semblaient fières de leur célébrité, heureuses des regards fixés sur elles, supérieures à cette foule, à cette tourbe, à cette plèbe.

Madeleine et son amant les regardaient venir, et dans l’œil de la fille une flamme s’allumait.

Lorsque les deux premières furent au bout de la table, Madeleine cria : « Pauline ! » La grosse se retourna, s’arrêta, tenant toujours le bras de son moussaillon femelle :

« Tiens ! Madeleine… Viens donc me parler, ma chérie. »

Paul crispa ses doigts sur le poignet de sa maîtresse ; mais elle lui dit d’un tel air : « Tu sais, mon p’tit, tu peux filer », qu’il se tut et resta seul.

Alors elles causèrent tout bas, debout, toutes les trois. Des gaietés heureuses passaient sur leurs lèvres ; elles parlaient vite ; et Pauline, par instants, regardait Paul à la dérobée avec un sourire narquois et méchant.

À la fin, n’y tenant plus, il se leva soudain et fut près d’elle d’un élan, tremblant de tous ses membres. Il saisit Madeleine par les épaules : « Viens, je le veux, dit-il, je t’ai défendu de parler à ces gueuses. »

Mais Pauline éleva la voix et se mit à l’engueuler avec son répertoire de poissarde. On riait alentour ; on s’approchait ; on se haussait sur le bout des pieds afin de mieux voir. Et lui restait interdit sous cette pluie d’injures fangeuses ; il lui semblait que les mots sortant de cette bouche et tombant sur lui le salissaient comme des ordures, et, devant le scandale qui commençait, il recula, retourna sur ses pas, et s’accouda sur la balustrade vers le fleuve, le dos tourné aux trois femmes victorieuses.

Il resta là, regardant l’eau, et parfois, avec un geste rapide, comme s’il l’eût arrachée, il enlevait d’un doigt nerveux une larme formée au coin de son œil.

C’est qu’il aimait éperdument, sans savoir pourquoi, malgré ses instincts délicats, malgré sa raison, malgré sa volonté même. Il était tombé dans cet amour comme on tombe dans un trou bourbeux. D’une nature attendrie et fine, il avait rêvé des liaisons exquises, idéales et passionnées ; et voilà que ce petit criquet de femme, bête, comme toutes les filles, d’une bêtise exaspérante, pas jolie même, maigre et rageuse, l’avait pris, captivé, possédé des pieds à la tête, corps et âme. Il subissait cet ensorcellement féminin, mystérieux et tout-puissant, cette force inconnue, cette domination prodigieuse, venue on ne sait d’où, du démon de la chair, et qui jette l’homme le plus sensé aux pieds d’une fille quelconque sans que rien en elle explique son pouvoir fatal et souverain.

Et là, derrière son dos, il sentait qu’une chose infâme s’apprêtait. Des rires lui entraient au cœur. Que faire ? Il le savait bien, mais ne le pouvait pas.

Il regardait fixement, sur la berge en face, un pêcheur à la ligne immobile.

Soudain le bonhomme enleva brusquement du fleuve un petit poisson d’argent qui frétillait au bout du fil. Puis il essaya de retirer son hameçon, le tordit, le tourna, mais en vain ; alors, pris d’impatience, il se mit à tirer, et tout le gosier saignant de la bête sortit avec un paquet d’entrailles. Et Paul frémit, déchiré lui-même jusqu’au cœur ; il lui sembla que cet hameçon c’était son amour, et que, s’il fallait l’arracher, tout ce qu’il avait dans la poitrine sortirait ainsi au bout d’un fer recourbé, accroché au fond de lui, et dont Madeleine tenait le fil.

Une main se posa sur son épaule ; il eut un sursaut, se tourna ; sa maîtresse était à son côté. Ils ne se parlèrent pas ; et elle s’accouda comme lui à la balustrade, les yeux fixés sur la rivière.

Il cherchait ce qu’il devait dire, et ne trouvait rien. Il ne parvenait même pas à démêler ce qui se passait en lui ; tout ce qu’il éprouvait, c’était une joie de la sentir là, près de lui, revenue, et une lâcheté honteuse, un besoin de pardonner tout, de tout permettre pourvu qu’elle ne le quittât point.

Enfin, au bout de quelques minutes, il lui demanda d’une voix très douce : « Veux-tu que nous nous en allions ? il ferait meilleur dans le bateau. »

Elle répondit : « Oui, mon chat. »

Et il l’aida à descendre dans la yole, la soutenant, lui serrant les mains, tout attendri, avec quelques larmes encore dans les yeux. Alors elle le regarda en souriant et ils s’embrassèrent de nouveau.

Ils remontèrent le fleuve tout doucement, longeant la rive plantée de saules, couverte d’herbes, baignée et tranquille dans la tiédeur de l’après-midi.

Lorsqu’ils furent revenus au restaurant Grillon, il était à peine six heures ; alors, laissant leur yole, ils partirent à pied dans l’île, vers Bezons, à travers les prairies, le long des hauts peupliers qui bordent le fleuve.

Les grands foins, prêts à être fauchés, étaient remplis de fleurs. Le soleil qui baissait étalait dessus une nappe de lumière rousse, et, dans la chaleur adoucie du jour finissant, les flottantes exhalaisons de l’herbe se mêlaient aux humides senteurs du fleuve, imprégnaient l’air d’une langueur tendre, d’un bonheur léger, comme d’une vapeur de bien-être.

Une molle défaillance venait aux cœurs, et une espèce de communion avec cette splendeur calme du soir, avec ce vague et mystérieux frisson de vie épandue, avec cette poésie pénétrante, mélancolique, qui semblait sortir des plantes, des choses, s’épanouir, révélée aux sens en cette heure douce et recueillie.

Il sentait tout cela, lui ; mais elle ne le comprenait pas, elle. Ils marchaient côte à côte ; et soudain, lasse de se taire, elle chanta. Elle chanta de sa voix aigrelette et fausse quelque chose qui courait les rues, un air traînant dans les mémoires, qui déchira brusquement la profonde et sereine harmonie du soir.

Alors il la regarda, et il sentit entre eux un infranchissable abîme. Elle battait les herbes de son ombrelle, la tête un peu baissée, contemplant ses pieds, et chantant, filant des sons, essayant des roulades, osant des trilles.

Son petit front, étroit, qu’il aimait tant, était donc vide, vide ! Il n’y avait là-dedans que cette musique de serinette ; et les pensées qui s’y formaient par hasard étaient pareilles à cette musique. Elle ne comprenait rien de lui ; ils étaient plus séparés que s’ils ne vivaient pas ensemble. Ses baisers n’allaient donc jamais plus loin que les lèvres ?

Alors elle releva les yeux vers lui et sourit encore. Il fut remué jusqu’aux moelles, et, ouvrant les bras, dans un redoublement d’amour, il l’étreignit passionnément.

Comme il chiffonnait sa robe, elle finit par se dégager, en murmurant par compensation : « Va, je t’aime bien, mon chat. »

Mais il la saisit par la taille, et, pris de folie, l’entraîna en courant ; et il l’embrassait sur la joue, sur la tempe, sur le cou, tout en sautant d’allégresse. Ils s’abattirent, haletants, au pied d’un buisson incendié par les rayons du soleil couchant, et, avant d’avoir repris haleine, ils s’unirent, sans qu’elle comprît son exaltation.

Ils revenaient en se tenant les deux mains, quand soudain, à travers les arbres, ils aperçurent sur la rivière le canot monté par les quatre femmes. La grosse Pauline aussi les vit, car elle se redressa, envoyant à Madeleine des baisers. Puis elle cria : « À ce soir ! »

Madeleine répondit : « À ce soir ! »

Paul crut sentir soudain son cœur enveloppé de glace.

Et ils rentrèrent pour dîner.

Ils s’installèrent sous une des tonnelles au bord de l’eau et se mirent à manger en silence. Quand la nuit fut venue, on apporta une bougie, enfermée dans un globe de verre, qui les éclairait d’une lueur faible et vacillante ; et l’on entendait à tout moment les explosions de cris des canotiers dans la grande salle du premier.

Vers le dessert, Paul, prenant tendrement la main de Madeleine, lui dit : « Je me sens très fatigué, ma mignonne ; si tu veux, nous nous coucherons de bonne heure. »

Mais elle avait compris la ruse, et elle lui lança ce regard énigmatique, ce regard à perfidies qui apparaît si vite au fond de l’œil de la femme. Puis, après avoir réfléchi, elle répondit : « Tu te coucheras si tu veux, moi j’ai promis d’aller au bal de la Grenouillère. »

Il eut un sourire lamentable, un de ces sourires dont on voile, les plus horribles souffrances, mais il répondit d’un ton caressant et navré : « Si tu étais bien gentille nous resterions tous les deux. » Elle fit « non » de la tête sans ouvrir la bouche. Il insista : « T’en prie ! ma bichette. » Alors elle rompit brusquement : « Tu sais ce que je t’ai dit. Si tu n’es pas content, la porte est ouverte. On ne te retient pas. Quant à moi, j’ai promis : j’irai. »

Il posa ses deux coudes sur la table, enferma son front dans ses mains, et resta là, rêvant douloureusement.

Les canotiers redescendirent en braillant toujours. Ils repartaient dans leurs yoles pour le bal de la Grenouillère.

Madeleine dit à Paul : « Si tu ne viens pas, décide-toi, je demanderai à un de ces messieurs de me conduire. »

Paul se leva : « Allons ! » murmura-t-il.

Et ils partirent.

La nuit était noire, pleine d’astres, parcourue par une haleine embrasée, par un souffle pesant, chargé d’ardeurs, de fermentations, de germes vifs qui, mêlés à la brise, l’alentissaient. Elle promenait sur les visages une caresse chaude, faisait respirer plus vite, haleter un peu, tant elle semblait épaissie et lourde.

Les yoles se mettaient en route, portant à l’avant une lanterne vénitienne. On ne distinguait point les embarcations, mais seulement ces petits falots de couleur, rapides et dansants, pareils à des lucioles en délire ; et des voix couraient dans l’ombre de tous côtés.

La yole des deux jeunes gens glissait doucement. Parfois, quand un bateau lancé passait près d’eux, ils apercevaient soudain le dos blanc du canotier éclairé par sa lanterne.

Lorsqu’ils eurent tourné le coude de la rivière, la Grenouillère leur apparut dans le lointain. L’établissement en fête était orné de girandoles, de guirlandes en veilleuses de couleur, de grappes de lumières. Sur la Seine circulaient lentement quelques gros bachots représentant des dômes, des pyramides, des monuments compliqués en feux de toutes nuances. Des festons enflammés traînaient jusqu’à l’eau ; et quelquefois un falot rouge ou bleu, au bout d’une immense canne à pêche invisible, semblait une grosse étoile balancée.

Toute cette illumination répandait une lueur alentour du café, éclairait de bas en haut les grands arbres de la berge dont le tronc se détachait en gris pâle, et les feuilles en vert laiteux, sur le noir profond des champs et du ciel.

L’orchestre, composé de cinq artistes de banlieue, jetait au loin sa musique de bastringue, maigre et sautillante, qui fit de nouveau chanter Madeleine.

Elle voulut tout de suite entrer. Paul désirait auparavant faire un tour dans l’île ; mais il dut céder.

L’assistance s’était épurée. Les canotiers presque seuls restaient avec quelques bourgeois clairsemés et quelques jeunes gens flanqués de filles. Le directeur et organisateur de ce cancan, majestueux dans un habit noir fatigué, promenait en tous sens sa tête ravagée de vieux marchand de plaisirs publics à bon marché.

La grosse Pauline et ses compagnes n’étaient pas là ; et Paul respira.

On dansait : les couples face à face cabriolaient éperdument, jetaient leurs jambes en l’air jusqu’au nez des vis-à-vis.

Les femelles, désarticulées des cuisses, bondissaient dans un envolement de jupes révélant leurs dessous. Leurs pieds s’élevaient au-dessus de leurs têtes avec une facilité surprenante, et elles balançaient leurs ventres, frétillaient de la croupe, secouaient leurs seins, répandant autour d’elles une senteur énergique de femmes en sueur.

Les mâles s’accroupissaient comme des crapauds avec des gestes obscènes, se contorsionnaient, grimaçants et hideux, faisaient la roue sur les mains, ou bien, s’efforçant d’être drôles, esquissaient des manières avec une grâce ridicule.

Une grosse bonne et deux garçons servaient les consommations.

Ce café-bateau, couvert seulement d’un toit, n’ayant aucune cloison qui le séparât du dehors, la danse échevelée s’étalait en face de la nuit pacifique et du firmament poudré d’astres.

Tout à coup le Mont-Valérien, là-bas, en face, sembla s’éclairer comme si un incendie se fût allumé derrière. La lueur s’étendit, s’accentua, envahissant peu à peu le ciel, décrivant un grand cercle lumineux, d’une lumière pâle et blanche. Puis quelque chose de rouge apparut, grandit, d’un rouge ardent comme un métal sur l’enclume. Cela se développait lentement en rond, semblait sortir de terre ; et la lune, se détachant bientôt de l’horizon, monta doucement dans l’espace. À mesure qu’elle s’élevait, sa nuance pourpre s’atténuait, devenait jaune, d’un jaune clair, éclatant ; et l’astre paraissait diminuer à mesure qu’il s’éloignait.

Paul le regardait depuis longtemps, perdu dans cette contemplation, oubliant sa maîtresse. Quand il se retourna, elle avait disparu.

Il la chercha, mais ne la trouva pas. Il parcourait les tables d’un œil anxieux, allant et revenant sans cesse, interrogeant l’un et l’autre. Personne ne l’avait vue.

Il errait ainsi, martyrisé d’inquiétude, quand un des garçons lui dit : « C’est Mme Madeleine que vous cherchez. Elle vient de partir tout à l’heure en compagnie de Mme Pauline. » Et, au même moment, Paul apercevait, debout à l’autre extrémité du café, le mousse et les deux belles filles, toutes trois liées par la taille, et qui le guettaient en chuchotant.

Il comprit, et, comme un fou, s’élança dans l’île.

Il courut d’abord vers Chatou ; mais, devant la plaine, il retourna sur ses pas. Alors il se mit à fouiller l’épaisseur des taillis, à vagabonder éperdument, s’arrêtant parfois pour écouter.

Les crapauds, par tout l’horizon, lançaient leur note métallique et courte.

Vers Bougival, un oiseau inconnu modulait quelques sons qui arrivaient affaiblis par la distance. Sur les larges gazons la lune versait une molle clarté, comme une poussière de ouate ; elle pénétrait les feuillages, faisait couler sa lumière sur l’écorce argentée des peupliers, criblait de sa pluie brillante les sommets frémissants des grands arbres. La grisante poésie de cette soirée d’été entrait dans Paul malgré lui, traversait son angoisse affolée, remuait son cœur avec une ironie féroce, développant jusqu’à la rage en son âme douce et contemplative des besoins d’idéale tendresse, d’épanchements passionnés dans le sein d’une femme adorée et fidèle.

Il fut contraint de s’arrêter, étranglé par des sanglots précipités, déchirants.

La crise passée, il repartit.

Soudain il reçut comme un coup de couteau ; on s’embrassait, là, derrière ce buisson. Il y courut ; c’était un couple amoureux, dont les deux silhouettes s’éloignèrent vivement à son approche, enlacées, unies dans un baiser sans fin.

Il n’osait pas appeler, sachant bien qu’Elle ne répondrait point ; et il avait aussi une peur affreuse de les découvrir tout à coup.

Les ritournelles des quadrilles avec les solos déchirants du piston, les rires faux de la flûte, les rages aiguës du violon lui tiraillaient le cœur, exaspérant sa souffrance. La musique enragée, boitillante, courait sous les arbres, tantôt affaiblie, tantôt grossie dans un souffle passager de brise.

Tout à coup il se dit qu’Elle était revenue peut-être ? Oui ! elle était revenue ! pourquoi pas ? Il avait perdu la tête sans raison, stupidement, emporté par ses terreurs, par les soupçons désordonnés qui l’envahissaient depuis quelque temps.

Et, saisi par une de ces accalmies singulières qui traversent parfois les plus grands désespoirs, il retourna vers le bal.

D’un coup d’œil il parcourut la salle. Elle n’était pas là. Il fit le tour des tables, et brusquement se trouva de nouveau face à face avec les trois femmes. Il avait apparemment une figure désespérée et drôle, car toutes trois ensemble éclatèrent de gaieté.

Il se sauva, repartit dans l’île, se rua à travers les taillis, haletant. — Puis il écouta de nouveau, — il écouta longtemps, car ses oreilles bourdonnaient ; mais, enfin, il crut entendre un peu plus loin un petit rire perçant qu’il connaissait bien ; et il avança tout doucement, rampant, écartant les branches, la poitrine tellement secouée par son cœur qu’il ne pouvait respirer.

Deux voix murmuraient des paroles qu’il n’entendait pas encore. Puis elles se turent.

Alors il eut une envie immense de fuir, de ne pas voir, de ne pas savoir, de se sauver pour toujours, loin de cette passion furieuse qui le ravageait. Il allait retourner à Chatou, prendre le train, et ne reviendrait plus, ne la reverrait plus jamais. Mais son image brusquement l’envahit, et il l’aperçut en sa pensée quand elle s’éveillait au matin, dans leur lit tiède, se pressait câline contre lui, jetant ses bras à son cou, avec ses cheveux répandus, un peu mêlés sur le front, avec ses yeux fermés encore et ses lèvres ouvertes pour le premier baiser ; et le souvenir subit de cette caresse matinale l’emplit d’un regret frénétique et d’un désir forcené.

On parlait de nouveau ; et il s’approcha, courbé en deux. Puis un léger cri courut sous les branches tout près de lui. Un cri ! Un de ces cris d’amour qu’il avait appris à connaître aux heures éperdues de leur tendresse. Il avançait encore, toujours, comme malgré lui, attiré invinciblement, sans avoir conscience de rien… et il les vit.

Oh ! si c’eût été un homme, l’autre ! mais cela ! cela ! Il se sentait enchaîné par leur infamie même. Et il restait là, anéanti, bouleversé, comme s’il eût découvert tout à coup un cadavre cher et mutilé, un crime contre nature, monstrueux, une immonde profanation.

Alors, dans un éclair de pensée involontaire, il songea au petit poisson dont il avait vu arracher les entrailles… Mais Madeleine murmura : « Pauline ! » du même ton passionné qu’elle disait : « Paul ! » et il fut traversé d’une telle douleur qu’il s’enfuit de toutes ses forces.

Il heurta deux arbres, tomba sur une racine, repartit, et se trouva soudain devant le fleuve, devant le bras rapide éclairé par la lune. Le courant torrentueux faisait de grands tourbillons où se jouait la lumière. La berge haute dominait l’eau comme une falaise, laissant à son pied une large bande obscure où les remous s’entendaient dans l’ombre.

Sur l’autre rive, les maisons de campagne de Croissy s’étageaient en pleine clarté.

Paul vit tout cela comme dans un songe, comme à travers un souvenir ; il ne songeait à rien, ne comprenait rien, et toutes les choses, son existence même, lui apparaissaient vaguement, lointaines, oubliées, finies.

Le fleuve était là. Comprit-il ce qu’il faisait ? Voulut-il mourir ? Il était fou. Il se retourna cependant vers l’île, vers Elle ; et, dans l’air calme de la nuit où dansaient toujours les refrains affaiblis et obstinés du bastringue, il lança d’une voix désespérée, suraiguë, surhumaine, un effroyable cri : « Madeleine ! »

Son appel déchirant traversa le large silence du ciel, courut par tout l’horizon.

Puis, d’un bond formidable, d’un bond de bête, il sauta dans la rivière. L’eau jaillit, se referma, et, de la place où il avait disparu, une succession de grands cercles partit, élargissant jusqu’à l’autre berge leurs ondulations brillantes.

Les deux femmes avaient entendu. Madeleine se dressa : « C’est Paul. » Un soupçon surgit en son âme. « Il s’est noyé », dit-elle. Et elle s’élança vers la rive, où la grosse Pauline la rejoignit.

Un lourd bachot monté par deux hommes tournait et retournait sur place. Un des bateliers ramait, l’autre enfonçait dans l’eau un grand bâton et semblait chercher quelque chose. Pauline cria : « Que faites-vous ? Qu’y a-t-il ? » Une voix inconnue répondit : « C’est un homme qui vient de se noyer. »

Les deux femmes, pressées l’une contre l’autre, hagardes, suivaient les évolutions de la barque. La musique de la Grenouillère folâtrait toujours au loin, semblait accompagner en cadence les mouvements des sombres pêcheurs ; et la rivière, qui cachait maintenant un cadavre, tournoyait, illuminée.

Les recherches se prolongeaient. L’attente horrible faisait grelotter Madeleine. Enfin, après une demi-heure au moins, un des hommes annonça : « Je le tiens ! » Et il fit remonter sa longue gaffe doucement, tout doucement. Puis quelque chose de gros apparut à la surface de l’eau. L’autre marinier quitta ses rames, et tous deux, unissant leurs forces, halant sur la masse inerte, la firent culbuter dans leur bateau.

Ensuite ils gagnèrent la terre, en cherchant une place éclairée et basse. Au moment où ils abordaient, les femmes arrivaient aussi.

Dès qu’elle le vit, Madeleine recula d’horreur. Sous la lumière de la lune, il semblait vert déjà, avec sa bouche, ses yeux, son nez, ses habits pleins de vase. Ses doigts fermés et raidis étaient affreux. Une espèce d’enduit noirâtre et liquide couvrait tout son corps. La figure paraissait enflée, et de ses cheveux collés par le limon une eau sale coulait sans cesse.

Les deux hommes l’examinèrent.

« Tu le connais ? » dit l’un.

L’autre, le passeur de Croissy, hésitait : « Oui, il me semble bien que j’ai vu cette tête-là ; mais tu sais, comme ça, on ne reconnaît pas bien. » Puis, soudain : « Mais c’est M. Paul !

— Qui ça, M. Paul ? » demanda son camarade.

Le premier reprit :

« Mais M. Paul Baron, le fils du sénateur, ce p’tit qu’était si amoureux. »

L’autre ajouta philosophiquement :

« Eh bien, il a fini de rigoler maintenant ; c’est dommage tout de même quand on est riche ! »

Madeleine sanglotait, tombée par terre. Pauline s’approcha du corps et demanda : « Est-ce qu’il est bien mort ? — tout à fait ? »

Les hommes haussèrent les épaules : « Oh ! après ce temps-là ! pour sûr. »

Puis l’un d’eux interrogea : « C’est chez Grillon qu’il logeait ?

— Oui, reprit l’autre ; faut le reconduire, y aura de la braise. »

Ils remontèrent dans leur bateau et repartirent, s’éloignant lentement à cause du courant rapide ; et longtemps encore après qu’on ne les vit plus de la place où les femmes étaient restées, on entendit tomber dans l’eau les coups réguliers des avirons.

Alors Pauline prit dans ses bras la pauvre Madeleine éplorée, la câlina, l’embrassa longtemps, la consola : « Que veux-tu, ce n’est point ta faute, n’est-ce pas ? On ne peut pourtant pas empêcher les hommes de faire des bêtises. Il l’a voulu, tant pis pour lui, après tout ! » Puis, la relevant : « Allons, ma chérie, viens-t’en coucher à la maison ; tu ne peux pas rentrer chez Grillon ce soir. » Elle l’embrassa de nouveau : « Va, nous te guérirons », dit-elle.

Madeleine se releva, et, pleurant toujours, mais avec des sanglots affaiblis, la tête sur l’épaule de Pauline, comme réfugiée dans une tendresse plus intime et plus sûre, plus familière et plus confiante, elle partit à tout petits pas.


<t Par un soir de printemps>

Par un soir de printemps

Jeanne allait épouser son cousin Jacques. Ils se connaissaient depuis l’enfance et l’amour ne prenait point entre eux les formes cérémonieuses qu’il garde généralement dans le monde. Ils avaient été élevés ensemble sans se douter qu’ils s’aimaient. La jeune fille, un peu coquette, faisait bien quelques agaceries innocentes au jeune homme ; elle le trouvait gentil, en outre, et bon garçon, et chaque fois qu’elle le revoyait, elle l’embrassait de tout son cœur, mais sans frisson, sans ce frisson qui semble plisser la chair, du bout des mains au bout des pieds.

Lui, il pensait tout simplement : « Elle est mignonne, ma petite cousine » ; et il songeait à elle avec cette espèce d’attendrissement instinctif qu’un homme éprouve toujours pour une jolie fille. Ses réflexions n’allaient pas plus loin.

Puis voilà qu’un jour Jeanne entendit par hasard sa mère dire à sa tante (à sa tante Alberte, car la tante Lison était restée vieille fille) : « Je t’assure qu’ils s’aimeront tout de suite, ces enfants-là ; ça se voit. Quant à moi, Jacques est absolument le gendre que je rêve. »

Et immédiatement Jeanne s’était mise à adorer son cousin Jacques. Alors elle avait rougi en le voyant, sa main avait tremblé dans la main du jeune homme ; ses yeux se baissaient quand elle rencontrait son regard, et elle faisait des manières pour se laisser embrasser par lui ; si bien qu’il s’était aperçu de tout cela. Il avait compris, et dans un élan où se trouvait autant de vanité satisfaite que d’affection véritable, il avait saisi à pleins bras sa cousine en lui soufflant dans l’oreille : « Je t’aime, je t’aime ! »

À partir de ce jour, ça n’avait été que roucoulements, galanteries, etc., un déploiement de toutes les façons amoureuses que leur intimité passée rendait sans gêne et sans embarras. Au salon, Jacques embrassait sa fiancée devant les trois vieilles femmes, les trois sœurs, sa mère, la mère de Jeanne, et sa tante Lison. Il se promenait avec elle, seuls tous deux, des jours entiers dans les bois, le long de la petite rivière, à travers les prairies humides où l’herbe était criblée de fleurs des champs. Et ils attendaient le moment fixé pour leur union, sans impatience trop vive, mais enveloppés, roulés dans une tendresse délicieuse, savourant le charme exquis des insignifiantes caresses, des doigts pressés, des regards passionnés, si longs que les âmes semblent se mêler ; et vaguement tourmentés par le désir encore indécis des grandes étreintes, sentant comme des inquiétudes à leurs lèvres qui s’appelaient, semblaient se guetter, s’attendre, se promettre.

Quelquefois, quand ils avaient passé tout le jour dans cette sorte de tiédeur passionnée, dans ces platoniques tendresses, ils avaient, au soir, comme une courbature singulière, et ils poussaient tous les deux de profonds soupirs, sans savoir pourquoi, sans comprendre, des soupirs gonflés d’attente.

Les deux mères et leur sœur, tante Lison, regardaient ce jeune amour avec un attendrissement souriant. Tante Lison surtout semblait tout émue à les voir.

C’était une petite femme qui parlait peu, s’effaçait toujours, ne faisait point de bruit, apparaissait seulement aux heures des repas, remontait ensuite dans sa chambre où elle restait enfermée sans cesse. Elle avait un air bon et vieillot, un œil doux et triste, et ne comptait presque pas dans la famille.

Les deux sœurs, qui étaient veuves, ayant tenu une place dans le monde, la considéraient un peu comme un être insignifiant. On la traitait avec une familiarité sans gêne que cachait une sorte de bonté un peu méprisante pour la vieille fille. Elle s’appelait Lise, étant née aux jours où Béranger régnait sur la France. Quand on avait vu qu’elle ne se mariait pas, qu’elle ne se marierait sans doute point, de Lise on avait fait Lison. Aujourd’hui elle était « tante Lison », une humble vieille proprette, affreusement timide même avec les siens, qui l’aimaient d’une affection participant de l’habitude, de la compassion et d’une indifférence bienveillante.

Les enfants ne montaient jamais l’embrasser dans sa chambre. La bonne seule pénétrait chez elle. On l’envoyait chercher pour lui parler. C’est à peine si on savait où était située cette chambre, cette chambre où s’écoulait solitairement toute cette pauvre vie. Elle ne tenait point de place. Quand elle n’était pas là, on ne parlait jamais d’elle, on ne songeait jamais à elle. C’était un de ces êtres effacés qui demeurent inconnus même à leurs proches, comme inexplorés, et dont la mort ne fait ni trou ni vide dans une maison, un de ces êtres qui ne savent entrer ni dans l’existence ni dans les habitudes, ni dans l’amour de ceux qui vivent à côté d’eux.

Elle marchait toujours à petits pas pressés et muets, ne faisait jamais de bruit, ne heurtait jamais rien, semblait communiquer aux objets la propriété de ne rendre aucun son ; ses mains paraissaient faites d’une espèce d’ouate, tant elles maniaient légèrement et délicatement ce qu’elles touchaient.

Quand on prononçait : « tante Lison », ces deux mots n’éveillaient pour ainsi dire aucune pensée dans l’esprit de personne. C’est comme si on avait dit : « la cafetière » ou « le sucrier ».

La chienne Loute possédait certainement une personnalité beaucoup plus marquée ; on la câlinait sans cesse, on l’appelait : « Ma chère Loute, ma belle Loute, ma petite Loute. » On la pleurerait infiniment plus.

Le mariage des deux cousins devait avoir lieu à la fin du mois de mai. Les jeunes gens vivaient les yeux dans les yeux, les mains dans les mains, la pensée dans la pensée, le cœur dans le cœur. Le printemps, tardif cette année, hésitant, grelottant jusque-là sous les gelées claires des nuits et la fraîcheur brumeuse des matinées, venait de jaillir tout à coup.

Quelques jours chauds, un peu voilés, avaient remué toute la sève de la terre, ouvrant les feuilles comme par miracle, et répandant partout cette bonne odeur amollissante des bourgeons et des premières fleurs.

Puis, un après-midi, le soleil victorieux, séchant enfin les buées flottantes, s’était étalé, rayonnant sur toute la plaine. Sa gaieté claire avait empli la campagne, avait pénétré partout, dans les plantes, les bêtes et les hommes. Les oiseaux amoureux voletaient, battaient des ailes, s’appelaient. Jeanne et Jacques, oppressés d’un bonheur délicieux, mais plus timides que de coutume, inquiets de ces tressaillements nouveaux qui entraient en eux avec la fermentation des bois, étaient restés tout le jour côte à côte sur un banc devant la porte du château, n’osant plus s’éloigner seuls, et regardant d’un œil vague, là-bas, sur la pièce d’eau, les grands cygnes qui se poursuivaient.

Puis, le soir venu, ils s’étaient sentis apaisés, plus tranquilles, et, après le dîner, s’étaient accoudés, en causant doucement, à la fenêtre ouverte du salon, tandis que leurs mères jouaient au piquet dans la clarté ronde que formait l’abat-jour de la lampe, et que tante Lison tricotait des bas pour les pauvres du pays.

Une haute futaie s’étendait au loin, derrière l’étang, et, dans le feuillage encore menu des grands arbres, la lune tout à coup s’était montrée. Elle avait peu à peu monté à travers les branches qui se dessinaient sur son orbe, et, gravissant le ciel, au milieu des étoiles qu’elle effaçait, elle s’était mise à verser sur le monde cette lueur mélancolique où flottent des blancheurs et des rêves, si chère aux attendris, aux poètes, aux amoureux.

Les jeunes gens l’avaient regardée d’abord, puis, tout imprégnés par la douceur tendre de la nuit, par cet éclairement vaporeux des gazons et des massifs, ils étaient sortis à pas lents et ils se promenaient sur la grande pelouse blanche jusqu’à la pièce d’eau qui brillait.

Lorsqu’elles eurent terminé les quatre parties de piquet de tous les soirs, les deux mères, s’endormant peu à peu, eurent envie de se coucher.

« Il faut appeler les enfants », dit l’une.

L’autre, d’un coup d’œil, parcourut l’horizon pâle où deux ombres erraient doucement :

« Laisse-les donc, reprit-elle, il fait si bon dehors ! Lison va les attendre ; n’est-ce pas, Lison ? »

La vieille fille releva ses yeux inquiets, et répondit de sa voix timide :

« Certainement, je les attendrai. »

Et les deux sœurs gagnèrent leur lit.

Alors tante Lison à son tour se leva, et, laissant sur le bras du fauteuil l’ouvrage commencé, sa laine et la grande aiguille, elle vint s’accouder à la fenêtre et contempla la nuit charmante.

Les deux amoureux allaient sans fin, à travers le gazon, de l’étang jusqu’au perron, du perron jusqu’à l’étang. Ils se serraient les doigts et ne parlaient plus, comme sortis d’eux-mêmes, mêlés à la poésie visible qui s’exhalait de la terre. Jeanne tout à coup aperçut dans le cadre de la fenêtre la silhouette de la vieille fille que dessinait la clarté de la lampe.

« Tiens, dit-elle, tante Lison qui nous regarde. »

Jacques leva la tête.

« Oui, reprit-il, tante Lison nous regarde. »

Et ils continuèrent à rêver, à marcher lentement, à s’aimer.

Mais la rosée couvrait l’herbe. Ils eurent un petit frisson de fraîcheur.

« Rentrons, maintenant », dit-elle.

Et ils revinrent.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans le salon, tante Lison s’était remise à tricoter ; elle avait le front penché sur son travail, et ses petits doigts maigres tremblaient un peu comme s’ils eussent été très fatigués.

Jeanne s’approcha :

« Tante, nous allons dormir, maintenant. »

La vieille fille tourna les yeux. Ils étaient rouges comme si elle eût pleuré. Jacques et sa fiancée n’y prirent point garde. Mais le jeune homme aperçut les fins souliers de la jeune fille tout couverts d’eau. Il fut saisi d’inquiétude et demanda tendrement :

« N’as-tu point froid à tes chers petits pieds ? »

Et tout à coup les doigts de la tante furent secoués d’un tremblement si fort que son ouvrage s’en échappa ; la pelote de laine roula au loin sur le parquet ; et cachant brusquement sa figure dans ses mains, la vieille fille se mit à pleurer par grands sanglots convulsifs.

Les deux enfants s’élancèrent vers elle ; Jeanne, à genoux, écarta ses bras, bouleversée, répétant :

« Qu’as-tu, tante Lison ? Qu’as-tu, tante Lison ?… »

Alors la pauvre vieille, balbutiant, avec la voix toute mouillée de larmes et le corps crispé de chagrin, répondit :

« C’est… c’est… quand il t’a demandé : “ N’as-tu point froid… à… tes chers petits pieds ?… ” On ne m’a jamais… jamais dit de ces choses-là, à moi !… jamais !… jamais ! »


<t Histoire d’un chien>

Histoire d’un chien

Toute la Presse a répondu dernièrement à l’appel de la Société protectrice des animaux, qui veut fonder un Asile pour les bêtes. Ce serait là une espèce d’hospice, et un refuge où les pauvres chiens sans maître trouveraient la nourriture et l’abri, au lieu du nœud coulant que leur réserve l’administration.

Les journaux, à ce propos, ont rappelé la fidélité des bêtes, leur intelligence, leur dévouement. Ils ont cité des traits de sagacité étonnante. Je veux à mon tour raconter l’histoire d’un chien perdu, mais d’un chien du commun, laid, d’allure vulgaire. Cette histoire, toute simple, est vraie de tout point.

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Dans la banlieue de Paris, sur les bords de la Seine, vit une famille de bourgeois riches. Ils ont un hôtel élégant, grand jardin, chevaux et voitures, et de nombreux domestiques. Le cocher s’appelle François. C’est un gars de la campagne, à moitié dégourdi seulement, un peu lourdaud, épais, obtus, et bon garçon.

Comme il rentrait un soir chez ses maîtres, un chien se mit à le suivre. Il n’y prit point garde d’abord ; mais l’obstination de la bête à marcher sur ses talons le fit bientôt se retourner. Il regarda s’il connaissait ce chien : mais non, il ne l’avait jamais vu.

C’était une chienne d’une maigreur affreuse, avec de grandes mamelles pendantes. Elle trottinait derrière l’homme d’un air lamentable et affamé, la queue serrée entre les pattes, les oreilles collées contre la tête ; et, quand il s’arrêtait, elle s’arrêtait, repartant quand il repartait.

Il voulut chasser ce squelette de bête ; et cria : « Va-t’en, veux-tu te sauver, houe ! houe ! » Elle s’éloigna de deux ou trois pas, et se planta sur son derrière, attendant ; puis, dès que le cocher se remit en marche, elle repartit derrière lui.

Il fit semblant de ramasser des pierres. L’animal s’enfuit un peu plus loin, avec un grand ballottement de ses mamelles flasques ; mais il revint aussitôt que l’homme eut le dos tourné. Alors le cocher François l’appela. La chienne s’approcha timidement, l’échine pliée comme un cercle et toutes les côtes soulevant la peau. Il caressa ces os saillants, et, pris de pitié pour cette misère de bête : « Allons, viens ! » dit-il. Aussitôt elle remua la queue, se sentant accueillie, adoptée, et au lieu de rester dans les mollets du maître qu’elle avait choisi, elle commença à courir devant lui.

Il l’installa sur la paille de l’écurie, puis courut à la cuisine chercher du pain. Quand elle eut mangé tout son soûl, elle s’endormit, couchée en rond.

Le lendemain, les maîtres, avertis par le cocher, permirent qu’il gardât l’animal. Cependant la présence de cette bête dans la maison devint bientôt une cause d’ennuis incessants. Elle était assurément la plus dévergondée des chiennes ; et, d’un bout à l’autre de l’année, les prétendants à quatre pattes firent le siège de sa demeure. Ils rôdaient sur la route, devant la porte, se faufilaient par toutes les issues de la haie vive qui clôturait le jardin, dévastaient les plates-bandes, arrachant les fleurs, faisant des trous dans les corbeilles, exaspéraient le jardinier. Jour et nuit c’était un concert de hurlements et des batailles sans fin.

Les maîtres trouvaient jusque dans l’escalier, tantôt de petits roquets à queue empanachée, des chiens jaunes, rôdeurs de bornes, vivant d’ordures, tantôt des terre-neuve énormes à poils frisés, des caniches moustachus, tous les échantillons de la race aboyante.

La chienne, que François avait, sans malice, appelée « Cocote » (et elle méritait son nom), recevait tous ces hommages ; et elle produisait, avec une fécondité vraiment phénoménale, des multitudes de petits chiens de toutes les espèces connues. Tous les quatre mois, le cocher allait à la rivière noyer une demi-douzaine d’êtres grouillants, qui piaulaient déjà et ressemblaient à des crapauds.

Cocote était maintenant devenue énorme. Autant elle avait été maigre, autant elle était obèse, avec un ventre gonflé sous lequel traînaient toujours ses longues mamelles ballottantes. Elle avait engraissé tout d’un coup, en quelques jours ; et elle marchait avec peine, les pattes écartées, à la façon des gens trop gros, la gueule ouverte pour souffler, et exténuée aussitôt qu’elle s’était promenée dix minutes.

Le cocher François disait d’elle : « C’est une bonne bête pour sûr, mais qu’est, ma foi, bien déréglée. »

Le jardinier se plaignait tous les jours. La cuisinière en fit autant. Elle trouvait des chiens sous son fourneau, sous les chaises, dans la soupente au charbon ; et ils volaient tout ce qui traînait.

Le maître ordonna à François de se débarrasser de Cocote. Le domestique désespéré pleura, mais il dut obéir. Il offrit la chienne à tout le monde. Personne n’en voulut. Il essaya de la perdre ; elle revint. Un voyageur de commerce la mit dans le coffre de sa voiture pour la lâcher dans une ville éloignée. La chienne retrouva sa route, et, malgré sa bedaine tombante, sans manger sans doute, en un jour, elle fut de retour ; et elle rentra tranquillement se coucher dans son écurie.

Cette fois, le maître se fâcha et, ayant appelé François, lui dit avec colère : « Si vous ne me flanquez pas cette bête à l’eau avant demain, je vous fiche à la porte, entendez-vous ! »

L’homme fut atterré, il adorait Cocote. Il remonta dans sa chambre, s’assit sur son lit, puis fit sa malle pour partir. Mais il réfléchit qu’une place nouvelle serait impossible à trouver, car personne ne voudrait de lui tant qu’il traînerait sur ses talons cette chienne, toujours suivie d’un régiment de chiens. Donc il fallait s’en défaire. Il ne pouvait la placer ; il ne pouvait la perdre ; la rivière était le seul moyen. Alors il pensa à donner vingt sous à quelqu’un pour accomplir l’exécution. Mais, à cette pensée, un chagrin aigu lui vint ; il réfléchit qu’un autre peut-être la ferait souffrir, la battrait en route, lui rendrait durs les derniers moments, lui laisserait comprendre qu’on voulait la tuer, car elle comprenait tout, cette bête ! Et il se décida à faire la chose lui-même.

Il ne dormit pas. Dès l’aube, il fut debout, et, s’emparant d’une forte corde, il alla chercher Cocote. Elle se leva lentement, se secoua, étira ses membres et vint fêter son maître.

Alors il s’assit et, la prenant sur ses genoux, la caressa longtemps, l’embrassa sur le museau ; puis, se levant, il dit : « Viens. » Et elle remua la queue, comprenant qu’on allait sortir.

Ils gagnèrent la berge, et il choisit une place où l’eau semblait profonde.

Alors il noua un bout de la corde au cou de la bête, et, ramassant une grosse pierre, l’attacha à l’autre bout. Après quoi, il saisit sa chienne en ses bras et la baisa furieusement, comme une personne qu’on va quitter. Il la tenait serrée sur sa poitrine, la berçait ; et elle se laissait faire, en grognant de satisfaction.

Dix fois, il la voulut jeter ; chaque fois, la force lui manqua. Mais tout à coup il se décida et, de toute sa force, il la lança le plus loin possible. Elle flotta une seconde, se débattant, essayant de nager comme lorsqu’on la baignait : mais la pierre l’entraînait au fond ; elle eut un regard d’angoisse ; et sa tête disparut la première, pendant que ses pattes de derrière, sortant de l’eau, s’agitaient encore. Puis quelques bulles d’air apparurent à la surface. François croyait voir sa chienne se tordant dans la vase du fleuve.

Il faillit devenir idiot, et pendant un mois il fut malade, hanté par le souvenir de Cocote qu’il entendait aboyer sans cesse.

Il l’avait noyée vers la fin d’avril. Il ne reprit sa tranquillité que longtemps après. Enfin il n’y pensait plus guère, quand, vers le milieu de juin, ses maîtres partirent et l’emmenèrent aux environs de Rouen où ils allaient passer l’été.

Un matin, comme il faisait très chaud, François sortit pour se baigner dans la Seine. Au moment d’entrer dans l’eau, une odeur nauséabonde le fit regarder autour de lui, et il aperçut dans les roseaux une charogne, un corps de chien en putréfaction. Il s’approcha, surpris par la couleur du poil. Une corde pourrie serrait encore le cou. C’était sa chienne, Cocote, portée par le courant à soixante lieues de Paris.

Il restait debout avec de l’eau jusqu’aux genoux, effaré, bouleversé comme devant un miracle, en face d’une apparition vengeresse. Il se rhabilla tout de suite et, pris d’une peur folle, se mit à marcher au hasard devant lui, la tête perdue. Il erra tout le jour ainsi et, le soir venu, demanda sa route, qu’il ne retrouvait plus. Jamais depuis il n’a osé toucher un chien.

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Cette histoire n’a qu’un mérite : elle est vraie, entièrement vraie. Sans la rencontre étrange du chien mort, au bout de six semaines et à soixante lieues plus loin, je ne l’eusse point remarquée, sans doute ; car combien en voit-on, tous les jours, de ces pauvres bêtes sans abri !

Si le projet de la Société protectrice des animaux réussit, nous rencontrerons peut-être moins de ces cadavres à quatre pattes échoués sur les berges du fleuve.


<t Histoire corse>

Histoire corse

Deux gendarmes auraient été assassinés ces jours derniers pendant qu’ils conduisaient un prisonnier corse de Corte à Ajaccio. Or, chaque année, sur cette terre classique du banditisme, nous avons des gendarmes éventrés par les sauvages paysans de cette île, réfugiés dans la montagne à la suite de quelque vendetta. Le légendaire maquis cache en ce moment, d’après l’appréciation de MM. les magistrats eux-mêmes, cent cinquante à deux cents vagabonds de cette nature qui vivent sur les sommets, dans les roches et les broussailles, nourris par la population, grâce à la terreur qu’ils inspirent.

Je ne parlerai point des frères Bellacoscia dont la situation de bandits est presque officielle et qui occupent le Monte d’Oro, aux portes d’Ajaccio, sous le nez de l’autorité. La Corse est un département français ; cela se passe donc en pleine patrie ; et personne ne s’inquiète de ce défi jeté à la justice. Mais comme on a diversement envisagé les incursions de quelques bandits kroumirs, peuplade errante et barbare, sur la frontière presque indéterminée de nos possessions africaines !

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Et voici qu’à propos de ce meurtre le souvenir me revient d’un voyage en cette île magnifique et d’une simple, toute simple, mais bien caractéristique aventure, où j’ai saisi l’esprit même de cette race acharnée à la vengeance.

Je devais aller d’Ajaccio à Bastia, par la côte d’abord, puis par l’intérieur, en traversant la sauvage et aride vallée du Niolo, qu’on appelle là-bas la citadelle de la liberté, parce que, dans chaque invasion de l’île par les Génois, les Maures ou les Français, c’est en ce lieu inabordable que les partisans corses se sont toujours réfugiés sans qu’on ait jamais pu les en chasser ni les y dompter.

J’avais des lettres de recommandation pour la route, car les auberges mêmes sont encore inconnues sur cette terre, et il faut demander l’hospitalité comme aux temps anciens.

Après avoir suivi d’abord le golfe d’Ajaccio, un golfe immense, tellement entouré de hauts sommets qu’on dirait un lac, la route s’enfonçait bientôt dans une vallée, allant vers les montagnes. Souvent on traversait des torrents presque secs. Une apparence de ruisseau remuait encore dans les pierres ; on l’entendait courir sans le voir. Le pays, inculte, semblait nu. Les rondeurs des monts prochains étaient couvertes de hautes herbes jaunies en cette saison brûlante. Parfois je rencontrais un habitant, soit à pied, soit monté sur un petit cheval maigre ; et tous portaient le fusil chargé sur le dos ; sans cesse prêts à tuer à la moindre apparence d’insulte.

Le mordant parfum des plantes aromatiques dont l’île est couverte emplissait l’air, semblait l’alourdir, le rendre palpable ; et la route allait, s’élevant lentement, au milieu des grands replis des monts escarpés.

Quelquefois, sur les pentes rapides, j’apercevais quelque chose de gris, comme un amas de pierres tombées du sommet. C’était un village, un petit village de granit, accroché là, cramponné, comme un vrai nid d’oiseau, presque invisible sur l’immense montagne.

Au loin, des forêts de châtaigniers énormes semblaient des buissons, tant les vagues de la terre soulevée sont géantes en ce pays ; et les maquis, formés de chênes verts, de genévriers, d’arbousiers, de lentisques, d’alaternes, de bruyères, de lauriers-tins, de myrtes et de buis, que relient entre eux, les mêlant comme des cheveux, les clématites enlaçantes, les fougères monstrueuses, les chèvrefeuilles, les cystes, les romarins, les lavandes, les ronces mettaient sur le dos des côtes dont j’approchais une inextricable toison.

Et toujours, au-dessus de cette verdure rampante, les granits des hautes cimes, gris, roses ou bleuâtres, ont l’air de s’élancer jusqu’au ciel.

J’avais emporté quelques provisions pour déjeuner, et je m’assis auprès d’une de ces sources minces, fréquentes dans les pays montueux, fil grêle et rond d’eau claire et glacée qui sort du roc et coule au bout d’une feuille disposée par un passant pour amener le courant menu jusqu’à sa bouche.

Au grand trot de mon cheval, une petite bête toujours frémissante, à l’œil furieux, aux crins hérissés, je contournai le vaste golfe de Sagone et je traversai Cargèse, le village grec fondé là par une colonie de fugitifs chassés de leur patrie. De grandes belles filles, aux reins élégants, aux mains longues, à la tête fine, singulièrement gracieuses, formaient un groupe près d’une fontaine. Au compliment que je leur criai sans m’arrêter, elles répondirent d’une voix chantante dans la langue harmonieuse du pays abandonné.

Après avoir traversé Piana, je pénétrai soudain dans une fantastique forêt de granit rose, une forêt de pics, de colonnes, de figures surprenantes, rongées par le temps, par la pluie, par les vents, par l’écume salée de la mer.

Ces étranges rochers, hauts parfois de cent mètres, minces comme des obélisques, coiffés comme des champignons, ou découpés comme des plantes, ou tordus comme des troncs d’arbres, avec des aspects d’êtres, d’hommes prodigieux, d’animaux, de monuments, de fontaines, des attitudes d’humanité pétrifiée, de peuple surnaturel emprisonné dans la pierre par le vouloir séculaire de quelque génie, formaient un immense labyrinthe de formes invraisemblables, rougeâtres ou grises avec des tons bleus. On y distinguait des lions accroupis, des moines debout dans leur robe tombante, des évêques, des diables effrayants, des oiseaux démesurés, des bêtes apocalyptiques, toute la ménagerie fantastique du rêve humain qui nous hante en nos cauchemars.

Peut-être n’est-il par le monde rien de plus étrange que ces « Calanche » de Piana, rien de plus curieusement ouvragé par le hasard.

Et soudain, sortant de là, je découvris le golfe de Porto, ceint tout entier d’une muraille sanglante de granit rouge reflétée dans la mer d’azur.

Après avoir gravi péniblement le sinistre val d’Ota, j’arrivais, au soir tombant, à Evisa, et je frappais à la porte de M. Paoli Calabretti, pour qui j’avais une lettre d’ami.

C’était un homme de grande taille, un peu voûté, avec l’air morne d’un phtisique. Il me conduisit dans ma chambre, une triste chambre de pierre nue, mais belle pour ce pays à qui toute élégance reste étrangère, et il m’exprimait en son langage, charabia corse, patois graillonnant, bouillie de français et d’italien, il m’exprimait son plaisir à me recevoir, quand une voix claire l’interrompit et une petite femme brune, avec de grands yeux noirs, une peau chaude de soleil, une taille mince, des dents toujours dehors dans un rire continu, s’élança, me secoua la main : « Bonjour, monsieur ! ça va bien ? », enleva mon chapeau, mon sac de voyage, rangea tout avec un seul bras, car elle portait l’autre en écharpe, puis nous fit sortir vivement en disant à son mari : « Va promener Monsieur jusqu’au dîner. »

M. Calabretti se mit à marcher à mon côté, traînant ses pas et ses paroles, toussant fréquemment et répétant à chaque quinte : « C’est l’air du val, qui est fraîche, qui m’est tombée sur la poitrine. »

Il me guida par un sentier perdu sous des châtaigniers immenses. Soudain, il s’arrêta, et, de son accent monotone : « C’est ici que mon cousin Jean Rinaldi fut tué par Mathieu Lori. Tenez, j’étais là, tout près de Jean, quand Mathieu parut à dix pas de nous : “ Jean, cria-t-il, ne va pas à Albertacce, n’y va pas, Jean, ou je te tue, je te le dis. ” Je pris le bras de Jean : “ N’y va pas, Jean, il le ferait. ” (C’était pour une fille qu’ils suivaient tous deux, Paulina Sinacoupi.) Mais Jean se mit à crier : “ J’irai, Mathieu, ce n’est pas toi qui m’empêcheras. ” Alors Mathieu abaissa son fusil avant que j’eusse pu ajuster le mien, et il tira. Jean fit un grand saut des deux pieds, comme un enfant qui danse à la corde, oui, monsieur, et il me retomba en plein sur le corps, si bien que mon fusil m’échappa et roula jusqu’au gros châtaignier, là-bas. Jean avait la bouche grande ouverte, mais il ne dit pas un mot. Il était mort. »

Je regardais, stupéfait, le tranquille témoin de ce crime. Je demandai : « Et l’assassin ? » Paoli Calabretti toussa longtemps, puis il reprit : « Il a gagné la montagne. C’est mon frère qui l’a tué, l’an suivant. Vous savez bien, mon frère, Calabretti, le fameux bandit ?… » Je balbutiai : « Votre frère ?… Un bandit ?… » Le Corse placide eut un éclair de fierté. « Oui, monsieur, c’était un célèbre, celui-là ; il a mis à bas quatorze gendarmes. Il est mort avec Nicolas Morali, quand ils ont été cernés dans le Niolo, après six jours de lutte, et qu’ils allaient périr de faim. » Il ajouta d’un air résigné : « C’est le pays qui veut ça », du même ton qu’il disait en parlant de sa phtisie : « C’est l’air du val qui est fraîche. »

Le lendemain, pour me retenir, on avait organisé une partie de chasse, et une autre le jour suivant. Je courus les ravins avec les souples montagnards qui me racontaient sans cesse des aventures de bandits, de gendarmes égorgés, d’interminables vendettas durant jusqu’à l’extermination d’une race. Et souvent ils ajoutaient, comme mon hôte : « C’est le pays qui veut ça. »

Je restai là quatre jours, et la jeune Corse, un peu trop petite sans doute, mais charmante, mi-paysanne et moitié dame, me traita comme un frère, comme un intime et vieil ami.

Au moment de la quitter, je l’attirai dans ma chambre, et tout en établissant minutieusement que je ne voulais point lui faire de cadeau, j’insistai, me fâchant même, pour lui envoyer de Paris, dès mon retour, un souvenir de mon passage.

Elle résista longtemps, ne voulant point accepter. Enfin, elle consentit. « Eh bien, dit-elle, envoyez-moi un petit revolver, un tout petit. » J’ouvris de grands yeux. Elle ajouta plus bas, confidentiellement, comme on confie un doux et intime secret : « C’est pour tuer mon beau-frère. » Cette fois, je fus effaré. Alors elle déroula vivement les bandes qui enveloppaient le bras dont elle ne se servait point, et me montrant la chair ronde et blanche traversée de part en part d’un coup de stylet presque cicatrisé : « Si je n’avais pas été aussi forte que lui, dit-elle, il m’aurait tuée. Mon mari n’est pas jaloux, lui, il me connaît, et puis il est malade, vous savez, et ça lui calme le sang. D’ailleurs, je suis une honnête femme, moi, monsieur, mais mon beau-frère croit tout ce qu’on lui dit. Il est jaloux pour mon mari et il recommencera certainement. Alors, si j’avais un petit revolver, je serais sûre de le tuer. »

Je lui promis d’envoyer l’arme, et j’ai tenu ma promesse. J’ai fait graver sur la crosse : « Pour votre vengeance. »


<t Épaves>

Épaves

J’aime la mer en décembre, quand les étrangers sont partis ; mais je l’aime sobrement, bien entendu. Je viens de demeurer trois jours dans ce qu’on appelle une station d’été.

Le village, si plein de Parisiennes naguère, si bruyant et si gai n’a plus que ses pêcheurs qui passent par groupes, marchant lourdement avec leurs grandes bottes marines, le cou enveloppé de laine, portant d’une main un litre d’eau-de-vie et, de l’autre, la lanterne du bateau. Les nuages viennent du Nord et courent affolés dans un ciel sombre ; le vent souffle. Les vastes filets bruns sont étendus sur le sable, couvert de débris rejetés par la vague. Et la plage semble lamentable, car les fines bottines des femmes n’y laissent plus les trous profonds de leurs hauts talons. La mer, grise et froide, avec sa frange d’écume, monte et descend sur cette grève déserte, illimitée et sinistre.

Quand le soir vient, tous les pêcheurs arrivent à la même heure. Longtemps ils tournent autour des grosses barques échouées, pareilles à de lourds poissons morts ; ils mettent dedans leurs filets, un pain, un pot de beurre, un verre, puis ils poussent vers l’eau la masse redressée qui bientôt se balance, ouvre ses ailes brunes et disparaît dans la nuit, avec un petit feu au bout du mât. Des groupes de femmes, restées jusqu’au départ du dernier pêcheur, rentrent dans le village assoupi, et leurs voix troublent le lourd silence des rues mornes.

Et j’allais rentrer aussi quand j’aperçus un homme ; il était seul, enveloppé d’un manteau sombre ; il marchait vite et parcourait de l’œil la vaste solitude de la grève, fouillant l’horizon du regard, cherchant un autre être.

Il me vit, s’approcha, me salua ; et je le reconnus avec épouvante. Il allait me parler sans doute, quand d’autres humains apparurent. Ils venaient en tas pour avoir moins froid. Le père, la mère, trois filles, le tout roulé dans des pardessus, des imperméables antiques, des châles ne laissant passer que le nez et les yeux. Le père était embobiné dans une couverture de voyage qui lui montait jusque sur la tête.

Alors le promeneur solitaire se précipita vers eux ; de fortes poignées de main furent échangées, et on se mit à marcher de long en large sur la terrasse du Casino, fermé maintenant.

Quels sont ces gens restés ainsi quand tout le monde est parti ?

Ce sont les épaves de l’été. Chaque plage a les siennes.

Le premier est un grand homme. Entendons-nous : un grand homme de bains de mer. La race en est nombreuse.

Quel est celui de nous qui, arrivant en plein été dans ce qu’on appelle une station de bains, n’a pas rencontré un ami quelconque ou une simple connaissance venue déjà depuis quelque temps, possédant tous les visages, tous les noms, toutes les histoires, tous les cancans.

On fait ensemble un tour de plage. Soudain on rencontre un monsieur sur le passage duquel les autres baigneurs se retournent pour le contempler de dos. Il a l’air très important ; ses cheveux longs, coiffés artistement d’un béret de matelot, encrassent un peu le col de sa vareuse ; il se dandine en marchant vite, les yeux vagues, comme s’il se livrait à un travail mental important, et on dirait qu’il se sent chez lui, qu’il se sait sympathique. Il pose, enfin.

Votre compagnon vous serre le bras :

« C’est Rivoil. »

Vous demandez naïvement :

« Qui ça, Rivoil ? »

Brusquement votre ami s’arrête et, vous fixant dans les yeux, indigné :

« Ah ! çà, mon cher, d’où sortez-vous ? Vous ne connaissez pas Rivoil, le violoniste ! Ça, c’est fort par exemple ! Mais c’est un artiste de premier ordre, un maître, il n’est pas permis de l’ignorer. »

On se tait, légèrement humilié.

Cinq minutes après, c’est un petit être laid comme un singe, obèse, sale, avec des lunettes et un air stupide ; celui-là c’est Prosper Glosse, le philosophe que l’Europe entière connaît. Bavarois ou Suisse allemand naturalisé, son origine lui permet de parler un français de maquignon, équivalent à celui dont il s’est servi pour écrire un volume d’inconcevables niaiseries sous le titre de Mélanges. Vous faites semblant de n’ignorer rien de la vie de ce magot dont jamais vous n’avez entendu le nom.

Vous rencontrez encore deux peintres ; un homme de lettres, un rédacteur d’un journal ignoré ; plus un chef de bureau dont on dit : « C’est M. Boutin, directeur au ministère des Travaux publics. Il a un des services les plus importants de l’administration ; il est chargé des serrures. On n’achète pas une serrure pour les bâtiments de l’État sans que l’affaire lui passe par les mains. »

Voilà les grands hommes ; et leur renommée est due seulement à la régularité de leurs retours. Depuis douze ans ils apparaissent régulièrement à la même date ; et, comme tous les ans quelques baigneurs de l’année précédente reviennent, on se lègue d’été en été ces réputations locales qui, par l’effet du temps, sont devenues de véritables célébrités, écrasant, sur la plage qu’ils ont choisie, toutes les réputations de passage.

Une seule espèce d’hommes les fait trembler : les académiciens ; et plus l’immortel est inconnu, plus son arrivée est redoutable. Il éclate dans la ville d’eaux comme un obus.

On est toujours préparé à la venue d’un homme célèbre. Mais l’annonce d’un académicien que tout le monde ignore produit l’effet subit d’une découverte archéologique surprenante. On se demande : « Qu’a-t-il fait ? qu’est-il ? » Tous en parlent comme d’un rébus à deviner, et l’intérêt qu’il excite s’accroît de son obscurité.

Celui-là c’est l’ennemi ! Et la lutte s’engage immédiatement entre le grand homme officiel et le grand homme du pays.

Quand les baigneurs sont partis, le grand homme reste ; il reste tant qu’une famille, une seule, sera là. Il est encore grand homme quelques jours pour cette famille. Ça lui suffit.

Et toujours une famille reste également, une pauvre famille de la ville voisine avec trois filles à marier. Elle vient tous les étés ; et les demoiselles Bautané sont aussi connues dans ce lieu que le grand homme. Depuis dix ans, elles font leur saison de pêche au mari (sans rien prendre, d’ailleurs), comme les matelots font leur saison de pêche au hareng. Mais elles vieillissent ; les gens du peuple savent leur âge et déplorent leur célibat : « Elles sont bien avenantes cependant ! »

Et voilà qu’après la fuite du monde élégant, chaque automne, la famille et l’homme célèbre se retrouvent face à face. Ils restent là un mois, deux mois, se voyant chaque jour, ne pouvant se décider à quitter la plage où vivent leurs rêves. Dans la famille, on parle de lui comme on parlerait de Victor Hugo ; il dîne souvent à la table commune, l’hôtel étant triste et vide.

Il n’est pas beau, lui, il n’est pas jeune, il n’est pas riche. Mais il est, dans le pays, M. Rivoil, le violoniste. Quand on lui demande comment il ne rentre pas à Paris, où tant de succès l’attendent, il répond invariablement : « Oh ! moi, j’aime éperdument la nature solitaire. Ce pays ne me plaît que lorsqu’il devient désert ! »

Mais un matelot, qui m’avait reconnu, m’aborda. Après m’avoir parlé de la pêche qui n’allait pas fort, le hareng devenant rare dans les parages, et des Terre-Neuviens revenus, et de la quantité de morue rapportée, il me montra d’un coup d’œil les promeneurs, puis ajouta : « Vous savez, M. Rivoil va épouser la dernière des demoiselles Bautané. » Il allait seul, en effet, côte à côte avec elle, à quelques pas derrière le tas de la famille.

Et j’eus un serrement de cœur en songeant à ces épaves de la vie, à ces tristes êtres perdus, à ce mariage d’arrière-saison après le dernier espoir envolé, à ce grand homme en toc accepté comme rossignol par cette pauvre fille, qui, sans lui, aurait été bientôt à la femme ce qu’est le poisson salé au poisson frais.

Et, chaque année, des unions pareilles ont lieu après la saison finie, dans les villes de bains abandonnées.

Allez, allez, ô jeunes filles,

Chercher maris auprès des flots…

disait le poète.

Ils disparurent dans l’ombre.

La lune se levait toute rouge d’abord, puis pâlissant à mesure qu’elle montait dans le ciel, et elle jetait sur l’écume des vagues des lueurs blêmes, éteintes aussitôt qu’allumées.

Le bruit monotone du flot engourdissait la pensée, et une tristesse démesurée me venait de la solitude infinie de la terre, de la mer et du ciel.

Soudain, des voix jeunes me réveillèrent et deux grandes filles démesurément hautes m’apparurent, immobiles à regarder l’Océan. Leurs cheveux, répandus dans le dos, volaient au vent ; et, serrées en des caoutchoucs gris, elles ressemblaient à des poteaux télégraphiques qui auraient eu des crinières.

Je reconnus des Anglaises.

Car, de toutes les épaves, celles-là sont les plus ballottées. À tous les coins du monde, il en échoue, il en traîne dans toutes les villes où le monde a passé.

Elles riaient, de leur rire grave, parlaient fort, de leurs voix d’hommes sérieux, et je me demandais quel singulier plaisir ces grandes filles, qu’on rencontre partout, sur les plages désertes, dans les bois profonds, dans les villes bruyantes et dans les vastes musées pleins de chefs-d’œuvre, peuvent ressentir à contempler sans cesse des tableaux, des monuments, de longues allées mélancoliques et des flots moutonnant sous la lune, sans jamais rien comprendre à tout cela.


<t Une aventure parisienne>

Une aventure parisienne

Est-il un sentiment plus aigu que la curiosité chez la femme ? Oh ! savoir, connaître, toucher ce qu’on a rêvé ! Que ne ferait-elle pas pour cela ? Une femme, quand sa curiosité impatiente est en éveil, commettra toutes les folies, toutes les imprudences, aura toutes les audaces, ne reculera devant rien. Je parle des femmes vraiment femmes, douées de cet esprit à triple fond qui semble, à la surface, raisonnable et froid, mais dont les trois compartiments secrets sont remplis : l’un d’inquiétude féminine toujours agitée ; l’autre, de ruse colorée en bonne foi, de cette ruse de dévots, sophistique et redoutable ; le dernier enfin, de canaillerie charmante, de tromperie exquise, de délicieuse perfidie, de toutes ces perverses qualités qui poussent au suicide les amants imbécilement crédules, mais ravissent les autres.

Celle dont je veux dire l’aventure était une petite provinciale, platement honnête jusque-là. Sa vie, calme en apparence, s’écoulait dans son ménage, entre un mari très occupé et deux enfants, qu’elle élevait en femme irréprochable. Mais son cœur frémissait d’une curiosité inassouvie, d’une démangeaison d’inconnu. Elle songeait à Paris, sans cesse, et lisait avidement les journaux mondains. Le récit des fêtes, des toilettes, des joies, faisait bouillonner ses désirs ; mais elle était surtout mystérieusement troublée par les échos pleins de sous-entendus, par les voiles à demi soulevés en des phrases habiles, et qui laissent entrevoir des horizons de jouissances coupables et ravageantes.

De là-bas elle apercevait Paris dans une apothéose de luxe magnifique et corrompu.

Et pendant les longues nuits de rêve, bercée par le ronflement régulier de son mari qui dormait à ses côtés sur le dos, avec un foulard autour du crâne, elle songeait à ces hommes connus dont les noms apparaissent à la première page des journaux comme de grandes étoiles dans un ciel sombre ; et elle se figurait leur vie affolante, avec de continuelles débauches, des orgies antiques épouvantablement voluptueuses et des raffinements de sensualité si compliqués qu’elle ne pouvait même se les figurer.

Les boulevards lui semblaient être une sorte de gouffre des passions humaines ; et toutes leurs maisons recelaient assurément des mystères d’amour prodigieux.

Elle se sentait vieillir cependant. Elle vieillissait sans avoir rien connu de la vie, sinon ces occupations régulières, odieusement monotones et banales, qui constituent, dit-on, le bonheur du foyer. Elle était jolie encore, conservée dans cette existence tranquille comme un fruit d’hiver dans une armoire close ; mais rongée, ravagée, bouleversée d’ardeurs secrètes. Elle se demandait si elle mourrait sans avoir connu toutes ces ivresses damnantes, sans s’être jetée une fois, une seule fois, tout entière, dans ce flot des voluptés parisiennes.

Avec une longue persévérance, elle prépara un voyage à Paris, inventa un prétexte, se fit inviter par des parents, et, son mari ne pouvant l’accompagner, partit seule.

Sitôt arrivée, elle sut imaginer des raisons qui lui permettraient au besoin de s’absenter deux jours ou plutôt deux nuits, s’il le fallait, ayant retrouvé, disait-elle, des amis qui demeuraient dans la campagne suburbaine.

Et elle chercha. Elle parcourut les boulevards sans rien voir, sinon le vice errant et numéroté. Elle sonda de l’œil les grands cafés, lut attentivement la petite correspondance du Figaro, qui lui apparaissait chaque matin comme un tocsin, un rappel de l’amour.

Et jamais rien ne la mettait sur la trace de ces grandes orgies d’artistes et d’actrices ; rien ne lui révélait les temples de ces débauches qu’elle imaginait fermés par un mot magique, comme la caverne des Mille et une Nuits et ces catacombes de Rome, où s’accomplissaient secrètement les mystères d’une religion persécutée.

Ses parents, petits bourgeois, ne pouvaient lui faire connaître aucun de ces hommes en vue dont les noms bourdonnaient dans sa tête ; et, désespérée, elle songeait à s’en retourner, quand le hasard vint à son aide.

Un jour, comme elle descendait la rue de la Chaussée-d’Antin, elle s’arrêta à contempler un magasin rempli de ces bibelots japonais si colorés qu’ils donnent aux yeux une sorte de gaieté. Elle considérait les mignons ivoires bouffons, les grandes potiches aux émaux flambants, les bronzes bizarres, quand elle entendit, à l’intérieur de la boutique, le patron qui, avec force révérences, montrait à un gros petit homme chauve de crâne, et gris de menton, un énorme magot ventru, pièce unique, disait-il.

Et à chaque phrase du marchand, le nom de l’amateur, un nom célèbre, sonnait comme un appel de clairon. Les autres clients, des jeunes femmes, des messieurs élégants, contemplaient, d’un coup d’œil furtif et rapide, d’un coup d’œil comme il faut et manifestement respectueux, l’écrivain renommé qui, lui, regardait passionnément le magot de porcelaine. Ils étaient aussi laids l’un que l’autre, laids comme deux frères sortis du même flanc.

Le marchand disait : « Pour vous, monsieur Jean Varin, je le laisserai à mille francs ; c’est juste ce qu’il me coûte. Pour tout le monde ce serait quinze cents francs ; mais je tiens à ma clientèle d’artistes et je lui fais des prix spéciaux. Ils viennent tous chez moi, monsieur Jean Varin. Hier, M. Busnach m’achetait une grande coupe ancienne. J’ai vendu l’autre jour deux flambeaux comme ça (sont-ils beaux, dites ?) à M. Alexandre Dumas. Tenez, cette pièce que vous tenez là, si M. Zola la voyait, elle serait vendue, monsieur Varin. »

L’écrivain très perplexe hésitait, sollicité par l’objet, mais songeant à la somme, et il ne s’occupait pas plus des regards que s’il eût été seul dans un désert.

Elle était entrée tremblante, l’œil fixé effrontément sur lui, et elle ne se demandait même pas s’il était beau, élégant ou jeune. C’était Jean Varin lui-même, Jean Varin !

Après un long combat, une douloureuse hésitation, il reposa la potiche sur une table. « Non, c’est trop cher », dit-il.

Le marchand redoublait d’éloquence. « Oh ! monsieur Jean Varin, trop cher ? cela vaut deux mille francs comme un sou. »

L’homme de lettres répliqua tristement en regardant toujours le bonhomme aux yeux d’émail : « Je ne dis pas non ; mais c’est trop cher pour moi. »

Alors, elle, saisie d’une audace affolée, s’avança : « Pour moi, dit-elle, combien ce bonhomme ? »

Le marchand, surpris, répliqua :

« Quinze cents francs, madame.

— Je le prends. »

L’écrivain, qui jusque-là ne l’avait pas même aperçue, se retourna brusquement, et il la regarda des pieds à la tête en observateur, l’œil un peu fermé ; puis, en connaisseur, il la détailla.

Elle était charmante, animée, éclairée soudain par cette flamme qui jusque-là dormait en elle. Et puis une femme qui achète un bibelot de quinze cents francs n’est pas la première venue.

Elle eut alors un mouvement de ravissante délicatesse ; et se tournant vers lui, la voix tremblante : « Pardon, monsieur, j’ai été sans doute un peu vive ; vous n’aviez peut-être pas dit votre dernier mot. »

Il s’inclina : « Je l’avais dit, madame. »

Mais elle, toute émue : « Enfin, monsieur, aujourd’hui ou plus tard, s’il vous convient de changer d’avis, ce bibelot est à vous. Je ne l’ai acheté que parce qu’il vous avait plu. »

Il sourit, visiblement flatté. « Comment donc me connaissiez-vous ? » dit-il.

Alors elle lui parla de son admiration, lui cita ses œuvres, fut éloquente.

Pour causer, il s’était accoudé à un meuble, et plongeant en elle ses yeux aigus, il cherchait à la deviner.

Quelquefois, le marchand, heureux de posséder cette réclame vivante, de nouveaux clients étant entrés, criait à l’autre bout du magasin : « Tenez, regardez ça, monsieur Jean Varin, est-ce beau ? » Alors toutes les têtes se levaient, et elle frissonnait de plaisir à être vue ainsi causant intimement avec un Illustre.

Grisée enfin, elle eut une audace suprême, comme les généraux qui vont donner l’assaut : « Monsieur, dit-elle, faites-moi un grand, un très grand plaisir. Permettez-moi de vous offrir ce magot comme souvenir d’une femme qui vous admire passionnément et que vous aurez vue dix minutes. »

Il refusa. Elle insistait. Il résista, très amusé, riant de grand cœur.

Elle, obstinée, lui dit : « Eh bien ! je vais le porter chez vous tout de suite ; où demeurez-vous ? »

Il refusa de donner son adresse ; mais elle, l’ayant demandée au marchand, la connut, et, son acquisition payée, elle se sauva vers un fiacre. L’écrivain courut pour la rattraper, ne voulant point s’exposer à recevoir ce cadeau, qu’il ne saurait à qui rapporter. Il la joignit quand elle sautait en voiture, et il s’élança, tomba presque sur elle, culbuté par le fiacre qui se mettait en route ; puis il s’assit à son côté, fort ennuyé.

Il eut beau prier, insister, elle se montra intraitable. Comme ils arrivaient devant la porte elle posa ses conditions : « Je consentirai, dit-elle, à ne point vous laisser cela, si vous accomplissez aujourd’hui toutes mes volontés. »

La chose lui parut si drôle qu’il accepta.

Elle demanda : « Que faites-vous ordinairement à cette heure-ci ? »

Après un peu d’hésitation : « Je me promène », dit-il.

Alors d’une voix résolue, elle ordonna : « Au Bois ! »

Ils partirent.

Il fallut qu’il lui nommât toutes les femmes connues, surtout les impures, avec des détails intimes sur elles, leur vie, leurs habitudes, leur intérieur, leurs vices.

Le soir tomba. « Que faites-vous tous les jours à cette heure ? » dit-elle.

Il répondit en riant : « Je prends l’absinthe. »

Alors, gravement, elle ajouta : « Alors, monsieur, allons prendre l’absinthe. »

Ils entrèrent dans un grand café du boulevard qu’il fréquentait, et où il rencontra des confrères. Il les lui présenta tous. Elle était folle de joie. Et ce mot sonnait sans répit dans sa tête : « Enfin, enfin ! »

Le temps passait, elle demanda : « Est-ce l’heure de votre dîner ? »

Il répondit : « Oui, madame.

— Alors, monsieur, allons dîner. »

En sortant du café Bignon : « Le soir que faites-vous ? » dit-elle.

Il la regarda fixement : « Cela dépend ; quelquefois je vais au théâtre.

— Eh bien, monsieur, allons au théâtre. »

Ils entrèrent au Vaudeville, par faveur, grâce à lui, et, gloire suprême, elle fut vue par toute la salle à son côté, assise aux fauteuils de balcon.

La représentation finie, il lui baisa galamment la main : « Il me reste, madame, à vous remercier de la journée délicieuse… » Elle l’interrompit : « À cette heure-ci, que faites-vous toutes les nuits ?

— Mais… mais… je rentre chez moi. »

Elle se mit à rire, d’un rire tremblant.

« Eh bien, monsieur… allons chez vous. »

Et ils ne parlèrent plus. Elle frissonnait par instants, toute secouée des pieds à la tête, ayant des envies de fuir et des envies de rester, avec, tout au fond du cœur, une bien ferme volonté d’aller jusqu’au bout.

Dans l’escalier, elle se cramponnait à la rampe, tant son émotion devenait vive ; et il montait devant, essoufflé, une allumette-bougie à la main.

Dès qu’elle fut dans la chambre, elle se déshabilla bien vite et se glissa dans le lit sans prononcer une parole ; et elle attendit blottie contre le mur.

Mais elle était simple comme peut l’être l’épouse légitime d’un notaire de province, et lui plus exigeant qu’un pacha à trois queues. Ils ne se comprirent pas, pas du tout.

Alors il s’endormit. La nuit s’écoula, troublée seulement par le tic-tac de la pendule, et elle, immobile, songeait aux nuits conjugales ; et sous les rayons jaunes d’une lanterne chinoise elle regardait, navrée, à son côté, ce petit homme sur le dos, tout rond, dont le ventre en boule soulevait le drap comme un ballon de gaz. Il ronflait avec un bruit de tuyau d’orgue, des renâclements prolongés, des étranglements comiques. Ses vingt cheveux profitaient de son repos pour se rebrousser étrangement, fatigués de leur longue station fixe sur ce crâne nu dont ils devaient voiler les ravages. Et un filet de salive coulait d’un coin de sa bouche entrouverte.

L’aurore enfin glissa un peu de jour entre les rideaux fermés. Elle se leva, s’habilla sans bruit, et, déjà elle avait ouvert à moitié la porte, quand elle fit grincer la serrure et il s’éveilla en se frottant les yeux.

Il demeura quelques secondes avant de reprendre entièrement ses sens, puis, quand toute l’aventure lui fut revenue, il demanda : « Eh bien, vous partez ? »

Elle restait debout, confuse. Elle balbutia : « Mais oui, voici le matin. »

Il se mit sur son séant : « Voyons, dit-il, à mon tour, j’ai quelque chose à vous demander. »

Elle ne répondait pas, il reprit : « Vous m’avez bigrement étonné depuis hier. Soyez franche, avouez-moi pourquoi vous avez fait tout ça ; car je n’y comprends rien. »

Elle se rapprocha doucement, rougissante comme une vierge. « J’ai voulu connaître… le… le vice… eh bien… eh bien, ce n’est pas drôle. »

Et elle se sauva, descendit l’escalier, se jeta dans la rue.

L’armée des balayeurs balayait. Ils balayaient les trottoirs, les pavés, poussant toutes les ordures au ruisseau. Du même mouvement régulier, d’un mouvement de faucheurs dans les prairies, ils repoussaient les boues en demi-cercle devant eux ; et, de rue en rue, elle les retrouvait comme des pantins montés, marchant automatiquement avec un ressort pareil.

Et il lui semblait qu’en elle aussi on venait de balayer quelque chose, de pousser au ruisseau, à l’égout, ses rêves surexcités.

Elle rentra, essoufflée, glacée, gardant seulement dans sa tête la sensation de ce mouvement des balais nettoyant Paris au matin.

Et, dès qu’elle fut dans sa chambre, elle sanglota.


<t Marroca>

Marroca

Mon ami, tu m’as demandé de t’envoyer mes impressions, mes aventures, et surtout mes histoires d’amour sur cette terre d’Afrique qui m’attirait depuis si longtemps. Tu riais beaucoup, d’avance, de mes tendresses noires, comme tu disais ; et tu me voyais déjà revenir suivi d’une grande femme en ébène coiffée d’un foulard jaune, et ballottante en des vêtements éclatants.

Le tour des Mauricaudes viendra sans doute, car j’en ai vu déjà plusieurs qui m’ont donné quelque envie de me tremper en cette encre ; mais je suis tombé pour mon début sur quelque chose de mieux et de singulièrement original.

Tu m’as écrit, dans ta dernière lettre :

« Quand je sais comment on aime dans un pays, je connais ce pays à le décrire, bien que ne l’ayant jamais vu. » Sache qu’ici on aime furieusement. On sent, dès les premiers jours, une sorte d’ardeur frémissante, un soulèvement, une brusque tension des désirs, un énervement courant au bout des doigts, qui surexcitent à les exaspérer nos puissances amoureuses et toutes nos facultés de sensation physique, depuis le simple contact des mains jusqu’à cet innommable besoin qui nous fait commettre tant de sottises.

Entendons-nous bien. Je ne sais si ce que vous appelez l’amour du cœur, l’amour des âmes, si l’idéalisme sentimental, le platonisme enfin, peut exister sous ce ciel ; j’en doute même. Mais l’autre amour, celui des sens, qui a du bon, et beaucoup de bon, est véritablement terrible en ce climat. La chaleur, cette constante brûlure de l’air qui vous enfièvre, ces souffles suffocants du Sud, ces marées de feu venues du grand désert si proche, ce lourd siroco, plus ravageant, plus desséchant que la flamme, ce perpétuel incendie d’un continent tout entier brûlé jusqu’aux pierres par un énorme et dévorant soleil, embrasent le sang, affolent la chair, embestialisent.

Mais j’arrive à mon histoire. Je ne te dis rien de mes premiers temps de séjour en Algérie. Après avoir visité Bône, Constantine, Biskra et Sétif, je suis venu à Bougie par les gorges du Chabet, et une incomparable route au milieu des forêts kabyles, qui suit la mer en la dominant de deux cents mètres, et serpente selon les festons de la haute montagne, jusqu’à ce merveilleux golfe de Bougie aussi beau que celui de Naples, que celui d’Ajaccio et que celui de Douarnenez, les plus admirables que je connaisse. J’excepte dans ma comparaison cette invraisemblable baie de Porto, ceinte de granit rouge, et habitée par les fantastiques et sanglants géants de pierre qu’on appelle les « Calanche » de Piana, sur les côtes ouest de la Corse.

De loin, de très loin, avant de contourner le grand bassin où dort l’eau pacifique, on aperçoit Bougie. Elle est bâtie sur les flancs rapides d’un mont très élevé et couronnée par des bois. C’est une tache blanche dans cette pente verte ; on dirait l’écume d’une cascade tombant à la mer.

Dès que j’eus mis le pied dans cette toute petite et ravissante ville, je compris que j’allais y rester longtemps. De partout l’œil embrasse un véritable cercle de sommets crochus, dentelés, cornus et bizarres, tellement fermé qu’on découvre à peine la pleine mer, et que le golfe a l’air d’un lac. L’eau bleue, d’un bleu laiteux, est d’une transparence admirable ; et le ciel d’azur, d’un azur épais, comme s’il avait reçu deux couches de couleur, étale au-dessus sa surprenante beauté. Ils semblent se mirer l’un dans l’autre et se renvoyer leurs reflets.

Bougie est la ville des ruines. Sur le quai, en arrivant, on rencontre un débris si magnifique, qu’on le dirait d’opéra. C’est la vieille porte Sarrasine, envahie de lierre. Et dans les bois montueux autour de la cité, partout des ruines, des pans de murailles romaines, des morceaux de monuments sarrasins, des restes de constructions arabes.

J’avais loué dans la ville haute une petite maison mauresque. Tu connais ces demeures si souvent décrites. Elles ne possèdent point de fenêtres en dehors ; mais une cour intérieure les éclaire du haut en bas. Elles ont, au premier, une grande salle fraîche où l’on passe les jours, et tout en haut une terrasse où l’on passe les nuits.

Je me mis tout de suite aux coutumes des pays chauds, c’est-à-dire à faire la sieste après mon déjeuner. C’est l’heure étouffante d’Afrique, l’heure où l’on ne respire plus, l’heure où les rues, les plaines, les longues routes aveuglantes sont désertes, où tout le monde dort, essaye au moins de dormir, avec aussi peu de vêtements que possible.

J’avais installé dans ma salle à colonnettes d’architecture arabe un grand divan moelleux, couvert de tapis du Djebel-Amour. Je m’étendais là-dessus à peu près dans le costume d’Assan, mais je n’y pouvais guère reposer, torturé par ma continence.

Oh ! mon ami, il est deux supplices de cette terre que je ne te souhaite pas de connaître : le manque d’eau et le manque de femmes. Lequel est le plus affreux ? Je ne sais. Dans le désert, on commettrait toutes les infamies pour un verre d’eau claire et froide. Que ne ferait-on pas en certaines villes du littoral pour une belle fille fraîche et saine ? Car elles ne manquent pas, les filles, en Afrique ! Elles foisonnent, au contraire ; mais, pour continuer ma comparaison, elles y sont toutes aussi malfaisantes et pourries que le liquide fangeux des puits sahariens.

Or, voici qu’un jour, plus énervé que de coutume, je tentai, mais en vain, de fermer les yeux. Mes jambes vibraient comme piquées en dedans ; une angoisse inquiète me retournait à tout moment sur mes tapis. Enfin, n’y tenant plus, je me levai et je sortis.

C’était en juillet, par une après-midi torride. Les pavés des rues étaient chauds à cuire du pain ; la chemise, tout de suite trempée, collait au corps ; et, par tout l’horizon, flottait une petite vapeur blanche, cette buée ardente du siroco, qui semble de la chaleur palpable.

Je descendis près de la mer ; et, contournant le port, je me mis à suivre la berge le long de la jolie baie où sont les bains. La montagne escarpée, couverte de taillis, de hautes plantes aromatiques aux senteurs puissantes, s’arrondit en cercle autour de cette crique où trempent, tout le long du bord, de gros rochers bruns.

Personne dehors ; rien ne remuait ; pas un cri de bête, un vol d’oiseau, pas un bruit, pas même un clapotement, tant la mer immobile paraissait engourdie sous le soleil. Mais dans l’air cuisant, je croyais saisir une sorte de bourdonnement de feu.

Soudain, derrière une de ces roches à demi noyées dans l’onde silencieuse, je devinai un léger mouvement ; et, m’étant retourné, j’aperçus, prenant son bain, se croyant bien seule à cette heure brûlante, une grande fille nue, enfoncée jusqu’aux seins. Elle tournait la tête vers la pleine mer, et sautillait doucement sans me voir.

Rien de plus étonnant que ce tableau : cette belle femme dans cette eau transparente comme un verre, sous cette lumière aveuglante. Car elle était belle merveilleusement, cette femme, grande, modelée en statue.

Elle se retourna, poussa un cri, et, moitié nageant, moitié marchant, se cacha tout à fait derrière sa roche.

Comme il fallait bien qu’elle sortît, je m’assis sur la berge et j’attendis. Alors elle montra tout doucement sa tête surchargée de cheveux noirs liés à la diable. Sa bouche était large, aux lèvres retroussées comme des bourrelets, ses yeux énormes, effrontés, et toute sa chair un peu brunie par le climat semblait une chair d’ivoire ancien, dure et douce, de belle race, teintée par le soleil des nègres.

Elle me cria : « Allez-vous-en. » Et sa voix pleine, un peu forte comme toute sa personne, avait un accent guttural. Je ne bougeai point. Elle ajouta : « Ça n’est pas bien de rester là, monsieur. » Les r, dans sa bouche, roulaient comme des chariots. Je ne remuai pas davantage. La tête disparut.

Dix minutes s’écoulèrent ; et les cheveux, puis le front, puis les yeux se remontrèrent avec lenteur et prudence, comme font les enfants qui jouent à cache-cache pour observer celui qui les cherche.

Cette fois, elle eut l’air furieux ; elle cria : « Vous allez me faire attraper mal. Je ne partirai pas tant que vous serez là. » Alors je me levai et m’en allai, non sans me retourner souvent. Quand elle me jugea assez loin, elle sortit de l’eau à demi courbée, me tournant ses reins ; et elle disparut dans un creux du roc, derrière une jupe suspendue à l’entrée.

Je revins le lendemain. Elle était encore au bain, mais vêtue d’un costume entier. Elle se mit à rire en me montrant ses dents luisantes.

Huit jours après, nous étions amis. Huit jours de plus, et nous le devenions encore davantage.

Elle s’appelait Marroca, d’un surnom sans doute, et prononçait ce mot comme s’il eût contenu quinze r. Fille de colons espagnols, elle avait épousé un Français nommé Pontabèze. Son mari était employé de l’État. Je n’ai jamais su bien au juste quelles fonctions il remplissait. Je constatai qu’il était fort occupé, et je n’en demandai pas plus long.

Alors, changeant l’heure de son bain, elle vint chaque jour après mon déjeuner faire la sieste en ma maison. Quelle sieste ! Si c’est là se reposer !

C’était vraiment une admirable fille, d’un type un peu bestial, mais superbe. Ses yeux semblaient toujours luisants de passion ; sa bouche entrouverte, ses dents pointues, son sourire même avaient quelque chose de férocement sensuel ; et ses seins étranges, allongés et droits, aigus, comme des poires de chair, élastiques comme s’ils eussent renfermé des ressorts d’acier, donnaient à son corps quelque chose d’animal, faisaient d’elle une sorte d’être inférieur et magnifique, de créature destinée à l’amour désordonné, éveillaient en moi l’idée des obscènes divinités antiques dont les tendresses libres s’étalaient au milieu des herbes et des feuilles.

Et jamais femme ne porta dans ses flancs de plus inapaisables désirs. Ses ardeurs acharnées et ses hurlantes étreintes, avec des grincements de dents, des convulsions et des morsures, étaient suivies presque aussitôt d’assoupissements profonds comme une mort. Mais elle se réveillait brusquement en mes bras, toute prête à des enlacements nouveaux, la gorge gonflée de baisers.

Son esprit, d’ailleurs, était simple comme deux et deux font quatre, et un rire sonore lui tenait lieu de pensée.

Fière par instinct de sa beauté, elle avait en horreur les voiles les plus légers ; et elle circulait, courait, gambadait dans ma maison avec une impudeur inconsciente et hardie. Quand elle était enfin repue d’amour, épuisée de cris et de mouvement, elle dormait à mes côtés sur le divan, d’un sommeil fort et paisible ; tandis que l’accablante chaleur faisait pointer sur sa peau brunie de minuscules gouttes de sueur, dégageait d’elle, de ses bras relevés sous sa tête, de tous ses replis secrets, cette odeur fauve qui plaît aux mâles.

Quelquefois elle revenait le soir, son mari étant de service je ne sais où. Nous nous étendions alors sur la terrasse, à peine enveloppés en de fins et flottants tissus d’Orient.

Quand la grande lune illuminante des pays chauds s’étalait en plein dans le ciel, éclairant la ville et le golfe avec son cadre arrondi de montagnes, nous apercevions alors sur toutes les autres terrasses comme une armée de silencieux fantômes étendus qui parfois se levaient, changeaient de place, et se recouchaient sous la tiédeur langoureuse du ciel apaisé.

Malgré l’éclat de ces soirées d’Afrique, Marroca s’obstinait à se mettre nue encore sous les clairs rayons de la lune ; elle ne s’inquiétait guère de tous ceux qui nous pouvaient voir, et souvent elle poussait par la nuit, malgré mes craintes et mes prières de longs cris vibrants, qui faisaient au loin hurler les chiens.

Comme je sommeillais un soir, sous le large firmament tout barbouillé d’étoiles, elle vint s’agenouiller sur mon tapis, et approchant de ma bouche ses grandes lèvres retournées :

« Il faut, dit-elle, que tu viennes dormir chez moi. »

Je ne comprenais pas. « Comment, chez toi ?

— Oui, quand mon mari sera parti, tu viendras dormir à sa place. »

Je ne pus m’empêcher de rire.

« Pourquoi ça, puisque tu viens ici ? »

Elle reprit, en me parlant dans la bouche, me jetant son haleine chaude au fond de la gorge, mouillant ma moustache de son souffle : « C’est pour me faire un souvenir. » Et l’r de souvenir traîna longtemps avec un fracas de torrent sur des roches.

Je ne saisissais point son idée. Elle passa ses bras à mon cou. « Quand tu ne seras plus là, j’y penserai. Et quand j’embrasserai mon mari, il me semblera que ce sera toi. »

Et les rrrai et les rrra prenaient en sa voix des grondements de tonnerres familiers.

Je murmurai, attendri et très égayé :

« Mais tu es folle. J’aime mieux rester chez moi. »

Je n’ai, en effet, aucun goût pour les rendez-vous sous un toit conjugal ; ce sont là des souricières où sont toujours pris les imbéciles. Mais elle me pria, me supplia, pleura même, ajoutant : « Tu verras comme je t’aimerrrai. » T’aimerrrai retentissait à la façon d’un roulement de tambour battant la charge.

Son désir me semblait tellement singulier que je ne me l’expliquais point ; puis, en y songeant, je crus démêler quelque haine profonde contre son mari, une de ces vengeances secrètes de femme qui trompe avec délices l’homme abhorré, et le veut encore tromper chez lui, dans ses meubles, dans ses draps.

Je lui dis : « Ton mari est très méchant pour toi ? »

Elle prit un air fâché : « Oh non, très bon.

— Mais tu ne l’aimes pas, toi ? »

Elle me fixa avec ses larges yeux étonnés.

« Si, je l’aime beaucoup, au contraire, beaucoup, beaucoup, mais pas tant que toi, mon cœurrr.»

Je ne comprenais plus du tout, et comme je cherchais à deviner, elle appuya sur ma bouche une de ces caresses dont elle connaissait le pouvoir, puis elle murmura :

« Tu viendrras, dis ? »

Je résistai cependant. Alors elle s’habilla tout de suite et s’en alla.

Elle fut huit jours sans se montrer. Le neuvième jour elle reparut, s’arrêta gravement sur le seuil de ma chambre et demanda : « Viendras-tu ce soir dorrrmirrr chez moi ? Si tu ne viens pas, je m’en vais. »

Huit jours, c’est long, mon ami, et, en Afrique, ces huit jours-là valaient bien un mois. Je criai : « Oui » et j’ouvris les bras. Elle s’y jeta.

Elle m’attendit, à la nuit, dans une rue voisine, et me guida.

Ils habitaient près du port une petite maison basse. Je traversai d’abord une cuisine où le ménage prenait ses repas, et je pénétrai dans la chambre blanchie à la chaux, propre, avec des photographies de parents le long des murs et des fleurs de papier sous des globes. Marroca semblait folle de joie ; elle sautait, répétant : « Te voilà chez nous, te voilà chez toi. »

J’agis en effet, comme chez moi.

J’étais un peu gêné, je l’avoue, même inquiet. Comme j’hésitais, dans cette demeure inconnue, à me séparer de certain vêtement sans lequel un homme surpris devient aussi gauche que ridicule, et incapable de toute action, elle me l’arracha de force et l’emporta dans la pièce voisine, avec toutes mes autres hardes.

Je repris enfin mon assurance et je le lui prouvai de tout mon pouvoir, si bien qu’au bout de deux heures nous ne songions guère encore au repos, quand des coups violents frappés soudain contre la porte nous firent tressaillir ; et une voix forte d’homme cria : « Marroca, c’est moi. »

Elle fit un bond : « Mon mari ! Vite, cache-toi sous le lit. » Je cherchais éperdument mon pantalon ; mais elle me poussa, haletante : « Va donc, va donc. »

Je m’étendis à plat ventre et me glissai sans murmurer sous ce lit, sur lequel j’étais si bien.

Alors elle passa dans la cuisine. Je l’entendis ouvrir une armoire, la fermer, puis elle revint, apportant un objet que je n’aperçus pas, mais qu’elle posa vivement quelque part ; et, comme son mari perdait patience, elle répondit d’une voix forte et calme : « Je ne trrrouve pas les allumettes » ; puis soudain : « Les voilà, je t’ouvrrre. » Et elle ouvrit.

L’homme entra. Je ne vis que ses pieds, des pieds énormes. Si le reste se trouvait en proportion, il devait être un colosse.

J’entendis des baisers, une tape sur de la chair nue, un rire ; puis il dit avec un accent marseillais : « Zé oublié ma bourse, té, il a fallu revenir. Autrement, je crois que tu dormais de bon cœur. » Il alla vers la commode, chercha longtemps ce qu’il lui fallait ; puis Marroca s’étant étendue sur le lit comme accablée de fatigue, il revint à elle, et sans doute il essayait de la caresser, car elle lui envoya, en phrases irritées, une mitraille d’r furieux.

Les pieds étaient si près de moi qu’une envie folle, stupide, inexplicable, me saisit de les toucher tout doucement. Je me retins.

Comme il ne réussissait pas en ses projets, il se vexa. « Tu es bien méçante aujourd’hui », dit-il. Mais il en prit son parti. « Adieu, petite. » Un nouveau baiser sonna ; puis les gros pieds se retournèrent, me firent voir leurs clous en s’éloignant, passèrent dans la pièce voisine ; et la porte de la rue se referma.

J’étais sauvé !

Je sortis lentement de ma retraite, humble et piteux, et tandis que Marroca, toujours nue, dansait une gigue autour de moi en riant aux éclats et battant des mains, je me laissai tomber lourdement sur une chaise. Mais je me relevai d’un bond ; une chose froide gisait sous moi, et comme je n’étais pas plus vêtu que ma complice, le contact m’avait saisi. Je me retournai.

Je venais de m’asseoir sur une petite hachette à fendre le bois, aiguisée comme un couteau. Comment était-elle venue à cette place ! Je ne l’avais pas aperçue en entrant.

Marroca, voyant mon sursaut, étouffait de gaieté, poussait des cris, toussait, les deux mains sur son ventre.

Je trouvai cette joie déplacée, inconvenante. Nous avions joué notre vie stupidement ; j’en avais encore froid dans le dos, et ces rires fous me blessaient un peu.

« Et si ton mari m’avait vu », lui demandai-je.

Elle répondit : « Pas de danger.

— Comment ! pas de danger. Elle est raide celle-là ! Il lui suffisait de se baisser pour me trouver. »

Elle ne riait plus ; elle souriait seulement en me regardant de ses grands yeux fixes, où germaient de nouveaux désirs.

« Il ne se serait pas baissé. »

J’insistai : « Par exemple ! S’il avait seulement laissé tomber son chapeau, il aurait bien fallu le ramasser, alors… j’étais propre, moi, dans ce costume. »

Elle posa sur mes épaules ses bras ronds et vigoureux, et, baissant le ton, comme si elle m’eût dit : « Je t’adorrre », elle murmura : « Alorrrs, il ne se serait pas relevé. »

Je ne comprenais point :

« Pourquoi ça ? »

Elle cligna de l’œil avec malice, allongea sa main vers la chaise où je venais de m’asseoir ; et son doigt tendu, le pli de sa joue, ses lèvres entrouvertes, ses dents pointues, claires et féroces, tout cela me montrait la petite hachette à fendre le bois, dont le tranchant aigu luisait.

Elle fit le geste de la prendre ; puis m’attirant du bras gauche tout contre elle, serrant sa hanche à la mienne, du bras droit elle esquissa le mouvement qui décapite un homme à genoux !…

Et voilà, mon cher, comment on comprend ici les devoirs conjugaux, l’amour et l’hospitalité !


<t Un reveillon>

Un réveillon

Je ne sais plus au juste l’année. Depuis un mois entier je chassais avec emportement, avec une joie sauvage, avec cette ardeur qu’on a pour les passions nouvelles.

J’étais en Normandie, chez un parent non marié, Jules de Banneville, seul avec lui, sa bonne, un valet et un garde dans son château seigneurial. Ce château, vieux bâtiment grisâtre entouré de sapins gémissants, au centre de longues avenues de chênes où galopait le vent, semblait abandonné depuis des siècles. Un antique mobilier habitait seul les pièces toujours fermées, où jadis ces gens dont on voyait les portraits accrochés dans un corridor aussi tempétueux que les avenues recevaient cérémonieusement les nobles voisins.

Quant à nous, nous nous étions réfugiés simplement dans la cuisine, seul coin habitable du manoir, une immense cuisine dont les lointains sombres s’éclairaient quand on jetait une bourrée nouvelle dans la vaste cheminée. Puis, chaque soir, après une douce somnolence devant le feu, après que nos bottes trempées avaient fumé longtemps et que nos chiens d’arrêt, couchés en rond entre nos jambes, avaient rêvé de chasse en aboyant comme des somnambules, nous montions dans notre chambre.

C’était l’unique pièce qu’on eût fait plafonner et plâtrer partout, à cause des souris. Mais elle était demeurée nue, blanchie seulement à la chaux, avec des fusils, des fouets à chiens et des cors de chasse accrochés aux murs ; et nous nous glissions grelottants dans nos lits, aux deux coins de cette case sibérienne.

À une lieue en face du château, la falaise à pic tombait dans la mer ; et les puissants souffles de l’Océan, jour et nuit, faisaient soupirer les grands arbres courbés, pleurer le toit et les girouettes, crier tout le vénérable bâtiment, qui s’emplissait de vent par ses tuiles disjointes, ses cheminées larges comme des gouffres, ses fenêtres qui ne fermaient plus.

Ce jour-là il avait gelé horriblement. Le soir était venu. Nous allions nous mettre à table devant le grand feu de la haute cheminée où rôtissaient un râble de lièvre flanqué de deux perdrix qui sentaient bon.

Mon cousin leva la tête : « Il ne fera pas chaud en se couchant », dit-il.

Indifférent, je répliquai : « Non, mais nous aurons du canard aux étangs demain matin. »

La servante, qui mettait notre couvert à un bout de la table et celui des domestiques à l’autre bout, demanda : « Ces messieurs savent-ils que c’est ce soir le réveillon ? »

Nous n’en savions rien assurément, car nous ne regardions guère le calendrier. Mon compagnon reprit : « Alors c’est ce soir la messe de minuit. C’est donc pour cela qu’on a sonné toute la journée ! »

La servante répliqua : « Oui et non, monsieur ; on a sonné aussi parce que le père Fournel est mort. »

Le père Fournel, ancien berger, était une célébrité du pays. Âgé de quatre-vingt-seize ans, il n’avait jamais été malade jusqu’au moment où, un mois auparavant, il avait pris froid, étant tombé dans une mare par une nuit obscure. Le lendemain il s’était mis au lit. Depuis lors il agonisait.

Mon cousin se tourna vers moi : « Si tu veux, dit-il, nous irons tout à l’heure voir ces pauvres gens. » Il voulait parler de la famille du vieux, son petit-fils, âgé de cinquante-huit ans, et sa petite belle-fille, d’une année plus jeune. La génération intermédiaire n’existait déjà plus depuis longtemps. Ils habitaient une lamentable masure, à l’entrée du hameau, sur la droite.

Mais je ne sais pourquoi cette idée de Noël, au fond de cette solitude, nous mit en humeur de causer. Tous les deux, en tête-à-tête, nous nous racontions des histoires de réveillons anciens, des aventures de cette nuit folle, les bonnes fortunes passées et les réveils du lendemain, les réveils à deux avec leurs surprises hasardeuses, l’étonnement des découvertes.

De cette façon, notre dîner dura longtemps. De nombreuses pipes le suivirent ; et, envahis par ces gaietés de solitaires, des gaietés communicatives qui naissent soudain entre deux intimes amis, nous parlions sans repos, fouillant en nous pour nous dire ces souvenirs confidentiels du cœur qui s’échappent en ces heures d’effusion.

La bonne, partie depuis longtemps, reparut : « Je vais à la messe, monsieur.

— Déjà !

— Il est minuit moins trois quarts.

— Si nous allions aussi jusqu’à l’église ? demanda Jules, cette messe de Noël est bien curieuse aux champs.»

J’acceptai, et nous partîmes, enveloppés en nos fourrures de chasse.

Un froid aigu piquait le visage, faisait pleurer les yeux. L’air cru saisissait les poumons, desséchait la gorge. Le ciel profond, net et dur, était criblé d’étoiles qu’on eût dites pâlies par la gelée ; elles scintillaient non point comme des feux, mais comme des astres de glace, des cristallisations brillantes. Au loin, sur la terre d’airain, sèche et retentissante, les sabots des paysans sonnaient ; et, par tout l’horizon, les petites cloches des villages, tintant, jetaient leurs notes grêles comme frileuses aussi, dans la vaste nuit glaciale.

La campagne ne dormait point. Des coqs, trompés par ces bruits, chantaient ; et en passant le long des étables, on entendait remuer les bêtes troublées par ces rumeurs de vie.

En approchant du hameau, Jules se ressouvint des Fournel. « Voici leur baraque, dit-il : entrons ! »

Il frappa longtemps en vain. Alors une voisine, qui sortait de chez elle pour se rendre à l’église, nous ayant aperçus : « Ils sont à la messe, messieurs ; ils vont prier pour le père. »

« Nous les verrons en sortant », dit mon cousin.

La lune à son déclin profilait au bord de l’horizon sa silhouette de faucille au milieu de cette semaille infinie de grains luisants jetés à poignée dans l’espace. Et par la campagne noire, des petits feux tremblants s’en venaient de partout vers le clocher pointu qui sonnait sans répit. Entre les cours des fermes plantées d’arbres, au milieu des plaines sombres, ils sautillaient, ces feux, en rasant la terre. C’étaient des lanternes de corne que portaient les paysans devant leurs femmes en bonnet blanc, enveloppées de longues mantes noires, et suivies des mioches mal éveillés, se tenant la main dans la nuit.

Par la porte ouverte de l’église, on apercevait le chœur illuminé. Une guirlande de chandelles d’un sou faisait le tour de la nef ; et par terre, dans une chapelle à gauche, un gros Enfant-Jésus étalait sur de la vraie paille, au milieu des branches de sapin, sa nudité rose et maniérée.

L’office commençait. Les paysans courbés, les femmes à genoux, priaient. Ces simples gens, relevés par la nuit froide, regardaient, tout remués, l’image grossièrement peinte, et ils joignaient les mains, naïvement convaincus autant qu’intimidés par l’humble splendeur de cette représentation puérile.

L’air glacé faisait palpiter les flammes. Jules me dit : « Sortons ! on est encore mieux dehors. »

Et sur la route déserte, pendant que tous les campagnards prosternés grelottaient dévotement, nous nous mîmes à recauser de nos souvenirs, si longtemps que l’office était fini quand nous revînmes au hameau.

Un filet de lumière passait sous la porte des Fournel. « Ils veillent leur mort, dit mon cousin. Entrons enfin chez ces pauvres gens, cela leur fera plaisir. »

Dans la cheminée, quelques tisons agonisaient. La pièce noire, vernie de saleté, avec ses solives vermoulues brunies par le temps, était pleine d’une odeur suffocante de boudin grillé. Au milieu de la grande table, sous laquelle la huche au pain s’arrondissait comme un ventre dans toute sa longueur, une chandelle, dans un chandelier de fer tordu, filait jusqu’au plafond l’acre fumée de sa mèche en champignon. — Et les deux Fournel, l’homme et la femme, réveillonnaient en tête-à-tête.

Mornes, avec l’air navré et la face abrutie des paysans, ils mangeaient gravement sans dire un mot. Dans une seule assiette, posée entre eux, un grand morceau de boudin dégageait sa vapeur empestante. De temps en temps, ils en arrachaient un bout avec la pointe de leur couteau, l’écrasaient sur leur pain qu’ils coupaient en bouchées, puis mâchaient avec lenteur.

Quand le verre de l’homme était vide, la femme, prenant la cruche au cidre, le remplissait.

À notre entrée, ils se levèrent, nous firent asseoir, nous offrirent de « faire comme eux », et, sur notre refus, se remirent à manger.

Au bout de quelques minutes de silence, mon cousin demanda : « Eh bien, Anthime, votre grand-père est mort ?

Oui, mon pauv’monsieur, il a passé tantôt. »

Le silence recommença. La femme, par politesse, moucha la chandelle. Alors, pour dire quelque chose, j’ajoutai : « Il était bien vieux. »

Sa petite belle-fille de cinquante-sept ans reprit : « Oh ! son temps était terminé, il n’avait plus rien à faire ici. »

Soudain, le désir me vint de regarder le cadavre de ce centenaire, et je priai qu’on me le montrât.

Les deux paysans, jusque-là placides, s’émurent brusquement. Leurs yeux inquiets s’interrogèrent, et ils ne répondirent pas.

Mon cousin, voyant leur trouble, insista.

L’homme alors, d’un air soupçonneux et sournois, demanda : « À quoi qu’ça vous servirait ?

— À rien, dit Jules, mais ça se fait tous les jours ; pourquoi ne voulez-vous pas le montrer ? »

Le paysan haussa les épaules. « Oh ! moi, j’veux ben ; seulement, à c’te heure-ci, c’est malaisé. »

Mille suppositions nous passaient dans l’esprit. Comme les petits-enfants du mort ne remuaient toujours pas, et demeuraient face à face, les yeux baissés, avec cette tête de bois des gens mécontents, qui semble dire : « Allez-vous-en », mon cousin parla avec autorité : « Allons, Anthime, levez-vous, et conduisez-nous dans sa chambre. » Mais l’homme, ayant pris son parti, répondit d’un air renfrogné : « C’est pas la peine, il n’y est pu, monsieur.

— Mais alors, où donc est-il ? »

La femme coupa la parole à son mari :

« J’vas vous dire : J’l’avons mis jusqu’à d’main dans la huche, parce que j’avions point d’place. »

Et, retirant l’assiette au boudin, elle leva le couvercle de leur table, se pencha avec la chandelle pour éclairer l’intérieur du grand coffre béant au fond duquel nous aperçûmes quelque chose de gris, une sorte de long paquet d’où sortait, par un bout, une tête maigre avec des cheveux blancs ébouriffés, et, par l’autre bout, deux pieds nus.

C’était le vieux, tout sec, les yeux clos, roulé dans son manteau de berger, et dormant là son dernier sommeil, au milieu d’antiques et noires croûtes de pain, aussi séculaires que lui.

Ses enfants avaient réveillonné dessus !

Jules, indigné, tremblant de colère, cria : « Pourquoi ne l’avez-vous pas laissé dans son lit, manants que vous êtes ? »

Alors la femme se mit à larmoyer, et très vite : « J’vas vous dire, mon bon monsieur, j’avons qu’un lit dans la maison. J’couchions avec lui auparavant puisque j’étions qu’trois. D’puis qu’il est si malade, j’couchons par terre ; c’est dur, mon brave monsieur, dans ces temps ici. Eh ben, quand il a été trépassé, tantôt, j’nous sommes dit comme ça : Puisqu’il n’souffre pu, c’t’homme, à quoi qu’ça sert de l’laisser dans le lit ? j’pouvons ben l’mettre jusqu’à d’main dans la huche, et je r’prendrions l’lit c’te nuit qui s’ra si froide. J’pouvions pourtant pas coucher avec ce mort, mes bons messieurs !… »

Mon cousin, exaspéré, sortit brusquement en claquant la porte, tandis que je le suivais, riant aux larmes.


<t Pétition d’un viveur malgré lui>

Pétition d’un viveur malgré lui

Messieurs les présidents des tribunaux,

Messieurs les magistrats,

Messieurs les jurés,

Maintenant que je suis désintéressé dans la question, vu mon âge et mes cheveux blancs, je viens protester contre vos jugements, contre la partialité révoltante de vos décisions, contre cette sorte de galanterie aveugle qui vous pousse à conclure toujours pour la femme contre l’homme, chaque fois qu’une affaire d’amour est portée devant votre tribunal.

Je suis vieux, messieurs, j’ai beaucoup aimé, ou plutôt, souvent aimé. Mon pauvre cœur, bien meurtri, frissonne encore au souvenir des anciennes tendresses. Et par les tristes nuits solitaires où la vie passée ne nous apparaît plus qu’à l’état d’illusion finie, où les aventures lointaines, ternies comme les tapisseries effacées, nous donnent soudain des secousses de tristesse, et font monter aux yeux ces larmes douloureuses qu’on verse sur l’irréparable, j’ouvre en tremblant une humble caisse de noyer où gisent mes lamentables gages d’amour, où dort ma vie accomplie maintenant, où remue, quand j’y plonge les mains, la poussière morte de tout ce que j’ai adoré sur la terre.

Et je sanglote sur la bottine, la fine bottine de satin, jaune aujourd’hui, mais qui fut blanche, et que je pris à son pied, dans le jardin, ce soir-là, pour l’empêcher de rentrer au bal.

Je baise les gants, les cheveux blonds ou noirs, les trois jarretières de soie et le mouchoir de dentelle maculé de sang, de ce sang qui semble une pâle tache de rouille et dont, un jour, je conterai l’histoire.

Mais ce n’est point de tout cela que je prétends vous parler. J’ai voulu seulement prouver qu’on avait eu pour moi bien des… faiblesses — quoique je sois le plus timide, le plus indécis, le plus hésitant des hommes.

Je suis si timide que jamais, peut-être, je n’aurais osé… ce que vous savez, si les femmes n’avaient osé pour moi. Et j’ai compris depuis, en y songeant, que neuf fois sur dix c’est l’homme qui est séduit, capté, accaparé, enlacé de liens terribles, lui le séducteur que vous flétrissez. Il est la proie, la femme est le chasseur.

Un tout récent procès, jugé en Angleterre, m’a jeté soudain dans l’esprit un éclair de vérité.

Une fille, une demoiselle de comptoir, avait été ce que vous appelez séduite par un jeune officier de marine. Elle n’était plus dans sa prime fraîcheur, elle avait aimé déjà. Au bout de quelque temps elle fut abandonnée. Elle se tua. Les magistrats anglais n’eurent point assez d’injures, d’expressions infamantes, sanglantes, méprisantes pour flétrir l’infâme ravisseur.

Messieurs, vous eussiez fait comme eux. Eh bien, vous ne connaissez pas la femme, vous ne la comprenez pas, vous êtes odieusement injustes.

Écoutez-moi.

J’étais alors tout jeune officier, en garnison dans un port de mer. J’allais dans le monde, j’aimais la valse et j’étais timide, comme je vous l’ai dit. Bientôt je crus m’apercevoir qu’une femme mûre, assez belle encore, mariée, mère de famille et irréprochable, disait-on, me remarquait. Quand nous dansions son œil restait fixé sur le mien, si aigu, que je ne pouvais m’y tromper. Elle ne me dit rien sans doute. Est-ce qu’une femme parle, doit parler, peut parler ? Est-ce qu’un regard comme elle sait en avoir n’est pas plus provocant, plus impudique, plus clair que toutes nos déclarations brûlantes ? Je fis semblant de ne pas comprendre d’abord. Puis la persistance de cette muette provocation me troubla. Je lui murmurai dans l’oreille des choses tendres. Un jour elle s’abandonna. Je l’avais séduite, messieurs. Me l’a-t-elle assez reproché !…

Elle m’aima d’une passion terrible, incessante, jalouse, féroce. « Tu m’as voulue », disait-elle. Que pouvais-je répondre ? Lui reprocher ses regards ? Soyez juges, messieurs. Elle n’avait rien dit, cette femme !

Enfin j’appris que mon régiment partait. J’étais sauvé. Mais un soir, vers onze heures, je la vis entrer soudain dans ma petite chambre d’officier. « Tu vas partir, me dit-elle, et je viens t’offrir la plus grande preuve d’amour qu’une femme puisse donner ; je te suis. Pour toi, j’abandonne mon mari, mes enfants, ma famille. Je me perds aux yeux du monde, et je déshonore les miens. Mais je fais cela pour toi et j’en suis heureuse. » Une sueur froide me coula dans le dos. Je lui pris les mains ; je la suppliai de ne pas accomplir ce sacrifice que je ne voulais point accepter ; je tâchai de la calmer, de la raisonner. Peine inutile. Alors, les yeux dans les yeux, elle me dit d’une voix sifflante : « Serais-tu un lâche ; serais-tu de ceux qui séduisent une femme puis l’abandonnent au premier caprice ? »

Je protestai. Mais je lui montrai la folie de son action, ses conséquences pour toute notre vie. Obstinée, elle répondait simplement : « Je t’aime. » À la fin, pris d’impatience, je lui dis nettement : « Je ne veux pas. Je te défends de me suivre. » — Elle se leva, et partit sans prononcer un mot.

Le lendemain j’apprenais qu’elle avait tenté de s’empoisonner. On la crut perdue pendant huit jours. Une de ses amies, sa confidente, vint me trouver ; me reprocha brutalement l’infamie de ma conduite. Je fus inflexible. Pendant un mois je n’entendis parler d’elle que vaguement. On la disait très malade. Puis soudain je fus prévenu par son amie qu’elle était perdue, condamnée. Qu’une promesse d’amour seule la pouvait sauver. Je promis tout ce qu’on voulut. Elle guérit. Je l’enlevé.

Naturellement j’avais donné ma démission. Et pendant deux ans nous vécûmes ensemble dans une petite ville d’Italie, nous vécûmes de cette vie horrible de l’adultère en fuite.

Un matin, son mari entrait chez moi. Il fut sans violence et même sans colère. Il venait chercher sa femme, non pour lui, mais pour ses enfants, pour ses deux filles.

Je ne demandais pas mieux que de la rendre, croyez-moi, messieurs les jurés.

Je la fis venir, et je la laissai seule avec l’époux abandonné. Elle refusa de le suivre. À mon tour, je la priai, je la suppliai, et, spectacle étrange, invraisemblable, le mari et moi, nous l’implorions, moi pour qu’elle me quittât, lui pour qu’elle le suivît.

Elle nous jeta ces mots : « Vous êtes deux misérables ! » et sortit là-dessus.

Le mari prit son chapeau, me salua, prononça un : « Je vous plains, monsieur », venu du cœur, et s’en alla.

Je la gardai encore six ans. Elle avait l’air de ma mère. Elle mourut.

Eh bien, messieurs, cette femme auparavant n’avait jamais fait parler d’elle. On ne lui avait soupçonné jamais aucune faiblesse, et, pour tout le monde, c’est moi qui l’ai perdue, traînée dans le ruisseau, tuée. J’ai déshonoré sa famille, semé la honte autour de moi. Je suis un misérable et un gueux.

Vous m’avez condamné à l’unanimité.

Cette histoire avait fait grand bruit. J’étais un séducteur. Toutes les femmes me contemplaient avec une curiosité émue. Je n’avais qu’à leur tendre la main pour les enlever. J’en aimai plusieurs qui me trahirent. Les autres m’opprimèrent horriblement. Enfin, cette alternative se reproduisait sans cesse pour moi. — Être Joseph et laisser mon manteau — ou bien martyr livré à des lionnes.

Je termine, messieurs.

Regardez Paris de midi à une heure. Voyez ces fillettes en cheveux, ces petites ouvrières deux par deux, errant sur les trottoirs, provocantes, l’œil hardi, prêtes à accepter tout rendez-vous, cherchant de l’amour par les rues.

Ce sont vos clientes.

Sondez leurs cœurs. Écoutez-les causer :

« Oh moi, ma chère, si j’ai la chance de trouver un garçon riche, je te promets qu’il ne me lâchera pas comme Amélie, ou bien gare le vitriol. »

Et quand un brave garçon passe près d’elle, il reçoit en plein visage, en plein cœur ce regard qui veut dire « quand vous voudrez ». Il s’arrête ; la fille est jolie et toute prête ; il cède.

Un mois plus tard, vous injuriez et condamnez ce gredin qui a abandonné la pauvre fille séduite.

Or, lequel est le limier, lequel est le gibier ?

N’oubliez point ceci, messieurs :

L’amour est toute la vie des femmes. Elles jouent avec nous comme les chats avec les souris. La jeune fille cherche le mari le plus avantageux qu’elle pourra trouver.

Celles qui quêtent des amants les veulent dans les mêmes conditions.

Quand un homme, sentant le piège, s’échappe de leurs mains, elles se vengent à la façon du chasseur qui tue d’un coup de fusil le lapin échappé du lacet.

Telle est mon humble opinion, basée sur une vieille expérience. Je la soumets à vos méditations.

Et j’ai l’honneur d’être,

Messieurs les présidents des tribunaux,

Messieurs les magistrats,

Messieurs les jurés,

Votre très obéissant serviteur,

Maufrigneuse.


<t Gâteau (Le)>

Le Gâteau

Disons qu’elle s’appelait Mme Anserre, pour qu’on ne découvre point son vrai nom.

C’était une de ces comètes parisiennes qui laissent comme une traînée de feu derrière elles. Elle faisait des vers et des nouvelles, avait le cœur poétique et était belle à ravir. Elle recevait peu, rien que des gens hors ligne, de ceux qu’on appelle communément les princes de quelque chose. Être reçu chez elle constituait un titre, un vrai titre d’intelligence ; du moins on appréciait ainsi ses invitations.

Son mari jouait le rôle de satellite obscur. Être l’époux d’un astre n’est point chose aisée. Celui-là cependant avait eu une idée forte, celle de créer un État dans l’État, de posséder son mérite à lui, mérite de second ordre, il est vrai ; mais enfin, de cette façon, les jours où sa femme recevait, il recevait aussi ; il avait son public spécial qui l’appréciait, l’écoutait, lui prêtait plus d’attention qu’à son éclatante compagne.

Il s’était adonné à l’agriculture ; à l’agriculture en chambre. Il y a comme cela des généraux en chambre, — tous ceux qui naissent, vivent et meurent sur les ronds de cuir du ministère de la Guerre, ne le sont-ils pas ? — des marins en chambre, voir au ministère de la Marine, — des colonisateurs en chambre, etc., etc. Il avait donc étudié l’agriculture, mais il l’avait étudiée profondément, dans ses rapports avec les autres sciences, avec l’économie politique, avec les arts, — on met les arts à toutes les sauces, puisqu’on appelle bien « travaux d’art » les horribles ponts des chemins de fer. Enfin, il était arrivé à ce qu’on dît de lui : « C’est un homme fort. » On le citait dans les Revues techniques ; sa femme avait obtenu qu’il fût nommé membre d’une commission au ministère de l’Agriculture.

Cette gloire modeste lui suffisait.

Sous prétexte de diminuer les frais, il invitait ses amis le jour où sa femme recevait les siens, de sorte qu’on se mêlait, ou plutôt non, on formait deux groupes. Madame, avec son escorte d’artistes, d’académiciens, de ministres, occupait une sorte de galerie, meublée et décorée dans le style Empire. Monsieur se retirait généralement avec ses laboureurs dans une pièce plus petite, servant de fumoir, et que Mme Anserre appelait ironiquement le salon de l’Agriculture.

Les deux camps étaient bien tranchés. Monsieur, sans jalousie, d’ailleurs, pénétrait quelquefois dans l’Académie, et des poignées de main, cordiales étaient échangées ; mais l’Académie dédaignait infiniment le salon de l’Agriculture, et il était rare qu’un des princes de la science, de la pensée ou d’autre chose se mêlât aux laboureurs.

Ces réceptions se faisaient sans frais : un thé, une brioche, voilà tout. Monsieur, dans les premiers temps, avait réclamé deux brioches, une pour l’Académie, une pour les laboureurs ; mais Madame ayant justement observé que cette manière d’agir semblerait indiquer deux camps, deux réceptions, deux partis, Monsieur n’avait point insisté ; de sorte qu’on ne servait qu’une seule brioche, dont Mme Anserre faisait d’abord les honneurs à l’Académie et qui passait ensuite dans le salon de l’Agriculture.

Or, cette brioche fut bientôt, pour l’Académie, un sujet d’observations des plus curieuses. Mme Anserre ne la découpait jamais elle-même. Ce rôle revenait toujours à l’un ou à l’autre des illustres invités. Cette fonction particulière, spécialement honorable et recherchée, durait plus ou moins longtemps pour chacun : tantôt trois mois, rarement plus ; et l’on remarqua que le privilège de « découper la brioche » semblait entraîner avec lui une foule d’autres supériorités, une sorte de royauté ou plutôt de vice-royauté très accentuée.

Le découpeur régnant avait le verbe plus haut, un ton de commandement marqué ; et toutes les faveurs de la maîtresse de maison étaient pour lui, toutes.

On appelait ces heureux dans l’intimité, à mi-voix, derrière les portes, les « favoris de la brioche », et chaque changement de favori amenait dans l’Académie une sorte de révolution. Le couteau était un sceptre, la pâtisserie un emblème ; on félicitait les élus. Les laboureurs jamais ne découpaient la brioche. Monsieur lui-même était toujours exclu, bien qu’il en mangeât sa part.

La brioche fut successivement taillée par des poètes, par des peintres et des romanciers. Un grand musicien mesura les portions pendant quelque temps, un ambassadeur lui succéda. Quelquefois un homme moins connu, mais élégant et recherché, un de ceux qu’on appelle, suivant les époques, vrai gentleman, ou parfait cavalier, ou dandy, ou autrement, s’assit à son tour devant le gâteau symbolique. Chacun d’eux, pendant son règne éphémère, témoignait à l’époux une considération plus grande ; puis quand l’heure de sa chute était venue, il passait à un autre le couteau et se mêlait de nouveau dans la foule des suivants et admirateurs de la « belle Mme Anserre ».

Cet état de choses dura longtemps, longtemps ; mais les comètes ne brillent pas toujours du même éclat. Tout vieillit par le monde. On eût dit, peu à peu, que l’empressement des découpeurs s’affaiblissait ; ils semblaient hésiter parfois, quand on leur tendait le plat ; cette charge jadis tant enviée devenait moins sollicitée ; on la conservait moins longtemps ; on en paraissait moins fier. Mme Anserre prodiguait les sourires et les amabilités ; hélas ! on ne coupait plus volontiers. Les nouveaux venus semblaient s’y refuser. Les « anciens favoris » reparurent un à un comme des princes détrônés qu’on replace un instant au pouvoir. Puis, les élus devinrent rares, tout à fait rares. Pendant un mois, ô prodige, M. Anserre ouvrit le gâteau ; puis il eut l’air de s’en lasser ; et l’on vit un soir Mme Anserre, la belle Mme Anserre, découper elle-même.

Mais cela paraissait l’ennuyer beaucoup ; et le lendemain, elle insista si fort auprès d’un invité qu’il n’osa point refuser.

Le symbole était trop connu cependant ; on se regardait en dessous avec des mines effarées, anxieuses. Couper la brioche n’était rien, mais les privilèges auxquels cette faveur avait toujours donné droit épouvantaient maintenant ; aussi, dès que paraissait le plateau, les académiciens passaient pêle-mêle dans le salon de l’Agriculture comme pour se mettre à l’abri derrière l’époux qui souriait sans cesse. Et quand Mme Anserre, anxieuse, se montrait sur la porte avec la brioche d’une main et le couteau de l’autre, tous semblaient se ranger autour de son mari comme pour lui demander protection.

Des années encore passèrent. Personne ne découpait plus ; mais par suite d’une vieille habitude invétérée, celle qu’on appelait toujours galamment la « belle Mme Anserre » cherchait de l’œil, à chaque soirée, un dévoué qui prît le couteau, et chaque fois le même mouvement se produisait autour d’elle : une fuite générale, habile, pleine de manœuvres combinées et savantes, pour éviter l’offre qui lui venait aux lèvres.

Or, voilà qu’un soir on présenta chez elle un tout jeune homme, un innocent et un ignorant. Il ne connaissait pas le mystère de la brioche ; aussi lorsque parut le gâteau, lorsque chacun s’enfuit, lorsque Mme Anserre prit des mains du valet le plateau et la pâtisserie, il resta tranquillement près d’elle.

Elle crut peut-être qu’il savait ; elle sourit, et, d’une voix émue :

« Voulez-vous, cher monsieur, être assez aimable pour découper cette brioche ? »

Il s’empressa, ôta ses gants, ravi de l’honneur.

« Mais comment donc, madame, avec le plus grand plaisir. »

Au loin, dans les coins de la galerie, dans l’encadrement de la porte ouverte sur le salon des laboureurs, des têtes stupéfaites regardaient. Puis, lorsqu’on vit que le nouveau venu découpait sans hésitation, on se rapprocha vivement.

Un vieux poète plaisant frappa sur l’épaule du néophyte :

« Bravo ! jeune homme », lui dit-il à l’oreille.

On le considérait curieusement. L’époux lui-même parut surpris. Quant au jeune homme, il s’étonnait de la considération qu’on semblait soudain lui montrer, il ne comprenait point surtout les gracieusetés marquées, la faveur évidente et l’espèce de reconnaissance muette que lui témoignait la maîtresse de la maison.

Il paraît cependant qu’il finit par comprendre.

À quel moment, en quel lieu la révélation lui fut-elle faite ? On l’ignore ; mais quand il reparut à la soirée suivante, il avait l’air préoccupé, presque honteux, et regardait avec inquiétude autour de lui. L’heure du thé sonna. Le valet parut. Mme Anserre, souriante, saisit le plat, chercha des yeux son jeune ami ; mais il avait fui si vite qu’il n’était déjà plus là. Alors elle partit à sa recherche et le retrouva bientôt tout au fond du salon des « laboureurs ». Lui, le bras passé sous le bras du mari, le consultait avec angoisse sur les moyens employés pour la destruction du phylloxéra.

« Mon cher monsieur, lui dit-elle, voulez-vous être assez aimable pour me découper cette brioche ? »

Il rougit jusqu’aux oreilles, balbutia, perdant la tête. Alors M. Anserre eut pitié de lui et, se tournant vers sa femme :

« Ma chère amie, tu serais bien aimable de ne point nous déranger : nous causons agriculture. Fais-la donc couper par Baptiste, ta brioche. »

Et personne depuis ce jour ne coupa plus jamais la brioche de Mme Anserre.


<t Bûche (La)>

La Bûche

Le salon était petit, tout enveloppé de tentures épaisses, et discrètement odorant. Dans une cheminée large, un grand feu flambait ; tandis qu’une seule lampe posée sur le coin de la cheminée versait une lumière molle, ombrée par un abat-jour d’ancienne dentelle, sur les deux personnes qui causaient.

Elle, la maîtresse de la maison, une vieille à cheveux blancs, mais une de ces vieilles adorables dont la peau sans rides est lisse comme un fin papier et parfumée, tout imprégnée de parfums, pénétrée jusqu’à la chair vive par les essences fines dont elle se baigne, depuis si longtemps, l’épiderme : une vieille qui sent, quand on lui baise la main, l’odeur légère qui vous saute à l’odorat lorsqu’on ouvre une boîte de poudre d’iris florentine.

Lui était un ami d’autrefois, resté garçon, un ami de toutes les semaines, un compagnon de voyage dans l’existence. Rien de plus d’ailleurs.

Ils avaient cessé de causer depuis une minute environ, et tous deux regardaient le feu, rêvant à n’importe quoi, en l’un de ces silences amis des gens qui n’ont point besoin de parler toujours pour se plaire l’un près de l’autre.

Et soudain une grosse bûche, une souche hérissée de racines enflammées, croula. Elle bondit par-dessus les chenets, et, lancée dans le salon, roula sur le tapis en jetant des éclats de feu tout autour d’elle.

La vieille femme, avec un petit cri, se dressa comme pour fuir, tandis que lui, à coups de botte, rejetait dans la cheminée l’énorme charbon et ratissait de sa semelle toutes les éclaboussures ardentes répandues autour.

Quand le désastre fut réparé, une forte odeur de roussi se répandit ; et l’homme, se rasseyant en face de son amie, la regarda en souriant : « Et voilà, dit-il, en montrant la bûche replacée dans l’âtre, voilà pourquoi je ne me suis jamais marié. »

Elle le considéra, tout étonnée, avec cet œil curieux des femmes qui veulent savoir, cet œil des femmes qui ne sont plus toutes jeunes, où la curiosité est réfléchie, compliquée, souvent malicieuse ; et elle demanda : « Comment ça ? »

Il reprit : « Oh ! c’est toute une histoire, une assez triste et vilaine histoire. »

ê

Mes anciens camarades se sont souvent étonnés du froid survenu tout à coup entre un de mes meilleurs amis qui s’appelait, de son petit nom, Julien, et moi. Ils ne comprenaient point comment deux intimes, deux inséparables comme nous étions, avaient pu tout à coup devenir presque étrangers l’un à l’autre. Or, voici le secret de notre éloignement.

Lui et moi, nous habitions ensemble, autrefois. Nous ne nous quittions jamais ; et l’amitié qui nous liait semblait si forte que rien n’aurait pu la briser.

Un soir, en rentrant, il m’annonça son mariage.

Je reçus un coup dans la poitrine, comme s’il m’avait volé ou trahi. Quand un ami se marie, c’est fini, bien fini. L’affection jalouse d’une femme, cette affection ombrageuse, inquiète et charnelle, ne tolère point l’attachement vigoureux et franc, cet attachement d’esprit, de cœur et de confiance qui existe entre deux hommes.

Voyez-vous, madame, quel que soit l’amour qui les soude l’un à l’autre, l’homme et la femme sont toujours étrangers d’âme, d’intelligence ; ils restent deux belligérants ; ils sont d’une race différente ; il faut qu’il y ait toujours un dompteur et un dompté, un maître et un esclave ; tantôt l’un, tantôt l’autre ; ils ne sont jamais deux égaux. Ils s’étreignent les mains, leurs mains frissonnantes d’ardeur ; ils ne se les serrent jamais d’une large et forte pression loyale, de cette pression qui semble ouvrir les cœurs, les mettre à nu, dans un élan de sincère et forte et virile affection. Les sages, au lieu de se marier et de procréer, comme consolation pour les vieux jours, des enfants qui les abandonneront, devraient chercher un bon et solide ami, et vieillir avec lui dans cette communion de pensées qui ne peut exister qu’entre deux hommes.

Enfin, mon ami Julien se maria. Elle était jolie, sa femme, charmante, une petite blonde frisottée, vive, potelée, qui semblait l’adorer.

D’abord, j’allais peu dans la maison, craignant de gêner leur tendresse, me sentant de trop entre eux. Ils semblaient pourtant m’attirer, m’appeler sans cesse, et m’aimer.

Peu à peu je me laissai séduire par le charme doux de cette vie commune ; et je dînais souvent chez eux ; et souvent, rentré chez moi la nuit, je songeais à faire comme lui, à prendre une femme, trouvant bien triste à présent ma maison vide.

Eux, paraissaient se chérir, ne se quittaient point. Or, un soir, Julien m’écrivit de venir dîner. J’y allai. « Mon bon, dit-il, il va falloir que je m’absente, en sortant de table, pour une affaire. Je ne serai pas de retour avant onze heures ; mais à onze heures précises, je rentrerai. J’ai compté sur toi pour tenir compagnie à Berthe. »

La jeune femme sourit : « C’est moi, d’ailleurs, qui ai eu l’idée de vous envoyer chercher », reprit-elle.

Je lui serrai la main : « Vous êtes gentille comme tout. » Et je sentis sur mes doigts une amicale et longue pression. Je n’y pris pas garde. On se mit à table ; et, dès huit heures, Julien nous quittait.

Aussitôt qu’il fut parti, une sorte de gêne singulière naquit brusquement entre sa femme et moi. Nous ne nous étions encore jamais trouvés seuls, et, malgré notre intimité grandissant chaque jour, le tête-à-tête nous plaçait dans une situation nouvelle. Je parlai d’abord de choses vagues, de ces choses insignifiantes dont on emplit les silences embarrassants. Elle ne répondit rien et restait en face de moi, de l’autre côté de la cheminée, la tête baissée, le regard indécis, un pied tendu vers la flamme, comme perdue en une difficile méditation. Quand je fus à sec d’idées banales, je me tus. C’est étonnant comme il est difficile quelquefois de trouver des choses à dire. Et puis, je sentais du nouveau dans l’air, je sentais de l’invisible, un je ne sais quoi impossible à exprimer, cet avertissement mystérieux qui vous prévient des intentions secrètes, bonnes ou mauvaises, d’une autre personne à votre égard.

Ce pénible silence dura quelque temps. Puis Berthe me dit : « Mettez donc une bûche au feu, mon ami, vous voyez bien qu’il va s’éteindre. » J’ouvris le coffre à bois, placé juste comme le vôtre, et je pris une bûche, la plus grosse bûche, que je plaçai en pyramide sur les autres morceaux de bois aux trois quarts consumés.

Et le silence recommença.

Au bout de quelques minutes, la bûche flambait de telle façon qu’elle nous grillait la figure. La jeune femme releva sur moi ses yeux, des yeux qui me parurent étranges. « Il fait trop chaud, maintenant, dit-elle ; allons donc là-bas, sur le canapé. »

Et nous voilà partis sur le canapé.

Puis tout à coup, me regardant bien en face : « Qu’est-ce que vous feriez si une femme vous disait qu’elle vous aime ? »

Je répondis, fort interloqué : « Ma foi, le cas n’est pas prévu, et puis, ça dépendrait de la femme. »

Alors, elle se mit à rire, d’un rire sec, nerveux, frémissant, un de ces rires faux qui semblent devoir casser les verres fins, et elle ajouta :

« Les hommes ne sont jamais audacieux ni malins. » Elle se tut, puis reprit :

« Avez-vous quelquefois été amoureux, monsieur Paul ? »

Je l’avouai ; oui, j’avais été amoureux.

« Racontez-moi ça », dit-elle.

Je lui racontai une histoire quelconque. Elle m’écoutait attentivement, avec des marques fréquentes d’improbation et de mépris ; et soudain : « Non, vous n’y entendez rien. Pour que l’amour fût bon, il faudrait, il me semble, qu’il bouleversât le cœur, tordît les nerfs et ravageât la tête ; il faudrait qu’il fût — comment dirai-je ? — dangereux, terrible même, presque criminel, presque sacrilège, qu’il fût une sorte de trahison ; je veux dire qu’il a besoin de rompre des obstacles sacrés, des lois, des liens fraternels ; quand l’amour est tranquille, facile, sans périls, légal, est-ce bien de l’amour ? »

Je ne savais plus quoi répondre, et je jetais en moi-même cette exclamation philosophique : ô cervelle féminine, te voilà bien !

Elle avait pris, en parlant, un petit air indifférent, sainte-nitouche ; et, appuyée sur les coussins, elle s’était allongée, couchée, la tête contre mon épaule, la robe un peu relevée, laissant voir un bas de soie rouge que les éclats du foyer enflammaient par instants.

Au bout d’une minute : « Je vous fais peur », dit-elle. Je protestai. Elle s’appuya tout à fait contre ma poitrine et, sans me regarder : « Si je vous disais moi, que je vous aime, que feriez-vous ? » Et avant que j’eusse pu trouver ma réponse, ses bras avaient pris mon cou, avaient attiré brusquement ma tête, et ses lèvres joignaient les miennes.

Ah ! ma chère amie, je vous réponds que je ne m’amusais pas ! Quoi ! tromper Julien ? devenir l’amant de cette petite folle perverse et rusée, effroyablement sensuelle sans doute, à qui son mari déjà ne suffisait plus ! Trahir sans cesse, tromper toujours, jouer l’amour pour le seul attrait du fruit défendu, du danger bravé, de l’amitié trahie ! Non, cela ne m’allait guère. Mais que faire ? imiter Joseph ! rôle fort sot et, de plus, fort difficile, car elle était affolante en sa perfidie, cette fille, et enflammée d’audace, et palpitante et acharnée. Oh ! que celui qui n’a jamais senti sur sa bouche le baiser profond d’une femme prête à se donner, me jette la première pierre…

… Enfin, une minute de plus… vous comprenez, n’est-ce pas ? Une minute de plus et… j’étais… non, elle était… pardon, c’est lui qui l’était !… ou plutôt qui l’aurait été, quand voilà qu’un bruit terrible nous fit bondir.

La bûche, oui, la bûche, madame, s’élançait dans le salon, renversant la pelle, le garde-feu, roulant comme un ouragan de flamme, incendiant le tapis et se gîtant sous un fauteuil qu’elle allait infailliblement flamber.

Je me précipitai comme un fou, et pendant que je repoussais dans la cheminée le tison sauveur, la porte brusquement s’ouvrit ! Julien, tout joyeux, rentrait. Il s’écria : « Je suis libre, l’affaire est finie deux heures plus tôt ! »

Oui, mon amie, sans la bûche, j’étais pincé en flagrant délit. Et vous apercevez d’ici les conséquences !

Or, je fis en sorte de n’être plus repris dans une situation pareille, jamais, jamais. Puis je m’aperçus que Julien me battait froid, comme on dit. Sa femme évidemment sapait notre amitié ; et peu à peu il m’éloigna de chez lui ; et nous avons cessé de nous voir.

Je ne me suis point marié. Cela ne doit plus vous étonner.


<t Mots d’amour>

Mots d’amour

Dimanche

Mon gros coq chéri,

Tu ne m’écris pas, je ne te vois plus, tu ne viens jamais. Tu as donc cessé de m’aimer ? Pourquoi ? Qu’ai-je fait ? Dis-le-moi, je t’en supplie, mon cher amour ! Moi je t’aime tant, tant, tant ! Je voudrais t’avoir toujours près de moi, et t’embrasser tout le jour, en te donnant, ô mon cœur, mon chat aimé, tous les noms tendres qui me viendraient à la pensée. Je t’adore, je t’adore, je t’adore, ô mon beau coq.

Ta poulette,

Sophie.

Lundi.

Ma chère amie,

Tu ne comprendras absolument rien à ce que je vais te dire. N’importe. Si ma lettre tombe, par hasard, sous les yeux d’une autre femme, elle lui sera peut-être profitable.

Si tu avais été sourde et muette, je t’aurais sans doute aimée longtemps, longtemps. Le malheur vient de ce que tu parles ; voilà tout. Un poète a dit :

Tu n’as jamais été dans tes jours les plus rares,

Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur,

Et comme un air qui sonne au bois creux des guitares,

J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.

En amour, vois-tu, on fait toujours chanter des rêves ; mais pour que les rêves chantent, il ne faut pas qu’on les interrompe. Or, quand on parle entre deux baisers, on interrompt toujours le rêve délirant que font les âmes, à moins de dire des mots sublimes ; et les mots sublimes n’éclosent pas dans les petites caboches des jolies filles.

Tu ne comprends rien, n’est-ce pas ? Tant mieux. Je continue. Tu es assurément une des plus charmantes, une des plus adorables femmes que j’aie jamais vues.

Est-il sur la terre des yeux qui contiennent plus de songe que les tiens, plus de promesses inconnues, plus d’infini d’amour ? Je ne le crois pas. Et quand ta bouche sourit avec ses deux lèvres rondes qui montrent tes dents luisantes, on dirait qu’il va sortir de cette bouche ravissante une ineffable musique, quelque chose d’invraisemblablement suave, de doux à faire sangloter.

Alors tu m’appelles tranquillement : « Mon gros lapin adoré. » Et il me semble tout à coup que j’entre dans ta tête, que je vois fonctionner ton âme, ta petite âme de petite femme jolie, jolie, mais… et cela me gêne, vois-tu, me gêne beaucoup. J’aimerais mieux ne pas voir.

Tu continues à ne point comprendre, n’est-ce pas ? J’y comptais.

Te rappelles-tu la première fois que tu es venue chez moi ? Tu es entrée brusquement avec une odeur de violette envolée de tes jupes ; nous nous sommes regardés longtemps sans dire un mot, puis embrassés comme des fous… puis… puis jusqu’au lendemain nous n’avons point parlé.

Mais, quand nous nous sommes quittés, nos mains tremblaient et nos yeux se disaient des choses, des choses… qu’on ne peut exprimer dans aucune langue. Du moins, je l’ai cru. Et tout bas, en me quittant, tu as murmuré : « À bientôt ! » — Voilà tout ce que tu as dit ; et tu ne t’imagineras jamais quel enveloppement de rêve tu me laissais, tout ce que j’entrevoyais, tout ce que je croyais deviner en ta pensée.

Vois-tu, ma pauvre enfant, pour les hommes pas bêtes, un peu raffinés, un peu supérieurs, l’amour est un instrument si compliqué qu’un rien le détraque. Vous autres femmes, vous ne percevez jamais le ridicule de certaines choses quand vous aimez, et le grotesque des expressions vous échappe.

Pourquoi une parole juste dans la bouche d’une petite femme brune est-elle souverainement fausse et comique dans celle d’une grosse femme blonde ? Pourquoi le geste câlin de l’une sera-t-il déplacé chez l’autre ? Pourquoi certaines caresses charmantes de la part de celle-ci seront-elles gênantes de la part de celle-là ? Pourquoi ? Parce qu’il faut en tout, mais principalement en amour, une parfaite harmonie, une accordance absolue du geste, de la voix, de la parole, de la manifestation tendre, avec la personne qui agit, parle, manifeste, avec son âge, la grosseur de sa taille, la couleur de ses cheveux et la physionomie de sa beauté.

Une femme de trente-cinq ans, à l’âge des grandes passions violentes, qui conserverait seulement un rien de la mièvrerie caressante de ses amours de vingt ans, qui ne comprendrait pas qu’elle doit s’exprimer autrement, regarder autrement, embrasser autrement, qu’elle doit être une Didon et non plus une Juliette, écœurerait infailliblement neuf amants sur dix, même s’ils ne se rendaient nullement compte des raisons de leur éloignement.

Comprends-tu ? — Non. — Je l’espérais bien.

À partir du jour où tu as ouvert ton robinet à tendresses, ce fut fini pour moi, mon amie.

Quelquefois nous nous embrassions cinq minutes, d’un seul baiser interminable, éperdu, d’un de ces baisers qui font se fermer les yeux, comme s’il pouvait s’en échapper par le regard, comme pour les conserver plus entiers dans l’âme enténébrée qu’ils ravagent. Puis, quand nous séparions nos lèvres, tu me disais en riant d’un rire clair : « C’est bon, mon gros chien ! » Alors je t’aurais battue.

Car tu m’as donné successivement tous les noms d’animaux et de légumes que tu as trouvés sans doute dans la Cuisinière bourgeoise, le Parfait Jardinier et les Éléments d’histoire naturelle à l’usage des classes inférieures. Mais cela n’est rien encore.

La caresse d’amour est brutale, bestiale, et plus, quand on y songe. Musset a dit :

Je me souviens encor de ces spasmes terribles,

De ces baisers muets, de ces muscles ardents,

De cet être absorbé, blême et serrant les dents.

S’ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles,

ou grotesques !… Oh ! ma pauvre enfant, quel génie farceur, quel esprit pervers, te pouvait donc souffler tes mots… de la fin ?

Je les ai collectionnés, mais, par amour pour toi, je ne les montrerai pas.

Et puis tu manquais vraiment d’à-propos, et tu trouvais moyen de lâcher un « Je t’aime ! » exalté en certaines occasions si singulières, qu’il me fallait comprimer de furieuses envies de rire. Il est des instants où cette parole-là : « Je t’aime ! » est si déplacée qu’elle en devient inconvenante, sache-le bien.

Mais tu ne me comprends pas.

Bien des femmes aussi ne me comprendront point et me jugeront stupide. Peu m’importe, d’ailleurs. Les affamés mangent en gloutons, mais les délicats sont dégoûtés, et ils ont souvent, pour peu de chose, d’invincibles répugnances. Il en est de l’amour comme de la cuisine.

Ce que je ne comprends pas, par exemple, c’est que certaines femmes qui connaissent si bien l’irrésistible séduction des bas de soie fins et brodés, et le charme exquis des nuances, et l’ensorcellement des précieuses dentelles cachées dans la profondeur des toilettes intimes, et la troublante saveur du luxe secret, des dessous raffinés, toutes les subtiles délicatesses des élégances féminines, ne comprennent jamais l’irrésistible dégoût que nous inspirent les paroles déplacées ou niaisement tendres.

Un mot brutal, parfois, fait merveille, fouette la chair, fait bondir le cœur. Ceux-là sont permis aux heures de combat. Celui de Cambronne n’est-il pas sublime ? Rien ne choque qui vient à temps. Mais il faut aussi savoir se taire, et éviter en certains moments les phrases à la Paul de Kock.

Et je t’embrasse passionnément, à condition que tu ne diras rien.

René


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Souvenir [1882]

… Depuis la veille, on n’avait rien mangé. Tout le jour, nous restâmes cachés dans une grange, serrés les uns contre les autres pour avoir moins froid, les officiers mêlés aux soldats, et tous abrutis de fatigue.

Quelques sentinelles, couchées dans la neige, surveillaient les environs de la ferme abandonnée qui nous servait de refuge pour nous garder de toute surprise. On les changeait d’heure en heure, afin de ne les point laisser s’engourdir.

Ceux de nous qui pouvaient dormir dormaient ; les autres restaient immobiles, assis par terre, disant à leur voisin quelques mots de temps en temps.

Depuis trois mois, comme une mer débordée, l’invasion entrait partout. C’étaient de grands flots d’hommes qui arrivaient les uns après les autres, jetant autour d’eux une écume de maraudeurs.

Quant à nous, réduits à deux cents francs-tireurs, de huit cents que nous étions un mois auparavant, nous battions en retraite, entourés d’ennemis, cernés, perdus. Il nous fallait, avant le lendemain, gagner Blainville, où nous espérions encore trouver le général C… Si nous ne parvenions dans la nuit à faire les douze lieues qui nous séparaient de la ville ; ou bien si la division française était éloignée, plus d’espoir !

On ne pouvait marcher le jour, la campagne étant pleine de Prussiens.

À cinq heures il faisait nuit ; cette nuit blafarde des neiges. Les muets flocons blancs tombaient, tombaient, ensevelissaient tout dans ce grand drap gelé, qui s’épaississait toujours sous l’innombrable foule et l’incessante accumulation des vaporeux morceaux de cette ouate de cristal.

À six heures le détachement se remit en route.

Quatre hommes marchaient en éclaireurs, seuls, à trois cents mètres en avant. Puis, venait un peloton de dix hommes que commandait un lieutenant, puis le reste de la troupe, en bloc, pêle-mêle, au hasard des fatigues et de la longueur des pas. À quatre cents mètres sur nos flancs, quelques soldats allaient deux par deux.

La blanche poussière descendant des nuages nous vêtait entièrement, ne fondait plus sur les képis ni sur les capotes, faisait de nous des fantômes, comme les spectres de soldats morts.

Parfois on se reposait quelques minutes. Alors on n’entendait plus que ce glissement vague de la neige qui tombe, cette rumeur presque insaisissable que fait l’emmêlement des flocons. Quelques hommes se secouaient, d’autres ne bougeaient point. Puis un ordre circulait à voix basse. Les fusils remontaient sur les épaules, et, d’une allure exténuée, on se remettait en marche.

Soudain, les éclaireurs se replièrent. Quelque chose les inquiétait. Le mot « halte ! » circula. C’était un grand bois, devant nous. Six hommes partirent pour le reconnaître. On attendit dans un silence morne.

Et tout à coup un cri aigu, un cri de femme, cette déchirante et vibrante note qu’elles jettent dans leurs épouvantes, traversa la nuit épaissie par la neige.

Au bout de quelques minutes, on amenait deux prisonniers, un vieillard et une jeune fille.

Le capitaine les interrogea, toujours à voix basse.

« Votre nom ?

— Pierre Bernard.

— Votre profession ?

— Sommelier du comte de Roufé.

— C’est votre fille ?

— Oui.

— Que fait-elle ?

— Elle est lingère au château.

— Comment rôdez-vous comme ça, la nuit, nom de Dieu ?

— Nous nous sauvons.

— Pourquoi ?

— Douze uhlans ont passé ce soir. Ils ont fusillé trois gardes et pendu le jardinier. Moi, j’ai eu peur pour la petite.

— Où allez-vous ?

— À Blainville.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il y a là, dit-on, une armée française.

— Vous connaissez le chemin ?

— Parfaitement.

— Cela suffit, restez à mon côté. »

Et la marche à travers champs recommença. Le vieillard silencieux suivait le capitaine. Sa fille se traînait près de lui. Tout à coup elle s’arrêta.

« Père, dit-elle, je suis si fatiguée que je n’irai pas plus loin. »

Et elle tomba. Elle tremblait de froid, et paraissait prête à mourir. Son père voulut la porter. Il ne put même pas la soulever.

Le capitaine tapait du pied, jurait, furieux et apitoyé. « Nom de Dieu, je ne peux pourtant pas vous laisser crever là ! »

Mais quelques hommes s’étaient éloignés ; ils revinrent avec des branches coupées. Alors, en une minute, une litière fut faite.

Le capitaine s’attendrit : « Nom de Dieu ! c’est gentil, ça. Allons, les enfants, qui est-ce qui prête sa capote maintenant ? C’est pour une femme, nom de Dieu ! »

Vingt capotes furent détachées d’un coup et jetées sur la litière. En une seconde la jeune fille, enveloppée dans ces chauds vêtements de soldat, se trouva soulevée par six bras robustes qui l’emportèrent.

On repartit, comme si on eût bu un coup de vin, plus gaillardement, plus joyeusement. Des plaisanteries couraient même, et cette gaieté s’éveillait que la présence d’une femme redonne toujours au sang français.

Les soldats maintenant marchaient au pas, fredonnaient des sonneries, réchauffés soudain. Et un vieux franc-tireur, qui suivait la litière, attendant son tour pour remplacer le premier camarade qui flancherait, ouvrit son cœur à son voisin. « Je n’suis plus jeune, moi, et bien, cré coquin, l’sexe, y a tout d’même que ça pour vous flanquer du cœur au ventre. »

Jusqu’à trois heures du matin on avança presque sans repos ; mais, brusquement, pareil à un souffle, le commandement : « Halte ! » fut de nouveau chuchoté. Puis, presque par instinct, tout le monde s’aplatit par terre.

Là-bas, au milieu de la plaine, quelque chose remuait. Cela semblait courir, et comme la neige ne tombait plus, on distinguait vaguement, très loin encore, une apparence de monstre qui s’allongeait ainsi qu’un serpent, puis, soudain, paraissait se rapetisser, se ramasser en boule, s’étendre de nouveau en prenant des élans rapides et s’arrêtait encore, et repartait sans cesse.

Des ordres murmurés couraient parmi les hommes étendus ; et, de temps en temps, un petit bruit sec et métallique claquait.

Brusquement la forme errante se rapprocha, et l’on vit venir au grand trot, l’un derrière l’autre, douze uhlans perdus dans la nuit.

Ils étaient si près maintenant qu’on entendait le souffle des chevaux, et le son de ferraille des armes, et le craquement du cuir des selles.

Alors, la voix forte du capitaine hurla : « Feu, nom de Dieu ! »

Et cinquante coups de fusil crevèrent le silence glacé des champs ; quatre ou cinq détonations attardées partirent encore, puis une autre, toute seule, la dernière ; et quand l’aveuglement de la poudre enflammée fut dissipé, on vit que les douze hommes, avec neuf chevaux, étaient tombés. Trois bêtes s’enfuyaient d’un galop forcené, et l’une traînait derrière elle, pendu par le pied à l’étrier, et bondissant, le cadavre de son cavalier.

Le capitaine joyeux cria : « Douze de moins, nom de Dieu ! » Un soldat, dans le tas, répondit : « V’là des veuves ! » Un autre ajouta : « Faut pas grand temps tout d’même pour faire le saut. »

Alors, du fond de la litière, sous l’entassement des capotes, une petite voix endormie sortit : « Qu’est-ce qu’il y a, père ? pourquoi tire-t-on des coups de fusil ? » Le vieillard répondit : « Ce n’est rien ; dors, petite ! » On repartit.

On marcha encore près de quatre heures.

Le ciel pâlissait ; la neige devenait claire, lumineuse, luisante ; un vent froid balayait les nuages ; et une pâle roseur, comme un faible lavage d’aquarelle, s’étendait à l’orient.

Une voix lointaine soudain cria : « Qui vive ? » Une autre voix répondit. Tout le détachement fit halte. Et le capitaine partit lui-même en avant.

On attendit longtemps. Puis on recommença d’avancer. Bientôt on aperçut une masure et devant, un poste français, l’arme au bras. Un commandant à cheval nous regardait défiler. Tout à coup il demanda : « Qu’est-ce que vous portez sur ce brancard ? » Alors les capotes remuèrent ; on en vit sortir d’abord deux petites mains qui les écartaient, puis une tête ébouriffée, toute ennuagée de cheveux, mais qui souriait et répondit : « C’est moi, monsieur, j’ai bien dormi, allez. Je n’ai pas froid. » Un grand rire s’éleva parmi les hommes, un rire de vive satisfaction ; et un enthousiaste, pour exprimer sa joie, ayant vociféré : « Vive la République ! » toute la troupe, comme prise de folie, beugla frénétiquement : « Vive la République ! »

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Douze ans se sont écoulés.

L’autre jour, au théâtre, la fine tête d’une jeune femme blonde éveilla en moi un confus souvenir, un souvenir obsédant, mais indéterminable. Je fus bientôt tellement troublé par le désir de savoir le nom de cette femme que je le demandai à tout le monde.

Quelqu’un me dit : « C’est la vicomtesse de L…, la fille du comte de Roufé. »

Et tous les détails de cette nuit de guerre se sont levés en ma mémoire, si nets que je les ai immédiatement racontés, afin qu’il les écrivît pour le public, à mon voisin de fauteuil et ami, qui signe

Maufrigneuse.


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Ma femme

C’était à la fin d’un dîner d’hommes, d’hommes mariés, anciens amis, qui se réunissaient quelquefois sans leurs femmes, en garçons, comme jadis. On mangeait longtemps, on buvait beaucoup ; on parlait de tout ; on remuait des souvenirs vieux et joyeux, ces souvenirs chauds qui font, malgré soi, sourire les lèvres et frémir le cœur. On disait :

« Te rappelles-tu, Georges, notre excursion à Saint-Germain avec ces deux fillettes de Montmartre ?

— Parbleu ! Si je me le rappelle. »

Et on retrouvait des détails, et ceci et cela, mille petites choses, qui faisaient plaisir encore aujourd’hui.

On vint à parler du mariage, et chacun dit avec un air sincère : « Oh ! si c’était à recommencer !… » Georges Duportin ajouta : « C’est extraordinaire comme on tombe là-dedans facilement. On était bien décidé à ne jamais prendre femme ; et puis, au printemps on part pour la campagne ; il fait chaud ; l’été se présente bien ; l’herbe est fleurie ; on rencontre une jeune fille chez des amis… v’lan ! c’est fait. On revient marié. »

Pierre Létoile, s’écria : « Juste ! c’est mon histoire, seulement j’ai des détails particuliers… »

Son ami l’interrompit : « Quant à toi, ne te plains pas. Tu as bien la plus charmante femme du monde, jolie, aimable, parfaite ; tu es certes le plus heureux de nous. »

L’autre reprit :

« Ce n’est pas ma faute.

— Comment ça ?

— C’est vrai que j’ai une femme parfaite ; mais je l’ai bien épousée malgré moi.

— Allons donc ! »

ê

Oui… Voici l’aventure. J’avais trente-cinq ans, et je ne pensais pas plus à me marier qu’à me pendre. Les jeunes filles me semblaient insipides et j’adorais le plaisir.

Je fus invité, au mois de mai, à la noce de mon cousin Simon d’Erabel, en Normandie. Ce fut une vraie noce normande. On se mit à table à cinq heures du soir ; à onze heures on mangeait encore. On m’avait accouplé pour la circonstance avec une demoiselle Dumoulin, fille d’un colonel en retraite, jeune personne blonde et militaire, bien en forme, hardie et verbeuse. Elle m’accapara complètement pendant toute la journée, m’entraîna dans le parc, me fit danser bon gré mal gré, m’assomma.

Je me disais : « Passe pour aujourd’hui, mais demain je file. Ça suffit. »

Vers onze heures du soir les femmes se retirèrent dans leurs chambres ; les hommes restèrent à fumer en buvant, ou à boire en fumant, si vous aimez mieux.

Par la fenêtre ouverte on apercevait le bal champêtre. Rustres et rustaudes sautaient en rond en hurlant un air de danse sauvage qu’accompagnaient faiblement deux violonistes et une clarinette placés sur une grande table de cuisine en estrade. Le chant tumultueux des paysans couvrait entièrement parfois la chanson des instruments ; et la frêle musique déchirée par les voix déchaînées semblait tomber du ciel en lambeaux, en petits fragments de quelques notes éparpillées.

Deux grandes barriques, entourées de torches flambantes, versaient à boire à la foule. Deux hommes étaient occupés à rincer les verres ou les bols dans un baquet pour les tendre immédiatement sous les robinets d’où coulaient le filet rouge du vin ou le filet d’or du cidre pur ; et les danseurs assoiffés, les vieux tranquilles, les filles en sueur se pressaient, tendaient les bras pour saisir à leur tour un vase quelconque et se verser à grands flots dans la gorge, en renversant la tête, le liquide qu’ils préféraient.

Sur une table on trouvait du pain, du beurre, des fromages et des saucisses. Chacun avalait une bouchée de temps à autre ; et sous le champ de feu des étoiles, cette fête saine et violente faisait plaisir à voir, donnait envie de boire aussi au ventre de ces grosses futailles et de manger du pain ferme avec du beurre et un oignon cru.

Un désir fou me saisit de prendre part à ces réjouissances, et j’abandonnai mes compagnons. J’étais peut-être un peu gris, je dois l’avouer ; mais je le fus bientôt tout à fait.

J’avais saisi la main d’une forte paysanne essoufflée, et je la fis sauter éperdument jusqu’à la limite de mon haleine.

Et puis je bus un coup de vin et je saisis une autre gaillarde. Pour me rafraîchir ensuite, j’avalai un plein bol de cidre et je me remis à bondir comme un possédé. J’étais souple ; les gars, ravis, me contemplaient en cherchant à m’imiter ; les filles voulaient toutes danser avec moi et sautaient lourdement avec des élégances de vaches.

Enfin, de ronde en ronde, de verre de vin en verre de cidre, je me trouvai, vers deux heures du matin, pochard à ne plus tenir debout.

J’eus conscience de mon état et je voulus gagner ma chambre. Le château dormait, silencieux et sombre.

Je n’avais pas d’allumettes et tout le monde était couché. Dès que je fus dans le vestibule, des étourdissements me prirent ; j’eus beaucoup de mal à trouver la rampe ; enfin, je la rencontrai par hasard, à tâtons, et je m’assis sur la première marche de l’escalier pour tâcher de classer un peu mes idées.

Ma chambre se trouvait au second étage, la troisième porte à gauche. C’était heureux que je n’eusse pas oublié cela. Fort de ce souvenir, je me relevai, non sans peine, et je commençai l’ascension, marche à marche, les mains soudées aux barreaux de fer pour ne point choir, avec l’idée fixe de ne pas faire de bruit.

Trois ou quatre fois seulement mon pied manqua les degrés et je m’abattis sur les genoux ; mais grâce à l’énergie de mes bras et à la tension de ma volonté, j’évitai une dégringolade complète.

Enfin j’atteignis le second étage et je m’aventurai dans le corridor, en tâtant les murailles. Voici une porte ; je comptai : « Une » ; mais un vertige subit me détacha du mur et me fit accomplir un circuit singulier qui me jeta sur l’autre cloison. Je voulus revenir en ligne droite. La traversée fut longue et difficile. Enfin, je rencontrai la côte que je me mis à longer de nouveau avec prudence : et je trouvai une autre porte. Pour être sûr de ne pas me tromper je comptai encore, tout haut : « Deux » ; et je me remis en marche. Je finis par trouver la troisième. Je dis : « Trois, c’est moi » et je tournai la clef dans la serrure. La porte s’ouvrit. Je pensai malgré mon trouble : « Puisque ça s’ouvre, c’est bien chez moi. » Et je m’avançai dans l’ombre après avoir refermé doucement. Je heurtai quelque chose de mou : ma chaise longue. Je m’étendis aussitôt dessus.

Dans ma situation, je ne devais pas m’obstiner à chercher ma table de nuit, mon bougeoir, mes allumettes. J’en aurais eu pour deux heures au moins. Il m’aurait fallu autant de temps pour me dévêtir ; et peut-être n’y serais-je pas parvenu. J’y renonçai.

J’enlevai seulement mes bottines ; je déboutonnai mon gilet qui m’étranglait, je desserrai mon pantalon, et je m’endormis d’un invincible sommeil.

Cela dura longtemps, sans doute.

Je fus brusquement réveillé par une voix vibrante qui disait, tout près de moi : « Comment, paresseuse, encore couchée ? Il est dix heures, sais-tu ? »

Une voix de femme répondit : « Déjà ! J’étais si fatiguée d’hier. »

Je me demandais avec stupéfaction ce que voulait dire ce dialogue. Où étais-je ? Qu’avais-je fait ? Mon esprit flottait encore enveloppé d’un nuage épais.

La première voix reprit : « Je vais ouvrir tes rideaux. »

Et j’entendis des pas qui s’approchaient de moi. Je m’assis tout à fait éperdu. Alors une main se posa sur ma tête. Je fis un brusque mouvement. La voix demanda avec force : « Qui est là ?» Je me gardai bien de répondre. Deux poignets furieux me saisirent. À mon tour j’enlaçai quelqu’un et une lutte effroyable commença. Nous nous roulions, renversant les meubles, heurtant les murs.

La voix de femme criait effroyablement : « Au secours, au secours ! »

Des domestiques accoururent, des voisins, des dames affolées. On ouvrit les volets, on tira les rideaux. Je me colletais avec le colonel Dumoulin !

J’avais dormi auprès du lit de sa fille.

Quand on nous eut séparés, je m’enfuis dans ma chambre, abruti d’étonnement. Je m’enfermai à clef et je m’assis, les pieds sur une chaise, car mes bottines étaient demeurées chez la jeune personne. J’entendais une grande rumeur dans tout le château, des portes ouvertes et fermées, des chuchotements, des pas rapides.

Au bout d’une demi-heure on frappa chez moi. Je criai : « Qui est là ? » C’était mon oncle, le père du marié de la veille. J’ouvris.

Il était pâle et furieux et il me traita durement : « Tu t’es conduit chez moi comme un manant, entends-tu ? » Puis il ajouta d’un ton plus doux : « Comment, bougre d’imbécile, tu te laisses surprendre à dix heures du matin ! Tu vas t’en dormir comme une bûche dans cette chambre au lieu de t’en aller aussitôt… aussitôt après. »

Je m’écriai : « Mais mon oncle, je vous assure qu’il ne s’est rien passé… Je me suis trompé de porte, étant gris. »

Il haussa les épaules : « Allons, ne dis pas de bêtises. » Je levai la main : « Je vous le jure, sur mon honneur. » Mon oncle reprit : « Oui, c’est bien. C’est ton devoir de dire cela. »

À mon tour, je me fâchai, et je lui racontai toute ma mésaventure. Il me regardait avec des yeux ébahis, ne sachant pas ce qu’il devait croire.

Puis il sortit pour conférer avec le colonel. J’appris ensuite qu’on avait formé aussi une espèce de tribunal de mères, auquel étaient soumises les différentes phases de la situation.

Il revint une heure plus tard, s’assit avec des allures de juge, et commença : « Quoi qu’il en soit, je ne vois pour toi qu’un moyen de te tirer d’affaire, c’est d’épouser Mlle Dumoulin. »

Je fis un bond d’épouvante : « Quant à ça, jamais par exemple ! »

Il demanda gravement : « Que comptes-tu donc faire ?»

Je répondis avec simplicité : « Mais… m’en aller, quand on m’aura rendu mes bottines. »

Mon oncle reprit : « Ne plaisantons pas, s’il te plaît. Le colonel est résolu à te brûler la cervelle dès qu’il t’apercevra. Et tu peux être sûr qu’il ne menace pas en vain. J’ai parlé d’un duel ; il m’a répondu : “ Non, je vous dis que je lui brûlerai la cervelle ”.

« Examinons maintenant la question à un autre point de vue.

« Ou bien tu as séduit cette enfant et, alors c’est tant pis pour toi, mon garçon, on ne s’adresse pas aux jeunes filles.

« Ou bien tu t’es trompé étant gris, comme tu le dis. Alors, c’est encore tant pis pour toi. On ne se met pas dans des situations aussi sottes.

De toute façon la pauvre fille est perdue de réputation, car on ne croira jamais à tes explications d’ivrogne. La vraie victime, la seule victime là-dedans, c’est elle. Réfléchis. »

Et il s’en alla pendant que je lui criais dans le dos : « Dites tout ce que vous voudrez. Je n’épouserai pas. »

Je restai seul encore une heure.

Ce fut ma tante qui vint à son tour. Elle pleurait. Elle usa de tous les raisonnements. Personne ne croyait à mon erreur. On ne pouvait pas admettre que cette jeune fille eût oublié de fermer sa porte à clef dans une maison pleine de monde. Le colonel l’avait frappée. Elle sanglotait depuis le matin. C’était un scandale terrible, ineffaçable. Et ma bonne tante ajoutait : « Demande-la toujours en mariage. On trouvera peut-être le moyen de te tirer d’affaire en discutant les conditions du contrat. »

Cette perspective me soulagea. Et je consentis à écrire ma demande.

Une heure après je repartais pour Paris.

Je fus avisé le lendemain que ma demande était agréée.

Alors, en trois semaines, sans que j’aie pu trouver une ruse, une défaite, les bans furent publiés, les lettres de faire-part envoyées, le contrat signé, et je me trouvai, un lundi matin, dans le chœur d’une église illuminée, à côté d’une jeune fille qui pleurait, après avoir déclaré au maire que je consentais à la prendre pour compagne… jusqu’à la mort de l’un ou de l’autre.

Je ne l’avais pas revue, et je la regardais de côté avec un certain étonnement malveillant. Cependant, elle n’était pas laide, mais pas du tout. Je me disais : « En voilà une qui ne rira pas tous les jours. »

Elle ne me regarda point une fois jusqu’au soir, et ne me dit pas un mot.

Vers le milieu de la nuit, j’entrai dans la chambre nuptiale avec l’intention de lui faire connaître mes résolutions, car j’étais le maître maintenant.

Je la trouvai, assise dans un fauteuil, vêtue comme dans le jour, avec les yeux rouges et le teint pâle. Elle se leva dès que j’entrai, et vint à moi gravement :

« Monsieur, me dit-elle, je suis prête à faire ce que vous ordonnerez. Je me tuerai si vous le désirez. »

Elle était jolie comme tout dans ce rôle héroïque, la fille du colonel. Je l’embrassai, c’était mon droit.

Et je m’aperçus bientôt que je n’étais pas volé.

Voilà cinq ans que je suis marié. Je ne le regrette nullement encore.

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Pierre Létoile se tut. Ses compagnons riaient. L’un d’eux dit : « Le mariage est une loterie ; il ne faut jamais choisir les numéros, ceux de hasard sont les meilleurs. »

Et un autre ajouta pour conclure : « Oui, mais n’oubliez pas que le dieu des ivrognes avait choisi pour Pierre. »

 


<t Saut du berger (Le)>

Le Saut du berger

De Dieppe au Havre, la côte présente une falaise ininterrompue, haute de cent mètres environ, et droite comme une muraille. De place en place, cette grande ligne de rochers blancs s’abaisse brusquement, et une petite vallée étroite, aux pentes rapides couvertes de gazon ras et de joncs marins, descend du plateau cultivé vers une plage de galet où elle aboutit par un ravin semblable au lit d’un torrent. La nature a fait ces vallées, les pluies d’orage les ont terminées par ces ravins, entaillant ce qui restait de falaise, creusant jusqu’à la mer le lit des eaux qui sert de passage aux hommes.

Quelquefois un village est blotti dans ces vallons, où s’engouffre le vent du large.

J’ai passé l’été dans une de ces échancrures de la côte, logé chez un paysan, dont la maison, tournée vers les flots, me laissait voir de ma fenêtre un grand triangle d’eau bleue encadrée par les pentes vertes du val, et tachée parfois de voiles blanches passant au loin dans un coup de soleil.

Le chemin allant vers la mer suivait le fond de la gorge, et brusquement s’enfonçait entre deux parois de marne, devenait une sorte d’ornière profonde, avant de déboucher sur une belle nappe de cailloux roulés, arrondis et polis par la séculaire caresse des vagues.

Ce passage encaissé s’appelle le « Saut du Berger ».

Voici le drame qui l’a fait ainsi nommer :

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On raconte qu’autrefois ce village était gouverné par un jeune prêtre austère et violent. Il était sorti du séminaire plein de haine pour ceux qui vivent selon les lois naturelles et non suivant celles de son Dieu. D’une inflexible sévérité pour lui-même, il se montra pour les autres d’une implacable intolérance ; une chose surtout le soulevait de colère et de dégoût : l’amour. S’il eût vécu dans les villes, au milieu des civilisés et des raffinés qui dissimulent derrière les voiles délicats du sentiment et de la tendresse, les actes brutaux que la nature commande, s’il eût confessé dans l’ombre des grandes nefs élégantes les pécheresses parfumées dont les fautes semblent adoucies par la grâce de la chute et l’enveloppement d’idéal autour du baiser matériel, il n’aurait pas senti peut-être ces révoltes folles, ces fureurs désordonnées qu’il avait en face de l’accouplement malpropre des loqueteux dans la boue d’un fossé ou sur la paille d’une grange.

Il les assimilait aux brutes, ces gens-là qui ne connaissaient point l’amour, et qui s’unissaient seulement à la façon des animaux ; et il les haïssait pour la grossièreté de leur âme, pour le sale assouvissement de leur instinct, pour la gaieté répugnante des vieux lorsqu’ils parlaient encore de ces immondes plaisirs.

Peut-être aussi était-il, malgré lui, torturé par l’angoisse d’appétits inapaisés et sourdement travaillé par la lutte de son corps révolté contre un esprit despotique et chaste.

Mais tout ce qui touchait à la chair l’indignait, le jetait hors de lui ; et ses sermons violents, pleins de menaces et d’allusions furieuses, faisaient ricaner les filles et les gars qui se coulaient des regards en dessous à travers l’église ; tandis que les fermiers en blouse bleue et les fermières en mante noire se disaient au sortir de la messe, en retournant vers la masure dont la cheminée jetait sur le ciel un filet de fumée bleue : « I’ ne plaisante pas là-dessus, mo’sieu le curé. »

Une fois même et pour rien il s’emporta jusqu’à perdre la raison. Il allait voir une malade. Or, dès qu’il eut pénétré dans la cour de la ferme, il aperçut un tas d’enfants, ceux de la maison et ceux des voisins, attroupés autour de la niche du chien. Ils regardaient curieusement quelque chose, immobiles, avec une attention concentrée et muette. Le prêtre s’approcha. C’était la chienne qui mettait bas. Devant sa niche, cinq petits grouillaient autour de la mère qui les léchait avec tendresse, et, au moment où le curé allongeait sa tête par-dessus celles des enfants, un sixième petit toutou parut. Tous les galopins alors, saisis de joie, se mirent à crier en battant des mains : « En v’là encore un, en v’là encore un ! » C’était un jeu pour eux, un jeu naturel où rien d’impur n’entrait ; ils contemplaient cette naissance comme ils auraient regardé tomber des pommes. Mais l’homme à la robe noire fut crispé d’indignation, et la tête perdue, levant son grand parapluie bleu, il se mit à battre les enfants. Ils s’enfuirent à toutes jambes. Alors lui, se trouvant seul en face de la chienne en gésine, frappa sur elle à tour de bras. Enchaînée elle ne pouvait s’enfuir, et comme elle se débattait en gémissant, il monta dessus, l’écrasant sous ses pieds, lui fit mettre au monde un dernier petit, et il l’acheva à coups de talon. Puis il laissa le corps saignant au milieu des nouveau-nés, piaulants et lourds, qui cherchaient déjà les mamelles.

Il faisait de longues courses, solitairement, à grands pas, avec un air sauvage.

Or, comme il revenait d’une promenade éloignée, un soir du mois de mai, et qu’il suivait la falaise en regagnant le village, un grain furieux l’assaillit. Aucune maison en vue, partout la côte nue que l’averse criblait de flèches d’eau.

La mer houleuse roulait ses écumes ; et les gros nuages sombres accouraient de l’horizon avec des redoublements de pluie. Le vent sifflait, soufflait, couchait les jeunes récoltes, et secouait l’abbé ruisselant, collait à ses jambes la soutane traversée, emplissait de bruit ses oreilles et son cœur exalté de tumulte.

Il se découvrit, tendant son front à l’orage, et peu à peu il approchait de la descente sur le pays. Mais une telle rafale l’atteignit qu’il ne pouvait plus avancer, et soudain, il aperçut auprès d’un parc à moutons la hutte ambulante d’un berger.

C’était un abri, il y courut.

Les chiens fouettés par l’ouragan ne remuèrent pas à son approche ; et il parvint jusqu’à la cabane en bois, sorte de niche perchée sur des roues, que les gardiens de troupeaux traînent, pendant l’été, de pâturage en pâturage.

Au-dessus d’un escabeau, la porte basse était ouverte, laissant voir la paille du dedans.

Le prêtre allait entrer quand il aperçut dans l’ombre un couple amoureux qui s’étreignait. Alors, brusquement, il ferma l’auvent et l’accrocha ; puis, s’attelant aux brancards, courbant sa taille maigre, tirant comme un cheval, et haletant sous sa robe de drap trempée, il courut, entraînant vers la pente rapide, la pente mortelle, les jeunes gens surpris enlacés, qui heurtaient la cloison du poing, croyant sans doute à quelque farce d’un passant.

Lorsqu’il fut au haut de la descente, il lâcha la légère demeure, qui se mit à rouler sur la côte inclinée.

Elle précipitait sa course, emportée follement, allant toujours plus vite, sautant, trébuchant comme une bête, battant la terre de ses brancards.

Un vieux mendiant blotti dans un fossé la vit passer, d’un élan, sur sa tête et il entendit des cris affreux poussés dans le coffre de bois.

Tout à coup elle perdit une roue arrachée d’un choc, s’abattit sur le flanc, et se remit à dévaler comme une boule, comme une maison déracinée dégringolerait du sommet d’un mont, puis, arrivant au rebord du dernier ravin, elle bondit en décrivant une courbe et, tombant au fond, s’y creva comme un œuf.

On les ramassa l’un et l’autre, les amoureux, broyés, pilés, tous les membres rompus, mais étreints, toujours, les bras liés aux cous dans l’épouvante comme pour le plaisir.

Le curé refusa l’entrée de l’église à leurs cadavres et sa bénédiction à leurs cercueils.

Et le dimanche, au prône, il parla avec emportement du septième commandement de Dieu, menaçant les amoureux d’un bras vengeur et mystérieux, et citant l’exemple terrible des deux malheureux tués dans leur péché.

Comme il sortait de l’église, deux gendarmes l’arrêtèrent.

Un douanier gîté dans un trou de garde avait vu. Il fut condamné aux travaux forcés.

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Et le paysan dont je tiens cette histoire ajouta gravement :

« Je l’ai connu, moi, monsieur. C’était un rude homme tout de même, mais il n’aimait pas la bagatelle. »


<t Lit (Le)>

Le Lit

Par un torride après-midi du dernier été, le vaste hôtel des Ventes semblait endormi, et les commissaires-priseurs adjugeaient d’une voix mourante. Dans une salle du fond, au premier étage, un lot d’anciennes soieries d’église gisait en un coin.

C’étaient des chapes solennelles et de gracieuses chasubles où des guirlandes brodées s’enroulaient autour des lettres symboliques sur un fond de soie un peu jaunie, devenue crémeuse, de blanche qu’elle fut jadis.

Quelques revendeurs attendaient, deux ou trois hommes à barbes sales et une grosse femme ventrue, une de ces marchandes dites à la toilette, conseillères et protectrices d’amours prohibées, qui brocantent sur la chair humaine jeune et vieille autant que sur les jeunes et vieilles nippes.

Soudain, on mit en vente une mignonne chasuble Louis XV, jolie comme une robe de marquise, restée fraîche avec une procession de muguets autour de la croix, de longs iris bleus montant jusqu’aux pieds de l’emblème sacré et, dans les coins, des couronnes de roses. Quand je l’eus achetée, je m’aperçus qu’elle était demeurée vaguement odorante, comme pénétrée d’un reste d’encens, ou plutôt comme habitée encore par ces si légères et si douces senteurs d’autrefois qui semblent des souvenirs de parfums, l’âme des essences évaporées.

Quand je l’eus chez moi, j’en voulus couvrir une petite chaise de la même époque charmante ; et, la maniant pour prendre les mesures, je sentis sous mes doigts se froisser des papiers. Ayant fendu la doublure, quelques lettres tombèrent à mes pieds. Elles étaient jaunies ; et l’encre effacée semblait de la rouille. Une main fine avait tracé sur une face de la feuille pliée à la mode ancienne : « À monsieur, monsieur l’abbé d’Argencé ».

Les trois premières lettres fixaient simplement des rendez-vous. Et voici la quatrième :

« Mon ami, je suis malade, toute souffrante, et je ne quitte pas mon lit. La pluie bat mes vitres, et je reste chaudement, mollement rêveuse, dans la tiédeur des duvets. J’ai un livre, un livre que j’aime et qui me semble fait avec un peu de moi. Vous dirai-je lequel ? Non. Vous me gronderiez. Puis, quand j’ai lu, je songe, et je veux vous dire à quoi.

« On a mis derrière ma tête des oreillers qui me tiennent assise, et je vous écris sur ce mignon pupitre que j’ai reçu de vous.

« Étant depuis trois jours en mon lit, c’est à mon lit que je pense, et même dans le sommeil j’y médite encore.

« Le lit, mon ami, c’est toute notre vie. C’est là qu’on naît, c’est là qu’on aime, c’est là qu’on meurt.

« Si j’avais la plume de M. de Crébillon, j’écrirais l’histoire d’un lit. Et que d’aventures émouvantes, terribles, aussi que d’aventures gracieuses, aussi que d’autres attendrissantes ! Que d’enseignements n’en pourrait-on pas tirer, et de moralités pour tout le monde ?

« Vous connaissez mon lit, mon ami. Vous ne vous figurerez jamais que de choses j’y ai découvertes depuis trois jours, et comme je l’aime davantage. Il me semble habité, hanté, dirai-je, par un tas de gens que je ne soupçonnais point et qui cependant ont laissé quelque chose d’eux en cette couche.

« Oh ! comme je ne comprends pas ceux qui achètent des lits nouveaux, des lits sans mémoires. Le mien, le nôtre, si vieux, si usé et si spacieux, a dû contenir bien des existences, de la naissance au tombeau. Songez-y, mon ami ; songez à tout, revoyez des vies entières entre ces quatre colonnes, sous ce tapis à personnages tendu sur nos têtes, qui a regardé tant de choses. Qu’a-t-il vu depuis trois siècles qu’il est là ?

« Voici une jeune femme étendue. De temps en temps elle pousse un soupir, puis elle gémit ; et les vieux parents l’entourent ; et voilà que d’elle sort un petit être miaulant comme un chat, et crispé, tout ridé. C’est un homme qui commence. Elle, la jeune mère, se sent douloureusement joyeuse ; elle étouffe de bonheur à ce premier cri, et tend les bras et suffoque et, autour, on pleure avec délices ; car ce petit morceau de créature vivante séparé d’elle, c’est la famille continuée, la prolongation du sang, du cœur et de l’âme des vieux qui regardent, tout tremblants.

« Puis voici que pour la première fois deux amants se trouvent chair à chair dans ce tabernacle de la vie. Ils tremblent, mais transportés d’allégresse, ils se sentent délicieusement l’un près de l’autre ; et, peu à peu, leurs bouches s’approchent. Ce baiser divin les confond, ce baiser, porte du ciel terrestre, ce baiser qui chante les délices humaines, qui les promet toutes, les annonce et les devance. Et leur lit s’émeut comme une mer soulevée, ploie et murmure, semble lui-même animé, joyeux, car sur lui le délirant mystère d’amour s’accomplit. Quoi de plus suave, de plus parfait en ce monde que ces étreintes faisant de deux êtres un seul, et donnant à chacun, dans le même moment, la même pensée, la même attente et la même joie éperdue qui descend en eux comme un feu dévorant et céleste ?

« Vous rappelez-vous ces vers que vous m’avez lus, l’autre année, dans quelque poète antique, je ne sais lequel, peut-être le doux Ronsard ?

Et quand au lit nous serons

Entrelacés, nous ferons

Les lascifs, selon les guises

Des amants qui librement

Pratiquent folâtre ment

Sous les draps cent mignardises.

« Ces vers-là, je les voudrais avoir brodés en ce plafond de mon lit, d’où Pyrame et Thisbé me regardent sans fin avec leurs yeux de tapisserie.

« Et songez à la mort, mon ami, à tous ceux qui ont exhalé vers Dieu leur dernier souffle en ce lit. Car il est aussi le tombeau des espérances finies, la porte qui ferme tout après avoir été celle qui ouvre le monde. Que de cris, que d’angoisses, de souffrances, de désespoirs épouvantables, de gémissements d’agonie, de bras tendus vers les choses passées, d’appels aux bonheurs terminés à jamais ; que de convulsions, de râles, de grimaces, de bouches tordues, d’yeux retournés, dans ce lit, où je vous écris, depuis trois siècles qu’il prête aux hommes son abri !

« Le lit, songez-y, c’est le symbole de la vie ; je me suis aperçue de cela depuis trois jours. Rien n’est excellent hors du lit.

« Le sommeil n’est-il pas encore un de nos instants les meilleurs ?

« Mais c’est aussi là qu’on souffre ! Il est le refuge des malades, un lieu de douleur aux corps épuisés.

« Le lit, c’est l’homme. Notre Seigneur Jésus, pour prouver qu’il n’avait rien d’humain, ne semble pas avoir jamais eu besoin d’un lit. Il est né sur la paille et mort sur la croix, laissant aux créatures comme nous leur couche de mollesse et de repos.

« Que d’autres choses me sont encore venues ! mais je n’ai le temps de vous les marquer, et puis me les rappellerais-je toutes ? et puis je suis déjà tant fatiguée que je vais retirer mes oreillers, m’étendre tout au long et dormir quelque peu.

« Venez me voir demain à trois heures, peut-être serai-je mieux et vous le pourrai-je montrer.

« Adieu, mon ami ; voici mes mains pour que vous les baisiez, et je vous tends aussi mes lèvres. »


<t Mademoiselle Fifi>

Mademoiselle Fifi

Le major, commandant prussien, comte de Farlsberg, achevait de lire son courrier, le dos au fond d’un grand fauteuil de tapisserie et ses pieds bottés sur le marbre élégant de la cheminée, où ses éperons, depuis trois mois qu’il occupait le château d’Uville, avaient tracé deux trous profonds, fouillés un peu plus tous les jours.

Une tasse de café fumait sur un guéridon de marqueterie maculé par les liqueurs, brûlé par les cigares, entaillé par le canif de l’officier conquérant qui, parfois, s’arrêtant d’aiguiser un crayon, traçait sur le meuble gracieux des chiffres ou des dessins, à la fantaisie de son rêve nonchalant.

Quand il eut achevé ses lettres et parcouru les journaux allemands que son vaguemestre venait de lui apporter, il se leva, et, après avoir jeté au feu trois ou quatre énormes morceaux de bois vert, car ces messieurs abattaient peu à peu le parc pour se chauffer, il s’approcha de la fenêtre.

La pluie tombait à flots, une pluie normande qu’on aurait dit jetée par une main furieuse, une pluie en biais, épaisse comme un rideau, formant une sorte de mur à raies obliques, une pluie cinglante, éclaboussante, noyant tout, une vraie pluie des environs de Rouen, ce pot de chambre de la France.

L’officier regarda longtemps les pelouses inondées, et, là-bas, l’Andelle gonflée qui débordait ; et il tambourinait contre la vitre une valse du Rhin, quand un bruit le fit se retourner : c’était son second, le baron de Kelweingstein, ayant le grade équivalent à celui de capitaine.

Le major était un géant, large d’épaules, orné d’une longue barbe en éventail formant nappe sur sa poitrine ; et toute sa grande personne solennelle éveillait l’idée d’un paon militaire, un paon qui aurait porté sa queue déployée à son menton. Il avait des yeux bleus, froids et doux, une joue fendue d’un coup de sabre dans la guerre d’Autriche ; et on le disait brave homme autant que brave officier.

Le capitaine, un petit rougeaud à gros ventre, sanglé de force, portait presque ras son poil ardent, dont les fils de feu auraient fait croire, quand ils se trouvaient sous certains reflets, sa figure frottée de phosphore. Deux dents perdues dans une nuit de noce, sans qu’il se rappelât au juste comment, lui faisaient cracher des paroles épaisses qu’on n’entendait pas toujours ; et il était chauve du sommet du crâne seulement, tonsuré comme un moine, avec une toison de petits cheveux frisés, dorés et luisants, autour de ce cerceau de chair nue.

Le commandant lui serra la main, et il avala d’un trait sa tasse de café (la sixième depuis le matin), en écoutant le rapport de son subordonné sur les incidents survenus dans le service ; puis tous deux se rapprochèrent de la fenêtre en déclarant que ce n’était pas gai. Le major, homme tranquille, marié chez lui, s’accommodait de tout ; mais le baron capitaine, viveur tenace, coureur de bouges, forcené trousseur de filles, rageait d’être enfermé depuis trois mois dans la chasteté obligatoire de ce poste perdu.

Comme on grattait à la porte, le commandant cria d’ouvrir, et un homme, un de leurs soldats automates, apparut dans l’ouverture, disant par sa seule présence que le déjeuner était prêt.

Dans la salle ils trouvèrent les trois officiers de moindre grade : un lieutenant, Otto de Grossling ; deux sous-lieutenants, Fritz Scheunaubourg et le marquis Wilhem d’Eyrik, un tout petit blondin fier et brutal avec les hommes, dur aux vaincus, et violent comme une arme à feu.

Depuis son entrée en France, ses camarades ne l’appelaient plus que Mlle Fifi. Ce surnom lui venait de sa tournure coquette, de sa taille fine qu’on aurait dit tenue en un corset, de sa figure pâle où sa naissante moustache apparaissait à peine, et aussi de l’habitude qu’il avait prise, pour exprimer son souverain mépris des êtres et des choses, d’employer à tout moment la locution française — fi, fi donc, qu’il prononçait avec un léger sifflement.

La salle à manger du château d’Uville était une longue et royale pièce dont les glaces de cristal ancien, étoilées de balles, et les hautes tapisseries des Flandres, tailladées à coups de sabre et pendantes par endroits, disaient les occupations de Mlle Fifi, en ses heures de désœuvrement.

Sur les murs, trois portraits de famille, un guerrier vêtu de fer, un cardinal et un président, fumaient de longues pipes de porcelaine, tandis qu’en son cadre dédoré par les ans, une noble dame à poitrine serrée montrait d’un air arrogant une énorme paire de moustaches faites au charbon.

Et le déjeuner des officiers s’écoula presque en silence dans cette pièce mutilée, assombrie par l’averse, attristante par son aspect vaincu, et dont le vieux parquet de chêne était devenu sordide comme un sol de cabaret.

À l’heure du tabac, quand ils commencèrent à boire, ayant fini de manger, ils se mirent, de même que chaque jour, à parler de leur ennui. Les bouteilles de cognac et de liqueurs passaient de main en main ; et tous, renversés sur leurs chaises, absorbaient à petits coups répétés, en gardant au coin de la bouche le long tuyau courbé que terminait l’œuf de faïence, toujours peinturluré comme pour séduire des Hottentots.

Dès que leur verre était vide, ils le remplissaient avec un geste de lassitude résignée. Mais Mlle Fifi cassait à tout moment le sien, et un soldat immédiatement lui en présentait un autre.

Un brouillard de fumée âcre les noyait, et ils semblaient s’enfoncer dans une ivresse endormie et triste, dans cette saoulerie morne des gens qui n’ont rien à faire.

Mais le baron, soudain, se redressa. Une révolte le secouait ; il jura : « Nom de Dieu, ça ne peut pas durer, il faut inventer quelque chose à la fin. »

Ensemble le lieutenant Otto et le sous-lieutenant Fritz, deux Allemands doués éminemment de physionomies allemandes lourdes et graves, répondirent : « Quoi, mon capitaine ? »

Il réfléchit quelques secondes, puis reprit : « Quoi ? Eh bien, il faut organiser une fête, si le commandant le permet. »

Le major quitta sa pipe : « Quelle fête, capitaine ? »

Le baron s’approcha : « Je me charge de tout, mon commandant. J’enverrai à Rouen Le Devoir, qui nous ramènera des dames ; je sais où les prendre. On préparera ici un souper ; rien ne manque d’ailleurs, et, au moins, nous passerons une bonne soirée. »

Le comte de Farlsberg haussa les épaules en souriant « Vous êtes fou, mon ami. »

Mais tous les officiers s’étaient levés, entouraient leur chef, le suppliaient : « Laissez faire le capitaine, mon commandant, c’est si triste ici. »

À la fin le major céda : « Soit », dit-il ; et aussitôt le baron fit appeler Le Devoir. C’était un vieux sous-officier qu’on n’avait jamais vu rire, mais qui accomplissait fanatiquement tous les ordres de ses chefs, quels qu’ils fussent.

Debout, avec sa figure impassible, il reçut les instructions du baron ; puis il sortit ; et, cinq minutes plus tard, une grande voiture du train militaire, couverte d’une bâche de meunier tendue en dôme, détalait sous la pluie acharnée, au galop de quatre chevaux.

Aussitôt un frisson de réveil sembla courir dans les esprits ; les poses alanguies se redressèrent, les visages s’animèrent et on se mit à causer.

Bien que l’averse continuât avec autant de furie, le major affirma qu’il faisait moins sombre, et le lieutenant Otto annonçait avec conviction que le ciel allait s’éclaircir. Mlle Fifi elle-même ne semblait pas tenir en place. Elle se levait, se rasseyait. Son œil clair et dur cherchait quelque chose à briser. Soudain, fixant la dame aux moustaches, le jeune blondin tira son revolver.

« Tu ne verras pas cela toi », dit-il ; et, sans quitter son siège, il visa. Deux balles successivement crevèrent les deux yeux du portrait.

Puis il s’écria : « Faisons la mine ! » Et brusquement les conversations s’interrompirent, comme si un intérêt puissant et nouveau se fût emparé de tout le monde.

La mine, c’était son invention, sa manière de détruire, son amusement préféré.

En quittant son château, le propriétaire légitime, le comte Fernand d’Amoys d’Uville, n’avait eu le temps de rien emporter ni de rien cacher, sauf l’argenterie enfouie dans le trou d’un mur. Or, comme il était fort riche et magnifique, son grand salon, dont la porte ouvrait dans la salle à manger, présentait, avant la fuite précipitée du maître, l’aspect d’une galerie de musée.

Aux murailles pendaient des toiles, des dessins et des aquarelles de prix, tandis que sur les meubles, les étagères, et dans les vitrines élégantes, mille bibelots, des potiches, des statuettes, des bonshommes de Saxe et des magots de Chine, des ivoires anciens et des verres de Venise, peuplaient le vaste appartement de leur foule précieuse et bizarre.

Il n’en restait guère maintenant. Non qu’on les eût pillés, le major comte de Farlsberg ne l’aurait point permis ; mais Mlle Fifi, de temps en temps, faisait la mine ; et tous les officiers, ce jour-là, s’amusaient vraiment pendant cinq minutes.

Le petit marquis alla chercher dans le salon ce qu’il lui fallait. Il rapporta une toute mignonne théière de Chine famille Rose qu’il emplit de poudre à canon, et, par le bec, il introduisit délicatement un long morceau d’amadou, l’alluma, et courut reporter cette machine infernale dans l’appartement voisin.

Puis il revint bien vite, en fermant la porte. Tous les Allemands attendaient, debout, avec la figure souriante d’une curiosité enfantine ; et, dès que l’explosion eut secoué le château, ils se précipitèrent ensemble.

Mlle Fifi, entrée la première, battait des mains avec délire devant une Vénus de terre cuite dont la tête avait enfin sauté ; et chacun ramassa des morceaux de porcelaine, s’étonnant aux dentelures étranges des éclats, examinant les dégâts nouveaux, contestant certains ravages comme produits par l’explosion précédente ; et le major considérait d’un air paternel le vaste salon bouleversé par cette mitraille à la Néron et sablé de débris d’objets d’art. Il en sortit le premier, en déclarant avec bonhomie : « Ça a bien réussi, cette fois. »

Mais une telle trombe de fumée était entrée dans la salle à manger, se mêlant à celle du tabac, qu’on ne pouvait plus respirer. Le commandant ouvrit la fenêtre, et tous les officiers, revenus pour boire un dernier verre de cognac, s’en approchèrent.

L’air humide s’engouffra dans la pièce, apportant une sorte de poussière d’eau qui poudrait les barbes et une odeur d’inondation. Ils regardaient les grands arbres accablés sous l’averse, la large vallée embrumée par ce dégorgement des nuages sombres et bas, et tout au loin le clocher de l’église dressé comme une pointe grise dans la pluie battante.

Depuis leur arrivée, il n’avait plus sonné. C’était, du reste, la seule résistance que les envahisseurs eussent rencontrée aux environs : celle du clocher. Le curé ne s’était nullement refusé à recevoir et à nourrir des soldats prussiens ; il avait même plusieurs fois accepté de boire une bouteille de bière ou de bordeaux avec le commandant ennemi, qui l’employait souvent comme intermédiaire bienveillant ; mais il ne fallait pas lui demander un seul tintement de sa cloche ; il se serait plutôt laissé fusiller. C’était sa manière à lui de protester contre l’invasion, protestation pacifique, protestation du silence, la seule, disait-il, qui convînt au prêtre, homme de douceur et non de sang ; et tout le monde, à dix lieues à la ronde, vantait la fermeté, l’héroïsme de l’abbé Chantavoine, qui osait affirmer le deuil public, le proclamer, par le mutisme obstiné de son église.

Le village entier, enthousiasmé par cette résistance, était prêt à soutenir jusqu’au bout son pasteur, à tout braver, considérant cette protestation tacite comme la sauvegarde de l’honneur national. Il semblait aux paysans qu’ils avaient ainsi mieux mérité de la patrie que Belfort et que Strasbourg, qu’ils avaient donné un exemple équivalent, que le nom du hameau en deviendrait immortel ; et, hormis cela, ils ne refusaient rien aux Prussiens vainqueurs.

Le commandant et ses officiers riaient ensemble de ce courage inoffensif ; et comme le pays entier se montrait obligeant et souple à leur égard, ils toléraient volontiers son patriotisme muet.

Seul, le petit marquis Wilhem aurait bien voulu forcer la cloche à sonner. Il enrageait de la condescendance politique de son supérieur pour le prêtre : et chaque jour il suppliait le commandant de le laisser faire « Ding-don-don », une fois, une seule petite fois pour rire un peu seulement. Et il demandait cela avec des grâces de chatte, des cajoleries de femme, des douceurs de voix d’une maîtresse affolée par une envie ; mais le commandant ne cédait point, et Mlle Fifi, pour se consoler, faisait la mine dans le château d’Uville.

Les cinq hommes restèrent là, en tas, quelques minutes, aspirant l’humidité. Le lieutenant Fritz, enfin, prononça en jetant un rire pâteux : « Ces temoiselles técitément n’auront pas peau temps pour leur bromenate. »

Là-dessus, on se sépara, chacun allant à son service, et le capitaine ayant fort à faire pour les préparatifs du dîner.

Quand ils se retrouvèrent de nouveau à la nuit tombante, ils se mirent à rire en se voyant tous coquets et reluisants comme aux jours de grande revue, pommadés, parfumés, tout frais. Les cheveux du commandant semblaient moins gris que le matin ; et le capitaine s’était rasé, ne gardant que sa moustache, qui lui mettait une flamme sous le nez.

Malgré la pluie, on laissait la fenêtre ouverte ; et l’un d’eux parfois allait écouter. À six heures dix minutes le baron signala un lointain roulement. Tous se précipitèrent ; et bientôt la grande voiture accourut, avec ses quatre chevaux toujours au galop, crottés jusqu’au dos, fumants et soufflants.

Et cinq femmes descendirent sur le perron, cinq belles filles choisies avec soin par un camarade du capitaine à qui Le Devoir était allé porter une carte de son officier.

Elles ne s’étaient point fait prier, sûres d’être bien payées, connaissant d’ailleurs les Prussiens, depuis trois mois qu’elles en tâtaient, et prenant leur parti des hommes comme des choses. « C’est le métier qui veut ça », se disaient-elles en route, pour répondre sans doute à quelque picotement secret d’un reste de conscience.

Et tout de suite on entra dans la salle à manger. Illuminée, elle semblait plus lugubre encore en son délabrement piteux ; et la table couverte de viandes, de vaisselle riche et d’argenterie retrouvée dans le mur où l’avait cachée le propriétaire, donnait à ce lieu l’aspect d’une taverne de bandits qui soupent après un pillage. Le capitaine, radieux, s’empara des femmes comme d’une chose familière, les appréciant, les embrassant, les flairant, les évaluant à leur valeur de filles à plaisir ; et comme les trois jeunes gens voulaient en prendre chacun une, il s’y opposa avec autorité, se réservant de faire le partage, en toute justice, suivant les grades, pour ne blesser en rien la hiérarchie.

Alors, afin d’éviter toute discussion, toute contestation et tout soupçon de partialité, il les aligna par rang de taille, et s’adressant à la plus grande, avec le ton du commandement : « Ton nom ? »

Elle répondit en grossissant sa voix : « Paméla. »

Alors il proclama : « Numéro un, la nommée Paméla, adjugée au commandant. »

Ayant ensuite embrassé Blondine, la seconde, en signe de propriété, il offrit au lieutenant Otto la grosse Amanda, Éva la Tomate au sous-lieutenant Fritz, et la plus petite de toutes, Rachel, une brune toute jeune, à l’œil noir comme une tache d’encre, une juive dont le nez retroussé confirmait la règle qui donne des becs courbes à toute sa race, au plus jeune des officiers, au frêle marquis Wilhem d’Eyrik.

Toutes, d’ailleurs, étaient jolies et grasses, sans physionomies bien distinctes, faites à peu près pareilles de tournure et de peau par les pratiques d’amour quotidiennes et la vie commune des maisons publiques.

Les trois jeunes gens prétendaient tout de suite entraîner leurs femmes, sous prétexte de leur offrir des brosses et du savon pour se nettoyer ; mais le capitaine s’y opposa sagement, affirmant qu’elles étaient assez propres pour se mettre à table et que ceux qui monteraient voudraient changer en descendant et troubleraient les autres couples. Son expérience l’emporta. Il y eut seulement beaucoup de baisers, des baisers d’attente.

Soudain, Rachel suffoqua, toussant aux larmes, et rendant de la fumée par les narines. Le marquis, sous prétexte de l’embrasser, venait de lui souffler un jet de tabac dans la bouche. Elle ne se fâcha point, ne dit pas un mot, mais elle regarda fixement son possesseur avec une colère éveillée tout au fond de son œil noir.

On s’assit. Le commandant lui-même semblait enchanté ; il prit à sa droite Paméla, Blondine à sa gauche et déclara, en dépliant sa serviette : « Vous avez eu là une charmante idée, capitaine. »

Les lieutenants Otto et Fritz, polis comme auprès de femmes du monde, intimidaient un peu leurs voisines ; mais le baron de Kelweingstein, lâché dans son vice, rayonnait, lançait des mots grivois, semblait en feu avec sa couronne de cheveux rouges. Il galantisait en français du Rhin ; et ses compliments de taverne, expectorés par le trou des deux dents brisées, arrivaient aux filles au milieu d’une mitraille de salive.

Elles ne comprenaient rien, du reste ; et leur intelligence ne sembla s’éveiller que lorsqu’il cracha des paroles obscènes, des expressions crues, estropiées par son accent. Alors toutes, ensemble, elles commencèrent à rire comme des folles, tombant sur le ventre de leurs voisins, répétant les termes que le baron se mit alors à défigurer à plaisir pour leur faire dire des ordures. Elles en vomissaient à volonté, soûles aux premières bouteilles de vin ; et, redevenant elles, ouvrant la porte aux habitudes, elles embrassaient les moustaches de droite et celles de gauche, pinçaient les bras, poussaient des cris furieux, buvaient dans tous les verres, chantaient des couplets français et des bouts de chansons allemandes appris dans leurs rapports quotidiens avec l’ennemi.

Bientôt les hommes eux-mêmes, grisés par cette chair de femme étalée sous leur nez et sous leurs mains, s’affolèrent, hurlant, brisant la vaisselle, tandis que, derrière leur dos, des soldats impassibles les servaient.

Le commandant seul gardait de la retenue.

Mlle Fifi avait pris Rachel sur ses genoux, et, s’animant à froid, tantôt il embrassait follement les frisons d’ébène de son cou, humant par le mince intervalle entre la robe et la peau la douce chaleur de son corps et tout le fumet de sa personne ; tantôt à travers l’étoffe, il la pinçait avec fureur, la faisant crier, saisi d’une férocité rageuse, travaillé par son besoin de ravage. Souvent aussi, la tenant à pleins bras, l’étreignant comme pour la mêler à lui, il appuyait longuement ses lèvres sur la bouche fraîche de la juive, la baisait à perdre haleine ; mais soudain il la mordit si profondément qu’une traînée de sang descendit sur le menton de la jeune femme et coula dans son corsage.

Encore une fois, elle le regarda bien en face, et, lavant la plaie, murmura : « Ça se paye, cela. » Il se mit à rire, d’un rire dur. « Je payerai », dit-il.

On arrivait au dessert ; on versait du champagne. Le commandant se leva, et du même ton qu’il aurait pris pour porter la santé de l’impératrice Augusta, il but :

« À nos dames ! » Et une série de toasts commença, des toasts d’une galanterie de soudards et de pochards, mêlés de plaisanteries obscènes, rendues plus brutales encore par l’ignorance de la langue.

Ils se levaient l’un après l’autre, cherchant de l’esprit, s’efforçant d’être drôles ; et les femmes, ivres à tomber, les yeux vagues, les lèvres pâteuses, applaudissaient chaque fois éperdument.

Le capitaine, voulant sans doute rendre à l’orgie un air galant, leva encore une fois son verre, et prononça : « À nos victoires sur les cœurs ! »

Alors le lieutenant Otto, espèce d’ours de la forêt Noire, se dressa, enflammé, saturé de boissons. Et envahi brusquement de patriotisme alcoolique, il cria : « À nos victoires sur la France ! »

Toutes grises qu’elles étaient, les femmes se turent ; et Rachel, frissonnante, se retourna : « Tu sais, j’en connais des Français, devant qui tu ne dirais pas ça. »

Mais le petit marquis, la tenant toujours sur ses genoux, se mit à rire, rendu très gai par le vin : « Ah ! ah ! ah ! je n’en ai jamais vu, moi. Sitôt que nous paraissons, ils foutent le camp ! »

La fille, exaspérée, lui cria dans la figure : « Tu mens, salop ! »

Durant une seconde, il fixa sur elle ses yeux clairs, comme il les fixait sur les tableaux dont il crevait la toile à coups de revolver, puis il se mit à rire : « Ah ! oui, parlons-en, la belle ! serions-nous ici, s’ils étaient braves ! » Et il s’animait : « Nous sommes leurs maîtres ! à nous la France ! »

Elle quitta ses genoux d’une secousse et retomba sur sa chaise. Il se leva, tendit son verre jusqu’au milieu de la table et répéta : « À nous la France et les Français, les bois, les champs et les maisons de France ! »

Les autres, tout à fait soûls, secoués soudain par un enthousiasme militaire, un enthousiasme de brutes, saisirent leurs verres en vociférant : « Vive la Prusse ! » et les vidèrent d’un seul trait.

Les filles ne protestaient point, réduites au silence et prises de peur. Rachel elle-même se taisait, impuissante à répondre.

Alors, le petit marquis posa sur la tête de la juive sa coupe de champagne emplie à nouveau : « À nous aussi, cria-t-il, toutes les femmes de France ! »

Elle se leva si vite, que le cristal, culbuté, vida, comme pour un baptême, le vin jaune dans ses cheveux noirs, et il tomba, se brisant à terre. Les lèvres tremblantes, elle bravait du regard l’officier qui riait toujours, et elle balbutia, d’une voix étranglée de colère : « Ça, ça, ça n’est pas vrai, par exemple, vous n’aurez pas les femmes de France. »

Il s’assit pour rire à son aise, et, cherchant l’accent parisien : « Elle est pien ponne, pien ponne, qu’est-ce alors que tu viens faire ici, petite ? »

Interdite, elle se tut d’abord, comprenant mal dans son trouble, puis, dès qu’elle eut bien saisi ce qu’il disait, elle lui jeta, indignée et véhémente : « Moi ! moi ! Je ne suis pas une femme, moi, je suis une putain ; c’est bien tout ce qu’il faut à des Prussiens. »

Elle n’avait point fini qu’il la giflait à toute volée ; mais comme il levait encore une fois la main, affolée de rage, elle saisit sur la table un petit couteau de dessert à lame d’argent, et si brusquement, qu’on ne vit rien d’abord, elle le lui piqua droit dans le cou, juste au creux où la poitrine commence.

Un mot qu’il prononçait fut coupé dans sa gorge ; et il resta béant, avec un regard effroyable.

Tous poussèrent un rugissement, et se levèrent en tumulte ; mais ayant jeté sa chaise dans les jambes du lieutenant Otto, qui s’écroula tout au long, elle courut à la fenêtre, l’ouvrit avant qu’on eût pu l’atteindre, et s’élança dans la nuit, sous la pluie qui tombait toujours.

En deux minutes, Mlle Fifi fut morte. Alors Fritz et Otto dégainèrent et voulurent massacrer les femmes, qui se traînaient à leurs genoux. Le major, non sans peine, empêcha cette boucherie, fit enfermer dans une chambre, sous la garde de deux hommes, les quatre filles éperdues ; puis comme s’il eût disposé ses soldats pour un combat, il organisa la poursuite de la fugitive, bien certain de la reprendre.

Cinquante hommes, fouettés de menaces, furent lancés dans le parc. Deux cents autres fouillèrent les bois et toutes les maisons de la vallée.

La table, desservie en un instant, servait maintenant de lit mortuaire, et les quatre officiers, rigides, dégrisés, avec la face dure des hommes de guerre en fonctions, restaient debout près des fenêtres, sondaient la nuit.

L’averse torrentielle continuait. Un clapotis continu emplissait les ténèbres, un flottant murmure d’eau qui tombe et d’eau qui coule, d’eau qui dégoutte et d’eau qui rejaillit.

Soudain, un coup de feu retentit, puis un autre très loin ; et, pendant quatre heures, on entendit ainsi de temps en temps des détonations proches ou lointaines et des cris de ralliement, des mots étranges lancés comme appel par des voix gutturales.

Au matin, tout le monde rentra. Deux soldats avaient été tués, et trois autres blessés par leurs camarades dans l’ardeur de la chasse et l’effarement de cette poursuite nocturne.

On n’avait pas retrouvé Rachel.

Alors les habitants furent terrorisés, les demeures bouleversées, toute la contrée parcourue, battue, retournée. La juive ne semblait pas avoir laissé une seule trace de son passage.

Le général, prévenu, ordonna d’étouffer l’affaire, pour ne point donner de mauvais exemples dans l’armée, et il frappa d’une peine disciplinaire le commandant, qui punit ses inférieurs. Le général avait dit : « On ne fait pas la guerre pour s’amuser et caresser des filles publiques. » Et le comte de Farlsberg, exaspéré, résolut de se venger sur le pays.

Comme il lui fallait un prétexte afin de sévir sans contrainte, il fit venir le curé et lui ordonna de sonner la cloche à l’enterrement du marquis d’Eyrik.

Contre toute attente, le prêtre se montra docile, humble, plein d’égards. Et quand le corps de Mlle Fifi, porté par des soldats, précédé, entouré, suivi de soldats qui marchaient le fusil chargé, quitta le château d’Uville, allant au cimetière, pour la première fois la cloche tinta son glas funèbre avec une allure allègre, comme si une main amie l’eût caressée.

Elle sonna le soir encore, et le lendemain aussi, et tous les jours ; elle carillonna tant qu’on voulut. Parfois même, la nuit, elle se mettait toute seule en branle, et jetait doucement deux ou trois sons dans l’ombre, prise de gaietés singulières, réveillée on ne sait pourquoi. Tous les paysans du lieu la dirent alors ensorcelée ; et personne, sauf le curé et le sacristain, n’approchait plus du clocher.

C’est qu’une pauvre fille vivait là-haut, dans l’angoisse et la solitude, nourrie en cachette par ces deux hommes.

Elle y resta jusqu’au départ des troupes allemandes. Puis, un soir, le curé ayant emprunté le char à bancs du boulanger, conduisit lui-même sa prisonnière jusqu’à la porte de Rouen. Arrivé là, le prêtre l’embrassa ; elle descendit et regagna vivement à pied le logis public, dont la patronne la croyait morte.

Elle en fut tirée quelque temps après par un patriote sans préjugés qui l’aima pour sa belle action, puis l’ayant ensuite chérie pour elle-même, l’épousa, en fit une Dame qui valut autant que beaucoup d’autres.


<t Vieux Objets>

Vieux Objets

Ma chère Colette,

Je ne sais si tu te rappelles un vers de M. Sainte-Beuve que nous avons lu ensemble et qui est resté enfoncé dans ma tête ; car il me dit bien des choses, à moi, ce vers ; et il a bien souvent rassuré mon pauvre cœur, depuis quelque temps surtout. Le voici :

Naître, vivre et mourir dans la même maison !

J’y suis maintenant toute seule, dans cette maison où je suis née, où j’ai vécu, et où j’espère mourir. Ce n’est pas gai tous les jours, mais c’est doux ; car je suis là enveloppée de souvenirs.

Mon fils Henry est avocat : il vient me voir deux mois par an. Jeanne habite avec son mari à l’autre bout de la France, et c’est moi qui vais la voir, chaque automne. Je suis donc ici, seule, toute seule, mais entourée d’objets familiers qui sans cesse me parlent des miens, et des morts, et des vivants éloignés.

Je ne lis plus beaucoup, je suis vieille ; mais je songe sans fin, ou plutôt je rêve. Oh ! je ne rêve point à ma façon d’autrefois. Tu te rappelles nos folles imaginations, les aventures que nous combinions dans nos cervelles de vingt ans et tous les horizons de bonheur entrevus !

Rien de cela ne s’est réalisé : ou plutôt c’est autre chose qui a eu lieu, moins charmant, moins poétique, mais suffisant pour ceux qui savent prendre bravement leur parti de la vie.

Sais-tu pourquoi nous sommes malheureuses si souvent, nous autres femmes ? C’est qu’on nous apprend dans la jeunesse à trop croire au bonheur ! Nous ne sommes jamais élevées avec l’idée de combattre, de lutter, de souffrir. Et, au premier choc, notre cœur se brise ; nous attendons, l’âme ouverte, des cascades d’événements heureux. Il n’en arrive que d’à moitié bons ; et nous sanglotons tout de suite. Le bonheur, le vrai bonheur de nos rêves, j’ai appris à le connaître. Il ne consiste point dans la venue d’une grande félicité, car elles sont bien rares et bien courtes, les grandes félicités, mais il réside simplement dans l’attente infinie d’une suite d’allégresses qui n’arrivent jamais. Le bonheur, c’est l’attente heureuse ; c’est l’horizon d’espérances ; c’est donc l’illusion sans fin. Oui, ma chère, il n’y a de bon que les illusions ; et toute vieille que je suis, je m’en fais encore et chaque jour, seulement elles ont changé d’objet, mes désirs n’étant plus les mêmes. Je te disais donc que je passe à rêver le plus clair de mon temps. Que ferais-je d’autre ? J’ai pour cela deux manières. Je te les donne ; elles te serviront peut-être.

Oh ! la première est bien simple ; elle consiste à m’asseoir devant mon feu, dans un bas fauteuil doux à mes vieux os, et à m’en retourner vers les choses laissées en arrière.

Comme c’est court, une vie ! surtout celles qui se passent tout entières au même endroit :

Naître, vivre et mourir dans la même maison !

Les souvenirs sont massés, serrés ensemble ; et quand on est vieille, il semble parfois qu’il y a à peine dix jours qu’on était jeune. Oui, tout a glissé, comme s’il s’agissait d’une journée : le matin, le midi, le soir ; et la nuit vient, la nuit sans aurore !

En regardant le feu, pendant des heures et des heures, le passé renaît comme si c’était d’hier. On ne sait plus où l’on est ; le rêve vous emporte ; on retraverse son existence entière.

Et souvent j’ai l’illusion d’être fillette, tant il me revient des bouffées d’autrefois, des sensations de jeunesse, des élans même, des battements de cœur, toute cette sève de dix-huit ans ; et j’ai, nettes comme des réalités nouvelles, des visions de choses oubliées.

Oh ! comme je suis surtout traversée par des souvenirs de mes promenades de jeune fille ! Là, sur mon fauteuil, devant mon feu, j’ai retrouvé étrangement l’autre soir un coucher de soleil sur le mont Saint-Michel, et tout de suite après, une chasse à cheval dans la forêt d’Uville, avec les odeurs du sable humide et celles des feuilles pleines de rosée, et la chaleur du grand astre plongeant dans l’eau, et la tiédeur mouillée de ses premiers rayons tandis que je galopais dans les taillis. Et tout ce que j’ai pensé alors, mon exaltation poétique devant les lointains infinis de la mer, ma jouissance heureuse et vive au frôlement des branches, mes moindres petites idées, tout, les petits bouts de songe, de désir et de sentiment, tout, tout m’est revenu comme si j’y étais encore, comme si cinquante ans ne s’étaient pas écoulés depuis, qui ont refroidi mon sang et bien changé mes attentes. Mais mon autre manière de revivre l’autrefois est de beaucoup la meilleure.

Tu sais ou tu ne sais pas, ma chère Colette, que dans la maison on ne détruit rien. Nous avons en haut, sous le toit, une grande chambre de débarras, qu’on appelle « la pièce aux vieux objets ». Tout ce qui ne sert plus est jeté là. Souvent j’y monte et je regarde autour de moi. Alors je retrouve un tas de riens auxquels je ne pensais plus, et qui me rappellent un tas de choses. Ce ne sont point ces bons meubles amis que nous connaissons depuis l’enfance, et auxquels sont attachés des souvenirs d’événements, de joies ou de tristesses, des dates de notre histoire ; qui ont pris, à force d’être mêlés à notre vie, une sorte de personnalité, une physionomie ; qui sont les compagnons de nos heures douces ou sombres, les seuls compagnons, hélas ! que nous sommes sûrs de ne pas perdre, les seuls qui ne mourront point comme les autres, ceux dont les traits, les yeux aimants, la bouche, la voix sont disparus à jamais. Mais je retrouve dans le fouillis des bibelots usés ces vieux petits objets insignifiants qui ont traîné pendant quarante ans à côté de nous sans qu’on les ait jamais remarqués, et qui, quand on les revoit tout à coup, prennent une importance, une signification de témoins anciens. Ils me font l’effet de ces gens qu’on a connus indéfiniment sans qu’ils se soient jamais révélés, et qui, soudain, un soir, à propos de rien, se mettent à bavarder sans fin, à raconter tout leur être et toute leur intimité qu’on ne soupçonnait nullement.

Et je vais de l’un à l’autre avec de légères secousses au cœur. Je me dis : « Tiens, j’ai brisé cela, le soir où Paul est parti pour Lyon », ou bien : « Ah ! voilà la petite lanterne de maman, dont elle se servait pour aller au salut, les soirs d’hiver. »

Il y a même là-dedans des choses qui ne disent rien, qui viennent de mes grands-parents, des choses donc que personne de vivant aujourd’hui n’a connues, dont personne ne sait l’histoire, les aventures ; dont personne ne se rappelle même les propriétaires. Personne n’a vu les mains qui les ont maniées, ni les yeux qui les ont regardées. Elles me font songer longtemps, celles-là ! Elles me représentent des abandonnées dont les derniers amis sont morts.

Toi, ma chère Colette, tu ne dois guère comprendre tout cela, et tu vas sourire de mes niaiseries, de mes enfantines et sentimentales manies. Tu es une Parisienne, et vous autres Parisiens, vous ne connaissez point cette vie en dedans, ces rabâchages de son propre cœur. Vous vivez en dehors, avec toutes vos pensées au vent. Vivant seule, je ne puis te parler que de moi. En me répondant, parle-moi donc un peu de toi, que je puisse aussi me mettre à ta place, comme tu pourras demain te mettre à la mienne.

Mais tu ne comprendras jamais complètement le vers de M. Sainte-Beuve :

Naître, vivre et mourir dans la même maison !

Mille baisers, ma vieille amie.

Adélaïde


<t Aveugle (L’)>

L’Aveugle

Qu’est-ce donc que cette joie du premier soleil ? Pourquoi cette lumière tombée sur la terre nous emplit-elle ainsi du bonheur de vivre ? Le ciel est tout bleu, la campagne toute verte, les maisons toutes blanches ; et nos yeux ravis boivent ces couleurs vives dont ils font de L’allégresse pour nos âmes. Et il nous vient des envies de danser, des envies de courir, des envies de chanter, une légèreté heureuse de la pensée, une sorte de tendresse élargie ; on voudrait embrasser le soleil.

Les aveugles sous les portes, impassibles en leur éternelle obscurité, restent calmes comme toujours au milieu de cette gaieté nouvelle, et, sans comprendre, ils apaisent à toute minute leur chien qui voudrait gambader.

Quand ils rentrent, le jour fini, au bras d’un jeune frère ou d’une petite sœur, si l’enfant dit : « Il a fait bien beau tantôt ! » l’autre répond : « Je m’en suis bien aperçu, qu’il faisait beau, Loulou ne tenait pas en place. » J’ai connu un de ces hommes dont la vie fut un des plus cruels martyres qu’on puisse rêver.

C’était un paysan, le fils d’un fermier normand. Tant que le père et la mère vécurent, on eut à peu près soin de lui ; il ne souffrit guère que de son horrible infirmité ; mais dès que les vieux furent partis, l’existence atroce commença. Recueilli par une sœur, tout le monde dans la ferme le traitait comme un gueux qui mange le pain des autres. À chaque repas, on lui reprochait la nourriture ; on l’appelait fainéant, manant ; et bien que son beau-frère se fût emparé de sa part d’héritage, on lui donnait à regret la soupe, juste assez pour qu’il ne mourût point.

Il avait une figure toute pâle, et deux grands yeux blancs comme des pains à cacheter ; et il demeurait impassible sous l’injure, tellement enfermé en lui-même qu’on ignorait s’il la sentait. Jamais d’ailleurs il n’avait connu aucune tendresse, sa mère l’ayant toujours un peu rudoyé, ne l’aimant guère ; car aux champs les inutiles sont des nuisibles, et les paysans feraient volontiers comme les poules qui tuent les infirmes d’entre elles.

Sitôt la soupe avalée, il allait s’asseoir devant la porte en été, contre la cheminée en hiver, et il ne remuait plus jusqu’au soir. Il ne faisait pas un geste, pas un mouvement ; seules ses paupières, qu’agitait une sorte de souffrance nerveuse, retombaient parfois sur la tache blanche de ses yeux. Avait-il un esprit, une pensée, une conscience nette de sa vie ? Personne ne se le demandait.

Pendant quelques années, les choses allèrent ainsi. Mais son impuissance à rien faire autant que son impassibilité finirent par exaspérer ses parents, et il devint un souffre-douleur, une sorte de bouffon-martyr, de proie donnée à la férocité native, à la gaieté sauvage des brutes qui l’entouraient.

On imagina toutes les farces cruelles que sa cécité put inspirer. Et, pour se payer de ce qu’il mangeait, on fit de ses repas des heures de plaisir pour les voisins et de supplice pour l’impotent.

Les paysans des maisons prochaines s’en venaient à ce divertissement ; on se le disait de porte en porte, et la cuisine de la ferme se trouvait pleine chaque jour. Tantôt on posait sur la table, devant son assiette où il commençait à puiser le bouillon, quelque chat ou quelque chien. La bête avec son instinct flairait l’infirmité de l’homme et, tout doucement, s’approchait, mangeait sans bruit, lapant avec délicatesse ; et quand un clapotis de langue un peu bruyant avait éveillé l’attention du pauvre diable, elle s’écartait prudemment pour éviter le coup de cuiller qu’il envoyait au hasard devant lui.

Alors c’étaient des rires, des poussées, des trépignements des spectateurs tassés le long des murs. Et lui, sans jamais dire un mot, se remettait à manger de la main droite, tandis que, de la gauche avancée, il protégeait et défendait son assiette.

Tantôt on lui faisait mâcher des bouchons, du bois, des feuilles ou même des ordures, qu’il ne pouvait distinguer.

Puis, on se lassa même des plaisanteries ; et le beau-frère enrageant de toujours le nourrir, le frappa, le gifla sans cesse, riant des efforts inutiles de l’autre pour parer les coups ou les rendre. Ce fut alors un jeu nouveau : le jeu des claques. Et les valets de charrue, le goujat, les servantes, lui lançaient à tout moment leur main par la figure, ce qui imprimait à ses paupières un mouvement précipité. Il ne savait où se cacher et demeurait sans cesse les bras étendus pour éviter les approches.

Enfin, on le contraignit à mendier. On le postait sur les routes les jours de marché, et, dès qu’il entendait un bruit de pas ou le roulement d’une voiture, il tendait son chapeau en balbutiant : « La charité, s’il vous plaît. »

Mais le paysan n’est pas prodigue, et, pendant des semaines entières, il ne rapportait pas un sou.

Ce fut alors contre lui une haine déchaînée, impitoyable. Et voici comme il mourut.

Un hiver, la terre était couverte de neige, et il gelait horriblement. Or, son beau-frère, un matin, le conduisit fort loin sur une grande route pour lui faire demander l’aumône. Il l’y laissa tout le jour, et quand la nuit fut venue, il affirma devant ses gens qu’il ne l’avait plus retrouvé. Puis, il ajouta : « Bast ! faut pas s’en occuper, quelqu’un l’aura emmené parce qu’il avait froid. Pardié ! i n’est pas perdu. I reviendra ben d’main manger la soupe. »

Le lendemain, il ne revint pas.

Après de longues heures d’attente, saisi par le froid, se sentant mourir, l’aveugle s’était mis à marcher. Ne pouvant reconnaître la route ensevelie sous cette écume de glace, il avait erré au hasard, tombant dans les fossés, se relevant, toujours muet, cherchant une maison.

Mais l’engourdissement des neiges l’avait peu à peu envahi, et, ses jambes faibles ne le pouvant plus porter, il s’était assis au milieu d’une plaine. Il ne se releva point.

Les blancs flocons qui tombaient toujours l’ensevelirent. Son corps raidi disparut sous l’incessante accumulation de leur foule infinie ; et rien n’indiquait plus la place où le cadavre était couché.

Ses parents firent mine de s’enquérir et de le chercher pendant huit jours. Ils pleurèrent même.

L’hiver était rude et le dégel n’arrivait pas vite. Or, un dimanche, en allant à la messe, les fermiers remarquèrent un grand vol de corbeaux qui tournoyaient sans fin au-dessus de la plaine, puis s’abattaient comme une pluie noire en tas à la même place, repartaient et revenaient toujours.

La semaine suivante, ils étaient encore là, les oiseaux sombres. Le ciel en portait un nuage comme s’ils se fussent réunis de tous les coins de l’horizon ; et ils se laissaient tomber avec de grands cris dans la neige éclatante, qu’ils tachaient étrangement, et fouillaient avec obstination.

Un gars alla voir ce qu’ils faisaient, et découvrit le corps de l’aveugle, à moitié dévoré déjà, déchiqueté. Ses yeux pâles avaient disparu, piqués par les longs becs voraces.

Et je ne puis jamais ressentir la vive gaieté des jours de soleil, sans un souvenir triste et une pensée mélancolique vers le gueux, si déshérité dans la vie que son horrible mort fut un soulagement pour tous ceux qui l’avaient connu.


<t Magnétisme> 7

Magnétisme

C’était à la fin d’un dîner d’hommes, à l’heure des interminables cigares et des incessants petits verres, dans la fumée et l’engourdissement chaud des digestions, dans le léger trouble des têtes après tant de viandes et de liqueurs absorbées et mêlées.

On vint à parler du magnétisme, des tours de Donato et des expériences du docteur Charcot. Soudain ces hommes sceptiques, aimables, indifférents à toute religion, se mirent à raconter des faits étranges, des histoires incroyables mais arrivées, affirmaient-ils, retombant brusquement en des croyances superstitieuses, se cramponnant à ce dernier reste de merveilleux, devenus dévots à ce mystère du magnétisme, le défendant au nom de la science.

Un seul souriait, un vigoureux garçon, grand coureur de filles et chasseur de femmes, chez qui une incroyance à tout s’était ancrée si fortement qu’il n’admettait même point la discussion.

Il répétait en ricanant : « Des blagues ! des blagues ! des blagues ! Nous ne discuterons pas Donato qui est tout simplement un très malin faiseur de tours. Quant à M. Charcot, qu’on dit être un remarquable savant, il me fait l’effet de ces conteurs dans le genre d’Edgar Poe, qui finissent par devenir fous à force de réfléchir à d’étranges cas de folie. Il a constaté des phénomènes nerveux inexpliqués et encore inexplicables, il marche dans cet inconnu qu’on explore chaque jour, et ne pouvant toujours comprendre ce qu’il voit, il se souvient trop peut-être des explications ecclésiastiques des mystères. Et puis je voudrais l’entendre parler, ce serait tout autre chose que ce que vous répétez. »

Il y eut autour de l’incrédule une sorte de mouvement de pitié, comme s’il avait blasphémé dans une assemblée de moines.

Un de ces messieurs s’écria :

« Il y a eu pourtant des miracles autrefois. »

Mais l’autre répondit :

« Je le nie. Pourquoi n’y en aurait-il plus ? »

Alors chacun apporta un fait, des pressentiments fantastiques, des communications d’âmes à travers de longs espaces, des influences secrètes d’un être sur un autre. Et on affirmait, on déclarait les faits indiscutables, tandis que le nieur acharné répétait : « Des blagues ! des blagues ! des blagues ! »

À la fin il se leva, jeta son cigare, et les mains dans les poches : « Eh bien, moi aussi, je vais vous raconter deux histoires, et puis je vous les expliquerai. Les voici :

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Dans le petit village d’Étretat les hommes, tous matelots, vont chaque année au banc de Terre-Neuve pêcher la morue. Or, une nuit, l’enfant d’un de ces marins se réveilla en sursaut en criant que son « pé était mort à la mé ». On calma le mioche, qui se réveilla de nouveau en hurlant que son « pé était neyé ». Un mois après, on apprenait en effet la mort du père enlevé du pont par un coup de mer. La veuve se rappela les réveils de l’enfant. On cria au miracle, tout le monde s’émut ; on rapprocha les dates ; et il se trouva que l’accident et le rêve avaient coïncidé à peu près ; d’où l’on conclut qu’ils étaient arrivés la même nuit, à la même heure. Et voilà un mystère du magnétisme.

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Le conteur s’interrompit. Alors un des auditeurs, fort ému, demanda : « Et vous expliquez ça, vous ?

— Parfaitement, monsieur, j’ai trouvé le secret. Le fait m’avait surpris et même vivement embarrassé ; mais moi, voyez-vous, je ne crois pas par principe. De même que d’autres commencent par croire, je commence par douter ; et quand je ne comprends nullement, je continue à nier toute communication télépathique des âmes, sûr que ma pénétration seule est suffisante. Eh bien, j’ai cherché, cherché, et j’ai fini, à force d’interroger toutes les femmes des matelots absents, par me convaincre qu’il ne se passait pas huit jours sans que l’une d’elles ou l’un des enfants rêvât et annonçât à son réveil que le « pé était mort à la mé ». La crainte horrible et constante de cet accident fait qu’ils en parlent toujours, y pensent sans cesse. Or, si une de ces fréquentes prédictions coïncide, par un hasard très simple, avec une mort, on crie aussitôt au miracle, car on oublie soudain tous les autres songes, tous les autres présages, toutes les autres prophéties de malheur, demeurés sans confirmation. J’en ai pour ma part considéré plus de cinquante dont les auteurs, huit jours plus tard, ne se souvenaient même plus. Mais, si l’homme, en effet, était mort, la mémoire se serait immédiatement réveillée, et l’on aurait célébré l’intervention de Dieu selon les uns, du magnétisme selon les autres. »

Un des fumeurs déclara :

« C’est assez juste, ce que vous dites là, mais voyons votre seconde histoire.

— Oh ! ma seconde histoire est fort délicate à raconter. C’est à moi qu’elle est arrivée, aussi je me défie un rien de ma propre appréciation. On n’est jamais équitablement juge et partie. Enfin la voici :

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J’avais dans mes relations mondaines une jeune femme à laquelle je ne songeais nullement, que je n’avais même jamais regardée attentivement, jamais remarquée, comme on dit.

Je la classais parmi les insignifiantes, bien qu’elle ne fût pas laide ; enfin elle me semblait avoir des yeux, un nez, une bouche, des cheveux quelconques, toute une physionomie terne ; c’était un de ces êtres sur qui la pensée ne semble se poser que par hasard, ne se pouvoir arrêter, sur qui le désir ne s’abat point.

Or, un soir, comme j’écrivais des lettres au coin de mon feu avant de me mettre au lit, j’ai senti au milieu de ce dévergondage d’idées, de cette procession d’images qui vous effleurent le cerveau quand on reste quelques minutes rêvassant, la plume en l’air, une sorte de petit souffle qui me passait dans l’esprit, un tout léger frisson du cœur, et immédiatement, sans raison, sans aucun enchaînement de pensées logique, j’ai vu distinctement, vu comme si je la touchais, vu des pieds à la tête, et sans un voile, cette jeune femme à qui je n’avais jamais songé plus de trois secondes de suite, le temps que son nom me traversât la tête. Et soudain je lui découvris un tas de qualités que je n’avais point observées, un charme doux, un attrait langoureux ; elle éveilla chez moi cette sorte d’inquiétude d’amour qui vous met à la poursuite d’une femme. Mais je n’y pensai pas longtemps. Je me couchai, je m’endormis. Et je rêvai.

Vous avez tous fait de ces rêves singuliers, n’est-ce pas, qui vous rendent maîtres de l’impossible, qui vous ouvrent des portes infranchissables, des joies inespérées, des bras impénétrables ?

Qui de nous, dans ces sommeils troublés, nerveux, haletants, n’a tenu, étreint, pétri, possédé avec une acuité de sensation extraordinaire, celle dont son esprit était occupé ? Et avez-vous remarqué quelles surhumaines délices apportent ces bonnes fortunes du rêve ! En quelles ivresses folles elles vous jettent, de quels spasmes fougueux elles vous secouent, et quelle tendresse infinie, caressante, pénétrante elles vous enfoncent au cœur pour celle qu’on tient défaillante et chaude, en cette illusion adorable et brutale, qui semble une réalité !

Tout cela, je l’ai ressenti avec une inoubliable violence. Cette femme fut à moi, tellement à moi que la tiède douceur de sa peau me restait aux doigts, l’odeur de sa peau me restait au cerveau, le goût de ses baisers me restait aux lèvres, le son de sa voix me restait aux oreilles, le cercle de son étreinte autour des reins, et le charme ardent de sa tendresse en toute ma personne, longtemps après mon réveil exquis et décevant.

Et trois fois en cette même nuit, le songe se renouvela.

Le jour venu, elle m’obsédait, me possédait, me hantait la tête et les sens, à tel point que je ne restais plus une seconde sans penser à elle.

À la fin, ne sachant que faire, je m’habillai et je l’allai voir. Dans son escalier, j’étais ému à trembler, mon cœur battait : un désir véhément m’envahissait des pieds aux cheveux.

J’entrai. Elle se leva toute droite en entendant prononcer mon nom ; et soudain nos yeux se croisèrent avec une surprenante fixité. Je m’assis.

Je balbutiai quelques banalités qu’elle ne semblait point écouter. Je ne savais que dire ni que faire ; alors brusquement je me jetai sur elle, la saisissant à pleins bras ; et tout mon rêve s’accomplit si vite, si facilement, si follement, que je doutai soudain d’être éveillé… Elle fut pendant deux ans ma maîtresse…

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« Qu’en concluez-vous ? » dit une voix.

Le conteur semblait hésiter.

« J’en conclus… je conclus à une coïncidence, parbleu ! Et puis, qui sait ? C’est peut-être un regard d’elle que je n’avais point remarqué et qui m’est revenu ce soir-là par un de ces mystérieux et inconscients rappels de la mémoire qui nous représentent souvent des choses négligées par notre conscience, passées inaperçues devant notre intelligence !

— Tout ce que vous voudrez, conclut un convive, mais si vous ne croyez pas au magnétisme après cela, vous êtes un ingrat, mon cher monsieur ! »


<t Roche aux guillemots (La)>

La Roche aux guillemots

Voici la saison des guillemots.

D’avril à la fin de mai, avant que les baigneurs parisiens arrivent, on voit paraître soudain, sur la petite plage d’Étretat, quelques vieux messieurs bottés, sanglés en des vestes de chasse. Ils passent quatre ou cinq jours à l’hôtel Hauville, disparaissent, reviennent trois semaines plus tard ; puis, après un nouveau séjour, s’en vont définitivement.

On les revoit au printemps suivant.

Ce sont les derniers chasseurs de guillemots, ceux qui restent des anciens ; car ils étaient une vingtaine de fanatiques, il y a trente ou quarante ans ; ils ne sont plus que quelques enragés tireurs.

Le guillemot est un oiseau voyageur fort rare, dont les habitudes sont étranges. Il habite presque toute l’année les parages de Terre-Neuve, des îles Saint-Pierre et Miquelon ; mais, au moment des amours, une bande d’émigrants traverse l’Océan, et, tous les ans, vient pondre et couver au même endroit, à la roche dite aux Guillemots, près d’Étretat. On n’en trouve que là, rien que là. Ils y sont toujours venus, on les a toujours chassés, et ils reviennent encore ; ils reviendront toujours. Sitôt les petits élevés, ils repartent, disparaissent pour un an.

Pourquoi ne vont-ils jamais ailleurs, ne choisissent-ils aucun autre point de cette longue falaise blanche et sans cesse pareille qui court du Pas-de-Calais au Havre ? Quelle force, quel instinct invincible, quelle habitude séculaire poussent ces oiseaux à revenir en ce lieu ? Quelle première émigration, quelle tempête peut-être a jadis jeté leurs pères sur cette roche ? Et pourquoi les fils, les petits-fils, tous les descendants des premiers y sont-ils toujours retournés ?

Ils ne sont pas nombreux : une centaine au plus, comme si une seule famille avait cette tradition, accomplissait ce pèlerinage annuel.

Et chaque printemps, dès que la petite tribu voyageuse s’est réinstallée sur sa roche, les mêmes chasseurs aussi reparaissent dans le village. On les a connus jeunes autrefois ; ils sont vieux aujourd’hui, mais fidèles au rendez-vous régulier qu’ils se sont donné depuis trente ou quarante ans.

Pour rien au monde, ils n’y manqueraient.

C’était par un soir d’avril de l’une des dernières années. Trois des anciens tireurs de guillemots venaient d’arriver ; un d’eux manquait, M. d’Arnelles.

Il n’avait écrit à personne, n’avait donné aucune nouvelle ! Pourtant il n’était point mort, comme tant d’autres ; on l’aurait su. Enfin, las d’attendre, les premiers venus se mirent à table ; et le dîner touchait à sa fin, quand une voiture roula dans la cour de l’hôtellerie ; et bientôt le retardataire entra.

Il s’assit, joyeux, se frottant les mains, mangea de grand appétit, et, comme un de ses compagnons s’étonnait qu’il fût en redingote, il répondit tranquillement :

« Oui, je n’ai pas eu le temps de me changer. »

On se coucha en sortant de table, car, pour surprendre les oiseaux, il faut partir bien avant le jour.

Rien de joli comme cette chasse, comme cette promenade matinale.

Dès trois heures du matin, les matelots réveillent les chasseurs en jetant du sable dans les vitres. En quelques minutes on est prêt et on descend sur le perret. Bien que le crépuscule ne se montre point encore, les étoiles sont un peu pâlies ; la mer fait grincer les galets ; la brise est si fraîche qu’on frissonne un peu, malgré les gros habits.

Bientôt les deux barques poussées par les hommes, dévalent brusquement sur la pente de cailloux ronds, avec un bruit de toile qu’on déchire ; puis elles se balancent sur les premières vagues. La voile brune monte au mât, se gonfle un peu, palpite, hésite et, bombée de nouveau, ronde comme un ventre, emporte les coques goudronnées vers la grande porte d’aval qu’on distingue vaguement dans l’ombre.

Le ciel s’éclaircit ; les ténèbres semblent fondre ; la côte paraît voilée encore, la grande côte blanche, droite comme une muraille.

On franchit la Manne-Porte, voûte énorme où passerait un navire ; on double la pointe de la Courtine ; voici le val d’Antifer, le cap du même nom ; et soudain on aperçoit une plage où des centaines de mouettes sont posées. Voici la roche aux Guillemots.

C’est tout simplement une petite bosse de la falaise ; et, sur les étroites corniches du roc, des têtes d’oiseaux se montrent, qui regardent les barques.

Ils sont là, immobiles, attendant, ne se risquant point à partir encore. Quelques-uns, piqués sur des rebords avancés, ont l’air assis sur leurs derrières, dressés en forme de bouteille, car ils ont des pattes si courtes qu’ils semblent, quand ils marchent, glisser comme des bêtes à roulettes ; et, pour s’envoler, ne pouvant prendre d’élan, il leur faut se laisser tomber comme des pierres, presque jusqu’aux hommes qui les guettent.

Ils connaissent leur infirmité et le danger qu’elle leur crée, et ne se décident pas à vite s’enfuir.

Mais les matelots se mettent à crier, battent leurs bordages avec les tolets de bois, et les oiseaux, pris de peur, s’élancent un à un, dans le vide, précipités jusqu’au ras de la vague ; puis, les ailes battant à coups rapides, ils filent, filent et gagnent le large, quand une grêle de plombs ne les jette pas à l’eau.

Pendant une heure on les mitraille ainsi, les forçant à déguerpir l’un après l’autre ; et quelquefois les femelles au nid, acharnées à couver, ne s’en vont point, et reçoivent coup sur coup les décharges qui font jaillir sur la roche blanche des gouttelettes de sang rose, tandis que la bête expire sans avoir quitté ses œufs.

Le premier jour, M. d’Arnelles chassa avec son entrain habituel ; mais, quand on repartit vers dix heures, sous le haut soleil radieux, qui jetait de grands triangles de lumière dans les échancrures blanches de la côte, il se montra un peu soucieux, rêvant parfois, contre son habitude.

Dès qu’on fut de retour au pays, une sorte de domestique en noir vint lui parler bas. Il sembla réfléchir, hésiter, puis il répondit : « Non, demain. »

Et, le lendemain, la chasse recommença. M. d’Arnelles, cette fois, manqua souvent les bêtes, qui pourtant se laissaient choir presque au bout du canon de fusil ; et ses amis, riant, lui demandaient s’il était amoureux, si quelque trouble secret lui remuait le cœur et l’esprit.

À la fin, il en convint :

« Oui, vraiment, il faut que je parte tantôt, et cela me contrarie.

— Comment, vous partez ? Et pourquoi ?

— Oh ! j’ai une affaire qui m’appelle, je ne puis rester plus longtemps. »

Puis on parla d’autre chose.

Dès que le déjeuner fut terminé, le valet en noir reparut. M. d’Arnelles ordonna d’atteler ; et l’homme allait sortir quand les trois autres chasseurs intervinrent, insistèrent, priant et sollicitant pour retenir leur ami. L’un d’eux, à la fin demanda :

« Mais, voyons, elle n’est pas si grave, cette affaire, puisque vous avez bien attendu déjà deux jours ! »

Le chasseur tout à fait perplexe, réfléchissait, visiblement combattu, tiré par le plaisir et une obligation, malheureux et troublé.

Après une longue méditation, il murmura, hésitant :

« C’est que… c’est que… je ne suis pas seul ici ; j’ai mon gendre. »

Ce furent des cris et des exclamations :

« Votre gendre ?… mais où est-il ? »

Alors, tout à coup, il sembla confus, et rougit.

« Comment ! vous ne savez pas ?… Mais… mais… il est sous la remise. Il est mort. »

Un silence de stupéfaction régna.

M. d’Arnelles reprit, de plus en plus troublé :

« J’ai eu le malheur de le perdre ; et, comme je conduisais le corps chez moi, à Briseville, j’ai fait un petit détour pour ne pas manquer notre rendez-vous. Mais, vous comprenez que je ne puis m’attarder plus longtemps. »

Alors, un des chasseurs, plus hardi :

« Cependant… puisqu’il est mort… il me semble… qu’il peut bien attendre un jour de plus. »

Les deux autres n’hésitèrent plus :

« C’est incontestable », dirent-ils.

M. d’Arnelles semblait soulagé d’un grand poids ; encore un peu inquiet pourtant, il demanda : « Mais là… franchement… vous trouvez ?… » Les trois autres, comme un seul homme, répondirent : « Parbleu ! mon cher, deux jours de plus ou de moins n’y feront rien dans son état. »

Alors, tout à fait tranquille, le beau-père se retourna vers le croque-mort :

« Eh bien ! mon ami, ce sera pour après-demain. »


<t Un fils>

Un fils

À René Maizeroy.

Ils se promenaient, les deux vieux amis, dans le jardin tout fleuri où le gai Printemps remuait de la vie.

L’un était sénateur, et l’autre de l’Académie française, graves tous deux, pleins de raisonnements très logiques mais solennels, gens de marque et de réputation.

Ils parlotèrent d’abord de politique, échangeant des pensées, non pas sur des Idées, mais sur des hommes : les personnalités, en cette matière, primant toujours la Raison. Puis ils soulevèrent quelques souvenirs ; puis ils se turent, continuant à marcher côte à côte, tout amollis par la tiédeur de l’air.

Une grande corbeille de ravenelles exhalait des souffles sucrés et délicats ; un tas de fleurs de toute race et de toute nuance jetaient leurs odeurs dans la brise, tandis qu’un faux-ébénier, vêtu de grappes jaunes, éparpillait au vent sa fine poussière, une fumée d’or qui sentait le miel et qui portait, pareille aux poudres caressantes des parfumeurs, sa semence embaumée à travers l’espace.

Le sénateur s’arrêta, huma le nuage fécondant qui flottait, considéra l’arbre amoureux resplendissant comme un soleil et dont les germes s’envolaient. Et il dit : « Quand on songe que ces imperceptibles atomes qui sentent bon, vont créer des existences à des centaines de lieues d’ici, vont faire tressaillir les fibres et les sèves d’arbres femelles et produire des êtres à racines, naissant d’un germe, comme nous, mortels comme nous, et qui seront remplacés par d’autres êtres de même essence, comme nous toujours ! »

Puis, planté devant l’ébénier radieux dont les parfums vivifiants se détachaient à tous les frissons de l’air, M. le sénateur ajouta : « Ah ! mon gaillard, s’il te fallait faire le compte de tes enfants, tu serais bigrement embarrassé. En voilà un qui les exécute facilement et qui les lâche sans remords, et qui ne s’en inquiète guère. »

L’académicien ajouta : « Nous en faisons autant, mon ami. »

Le sénateur reprit : « Oui, je ne le nie pas, nous les lâchons quelquefois, mais nous le savons au moins, et cela constitue notre supériorité. »

Mais l’autre secoua la tête : « Non, ce n’est pas là ce que je veux dire ; voyez-vous, mon cher, il n’est guère d’homme qui ne possède des enfants ignorés, ces enfants dits de père inconnu, qu’il a faits, comme cet arbre reproduit, presque inconsciemment.

« S’il fallait établir le compte des femmes que nous avons eues, nous serions, n’est-ce pas, aussi embarrassés que cet ébénier que vous interpelliez le serait pour numéroter ses descendants.

« De dix-huit à quarante ans enfin, en faisant entrer en ligne les rencontres passagères, les contacts d’une heure, on peut bien admettre que nous avons eu des… rapports intimes avec deux ou trois cents femmes.

« Eh bien, mon ami, dans ce nombre êtes-vous sûr que vous n’en ayez pas fécondé au moins une, et que vous ne possédiez point sur le pavé, ou au bagne, un chenapan de fils qui vole et assassine les honnêtes gens, c’est-à-dire nous ; ou bien une fille dans quelque mauvais lieu ; ou peut-être, si elle a eu la chance d’être abandonnée par sa mère, cuisinière en quelque famille.

« Songez en outre que presque toutes les femmes que nous appelons publiques possèdent un ou deux enfants dont elles ignorent le père, enfants attrapés dans le hasard de leurs étreintes à dix ou vingt francs. Dans tout métier on fait la part des profits et pertes. Ces rejetons-là constituent les « pertes » de leur profession. Quels sont les générateurs ? — Vous, — moi, — nous tous, les hommes dits comme il faut ! Ce sont les résultats de nos joyeux dîners d’amis, de nos soirs de gaieté, de ces heures où notre chair contente nous pousse aux accouplements d’aventure.

« Les voleurs, les rôdeurs, tous les misérables, enfin, sont nos enfants. Et cela vaut encore mieux pour nous que si nous étions les leurs, car ils reproduisent aussi, ces gredins-là !

« Tenez, j’ai, pour ma part, sur la conscience une très vilaine histoire que je veux vous dire. C’est pour moi un remords incessant, plus que cela, c’est un doute continuel, une inapaisable incertitude qui, parfois, me torture horriblement. »

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À l’âge de vingt-cinq ans j’avais entrepris avec un de mes amis, aujourd’hui conseiller d’État, un voyage en Bretagne, à pied.

Après quinze ou vingt jours de marche forcenée, après avoir visité les Côtes-du-Nord et une partie du Finistère, nous arrivions à Douarnenez ; de là, en une étape, on gagna la sauvage pointe du Raz par la baie des Trépassés, et on coucha dans un village quelconque dont le nom finissait en of ; mais, le matin venu, une fatigue étrange retint au lit mon camarade. Je dis au lit par habitude, car notre couche se composait simplement de deux bottes de paille.

Impossible d’être malade en ce lieu. Je le forçai donc à se lever, et nous parvînmes à Audierne vers quatre ou cinq heures du soir.

Le lendemain, il allait un peu mieux ; on repartit ; mais, en route, il fut pris de malaises intolérables, et c’est à grand-peine que nous pûmes atteindre Pont-Labbé.

Là, au moins, nous avions une auberge. Mon ami se coucha, et le médecin, qu’on fit venir de Quimper, constata une forte fièvre, sans en déterminer la nature.

Connaissez-vous Pont-Labbé ? — Non. — Eh bien, c’est la ville la plus bretonne de toute cette Bretagne bretonnante qui va de la pointe du Raz au Morbihan, de cette contrée qui contient l’essence des mœurs, des légendes, des coutumes bretonnes. Encore aujourd’hui, ce coin de pays n’a presque pas changé. Je dis : encore aujourd’hui, car j’y retourne à présent tous les ans, hélas !

Un vieux château baigne le pied de ses tours dans un grand étang triste, triste, avec des vols d’oiseaux sauvages. Une rivière sort de là que les caboteurs peuvent remonter jusqu’à la ville. Et dans les rues étroites aux maisons antiques, les hommes portent le grand chapeau, le gilet brodé et les quatre vestes superposées : la première, grande comme la main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière s’arrêtant juste au-dessus du fond de culotte.

Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas deviner leur gorge puissante et martyrisée ; et elles sont coiffées d’une étrange façon : sur les tempes, deux plaques brodées en couleur encadrent le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe derrière la tête, puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier bonnet, tissu souvent d’or ou d’argent.

La servante de notre auberge avait dix-huit ans au plus, des yeux tout bleus, d’un bleu pâle que perçaient les deux petits points noirs de la prunelle ; et ses dents courtes, serrées, qu’elle montrait sans cesse en riant, semblaient faites pour broyer du granit.

Elle ne savait pas un mot de français, ne parlant que le breton, comme la plupart de ses compatriotes.

Or, mon ami n’allait guère mieux, et, bien qu’aucune maladie ne se déclarât, le médecin lui défendait de partir encore, ordonnant un repos complet. Je passais donc les journées près de lui, et sans cesse la petite bonne entrait, apportant, soit mon dîner, soit de la tisane.

Je la lutinais un peu, ce qui semblait l’amuser, mais nous ne causions pas, naturellement, puisque nous ne nous comprenions point.

Or, une nuit, comme j’étais resté fort tard auprès du malade, je croisai, en regagnant ma chambre, la fillette qui rentrait dans la sienne. C’était juste en face de ma porte ouverte ; alors, brusquement, sans réfléchir à ce que je faisais, plutôt par plaisanterie qu’autrement, je la saisis à pleine taille, et, avant qu’elle fût revenue de sa stupeur, je l’avais jetée et enfermée chez moi. Elle me regardait, effarée, affolée, épouvantée, n’osant pas crier de peur d’un scandale, d’être chassée sans doute par ses maîtres d’abord, et peut-être par son père ensuite.

J’avais fait cela en riant ; mais, dès qu’elle fut chez moi, le désir de la posséder m’envahit. Ce fut une lutte longue et silencieuse, une lutte corps à corps, à la façon des athlètes, avec les bras tendus, crispés, tordus, la respiration essoufflée, la peau mouillée de sueur. Oh ! elle se débattit vaillamment ; et parfois nous heurtions un meuble, une cloison, une chaise ; alors, toujours enlacés, nous restions immobiles plusieurs secondes dans la crainte que le bruit n’eût éveillé quelqu’un ; puis nous recommencions notre acharnée bataille, moi l’attaquant, elle résistant.

Épuisée enfin, elle tomba ; et je la pris brutalement, par terre, sur le pavé.

Sitôt relevée, elle courut à la porte, tira les verrous et s’enfuit.

Je la rencontrai à peine les jours suivants. Elle ne me laissait point l’approcher. Puis, comme mon camarade était guéri et que nous devions reprendre notre voyage, je la vis entrer, la veille de mon départ, à minuit, nu-pieds, en chemise, dans ma chambre où je venais de me retirer.

Elle se jeta dans mes bras, m’étreignit passionnément, puis, jusqu’au jour, m’embrassa, me caressa, pleurant, sanglotant, me donnant enfin toutes les assurances de tendresse et de désespoir qu’une femme nous peut donner quand elle ne sait pas un mot de notre langue.

Huit jours après, j’avais oublié cette aventure commune et fréquente quand on voyage, les servantes d’auberge étant généralement destinées à distraire ainsi les voyageurs.

Et je fus trente ans sans y songer et sans revenir à Pont-Labbé.

Or, en 1876, j’y retournai par hasard au cours d’une excursion en Bretagne, entreprise pour documenter un livre et pour me bien pénétrer des paysages.

Rien ne me sembla changé. Le château mouillait toujours ses murs grisâtres dans l’étang, à l’entrée de la petite ville ; et l’auberge était la même quoique réparée, remise à neuf, avec un air plus moderne. En entrant, je fus reçu par deux jeunes Bretonnes de dix-huit ans, fraîches et gentilles, encuirassées dans leur étroit gilet de drap, casquées d’argent avec les grandes plaques brodées sur les oreilles.

Il était environ six heures du soir. Je me mis à table pour dîner et, comme le patron s’empressait lui-même à me servir, la fatalité sans doute me fit dire : « Avez-vous connu les anciens maîtres de cette maison ? J’ai passé ici une dizaine de jours il y a trente ans maintenant. Je vous parle de loin. »

Il répondit : « C’étaient mes parents, monsieur. »

Alors je lui racontai en quelle occasion je m’étais arrêté, comment j’avais été retenu par l’indisposition d’un camarade. Il ne me laissa pas achever.

« Oh ! je me rappelle parfaitement. J’avais alors quinze ou seize ans. Vous couchiez dans la chambre du fond et votre ami dans celle dont j’ai fait la mienne, sur la rue. »

C’est alors seulement que le souvenir très vif de la petite bonne me revint. Je demandai : « Vous rappelez-vous une gentille petite servante qu’avait alors votre père, et qui possédait, si ma mémoire ne me trompe, de jolis yeux bleus et des dents fraîches ? »

Il reprit : « Oui, monsieur ; elle est morte en couches quelque temps après. »

Et, tendant la main vers la cour où un homme maigre et boiteux remuait du fumier, il ajouta : « Voilà son fils. »

Je me mis à rire. « Il n’est pas beau et ne ressemble guère à sa mère. Il tient du père sans doute. »

L’aubergiste reprit : « Ça se peut bien ; mais on n’a jamais su à qui c’était. Elle est morte sans le dire et personne ici ne lui connaissait de galant. Ç’a été un fameux étonnement quand on a appris qu’elle était enceinte. Personne ne voulait le croire. »

J’eus une sorte de frisson désagréable, un de ces effleurements pénibles qui nous touchent le cœur, comme l’approche d’un lourd chagrin. Et je regardai l’homme dans la cour. Il venait maintenant de puiser de l’eau pour les chevaux et portait ses deux seaux en boitant, avec un effort douloureux de la jambe plus courte. Il était déguenillé, hideusement sale, avec de longs cheveux jaunes tellement mêlés qu’ils lui tombaient comme des cordes sur les joues.

L’aubergiste ajouta : « Il ne vaut pas grand-chose, ç’a été gardé par charité dans la maison. Peut-être qu’il aurait mieux tourné si on l’avait élevé comme tout le monde. Mais que voulez-vous, monsieur ? Pas de père, pas de mère, pas d’argent ! Mes parents ont eu pitié de l’enfant, mais ce n’était pas à eux, vous comprenez. »

Je ne dis rien.

Et je couchai dans mon ancienne chambre ; et toute la nuit je pensai à cet affreux valet d’écurie en me répétant : « Si c’était mon fils, pourtant ? Aurais-je donc pu tuer cette fille et procréer cet être ? » C’était possible, enfin !

Je résolus de parler à cet homme et de connaître exactement la date de sa naissance. Une différence de deux mois devait m’arracher mes doutes.

Je le fis venir le lendemain. Mais il ne parlait pas le français non plus. Il avait l’air de ne rien comprendre d’ailleurs, ignorant absolument son âge qu’une des bonnes lui demanda de ma part. Et il se tenait d’un air idiot devant moi, roulant son chapeau dans ses pattes noueuses et dégoûtantes, riant stupidement, avec quelque chose du rire ancien de la mère dans le coin des lèvres et dans le coin des yeux.

Mais le patron survenant alla chercher l’acte de naissance du misérable. Il était entré dans la vie huit mois et vingt-six jours après mon passage à Pont-Labbé, car je me rappelais parfaitement être arrivé à Lorient le 15 août. L’acte portait la mention : « Père inconnu. » La mère s’était appelée Jeanne Kerradec.

Alors mon cœur se mit à battre à coups pressés. Je ne pouvais plus parler tant je me sentais suffoqué ; et je regardais cette brute dont les grands cheveux jaunes semblaient un fumier plus sordide que celui des bêtes ; et le gueux, gêné par mon regard, cessait de rire, détournait la tête, cherchait à s’en aller.

Tout le jour j’errai le long de la petite rivière, en réfléchissant douloureusement. Mais à quoi bon réfléchir ? Rien ne pouvait me fixer. Pendant des heures et des heures je pesais toutes les raisons bonnes ou mauvaises pour ou contre mes chances de paternité, m’énervant en des suppositions inextricables, pour revenir sans cesse à la même horrible incertitude, puis à la conviction plus atroce encore que cet homme était mon fils.

Je ne pus dîner et je me retirai dans ma chambre. Je fus longtemps sans parvenir à dormir ; puis le sommeil vint, un sommeil hanté de visions insupportables. Je voyais ce goujat qui me riait au nez, m’appelait « papa » ; puis il se changeait en chien et me mordait les mollets, et, j’avais beau me sauver, il me suivait toujours, et, au lieu d’aboyer il parlait, m’injuriait ; puis ? il comparaissait devant mes collègues de l’Académie réunis pour décider si j’étais bien son père ; et l’un d’eux s’écriait : « C’est indubitable ! Regardez donc comme il lui ressemble. » Et en effet je m’apercevais que ce monstre me ressemblait. Et je me réveillai avec cette idée plantée dans le crâne et avec le désir fou de revoir l’homme pour décider si, oui ou non, nous avions des traits communs.

Je le joignis comme il allait à la messe (c’était un dimanche) et je lui donnai cent sous en le dévisageant anxieusement. Il se remit à rire d’une ignoble façon, prit l’argent, puis, gêné de nouveau par mon œil, il s’enfuit après avoir bredouillé un mot à peu près inarticulé, qui voulait dire « merci », sans doute.

La journée se passa pour moi dans les mêmes angoisses que la veille. Vers le soir, je fis venir l’hôtelier, et avec beaucoup de précautions, d’habiletés, de finesses, je lui dis que je m’intéressais à ce pauvre être si abandonné de tous et privé de tout, et que je voulais faire quelque chose pour lui.

Mais l’homme répliqua : « Oh ! n’y songez pas, monsieur, il ne vaut rien, vous n’en aurez que du désagrément. Moi, je l’emploie à vider l’écurie, et c’est tout ce qu’il peut faire. Pour ça je le nourris et il couche avec les chevaux. Il ne lui en faut pas plus. Si vous avez une vieille culotte, donnez-la-lui, mais elle sera en pièces dans huit jours. »

Je n’insistai pas, me réservant d’aviser.

Le gueux rentra le soir horriblement ivre, faillit mettre le feu à la maison, assomma un cheval à coup de pioche, et, en fin de compte, s’endormit dans la boue sous la pluie, grâce à mes largesses.

On me pria le lendemain de ne plus lui donner d’argent. L’eau-de-vie le rendait furieux, et, dès qu’il avait deux sous en poche, il les buvait. L’aubergiste ajouta : « Lui donner de l’argent, c’est vouloir sa mort. » Cet homme n’en avait jamais eu, absolument jamais, sauf quelques centimes jetés par les voyageurs, et il ne connaissait pas d’autre destination à ce métal que le cabaret.

Alors je passai des heures dans ma chambre, avec un livre ouvert que je semblais lire, mais ne faisant autre chose que de regarder cette brute, mon fils ! mon fils ! en tâchant de découvrir s’il avait quelque chose de moi. À force de chercher je crus reconnaître des lignes semblables dans le front et à la naissance du nez, et je fus bientôt convaincu d’une ressemblance que dissimulaient l’habillement différent et la crinière hideuse de l’homme.

Mais je ne pouvais demeurer plus longtemps sans devenir suspect, et je partis, le cœur broyé, après avoir laissé à l’aubergiste quelque argent pour adoucir l’existence de son valet.

Or, depuis six ans, je vis avec cette pensée, cette horrible incertitude, ce doute abominable. Et, chaque année, une force invincible me ramène à Pont-Labbé. Chaque année je me condamne à ce supplice de voir cette brute patauger dans son fumier, de m’imaginer qu’il me ressemble, de chercher, toujours en vain, à lui être secourable. Et chaque année je reviens ici, plus indécis, plus torturé, plus anxieux.

J’ai essayé de le faire instruire. Il est idiot sans ressource.

J’ai essayé de lui rendre la vie moins pénible. Il est irrémédiablement ivrogne et emploie à boire tout l’argent qu’on lui donne et il sait fort bien vendre ses habits neufs pour se procurer de l’eau-de-vie.

J’ai essayé d’apitoyer sur lui son patron pour qu’il le ménageât, en offrant toujours de l’argent. L’aubergiste, étonné à la fin, m’a répondu fort sagement : « Tout ce que vous ferez pour lui, monsieur, ne servira qu’à le perdre. Il faut le tenir comme un prisonnier. Sitôt qu’il a du temps ou du bien-être, il devient malfaisant. Si vous voulez faire du bien, ça ne manque pas, allez, les enfants abandonnés, mais choisissez-en un qui réponde à votre peine. »

Que dire à cela ?

Et si je laissais percer un soupçon des doutes qui me torturent, ce crétin, certes, deviendrait malin pour m’exploiter, me compromettre, me perdre, il me crierait « papa », comme dans mon rêve.

Et je me dis que j’ai tué la mère et perdu cet être atrophié, larve d’écurie, éclose et poussée dans le fumier, cet homme qui, élevé comme d’autres, aurait été pareil aux autres.

Et vous ? ne vous figurez pas la sensation étrange, confuse et intolérable que j’éprouve en face de lui en songeant que cela est sorti de moi, qu’il tient à moi par ce lien intime qui lie le fils au père, que, grâce aux terribles lois de l’hérédité, il est moi par mille choses, par son sang et par sa chair, et qu’il a jusqu’aux mêmes germes de maladies, aux mêmes ferments de passions.

Et j’ai sans cesse un inapaisable et douloureux besoin de le voir ; et sa vue me fait horriblement souffrir ; et de ma fenêtre, là-bas, je le regarde pendant des heures remuer et charrier les ordures des bêtes, en me répétant : « C’est mon fils. »

Et je sens, parfois, d’intolérables envies de l’embrasser. Je n’ai même jamais touche sa main sordide.

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L’académicien se tut. Et son compagnon, l’homme politique, murmura : « Oui, vraiment, nous devrions bien nous occuper un peu plus des enfants qui n’ont pas de père. »

Et un souffle de vent traversant le grand arbre jaune secoua ses grappes, enveloppa d’une nuée odorante et fine les deux vieillards qui la respirèrent à longs traits.

Et le sénateur ajouta : « C’est bon vraiment d’avoir vingt-cinq ans, et même de faire des enfants comme ça. »


<t Conflits pour rire>

Conflits pour rire

Depuis la bruyante expulsion des moines, nous sommes entrés dans l’ère des conflits entre l’autorité civile et la domination ecclésiastique. Tantôt les départements stupéfaits assistent au duel héroïque du préfet et de l’évêque ; tantôt la France entière reste béante devant le combat singulier d’un ministre et d’un cardinal.

Mais les conflits entre les deux pouvoirs qui se partageaient jusqu’ici le pays prennent un intérêt tout particulier quand ils se produisent entre un simple maire et un humble curé ; entre un Frère et un instituteur. Alors on assiste vraiment à des luttes désopilantes, toute question de foi mise de côté et respectée.

On citait l’autre jour en ce journal un article de M. Henri Rochefort, à propos de la nouvelle loi contre les écrits immoraux, loi qui met des foudres rechargées entre les mains de tous les Pinard et de tous les Bétolaud de l’avenir ; et à ce propos, le mordant écrivain rappelait que beaucoup de monuments ont été mutilés par le zèle aveugle d’ecclésiastiques férocement honnêtes. Je lui dédie l’histoire suivante, vraie en tous points, mais ancienne déjà.

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Un petit village normand possédait une église très vieille et classée parmi les monuments historiques. Seul, le conservateur desdits monuments pouvait donc autoriser les modifications ou réparations.

Non pas qu’on respecte beaucoup les monuments historiques quand ces monuments sont religieux. L’église romane d’Étretat, par exemple, est agrémentée aujourd’hui de peintures et de vitraux à faire aboyer tous les artistes, et les hideuses ornementations du style jésuite ont gâté à tout jamais une foule de remarquables édifices.

La petite église dont je parle possédait un portail sculpté, un de ces portails en demi-cercle où la fantaisie libre d’artistes naïfs a gravé des scènes bibliques dans leur simplicité et leur nudité premières.

Au centre, comme figure principale, Adam offrait à Ève ses hommages. Notre père à tous se dressait dans le costume originel, et Ève, soumise comme doit l’être toute épouse, recevait avec abandon les faveurs de son seigneur.

D’eux sortaient, comme un double fleuve, les générations humaines, les hommes s’écoulant d’Adam et les femmes de la mère Ève.

Or, ce village était administré par un curé fort honnête homme, mais dont la pudeur saignait chaque fois qu’il lui fallait passer devant ce groupe trop naturel. Il souffrit d’abord en silence, ulcéré jusqu’à l’âme. Mais que faire ?

Un matin, comme il venait de dire la messe, deux étrangers, deux voyageurs, arrêtés devant le porche de l’édifice, se mirent à rire en le voyant sortir.

L’un d’eux même lui demanda : « C’est votre enseigne, monsieur le curé ? » Et il montrait nos antiques parents, éternellement immobiles en leur libre attitude.

Le prêtre s’enfuit, humilié jusqu’aux larmes, blessé jusqu’au cœur, se disant qu’en effet son église portait au front un emblème de honte, comme un mauvais lieu.

Et il alla trouver le maire, qui dirigeait le conseil de fabrique. Ce maire était libre penseur.

Je laisse à deviner quels furent les arguments du prêtre et les réponses du citoyen.

Éperdu, l’ecclésiastique implorait, suppliait, pour que l’autorité civile permît seulement qu’on diminuât un peu notre père Adam, rien qu’un peu, une simple modification à la turque. Cela ne gâterait rien, au contraire. Le conservateur des monuments historiques n’y verrait que du feu, d’ailleurs. Le maire fut inflexible, et il congédia le desservant en le traitant de rétrograde.

Le dimanche suivant, la population stupéfaite s’aperçut qu’Adam portait un pantalon. Oui, un pantalon de drap, ajusté avec soin au moyen de cire à cacheter. De la sorte, le monument et le premier homme restaient intacts, et la pudeur était sauve.

Mais le fonctionnaire civil fit un bond de fureur et il enjoignit au garde champêtre de déculotter notre ancêtre. Ce qui fut fait au milieu des paroissiens égayés.

Alors le curé écrivit à l’évêque, l’évêque au conservateur. Ce dernier ne céda pas.

Mais voici qu’une retraite allait être prêchée dans le village en l’honneur d’un saint guérisseur dont la statue miraculeuse était exposée dans le chœur de l’église ; et cette fois le curé ne pouvait supporter l’idée que toutes les populations accourues des quatre coins du département défileraient en procession sous notre impudique aïeul de pierre.

Il en maigrissait d’inquiétude : il implorait une illumination du ciel. Le ciel l’éclaira, mais mal.

Une nuit, un habitant voisin de l’église fut réveillé par un bruit singulier. Il écouta. C’étaient des coups violents, vibrants. Les chiens hurlaient aux environs. L’homme se leva, prit un fusil, sortit. Devant l’église un groupe singulier s’agitait ; et une lueur de lanterne semblait éclairer une tentative d’escalade, ou plutôt d’effraction, car les coups indiquaient bien qu’on essayait de fracturer la porte. Pour voler le tronc des pauvres, sans doute, et les ornements d’autel.

Épouvanté, mais timide, le voisin courut chez le maire ; celui-ci fit prévenir les adjoints, qui s’armèrent et réquisitionnèrent les pompiers. Les valets de ferme se joignirent à leurs maîtres, et la troupe, hérissée de faux, de fourches et d’armes à feu, s’avança prudemment en opérant un mouvement tournant.

Les voleurs étaient encore là. La porte résistait sans doute. Avec mille précautions, les défenseurs de l’ordre se glissèrent le long du monument ; et soudain le maire, qui marchait le dernier, cria d’une voix furieuse : « En avant ! saisissez-les ! »

Les pompiers s’élancèrent… et ils aperçurent, grimpés sur deux chaises, le curé et sa servante en train d’amoindrir Adam.

La servante, en jupon, tenait à deux mains sa lanterne, tandis que le prêtre frappait à tour de bras sur la pierre dure qui céda, tout juste à ce moment.

« Au nom de la loi, je vous arrête ! » hurla l’officier de l’état civil, et il entraîna l’ecclésiastique désespéré et la bonne éplorée, tandis que le garde champêtre ramassait, comme pièces à conviction, le morceau que venait de perdre le générateur du genre humain, plus la lanterne et le marteau.

De longues entrevues eurent lieu entre l’évêque et un préfet conciliant pour étouffer cette grave affaire.

Autre conflit.

Plusieurs journaux plaçaient dernièrement sous nos yeux la lettre indignée d’un brave curé à l’instituteur de son pays, pour sommer ce maître d’école de déclarer si, oui ou non, il avait traité l’Histoire sainte de blagues.

Les journaux religieux se sont fâchés ; les journaux libéraux ont argumenté doctoralement.

Or, la question me paraît délicate et difficile.

D’après la nouvelle loi, il semble interdit aux instituteurs d’enseigner l’Histoire sainte. Qui donc l’enseignera ? — Personne. — Alors, les enfants ne la sauront jamais.

Mais si l’instituteur est autorisé à exposer les aventures de ce recueil d’anecdotes merveilleuses qu’on appelle l’Ancien Testament, peut-on exiger qu’il donne comme articles de foi la création du monde en six jours, l’arrêt du soleil par Josué, la destruction musicale des murs de Jéricho, la promenade de Jonas dans l’intérieur mystérieux d’une baleine, etc. ?

Quand il apprendra aux futurs électeurs à ne pas croire aux baguettes de coudrier des sorciers, leur racontera-t-il le miracle à la Rambuteau de Moïse produisant de l’eau par un moyen qui, aux termes de la Bible, ne semble guère anormal ? S’il doit affirmer que Mme Loth fut changée en statue de sel, comment lui défendra-t-on de certifier énergiquement l’absolue authenticité des métamorphoses racontées par Ovide ? S’il met l’Histoire sainte au même rang que la mythologie ; s’il appelle l’une « le Récit des fables sacrées de l’Église chrétienne » et l’autre « le Récit des fables sacrées du paganisme », pourra-t-on le blâmer, le réprimander ?

Je vous le dis, en vérité, d’un bout à l’autre de la France, en ce moment, surgissent des conflits ineffables.

Et comme on voudrait entendre les arguments qu’échangent avec leurs partisans et leurs adversaires, le soir, dans le jardin de l’école ou sous le berceau du presbytère, ces inapaisables rivaux !


<t En voyage [1882]>

En voyage [1882]

Sainte-Agnès, 6 mai.

Ma chère amie,

Vous m’avez demandé de vous écrire souvent et de vous raconter surtout des choses que j’aurai vues. Vous m’avez aussi prié de fouiller dans mes souvenirs de voyages pour y retrouver ces courtes anecdotes qui, apprises d’un paysan qu’on a rencontré, d’un hôtelier, d’un inconnu qui passait, laissent dans la mémoire comme une marque sur un pays. Avec un paysage brossé en quelques lignes, et une petite histoire dite en quelques phrases, on peut donner, croyez-vous, le vrai caractère d’un pays, le faire vivant, visible, dramatique.

J’essayerai, selon votre désir. Je vous enverrai donc, de temps en temps, des lettres où je ne parlerai ni de vous ni de moi, mais seulement de l’horizon et des hommes qui s’y meuvent. Et je commence.

Le printemps est une époque où il faut, me semble-t-il, boire et manger du paysage. C’est la saison des frissons, comme l’automne est la saison des pensées. Au printemps la campagne émeut la chair, à l’automne elle pénètre l’esprit.

J’ai voulu, cette année, respirer de la fleur d’oranger et je suis parti pour le Midi, à l’heure où tout le monde en revient. J’ai franchi Monaco, la ville des pèlerins, rivale de La Mecque et de Jérusalem, sans laisser d’or dans la poche d’autrui ; et j’ai gravi la haute montagne sous un plafond de citronniers, d’orangers et d’oliviers.

Avez-vous jamais dormi, mon amie, dans un champ d’orangers fleuris ? L’air qu’on aspire délicieusement est une quintessence de parfums. Cette senteur violente et douce, savoureuse comme une friandise, semble se mêler à nous, nous imprègne, nous enivre, nous alanguit, nous verse une torpeur somnolente et rêvante. On dirait un opium préparé par la main des fées et non par celle des pharmaciens.

C’est ici le pays des ravins. Les croupes de la montagne sont tailladées, échancrées partout, et dans ces replis sinueux poussent de vraies forêts de citronniers. De place en place, quand le val rapide s’arrête à une espèce de marche, les hommes ont maçonné un réservoir qui retient l’eau des orages. Ce sont de grands trous aux murailles lisses, où rien de saillant ne s’offre à la main de celui qui tomberait là.

J’allais lentement par un des vallons montants, regardant à travers les feuillages les fruits brillants restés aux branches. La gorge enserrée rendait plus pénétrantes les senteurs lourdes des fleurs ; l’air, là-dedans, en semblait épaissi. Une lassitude me prit et je cherchai où m’asseoir. Quelques gouttes d’eau glissaient dans l’herbe ; je crus qu’une source était voisine, et je gravis un peu plus haut pour la trouver. Mais j’arrivai sur les bords d’un de ces grands et profonds réservoirs. Je m’assis à la turque, les jambes croisées, et je restai rêvassant devant ce trou, qui paraissait rempli d’encre tant le liquide en était noir et stagnant. Là-bas, à travers les branches, j’apercevais, comme des taches, des morceaux de la Méditerranée, luisante à m’aveugler. Mais toujours mon regard retombait sur le vaste et sombre puits qu’aucune bête nageante ne semblait même habiter, tant la surface en demeurait immobile.

Soudain une voix me fit tressaillir. Un vieux monsieur, qui cherchait des fleurs (car cette contrée est la plus riche de l’Europe pour les herborisants), me demandait :

« Est-ce que vous êtes, monsieur, un parent de ces pauvres enfants ? »

Je le regardai stupéfait.

« Quels enfants ? monsieur ? »

Alors il parut embarrassé et reprit en saluant :

« Je vous demande pardon. En vous voyant ainsi absorbé devant ce réservoir, j’ai cru que vous pensiez au drame affreux qui s’est passé là. »

Cette fois je voulus savoir et je le priai de me raconter cette histoire.

Elle est bien sombre et bien navrante, ma chère amie, et bien banale en même temps. C’est un simple fait divers. Je ne sais s’il faut attribuer mon émotion à la manière dramatique dont la chose me fut dite, au décor des montagnes, au contraste de cette joie du soleil et des fleurs avec le trou noir et meurtrier, mais j’eus le cœur tordu, tous les nerfs secoués par ce récit qui, peut-être, ne vous paraîtra point si terriblement poignant en le lisant dans votre chambre sans avoir sous les yeux le paysage du drame.

C’était au printemps de l’une des dernières années. Deux petits garçons venaient souvent jouer au bord de cette citerne, tandis que leur précepteur lisait quelque livre, couché sous un arbre. Or, par une chaude après-midi, un cri vibrant réveilla l’homme qui sommeillait, et un bruit d’eau jaillissant sous une chute le fit se dresser brusquement. Le plus jeune des enfants, âgé de onze ans, hurlait, debout près du bassin, dont la nappe, remuée, frémissait, refermée sur l’aîné qui venait d’y tomber en courant le long de la corniche de pierre.

Éperdu, sans rien attendre, sans réfléchir aux moyens, le précepteur sauta dans le gouffre, et ne reparut pas, s’étant heurté le crâne au fond.

Au même moment, le jeune garçon, revenu sur l’eau, agitait les bras tendus vers son frère. Alors, l’enfant, resté sur terre, se coucha, s’allongea, tandis que l’autre essayait de nager, d’approcher du mur, et bientôt les quatre petites mains se saisirent, se serrèrent, crispées, liées ensemble.

Ils eurent tous deux la joie aiguë de la vie sauvée, le tressaillement du péril passé. Et l’aîné essaya de monter, mais il n’y put parvenir ; le mur était droit ; et le frère, trop faible, glissait lentement vers le trou. Alors ils demeurèrent immobiles, ressaisis par l’épouvante. Et ils attendirent.

Le plus petit serrait de toute sa force les mains du plus grand, et il pleurait nerveusement en répétant : « Je ne peux pas te tirer, je ne peux pas te tirer. » Et soudain il se mit à crier : « Au secours ! au secours ! »

Mais sa voix grêle perçait à peine le dôme de feuillage sur leurs têtes.

Ils restèrent là longtemps, des heures et des heures, face à face, ces deux enfants, avec la même pensée, la même angoisse, et la peur affreuse que l’un des deux, épuisé, desserrât ses faibles mains. Et ils appelaient, toujours en vain.

Enfin le plus grand qui tremblait de froid dit au petit : « Je ne peux plus. Je vais tomber. Adieu, petit frère. » Et l’autre, haletant, répétait : « Pas encore, pas encore, attends. » Le soir vint, le soir tranquille, avec ses étoiles mirées dans l’eau.

L’aîné, défaillant, reprit : « Lâche-moi une main, je vais te donner ma montre. » Il l’avait reçue en cadeau quelques jours auparavant ; et c’était, depuis lors, la plus grande préoccupation de son cœur. Il put la prendre, la tendit, et le petit qui sanglotait la déposa sur l’herbe auprès de lui.

La nuit était complète. Les deux misérables êtres anéantis ne se tenaient plus qu’à peine. Le grand enfin, se sentant perdu, murmura encore : « Adieu, petit frère, embrasse maman et papa. » Et ses doigts paralysés s’ouvrirent. Il plongea et ne reparut plus…

Le petit resté seul se mit à l’appeler furieusement : « Paul ! Paul ! », mais l’autre ne revenait point. Alors il s’élança dans la montagne, tombant dans les pierres, bouleversé par la plus effroyable angoisse qui puisse étreindre un cœur d’enfant, et il arriva, avec une figure de mort, dans le salon où attendaient ses parents.

Et il se perdit de nouveau en les emmenant au sombre réservoir. Il ne retrouvait plus sa route. Enfin il reconnut la place. « C’est là, oui, c’est là. »

Mais il fallut vider cette citerne ; et le propriétaire ne le voulait point permettre, ayant besoin d’eau pour ses citronniers.

Enfin on retrouva les deux corps, le lendemain seulement.

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Vous voyez, ma chère amie, que c’est là un simple fait divers. Mais si vous aviez vu le trou lui-même, vous auriez été comme moi déchirée jusqu’au cœur, à la pensée de cette agonie d’un enfant pendu aux mains de son frère, de l’interminable lutte de ces gamins accoutumés seulement à rire et à jouer, et de ce tout simple détail : la montre donnée.

Et je me disais : « Que le Hasard me préserve de jamais recevoir une semblable relique ! » Je ne sais rien de plus épouvantable que ce souvenir attaché à l’objet familier qu’on ne peut quitter. Songez que chaque fois qu’il touchera cette montre sacrée, le survivant reverra l’horrible scène, la mare, le mur, l’eau calme, et la face décomposée de son frère vivant et aussi perdu que s’il était mort déjà. Et durant toute sa vie, à toute heure, la vision sera là, réveillée dès que du bout du doigt il touchera seulement son gousset.

Et je fus triste jusqu’au soir. Je quittai, montant toujours, la région des orangers pour la région des seuls oliviers, et celle des oliviers pour la région des pins ; puis je passai dans une vallée de pierres, puis j’atteignis les ruines d’un antique château, bâti, affirme-t-on, au Xe siècle, par un chef sarrasin, homme sage, qui se fit baptiser par amour d’une jeune fille.

Partout, des montagnes autour de moi, et, devant moi, la mer, la mer avec une tache presque indistincte : la Corse, ou plutôt l’ombre de la Corse.

Mais sur les cimes ensanglantées par le couchant, dans le vaste ciel et sur la vaste mer, dans tout cet horizon superbe que j’étais venu contempler, je ne voyais que deux pauvres enfants, l’un couché au bord d’un trou plein d’eau noire, l’autre plongeant jusqu’au cou, liés par les mains, pleurant face à face, éperdus ; et il me semblait sans cesse entendre une faible voix épuisée qui répétait : « Adieu, petit frère, je te donne ma montre. »

Cette lettre vous semblera bien lugubre, ma chère amie. Je tâcherai, un autre jour, d’être plus gai.


<t Un bandit corse>

Un bandit corse

Le chemin montait doucement au milieu de la forêt d’Aïtône. Les sapins démesurés élargissaient sur nos têtes une voûte gémissante, poussaient une sorte de plainte continue et triste, tandis qu’à droite comme à gauche leurs troncs minces et droits faisaient une sorte d’armée de tuyaux d’orgue d’où semblait sortir cette musique monotone du vent dans les cimes.

Au bout de trois heures de marche, la foule de ces longs fûts emmêlés s’éclaircit ; de place en place, un pin-parasol gigantesque, séparé des autres, ouvert comme une ombrelle énorme, étalait son dôme d’un vert sombre ; puis soudain nous atteignîmes la limite de la forêt, quelque cent mètres au-dessous du défilé qui conduit dans la sauvage vallée du Niolo.

Sur les deux sommets élancés qui dominent ce passage, quelques vieux arbres difformes semblent avoir monté péniblement, comme des éclaireurs partis devant la multitude tassée derrière. Nous étant retournés nous aperçûmes toute la forêt, étendue sous nous, pareille à une immense cuvette de verdure dont les bords, qui semblaient toucher au ciel, étaient faits de rochers nus l’enfermant de toutes parts.

On se remit en route, et dix minutes plus tard nous atteignîmes le défilé.

Alors j’aperçus un surprenant pays. Au delà d’une autre forêt, une vallée, mais une vallée comme je n’en avais jamais vu, une solitude de pierre longue de dix lieues, creusée entre des montagnes hautes de deux mille mètres et sans un champ, sans un arbre visible. C’est le Niolo, la patrie de la liberté corse, la citadelle inaccessible d’où jamais les envahisseurs n’ont pu chasser les montagnards.

Mon compagnon me dit : « C’est aussi là que se sont réfugiés tous nos bandits. »

Bientôt nous fûmes au fond de ce trou sauvage et d’une inimaginable beauté.

Pas une herbe, pas une plante : du granit, rien que du granit. À perte de vue devant nous, un désert de granit étincelant, chauffé comme un four par un furieux soleil qui semble exprès suspendu au-dessus de cette gorge de pierre. Quand on lève les yeux vers les crêtes, on s’arrête ébloui et stupéfait. Elles paraissent rouges et dentelées comme des festons de corail, car tous les sommets sont en porphyre ; et le ciel au-dessus semble violet, lilas, décoloré par le voisinage de ces étranges montagnes. Plus bas le granit est gris scintillant, et sous nos pieds il semble râpé, broyé ; nous marchons sur de la poudre luisante. À notre droite, dans une longue et tortueuse ornière, un torrent tumultueux gronde et court. Et on chancelle sous cette chaleur, dans cette lumière, dans cette vallée brûlante, aride, sauvage, coupée par ce ravin d’eau turbulente qui semble se hâter de fuir, impuissante à féconder ces rocs, perdue en cette fournaise qui la boit avidement sans en être jamais pénétrée et rafraîchie.

Mais soudain apparut à notre droite une petite croix de bois enfoncée dans un petit tas de pierres. Un homme avait été tué là, et je dis à mon compagnon :

« Parlez-moi donc de vos bandits. »

Il reprit :

« J’ai connu le plus célèbre, le terrible Sainte-Lucie, je vais vous conter son histoire. »

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Son père avait été tué dans une querelle, par un jeune homme du même pays, disait-on ; et Sainte-Lucie était resté seul avec sa sœur. C’était un garçon faible et timide, petit, souvent malade, sans énergie aucune. Il ne déclara pas la vendetta à l’assassin de son père. Tous ses parents le vinrent trouver, le supplièrent de se venger ; il restait sourd à leurs menaces et à leurs supplications.

Alors, suivant la vieille coutume corse, sa sœur, indignée, lui enleva ses vêtements noirs, afin qu’il ne portât pas le deuil d’un mort resté sans vengeance. Il resta même insensible à cet outrage, et, plutôt que de décrocher le fusil encore chargé du père, il s’enferma, ne sortit plus, n’osant pas braver les regards dédaigneux des garçons du pays.

Des mois se passèrent. Il semblait avoir oublié jusqu’au crime et il vivait avec sa sœur au fond de son logis.

Or, un jour, celui qu’on soupçonnait de l’assassinat se maria. Sainte-Lucie ne sembla pas ému par cette nouvelle ; mais voici que, pour le braver sans doute, le fiancé, se rendant à l’église, passa devant la maison des deux orphelins.

Le frère et la sœur, à leur fenêtre, mangeaient des petits gâteaux frits quand le jeune homme aperçut la noce qui défilait devant son logis. Tout à coup il se mit à trembler, se leva sans dire un mot, se signa, prit le fusil pendu sur l’âtre, et il sortit.

Quand il parlait de cela plus tard, il disait : « Je ne sais pas ce que j’ai eu ; ç’a été comme une chaleur dans mon sang ; j’ai bien senti qu’il le fallait ; que malgré tout je ne pourrais pas résister, et j’ai été cacher le fusil, dans le maquis sur la route de Corte. »

Une heure plus tard, il rentrait les mains vides, avec son air habituel, triste et fatigué. Sa sœur crut qu’il ne pensait plus à rien.

Mais à la nuit tombante il disparut.

Son ennemi devait le soir même, avec ses deux garçons d’honneur, se rendre à pied à Corte.

Ils suivaient la route en chantant, quand Sainte-Lucie se dressa devant eux, et, regardant en face le meurtrier, il cria : « C’est le moment ! » puis, à bout portant, il lui creva la poitrine.

Un des garçons d’honneur s’enfuit, l’autre regardait le jeune homme en répétant : « Qu’est-ce que tu as fait, Sainte-Lucie ? »

Puis il voulut courir à Corte pour chercher du secours. Mais Sainte-Lucie lui cria : « Si tu fais un pas de plus, je vais te casser la jambe. » L’autre, le sachant jusque-là si timide, lui dit : « Tu n’oserais pas ! » et il passa. Mais il tombait aussitôt la cuisse brisée par une balle.

Et Sainte-Lucie, s’approchant de lui, reprit : « Je vais regarder ta blessure ; si elle n’est pas grave, je te laisserai là ; si elle est mortelle, je t’achèverai. »

Il considéra la plaie, la jugea mortelle, rechargea lentement son fusil, invita le blessé à faire une prière, puis il lui brisa le crâne.

Le lendemain il était dans la montagne.

Et savez-vous ce qu’il a fait ensuite, ce Sainte-Lucie ?

Toute sa famille fut arrêtée par les gendarmes. Son oncle le curé, qu’on soupçonnait de l’avoir incité à la vengeance, fut lui-même mis en prison et accusé par les parents du mort. Mais il s’échappa, prit un fusil à son tour et rejoignit son neveu dans le maquis.

Alors Sainte-Lucie tua, l’un après l’autre, les accusateurs de son oncle, et leur arracha les yeux pour apprendre aux autres à ne jamais affirmer ce qu’ils n’avaient pas vu de leurs yeux.

Il tua tous les parents, tous les alliés de la famille ennemie. Il massacra en sa vie quatorze gendarmes, incendia les maisons de ses adversaires et fut jusqu’à sa mort le plus terrible des bandits dont on ait gardé le souvenir.

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Le soleil disparaissait derrière le monte Cinto et la grande ombre du mont de granit se couchait sur le granit de la vallée. Nous hâtions le pas pour atteindre avant la nuit le petit village d’Albertacce, sorte de tas de pierres soudées aux flancs de pierre de la gorge sauvage. Et je dis, pensant au bandit : « Quelle terrible coutume que celle de votre vendetta ! »

Mon compagnon reprit avec résignation : « Que voulez-vous ? on fait son devoir ! »


<t Rencontre [1882]>

Rencontre [1882]

Les rencontres font le charme des voyages. Qui ne connaît cette joie de retrouver soudain, à mille lieues du pays, un Parisien, un camarade de collège, un voisin de campagne ? Qui n’a passé la nuit, les yeux ouverts, dans la petite diligence drelindante des contrées où la vapeur est encore ignorée, à côté d’une jeune femme inconnue, entrevue seulement à la lueur de la lanterne, alors qu’elle montait dans le coupé devant la porte d’une blanche maison de petite ville ? Et, le matin venu, quand on a l’esprit et les oreilles tout engourdis du continu tintement des grelots et du fracas éclatant des vitres, quelle charmante sensation de voir la jolie voisine ébouriffée ouvrir les yeux, examiner son voisin ; et de lui rendre mille légers services, et d’écouter son histoire, qu’elle conte toujours quand on s’y prend bien ! Et comme il est exquis aussi, le dépit qu’on a de la voir descendre devant la barrière d’une maison de campagne ! On croit saisir dans ses yeux, quand cette amie de deux heures vous dit adieu pour toujours, un commencement d’émotion, de regret, qui sait ?… Et quel bon souvenir on garde, jusque dans la vieillesse, de ces frêles souvenirs de route !

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Là-bas, là-bas, tout au bout de la France, il est un pays désert, mais désert comme les solitudes américaines, ignoré des voyageurs, inexploré, séparé du monde par toute une chaîne de montagnes, qui sont elles-mêmes isolées des villes voisines par un grand fleuve, l’Argens, sur lequel aucun pont n’est jeté.

Toute cette contrée montueuse est connue sous le nom de « massif des Maures ». Sa vraie capitale est Saint-Tropez, plantée à l’extrémité de cette terre perdue, au bord du golfe de Grimaud, le plus beau des côtes de France.

À peine quelques villages semés de place en place dans toute cette région que la voie de fer évite par un énorme circuit. Deux routes seulement y pénètrent, s’aventurent par ces vallées sans un toit, par ces grandes forêts de pins où pullulent, dit-on, les sangliers. Il faut franchir ces torrents à gué, et on peut marcher des jours entiers dans les ravins et sur les cimes sans apercevoir une masure, un homme ou une bête ; mais on y foule des fleurs sauvages superbes comme celles des jardins.

Et c’est là que je rencontrai la plus singulière et la plus sinistre voyageuse qu’il m’ait été donné de voir.

Je l’avais aperçue d’abord sur le pont du petit bâtiment qui va de Saint-Raphaël à Saint-Tropez.

Vieille de soixante-dix ans au moins, grande, sèche, anguleuse, avec des cheveux blancs en tire-bouchon sur ses tempes, suivant la mode antique ; vêtue, comme une Anglaise errante, d’une façon maladroite et drôle ; elle se tenait debout à l’avant du vapeur, l’œil fixé sur la côte boisée et sinueuse qui se déroulait à notre droite.

Le bâtiment tanguait ; les vagues, brisées contre son flanc, jetaient des panaches d’écume sur le pont ; mais la vieille femme ne se préoccupait pas plus des brusques oscillations du navire que des fusées d’eau salée qui lui sautaient au visage. Elle demeurait immobile, occupée seulement du paysage.

Dès que le bateau fut au port, elle descendit, ayant pour tout bagage une simple valise qu’elle portait elle-même.

Après une mauvaise nuit dans l’auberge du lieu, intitulée pompeusement « Grand Hôtel Continental », un bruit de trompette me fit courir à ma fenêtre, et je vis détaler au trot de cinq rosses la diligence de Hyères, qui portait sur son impériale la maigre et sévère voyageuse du paquebot.

Une heure plus tard, je suivais à pied les bords du golfe magnifique pour aller visiter Grimaud.

La route longe la mer, et de l’autre côté de l’eau on aperçoit une ligne onduleuse de hautes montagnes vêtues de forêts de sapins. Les arbres descendent jusqu’au flot, qui mouille une longue plage de sable pâle.

Puis j’entrais dans les prairies, je traversai des torrents, je vis fuir de grandes couleuvres, et je gravis un petit mont, l’œil fixé sur les ruines escarpées d’un ancien château qui se dresse sur cette hauteur, dominant les maisons blotties à son pied.

C’est ici le vieux pays des Maures. On retrouve leurs antiques demeures, leurs arcades, leur architecture orientale. Voici encore des constructions gothiques et italiennes le long des rues rapides comme des sentiers de montagne, et sablées de gros cailloux tranchants. Voici presque un champ d’aloès fleuris. Les plantes monstrueuses poussent vers le ciel leur gerbe colossale épanouie à peine deux fois par siècle et qui, selon les poètes, ces farceurs, éclosent en des coups de tonnerre. Voici, hautes comme des arbres, des végétations étranges, hérissées, pareilles à des serpents, et des palmiers séculaires.

Et j’entre dans l’enceinte du vaste château, semblable à un chaos de rocs éboulés.

Tout à coup, sous mes pieds, s’ouvre un étroit escalier qui s’enfonce sous terre ; j’y descends et je pénètre bientôt dans une espèce de citerne, dans un lieu sombre et voûté, avec de l’eau claire et glacée, là-bas, au fond, dans un creux du sol.

Mais quelqu’un se dresse, recule devant moi, et, dans les demi-ténèbres de ce puits, je reconnais la grande femme aperçue la veille et le matin. Puis quelque chose de blanc semble passer sur sa face, et j’entends comme un sanglot. Elle pleurait, là, toute seule.

Et soudain elle me parla, honteuse d’avoir été surprise.

« Oui, monsieur, je pleure… cela ne m’arrive pas souvent ; c’est peut-être ce trou qui me fait cela. »

Fort ému, je la voulus consoler, avec des mots vagues, des banalités quelconques.

« N’essayez pas, dit-elle ; il n’y a plus rien à faire pour moi : je suis comme un chien perdu. »

Et elle me conta son histoire, brusquement, comme pour jeter à quelqu’un l’écho de son malheur.

« J’ai été heureuse, monsieur, et j’ai, très loin d’ici, une maison ; mais je n’y veux plus retourner, tant cela me déchire le cœur. Et j’ai un fils ; il est aux Indes. Si je le voyais, je ne le reconnaîtrais pas. Je l’ai à peine vu, dans toute ma vie ; à peine assez pour me souvenir de sa figure, pas vingt fois depuis son âge de six ans.

« À six ans, on me le prit ; on le mit en pension. Il ne fut plus à moi. Il venait deux fois l’an ; et, chaque fois, je m’étonnais des changements de sa personne, de le retrouver plus grand sans l’avoir vu grandir. On m’a volé son enfance et toutes ces joies de voir croître ces petits êtres sortis de nous.

« À chacune de ses visites, son corps, son regard, ses mouvements, sa voix, son rire n’étaient plus les mêmes, n’étaient plus les miens. Une année il eut de la barbe, je fus stupéfaite et triste. J’osais à peine l’embrasser. Était-ce bien mon fils, mon petit blondin frisé d’autrefois, mon cher, cher enfant que j’avais bercé sur mes genoux, ce grand garçon brun qui m’appelait gravement “ ma mère ” et qui ne semblait m’aimer que par devoir ?

« Mon mari mourut ; puis ce fut le tour de mes parents ; puis je perdis mes deux sœurs. Quand la mort entre dans une famille, on dirait qu’elle se dépêche de faire le plus de besogne possible, pour n’avoir pas à y revenir de longtemps.

« Je restai seule. Mon grand fils faisait son droit à Paris. J’espérais vivre et mourir près de lui : je partis pour demeurer ensemble. Mais il avait des habitudes de jeune homme : je le gênais. Je revins chez moi.

« Puis il se maria. Je me crus sauvée. Ma belle-fille me prit en haine. Je me retrouvai seule encore une fois. Or, comme les beaux-parents de mon fils habitaient les Indes, et comme sa femme fait de lui ce qu’elle veut, ils l’ont tous décidé à s’en aller là-bas, chez eux. Ils l’ont, ils l’ont pour eux : ils me l’ont encore volé. Il m’écrit tous les deux mois ; il est venu me voir il y a maintenant huit ans ; il avait la figure ridée et des cheveux tout blancs. Était-ce possible ? ce vieil homme, mon fils ? Mon petit enfant d’autrefois ? Sans doute je ne le reverrai plus.

« Et je voyage toute l’année. Je vais à droite, à gauche, comme vous voyez, sans personne avec moi.

« Je suis comme un chien perdu. Adieu, monsieur, ne restez pas près de moi, ça me fait mal de vous avoir dit tout cela. »

Et comme je redescendais la colline, m’étant retourné, j’aperçus la vieille femme debout sur une muraille croulante, regardant le golfe, la grande mer au loin, les montagnes sombres et la longue vallée. Et le vent agitait comme un drapeau le bas de sa robe et le petit châle étrange qu’elle portait sur ses maigres épaules.


<t Veillée (La)>

La Veillée

Elle était morte sans agonie, tranquillement, comme une femme dont la vie fut irréprochable ; et elle reposait maintenant dans son lit, sur le dos, les yeux fermés, les traits calmes, ses longs cheveux blancs soigneusement arrangés comme si elle eût fait sa toilette encore dix minutes avant la mort, toute sa physionomie pâle de trépassée si recueillie, si reposée, si résignée qu’on sentait bien quelle âme douce avait habité ce corps, quelle existence sans trouble avait menée cette aïeule sereine, quelle fin sans secousses et sans remords avait eue cette sage.

À genoux, près du lit, son fils, un magistrat aux principes inflexibles, et sa fille, Marguerite, en religion sœur Eulalie, pleuraient éperdument. Elle les avait dès l’enfance armés d’une intraitable morale, leur enseignant la religion sans faiblesses et le devoir sans pactisations. Lui, l’homme, était devenu magistrat, et brandissant la loi, il frappait sans pitié les faibles, les défaillants ; elle, la fille, toute pénétrée de la vertu qui l’avait baignée en cette famille austère, avait épousé Dieu, par dégoût des hommes.

Ils n’avaient guère connu leur père ; ils savaient seulement qu’il avait rendu leur mère malheureuse, sans apprendre d’autres détails.

La religieuse baisait follement une main pendante de la morte, une main d’ivoire pareille au grand christ couché sur le lit. De l’autre côté du corps étendu, l’autre main semblait tenir encore le drap froissé de ce geste errant qu’on nomme le pli des agonisants ; et le linge en avait conservé comme de petites vagues de toile, comme un souvenir de ces derniers mouvements qui précèdent l’éternelle immobilité.

Quelques coups légers frappés à la porte firent relever les deux têtes sanglotantes, et le prêtre, qui venait de dîner, rentra. Il était rouge, essoufflé, de la digestion commencée ; car il avait mêlé fortement son café de cognac pour lutter contre la fatigue des dernières nuits passées et de la nuit de veille qui commençait.

Il semblait triste, de cette fausse tristesse d’ecclésiastique pour qui la mort est un gagne-pain. Il fit le signe de la croix, et, s’approchant avec son geste professionnel : « Eh bien ! mes pauvres enfants, je viens vous aider à passer ces tristes heures. » Mais sœur Eulalie soudain se releva : « Merci, mon père, nous désirons, mon frère et moi, rester seuls auprès d’elle. Ce sont nos derniers moments à la voir, nous voulons nous retrouver tous les trois, comme jadis, quand nous… nous… nous étions petits, et que notre pau… pauvre mère…» Elle ne put achever, tant les larmes jaillissaient, tant la douleur l’étouffait.

Mais le prêtre s’inclina, rasséréné, songeant à son lit. « Comme vous voudrez, mes enfants. » Il s’agenouilla, se signa, pria, se releva, et sortit doucement en murmurant : « C’était une sainte. »

Ils restèrent seuls, la morte et ses enfants. Une pendule cachée jetait dans l’ombre son petit bruit régulier ; et par la fenêtre ouverte les molles odeurs des foins et des bois pénétraient avec une languissante clarté de lune. Aucun son dans la campagne que les notes volantes des crapauds et parfois un ronflement d’insecte nocturne entrant comme une balle et heurtant un mur. Une paix infinie, une divine mélancolie, une silencieuse sérénité entouraient cette morte, semblaient s’envoler d’elle, s’exhaler au-dehors, apaiser la nature même.

Alors le magistrat, toujours à genoux, la tête plongée dans les toiles du lit, d’une voix lointaine, déchirante, poussée à travers les draps et les couvertures, cria : « Maman, maman, maman ! » Et la sœur, s’abattant sur le parquet, heurtant au bois son front de fanatique, convulsée, tordue, vibrante, comme en une crise d’épilepsie, gémit : « Jésus, Jésus, maman, Jésus ! »

Et secoués tous deux par un ouragan de douleur, ils haletaient, râlaient.

Puis la crise, lentement, se calma, et ils se remirent à pleurer d’une façon plus molle, comme les accalmies pluvieuses suivent les bourrasques sur la mer soulevée.

Puis, longtemps après, ils se relevèrent et se mirent à regarder le cher cadavre. Et les souvenirs, ces souvenirs lointains, hier si doux, aujourd’hui si torturants, tombaient sur leur esprit avec tous ces petits détails oubliés, ces petits détails intimes et familiers, qui refont vivant l’être disparu. Ils se rappelaient des circonstances, des paroles, des sourires, des intonations de voix de celle qui ne leur parlerait plus. Ils la revoyaient heureuse et calme, retrouvaient des phrases qu’elle leur disait, et un petit mouvement de la main qu’elle avait parfois, comme pour battre la mesure, quand elle prononçait un discours important.

Et ils l’aimaient comme ils ne l’avaient jamais aimée. Et ils s’apercevaient, en mesurant leur désespoir, combien ils l’avaient chérie, combien ils allaient se trouver maintenant abandonnés.

C’était leur soutien, leur guide, toute leur jeunesse, toute la joyeuse partie de leur existence qui disparaissaient, c’était leur lien avec la vie, la mère, la maman, la chair créatrice, l’attache avec les aïeux qu’ils n’auraient plus. Ils devenaient maintenant des solitaires, des isolés, ils ne pouvaient plus regarder derrière eux.

La religieuse dit à son frère : « Tu sais comme maman lisait toujours ses vieilles lettres ; elles sont toutes là, dans son tiroir. Si nous les lisions à notre tour, si nous revivions toute sa vie cette nuit près d’elle ? Ce serait comme un chemin de la croix, comme une connaissance que nous ferions avec sa mère à elle, avec nos grands-parents inconnus, dont les lettres sont là, et dont elle nous parlait si souvent, t’en souvient-il ? »

Et ils prirent dans le tiroir une dizaine de petits paquets de papiers jaunes, ficelés avec soin et rangés l’un contre l’autre. Ils jetèrent sur le lit ces reliques, et choisissant l’une d’elles sur qui le mot « Père » était écrit, ils l’ouvrirent et lurent.

C’étaient ces si vieilles épîtres qu’on retrouve dans les vieux secrétaires de famille, ces épîtres qui sentent l’autre siècle. La première disait : « Ma chérie » ; une autre : « Ma belle petite fille » ; puis d’autres : « Ma chère enfant » ; puis encore : « Ma chère fille ». Et soudain la religieuse se mit à lire tout haut, à relire à la morte son histoire, tous ses tendres souvenirs. Et le magistrat, un coude sur le lit, écoutait, les yeux sur sa mère. Et le cadavre immobile semblait heureux.

Sœur Eulalie s’interrompant, dit tout à coup : « Il faudra les mettre dans sa tombe, lui faire un linceul de tout cela, l’ensevelir là-dedans. » Et elle prit un autre paquet sur lequel aucun mot révélateur n’était écrit. Et elle commença, d’une voix haute : « Mon adorée, je t’aime à en perdre la tête. Depuis hier, je souffre comme un damné brûlé par ton souvenir. Je sens tes lèvres sous les miennes, tes yeux sous mes yeux, ta chair sous ma chair. Je t’aime, je t’aime ! Tu m’as rendu fou. Mes bras s’ouvrent, je halète, soulevé par un immense désir de t’avoir encore. Tout mon corps t’appelle, te veut. J’ai gardé dans ma bouche le goût de tes baisers… »

Le magistrat s’était redressé ; la religieuse s’interrompit ; il lui arracha la lettre, chercha la signature. Il n’y en avait pas, mais seulement sous ces mots : « Celui qui t’adore », le nom : « Henry ». Leur père s’appelait René. Ce n’était donc pas lui. Alors le fils, d’une main rapide, fouilla dans le paquet de lettres, en prit une autre, et il lut : « Je ne puis plus me passer de tes caresses… » Et debout, sévère comme à son tribunal, il regarda la morte impassible. La religieuse, droite comme une statue, avec des larmes restées au coin des yeux, considérant son frère, attendait. Alors il traversa la chambre à pas lents, gagna la fenêtre et, le regard perdu dans la nuit, songea.

Quand il se retourna, sœur Eulalie, l’œil sec maintenant, était toujours debout, près du lit, la tête baissée.

Il s’approcha, ramassa vivement les lettres qu’il rejetait pêle-mêle dans le tiroir ; puis il ferma les rideaux du lit.

Et quand le jour fit pâlir les bougies qui veillaient sur la table, le fils lentement, quitta son fauteuil, et sans revoir encore une fois la mère qu’il avait séparée d’eux, condamnée, il dit lentement : « Maintenant, retirons-nous, ma sœur. »


<t Rêves>

Rêves

C’était après un dîner d’amis, de vieux amis. Ils étaient cinq : un écrivain, un médecin et trois célibataires riches, sans profession.

On avait parlé de tout, et une lassitude arrivait, cette lassitude qui précède et décide les départs après les fêtes. Un des convives qui regardait depuis cinq minutes, sans parler, le boulevard houleux, étoilé de becs de gaz et bruissant, dit tout à coup :

« Quand on ne fait rien du matin au soir, les jours sont longs.

— Et les nuits aussi, ajouta son voisin. Je ne dors guère, les plaisirs me fatiguent, les conversations ne varient pas ; jamais je ne rencontre une idée nouvelle, et j’éprouve, avant de causer avec n’importe qui, un désir furieux de ne rien dire et de ne rien entendre. Je ne sais que faire de mes soirées. »

Et le troisième désœuvré proclama :

« Je paierais bien cher un moyen de passer, chaque jour, seulement deux heures agréables. »

Alors l’écrivain, qui venait de jeter son pardessus sur son bras, s’approcha.

« L’homme, dit-il, qui découvrirait un vice nouveau, et l’offrirait à ses semblables, dût-il abréger de moitié leur vie, rendrait un plus grand service à l’humanité que celui qui trouverait le moyen d’assurer l’éternelle santé et l’éternelle jeunesse. »

Le médecin se mit à rire ; et, tout en mâchonnant un cigare :

« Oui, mais ça ne se découvre pas comme ça. On a pourtant rudement cherché et travaillé la matière, depuis que le monde existe. Les premiers hommes sont arrivés, d’un coup, à la perfection dans ce genre. Nous les égalons à peine. »

Un de ces trois désœuvrés murmura :

« C’est dommage ! »

Puis au bout d’une minute, il ajouta :

« Si on pouvait seulement dormir, bien dormir sans avoir chaud ni froid, dormir avec cet anéantissement des soirs de grande fatigue, dormir sans rêves.

— Pourquoi sans rêves ? » demanda le voisin. L’autre reprit :

« Parce que les rêves ne sont pas toujours agréables, et que toujours ils sont bizarres, invraisemblables, décousus, et que, dormant, nous ne pouvons même savourer les meilleurs à notre gré. Il faut rêver éveillé.

— Qui vous en empêche ? » interrogea l’écrivain. Le médecin jeta son cigare.

« Mon cher, pour rêver éveillé, il faut une grande puissance et un grand travail de volonté, et, partant, une grande fatigue en résulte. Or, le vrai rêve, cette promenade de notre pensée à travers des visions charmantes, est assurément ce qu’il y a de plus délicieux au monde ; mais il faut qu’il vienne naturellement, qu’il ne soit pas péniblement provoqué et qu’il soit accompagné d’un bien-être absolu du corps. Ce rêve-là, je peux vous l’offrir, à condition que vous me promettiez de n’en pas abuser. »

L’écrivain haussa les épaules :

« Ah ! oui, je sais, le hachisch, l’opium, la confiture verte, les paradis artificiels. J’ai lu Baudelaire ; et j’ai même goûté la fameuse drogue, qui m’a rendu fort malade. »

Mais le médecin s’était assis :

« Non, l’éther, rien que l’éther, et j’ajoute même que vous autres, hommes de lettres, vous en devriez user quelquefois. »

Les trois hommes riches s’approchèrent. L’un demanda :

« Expliquez-nous-en donc les effets. » Et le médecin reprit :

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Mettons de côté les grands mots, n’est-ce pas ? Je ne parle pas médecine ni morale ; je parle plaisir. Vous vous livrez tous les jours à des excès qui dévorent votre vie. Je veux vous indiquer une sensation nouvelle, possible seulement pour hommes intelligents, disons même : très intelligents, dangereuse comme tout ce qui surexcite nos organes, mais exquise. J’ajoute qu’il vous faudra une certaine préparation, c’est-à-dire une certaine habitude, pour ressentir dans toute leur plénitude les singuliers effets de l’éther.

Ils sont différents des effets du hachisch, des effets de l’opium et de la morphine ; et ils cessent aussitôt que s’interrompt l’absorption du médicament, tandis que les autres producteurs de rêveries continuent leur action pendant des heures.

Je vais tâcher maintenant d’analyser le plus nettement possible ce qu’on ressent. Mais la chose n’est pas facile, tant sont délicates, presque insaisissables, ces sensations.

C’est atteint de névralgies violentes que j’ai usé de ce remède, dont j’ai peut-être un peu abusé depuis.

J’avais dans la tête et dans le cou de vives douleurs, et une insupportable chaleur de la peau, une inquiétude de fièvre. Je pris un grand flacon d’éther et, m’étant couché, je me mis à l’aspirer lentement.

Au bout de quelques minutes, je crus entendre un murmure vague qui devint bientôt une espèce de bourdonnement, et il me semblait que tout l’intérieur de mon corps devenait léger, léger comme de l’air, qu’il se vaporisait.

Puis ce fut une sorte de torpeur de l’âme, de bien-être somnolent, malgré les douleurs qui persistaient, mais qui cessaient cependant d’être pénibles. C’était une de ces souffrances qu’on consent à supporter, et non plus ces déchirements affreux contre lesquels tout notre corps torturé proteste.

Bientôt l’étrange et charmante sensation de vide que j’avais dans la poitrine s’étendit, gagna les membres qui devinrent à leur tour légers, légers comme si la chair et les os se fussent fondus et que la peau seule fût restée, la peau nécessaire pour me faire percevoir la douceur de vivre, d’être couché dans ce bien-être. Je m’aperçus alors que je ne souffrais plus. La douleur s’en était allée, fondue aussi, évaporée. Et j’entendis des voix, quatre voix, deux dialogues, sans rien comprendre des paroles. Tantôt ce n’étaient que des sons indistincts, tantôt un mot me parvenait. Mais je reconnus que c’étaient là simplement les bourdonnements accentués de mes oreilles. Je ne dormais pas, je veillais ; je comprenais, je sentais, je raisonnais avec une netteté, une profondeur, une puissance extraordinaires, et une joie d’esprit, une ivresse étrange venue de ce décuplement de mes facultés mentales.

Ce n’était pas du rêve comme avec le haschich, ce n’étaient pas les visions un peu maladives de l’opium ; c’était une acuité prodigieuse de raisonnement, une nouvelle manière de voir, de juger, d’apprécier les choses de la vie, et avec la certitude, la conscience absolue que cette manière était la vraie.

Et la vieille image de l’Écriture m’est revenue soudain à la pensée. Il me semblait que j’avais goûté à l’arbre de science, que tous les mystères se dévoilaient, tant je me trouvais sous l’empire d’une logique nouvelle, étrange, irréfutable. Et des arguments, des raisonnements, des preuves me venaient en foule, renversés immédiatement par une preuve, un raisonnement, un argument plus fort. Ma tête était devenue le champ de lutte des idées. J’étais un être supérieur, armé d’une intelligence invincible, et je goûtais une jouissance prodigieuse à la constatation de ma puissance…

Cela dura longtemps, longtemps. Je respirais toujours l’orifice de mon flacon d’éther. Soudain, je m’aperçus qu’il était vide. Et j’en ressentis un effroyable chagrin.

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Les quatre hommes demandèrent ensemble : « Docteur, vite une ordonnance pour un litre d’éther !» Mais le médecin mit son chapeau et répondit : « Quant à ça, non ; allez vous faire empoisonner par d’autres ! » Et il sortit. Mesdames et messieurs, si le cœur vous en dit ?


<t Autres temps>

Autres temps

Quand un gentilhomme, au siècle dernier, ruinait galamment sa maîtresse, il en acquérait aussitôt un surcroît de bonne réputation. Si la maîtresse ainsi dépouillée était une grande dame, si, abandonnée aussitôt sa bourse vide, elle était remplacée par une autre que le séducteur dévalisait avec la même aisance et le même appétit, il devenait, lui, un roué, un homme à la mode, considéré, envié, respecté, jalousé, salué jusqu’à terre, et jouissant de toutes les faveurs des puissants et des femmes.

Hélas ! hélas ! un siècle plus tard, la jeunesse, dite des écoles, affichant et pratiquant une morale toute différente de celle des anciens grands seigneurs, s’exaltant au nom de principes sévères, se précipite avec fureur sur les quelques êtres restés seuls dans la tradition du passé, de notre grand passé d’aristocratique élégance, et les jette à l’eau pour voir s’ils nagent.

Et ces victimes supposées, mais non atteintes, ces descendants des roués sont des malheureux, des pauvres, déshérités par la Providence, sans ressources sur le pavé de Paris, et créés avec des instincts de millionnaires, des besoins de dépense mal servis par une mollesse native qui les éloigne du travail.

Ils se sont fait ce raisonnement qui paraîtrait juste si nous ne le savions faux, à savoir : qu’il existe par le monde des milliers de femmes dont la seule profession consiste à ruiner des hommes en profitant des sentiments malsains qu’elles leur inspirent ; donc qu’il est simplement équitable de reprendre à ces mêmes femmes l’argent qu’elles ont obtenu par ces moyens déshonnêtes, en leur inspirant à leur tour des sentiments non moins malsains.

C’est tout simplement le principe de la médecine homéopathique appliqué à la morale, le mal traité par le pire ; or, si la méthode homéopathique guérit !… concluons.

Il est résulté de tout cela que les vengeurs de l’honnêteté ont été battus, emprisonnés, aplatis, écrabouillés par la milice chargée de veiller sur l’ordre public ; — que les noyés étaient de simples et inoffensifs bourgeois revenant de leur bureau et rentrant dans leurs familles, — que les commerçants en femmes, dits souteneurs, ne pourront que profiter de la réclame qui leur est ainsi faite gratuitement, — que les gardiens de la paix qui ont fait leur devoir seront révoqués, et le préfet de police, qui n’en peut mais, renversé sans doute.

Donc, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Et voilà à quoi servent les émeutes pour la bonne cause, les révolutions, les indignations et, en général tous les sentiments valeureux qui arment le bras des hommes de dévouement.

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On est assurément plus sage aux champs. La scène qui suit n’est que fidèlement racontée.

Je l’ai vue, dis-je, vue, de mes propres yeux vue, etc.

Dans la salle de la justice de paix, en Normandie.

Le juge, gros homme asthmatique, siège devant une large table, flanqué de son greffier. Il est vêtu d’un veston gris orné de boutons de métal, et il parle lentement en expectorant de l’air qui siffle dans ses tuyaux respiratoires comme si une fuite s’y fût déclarée.

Au fond de la grande pièce, des paysans en blouse bleue, assis sur des bancs, la casquette ou le chapeau entre les jambes. Ils sont graves, abrutis et rusés, et ils préparent mentalement des arguments pour leur affaire. À tout moment ils crachent à côté de leur pied chaussé d’un soulier grand comme une barque de pêche ; et une mare de salive marque la place de chacun.

En face du juge, juste de l’autre côté de la table, les plaideurs dont la cause est appelée.

La plaignante est une dame de la campagne, dont la cinquantaine couperosée flamboie sous un chapeau légumier qui semble chargé d’asperges en graine, de radis et d’oignons montés. Elle est sèche, pointue, horrible et prétentieuse, avec des gants de tricot ; et les rubans de sa coiffure voltigent autour de sa tête comme les drapeaux d’un navire.

Le prévenu, gros gars de vingt-huit ans, joufflu, niais, semble un enfant de chœur engraissé et grossi trop vite. Elle et lui se lancent des regards féroces.

Il est assisté, soutenu par son père, vieux paysan tout pareil à un rat, et par sa jeune femme, rouge de fureur, mais fraîche aussi, grande fille de ferme saine et pommadée, chair à reproduction bonne à primer dans un concours.

Voici les faits. La dame, veuve d’un officier de santé, avait élevé à la brochette le jeune paysan et le réservait à ses plaisirs. Après beaucoup de services rendus par lui, elle lui avait fait don d’une petite ferme pour reconnaître sa bonne volonté. Mais le gars ainsi doté s’était aussitôt marié, délaissant la vieille qui, exaspérée, réclamait son bien : le garçon ou la ferme, au choix.

Le juge très perplexe venait d’écouter la plainte de la dame. Personne ne riait dans l’auditoire. La cause était grave et méritait réflexion.

Le gars à son tour, se leva pour répondre.

Le juge l’interrogea.

« Qu’avez-vous à dire ?

— A m’la donnée c’te ferme.

— Pourquoi vous l’a-t-elle donnée ? Qu’avez-vous fait pour la mériter ? »

Alors le gars, indigné, devint rouge jusqu’aux oreilles. « C’que j’ai fait, mon bon m’sieur l’juge de paix ? mais v’là quinze ans qu’a m’sert de traînée, c’te poison, a n’peut pas dire que ça valait pas ça ! »

Cette fois un murmure eut lieu parmi les assistants, et des voix convaincues répétaient : « Ah ! ça, oui, ça valait bien ça ! »

Et le père jugeant le moment venu d’intervenir : « Créyez-vous que j’y aurais donné l’éfant dès s’nage de quinze ans si j’avions point compté sur d’la reconnaissance ? » Alors la jeune femme à son tour s’avança véhémente, exaspérée, et levant la main vers la dame impassible et rouge : « Mais guétez-la, m’sieu l’juge, guétez-la. Si on peut dire que ça valait pas ça ! »

Le juge, en effet, considéra longuement la vieille, consulta son greffier, comprit qu’en effet, ça valait bien ça, et renvoya la plaignante. Et l’assistance entière approuva la décision.

Et nunc erudimini.


<t Histoire vraie>

Histoire vraie

Un grand vent soufflait au-dehors, un vent d’automne mugissant et galopant, un de ces vents qui tuent les dernières feuilles et les emportent jusqu’aux nuages.

Les chasseurs achevaient leur dîner, encore bottés, rouges, animés, allumés. C’étaient de ces demi-seigneurs normands, mi-hobereaux, mi-paysans, riches et vigoureux, taillés pour casser les cornes des bœufs lorsqu’ils les arrêtent dans les foires.

Ils avaient chassé tout le jour sur les terres de maître Blondel, le maire d’Éparville, et ils mangeaient maintenant autour de la grande table, dans l’espèce de ferme-château dont était propriétaire leur hôte.

Ils parlaient comme on hurle, riaient comme rugissent les fauves, et buvaient comme des citernes, les jambes allongées, les coudes sur la nappe, les yeux luisants sous la flamme des lampes, chauffés par un foyer formidable qui jetait au plafond des lueurs sanglantes ; ils causaient de chasse et de chiens. Mais ils étaient, à l’heure où d’autres idées viennent aux hommes, à moitié gris, et tous suivaient de l’œil une forte fille aux joues rebondies qui portait au bout de ses poings rouges les larges plats chargés de nourritures.

Soudain un grand diable qui était devenu vétérinaire après avoir étudié pour être prêtre, et qui soignait toutes les bêtes de l’arrondissement, M. Séjour, s’écria :

« Crébleu, maît’ Blondel, vous avez là une bobonne qui n’est pas piquée des vers. »

Et un rire retentissant éclata. Alors un vieux noble déclassé, tombé dans l’alcool, M. de Varnetot, éleva la voix :

« C’est moi qui ai eu jadis une drôle d’histoire avec une fillette comme ça ! Tenez, il faut que je vous la raconte. Toutes les fois que j’y pense, ça me rappelle Mirza, ma chienne, que j’avais vendue au comte d’Haussonnel et qui revenait tous les jours, dès qu’on la lâchait, tant elle ne pouvait me quitter. À la fin je m’ suis fâché et j’ai prié l’ comte de la tenir à la chaîne. Savez-vous c’ qu’elle a fait c’te bête ? Elle est morte de chagrin.

« Mais, pour en revenir à ma bonne, v’là l’histoire. »

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J’avais alors vingt-cinq ans et je vivais en garçon, dans mon château de Villebon. Vous savez, quand on est jeune, et qu’on a des rentes, et qu’on s’embête tous les soirs après dîner, on a l’œil de tous les côtés.

Bientôt je découvris une jeunesse qui était en service chez Déboultot, de Cauville. Vous avez bien connu Déboultot, vous, Blondel ! Bref, elle m’enjôla si bien, la gredine, que j’allai un jour trouver son maître et je lui proposai une affaire. Il me céderait sa servante et je lui vendrais ma jument noire, Cocote, dont il avait envie depuis bientôt deux ans. Il me tendit la main : « Topez là, monsieur de Varnetot. » C’était marché conclu ; la petite vint au château et je conduisis moi-même à Cauville ma jument, que je laissai pour trois cents écus.

Dans les premiers temps, ça alla comme sur des roulettes. Personne ne se doutait de rien ; seulement Rose m’aimait un peu trop pour mon goût. C’t’enfant-là, voyez-vous, ce n’était pas n’importe qui. Elle devait avoir quéqu’ chose de pas commun dans les veines. Ça venait encore de quéqu’ fille qui aura fauté avec son maître.

Bref, elle m’adorait. C’était des cajoleries, des mamours, des p’tits noms de chien, un tas d’ gentillesses à me donner des réflexions.

Je me disais : « Faut pas qu’ ça dure, ou je me laisserai prendre ! » Mais on ne me prend pas facilement, moi. Je ne suis pas de ceux qu’on enjôle avec deux baisers. Enfin j’avais l’œil ; quand elle m’annonça qu’elle était grosse.

Pif ! pan ! c’est comme si on m’avait tiré deux coups de fusil dans la poitrine. Et elle m’embrassait, elle m’embrassait, elle riait, elle dansait, elle était folle, quoi ! Je ne dis rien le premier jour ; mais, la nuit, je me raisonnai. Je pensais : « Ça y est ; mais faut parer le coup, et couper le fil, il n’est que temps. » Vous comprenez, j’avais mon père et ma mère à Barneville, et ma sœur mariée au marquis d’Yspare, à Rollebec, à deux lieues de Villebon. Pas moyen de blaguer.

Mais comment me tirer d’affaire ? Si elle quittait la maison, on se douterait de quelque chose et on jaserait. Si je la gardais, on verrait bientôt l’ bouquet ; et puis, je ne pouvais la lâcher comme ça.

J’en parlai à mon oncle, le baron de Creteuil, un vieux lapin qui en a connu plus d’une, et je lui demandai un avis, il me répondit tranquillement :

« Il faut la marier, mon garçon. »

Je fis un bond.

« La marier, mon oncle, mais avec qui ! »

Il haussa doucement les épaules :

« Avec qui tu voudras, c’est ton affaire et non la mienne. Quand on n’est pas bête on trouve toujours. »

Je réfléchis bien huit jours à cette parole, et je finis par me dire à moi-même : « Il a raison, mon oncle. »

Alors, je commençai à me creuser la tête et à chercher ; quand un soir le juge de paix, avec qui je venais de dîner, me dit :

« Le fils de la mère Paumelle vient encore de faire une bêtise ; il finira mal, ce garçon-là. Il est bien vrai que bon chien chasse de race. »

Cette mère Paumelle était une vieille rusée dont la jeunesse avait laissé à désirer. Pour un écu, elle aurait vendu certainement son âme, et son garnement de fils par-dessus le marché.

J’allai la trouver, et tout doucement, je lui fis comprendre la chose.

Comme je m’embarrassais dans mes explications, elle me demanda tout à coup :

« Qué qu’ vous lui donnerez, à c’te p’tite ? »

Elle était maligne, la vieille, mais moi, pas bête, j’avais préparé mon affaire.

Je possédais justement trois lopins de terre perdus auprès de Sasseville, qui dépendaient de mes trois fermes de Villebon. Les fermiers se plaignaient toujours que c’était loin ; bref, j’avais repris ces trois champs, six acres en tout, et, comme mes paysans criaient, je leur avais remis, pour jusqu’à la fin de chaque bail, toutes leurs redevances en volailles. De cette façon, la chose passa. Alors, ayant acheté un bout de côte à mon voisin M. d’Aumonté, je faisais construire une masure dessus, le tout pour quinze cents francs. De la sorte, je venais de constituer un petit bien qui ne me coûtait pas grand-chose, et je le donnais en dot à la fillette.

La vieille se récria : ce n’était pas assez ; mais je tins bon, et nous nous quittâmes sans rien conclure.

Le lendemain, dès l’aube, le gars vint me trouver. Je ne me rappelais guère sa figure. Quand je le vis, je me rassurai ; il n’était pas mal pour un paysan ; mais il avait l’air d’un rude coquin.

Il prit la chose de loin, comme s’il venait acheter une vache. Quand nous fûmes d’accord, il voulut voir le bien ; et nous voilà partis à travers champs. Le gredin me fit bien rester trois heures sur les terres ; il les arpentait, les mesurait, en prenait des mottes qu’il écrasait dans ses mains, comme s’il avait peur d’être trompé sur la marchandise. La masure n’étant pas encore couverte, il exigea de l’ardoise au lieu de chaume parce que cela demande moins d’entretien !

Puis il me dit :

« Mais l’ mobilier, c’est vous qui le donnez ? »

Je protestai :

« Non pas ; c’est déjà beau de vous donner une ferme. »

Il ricana :

« J’ crai ben, une ferme et un éfant. »

Je rougis malgré moi. Il reprit :

« Allons, vous donnerez l’ lit, une table, l’ormoire, trois chaises et pi la vaisselle, ou ben rien d’ fait. »

J’y consentis.

Et nous voilà en route pour revenir. Il n’avait pas encore dit un mot de la fille. Mais tout à coup, il demanda d’un air sournois et gêné :

« Mais, si a mourait, à qui qu’il irait, çu bien ? »

Je répondis :

« Mais à vous, naturellement. »

C’était tout ce qu’il voulait savoir depuis le matin. Aussitôt, il me tendit la main d’un mouvement satisfait. Nous étions d’accord.

Oh ! par exemple, j’eus du mal pour décider Rose. Elle se traînait à mes pieds, elle sanglotait, elle répétait : « C’est vous qui me proposez ça ! c’est vous ! c’est vous ! » Pendant plus d’une semaine, elle résista malgré mes raisonnements et mes prières. C’est bête, les femmes ; une fois qu’elles ont l’amour en tête, elles ne comprennent plus rien. Il n’y a pas de sagesse qui tienne, l’amour avant tout, tout pour l’amour !

À la fin je me fâchai et la menaçai de la jeter dehors. Alors elle céda peu à peu, à condition que je lui permettrais de venir me voir de temps en temps.

Je la conduisis moi-même à l’autel, je payai la cérémonie, j’offris à dîner à toute la noce. Je fis grandement les choses, enfin. Puis : « Bonsoir mes enfants ! » J’allai passer six mois chez mon frère en Touraine.

Quand je fus de retour, j’appris qu’elle était venue chaque semaine au château me demander. Et j’étais à peine arrivé depuis une heure que je la vis entrer avec un marmot dans ses bras. Vous me croirez si vous voulez, mais ça me fit quelque chose de voir ce mioche. Je crois même que je l’embrassai.

Quant à la mère, une ruine, un squelette, une ombre. Maigre, vieillie. Bigre de bigre, ça ne lui allait pas, le mariage ! Je lui demandai machinalement :

« Es-tu heureuse ? »

Alors elle se mit à pleurer comme une source, avec des hoquets, des sanglots, et elle criait :

« Je n’ peux pas, je n’ peux pas m’ passer de vous maintenant. J’aime mieux mourir, je n’ peux pas ! »

Elle faisait un bruit du diable. Je la consolai comme je pus et je la reconduisis à la barrière.

J’appris en effet que son mari la battait ; et que sa belle-mère lui rendait la vie dure, la vieille chouette.

Deux jours après elle revenait. Et elle me prit dans ses bras, elle se traîna par terre :

« Tuez-moi, mais je n’ veux pas retourner là-bas. »

Tout à fait ce qu’aurait dit Mirza si elle avait parlé !

Ça commençait à m’embêter, toutes ces histoires ; et je filai pour six mois encore. Quand je revins… Quand je revins, j’appris qu’elle était morte trois semaines auparavant, après être revenue au château tous les dimanches… toujours comme Mirza. L’enfant aussi était mort huit jours après.

Quant au mari, le madré coquin, il héritait. Il a bien tourné depuis, paraît-il, il est maintenant conseiller municipal.

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Puis, M. de Varnetot ajouta en riant :

« C’est égal, c’est moi qui ai fait sa fortune à celui-là ! »

Et M. Séjour, le vétérinaire, conclut gravement en portant à sa bouche un verre d’eau-de-vie :

« Tout ce que vous voudrez, mais des femmes comme ça, il n’en faut pas. »


<t Voleur (Le)>

Le Voleur

« Puisque je vous dis qu’on ne la croira pas.

— Racontez tout de même.

— Je le veux bien. Mais j’éprouve d’abord le besoin de vous affirmer que mon histoire est vraie en tous points, quelque invraisemblable qu’elle paraisse. Les peintres seuls ne s’étonneront point, surtout les vieux qui ont connu cette époque où l’esprit farceur sévissait si bien qu’il nous hantait encore dans les circonstances les plus graves. »

Et le vieil artiste se mit à cheval sur une chaise.

Ceci se passait dans la salle à manger d’un hôtel de Barbizon.

Il reprit :

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Donc nous avions dîné ce soir-là chez le pauvre Sorieul, aujourd’hui mort, le plus enragé de nous. Nous étions trois seulement : Sorieul, moi et Le Poittevin, je crois ; mais je n’oserais affirmer que c’était lui. Je parle, bien entendu, du peintre de marine Eugène Le Poittevin, mort aussi, et non du paysagiste, bien vivant et plein de talent.

Dire que nous avions dîné chez Sorieul, cela signifie que nous étions gris. Le Poittevin seul avait gardé sa raison, un peu noyée il est vrai, mais claire encore. Nous étions jeunes, en ce temps-là. Étendus sur des tapis, nous discourions extravagamment dans la petite chambre qui touchait à l’atelier. Sorieul, le dos à terre, les jambes sur une chaise, parlait bataille, discourait sur les uniformes de l’Empire, et soudain se levant, il prit dans sa grande armoire aux accessoires une tenue complète de hussard, et s’en revêtit. Après quoi il contraignit Le Poittevin à se costumer en grenadier. Et comme celui-ci résistait, nous l’empoignâmes, et, après l’avoir déshabillé, nous l’introduisîmes dans un uniforme immense où il fut englouti.

Je me déguisai moi-même en cuirassier. Et Sorieul nous fit exécuter un mouvement compliqué. Puis il s’écria : « Puisque nous sommes ce soir des soudards, buvons comme des soudards. »

Un punch fut allumé, avalé, puis une seconde fois la flamme s’éleva sur le bol rempli de rhum. Et nous chantions à pleine gueule des chansons anciennes, des chansons que braillaient jadis les vieux troupiers de la grande armée.

Tout à coup Le Poittevin, qui restait, malgré tout, presque maître de lui, nous fit taire, puis, après un silence de quelques secondes, il dit à mi-voix : « Je suis sûr qu’on a marché dans l’atelier. » Sorieul se leva comme il put, et s’écria : « Un voleur ! quelle chance ! » Puis, soudain, il entonna La Marseillaise :

Aux armes, citoyens !

Et, se précipitant sur une panoplie, il nous équipa, selon nos uniformes. J’eus une sorte de mousquet et un sabre ; Le Poittevin, un gigantesque fusil à baïonnette, et Sorieul, ne trouvant pas ce qu’il fallait, s’empara d’un pistolet d’arçon qu’il glissa dans sa ceinture, et d’une hache d’abordage qu’il brandit. Puis il ouvrit avec précaution la porte de l’atelier, et l’armée entra sur le territoire suspect.

Quand nous fûmes au milieu de la vaste pièce encombrée de toiles immenses, de meubles, d’objets singuliers et inattendus, Sorieul nous dit : « Je me nomme général. Tenons un conseil de guerre. Toi, les cuirassiers, tu vas couper la retraite à l’ennemi, c’est-à-dire donner un tour de clef à la porte. Toi, les grenadiers, tu seras mon escorte. »

J’exécutai le mouvement commandé, puis je rejoignis le gros des troupes qui opérait une reconnaissance.

Au moment où j’allais le rattraper derrière un grand paravent, un bruit furieux éclata. Je m’élançai, portant toujours une bougie à la main. Le Poittevin venait de traverser d’un coup de baïonnette la poitrine d’un mannequin dont Sorieul fendait la tête à coups de hache. L’erreur reconnue, le général commanda : « Soyons prudents », et les opérations recommencèrent.

Depuis vingt minutes au moins on fouillait tous les coins et recoins de l’atelier, sans succès, quand Le Poittevin eut l’idée d’ouvrir un immense placard. Il était sombre et profond, j’avançai mon bras qui tenait la lumière, et je reculai stupéfait ; un homme était là, un homme vivant, qui m’avait regardé.

Immédiatement, je refermai le placard à deux tours de clef, et on tint de nouveau conseil.

Les avis étaient très partagés. Sorieul voulait enfermer le voleur, Le Poittevin parlait de le prendre par la famine. Je proposai de faire sauter le placard avec de la poudre.

L’avis de Le Poittevin prévalut ; et, pendant qu’il montait la garde avec son grand fusil, nous allâmes chercher le reste du punch et nos pipes, puis on s’installa devant la porte fermée, et on but au prisonnier.

Au bout d’une demi-heure, Sorieul dit : « C’est égal, je voudrais bien le voir de près. Si nous nous emparions de lui par la force ? »

Je criai : « Bravo ! » Chacun s’élança sur ses armes ; la porte du placard fut ouverte, et Sorieul, armant son pistolet qui n’était pas chargé, se précipita le premier.

Nous le suivîmes en hurlant. Ce fut une bousculade effroyable dans l’ombre ; et après cinq minutes d’une lutte invraisemblable, nous ramenâmes au jour une sorte de vieux bandit à cheveux blancs, sordide et déguenillé.

On lui lia les pieds et les mains, puis on l’assit dans un fauteuil. Il ne prononça pas une parole.

.Alors Sorieul, pénétré d’une ivresse solennelle, se tourna vers nous :

« Maintenant nous allons juger ce misérable. »

J’étais tellement gris que cette proposition me parut toute naturelle.

Le Poittevin fut chargé de présenter la défense et moi de soutenir l’accusation.

Il fut condamné à mort à l’unanimité moins une voix, celle de son défenseur.

« Nous allons l’exécuter », dit Sorieul. Mais un scrupule lui vint : « Cet homme ne doit pas mourir privé des secours de la religion. Si on allait chercher un prêtre ? » J’objectai qu’il était tard. Alors Sorieul me proposa de remplir cet office ; et il exhorta le criminel à se confesser dans mon sein.

L’homme, depuis cinq minutes, roulait des yeux épouvantés, se demandant à quel genre d’êtres il avait affaire. Alors il articula d’une voix creuse, brûlée par l’alcool : « Vous voulez rire, sans doute. » Mais Sorieul l’agenouilla de force, et, par crainte que ses parents eussent omis de le faire baptiser, il lui versa sur le crâne un verre de rhum.

Puis il dit :

« Confesse-toi à monsieur ; ta dernière heure a sonné.»

Éperdu, le vieux gredin se mit à crier :

« Au secours ! » avec une telle force qu’on fut contraint de le bâillonner pour ne pas réveiller tous les voisins. Alors il se roula par terre, ruant et se tordant, renversant les meubles, crevant les toiles. À la fin, Sorieul, impatienté, cria : « Finissons-en. » Et visant le misérable étendu par terre, il pressa la détente de son pistolet. Le chien tomba avec un petit bruit sec. Emporté par l’exemple, je tirai à mon tour. Mon fusil, qui était à pierre, lança une étincelle dont je fus surpris.

Alors Le Poittevin prononça gravement ces paroles : « Avons-nous bien le droit de tuer cet homme ? »

Sorieul, stupéfait, répondit : « Puisque nous l’avons condamné à mort ! »

Mais Le Poittevin reprit : « On ne fusille pas les civils, celui-ci doit être livré au bourreau. Il faut le conduire au poste. »

L’argument nous parut concluant. On ramassa l’homme, et comme il ne pouvait marcher, il fut placé sur une planche de table à modèle, solidement attaché, et je l’emportai avec Le Poittevin, tandis que Sorieul, armé jusqu’aux dents, fermait la marche.

Devant le poste, la sentinelle nous arrêta. Le chef de poste, mandé, nous reconnut, et, comme chaque jour il était témoin de nos farces, de nos scies, de nos inventions invraisemblables, il se contenta de rire et refusa notre prisonnier.

Sorieul insista : alors le soldat nous invita sévèrement à retourner chez nous sans faire de bruit.

La troupe se remit en route et rentra dans l’atelier. Je demandai : « Qu’allons-nous faire du voleur ? »

Le Poittevin, attendri, affirma qu’il devait être bien fatigué, cet homme. En effet, il avait l’air agonisant, ainsi ficelé, bâillonné, ligaturé sur sa planche.

Je fus pris à mon tour d’une pitié violente, une pitié d’ivrogne, et, enlevant son bâillon, je lui demandai : « Eh bien, mon pauv’ vieux, comment ça va-t-il ? »

Il gémit : « J’en ai assez, nom d’un chien ! » Alors Sorieul devint paternel. Il le délivra de tous ses liens, le fit asseoir, le tutoya, et, pour le réconforter, nous nous mîmes tous trois à préparer bien vite un nouveau punch. Le voleur, tranquille dans son fauteuil, nous regardait. Quand la boisson fut prête, on lui tendit un verre ; nous lui aurions volontiers soutenu la tête, et on trinqua.

Le prisonnier but autant qu’un régiment. Mais, comme le jour commençait à paraître, il se leva, et, d’un air fort calme : « Je vais être obligé de vous quitter, parce qu’il faut que je rentre chez moi. »

Nous fûmes désolés ; on voulut le retenir encore, mais il se refusa à rester plus longtemps.

Alors on se serra la main, et Sorieul, avec sa bougie, l’éclaira dans le vestibule, en criant : « Prenez garde à la marche sous la porte cochère. »

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On riait franchement autour du conteur. Il se leva, alluma sa pipe, et il ajouta, en se campant en face de nous :

« Mais le plus drôle de mon histoire, c’est qu’elle est vraie. »


<t Confessions d’une femme>

Confessions d’une femme

Mon ami, vous m’avez demandé de vous raconter les souvenirs les plus vifs de mon existence. Je suis très vieille, sans parents, sans enfants ; je me trouve donc libre de me confesser à vous. Promettez-moi seulement de ne jamais dévoiler mon nom.

J’ai été beaucoup aimée, vous le savez ; j’ai souvent aimé moi-même. J’étais fort belle ; je puis le dire aujourd’hui qu’il n’en reste rien. L’amour était pour moi la vie de l’âme, comme l’air est la vie du corps. J’eusse préféré mourir plutôt que d’exister sans tendresse, sans une pensée toujours attachée à moi. Les femmes souvent prétendent n’aimer qu’une fois de toute la puissance du cœur ; il m’est souvent arrivé de chérir si violemment que je croyais impossible la fin de mes transports. Ils s’éteignaient pourtant toujours d’une façon naturelle, comme un feu où le bois manque.

Je vous dirai aujourd’hui la première de mes aventures, dont je fus bien innocente, mais qui détermina les autres.

L’horrible vengeance de cet affreux pharmacien du Pecq m’a rappelé le drame épouvantable auquel j’assistai bien malgré moi.

J’étais mariée depuis un an, avec un homme riche, le comte Hervé de Ker…, un Breton de vieille race, que je n’aimais point, bien entendu. L’amour, le vrai, a besoin, je le crois du moins, de liberté et d’obstacles en même temps. L’amour imposé, sanctionné par la loi, béni par le prêtre, est-ce de l’amour ? Un baiser légal ne vaut jamais un baiser volé.

Mon mari était de haute taille, élégant et vraiment grand seigneur d’allures. Mais il manquait d’intelligence. Il parlait net, émettait des opinions qui coupaient comme des lames. On sentait son esprit plein de pensées toutes faites, mises en lui par ses père et mère qui les tenaient eux-mêmes de leurs ancêtres. Il n’hésitait jamais, donnait sur tout un avis immédiat et borné, sans embarras aucun et sans comprendre qu’il pût exister d’autres manières de voir. On sentait que cette tête-là était close, qu’il n’y circulait point d’idées, de ces idées qui renouvellent et assainissent un esprit comme le vent qui passe en une maison dont on ouvre portes et fenêtres.

Le château que nous habitions se trouvait en plein pays désert. C’était un grand bâtiment triste, encadré d’arbres énormes et dont les mousses faisaient songer aux barbes blanches des vieillards. Le parc, une vraie forêt, était entouré d’un fossé profond qu’on appelle saut-de-loup ; et tout au bout, du côté de la lande, nous avions deux grands étangs pleins de roseaux et d’herbes flottantes. Entre les deux, au bord d’un ruisseau qui les unissait, mon mari avait fait construire une petite hutte pour tirer sur les canards sauvages.

Nous avions, outre nos domestiques ordinaires, un garde, sorte de brute dévouée à mon mari jusqu’à la mort, et une fille de chambre, presque une amie, attachée à moi éperdument. Je l’avais ramenée d’Espagne cinq ans auparavant. C’était une enfant abandonnée. On l’aurait prise pour une bohémienne avec son teint noir, ses yeux sombres, ses cheveux profonds comme un bois et toujours hérissés autour du front. Elle avait alors seize ans, mais elle en paraissait vingt.

L’automne commençait. On chassait beaucoup, tantôt chez les voisins, tantôt chez nous ; et je remarquai un jeune homme, le baron de C…, dont les visites au château devenaient singulièrement fréquentes. Puis il cessa de venir, je n’y pensai plus ; mais je m’aperçus que mon mari changeait d’allures à mon égard.

Il semblait taciturne, préoccupé, ne m’embrassait point ; et malgré qu’il n’entrât guère en ma chambre que j’avais exigée séparée de la sienne afin de vivre un peu seule, j’entendais souvent, la nuit, un pas furtif qui venait jusqu’à ma porte et s’éloignait après quelques minutes.

Comme ma fenêtre était au rez-de-chaussée, je crus souvent aussi entendre rôder dans l’ombre, autour du château. Je le dis à mon mari, qui me regarda fixement pendant quelques secondes, puis répondit : « Ce n’est rien, c’est le garde. »

Or, un soir, comme nous achevions de dîner, Hervé, qui paraissait fort gai par extraordinaire, d’une gaieté sournoise, me demanda : « Cela vous plairait-il de passer trois heures à l’affût pour tuer un renard qui vient chaque soir manger mes poules ? » Je fus surprise : j’hésitais ; lirais comme il me considérait, avec une obstination singulière, je finis par répondre : « Mais certainement, mon ami. »

Il faut vous dire que je chassais comme un homme le loup et le sanglier. Il était donc tout naturel de me proposer cet affût.

Mais mon mari tout à coup eut l’air étrangement nerveux ; et pendant toute la soirée il s’agita, se levant et se rasseyant fiévreusement.

Vers dix heures il me dit soudain : « Êtes-vous prête ? » Je me levai. Et, comme il m’apportait lui-même mon fusil, je demandai : « Faut-il charger à balles ou à chevrotines ? » Il demeura surpris, puis reprit : « Oh ! à chevrotines seulement, ça suffira, soyez-en sûre. » Puis, après quelques secondes, il ajouta d’un ton singulier : « Vous pouvez vous vanter d’avoir un fameux sang-froid ! » Je me mis à rire : « Moi ? pourquoi donc ? du sang-froid pour aller tuer un renard ? Mais à quoi songez-vous, mon ami ? »

Et nous voilà partis, sans bruit, à travers le parc. Toute la maison dormait. La pleine lune semblait teindre en jaune le vieux bâtiment sombre dont le toit d’ardoises luisait. Les deux tourelles qui le flanquaient portaient sur leur faîte deux plaques de lumière, et aucun bruit ne troublait le silence de cette nuit claire et triste, douce et pesante, qui semblait morte. Pas un frisson d’air, pas un cri de crapaud, pas un gémissement de chouette ; un engourdissement lugubre s’était appesanti sur tout.

Lorsque nous fûmes sous les arbres du parc, une fraîcheur me saisit, et une odeur de feuilles tombées. Mon mari ne disait rien, mais il écoutait, il épiait, il semblait flairer dans l’ombre, possédé des pieds à la tête par la passion de la chasse.

Nous atteignîmes bientôt le bord des étangs.

Leur chevelure de joncs restait immobile, aucun souffle ne la caressait ; mais des mouvements à peine sensibles couraient dans l’eau. Parfois un point remuait à la surface, et de là partaient des cercles légers, pareils à des rides lumineuses, qui s’agrandissaient sans fin.

Quand nous atteignîmes la hutte où nous devions nous embusquer, mon mari me fit passer la première, puis il arma lentement son fusil et le claquement sec des batteries me produisit un effet étrange. Il me sentit frémir et demanda : « Est-ce que, par hasard, cette épreuve vous suffirait ? Alors partez. » Je répondis, fort surprise : « Pas du tout, je ne suis point venue pour m’en retourner. Êtes-vous drôle, ce soir ? » Il murmura : « Comme vous voudrez. » Et nous demeurâmes immobiles.

Au bout d’une demi-heure environ, comme rien ne troublait la lourde et claire tranquillité de cette nuit d’automne, je dis, tout bas : « Êtes-vous bien sûr qu’il passe ici ? »

Hervé eut une secousse comme si je l’avais mordu, et, la bouche dans mon oreille : « J’en suis sûr, entendez-vous. »

Et le silence recommença.

Je crois que je commençais à m’assoupir quand mon mari me serra le bras ; et sa voix sifflante, changée, prononça : « Le voyez-vous, là-bas, sous les arbres ? » J’avais beau regarder, je ne distinguais rien. Et lentement Hervé épaula, tout en me fixant dans les yeux. Je me tenais prête moi-même à tirer, et soudain voilà qu’à trente pas devant nous un homme apparut en pleine lumière, qui s’en venait à pas rapides, le corps penché, comme s’il eût fui.

Je fus tellement stupéfaite que je jetai un cri violent ; mais avant que j’eusse pu me retourner, une flamme passa devant mes yeux, une détonation m’étourdit, et je vis l’homme rouler sur le sol comme un loup qui reçoit une balle.

Je poussais des clameurs aiguës, épouvantée, prise de folie ; alors une main furieuse, celle d’Hervé, me saisit à la gorge. Je fus terrassée, puis enlevée dans ses bras robustes. Il courut, me tenant en l’air, vers le corps étendu sur l’herbe, et il me jeta dessus, violemment, comme s’il eût voulu me briser la tête.

Je me sentis perdue ; il allait me tuer ; et déjà il levait sur mon front son talon, quand à son tour il fut enlacé, renversé, sans que j’eusse compris encore ce qui se passait.

Je me dressai brusquement, et je vis, à genoux sur lui, Paquita, ma bonne, qui, cramponnée comme un chat furieux, crispée, éperdue, lui arrachait la barbe, les moustaches et la peau du visage.

Puis, comme saisie brusquement d’une autre idée, elle se releva, et, se jetant sur le cadavre, elle l’enlaça à pleins bras, le baisant sur les yeux, sur la bouche, ouvrant de ses lèvres les lèvres mortes, y cherchant un souffle, et la profonde caresse des amants.

Mon mari, relevé, regardait. Il comprit, et tombant à mes pieds : « Oh ! pardon, ma chérie, je t’ai soupçonnée et j’ai tué l’amant de cette fille ; c’est mon garde qui m’a trompé. »

Moi, je regardais les étranges baisers de ce mort et de cette vivante ; et ses sanglots, à elle, et ses sursauts d’amour désespéré.

Et de ce moment, je compris que je serais infidèle à mon mari.


<t Clair de lune [1882a]>

Clair de lune [1882a]

Mme Julie Roubère attendait sa sœur aînée, Mme Henriette Létoré, qui revenait d’un voyage en Suisse.

Le ménage Létoré était parti depuis cinq semaines à peu près. Mme Henriette avait laissé son mari retourner seul à leur propriété du Calvados, où des intérêts l’appelaient, et s’en venait passer quelques jours à Paris, chez sa sœur.

Le soir tombait. Dans le petit salon bourgeois, assombri par le crépuscule, Mme Roubère lisait, distraite, les yeux levés à tout bruit.

Le timbre enfin tinta, et sa sœur parut, tout enveloppée en ses grands vêtements de route. Et tout de suite, sans s’être seulement reconnues, elles s’étreignirent violemment, s’arrêtant de s’embrasser pour recommencer aussitôt.

Puis elles parlèrent, s’interrogeant sur leur santé, leur famille et mille autres choses, bavardant, jetant des mots pressés, coupés, sautant l’un après l’autre, pendant que Mme Henriette défaisait son voile et son chapeau.

La nuit était tombée. Mme Roubère sonna pour avoir une lampe, et, dès que la lumière fut venue, elle regarda sa sœur, prête à l’embrasser encore. Mais elle demeura saisie, effarée, sans parler. Sur les tempes, Mme Létoré avait deux grandes mèches de cheveux blancs. Tout Le reste de sa tête était d’un noir sombre et luisant ; mais là, là seulement, des deux côtés, s’allongeaient comme deux ruisseaux d’argent qui se perdaient aussitôt dans la masse sombre de la coiffure. Elle avait pourtant vingt-quatre années à peine et cela était venu subitement depuis son départ pour la Suisse. Immobile, Mme Roubère la regardait stupéfaite, prête à pleurer comme si quelque malheur mystérieux et terrible se fût abattu sur sa sœur ; et elle demanda : « Qu’as-tu, Henriette ? »

Souriant d’un sourire triste, d’un sourire malade, l’autre répondit :

« Mais rien, je t’assure. Tu regardes mes cheveux blancs ? »

Mais Mme Roubère la saisit impétueusement par les épaules, et, la fouillant du regard, elle répéta :

« Qu’as-tu ? dis-moi ce que tu as. Et si tu mens, je le verrai bien. »

Elles demeuraient face à face, et Mme Henriette, qui devenait pâle à défaillir, avait des larmes au coin de ses yeux baissés.

La sœur répéta :

« Que t’est-il arrivé ? Qu’as-tu ? Réponds-moi ? »

Alors, d’une voix vaincue, l’autre murmura :

« J’ai… j’ai un amant. »

Et, jetant son front sur l’épaule de sa cadette, elle sanglota.

Puis, quand elle se fut un peu calmée, quand les sursauts de sa poitrine s’apaisèrent, elle se mit à parler tout à coup, comme pour rejeter d’elle ce secret, vider cette douleur en un cœur ami.

Alors, se tenant par les mains qu’elles s’étreignaient, les deux femmes allèrent s’affaisser sur un canapé dans le fond sombre du salon, et la plus jeune, passant son bras au cou de l’aînée, la tenant sur son cœur, écouta.

ê

Oh ! je me reconnais sans excuse ; je ne me comprends pas moi-même, et je suis folle depuis ce jour. Prends garde, petite, prends garde à toi ; si tu savais comme nous sommes faibles, comme nous cédons, comme nous tombons vite ! Il faut un rien, si peu, si peu, un attendrissement, une de ces mélancolies subites qui vous passent dans l’âme, un de ces besoins d’ouvrir les bras, de chérir et d’embrasser que nous avons toutes, à certains moments.

Tu connais mon mari, et tu sais comme je l’aime ; mis il est mûr et raisonnable, et ne comprend rien à toutes les vibrations tendres d’un cœur de femme. Il est toujours, toujours le même, toujours bon, toujours souriant, toujours complaisant, toujours parfait. Oh ! comme j’aurais voulu quelquefois qu’il me saisît brusquement dans ses bras, qu’il m’embrassât de ces baisers lents et doux qui mêlent deux êtres, qui sont comme de muettes confidences ; comme j’aurais voulu qu’il eût des abandons, des faiblesses aussi, besoin de moi, de mes caresses, de mes larmes !

Tout cela est bête ; mais nous sommes ainsi, nous autres. Qu’y pouvons-nous ?

Et pourtant jamais la pensée de le tromper ne m’aurait effleurée. Aujourd’hui, c’est fait, sans amour, sans raison, sans rien ; parce qu’il y avait de la lune une nuit, sur Le lac de Lucerne.

Depuis un mois que nous voyagions ensemble, mon mari, par son indifférence calme, paralysait mes enthousiasmes, éteignait mes exaltations. Alors que nous descendions les côtes au soleil levant, au galop des quatre chevaux de la diligence, et qu’apercevant, dans la buée transparente du matin, de longues vallées, des bois, des rivières, des villages, je battais des mains, ravie, et que je lui disais : « Comme c’est beau, mon ami, embrasse-moi donc ! » il me répondait, avec un sourire bienveillant et froid, en haussant un peu les épaules : « Ce n’est pas une raison pour s’embrasser, parce que le paysage vous plaît. »

Et cela me glaçait jusqu’au cœur. Il me semble pourtant que, quand on s’aime, on devrait toujours avoir envie de s’aimer davantage encore devant les spectacles qui vous émeuvent.

Enfin j’avais en moi des bouillonnements de poésie qu’il empêchait de s’épandre. Que te dirai-je ? J’étais à peu près comme une chaudière pleine de vapeur et fermée hermétiquement.

Un soir (nous étions depuis quatre jours dans un hôtel de Fluelen), Robert, un peu souffrant de migraine, monta se coucher tout de suite après dîner, et j’allai me promener toute seule au bord du lac.

Il faisait une nuit de conte de fées. La lune toute ronde s’étalait au milieu du ciel ; les grandes montagnes, avec leurs neiges, semblaient coiffées d’argent, et l’eau toute moirée avait de petits frissons luisants. L’air était doux, d’une de ces pénétrantes tiédeurs qui nous rendent molles à défaillir, attendries sans causes. Mais comme l’âme est sensible et vibrante en ces moments-là ! comme elle tressaille vite et ressent avec force !

Je m’assis sur l’herbe et je regardai ce grand lac mélancolique et charmant ; et il se passait en moi une chose étrange : il me venait un insatiable besoin d’amour, une révolte contre la morne platitude de ma vie. Quoi Donc, n’irai-je jamais au bras d’un homme aimé, le long d’une berge baignée de lune ? Ne sentirai-je donc jamais descendre en moi ces baisers profonds, délicieux et affolants qu’on échange dans ces nuits douces que Dieu semble avoir faites pour les tendresses ? Ne serai-je point enlacée fiévreusement par des bras éperdus, dans les ombres claires d’un soir d’été ?

Et je me mis à pleurer comme une folle.

J’entendis du bruit derrière moi. Un homme était debout qui me regardait. Quand je tournai la tête, il me reconnut et s’avança : « Vous pleurez, madame ? »

C’était un jeune avocat, qui voyageait avec sa mère et que nous avions plusieurs fois rencontré. Ses yeux m’avaient souvent suivie.

J’étais tellement bouleversée que je ne sus quoi répondre, quoi penser. Je me levai et je me dis souffrante.

Il se mit à marcher près de moi, d’une façon naturelle et respectueuse, et me parla de notre voyage. Tout ce que j’avais ressenti, il le traduisait ; tout ce qui me faisait frissonner, il le comprenait comme moi, mieux que moi. Et soudain il me dit des vers, des vers de Musset. Je suffoquais, saisie d’une émotion intraduisible. Il me semblait que les montagnes elles-mêmes, le lac, le clair de lune, chantaient des choses ineffablement douces…

Et cela se fît je ne sais comment, je ne sais pourquoi, dans une sorte D’hallucination…

Quant à lui…, je ne l’ai revu que le lendemain, au moment du départ.

Il m’a donné sa carte !…

ê

Et Mme Létoré, défaillant dans les bras de sa sœur, poussait des gémissements, presque des cris.

Alors, Mme Roubère, recueillie, grave, prononça tout doucement :

« Vois-tu, grande sœur, bien souvent, ce n’est pas un homme que nous aimons, mais l’amour. Et ce soir-là, c’est le clair de lune qui fut ton amant vrai. »


<t Un coq chanta>

Un coq chanta

À René Billotte.

Mme Berthe d’Avancelles avait jusque-là repoussé toutes les supplications de son admirateur désespéré, le baron Joseph de Croissard. Pendant l’hiver à Paris, il l’avait ardemment poursuivie, et il donnait pour elle maintenant des fêtes et des chasses en son château normand de Carville.

Le mari, M. d’Avancelles, ne voyait rien, ne savait rien, comme toujours. Il vivait, disait-on, séparé de sa femme, pour cause de faiblesse physique, que Madame ne lui pardonnait point. C’était un gros petit homme, chauve, court de bras, de jambes, de cou, de nez, de tout.

Mme d’Avancelles était au contraire une grande jeune femme brune et déterminée, qui riait d’un rire sonore au nez de son maître, qui l’appelait publiquement « madame Popote » et regardait d’un certain air engageant et tendre les larges épaules et l’encolure robuste et les longues moustaches blondes de son soupirant attitré, le baron Joseph de Croissard.

Elle n’avait encore rien accordé cependant. Le baron se ruinait pour elle. C’étaient sans cesse des fêtes, des chasses, des plaisirs nouveaux auxquels il invitait la noblesse des châteaux environnants.

Tout le jour, les chiens courants hurlaient par les bois à la suite du renard et du sanglier, et, chaque soir, d’éblouissants feux d’artifice allaient mêler aux étoiles leurs panaches de feu, tandis que les fenêtres illuminées du salon jetaient sur les vastes pelouses des traînées de lumière où passaient des ombres.

C’était l’automne, la saison rousse. Les feuilles voltigeaient sur les gazons comme des volées d’oiseaux. On sentait traîner dans l’air des odeurs de terre humide, de terre dévêtue, comme on sent une odeur de chair nue, quand tombe, après le bal, la robe d’une femme.

Un soir, dans une fête, au dernier printemps, Mme d’Avancelles avait répondu à M. de Croissard qui la harcelait de ses prières : « Si je dois tomber, mon ami, ce ne sera pas avant la chute des feuilles. J’ai trop de choses à faire cet été pour avoir le temps. » Il s’était souvenu de cette parole rieuse et hardie ; et, chaque jour, il insistait davantage, chaque jour il avançait ses approches, il gagnait un pas dans le cœur de la belle audacieuse qui ne résistait plus, semblait-il, que pour la forme.

Une grande chasse allait avoir lieu. Et, la veille, Mme Berthe avait dit, en riant, au baron : « Baron, si vous tuez la bête, j’aurai quelque chose pour vous. »

Dès l’aurore, il fut debout pour reconnaître où le solitaire s’était baugé. Il accompagna ses piqueurs, disposa les relais, organisa tout lui-même pour préparer son triomphe ; et, quand les cors sonnèrent le départ, il apparut dans un étroit vêtement de chasse rouge et or, les reins serrés, le buste large, l’œil radieux, frais et fort comme s’il venait de sortir du lit.

Les chasseurs partirent. Le sanglier débusqué fila, suivi des chiens hurleurs, à travers des broussailles ; et les chevaux se mirent à galoper, emportant par les étroits sentiers des bois les amazones et les cavaliers, tandis que, sur les chemins amollis, roulaient sans bruit les voitures qui accompagnaient de loin la chasse.

Mme d’Avancelles, par malice, retint le baron près d’elle, s’attardant, au pas, dans une grande avenue interminablement droite et longue et sur laquelle quatre rangs de chênes se repliaient comme une voûte.

Frémissant d’amour et d’inquiétude, il écoutait d’une oreille le bavardage moqueur de la jeune femme, et de l’autre il suivait le chant des cors et la voix des chiens qui s’éloignaient.

« Vous ne m’aimez donc plus ? » disait-elle.

Il répondait : « Pouvez-vous dire des choses pareilles ? »

Elle reprenait : « La chasse cependant semble vous occuper plus que moi. »

Il gémissait : « Ne m’avez-vous point donné l’ordre d’abattre moi-même l’animal ? »

Et elle ajoutait gravement : « Mais j’y compte. Il faut que vous le tuiez devant moi. »

Alors il frémissait sur sa selle, piquait son cheval qui bondissait, et, perdant patience : « Mais sacristi ! madame, cela ne se pourra pas si nous restons ici. »

Puis elle lui parlait tendrement, posant la main sur son bras, ou flattant, comme par distraction, la crinière de son cheval.

Et elle lui jetait, en riant : « Il faut que cela soit, pourtant… ou alors… tant pis pour vous. »

Puis ils tournèrent à droite dans un petit chemin couvert, et soudain, pour éviter une branche qui barrait la route, elle se pencha sur lui, si près qu’il sentit sur son cou le chatouillement des cheveux. Alors brutalement il l’enlaça, et appuyant sur la tempe ses grandes moustaches, il la baisa d’un baiser furieux.

Elle ne remua point d’abord, restant ainsi sous cette caresse emportée ; puis, d’une secousse, elle tourna la tête, et, soit hasard, soit volonté, ses petites lèvres à elle rencontrèrent ses lèvres à lui, sous leur cascade de poils blonds.

Alors, soit confusion, soit remords, elle cingla le flanc de son cheval, qui partit au grand galop. Ils allèrent ainsi longtemps, sans échanger même un regard.

Le tumulte de la chasse se rapprochait ; les fourrés semblaient frémir, et tout à coup, brisant les branches, couvert de sang, secouant les chiens qui s’attachaient à lui, le sanglier passa.

Alors le baron, poussant un rire de triomphe, cria : « Qui m’aime me suive ! » Et il disparut, dans les taillis, comme si la forêt l’eût englouti.

Quand elle arriva, quelques minutes plus tard, dans une clairière, il se relevait souillé de boue, la jaquette déchirée, les mains sanglantes, tandis que la bête étendue portait dans l’épaule le couteau de chasse enfoncé jusqu’à la garde.

La curée se fit aux flambeaux par une nuit douce et mélancolique. La lune jaunissait la flamme rouge des torches qui embrumaient la nuit de leur fumée résineuse. Les chiens mangeaient les entrailles puantes du sanglier, et criaient, et se battaient. Et les piqueurs et les gentilshommes chasseurs, en cercle autour de la curée, sonnaient du cor à plein souffle. La fanfare s’en allait dans la nuit claire au-dessus des bois, répétée par les échos perdus des vallées lointaines, réveillant les cerfs inquiets, les renards glapissants et troublant en leurs ébats les petits lapins gris, au bord des clairières.

Les oiseaux de nuit voletaient, effarés, au-dessus de la meute affolée d’ardeur. Et des femmes, attendries par toutes ces choses douces et violentes, s’appuyant un peu au bras des hommes, s’écartaient déjà dans les allées, avant que les chiens eussent fini leur repas.

Tout alanguie par cette journée de fatigue et de tendresse. Mme d’Avancelles dit au baron :

« Voulez-vous faire un tour de parc, mon ami ? »

Mais lui, sans répondre, tremblant, défaillant, l’entraîna.

Et, tout de suite, ils s’embrassèrent. Ils allaient au pas, au petit pas, sous les branches presque dépouillées et qui laissaient filtrer la lune ; et leur amour, leurs désirs, leur besoin d’étreinte étaient devenus si véhéments qu’ils faillirent choir au pied d’un arbre.

Les cors ne sonnaient plus. Les chiens épuisés dormaient au chenil. « Rentrons », dit la jeune femme. Ils revinrent.

Puis, lorsqu’ils furent devant le château, elle murmura d’une voix mourante : « Je suis si fatiguée que je vais me coucher, mon ami. » Et, comme il ouvrait les bras pour la prendre en un dernier baiser, elle s’enfuit, lui jetant comme adieu : « Non… je vais dormir… Qui m’aime me suive ! »

Une heure plus tard, alors que tout le château silencieux semblait mort, le baron sortit à pas de loup de sa chambre et s’en vint gratter à la porte de son amie. Comme elle ne répondait pas, il essaya d’ouvrir. Le verrou n’était point poussé.

Elle rêvait, accoudée à la fenêtre.

Il se jeta à ses genoux qu’il baisait éperdument à travers la robe de nuit. Elle ne disait rien, enfonçant ses doigts fins, d’une manière caressante, dans les cheveux du baron.

Et soudain, se dégageant comme si elle eût pris une grande résolution, elle murmura de son air hardi, mais à voix basse : « Je vais revenir. Attendez-moi. » Et son doigt, tendu dans l’ombre montrait au fond de la chambre la tache vague et blanche du lit.

Alors, à tâtons, éperdu, les mains tremblantes, il se dévêtit bien vite et s’enfonça dans les draps frais. Il s’étendit délicieusement, oubliant presque son amie, tant il avait plaisir à cette caresse du linge sur son corps las de mouvement.

Elle ne revenait point, pourtant ; s’amusant sans doute à le faire languir. Il fermait les yeux dans un bien-être exquis ; et il rêvait doucement dans l’attente délicieuse de la chose tant désirée. Mais peu à peu ses membres s’engourdirent, sa pensée s’assoupit, devint incertaine, flottante. La puissante fatigue enfin le terrassa ; il s’endormit.

Il dormit du lourd sommeil, de l’invincible sommeil des chasseurs exténués. Il dormit jusqu’à l’aurore.

Tout à coup, la fenêtre étant restée entrouverte, un coq, perché dans un arbre voisin, chanta. Alors brusquement, surpris par ce cri sonore, le baron ouvrit les yeux.

Sentant contre lui un corps de femme, se trouvant en un lit qu’il ne reconnaissait pas, surpris et ne se souvenant plus de rien, il balbutia, dans l’effarement du réveil :

« Quoi ? Où suis-je ? Qu’y a-t-il ? »

Alors elle, qui n’avait point dormi, regardant cet homme dépeigné, aux yeux rouges, à la lèvre épaisse, répondit, du ton hautain dont elle parlait à son mari :

« Ce n’est rien. C’est un coq qui chante. Rendormez-vous, monsieur, cela ne vous regarde pas. »


<t Enfant (L’) [1882]>

L’Enfant [1882]

Après avoir longtemps juré qu’il ne se marierait jamais, Jacques Bourdillère avait soudain changé d’avis. Cela était arrivé brusquement, un été, aux bains de mer.

Un matin, comme il était étendu sur le sable, tout occupé à regarder les femmes sortir de l’eau, un petit pied l’avait frappe par sa gentillesse et sa mignardise. Ayant levé les yeux plus haut, toute la personne le séduisit. De toute cette personne, il ne voyait d’ailleurs que les chevilles et la tête émergeant d’un peignoir de flanelle blanche, clos avec soin. On le disait sensuel et viveur. C’est donc par la seule grâce de la forme qu’il fut capté d’abord ; puis il fut retenu par le charme d’un doux esprit de jeune fille, simple et bon, frais comme les joues et les lèvres.

Présenté à la famille, il plut et il devint bientôt fou d’amour. Quand il apercevait Berthe Lannis de loin, sur la longue plage de sable jaune, il frémissait jusqu’aux cheveux. Près d’elle, il devenait muet, incapable de rien dire et même de penser, avec une espèce de bouillonnement dans le cœur, de bourdonnement dans l’oreille, d’effarement dans l’esprit. Était-ce donc de l’amour, cela ?

Il ne le savait, n’y comprenait rien, mais demeuré, en tout cas, bien décidé à faire sa femme de cette enfant.

Les parents hésitèrent longtemps, retenus par la mauvaise réputation du jeune homme. Il avait une maîtresse, disait-on, une vieille maîtresse, une ancienne et forte liaison, une de ces chaînes qu’on croit rompues et qui tiennent toujours.

Outre cela, il aimait, pendant des périodes plus ou moins longues, toutes les femmes qui passaient à portée de ses lèvres.

Alors il se rangea, sans consentir même à revoir une seule fois celle avec qui il avait vécu longtemps. Un ami régla la pension de cette femme, assura son existence. Jacques paya, mais ne voulut pas entendre parler d’elle, prétendant désormais ignorer jusqu’à son nom. Elle écrivit des lettres sans qu’il les ouvrît. Chaque semaine, il reconnaissait l’écriture maladroite de l’abandonnée ; et, chaque semaine, une colère plus grande lui venait contre elle, et il déchirait brusquement l’enveloppe et le papier, sans ouvrir, sans lire une ligne, une seule ligne, sachant d’avance les reproches et les plaintes contenus là-dedans.

Comme on ne croyait guère à sa persévérance, on fît durer l’épreuve tout l’hiver, et c’est seulement au printemps que sa demande fut agréée.

Le mariage eut lieu à Paris dans les premiers jours de mai.

Il était décidé qu’ils ne feraient point le classique voyage de noces. Après un petit bal, une sauterie de jeunes cousines qui ne se prolongerait point au delà de onze heures, pour ne pas éterniser les fatigues de cette longue journée de cérémonie, les jeunes époux devaient passer leur première nuit commune dans la maison familiale, puis partir seuls, le lendemain matin, pour la plage chère à leurs cœurs, où ils s’étaient connus et aimés.

La nuit était venue, on dansait dans le grand salon. Ils s’étaient retirés tous les deux dans un petit boudoir japonais, tendu de soies éclatantes, à peine éclairé, ce soir-là, par les rayons alanguis d’une grosse lanterne de couleur, pendue au plafond comme un œuf énorme. La fenêtre entrouverte laissait entrer parfois des souffles frais du dehors, des caresses d’air qui passaient sur les visages, car la soirée était tiède et calme, pleine d’odeurs de printemps.

Ils ne disaient rien ; ils se tenaient les mains en se les pressant parfois de toute leur force. Elle demeurait, Les yeux vagues, un peu éperdue par ce grand changement dans sa vie, mais souriante, remuée, prête à pleurer, souvent prête aussi à défaillir de joie, croyant le monde entier changé par ce qui lui arrivait, inquiète sans savoir de quoi, et sentant tout son corps, toute son âme envahis d’une indéfinissable et délicieuse lassitude.

Lui la regardait obstinément, souriant d’un sourire fixe. Il voulait parler, ne trouvait rien et restait là, mettant toute son ardeur en des pressions de mains. De temps en temps, il murmurait : « Berthe ! » et chaque fois elle levait les yeux sur lui d’un regard doux et tendre ; ils se contemplaient une seconde, puis son regard à elle, pénétré et fasciné par son regard à lui, retombait.

Ils ne découvraient aucune pensée à échanger. On les laissait seuls ; mais, parfois, un couple de danseurs jetait sur eux, en passant, un coup d’œil furtif, comme s’il eût été témoin discret et confident d’un mystère.

Une porte de côté s’ouvrit, un domestique entra, tenant sur un plateau une lettre pressée qu’un commissionnaire venait d’apporter. Jacques prit en tremblant ce papier, saisi d’une peur vague et soudaine, la peur mystérieuse des brusques malheurs.

Il regarda longtemps l’enveloppe dont il ne connaissait point l’écriture, n’osant pas l’ouvrir, désirant follement ne pas lire, ne pas savoir, mettre en poche cela, et se dire : « À demain. Demain, je serai loin, peu m’importe ! » Mais, sur un coin, deux grands mots soulignés : très urgent, le retenaient et l’épouvantaient. Il demanda : « Vous permettez, mon amie ? » déchira la feuille collée et lut. Il lut le papier, pâlissant affreusement, le parcourut d’un coup et, lentement, sembla ‘épeler.

Quand il releva la tête, toute sa face était bouleversée. Il balbutia : « Ma chère petite, c’est… c’est mon meilleur ami à qui il arrive un grand, un très grand malheur. Il a besoin de moi tout de suite… tout de suite… pour une affaire de vie ou de mort. Me permettez-vous de m’absenter vingt minutes ? Je reviens aussitôt. »

Elle bégaya, tremblante, effarée : « Allez, mon ami ! » n’étant pas encore assez sa femme pour oser l’interroger, pour exiger savoir. Et il disparut. Elle resta seule, écoutant danser dans le salon voisin.

Il avait pris un chapeau, le premier trouvé, un pardessus quelconque, et il descendit en courant l’escalier. Au moment de sauter dans la rue, il s’arrêta encore sous le bec de gaz du vestibule et relut la lettre.

Voici ce qu’elle disait :

« Monsieur,

« Une fille Ravet, votre ancienne maîtresse, paraît-il, vient d’accoucher d’un enfant qu’elle prétend être à vous. La mère va mourir et implore votre visite. Je prends la liberté de vous écrire et de vous demander si vous pouvez accorder ce dernier entretien à cette femme, qui semble être très malheureuse et digne de pitié.

« Votre serviteur,

« Docteur Bonnard. »

Quand il pénétra dans la chambre de la mourante, elle agonisait déjà. Il ne la reconnut pas d’abord. Le médecin et deux gardes la soignaient, et partout à terre traînaient des seaux pleins de glace et des linges pleins de sang.

L’eau répandue inondait le parquet ; deux bougies brûlaient sur un meuble ; derrière le lit, dans un petit berceau d’osier, l’enfant riait, et, à chacun de ses vagissements, la mère, torturée, essayait un mouvement, grelottante sous les compresses gelées.

Elle saignait ; elle saignait, blessée à mort, tuée par cette naissance. Toute sa vie ourlait ; et, malgré la glace, malgré les soins, l’invincible hémorragie continuait, précipitait son heure dernière.

Elle reconnut Jacques et voulut lever les bras : elle ne put pas, tant ils étaient faibles, mais sur ses joues livides des larmes commencèrent à glisser.

Il s’abattit à genoux près du lit, saisit une main pendante et la baisa frénétiquement ; puis, peu à peu, il s’approcha tout près, tout près du maigre visage qui tressaillait à son contact. Une des gardes, debout, une bougie à la main, les éclairait, et le médecin, s’étant reculé, regardait du fond de la chambre.

Alors d’une voix lointaine ?, en haletant, elle dit : « Je vais mourir, mon chéri ; promets-moi de rester jusqu’à la fin. Oh ! ne me quitte pas maintenant, ne me quitte pas au dernier moment ! »

Il la baisait au front, dans ses cheveux, en sanglotant. Il murmura : « Sois tranquille, je vais rester. »

Elle fut quelques minutes avant de pouvoir parler encore, tant elle était oppressée et défaillante. Elle reprit : « C’est à toi, le petit. Je te le jure devant Dieu, je te le jure sur mon âme, je te le jure au moment de mourir. Je n’ai pas aimé d’autre homme que toi… Promets-moi De ne pas l’abandonner. » Il essayait de prendre encore dans ses bras ce misérable corps déchiré, vidé de sang. Il balbutia, affolé de remords et de chagrin : « Je te le jure, je l’élèverai et je L’aimerai. Il ne me quittera pas. » Alors elle tenta d’embrasser Jacques. Impuissante à lever sa tête épuisée, elle tendait ses Lèvres blanches dans un appel de baiser. Il approcha sa bouche pour cueillir cette lamentable et suppliante caresse.

Un peu calmée, elle murmura tout bas : « Apporte-le, que je vois si tu l’aimes. »

Et il alla chercher l’enfant.

Il le posa doucement sur le ht, entre eux, et le petit être cessa de pleurer. Elle murmura : « Ne bouge plus ! » Et il ne remua plus. Il resta là, tenant en sa main brûlante cette main que secouaient des frissons d’agonie, comme il avait tenu, tout à l’heure, une autre main que crispaient des frissons d’amour. De temps en temps, il regardait l’heure, d’un coup d’œil furtif, guettant l’aiguille qui passait minuit, puis une heure, puis deux heures.

Le médecin s’était retiré ; les deux gardes, après avoir rôdé quelque temps, d’un pas léger, par la chambre, sommeillaient maintenant sur des chaises. L’enfant dormait, et la mère, les yeux fermés, semblé se reposer aussi.

Tout à coup, comme le jour blafard filtrait entre les rideaux croisés, elle tendit ses bras d’un mouvement si brusque et si violent qu’elle faillit jeter à terre son enfant. Une espèce de râle se glissa dans sa gorge ; puis elle demeura sur le dos, immobile, morte.

Les gardes accourues déclarèrent : « C’est fini. »

Il regarda une dernière fois cette femme qu’il avait aimée, puis la pendule qui marquait quatre heures, et s’enfuit oubliant son pardessus, en habit noir, avec l’enfant dans ses bras.

Après qu’il l’eut laissée seule, sa jeune femme avait attendu, assez calme d’abord, dans le petit boudoir japonais. Puis, ne le voyant point reparaître, elle était rentrée dans le salon, d’un air indifférent et tranquille, mais inquiète horriblement. Sa mère, l’apercevant seule, avait demandé : « Où donc est ton mari ? » Elle avait répondu : « Dans sa chambre ; il va revenir. »

Au bout d’une heure, comme tout le monde l’interrogeait, elle avoua la lettre et la figure bouleversée de Jacques, et ses craintes d’un malheur.

On attendit encore. Les invités partirent ; seuls, les parents les plus proches demeuraient. À minuit, on coucha la mariée toute secouée de sanglots. Sa mère et deux tantes, assises autour du lit, l’écoutaient pleurer, muettes et désolées… Le père était parti chez le commissaire de police pour chercher des renseignements.

À cinq heures, un bruit léger glissa dans le corridor ; une porte s’ouvrit et se ferma doucement ; puis soudain un petit cri pareil à un miaulement de chat courut dans la maison silencieuse.

Toutes les femmes furent debout d’un bond, t Berthe, la première, s’élança, malgré sa mère et ses tantes, enveloppée de son peignoir de nuit.

Jacques, debout au milieu de la chambre, livide, haletant, tenait un enfant dans ses bras.

Les quatre femmes le regardèrent effarées ; mais Berthe, devenue soudain téméraire, le cœur crispé d’angoisse, courut à lui : « Qu’y a-t-il ? dites, qu’y a-t-il ? »

Il avait l’air fou ; il répondit d’une voix saccadée : « Il y a… il y a… que j’ai un enfant, et que la mère vient de mourir… » Et il présentait dans ses mains inhabiles le marmot hurlant.

Berthe, sans dire un mot, saisit l’enfant, l’embrassa, l’étreignant contre elle ; puis, relevant sur son mari ses yeux pleins de larmes : « La mère est morte, dites-vous ? » Il répondit : « Oui, tout de suite… dans mes bras… J’avais rompu depuis l’été… Je ne savais rien, moi… c’est le médecin qui m’a fait venir… »

Alors Berthe murmura : « Eh bien, nous relèverons, ce petit. »


<t Verrou (Le)>

Le Verrou

À Raoul Denisane.

Les quatre verres devant les dîneurs restaient à moitié pleins maintenant, ce qui indique généralement que les convives le sont tout à fait. On commençait à parler sans écouter les réponses, chacun ne s’occupant que de ce qui se passait en lui ; et les voix devenaient éclatantes, les gestes exubérants, les yeux allumés.

C’était un dîner de garçons, de vieux garçons endurcis. Ils avaient fondé ce repas régulier, une vingtaine d’années auparavant, en le baptisant : « le Célibat ». Ils étaient alors quatorze bien décidés à ne jamais prendre femme. Ils restaient quatre maintenant. Trois étaient morts, et les sept autres mariés.

Ces quatre-là tenaient bon ; et ils observaient scrupuleusement, autant qu’il était en leur pouvoir, les règles établies au début de cette curieuse association. Ils s’étaient juré, les mains dans les mains, de détourner de ce qu’on appelle le droit chemin toutes les femmes qu’ils pourraient, de préférence celle des amis, de préférence encore celle des amis les plus intimes. Aussi, dès que l’un d’eux quittait la société pour fonder une famille, il avait soin de se fâcher d’une façon définitive avec tous ses anciens compagnons.

Ils devaient, en outre, à chaque dîner, s’entre-confesser, se raconter avec tous les détails et les noms, et les renseignements les plus précis, leurs dernières aventures. D’où cette espèce de dicton devenu familier entre eux : « Mentir comme un célibataire. »

Ils professaient, en outre, le mépris le plus complet pour la Femme, qu’ils traitaient de « Bête à plaisir ». Ils citaient à tout instant Schopenhauer, leur dieu ; réclamaient le rétablissement des harems et des tours, avaient fait broder sur le linge de table qui servait au dîner du Célibat, ce précepte ancien : « Mulier, perpetuus infans » et, au-dessous, le vers d’Alfred de Vigny :

La femme, enfant malade et douze fois impure !

De sorte qu’à force de mépriser les femmes, ils ne pensaient qu’à elles, ne vivaient que pour elles, tendaient vers elles tous leurs efforts, tous leurs désirs.

Ceux d’entre eux qui s’étaient mariés, les appelaient vieux galantins, les plaisantaient et les craignaient.

C’était juste au moment de boire le champagne que devaient commencer les confidences au dîner du Célibat.

Ce jour-là, ces vieux, car ils étaient vieux à présent, et plus ils vieillissaient, plus ils racontaient de surprenantes bonnes fortunes, ces vieux furent intarissables. Chacun des quatre, depuis un mois, avait séduit au moins une femme par jour ; et quelles femmes ! les plus jeunes, les plus nobles, les plus riches, les plus belles !

Quand ils eurent terminé leurs récits, l’un d’eux, celui qui, ayant parlé le premier, avait dû, ensuite, écouter les autres, se leva. « Maintenant que nous avons fini de blaguer, dit-il, je me propose de vous raconter, non pas ma dernière, mais ma première aventure, j’entends la première aventure de ma vie, ma première chute (car c’est une chute) dans les bras d’une femme. Oh ! je ne vais pas vous narrer mon… comment dirai-je ?… mon tout premier début, non. Le premier fossé sauté (je dis fossé au figuré) n’a rien d’intéressant. Il est généralement boueux, et on s’en relève un peu sali avec une charmante illusion de moins, un vague dégoût, une pointe de tristesse. Cette réalité de l’amour, la première fois qu’on la touche, répugne un peu ; on la rêvait tout autre, plus délicate, plus fine. Il vous en reste une sensation morale et physique d’écœurement comme lorsqu’on a mis la main, par hasard, en des choses poisseuses, et qu’on n’a pas d’eau pour se laver. On a beau frotter, ça reste.

« Oui, mais comme on s’y accoutume bien, et vite ! Je te crois, qu’on s’y fait ! Cependant… cependant, pour ma part, j’ai toujours regretté de n’avoir pas pu donner de conseils au Créateur au moment où il a organisé cette chose-là. Qu’est-ce que j’aurais imaginé ; je ne le sais pas au juste ; mais je crois que je l’aurais arrangée autrement. J’aurais cherché une combinaison plus convenable et plus poétique, oui, plus poétique.

« Je trouve que le bon Dieu s’est montré vraiment trop… trop… naturaliste. Il a manqué de poésie dans son invention.

« Donc, ce que je veux vous raconter, c’est ma première femme du monde, la première femme du monde que j’ai séduite. Pardon, je veux dire la première femme du monde qui m’a séduit. Car, au début, c’est nous qui nous laissons prendre, tandis que, plus tard… c’est la même chose.

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C’était une amie de ma mère, une femme charmante d’ailleurs. Ces êtres-là, quand ils sont chastes, c’est généralement par bêtise, et quand ils sont amoureux, ils sont enragés. On nous accuse de les corrompre ! Ah bien, oui ! Avec elles, c’est toujours le lapin qui commence, et jamais le chasseur. Oh ! elles n’ont pas l’air d’y toucher, je le sais, mais elles y touchent ; elles font de nous ce qu’elles veulent sans que cela paraisse ; et puis elles nous accusent de les avoir perdues, déshonorées, avilies, que sais-je ?

Celle dont je parle nourrissait assurément une furieuse envie de se faire avilir par moi. Elle avait peut-être trente-cinq ans ; j’en comptais à peine vingt-deux. Je ne songeais pas plus à la séduire que je ne pensais à me faire trappiste. Or, un jour, comme je lui rendais visite, et que je considérais avec étonnement son costume, un peignoir du matin considérablement ouvert, ouvert comme une porte d’église quand on sonne la messe, elle me prit la main, la serra, vous savez, la serra comme elles serrent dans ces moments-là, et avec un soupir demi-pâmé, ces soupirs qui viennent d’en bas, elle me dit : « Oh ! ne me regardez pas comme ça, mon enfant. »

Je devins plus rouge qu’une tomate et plus timide encore que d’habitude, naturellement. J’avais bien envie de m’en aller, mais elle me tenait la main, et ferme. Elle la posa sur sa poitrine, une poitrine bien nourrie ; et elle me dit : « Tenez, sentez mon cœur, comme il bat. » Certes, il battait. Moi, je commençais à saisir, mais je ne savais comment m’y prendre, ni par où commencer. J’ai changé depuis.

Comme je demeurais toujours une main appuyée sur la grasse doublure de son cœur, et l’autre main tenant mon chapeau, et comme je continuais à la regarder avec un sourire confus, un sourire niais, un sourire de peur, elle se redressa soudain, et, d’une voix irritée : « Ah çà, que faites-vous, jeune homme, vous êtes indécent et malappris. » Je retirai ma main bien vite, je cessai de sourire, et je balbutiai des excuses, et je me levai, et je m’en allai abasourdi, la tête perdue.

Mais j’étais pris, je rêvai d’elle. Je la trouvais charmante, adorable ; je me figurai que je l’aimais, que je l’avais toujours aimée, je résolus d’être entreprenant, téméraire même !

Quand je la revis, elle eut pour moi un petit sourire en coulisse. Oh ! ce petit sourire, comme il me troubla. Et sa poignée de main fut longue, avec une insistance significative.

À partir de ce jour je lui fis la cour, paraît-il. Du moins elle m’affirma depuis que je l’avais séduite, captée, déshonorée, avec un rare machiavélisme, une habileté consommée, une persévérance de mathématicien, et des ruses d’Apache.

Mais une chose me troublait étrangement. En quel lieu s’accomplirait mon triomphe ? J’habitais dans ma famille, et ma famille, sur ce point se montrait intransigeante. Je n’avais pas l’audace nécessaire pour franchir, une femme au bras, une porte d’hôtel en plein jour ; je ne savais à qui demander conseil.

Or, mon amie, en causant avec moi d’une façon badine, m’affirma que tout jeune homme devait avoir une chambre en ville. Nous habitions à Paris. Ce fut un trait de lumière, j’eus une chambre ; elle y vint.

Elle y vint un jour de novembre. Cette visite que j’aurais voulu différer me troubla beaucoup parce que je n’avais pas de feu. Et je n’avais pas de feu parce que ma cheminée fumait. La veille justement j’avais fait une scène à mon propriétaire, un ancien commerçant, et il m’avait promis de venir lui-même avec le fumiste, avant deux jours, pour examiner attentivement les travaux à exécuter.

Dès qu’elle fut entrée, je lui déclarai : « Je n’ai pas de feu, parce que ma cheminée fume. » Elle n’eut pas l’air de m’écouter, elle balbutia : « Ça ne fait rien, j’en ai… » Et comme je demeurais surpris, elle s’arrêta toute confuse ; puis reprit : « Je ne sais plus ce que je dis… je suis folle… je perds la tête… Qu’est-ce que je fais, Seigneur ! Pourquoi suis-je venue, malheureuse ! Oh ! quelle honte ! » Et elle s’abattit en sanglotant dans mes bras.

Je crus à ses remords et je lui jurai que je la respecterais. Alors elle s’écroula à mes genoux en gémissant : « Mais tu ne vois donc pas que je t’aime, que tu m’as vaincue, affolée ! »

Aussitôt je crus opportun de commencer les approches. Mais elle tressaillit, se releva, s’enfuit jusque dans une armoire pour se cacher, en criant : « Oh ! ne me regardez pas, non, non. Ce jour me fait honte. Au moins si tu ne me voyais pas, si nous étions dans l’ombre, la nuit, tous les deux. Y songes-tu ? Quel rêve ! Oh ! ce jour ! »

Je me précipitai sur la fenêtre, je fermai les contrevents, je croisai les rideaux, je pendis un paletot sur un filet de lumière qui passait encore ; puis, les mains étendues pour ne pas tomber sur les chaises, le cœur palpitant, je la cherchai, je la trouvai.

Ce fut un nouveau voyage, à deux, à tâtons, les lèvres unies, vers l’autre coin où se trouvait mon alcôve. Nous n’allions pas droit, sans doute, car je rencontrai d’abord la cheminée, puis la commode, puis enfin ce que nous cherchions.

Alors j’oubliai tout dans une extase frénétique. Ce fut une heure de folie, d’emportement, de joie surhumaine ; puis, une délicieuse lassitude nous ayant envahis, nous nous endormîmes, aux bras l’un de l’autre.

Et je rêvai. Mais voilà que dans mon rêve il me sembla qu’on m’appelait, qu’on criait au secours ; puis je reçus un coup violent ; j’ouvris les yeux !…

Oh !… Le soleil couchant, rouge, magnifique, entrant tout entier par ma fenêtre grande ouverte, semblait nous regarder du bord de l’horizon, illuminait d’une lueur d’apothéose mon lit tumultueux, et, couchée dessus, une femme éperdue, qui hurlait, se débattait, se tortillait, s’agitait des pieds et des mains pour saisir un bout de drap, un coin de rideau, n’importe quoi, tandis que, debout au milieu de la chambre, effarés, côte à côte, mon propriétaire en redingote, flanqué du concierge et d’un fumiste noir comme un diable, nous contemplait avec des yeux stupides.

Je me dressai furieux, prêt à lui sauter au collet, et je criai : « Que faites-vous chez moi, nom de Dieu ! »

Le fumiste, pris d’un rire irrésistible, laissa tomber la plaque de tôle qu’il portait à la main. Le concierge semblait devenu fou ; et le propriétaire balbutia : « Mais, monsieur, c’était… c’était… pour la cheminée… la cheminée… » Je hurlai : « F…ichez le camp, nom de Dieu ! »

Alors il retira son chapeau d’un air confus et poli, et, s’en allant à reculons, murmura : « Pardon, monsieur, excusez-moi, si j’avais cru vous déranger, je ne serais pas venu. Le concierge m’avait affirmé que vous étiez sorti. Excusez-moi. » Et ils partirent.

Depuis ce temps-là, voyez-vous, je ne ferme jamais les fenêtres ; mais je pousse toujours les verrous.


<t Un drame vrai>

Un drame vrai

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

Je disais l’autre jour, à cette place, que l’école littéraire d’hier se servait, pour ses romans, des aventures ou vérités exceptionnelles rencontrées dans l’existence ; tandis que l’école actuelle, ne se préoccupant que de la vraisemblance, établit une sorte de moyenne des événements ordinaires.

Voici qu’on me communique toute une histoire, arrivée, paraît-il, et qui semble inventée par quelque romancier populaire ou quelque dramatique en délire.

Elle est, en tout cas, saisissante, bien machinée et fort intéressante en son étrangeté.

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Dans une propriété de campagne, mi-ferme et mi-château, vivait une famille possédant une fille courtisée par deux jeunes gens, les deux frères.

Ils appartenaient à une ancienne et bonne maison, et vivaient ensemble en une propriété voisine.

L’aîné fut préféré. Et le cadet, dont un amour tumultueux bouleversait le cœur, devint sombre, rêveur, errant. Il sortait des jours entiers ou bien s’enfermait en sa chambre, et lisait ou méditait.

Plus l’heure du mariage avançait, plus il devenait ombrageux.

Une semaine environ avant la date fixée, le fiancé, qui revenait un soir de sa visite quotidienne à la jeune fille, reçut un coup de fusil à bout portant, au coin d’un bois. Des paysans, qui le trouvèrent au jour levant, rapportèrent le corps à son logis. Son frère s’abîma dans un désespoir fougueux qui dura deux ans. On crut même qu’il se ferait prêtre ou qu’il se tuerait.

Au bout de ces deux années de désespoir, il épousa la fiancée de son frère.

Cependant on n’avait pas trouvé le meurtrier. Aucune trace certaine n’existait ; et le seul objet révélateur était un morceau de papier presque brûlé, noir de poudre, ayant servi de bourre au fusil de l’assassin. Sur ce lambeau de papier, quelques vers étaient imprimés, la fin d’une chanson, sans doute, mais on ne put découvrir le livre dont cette feuille était arrachée.

On soupçonna du meurtre un braconnier mal noté. Il fut poursuivi, emprisonné, interrogé, harcelé ; mais il n’avoua pas, et on l’acquitta, faute de preuves.

Telle est l’exposition de ce drame. On croirait lire un horrible roman d’aventures. Tout y est : l’amour des deux frères, la jalousie de l’un, la mort du préféré, le crime au coin d’un bois, la justice dépistée, le prévenu acquitté, et le fil léger resté aux mains des juges, ce bout de papier noir de poudre.

Et, maintenant, vingt ans s’écoulent. Le cadet, marié, est heureux, riche et considéré ; il a trois filles. Une d’elles va se marier à son tour. Elle épouse le fils d’un ancien magistrat, un de ceux qui siégeaient autrefois lors de l’assassinat du frère aîné.

Et voilà que le mariage a lieu, un grand mariage de campagne, une noce. Les deux pères se serrent les mains, les jeunes gens sont heureux. On dîne dans la longue salle du château ; on boit, on plaisante, on rit, et, le dessert venu, quelqu’un propose de chanter des chansons, comme on faisait au temps ancien. L’idée plaît, et chacun chante.

Son tour venu, le père de la mariée cherche en sa tête de vieux couplets qu’il fredonnait autrefois, et peu à peu il les retrouve.

Ils font rire, on applaudit ; il continue, entonne le dernier ; puis, lorsqu’il a fini, son voisin le magistrat lui demande : « Où diable avez-vous trouvé cette chanson-là ? J’en connais les derniers vers. Il me semble même qu’ils sont liés à quelque grave circonstance de ma vie, mais je ne sais plus au juste ; je perds un peu la mémoire. »

Et, le lendemain, les nouveaux mariés partent pour leur voyage nuptial.

Cependant, l’obsession des souvenirs indécis, cette démangeaison constante de retrouver une chose qui vous échappe sans cesse, harcelait le père du jeune homme. Il fredonnait sans repos le refrain qu’avait chanté son ami, et ne retrouvait toujours pas d’où lui venaient ces vers qu’il sentait pourtant gravés depuis longtemps en sa tête, comme s’il avait eu un intérêt sérieux à ne les point oublier.

Deux ans encore se passent. Et voilà qu’un jour, en feuilletant de vieux papiers, il retrouve, copiées par lui, ces rimes qu’il a tant cherchées.

C’étaient les vers restés lisibles sur la bourre du fusil dont on s’était autrefois servi pour le meurtre.

Alors il recommence tout seul l’enquête. Il interroge avec astuce, fouille dans les meubles de son ami, tant et si bien qu’il retrouve le livre dont la feuille avait été arrachée.

C’est en ce cœur de père que se passe maintenant le drame. Son fils est le gendre de celui qu’il soupçonne si violemment ; mais, si celui qu’il soupçonne est coupable, il a tué son frère pour lui voler sa fiancée ! Est-il un crime plus monstrueux ?

Le magistrat l’emporte sur le père. Le procès recommence. L’assassin véritable est, en effet, le frère. On le condamne.

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Voilà les faits qu’on m’indique. On les affirme vrais. Les pourrions-nous employer dans un livre sans avoir l’air d’imiter servilement MM. de Montépin et du Boisgobey ?

Donc, en littérature comme dans la vie, l’axiome : « Toute vérité n’est pas bonne à dire » me paraît parfaitement applicable.

J’appuie sur cet exemple, qui me paraît frappant. Un roman fait avec une donnée pareille laisserait tous les lecteurs incrédules, et révolterait tous les vrais artistes.


<t Farce normande>

Farce normande

À A. de Joinville.

La procession se déroulait dans le chemin creux ombragé par les grands arbres poussés sur les talus des fermes. Les jeunes mariés venaient d’abord, puis les parents, puis les invités, puis les pauvres du pays, et les gamins qui tournaient autour du défilé, comme des mouches, passaient entre les rangs, grimpaient aux branches pour mieux voir.

Le marié était un beau gars, Jean Patu, le plus riche fermier du pays. C’était, avant tout, un chasseur frénétique, qui perdait le bon sens à satisfaire cette passion, et dépensait de l’argent gros comme lui pour ses chiens, ses gardes, ses furets et ses fusils.

La mariée, Rosalie Roussel, avait été fort courtisée par tous les partis des environs, car on la trouvait avenante, et on la savait bien dotée ; mais elle avait choisi Patu, peut-être parce qu’il lui plaisait mieux que les autres, mais plutôt encore, en Normande réfléchie, parce qu’il avait plus d’écus.

Lorsqu’ils tournèrent la grande barrière de la ferme maritale, quarante coups de fusil éclatèrent sans qu’on vît les tireurs cachés dans les fossés. À ce bruit, une grosse gaieté saisit les hommes qui gigotaient lourdement en leurs habits de fête ; et Patu, quittant sa femme, sauta sur un valet qu’il apercevait derrière un arbre, empoigna son arme, et lâcha lui-même un coup de feu en gambadant comme un poulain.

Puis on se remit en route sous les pommiers déjà lourds de fruits, à travers l’herbe haute, au milieu des veaux qui regardaient de leurs gros yeux, se levaient lentement et restaient debout, le mufle tendu vers la noce.

Les hommes redevenaient graves en approchant du repas. Les uns, les riches, étaient coiffés de hauts chapeaux de soie luisants, qui semblaient dépaysés en ce lieu ; les autres portaient d’anciens couvre-chefs à poils longs, qu’on aurait dits en peau de taupe ; les plus humbles étaient couronnés de casquettes.

Toutes les femmes avaient des châles lâchés dans le dos, et dont elles tenaient les bouts sur leurs bras avec cérémonie. Ils étaient rouges, bigarrés, flamboyants, ces châles ; et leur éclat semblait étonner les poules noires sur le fumier, les canards au bord de la mare, et les pigeons sur les toits de chaume.

Tout le vert de la campagne, le vert de l’herbe et des arbres, semblait exaspéré au contact de cette pourpre ardente et les deux couleurs ainsi voisines devenaient aveuglantes sous le feu du soleil de midi.

La grande ferme paraissait attendre là-bas, au bout de la voûte des pommiers. Une sorte de fumée sortait de la porte et des fenêtres ouvertes, et une odeur épaisse de mangeaille s’exhalait du vaste bâtiment, de toutes ses ouvertures, des murs eux-mêmes.

Comme un serpent, la suite des invités s’allongeait à travers la cour. Les premiers, atteignant la maison, brisaient la chaîne, s’éparpillaient, tandis que là-bas il en entrait toujours par la barrière ouverte. Les fossés maintenant étaient garnis de gamins et de pauvres, curieux ; et les coups de fusil ne cessaient pas, éclatant de tous les côtés à la fois, mêlant à l’air une buée de poudre et cette odeur qui grise comme de l’absinthe.

Devant la porte, les femmes tapaient sur leurs robes pour en faire tomber la poussière, dénouaient les oriflammes qui servaient de rubans à leurs chapeaux, défaisaient leurs châles et les posaient sur leurs bras, puis entraient dans la maison pour se débarrasser définitivement de ces ornements.

La table était mise dans la grande cuisine, qui pouvait contenir cent personnes.

On s’assit à deux heures. À huit heures on mangeait encore. Les hommes déboutonnés, en bras de chemise, la face rougie, engloutissaient comme des gouffres. Le cidre jaune luisait, joyeux, clair et doré, dans les grands verres, à côté du vin coloré, du vin sombre, couleur de sang.

Entre chaque plat on faisait un trou, le trou normand, avec un verre d’eau-de-vie qui jetait du feu dans les corps et de la folie dans les têtes.

De temps en temps, un convive plein comme une barrique, sortait jusqu’aux arbres prochains, se soulageait, puis rentrait avec une faim nouvelle aux dents.

Les fermières, écarlates, oppressées, les corsages tendus comme des ballons, coupées en deux par le corset, gonflées du haut et du bas, restaient à table par pudeur. Mais une d’elles, plus gênée, étant sortie, toutes alors se levèrent à la suite. Elles revenaient plus joyeuses, prêtes à rire. Et les lourdes plaisanteries commencèrent. C’étaient des bordées d’obscénités lâchées à travers la table, et toutes sur la nuit nuptiale. L’arsenal de l’esprit paysan fut vidé. Depuis cent ans, les mêmes grivoiseries servaient aux mêmes occasions, et, bien que chacun les connût, elles portaient encore, faisaient partir en un rire retentissant les deux enfilées de convives.

Un vieux à cheveux gris appelait : « Les voyageurs pour Mézidon en voiture. » Et c’étaient des hurlements de gaieté.

Tout au bout de la table, quatre gars, des voisins, préparaient des farces aux mariés, et ils semblaient en tenir une bonne, tant ils trépignaient en chuchotant.

L’un d’eux, soudain profitant d’un moment de calme, cria :

« C’est les braconniers qui vont s’en donner c’te nuit, avec la lune qu’y a !… Dis donc, Jean, c’est pas c’te lune-là qu’tu guetteras, toi ? »

Le marié, brusquement, se tourna :

« Qu’i z’y viennent, les braconniers ! »

Mais l’autre se mit à rire :

« Ah ! i peuvent y venir ; tu quitteras pas ta besogne pour ça ! »

Toute la tablée fut secouée par la joie. Le sol en trembla, les verres vibrèrent.

Mais le marié, à l’idée qu’on pouvait profiter de sa noce pour braconner chez lui devint furieux :

« J’te dis qu’ça ! qu’i z’y viennent ! »

Alors ce fut une pluie de polissonneries à double sens qui faisaient un peu rougir la mariée, toute frémissante d’attente.

Puis, quand on eut bu des barils d’eau-de-vie, chacun partit se coucher ; et les jeunes époux entrèrent en leur chambre, située au rez-de-chaussée, comme toutes les chambres de ferme ; et, comme il y faisait un peu chaud, ils ouvrirent la fenêtre et fermèrent l’auvent. Une petite lampe de mauvais goût, cadeau du père de la femme, brûlait sur la commode ; et le lit était prêt à recevoir le couple nouveau, qui ne mettait point à son premier embrassement tout le cérémonial des bourgeois dans les villes.

Déjà la jeune femme avait enlevé sa coiffure et sa robe, et elle demeurait en jupon, délaçant ses bottines, tandis que Jean achevait un cigare, en regardant de coin sa compagne.

Il la guettait d’un œil luisant, plus sensuel que tendre ; car il la désirait plutôt qu’il ne l’aimait ; et, soudain, d’un mouvement brusque, comme un homme qui va se mettre à l’ouvrage, il enleva son habit.

Elle avait défait ses bottines, et maintenant elle retirait ses bas, puis elle lui dit, le tutoyant depuis l’enfance : « Va te cacher là-bas, derrière les rideaux, que j’me mette au lit. »

Il fit mine de refuser, puis il y alla d’un air sournois, et se dissimula, sauf la tête. Elle riait, voulait envelopper ses yeux, et ils jouaient d’une façon amoureuse et gaie, sans pudeur apprise et sans gêne.

Pour finir il céda ; alors, en une seconde, elle dénoua son dernier jupon, qui glissa le long de ses jambes, tomba autour de ses pieds et s’aplatit en rond par terre. Elle l’y laissa, l’enjamba, nue sous la chemise flottante et elle se glissa dans le lit, dont les ressorts chantèrent sous son poids.

Aussitôt il arriva, déchaussé lui-même, en pantalon, et il se courbait vers sa femme, cherchant ses lèvres qu’elle cachait dans l’oreiller, quand un coup de feu retentit au loin, dans la direction du bois des Râpées, lui sembla-t-il.

Il se redressa inquiet, le cœur crispé, et, courant à la fenêtre, il décrocha l’auvent.

La pleine lune baignait la cour d’une lumière jaune. L’ombre des pommiers faisait des taches sombres à leur pied ; et, au loin, la campagne, couverte de moissons mûres, luisait.

Comme Jean s’était penché au-dehors, épiant toutes les rumeurs de la nuit, deux bras nus vinrent se nouer sous son cou, et sa femme, le tirant en arrière, murmura : « Laisse donc, qu’est-ce que ça fait, viens-t’en. »

Il se retourna, la saisit, l’étreignit, la palpant sous la toile légère ; et l’enlevant dans ses bras robustes, il l’emporta vers leur couche.

Au moment où il la posait sur le lit, qui plia sous le poids, une nouvelle détonation, plus proche celle-là, retentit.

Alors Jean, secoué d’une colère tumultueuse, jura : « Nom de D… ! ils croient que je ne sortirai pas à cause de toi ?… Attends, attends ! » Il se chaussa, décrocha son fusil toujours pendu à portée de sa main, et, comme sa femme se traînait à ses genoux et le suppliait, éperdue, il se dégagea vivement, courut à la fenêtre et sauta dans la cour.

Elle attendit une heure, deux heures, jusqu’au jour. Son mari ne rentra pas. Alors elle perdit la tête, appela, raconta la fureur de Jean et sa course après les braconniers.

Aussitôt les valets, les charretiers, les gars partirent à la recherche du maître.

On le retrouva à deux lieues de la ferme, ficelé des pieds à la tête, à moitié mort de fureur, son fusil tordu, sa culotte à l’envers, avec trois lièvres trépassés autour du cou et une pancarte sur la poitrine :

« Qui va à la chasse, perd sa place. »

Et, plus tard, quand il racontait cette nuit d’épousailles, il ajoutait : « Oh ! pour une farce ! c’était une bonne farce. Ils m’ont pris dans un collet comme un lapin, les salauds, et ils m’ont caché la tête dans un sac. Mais si je les tâte un jour, gare à eux ! »

Et voilà comment on s’amuse, les jours de noce, au pays normand.


<t Mon oncle Sosthène>

Mon oncle Sosthène

À Paul Ginisty.

Mon oncle Sosthène était un libre penseur comme il en existe beaucoup, un libre penseur par bêtise. On est souvent religieux de la même façon. La vue d’un prêtre le jetait en des fureurs inconcevables ; il lui montrait le poing, lui faisait des cornes, et touchait du fer derrière son dos, ce qui indique déjà une croyance, la croyance au mauvais œil. Or, quand il s’agit de croyances irraisonnées, il faut les avoir toutes ou n’en pas avoir du tout. Moi qui suis aussi libre penseur, c’est-à-dire un révolté contre tous les dogmes que fit inventer la peur de la mort, je n’ai pas de colère contre les temples, qu’ils soient catholiques, apostoliques, romains, protestants, russes, grecs, bouddhistes, juifs, musulmans. Et puis, moi, j’ai une façon de les considérer et de les expliquer. Un temple, c’est un hommage à l’inconnu. Plus la pensée s’élargit, plus l’inconnu diminue, plus les temples s’écroulent. Mais, au lieu d’y mettre des encensoirs, j’y placerais des télescopes et des microscopes et des machines électriques. Voilà !

Mon oncle et moi nous différions sur presque tous les points. Il était patriote, moi je ne le suis pas, parce que, le patriotisme, c’est encore une religion. C’est l’œuf des guerres.

Mon oncle était franc-maçon. Moi, je déclare les francs-maçons plus bêtes que les vieilles dévotes. C’est mon opinion et je la soutiens. Tant qu’à avoir une religion, l’ancienne me suffirait.

Ces nigauds-là ne font qu’imiter les curés. Ils ont pour symbole un triangle au lieu d’une croix. Ils ont des églises qu’ils appellent des Loges avec un tas de cultes divers : le rite Écossais, le rite Français, le Grand-Orient, une série de balivernes à crever de rire.

Puis, qu’est-ce qu’ils veulent ? Se secourir mutuellement en se chatouillant le fond de la main. Je n’y vois pas de mal. Ils ont mis en pratique le précepte chrétien : « Secourez-vous les uns les autres. » La seule différence consiste dans le chatouillement. Mais, est-ce la peine de faire tant de cérémonies pour prêter cent sous à un pauvre diable ? Les religieux, pour qui l’aumône et le secours sont un devoir et un métier, tracent en tête de leurs épîtres trois lettres : J. M. J. Les francs-maçons posent trois points en queue de leur nom. Dos à dos, compères.

Mon oncle me répondait : « Justement nous élevons religion contre religion. Nous faisons de la libre pensée l’arme qui tuera le cléricalisme. La franc-maçonnerie est la citadelle où sont enrôlés tous les démolisseurs de divinités. »

Je ripostais : « Mais, mon bon oncle (au fond je disais : “ vieille moule ”), c’est justement ce que je vous reproche. Au lieu de détruire, vous organisez la concurrence : ça fait baisser les prix, voilà tout. Et puis encore, si vous n’admettiez parmi vous que des libres penseurs, je comprendrais ; mais vous recevez tout le monde. Vous avez des catholiques en masse, même des chefs du parti. Pie IX fut des vôtres, avant d’être pape. Si vous appelez une Société ainsi composée une citadelle contre le cléricalisme, je la trouve faible, votre citadelle. »

Alors, mon oncle, clignant de l’œil, ajoutait : « Notre véritable action, notre action la plus formidable a lieu en politique. Nous sapons, d’une façon continue et sûre, l’esprit monarchique. »

Cette fois j’éclatais. « Ah ! oui, vous êtes des malins ! Si vous me dites que la Franc-Maçonnerie est une usine à élections, je vous l’accorde ; qu’elle sert de machine à faire voter pour les candidats de toutes nuances, je ne le nierai jamais ; qu’elle n’a d’autre fonction que de berner le bon peuple, de l’enrégimenter pour le faire aller à l’urne comme on envoie au feu les soldats, je serai de votre avis ; qu’elle est utile, indispensable même à toutes les ambitions politiques parce qu’elle change chacun de ses membres en agent électoral, je vous crierai : “ C’est clair comme le soleil ! ” Mais si vous me prétendez qu’elle sert à saper l’esprit monarchique, je vous ris au nez.

« Considérez-moi un peu cette vaste et mystérieuse association démocratique, qui a eu pour grand-maître, en France, le prince Napoléon sous l’Empire ; qui a pour grand-maître, en Allemagne, le prince héritier ; en Russie le frère du czar ; dont font partie le roi Humbert et le prince de Galles ; et toutes les caboches couronnées du globe ! »

Cette fois mon oncle me glissait dans l’oreille : « C’est vrai, mais tous ces princes servent nos projets sans s’en douter.

— Et réciproquement, n’est-ce pas ? »

Et j’ajoutais en moi : « Tas de niais ! »

Et il fallait voir mon oncle Sosthène offrir à dîner à un franc-maçon.

Ils se rencontraient d’abord et se touchaient les mains avec un air mystérieux tout à fait drôle, on voyait qu’ils se livraient à une série de pressions secrètes. Quand je voulais mettre mon oncle en fureur je n’avais qu’à lui rappeler que les chiens aussi ont une manière toute franc-maçonnique de se reconnaître.

Puis mon oncle emmenait son ami dans les coins, comme pour lui confier des choses considérables ; puis, à table, face à face, ils avaient une façon de se considérer, de croiser leurs regards, de boire avec un coup d’œil comme pour se répéter sans cesse : « Nous en sommes, hein ? »

Et penser qu’ils sont ainsi des millions sur la terre qui s’amusent à ces simagrées ! J’aimerais encore mieux être jésuite.

Or, il y avait dans notre ville un vieux jésuite qui était la bête noire de mon oncle Sosthène. Chaque fois qu’il le rencontrait, ou seulement s’il l’apercevait de loin, il murmurait : « Crapule, va ! » Puis me prenant le bras, il me confiait dans l’oreille : « Tu verras que ce gredin-là me fera du mal un jour ou l’autre. Je le sens. »

Mon oncle disait vrai. Et voici comment l’accident se produisit par ma faute.

Nous approchions de la semaine sainte. Alors, mon oncle eut l’idée d’organiser un dîner gras pour le vendredi, mais un vrai dîner, avec andouille et cervelas. Je résistai tant que je pus ; je disais : « Je ferai gras comme toujours ce jour-là, mais tout seul, chez moi. C’est idiot, votre manifestation. Pourquoi manifester ? En quoi cela vous gêne-t-il que des gens ne mangent pas de viande ? »

Mais mon oncle tint bon. Il invita trois amis dans le premier restaurant de la ville ; et comme c’était lui qui payait, je ne refusai pas non plus de manifester.

Dès quatre heures, nous occupions une place en vue au café Pénélope, le mieux fréquenté ; et mon oncle Sosthène, d’une voix forte, racontait notre menu.

À six heures on se mit à table. À dix heures, on mangeait encore ; et nous avions bu, à cinq, dix-huit bouteilles de vin fin, plus quatre de champagne. Alors mon oncle proposa ce qu’il appelait la « tournée de l’archevêque ». On plaçait en ligne, devant soi, six petits verres qu’on remplissait avec des liqueurs différentes ; puis il les fallait vider coup sur coup pendant qu’un des assistants comptait jusqu’à vingt. C’était stupide ; mais mon oncle Sosthène trouvait cela « de circonstance ».

À onze heures, il était gris comme un chantre. Il le fallut emporter en voiture, et mettre au lit ; et déjà on pouvait prévoir que sa manifestation anticléricale allait tourner en une épouvantable indigestion.

Comme je rentrais à mon logis, gris moi-même, mais d’une ivresse gaie, une idée machiavélique, et qui satisfaisait tous mes instincts de scepticisme, me traversa la tête.

Je rajustai ma cravate, je pris un air désespéré, et j’allai sonner comme un furieux à la porte du vieux jésuite. Il était sourd ; il me fit attendre. Mais comme j’ébranlais toute la maison à coups de pied, il parut enfin, en bonnet de coton, à sa fenêtre, et demanda : « Qu’est-ce qu’on me veut ? »

Je criai : « Vite, vite, mon révérend Père, ouvrez-moi ; c’est un malade désespéré qui réclame votre saint ministère ! »

Le pauvre bonhomme passa tout de suite un pantalon et descendit sans soutane. Je lui racontai d’une voix haletante, que mon oncle, le libre penseur, saisi soudain d’un malaise terrible qui faisait prévoir une très grave maladie, avait été pris d’une grande peur de la mort, et qu’il désirait le voir, causer avec lui, écouter ses conseils, connaître mieux les croyances, se rapprocher de l’Église, et, sans doute, se confesser, puis communier, pour franchir, en paix avec lui-même, le redoutable pas.

Et j’ajoutai d’un ton frondeur : « Il le désire, enfin. Si cela ne lui fait pas de bien cela ne lui fera toujours pas de mal. »

Le vieux jésuite, effaré, ravi, tout tremblant, me dit : « Attendez-moi une minute, mon enfant, je viens. » Mais j’ajoutai : « Pardon, mon révérend Père, je ne vous accompagnerai pas, mes convictions ne me le permettent point. J’ai même refusé de venir vous chercher ; aussi je vous prierai de ne pas avouer que vous m’avez vu, mais de vous dire prévenu de la maladie de mon oncle par une espèce de révélation. »

Le bonhomme y consentit et s’en alla, d’un pas rapide, sonner à la porte de mon oncle Sosthène. La servante qui soignait le malade ouvrit bientôt ; et je vis la soutane noire disparaître dans cette forteresse de la libre pensée.

Je me cachai sous une porte voisine pour attendre l’événement. Bien portant, mon oncle eût assommé le jésuite, mais je le savais incapable de remuer un bras, et je me demandais avec une joie délirante quelle invraisemblable scène allait se jouer entre ces deux antagonistes ? Quelle lutte ? quelle explication ? quelle stupéfaction ? quel brouillamini ? et quel dénouement à cette situation sans issue, que l’indignation de mon oncle rendrait plus tragique encore !

Je riais tout seul à me tenir les côtes ; je me répétais à mi-voix : « Ah ! la bonne farce, la bonne farce ! »

Cependant il faisait froid, et je m’aperçus que le jésuite restait bien longtemps. Je me disais : « Ils s’expliquent. »

Une heure passa, puis deux, puis trois. Le révérend Père ne sortait point. Qu’était-il arrivé ? Mon oncle était-il mort de saisissement en le voyant ? Ou bien avait-il tué l’homme en soutane ? Ou bien s’étaient-ils entre-mangés ? Cette dernière supposition me sembla peu vraisemblable, mon oncle me paraissant en ce moment incapable d’absorber un gramme de nourriture de plus. Le jour se leva.

Inquiet, et n’osant pas entrer à mon tour, je me rappelai qu’un de mes amis demeurait juste en face. J’allai chez lui ; je lui dis la chose, qui l’étonna et le fit rire, et je m’embusquai à sa fenêtre.

À neuf heures, il prit ma place, et je dormis un peu. À deux heures, je le remplaçai à mon tour. Nous étions démesurément troublés.

À six heures, le jésuite sortit d’un air pacifique et satisfait, et nous le vîmes s’éloigner d’un pas tranquille.

Alors honteux et timide, je sonnai à mon tour à la porte de mon oncle. La servante parut. Je n’osai l’interroger, et je montai, sans rien dire.

Mon oncle Sosthène, pâle, défait, abattu, l’œil morne, les bras inertes, gisait dans son lit. Une petite image de piété était piquée au rideau avec une épingle.

On sentait fortement l’indigestion dans la chambre. Je dis : « Eh bien, mon oncle, vous êtes couché ? Ça ne va donc pas ? »

Il répondit d’une voix accablée : « Oh ! mon pauvre enfant, j’ai été bien malade, j’ai failli mourir.

— Comment ça, mon oncle ?

— Je ne sais pas ; c’est bien étonnant. Mais ce qu’il y a de plus étrange, c’est que le père jésuite qui sort d’ici, tu sais, ce brave homme que je ne pouvais souffrir, eh bien, il a eu une révélation de mon état, et il est venu me trouver. »

Je fus pris d’un effroyable besoin de rire. « Ah ! vraiment ?

— Oui, il est venu. Il a entendu une voix qui lui, disait de se lever et de venir parce que j’allais mourir. C’est une révélation. »

Je fis semblant d’éternuer pour ne pas éclater. J’avais envie de me rouler par terre.

Au bout d’une minute, je repris d’un ton indigné, malgré des fusées de gaieté : « Et vous l’avez reçu, mon oncle, vous ? un libre penseur ? un franc-maçon ? Vous ne l’avez pas jeté dehors ? »

Il parut confus, et balbutia : « Écoute donc, c’était si étonnant, si étonnant, si providentiel ! Et puis il m’a parlé de mon père. Il a connu mon père autrefois.

— Votre père, mon oncle ?

— Oui, il paraît qu’il a connu mon père.

— Mais ce n’est pas une raison pour recevoir un jésuite.

— Je le sais bien, mais j’étais malade, si malade ! Et il m’a soigné avec un grand dévouement toute la nuit. Il a été parfait. C’est lui qui m’a sauvé. Ils sont un peu médecins, ces gens-là.

— Ah ! il vous a soigné toute la nuit. Mais vous m’avez dit tout de suite qu’il sortait seulement d’ici.

— Oui, c’est vrai. Comme il s’était montré excellent à mon égard, je l’ai gardé à déjeuner. Il a mangé là auprès de mon lit, sur une petite table, pendant que je prenais une tasse de thé.

— Et… il a fait gras ? »

Mon oncle eut un mouvement froissé, comme si je venais de commettre une grosse inconvenance ; et il ajouta :

« Ne plaisante pas, Gaston, il y a des railleries déplacées. Cet homme m’a été en cette occasion plus dévoué qu’aucun parent ; j’entends qu’on respecte ses convictions. »

Cette fois, j’étais atterré ; je répondis néanmoins « Très bien, mon oncle. Et après le déjeuner, qu’avez-vous fait ?

— Nous avons joué une partie de bésigue, puis il a dit son bréviaire, pendant que je lisais un petit livre qu’il avait sur lui, et qui n’est pas mal écrit du tout.

— Un livre pieux, mon oncle ?

— Oui et non, ou plutôt non, c’est l’histoire de leurs missions dans l’Afrique centrale. C’est plutôt un livre de voyage et d’aventures. C’est très beau ce qu’ils ont fait là, ces hommes. »

Je commençais à trouver que ça tournait mal. Je me levai : « Allons, adieu, mon oncle, je vois que vous quittez la franc-maçonnerie pour la religion. Vous êtes un renégat. »

Il fut encore un peu confus et murmura : « Mais la religion est une espèce de franc-maçonnerie. »

Je demandai : « Quand revient-il, votre jésuite ? » Mon oncle balbutia : « Je… je ne sais pas, peut-être demain… ce n’est pas sûr. »

Et je sortis, absolument abasourdi.

Elle a mal tourné, ma farce ! Mon oncle est converti radicalement. Jusque-là, peu m’importait. Clérical ou franc-maçon, pour moi, c’est bonnet blanc et blanc bonnet ; mais le pis, c’est qu’il vient de tester, oui, de tester et de me déshériter, monsieur, en faveur du père jésuite.


<t Voyage de noce>

Voyage de noce

Personnages

Mme Rivoil, cinquante ans.

Mme Bevelin, soixante ans.

Un salon. — Sur le guéridon un livre ouvert, La Chanson des nouveaux époux, par Mme Juliette Lamber.

Mme Rivoil : Ça m’a fait un singulier effet, ce livre. C’est mon poème que je viens de lire, le poème dont j’ai été l’héroïne, il y a trente ans passés. Vous me voyez les yeux rouges, ma chère amie : c’est que je pleure comme une fontaine depuis deux heures ; je pleure tout ce vieux passé, si court, et fini, fini… fini.

Mme Bevelin : Pourquoi tant regretter les choses disparues ?

Mme Rivoil : Oh ! je ne regrette que celle-ci, mon voyage de noce. Et voilà pourquoi ce livre, La Chanson des nouveaux époux, m’a bouleversée à ce point.

Il n’y a dans la vie qu’un rêve réalisé, celui-là. Songez donc. On part, seule avec lui, quel qu’il soit. On va, seule avec lui, toujours, partout, mêlée à lui, pénétrée d’une délicieuse et inoubliable tendresse. Nous n’avons, dans l’existence, qu’une heure de vraie poésie, celle-là ; qu’une seule illusion, si complète que le réveil a lieu seulement des mois après ; qu’un seul enivrement, si grand que tout disparaît, tout, hormis Lui. Vous me direz que souvent on ne l’aime pas vraiment. Qu’importe ? On ne le sait pas, alors, on croit l’aimer ; et c’est l’amour qu’on aime. Il est l’amour, il est toutes nos illusions visibles, il est toutes nos attentes réalisées ; il est l’espoir saisi ; il est Celui à qui nous allons pouvoir nous dévouer, à qui nous nous sommes données ; il est l’Ami, notre Maître, notre Seigneur, tout.

Notre rêve, à nous femmes, c’est d’aimer, et d’avoir pour nous seules, tout à fait pour nous, dans un incessant tête-à-tête, celui que nous adorons, et qui nous adore aussi, croyons-nous. Pendant ce premier mois tout cela s’accomplit. Mais il n’y a que ce mois-là dans l’existence, pas un autre… pas un autre !

Je l’ai fait, ce voyage d’amour classique que chante Mme Juliette Lamber ; et, ce matin, mon cœur frémissait, bondissait, défaillait en retrouvant là, dans ce livre, tous ces lieux restés chers, les seuls où je fus vraiment heureuse ; et en relisant, trente ans après, les choses qu’il me disait jadis, il me semblait recommencer ce doux passé… J’entendais sa voix, je voyais ses yeux.

Oh ! comme il m’a fait souffrir depuis.

Oui, oui, toute ma vraie joie est enfermée dans mon voyage de noce. Je me le rappelle comme d’hier.

Au lieu de faire comme tous, de partir le soir même pour évaporer en des auberges quelconques ces premières gouttes de bonheur, et gâter, au coudoiement des garçons d’hôtel en tablier blanc et des employés de chemin de fer cette première fraîcheur de l’intimité, ce duvet de l’amour, nous sommes restés tout seuls, en tête-à-tête, enfermés, embrassés, en une petite maison solitaire à la campagne.

Puis, quand ma tendresse, hésitante, inquiète, troublée d’abord, eut grandi dans ses baisers ; quand cette étincelle que j’avais au cœur fut devenue flamme et me brûla tout entière, il m’emporta à travers ce voyage qui fut un rêve.

Oh ! oui, je me le rappelle !

Je sais d’abord que je restai six jours tout près de lui, dans une chaise de poste qui roulait sur des routes. J’apercevais de temps en temps un morceau de paysage par la portière ; mais ce que je vis le mieux assurément, c’est une moustache blonde et frisée qui s’approchait à tout moment de ma figure.

J’entrai dans une ville dont je ne distinguai rien ; puis je me sentis sur un bateau qui s’en allait vers Naples, paraît-il.

Nous étions debout, côte à côte, sur le plancher qui se balançait. J’avais une main sur son épaule ; et c’est alors que je commençai à m’apercevoir de ce qui se passait autour de moi.

Nous regardions courir les côtes de la Provence, car c’était la Provence que je venais de traverser. La mer immobile, figée, comme durcie dans une chaleur lourde qui tombait du soleil, s’étalait sous un ciel infini. Les roues battaient l’eau et troublaient son calme sommeil. Et, derrière nous, une longue trace écumeuse, une grande traînée pâle où l’onde remuée moussait comme du champagne, allongeait jusqu’à perte de vue le sillage tout droit du bâtiment.

Soudain, vers l’avant, à quelques brasses de nous seulement, un énorme poisson, un dauphin, bondit hors de l’eau, puis y replongea, la tête la première, et disparut. J’eus peur, je poussai un cri et je me jetai toute saisie sur la poitrine de René. Puis je me mis à rire de ma frayeur et je regardais anxieuse si la bête n’allait plus reparaître. Au bout de quelques secondes, elle jaillit de nouveau comme un gros joujou mécanique. Puis elle retomba, ressortit encore ; puis elles furent deux, puis trois, puis six qui semblaient gambader autour du lourd bateau, faire escorte à leur frère monstrueux, le poisson de bois aux nageoires de fer. Elles passaient à gauche, revenaient à droite du navire, et toujours, tantôt ensemble, tantôt l’une après l’autre, comme dans un jeu, dans une poursuite gaie, elles s’élançaient en l’air par un grand saut qui décrivait une courbe, puis elles replongeaient à la queue leu leu.

Et je battais des mains, ravie à chaque apparition des énormes et souples nageurs. Oh ! ces poissons, ces gros poissons ! J’ai gardé d’eux un souvenir délicieux. Pourquoi ? Je n’en sais rien, rien du tout. Mais ils sont restés là, dans mon regard, dans ma pensée et dans mon cœur.

Tout à coup ils disparurent. Je les aperçus encore une fois, très loin, vers la pleine mer ; puis je ne les vis plus, et je ressentis, pendant une seconde, un chagrin de leur départ.

Le soir venait, un soir calme, doux, radieux, plein de clarté, de paix heureuse. Pas un frisson dans l’air ou sur l’eau ; et ce repos illimité de la mer et du ciel s’étendait à mon âme engourdie, où pas un frisson non plus ne passait. Le grand soleil s’enfonçait doucement là-bas, vers l’Afrique invisible, l’Afrique ! la terre brûlante dont je croyais déjà sentir les ardeurs ; mais une sorte de caresse fraîche, qui n’était cependant pas même une apparence de brise, effleura mon visage lorsque l’astre eut disparu.

Ce fut le plus beau soir de ma vie.

Je ne voulus pas rentrer dans notre cabine, où l’on respirait toutes ces horribles odeurs de navire. Nous nous étendîmes tous les deux sur le pont, roulés en des manteaux ; et nous n’avons pas dormi. Oh ! que de rêves ! que de rêves !

Le bruit monotone des roues me berçait, et je regardais sur ma tête ces légions d’étoiles si claires, d’une lumière aiguë, scintillante et comme mouillée, dans ce ciel pur du Midi.

Vers le matin, cependant, je m’assoupis. Des bruits, des voix me réveillèrent. Les matelots, en chantant, faisaient la toilette du navire. Et nous nous sommes levés.

Je buvais la saveur de la brume salée, elle me pénétrait jusqu’au bout des doigts. Je regardai l’horizon. Vers l’avant, quelque chose de gris, de confus encore dans l’aube naissante, une sorte d’accumulation de nuages singuliers, pointus, déchiquetés, semblait posée sur la mer.

Puis cela apparut plus distinct, les formes se dessinèrent davantage sur le ciel éclairci : une grande ligne de montagnes cornues et bizarres se levait devant nous, la Corse ! enveloppée dans une sorte de voile léger.

Le capitaine, un vieux petit homme, tanné, séché, raccourci, racorni, rétréci par les vents durs et salés, apparut sur le pont et, d’une voix enrouée par trente ans de commandement, usée par les cris poussés dans les tempêtes, me demanda :

« La sentez-vous, cette gueuse-là ? »

Et je sentais, en effet, une forte, une étrange, une puissante odeur de plantes, d’arômes sauvages.

Le capitaine reprit :

« C’est la Corse qui sent comme ça. Après vingt ans d’absence, je la reconnaîtrais à cinq milles au large. J’en suis, madame. Lui, là-bas, à Sainte-Hélène, parlait toujours de l’odeur de son pays. Il était de ma famille. »

Et le capitaine, ôtant son chapeau, salua la Corse, salua, là-bas dans l’inconnu, l’Empereur, qui était de sa famille.

J’avais envie de pleurer.

Le lendemain, j’étais à Naples ; et je le fis, étape par étape, ce voyage dans le bonheur que raconte le livre de Mme Juliette Lamber.

Je vis, au bras de René, tous ces lieux restés si chers, dont l’écrivain fait un cadre à ses scènes d’amour ; c’est le livre des jeunes époux, celui-là, le livre qu’ils devront emporter là-bas et garder, comme une relique, une fois revenus, le livre qu’elle relira toujours.

Quand je rentrai dans Marseille après ce mois passé dans le bleu, une inexplicable tristesse m’envahit. Je sentais vaguement que c’était fini ; que j’avais fait le tour du bonheur.


<t Une passion>

Une passion

La mer était brillante et calme, à peine remuée par la marée, et sur la jetée toute la ville du Havre regardait entrer les navires.

On les voyait au loin, nombreux, les uns, les grands vapeurs, empanachés de fumée ; les autres, les voiliers, traînés par des remorqueurs presque invisibles, dressant sur le ciel leurs mâts nus, comme des arbres dépouillés.

Ils accouraient de tous les bouts de l’horizon vers la bouche étroite de la jetée qui mangeait ces monstres ; et ils gémissaient, ils criaient, ils sifflaient, en expectorant des jets de vapeur comme une haleine essoufflée.

Deux jeunes officiers se promenaient sur le môle couvert de monde, saluant, salués, s’arrêtant parfois pour causer.

Soudain, l’un d’eux, le plus grand, Paul d’Henricel, serra le bras de son camarade Jean Renoldi, puis, tout bas : « Tiens, voici Mme Poinçot ; regarde bien, je t’assure qu’elle te fait de l’œil. »

Elle s’en venait au bras de son mari, un riche armateur. C’était une femme de quarante ans environ, encore fort belle, un peu grosse, mais restée fraîche comme à vingt ans par la grâce de l’embonpoint. On l’appelait, parmi ses amis, la Déesse, à cause de son allure fière, de ses grands yeux noirs, de toute la noblesse de sa personne. Elle était restée irréprochable ; jamais un soupçon n’avait effleuré sa vie. On la citait comme un exemple de femme honorable et simple, si digne qu’aucun homme n’avait osé songer à elle.

Et voilà que depuis un mois Paul d’Henricel affirmait à son ami Renoldi que Mme Poinçot le regardait avec tendresse ; et il insistait : « Sois sûr que je ne me trompe pas ; j’y vois clair, elle t’aime ; elle t’aime passionnément, comme une femme chaste qui n’a jamais aimé. Quarante ans est un âge terrible pour les femmes honnêtes, quand elles ont des sens ; elles deviennent folles et font des folies. Celle-là est touchée, mon bon ; comme un oiseau blessé, elle tombe, elle va tomber dans tes bras… Tiens, regarde. »

La grande femme, précédée de ses deux filles, âgées de douze et de quinze ans, s’en venait, pâlie soudain en apercevant l’officier. Elle le regardait ardemment, d’un œil fixe, et ne semblait plus rien voir autour d’elle, ni ses enfants, ni son mari, ni la foule. Elle rendit le salut des jeunes gens sans baisser son regard allumé d’une telle flamme qu’un doute, enfin, pénétra dans l’esprit du lieutenant Renoldi.

Son ami murmura : « J’en étais sûr. As-tu vu, cette fois ? Bigre, c’est encore un riche morceau ! »

Mais Jean Renoldi ne voulait point d’intrigue mondaine. Peu chercheur d’amour, il désirait avant tout une vie calme et se contentait des liaisons d’occasion qu’un jeune homme rencontre toujours. Tout l’accompagnement de sentimentalité, les attentions, les tendresses qu’exige une femme bien élevée, l’ennuyaient. La chaîne, si légère qu’elle soit, que noue toujours une aventure de cette espèce lui faisait peur. Il disait : « Au bout d’un mois j’en ai par-dessus la tête, et je suis obligé de patienter six mois par politesse. » Puis, une rupture l’exaspérait, avec les scènes, les allusions, les cramponnements de la femme abandonnée.

Il évita de rencontrer Mme Poinçot.

Or, un soir il se trouva près d’elle, à table, dans un dîner ; et il eut sans cesse sur la peau, dans l’œil et jusque dans l’âme, le regard ardent de sa voisine ; leurs mains se rencontrèrent et, presque involontairement, se serrèrent. C’était déjà le commencement d’une liaison.

Il la revit, malgré lui toujours. Il se sentait aimé ; il s’attendrit, envahi d’une espèce d’apitoiement vaniteux pour la passion violente de cette femme. Il se laissa donc adorer, et fut simplement galant, espérant bien en rester au sentiment.

Mais elle lui donna un jour un rendez-vous, pour se voir et causer librement, disait-elle. Elle tomba, pâmée, dans ses bras ; et il fut bien contraint d’être son amant.

Et cela dura six mois. Elle l’aima d’un amour effréné, haletant. Murée dans cette passion fanatique, elle ne songeait plus à rien ; elle s’était donnée, toute ; son corps, son âme, sa réputation, sa situation, son bonheur, elle avait tout jeté dans cette flamme de son cœur comme on jetait, pour un sacrifice, tous ses objets précieux en un bûcher.

Lui, en avait assez depuis longtemps et regrettait vivement ses faciles conquêtes de bel officier ; mais il était lié, tenu, prisonnier. À tout moment, elle lui disait : « Je t’ai tout donné ; que veux-tu de plus ? » Il avait bien envie de répondre : « Mais je ne te demandais rien, et je te prie de reprendre ce que tu m’as donné. » Sans se soucier d’être vue, compromise, perdue, elle venait chez lui, chaque soir, plus enflammée toujours. Elle s’élançait dans ses bras, l’étreignait, défaillait en des baisers exaltés qui l’ennuyaient horriblement. Il disait d’une voix lassée : « Voyons, sois raisonnable. » Elle répondait : « Je t’aime » ; et s’abattait à ses genoux pour le contempler longtemps dans une pose d’adoration. Sous ce regard obstiné, il s’exaspérait enfin, la voulait relever. « Voyons, assieds-toi, causons. » Elle murmurait : « Non, laisse-moi », et restait là, l’âme en extase.

Il disait à son ami d’Henricel : « Tu sais, je la battrai. Je n’en veux plus, je n’en veux plus. Il faut que ça finisse ; et tout de suite ! » Puis il ajoutait : « Qu’est-ce que tu me conseilles de faire ? » L’autre répondait : « Romps. » Et Renoldi ajoutait en haussant les épaules : « Tu en parles à ton aise, tu crois que c’est facile de rompre avec une femme qui vous martyrise d’attentions, qui vous torture de prévenances, qui vous persécute de sa tendresse, dont l’unique souci est de vous plaire, et l’unique tort de s’être donnée malgré vous. »

Mais voilà qu’un matin, on apprit que le régiment allait changer de garnison ; Renoldi se mit à danser de joie. Il était sauvé ! sauvé sans scènes, sans cris ! Sauvé !… Il ne s’agissait plus que de patienter deux mois !… Sauvé !…

Le soir, elle entra chez lui, plus exaltée encore que de coutume. Elle savait l’affreuse nouvelle, et, sans ôter son chapeau, lui prenant les mains et les serrant nerveusement, les yeux dans les yeux, la voix vibrante et résolue : « Tu vas partir ; je le sais. J’ai d’abord eu l’âme brisée ; puis j’ai compris ce que j’avais à faire. Je n’hésite plus. Je viens t’apporter la plus grande preuve d’amour qu’une femme puisse offrir : je te suis. Pour toi, j’abandonne mon mari, mes enfants, ma famille. Je me perds, mais je suis heureuse : il me semble que je me donne à toi de nouveau. C’est le dernier et le plus grand sacrifice ; je suis à toi pour toujours ! »

Il eut une sueur froide dans le dos, et fut saisi d’une rage sourde et furieuse, d’une colère de faible. Cependant il se calma, et d’un ton désintéressé, avec des douceurs dans la voix, refusa son sacrifice, tâcha de l’apaiser, de la raisonner, de lui faire toucher sa folie ! Elle l’écoutait en le regardant en face avec ses yeux noirs, la lèvre dédaigneuse, sans rien répondre. Quand il eut fini, elle lui dit seulement : « Est-ce que tu serais un lâche ? serais-tu de ceux qui séduisent une femme, puis l’abandonnent au premier caprice ? »

Il devint pâle et se remit à raisonner ; il lui montra, jusqu’à leur mort, les inévitables conséquences d’une pareille action : leur vie brisée ; le monde fermé… Elle répondait obstinément : «Qu’importe, quand on s’aime !»

Alors, tout à coup, il éclata : « Eh bien ! non. Je ne veux pas. Entends-tu ? Je ne veux pas, je te le défends. » Puis, emporté par ses longues rancunes, il vida son cœur : « Eh ! sacrebleu, voilà assez longtemps que tu m’aimes malgré moi, il ne manquerait que de t’emmener. Merci, par exemple ! »

Elle ne répondit rien, mais son visage livide eut une lente et douloureuse crispation comme si tous ses nerfs et ses muscles se fussent tordus. Et elle s’en alla sans lui dire adieu.

La nuit même elle s’empoisonnait. On la crut perdue pendant huit jours. Et dans la ville on jasait, on la plaignait, excusant sa faute grâce à la violence de sa passion ; car les sentiments extrêmes, devenus héroïques par leur emportement, se font toujours pardonner ce qu’ils ont de condamnable. Une femme qui se tue n’est pour ainsi dire plus adultère. Et ce fut bientôt une espèce de réprobation générale contre le lieutenant Renoldi qui refusait de la revoir, un sentiment unanime de blâme.

On racontait qu’il l’avait abandonnée, trahie, battue. Le colonel, pris de pitié, en dit un mot à son officier par une allusion discrète. Paul d’Henricel alla trouver son ami : « Eh ! sacrebleu, mon bon, on ne laisse pas mourir une femme ; ce n’est pas propre, cela. »

L’autre, exaspéré, fit taire son ami, qui prononça le mot infamie. Ils se battirent. Renoldi fut blessé, à la satisfaction générale, et garda longtemps le lit.

Elle le sut, l’en aima davantage, croyant qu’il s’était battu pour elle ; mais, ne pouvant quitter sa chambre, elle ne le revit pas avant le départ du régiment.

Il était depuis trois mois à Lille quand il reçut, un matin, la visite d’une jeune femme, la sœur de son ancienne maîtresse.

Après de longues souffrances et un désespoir qu’elle n’avait pu vaincre, Mme Poinçot allait mourir. Elle était condamnée sans espoir. Elle le voulait voir une minute, rien qu’une minute, avant de fermer les yeux à jamais.

L’absence et le temps avaient apaisé la satiété et la colère du jeune homme ; il fut attendri, pleura, et partit pour Le Havre.

Elle semblait à l’agonie. On les laissa seuls ; et il eut, sur le lit de cette mourante qu’il avait tuée malgré lui, une crise d’épouvantable chagrin. Il sanglota, l’embrassa avec des lèvres douces et passionnées, comme il n’en avait jamais eu pour elle. Il balbutiait : « Non, non, tu ne mourras pas, tu guériras, nous nous aimerons… nous nous aimerons… toujours… »

Elle murmura : « Est-ce vrai ? Tu m’aimes ? » Et lui, dans sa désolation, jura, promit de l’attendre lorsqu’elle serait guérie, s’apitoya longuement en baisant les mains si maigres de la pauvre femme dont le cœur battait à coups désordonnés.

Le lendemain, il regagnait sa garnison.

Six semaines plus tard, elle le rejoignait, toute vieillie, méconnaissable, et plus énamourée encore.

Éperdu, il la reprit. Puis, comme ils vivaient ensemble à la façon des gens unis par la loi, le même colonel qui s’était indigné de l’abandon se révolta contre cette situation illégitime, incompatible avec le bon exemple que doivent les officiers dans un régiment. Il prévint son subordonné, puis il sévit : et Renoldi donna sa démission.

Ils allèrent vivre en une villa, sur les bords de la Méditerranée, la mer classique des amoureux.

Et trois ans encore se passèrent. Renoldi, plié sous le joug, était vaincu, accoutumé à cette tendresse persévérante. Elle avait maintenant des cheveux blancs.

Il se considérait, lui, comme un homme fini, noyé. Toute espérance, toute carrière, toute satisfaction, toute joie lui étaient maintenant défendues.

Or, un matin, on lui remit une carte : « Joseph Poinçot, armateur. Le Havre. » Le mari ! le mari qui n’avait rien dit, comprenant qu’on ne lutte pas contre ces obstinations désespérées des femmes. Que voulait-il ?

Il attendait dans le jardin, ayant refusé de pénétrer dans la villa. Il salua poliment, ne voulut pas s’asseoir, même sur un banc dans une allée, et il se mit à parler nettement et lentement.

« Monsieur, je ne suis point venu pour vous adresser des reproches ; je sais trop comment les choses se sont passées. J’ai subi… nous avons subi… une espèce de… de… de fatalité. Je ne vous aurais jamais dérangé dans votre retraite si la situation n’avait point changé. J’ai deux filles, monsieur. L’une d’elles, l’aînée, aime un jeune homme, et en est aimée. Mais la famille de ce garçon s’oppose au mariage, arguant de la situation de la… mère de ma fille. Je n’ai ni colère, ni rancune, mais j’adore mes enfants, monsieur. Je viens donc vous redemander ma… ma femme ; j’espère qu’aujourd’hui elle consentira à rentrer chez moi… chez elle. Quant à moi, je ferai semblant d’avoir oublié pour… pour mes filles. »

Renoldi ressentit au cœur un coup violent, et il fut inondé d’un délire de joie, comme un condamné qui reçoit sa grâce.

Il balbutia : « Mais oui… certainement, monsieur… moi-même… croyez bien… sans doute… c’est juste, trop juste. »

Et il avait envie de prendre les mains de cet homme, de le serrer dans ses bras, de l’embrasser sur les deux joues.

Il reprit : « Entrez donc. Vous serez mieux dans le salon ; je vais la chercher. »

Cette fois M. Poinçot ne résista plus et il s’assit.

Renoldi gravit l’escalier en bondissant ; puis, devant la porte de sa maîtresse, il se calma et il entra gravement : « On te demande en bas, dit-il ; c’est pour une communication au sujet de tes filles. » Elle se dressa : « De mes filles ? Quoi ? quoi donc ? Elles ne sont pas mortes ? »

Il reprit : « Non. Mais il y a une situation grave que tu peux seule dénouer. » Elle n’en écouta pas davantage et descendit rapidement.

Alors il s’affaissa sur une chaise, tout remué, et attendit.

Il attendit longtemps, longtemps. Puis comme des voix irritées montaient jusqu’à lui, à travers le plafond, il prit le parti de descendre.

Mme Poinçot était debout, exaspérée, prête à sortir, tandis que le mari la retenait par sa robe, répétant : « Mais comprenez donc que vous perdez nos filles, vos filles, nos enfants ! »

Elle répondait obstinément : « Je ne rentrerai pas chez vous. » Renoldi comprit tout, s’approcha défaillant et balbutia : « Quoi ? elle refuse ? » Elle se tourna vers lui et, par une sorte de pudeur, ne le tutoyant plus devant l’époux légitime : « Savez-vous ce qu’il me demande ? Il veut que je retourne sous son toit ! » Et elle ricanait, avec un immense dédain pour cet homme presque agenouillé qui la suppliait.

Alors Renoldi, avec la détermination d’un désespéré qui joue sa dernière partie, se mit à parler à son tour, plaida la cause des pauvres filles, la cause du mari, sa cause. Et quand il s’interrompait, cherchant quelque argument nouveau, M. Poinçot, à bout d’expédients, murmurait, en la tutoyant par un retour de vieille habitude instinctive : « Voyons, Delphine, songe à tes filles. »

Alors elle les enveloppa tous deux en un regard de souverain mépris, puis, s’enfuyant d’un élan vers l’escalier, elle leur jeta : « Vous êtes deux misérables ! »

Restés seuls, ils se considérèrent un moment aussi abattus, aussi navrés l’un que l’autre ; M. Poinçot ramassa son chapeau tombé près de lui, épousseta de la main ses genoux blanchis sur le plancher, puis avec un geste désespéré, alors que Renoldi le reconduisait vers la porte, il prononça, en saluant : « Nous sommes bien malheureux, monsieur. »

Puis il s’éloigna d’un pas alourdi.


<t Fou ?>

Fou ?

Suis-je fou ? ou seulement jaloux ? Je n’en sais rien, mais j’ai souffert horriblement. J’ai accompli un acte de folie, de folie furieuse, c’est vrai ; mais la jalousie haletante, mais l’amour exalté, trahi, condamné, mais la douleur abominable que j’endure, tout cela ne suffit-il pas pour nous faire commettre des crimes et des folies sans être vraiment criminel par le cœur ou par le cerveau ?

Oh ! j’ai souffert, souffert, souffert d’une façon continue, aiguë, épouvantable. J’ai aimé cette femme d’un élan frénétique… Et cependant est-ce vrai ? L’ai-je aimée ? Non, non, non. Elle m’a possédé âme et corps, envahi, lié. J’ai été, je suis sa chose, son jouet. J’appartiens à son sourire, à sa bouche, à son regard, aux lignes de son corps, à la forme de son visage ; je halète sous la domination de son apparence extérieure ; mais Elle, la femme de tout cela, l’être de ce corps, je la hais, je la méprise, je l’exècre, je l’ai toujours haïe, méprisée, exécrée ; car elle est perfide, bestiale, immonde, impure ; elle est la femme de perdition, l’animal sensuel et faux chez qui l’âme n’est point, chez qui la pensée ne circule jamais comme un air libre et vivifiant ; elle est la bête humaine ; moins que cela : elle n’est qu’un flanc, une merveille de chair douce et ronde qu’habite l’Infamie.

Les premiers temps de notre liaison furent étranges et délicieux. Entre ses bras toujours ouverts, je m’épuisais dans une rage d’inassouvissable désir. Ses yeux, comme s’ils m’eussent donné soif, me faisaient ouvrir la bouche. Ils étaient gris à midi, teintés de vert à la tombée du jour, et bleus au soleil levant. Je ne suis pas fou : je jure qu’ils avaient ces trois couleurs.

Aux heures d’amour ils étaient bleus, comme meurtris, avec des pupilles énormes et nerveuses. Ses lèvres, remuées d’un tremblement, laissaient jaillir parfois la pointe rose et mouillée de sa langue, qui palpitait comme celle d’un reptile ; et ses paupières lourdes se relevaient lentement, découvrant ce regard ardent et anéanti qui m’affolait.

En l’étreignant dans mes bras je regardais son œil et je frémissais, secoué tout autant par le besoin de tuer cette bête que par la nécessité de la posséder sans cesse.

Quand elle marchait à travers ma chambre, le bruit de chacun de ses pas faisait une commotion dans mon cœur ; et quand elle commençait à se dévêtir, laissant tomber sa robe, et sortant, infâme et radieuse, du linge qui s’écrasait autour d’elle, je sentais tout le long de mes membres, le long des bras, le long des jambes, dans ma poitrine essoufflée, une défaillance infinie et lâche.

Un jour, je m’aperçus qu’elle était lasse de moi. Je le vis dans son œil, au réveil. Penché sur elle, j’attendais chaque matin ce premier regard. Je l’attendais, plein de rage, de haine, de mépris pour cette brute endormie dont j’étais l’esclave. Mais quand le bleu pâle de sa prunelle, ce bleu liquide comme de l’eau, se découvrait, encore languissant, encore fatigué, encore malade des récentes caresses, c’était comme une flamme rapide qui me brûlait, exaspérant mes ardeurs. Ce jour-là, quand s’ouvrit sa paupière, j’aperçus un regard indifférent et morne qui ne désirait plus rien.

Oh ! je le vis, je le sus, je le sentis, je le compris tout de suite. C’était fini, fini, pour toujours. Et j’en eus la preuve à chaque heure, à chaque seconde.

Quand je l’appelais des bras et des lèvres, elle se retournait ennuyée, murmurant : « Laissez-moi donc ! » ou bien : « Vous êtes odieux ! » ou bien : « Ne serai-je jamais tranquille ! »

Alors, je fus jaloux, mais jaloux comme un chien, et rusé, défiant, dissimulé. Je savais bien qu’elle recommencerait bientôt, qu’un autre viendrait pour rallumer ses sens.

Je fus jaloux avec frénésie ; mais je ne suis pas fou ; non, certes, non.

J’attendis ; oh ! j’épiais ; elle ne m’aurait pas trompé ; mais elle restait froide, endormie. Elle disait parfois : « Les hommes me dégoûtent. » Et c’était vrai.

Alors je fus jaloux d’elle-même ; jaloux de son indifférence, jaloux de la solitude de ses nuits ; jaloux de ses gestes, de sa pensée, que je sentais toujours infâme, jaloux de tout ce que je devinais. Et quand elle avait parfois, à son lever, ce regard mou qui suivait jadis nos nuits ardentes, comme si quelque concupiscence avait hanté son âme et remué ses désirs, il me venait des suffocations de colère, des tremblements d’indignation, des démangeaisons de l’étrangler, de l’abattre sous mon genou et de lui faire avouer, en lui serrant la gorge, tous les secrets honteux de son cœur.

Suis-je fou ? — Non.

Voilà qu’un soir je la sentis heureuse. Je sentis qu’une passion nouvelle vivait en elle. J’en étais sûr, indubitablement sûr. Elle palpitait comme après mes étreintes ; son œil flambait, ses mains étaient chaudes, toute sa personne vibrante dégageait cette vapeur d’amour d’où mon affolement était venu.

Je feignis de ne rien comprendre, mais mon attention l’enveloppait comme un filet.

Je ne découvrais rien, pourtant.

J’attendis une semaine, un mois, une saison. Elle s’épanouissait dans l’éclosion d’une incompréhensible ardeur ; elle s’apaisait dans le bonheur d’une insaisissable caresse.

Et, tout à coup, je devinai ! Je ne suis pas fou. Je le jure, je ne suis pas fou !

Comment dire cela ? Comment me faire comprendre ? Comment exprimer cette abominable et incompréhensible chose ?

Voici de quelle manière je fus averti.

Un soir, je vous l’ai dit, un soir, comme elle rentrait d’une longue promenade à cheval, elle tomba, les pommettes rouges, la poitrine battante, les jambes cassées, les yeux meurtris, sur une chaise basse, en face de moi. Je l’avais vue comme cela ! Elle aimait ! je ne pouvais m’y tromper !

Alors, perdant la tête, pour ne plus la contempler, je me tournai vers la fenêtre, et j’aperçus un valet emmenant par la bride vers l’écurie son grand cheval, qui se cabrait.

Elle aussi suivait de l’œil l’animal ardent et bondissant. Puis, quand il eut disparu, elle s’endormit tout à coup.

Je songeai toute la nuit ; et il me sembla pénétrer des mystères que je n’avais jamais soupçonnés. Qui sondera jamais les perversions de la sensualité des femmes ? Qui comprendra leurs invraisemblables caprices et l’assouvissement étrange des plus étranges fantaisies ?

Chaque matin, dès l’aurore, elle partait au galop par les plaines et les bois ; et chaque fois, elle rentrait alanguie, comme après des frénésies d’amour.

J’avais compris ! j’étais jaloux maintenant du cheval nerveux et galopant ; jaloux du vent qui caressait son visage quand elle allait d’une course folle ; jaloux des feuilles qui baisaient, en passant, ses oreilles ; des gouttes de soleil qui lui tombaient sur le front à travers les branches ; jaloux de la selle qui la portait et qu’elle étreignait de sa cuisse.

C’était tout cela qui la faisait heureuse, qui l’exaltait, l’assouvissait, l’épuisait et me la rendait ensuite insensible et presque pâmée.

Je résolus de me venger. Je fus doux et plein d’attentions pour elle. Je lui tendais la main quand elle allait sauter à terre après ses courses effrénées. L’animal furieux ruait vers moi ; elle le flattait sur son cou recourbé, l’embrassait sur ses naseaux frémissants sans essuyer ensuite ses lèvres ; et le parfum de son corps, en sueur comme après la tiédeur du lit, se mêlait sous ma narine à l’odeur âcre et fauve de la bête.

J’attendis mon jour et mon heure. Elle passait chaque matin par le même sentier, dans un petit bois de bouleaux qui s’enfonçait vers la forêt.

Je sortis avant l’aurore, avec une corde dans la main et mes pistolets cachés sur ma poitrine, comme si j’allais me battre en duel.

Je courus vers le chemin qu’elle aimait ; je tendis la corde entre deux arbres ; puis je me cachai dans les herbes.

J’avais l’oreille contre le sol ; j’entendis son galop lointain ; puis je l’aperçus là-bas, sous les feuilles comme au bout d’une voûte, arrivant à fond de train. Oh ! je ne m’étais pas trompé, c’était cela ! Elle semblait transportée d’allégresse, le sang aux joues, de la folie dans le regard ; et le mouvement précipité de la course faisait vibrer ses nerfs d’une jouissance solitaire et furieuse.

L’animal heurta mon piège des deux jambes de devant, et roula, les os cassés. Elle ! je la reçus dans mes bras.

Je suis fort à porter un bœuf. Puis, quand je l’eus déposée à terre, je m’approchai de Lui qui nous regardait ; alors, pendant qu’il essayait de me mordre encore, je lui mis un pistolet dans l’oreille… et je le tuai… comme un homme.

Mais je tombai moi-même, la figure coupée par deux coups de cravache ; et comme elle se ruait de nouveau sur moi, je lui tirai mon autre balle dans le ventre.

Dites-moi, suis-je fou ?


<t Correspondance>

Correspondance

Madame de X… à Madame de Z…

Étretat, vendredi.

Ma chère tante,

Je viens vers vous tout doucement. Je serai aux Fresnes le 2 septembre, veille de l’ouverture de la chasse que je tiens à ne pas manquer, pour taquiner ces messieurs. Vous êtes trop bonne, ma tante, et vous leur permettez ce jour-là, quand vous êtes seule avec eux, de dîner sans habit et sans s’être rasés en rentrant, sous prétexte de fatigue.

Aussi sont-ils enchantés quand je ne suis pas là. Mais j’y serai, et je passerai la revue, comme un général, à l’heure du dîner ; et si j’en trouve un seul un peu négligé, rien qu’un peu, je l’enverrai à la cuisine, avec les bonnes.

Les hommes d’aujourd’hui ont si peu d’égards et de savoir-vivre qu’il faut se montrer toujours sévère. C’est vraiment le règne de la goujaterie. Quand ils se querellent entre eux, ils se provoquent avec des injures de portefaix, et, devant nous, ils se tiennent beaucoup moins bien que nos domestiques. C’est aux bains de mer qu’il faut voir cela. Ils s’y trouvent en bataillons serrés et on peut les juger en masse. Oh ! les êtres grossiers qu’ils sont !

Figurez-vous qu’en chemin de fer, un d’eux, un monsieur qui semblait bien, au premier abord, grâce à son tailleur, a retiré délicatement ses bottes pour les remplacer par des savates. Un autre, un vieux qui doit être un riche parvenu (ce sont les plus mal élevés), assis en face de moi, a posé délicatement ses deux pieds sur la banquette, à mon côté. C’est admis.

Dans les villes d’eaux, c’est un déchaînement de grossièreté. Je dois ajouter une chose : ma révolte tient peut-être à ce que je ne suis point habituée à fréquenter communément les gens qu’on coudoie ici, car leur genre me choquerait moins si je l’observais plus souvent.

Dans le bureau de l’hôtel, je fus presque renversée par un jeune homme qui prenait sa clef par-dessus ma tête. Un autre me heurta si fort, sans dire « pardon », ni se découvrir, en sortant d’un bal au Casino, que j’en eus mal dans la poitrine. Voilà comme ils sont tous. Regardons-les aborder les femmes sur la terrasse, c’est à peine s’ils saluent. Ils portent simplement la main à leur couvre-chef. Du reste, comme ils sont tous chauves, cela vaut mieux.

Mais il est une chose qui m’exaspère et me choque par-dessus tout, c’est la liberté qu’ils prennent de parler en public, sans aucune espèce de précaution, des aventures les plus révoltantes. Quand deux hommes sont ensemble, ils se racontent, avec les mots les plus crus et les réflexions les plus abominables, des histoires vraiment horribles, sans s’inquiéter le moins du monde si quelque oreille de femme est à portée de leur voix. Hier, sur la plage, je fus contrainte de changer de place pour ne pas être plus longtemps la confidente involontaire d’une anecdote graveleuse, dite en termes si violents que je me sentais humiliée autant qu’indignée d’avoir pu entendre cela. Le plus élémentaire savoir-vivre ne devrait-il pas leur apprendre à parler bas de ces choses en notre voisinage ?

Étretat est, en outre, le pays des cancans et, partant, la patrie des commères. De cinq à sept heures on les voit errer en quête de médisances qu’elles transportent de groupe en groupe. Comme vous me le disiez, ma chère tante, le potin est un signe de race des petites gens et des petits esprits. Il est aussi la consolation des femmes qui ne sont plus aimées ni courtisées. Il me suffit de regarder celles qu’on désigne comme les plus cancanières pour être persuadée que vous ne vous trompez pas.

L’autre jour j’assistai à une soirée musicale au Casino, donnée par une remarquable artiste, Mme Masson, qui chante vraiment à ravir. J’eus l’occasion d’applaudir encore l’admirable Coquelin, ainsi que deux charmants pensionnaires du Vaudeville, M… et Meillet. Je pus, en cette circonstance, voir tous les baigneurs réunis cette année sur cette plage. Il n’en est pas beaucoup de marque.

Le lendemain, j’allai déjeuner à Yport. J’aperçus un homme barbu qui sortait d’une grande maison en forme de citadelle. C’était le peintre Jean-Paul Laurens. Il ne lui suffit pas, paraît-il, d’emmurer ses personnages, il tient à s’emmurer lui-même.

Puis je me trouvai assise sur le galet à côté d’un homme encore jeune, d’aspect doux et fin, d’allure calme, qui lisait des vers. Mais il les lisait avec une telle attention, une telle passion, dirai-je, qu’il ne leva pas une seule fois les yeux sur moi. Je fus un peu choquée ; et je demandai au maître baigneur, sans paraître y prendre garde, le nom de ce monsieur. En moi je riais un peu de ce liseur de rimes ; il me semblait attardé, pour un homme. C’est là, pensai-je, un naïf. Eh bien, ma tante, à présent, je raffole de mon inconnu. Figure-toi qu’il s’appelle Sully Prudhomme. Je retournai m’asseoir auprès de lui pour le considérer tout à mon aise. Sa figure a surtout un grand caractère de tranquillité et de finesse. Quelqu’un étant venu le trouver, j’entendis sa voix qui est douce, presque timide. Celui-là, certes, ne doit pas crier de grossièretés en public, ni heurter des femmes sans s’excuser. Il doit être un délicat, mais un délicat presque maladif, un vibrant. Je tâcherai, cet hiver qu’il me soit présenté.

Je ne sais plus rien, ma chère tante, et je vous quitte en hâte, l’heure de la poste me pressant. Je baise vos mains et vos joues.

Votre nièce dévouée,

Berthe de X…

P.-S. — Je dois cependant ajouter, pour la justification de la politesse française, que nos compatriotes sont en voyage des modèles de savoir-vivre en comparaison des abominables Anglais, qui semblent avoir été élevés par des valets d’écurie, tant ils prennent soin de ne se gêner en rien et de toujours gêner leurs voisins.

ê

Madame de Z… à Madame de X…

Les Fresnes, samedi.

Ma chère petite, tu me dis beaucoup de choses pleines de raison, ce qui n’empêche que tu as tort. Je fus, comme toi, très indignée autrefois de l’impolitesse des hommes que j’estimais me manquer sans cesse ; mais en vieillissant et en songeant à tout, et en perdant ma coquetterie, et en observant sans y mêler du mien, je me suis aperçue de ceci : que si les hommes ne sont pas toujours polis, les femmes, par contre, sont toujours d’une inqualifiable grossièreté.

Nous nous croyons tout permis, ma chérie, et nous estimons en même temps que tout nous est dû, et nous commettons à cœur joie des actes dépourvus de ce savoir-vivre élémentaire dont tu parles avec passion.

Je trouve maintenant, au contraire, que les hommes ont pour nous beaucoup d’égards, relativement à nos allures envers eux. Du reste, mignonne, les hommes doivent être, et sont, ce que nous les faisons. Dans une société où les femmes seraient toutes de vraies grandes dames, tous les hommes deviendraient des gentilshommes.

Voyons, observe et réfléchis.

Vois deux femmes qui se rencontrent dans la rue ; quelle attitude ! quels regards de dénigrement, quel mépris dans le coup d’œil ! Quel coup de tête de haut en bas pour toiser et condamner ! Et si le trottoir est étroit, crois-tu que l’une cédera le pas, demandera pardon ? Jamais ! Quand deux hommes se heurtent en une ruelle insuffisante, tous deux saluent et s’effacent en même temps ; tandis que, nous autres, nous nous précipitons ventre à ventre, nez à nez, en nous dévisageant avec insolence.

Vois deux femmes se connaissant qui se rencontrent dans un escalier devant la porte d’une amie que l’une vient de voir et que l’autre va visiter. Elles se mettent à causer en obstruant toute la largeur du passage. Si quelqu’un monte derrière elles, homme ou femme, crois-tu qu’elles se dérangeront d’un demi-pied ? Jamais ! jamais !

J’attendis, l’hiver dernier, vingt-deux minutes, montre en main, à la porte d’un salon. Et derrière moi, deux messieurs attendaient aussi sans paraître prêts à devenir enragés, comme moi. C’est qu’ils étaient habitués depuis longtemps à nos inconscientes insolences.

L’autre jour, avant de quitter Paris, j’allai dîner, avec ton mari justement, dans un restaurant des Champs-Élysées pour prendre le frais. Toutes les tables étaient occupées. Le garçon nous pria d’attendre.

J’aperçus alors une vieille dame de noble tournure qui venait de payer sa carte et qui semblait prête à partir. Elle me vit, me toisa et ne bougea point. Pendant plus d’un quart d’heure elle resta là, immobile, mettant ses gants, parcourant du regard toutes les tables, considérant avec quiétude ceux qui attendaient comme moi. Or, deux jeunes gens qui achevaient leur repas, m’ayant vue à leur tour, appelèrent en hâte le garçon pour régler leur note et m’offrirent leur place tout de suite, s’obstinant même à attendre debout leur monnaie. Et songe, ma belle, que je ne suis plus jolie, comme toi, mais vieille et blanche.

C’est à nous, vois-tu, qu’il faudrait enseigner la politesse ; et la besogne serait si rude qu’Hercule n’y suffirait pas.

Tu me parles d’Étretat et des gens qui potinent sur cette gentille plage. C’est un pays fini, perdu pour moi, mais dans lequel je me suis autrefois bien amusée.

Nous étions là quelques-uns seulement, des gens du monde, du vrai monde, et des artistes, fraternisant. On ne cancanait pas, alors.

Or, comme nous n’avions point l’insipide Casino où l’on pose, où l’on chuchote, où l’on danse bêtement, où l’on s’ennuie à profusion, nous cherchions de quelle manière passer gaiement nos soirées. Or, devine ce qu’imagina l’un de nos maris ? Ce fut d’aller danser, chaque nuit, dans l’une des fermes des environs.

On partait en bande avec un orgue de Barbarie dont jouait d’ordinaire le peintre Le Poittevin, coiffé d’un bonnet de coton. Deux hommes portaient des lanternes. Nous suivions en procession, riant et bavardant comme des folles.

On réveillait le fermier, les servantes, les valets. On se faisait même faire de la soupe à l’oignon (horreur !) et l’on dansait sous les pommiers, au son de la boîte à musique. Les coqs réveillés chantaient dans la profondeur des bâtiments ; les chevaux s’agitaient sur la litière des écuries. Le vent frais de la campagne nous caressait les joues, plein d’odeur d’herbes et de moissons coupées.

Que c’est loin ! que c’est loin ! voilà trente ans de cela !

Je ne veux pas, ma chérie, que tu viennes pour l’ouverture de la chasse. Pourquoi gâter la joie de nos amis, en leur imposant des toilettes mondaines en ce jour de plaisir campagnard et violent ? C’est ainsi qu’on gâte les hommes, petite.

Je t’embrasse.

Ta vieille tante,

Geneviève de Z…


<t Une veuve>

Une veuve

C’était pendant la saison des chasses, dans le château de Banneville. L’automne était pluvieux et triste. Les feuilles rouges, au lieu de craquer sous les pieds, pourrissaient dans les ornières, sous les lourdes averses.

La forêt, presque dépouillée, était humide comme une salle de bains. Quand on entrait dedans, sous les grands arbres fouettés par les grains, une odeur moisie, une buée d’eau tombée, d’herbes trempées, de terre mouillée, vous enveloppait et les tireurs, courbés sous cette inondation continue, et les chiens mornes, la queue basse et le poil collé sur les côtes, et les jeunes chasseresses en leur taille de drap collante et traversée de pluie, rentraient chaque soir las de corps et d’esprit.

Dans le grand salon, après dîner, on jouait au loto, sans plaisir, tandis que le vent faisait sur les volets des poussées bruyantes et lançait les vieilles girouettes en des tournoiements de toupie. On voulut alors conter des histoires, comme il est dit en des livres ; mais personne n’inventait rien d’amusant. Les chasseurs narraient des aventures à coups de fusil, des boucheries de lapins ; et les femmes se creusaient la tête sans y découvrir jamais l’imagination de Schéhérazade.

On allait renoncer à ce divertissement, quand une jeune femme, en jouant, sans y penser, avec la main d’une vieille tante restée fille, remarqua une petite bague faite avec des cheveux blonds, qu’elle avait vue souvent sans y réfléchir.

Alors, en la faisant rouler doucement, autour du doigt, elle demanda : « Dis donc, tante, qu’est-ce que c’est que cette bague ? On dirait des cheveux d’enfant… » La vieille demoiselle rougit, puis pâlit ; puis, d’une voix tremblante : « C’est si triste, si triste, que je n’en veux jamais parler. Tout le malheur de ma vie vient de là. J’étais toute jeune alors, et le souvenir m’est resté si douloureux que je pleure chaque fois en y pensant. » On voulut aussitôt connaître l’histoire ; mais la tante refusait de la dire ; on finit enfin par la prier tant qu’elle se décida.

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Vous m’avez souvent entendu parler de la famille de Santèze, éteinte aujourd’hui. J’ai connu les trois derniers hommes de cette maison. Ils sont morts tous les trois de la même façon ; voici les cheveux du dernier. Il avait treize ans, quand il s’est tué pour moi. Cela vous paraît étrange, n’est-ce pas ?

Oh ! c’était une race singulière, des fous, si l’on veut, mais des fous charmants, des fous par amour. Tous, de père en fils, avaient des passions violentes, de grands élans de tout leur être qui les poussaient aux choses les plus exaltées, aux dévouements fanatiques, même aux crimes. C’était en eux, cela, ainsi que la dévotion ardente est dans certaines âmes. Ceux qui se font trappistes n’ont pas la même nature que les coureurs de salon. On disait dans la parenté : « Amoureux comme un Santèze. » Rien qu’à les voir, on le devinait. Ils avaient tous les cheveux bouclés, bas sur le front, la barbe frisée, et des yeux larges, larges, dont le rayon entrait dans vous, et vous troublait sans qu’on sût pourquoi.

Le grand-père de celui-ci dont voici le seul souvenir, après beaucoup d’aventures, et des duels et des enlèvements de femmes, devint passionnément épris, vers soixante-cinq ans, de la fille de son fermier. Je les ai connus tous les deux. Elle était blonde, pâle, distinguée, avec un parler lent, une voix molle et un regard si doux, si doux qu’on l’aurait dit d’une madone. Le vieux seigneur la prit chez lui, et il fut bientôt si captivé qu’il ne pouvait se passer d’elle une minute. Sa fille et sa belle-fille, qui habitaient le château trouvaient cela tout naturel, tant l’amour était de tradition dans la maison. Quand il s’agissait de passion, rien ne les étonnait, et, si l’on parlait devant elles de penchants contrariés, d’amants désunis, même de vengeance après des trahisons, elles disaient toutes les deux, du même ton désolé : « Oh ! comme il (ou elle) a dû souffrir pour en arriver là ! » Rien de plus. Elles s’apitoyaient sur les drames du cœur et ne s’en indignaient jamais, même quand ils étaient criminels.

Or, un automne, un jeune homme, M. de Gradelle, invité pour la chasse, enleva la jeune fille.

M. de Santèze resta calme, comme s’il ne s’était rien passé ; mais, un matin, on le trouva pendu dans le chenil, au milieu des chiens.

Son fils mourut de la même façon, dans un hôtel, à Paris, pendant un voyage qu’il fit en 1841, après avoir été trompé par une chanteuse de l’Opéra.

Il laissait un enfant âgé de douze ans, et une veuve, la sœur de ma mère. Elle vint avec le petit habiter chez mon père, dans notre terre de Bertillon. J’avais alors dix-sept ans.

Vous ne pouvez vous figurer quel étonnant et précoce enfant était ce petit Santèze. On eût dit que toutes les facultés de tendresse, que toutes les exaltations de sa race étaient retombées sur celui-là, le dernier. Il rêvait toujours et se promenait seul pendant des heures, dans une grande allée d’ormes allant du château jusqu’au bois. Je regardais de ma fenêtre ce gamin sentimental, qui marchait à pas graves, les mains derrière le dos, le front penché, et, parfois, s’arrêtait pour lever les yeux comme s’il voyait et comprenait, et ressentait des choses qui n’étaient point de son âge.

Souvent, après le dîner, par les nuits claires, il me disait : « Allons rêver, cousine… » Et nous partions ensemble dans le parc. Il s’arrêtait brusquement devant les clairières où flottait cette vapeur blanche, cette ouate dont la lune garnit les éclaircies des bois ; et il me disait, en me serrant la main : « Regarde ça, regarde ça. Mais tu ne me comprends pas, je le sens. Si tu me comprenais, nous serions heureux. Il faut aimer pour savoir. » Je riais et je l’embrassais, ce gamin, qui m’adorait à en mourir.

Souvent aussi, après le dîner, il allait s’asseoir sur les genoux de ma mère : « Allons, tante, lui disait-il, raconte-nous des histoires d’amour. » Et ma mère, par plaisanterie, lui disait toutes les légendes de sa famille, toutes les aventures passionnées de ses pères ; car on en citait des mille et des mille, de vraies et de fausses. C’est leur réputation qui les a tous perdus, ces hommes ; ils se montaient la tête et se faisaient gloire ensuite de ne point laisser mentir la renommée de leur maison.

Il s’exaltait, le petit, à ces récits tendres ou terribles, et parfois il tapait des mains en répétant : « Moi aussi, moi aussi, je sais aimer mieux qu’eux tous ! »

Alors il me fit la cour, une cour timide et profondément tendre, dont on riait, tant c’était drôle. Chaque matin, j’avais des fleurs cueillies par lui, et chaque soir, avant de remonter dans sa chambre, il me baisait la main en murmurant : « Je t’aime ! »

Je fus coupable, bien coupable, et j’en pleure encore sans cesse, et j’en ai fait pénitence toute ma vie, et je suis restée vieille fille, — ou plutôt non, je suis restée comme fiancée-veuve, veuve de lui. Je m’amusai de cette tendresse puérile, je l’excitais même ; je fus coquette, séduisante, comme auprès d’un homme, caressante et perfide. J’affolai cet enfant. C’était un jeu pour moi, et un divertissement joyeux pour sa mère et la mienne. Il avait douze ans ! Songez ! qui donc aurait pris au sérieux cette passion d’atome ! Je l’embrassais tant qu’il voulait ; je lui écrivis même des billets doux que lisaient nos mères ; et il me répondait des lettres, des lettres de feu, que j’ai gardées. Il croyait secrète notre intimité d’amour, se jugeant un homme. Nous avions oublié qu’il était un Santèze !

Cela dura près d’un an. Un soir, dans le parc, il s’abattit à mes genoux et, baisant le bas de ma robe avec un élan furieux, il répétait : « Je t’aime, je t’aime, je t’aime à en mourir. Si tu me trompes jamais, entends-tu ; si tu m’abandonnes pour un autre, je ferai comme mon père…» Et il ajouta d’une voix profonde à donner un frisson : « Tu sais ce qu’il a fait ! »

Puis, comme je restais interdite, il se releva, et se dressant sur la pointe des pieds pour arriver à mon oreille, car j’étais plus grande que lui, il modula mon nom, mon petit nom : « Geneviève ! » d’un ton si doux, si joli, si tendre, que j’en frissonnai jusqu’aux pieds.

Je balbutiais : « Rentrons, rentrons ! » Il ne dit plus rien et me suivit ; mais, comme nous allions gravir les marches du perron, il m’arrêta : « Tu sais, si tu m’abandonnes, je me tue. »

Je compris, cette fois, que j’avais été trop loin, et je devins réservée. Comme il m’en faisait, un jour, des reproches, je répondis : « Tu es maintenant trop grand pour plaisanter, et trop jeune pour un amour sérieux. J’attends. »

Je m’en croyais quitte ainsi.

On le mit en pension à l’automne. Quand il revint l’été suivant, j’avais un fiancé. Il comprit tout de suite, et garda pendant huit jours un air si réfléchi que je demeurais très inquiète.

Le neuvième jour, au matin, j’aperçus, en me levant, un petit papier glissé sous ma porte. Je le saisis, je l’ouvris, je lus : « Tu m’as abandonné, et tu sais ce que je t’ai dit. C’est ma mort que tu as ordonnée. Comme je ne veux pas être trouvé par un autre que par toi, viens dans le parc, juste à la place où je t’ai dit, l’an dernier, que je t’aimais, et regarde en l’air. »

Je me sentais devenir folle. Je m’habillai vite et vite, et je courus, je courus à tomber épuisée, jusqu’à l’endroit désigné. Sa petite casquette de pension était par terre, dans la boue. Il avait plu toute la nuit. Je levai les yeux et j’aperçus quelque chose qui se berçait dans les feuilles, car il faisait du vent, beaucoup de vent.

Je ne sais plus, après ça, ce que j’ai fait. J’ai dû hurler d’abord, m’évanouir peut-être, et tomber, puis courir au château. Je repris ma raison dans mon lit, avec ma mère à mon chevet.

Je crus que j’avais rêvé tout cela dans un affreux délire. Je balbutiai : « Et lui, lui, Gontran ?… » On ne me répondit pas. C’était vrai.

Je n’osai pas le revoir ; mais je demandai une longue mèche de ses cheveux blonds. La… la… voici.

ê

Et la vieille demoiselle tendait sa main tremblante dans un geste désespéré.

Puis elle se moucha plusieurs fois, s’essuya les yeux et reprit : « J’ai rompu mon mariage… sans dire pourquoi… Et je… je suis restée toujours… la… la veuve de cet enfant de treize ans. » Puis sa tête tomba sur sa poitrine et elle pleura longtemps des larmes pensives.

Et, comme on gagnait les chambres pour dormir, un gros chasseur dont elle avait troublé la quiétude souffla dans l’oreille de son voisin :

« N’est-ce pas malheureux d’être sentimental à ce point-là ! »


<t Rouille (La)>

La Rouille

Il n’avait eu, toute sa vie, qu’une inapaisable passion : la chasse. Il chassait tous les jours, du matin au soir, avec un emportement furieux. Il chassait hiver comme été, au printemps comme à l’automne, au marais, quand les règlements interdisaient la plaine et les bois ; il chassait au tiré, à courre, au chien d’arrêt, au chien courant, à l’affût, au miroir, au furet. Il ne parlait que de chasse, rêvait chasse, répétait sans cesse : « Doit-on être malheureux quand on n’aime pas la chasse ! »

Il avait maintenant cinquante ans sonnés, se portait bien, restait vert, bien que chauve, un peu gros, mais vigoureux ; et il portait tout le dessous de la moustache rasé pour bien découvrir les lèvres et garder libre le tour de la bouche, afin de pouvoir sonner du cor plus facilement.

On ne le désignait dans la contrée que par son petit nom : M. Hector. Il s’appelait le baron Hector Gontran de Coutelier.

Il habitait, au milieu des bois, un petit manoir, dont il avait hérité ; et bien qu’il connût toute la noblesse du département et rencontrât tous ses représentants mâles dans les rendez-vous de chasse, il ne fréquentait assidûment qu’une famille : les Courville, des voisins aimables, alliés à sa race depuis des siècles.

Dans cette maison il était choyé, aimé, dorloté, et il disait : « Si je n’étais pas chasseur, je voudrais ne point vous quitter. » M. de Courville était son ami et son camarade depuis l’enfance. Gentilhomme agriculteur, il vivait tranquille avec sa femme, sa fille et son gendre, M. de Darnetot, qui ne faisait rien, sous prétexte d’études historiques.

Le baron de Coutelier allait souvent dîner chez ses amis, surtout pour leur raconter ses coups de fusil. Il avait de longues histoires de chiens et de furets dont il parlait comme de personnages marquants qu’il aurait beaucoup connus. Il dévoilait leurs pensées, leurs intentions, les analysait, les expliquait : « Quand Médor a vu que le râle le faisait courir ainsi, il s’est dit : “ Attends, mon gaillard, nous allons rire. ” Alors, en me faisant signe de la tête d’aller me placer au coin du champ de trèfle, il s’est mis à quêter de biais, à grand bruit, en remuant les herbes pour pousser le gibier dans l’angle où il ne pourrait plus s’échapper. Tout est arrivé comme il l’avait prévu ; le râle, tout d’un coup, s’est trouvé sur la lisière. Impossible d’aller plus loin sans se découvrir. Il s’est dit : “ Pincé, nom d’un chien ! ” et s’est tapi. Médor alors tomba en arrêt en me regardant ; je lui fais un signe, il force. — Brrrou — le râle s’envole — j’épaule — pan ! — il tombe ; et Médor, en le rapportant, remuait la queue pour me dire : “ Est-il joué, ce tour-là, monsieur Hector ? ”»

Courville, Darnetot et les deux femmes riaient follement de ces récits pittoresques où le baron mettait toute son âme. Il s’animait, remuait les bras, gesticulait de tout le corps ; et quand il disait la mort du gibier, il riait d’un rire formidable, et demandait toujours comme conclusion : « Est-elle bonne, celle-là ? »

Dès qu’on parlait d’autre chose, il n’écoutait plus et s’essayait tout seul à fredonner des fanfares. Aussi, dès qu’un instant de silence se faisait entre deux phrases, dans ces moments de brusques accalmies qui coupent la rumeur des paroles, on entendait tout à coup un air de chasse : « Ton ton, ton taine ton ton », que le baron poussait en gonflant les joues comme s’il eût tenu son cor.

Il n’avait jamais vécu que pour la chasse et vieillissait sans s’en douter ni s’en apercevoir. Brusquement, il eut une attaque de rhumatisme et resta deux mois au lit. Il faillit mourir de chagrin et d’ennui. Comme il n’avait pas de bonne, faisant préparer sa cuisine par un vieux serviteur, il n’obtenait ni cataplasmes chauds, ni petits soins, ni rien de ce qu’il faut aux souffrants. Son piqueur fut son garde-malade, et cet écuyer qui s’ennuyait au moins autant que son maître, dormait jour et nuit dans un fauteuil, pendant que le baron jurait et s’exaspérait entre ses draps.

Les dames de Courville venaient parfois le voir ; et c’étaient pour lui des heures de calme et de bien-être. Elles préparaient sa tisane, avaient soin du feu, lui servaient gentiment son déjeuner, sur le bord du lit ; et quand elles partaient il murmurait : « Sacrebleu ! vous devriez bien venir loger ici. » Et elles riaient de tout leur cœur.

Comme il allait mieux et recommençait à chasser au marais, il vint un soir dîner chez ses amis ; mais il n’avait plus son entrain ni sa gaieté. Une pensée incessante le torturait, la crainte d’être ressaisi par les douleurs avant l’ouverture. Au moment de prendre congé, alors que les femmes l’enveloppaient en un châle, lui nouaient un foulard au cou, et qu’il se laissait faire pour la première fois de sa vie, il murmura d’un ton désolé : « Si ça recommence, je suis un homme foutu. »

Lorsqu’il fut parti, Mme de Darnetot dit à sa mère : « Il faudrait marier le baron. »

Tout le monde leva les bras. Comment n’y avait-on pas encore songé ? On chercha toute la soirée parmi les veuves qu’on connaissait, et le choix s’arrêta sur une femme de quarante ans, encore jolie, assez riche, de belle humeur et bien portante, qui s’appelait Mme Berthe Vilers.

On l’invita à passer un mois au château. Elle s’ennuyait. Elle vint. Elle était remuante et gaie ; M. de Coutelier lui plut tout de suite. Elle s’en amusait comme d’un jouet vivant et passait des heures entières à l’interroger sournoisement sur les sentiments des lapins et les machinations des renards. Il distinguait gravement les manières de voir différentes des divers animaux, et leur prêtait des plans et des raisonnements subtils comme aux hommes de sa connaissance.

L’attention qu’elle lui donnait le ravit ; et, un soir, pour lui témoigner son estime, il la pria de chasser, ce qu’il n’avait encore jamais fait pour aucune femme. L’invitation parut si drôle qu’elle accepta. Ce fut une fête pour l’équiper ; tout le monde s’y mit, lui offrit quelque chose ; et elle apparut vêtue en manière d’amazone, avec des bottes, des culottes d’homme, une jupe courte, une jaquette de velours trop étroite pour la gorge, et une casquette de valet de chiens.

Le baron semblait ému comme s’il allait tirer son premier coup de fusil. Il lui expliqua minutieusement la direction du vent, les différents arrêts des chiens, la façon de tirer les gibiers ; puis il la poussa dans un champ, en la suivant pas à pas, avec la sollicitude d’une nourrice qui regarde son nourrisson marcher pour la première fois.

Médor rencontra, rampa, s’arrêta, leva la patte. Le baron, derrière son élève, tremblait comme une feuille. Il balbutiait : « Attention, attention, des per… des per… des perdrix. »

Il n’avait pas fini qu’un grand bruit s’envola de terre, — brrr, brrr, brrr — et un régiment de gros oiseaux monta dans l’air en battant des ailes.

Mme Vilers, éperdue, ferma les yeux, lâcha les deux coups, recula d’un pas sous la secousse du fusil ; puis, quand elle reprit son sang-froid, elle aperçut le baron qui dansait comme un fou, et Médor rapportant deux perdrix dans sa gueule.

À dater de ce jour, M. de Coutelier fut amoureux d’elle.

Il disait en levant les yeux : « Quelle femme ! » et il venait tous les soirs maintenant pour causer chasse. Un jour, M. de Courville, qui le reconduisait et l’écoutait s’extasier sur sa nouvelle amie, lui demanda brusquement : « Pourquoi ne l’épousez-vous pas ? » Le baron resta saisi : « Moi ? moi ? l’épouser !… mais… au fait… » Et il se tut. Puis serrant précipitamment la main de son compagnon, il murmura : « Au revoir, mon ami », et disparut à grands pas dans la nuit.

Il fut trois jours sans revenir. Quand il reparut, il était pâli par ses réflexions, et plus grave que de coutume. Ayant pris à part M. de Courville : « Vous avez eu là une fameuse idée. Tâchez de la préparer à m’accepter. Sacrebleu, une femme comme ça, on la dirait faite pour moi. Nous chasserons ensemble toute l’année. »

M. de Courville, certain qu’il ne serait pas refusé, répondit : « Faites votre demande tout de suite, mon cher. Voulez-vous que je m’en charge ? » Mais le baron se troubla soudain ; et balbutiant : « Non… non… il faut d’abord que je fasse un petit voyage… un petit voyage… à Paris. Dès que je serai revenu, je vous répondrai définitivement. » On n’en put obtenir d’autres éclaircissements et il partit le lendemain.

Le voyage dura longtemps. Une semaine, deux semaines, trois semaines se passèrent, M. de Coutelier ne reparaissait pas. Les Courville, étonnés, inquiets, ne savaient que dire à leur amie qu’ils avaient prévenue de la démarche du baron. On envoyait tous les deux jours prendre chez lui de ses nouvelles ; aucun de ses serviteurs n’en avait reçu.

Or, un soir, comme Mme Vilers chantait en s’accompagnant au piano, une bonne vint, avec un grand mystère, chercher M. de Courville, en lui disant tout bas qu’un monsieur le demandait. C’était le baron, changé, vieilli, en costume de voyage. Dès qu’il vit son vieil ami, il lui saisit les mains, et, d’une voix un peu fatiguée : « J’arrive à l’instant, mon cher, et j’accours chez vous, je n’en puis plus. » Puis il hésita, visiblement embarrassé : « Je voulais vous dire… tout de suite… que cette… cette affaire… vous savez bien… est manquée. »

M. de Courville le regardait stupéfait. « Comment ? manquée ? Et pourquoi ? — Oh ! ne m’interrogez pas, je vous prie, ce serait trop pénible à dire, mais soyez sûr que j’agis en… en honnête homme. Je ne peux pas… Je n’ai pas le droit, vous entendez, pas le droit, d’épouser cette dame. J’attendrai qu’elle soit partie pour revenir chez vous ; il me serait trop douloureux de la revoir. Adieu. »

Et il s’enfuit.

Toute la famille délibéra, discuta, supposa mille choses. On conclut qu’un grand mystère était caché dans la vie du baron, qu’il avait peut-être des enfants naturels, une vieille liaison. Enfin l’affaire paraissait grave ; et pour ne point entrer en des complications difficiles, on prévint habilement Mme Vilers, qui s’en retourna veuve comme elle était venue.

Trois mois encore se passèrent. Un soir, comme il avait fortement dîné et qu’il titubait un peu, M. de Coutelier, en fumant sa pipe le soir avec M. de Courville, lui dit : « Si vous saviez comme je pense souvent à votre amie, vous auriez pitié de moi. »

L’autre, que la conduite du baron en cette circonstance avait un peu froissé, lui dit sa pensée vivement : « Sacrebleu, mon cher, quand on a des secrets dans son existence, on ne s’avance pas d’abord comme vous l’avez fait ; car, enfin, vous pouviez prévoir le motif de votre reculade, assurément. »

Le baron confus cessa de fumer.

« Oui et non. Enfin, je n’aurais pas cru ce qui est arrivé. »

M. de Courville, impatienté, reprit : « On doit tout prévoir. »

Mais M. de Coutelier, en sondant de l’œil les ténèbres pour être sûr qu’on ne les écoutait pas, reprit à voix basse :

« Je vois bien que je vous ai blessé et je vais tout vous dire pour me faire excuser. Depuis vingt ans, mon ami, je ne vis que pour la chasse. Je n’aime que ça, vous le savez, je ne m’occupe que de ça. Aussi, au moment de contracter des devoirs envers cette dame, un scrupule, un scrupule de conscience m’est venu. Depuis le temps que j’ai perdu l’habitude de… de… de l’amour, enfin, je ne savais plus si je serais encore capable de… de…, vous savez bien… Songez donc ? voici maintenant seize ans exactement que… que… que… pour la dernière fois, vous comprenez. Dans ce pays-ci, ce n’est pas facile de… de… vous y êtes. Et puis j’avais autre chose à faire. J’aime mieux tirer un coup de fusil. Bref, au moment de m’engager devant le maire et le prêtre à… à… ce que vous savez, j’ai eu peur. Je me suis dit : Bigre, mais si… si… j’allais rater. Un honnête homme ne manque jamais à ses engagements ; et je prenais là un engagement sacré vis-à-vis de cette personne. Enfin, pour en avoir le cœur net, je me suis promis d’aller passer huit jours à Paris.

« Au bout de huit jours, rien, mais rien. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé. J’ai pris ce qu’il y avait de mieux dans tous les genres. Je vous assure qu’elles ont fait ce qu’elles ont pu… Oui… certainement, elles n’ont rien négligé… Mais que voulez-vous ? elles se retiraient toujours… bredouilles… bredouilles… bredouilles.

« J’ai attendu alors quinze jours, trois semaines, espérant toujours. J’ai mangé dans les restaurants un tas de choses poivrées, qui m’ont perdu l’estomac et… et… rien… toujours rien.

« Vous comprenez que, dans ces circonstances, devant cette constatation, je ne pouvais que… que… que me retirer. Ce que j’ai fait. »

M. de Courville se tordait pour ne pas rire. Il serra gravement les mains du baron en lui disant : « Je vous plains », et le reconduisit jusqu’à mi-chemin de sa demeure. Puis, lorsqu’il se trouva seul avec sa femme, il lui dit tout, en suffoquant de gaieté. Mais Mme de Courville ne riait point ; elle écoutait, très attentive, et lorsque son mari eut achevé, elle répondit avec un grand sérieux : « Le baron est un niais, mon cher ; il avait peur, voilà tout. Je vais écrire à Berthe de revenir, et bien vite. »

Et comme M. de Courville objectait le long et inutile essai de leur ami, elle reprit : « Bah ! quand on aime sa femme, entendez-vous, cette chose-là… revient toujours. »

Et M. de Courville ne répliqua rien, un peu confus lui-même.


<t Rempailleuse (La)>

La Rempailleuse

À Léon Hennique.

C’était à la fin du dîner d’ouverture de chasse chez le marquis de Bertrans. Onze chasseurs, huit jeunes femmes et le médecin du pays étaient assis autour de la grande table illuminée, couverte de fruits et de fleurs.

On vint à parler d’amour, et une grande discussion s’éleva, l’éternelle discussion, pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois ou plusieurs fois. On cita des exemples de gens n’ayant jamais eu qu’un amour sérieux ; on cita aussi d’autres exemples de gens ayant aimé souvent, avec violence. Les hommes, en général, prétendaient que la passion, comme les maladies, peut frapper plusieurs fois le même être, et le frapper à le tuer si quelque obstacle se dresse devant lui. Bien que cette manière de voir ne fût pas contestable, les femmes, dont l’opinion s’appuyait sur la poésie bien plus que sur l’observation, affirmaient que l’amour, l’amour vrai, le grand amour, ne pouvait tomber qu’une fois sur un mortel, qu’il était semblable à la foudre, cet amour, et qu’un cœur touché par lui demeurait ensuite tellement vidé, ravagé, incendié, qu’aucun autre sentiment puissant, même aucun rêve, n’y pouvait germer de nouveau.

Le marquis ayant aimé beaucoup, combattait vivement cette croyance :

« Je vous dis, moi, qu’on peut aimer plusieurs fois avec toutes ses forces et toute son âme. Vous me citez des gens qui se sont tués par amour, comme preuve de l’impossibilité d’une seconde passion. Je vous répondrai que, s’ils n’avaient pas commis cette bêtise de se suicider, ce qui leur enlevait toute chance de rechute, ils se seraient guéris ; et ils auraient recommencé, et toujours, jusqu’à leur mort naturelle. Il en est des amoureux comme des ivrognes. Qui a bu boira — qui a aimé aimera. C’est une affaire de tempérament, cela. »

On prit pour arbitre le docteur, vieux médecin parisien retiré aux champs, et on le pria de donner son avis.

Justement il n’en avait pas :

« Comme l’a dit le marquis, c’est une affaire de tempérament ; quant à moi, j’ai eu connaissance d’une passion qui dura cinquante-cinq ans sans un jour de répit, et qui ne se termina que par la mort. »

La marquise battit des mains.

« Est-ce beau cela ! Et quel rêve d’être aimé ainsi ! Quel bonheur de vivre cinquante-cinq ans tout enveloppé de cette affection acharnée et pénétrante ! Comme il a dû être heureux et bénir la vie celui qu’on adora de la sorte ! »

Le médecin sourit :

« En effet, madame, vous ne vous trompez pas sur ce point, que l’être aimé fut un homme. Vous le connaissez, c’est M. Chouquet, le pharmacien du bourg. Quant à elle, la femme, vous l’avez connue aussi, c’est la vieille rempailleuse de chaises qui venait tous les ans au château. Mais je vais me faire mieux comprendre. »

L’enthousiasme des femmes était tombé ; et leur visage dégoûté disait : « Pouah ! » comme si l’amour n’eût dû frapper que des êtres fins et distingués, seuls dignes de l’intérêt des gens comme il faut.

Le médecin reprit :

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J’ai été appelé, il y a trois mois, auprès de cette vieille femme, à son lit de mort. Elle était arrivée, la veille, dans la voiture qui lui servait de maison, traînée par la rosse que vous avez vue, et accompagnée de ses deux grands chiens noirs, ses amis et ses gardiens. Le curé était déjà là. Elle nous fit ses exécuteurs testamentaires, et, pour nous dévoiler le sens de ses volontés dernières, elle nous raconta toute sa vie. Je ne sais rien de plus singulier et de plus poignant.

Son père était rempailleur et sa mère rempailleuse. Elle n’a jamais eu de logis planté en terre.

Toute petite, elle errait, haillonneuse, vermineuse, sordide. On s’arrêtait à l’entrée des villages, le long des fossés ; on dételait la voiture ; le cheval broutait ; le chien dormait, le museau sur ses pattes ; et la petite se roulait dans l’herbe pendant que le père et la mère rafistolaient, à l’ombre des ormes du chemin, tous les vieux sièges de la commune. On ne parlait guère, dans cette demeure ambulante. Après les quelques mots nécessaires pour décider qui ferait le tour des maisons en poussant le cri bien connu : « Remmmpailleur de chaises ! » on se mettait à tortiller la paille, face à face ou côte à côte. Quand l’enfant allait trop loin ou tentait d’entrer en relation avec quelque galopin du village, la voix colère du père la rappelait : « Veux-tu bien revenir ici, crapule !» C’étaient les seuls mots de tendresse qu’elle entendait.

Quand elle devint plus grande, on l’envoya faire la récolte des fonds de sièges avariés. Alors elle ébaucha quelques connaissances de place en place avec les gamins ; mais c’étaient alors les parents de ses nouveaux amis qui rappelaient brutalement leurs enfants : « Veux-tu bien venir ici, polisson ! Que je te voie causer avec les va-nu-pieds !… »

Souvent les petits gars lui jetaient des pierres.

Des dames lui ayant donné quelques sous, elle les garda soigneusement.

Un jour — elle avait alors onze ans — comme elle passait par ce pays, elle rencontra derrière le cimetière le petit Chouquet qui pleurait parce qu’un camarade lui avait volé deux liards. Ces larmes d’un petit bourgeois, d’un de ces petits qu’elle s’imaginait, dans sa frêle caboche de déshéritée, être toujours contents et joyeux, la bouleversèrent. Elle s’approcha, et, quand elle connut la raison de sa peine, elle versa entre ses mains toutes ses économies, sept sous, qu’il prit naturellement, en essuyant ses larmes. Alors, folle de joie, elle eut l’audace de l’embrasser. Comme il considérait attentivement sa monnaie, il se laissa faire. Ne se voyant ni repoussée, ni battue, elle recommença ; elle l’embrassa à pleins bras, à plein cœur. Puis elle se sauva.

Que se passa-t-il dans cette misérable tête ? S’est-elle attachée à ce mioche parce qu’elle lui avait sacrifié sa fortune de vagabonde, ou parce qu’elle lui avait donné son premier baiser tendre ? Le mystère est le même pour les petits que pour les grands.

Pendant des mois, elle rêva de ce coin de cimetière et de ce gamin. Dans l’espérance de le revoir elle vola ses parents, grappillant un sou par-ci, un sou par-là, sur un rempaillage, ou sur les provisions qu’elle allait acheter.

Quand elle revint, elle avait deux francs dans sa poche, mais elle ne put qu’apercevoir le petit pharmacien, bien propre, derrière les carreaux de la boutique paternelle, entre un bocal rouge et un ténia.

Elle ne l’en aima que davantage, séduite, émue, extasiée par cette gloire de l’eau colorée, cette apothéose des cristaux luisants.

Elle garda en elle son souvenir ineffaçable, et, quand elle le rencontra, l’an suivant, derrière l’école, jouant aux billes avec ses camarades, elle se jeta sur lui, le saisit dans ses bras, et le baisa avec tant de violence qu’il se mit à hurler de peur. Alors, pour l’apaiser, elle lui donna son argent : trois francs vingt, un vrai trésor, qu’il regardait avec des yeux agrandis.

Il le prit et se laissa caresser tant qu’elle voulut.

Pendant quatre ans encore, elle versa entre ses mains toutes ses réserves, qu’il empochait avec conscience en échange de baisers consentis. Ce fut une fois trente sous, une fois deux francs, une fois douze sous (elle en pleura de peine et d’humiliation, mais l’année avait été mauvaise) et la dernière fois, cinq francs, une grosse pièce ronde, qui le fit rire d’un rire content.

Elle ne pensait plus qu’à lui ; et il attendait son retour avec une certaine impatience, courait au-devant d’elle en la voyant, ce qui faisait bondir le cœur de la fillette.

Puis il disparut. On l’avait mis au collège. Elle le sut en interrogeant habilement. Alors elle usa d’une diplomatie infinie pour changer l’itinéraire de ses parents et les faire passer par ici au moment des vacances. Elle y réussit, mais après un an de ruses. Elle était donc restée deux ans sans le revoir ; et elle le reconnut à peine, tant il était changé, grandi, embelli, imposant dans sa tunique à boutons d’or. Il feignit de ne pas la voir et passa fièrement près d’elle.

Elle en pleura pendant deux jours ; et depuis lors elle souffrit sans fin.

Tous les ans elle revenait ; passait devant lui sans oser le saluer et sans qu’il daignât même tourner les yeux vers elle. Elle l’aimait éperdument. Elle me dit : « C’est le seul homme que j’aie vu sur la terre, monsieur le médecin ; je ne sais pas si les autres existaient seulement. »

Ses parents moururent. Elle continua leur métier, mais elle prit deux chiens au lieu d’un, deux terribles chiens qu’on n’aurait pas osé braver.

Un jour, en rentrant dans ce village où son cœur était resté, elle aperçut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de son bien-aimé. C’était sa femme. Il était marié.

Le soir même, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la Mairie. Un ivrogne attardé la repêcha, et la porta à la pharmacie. Le fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans paraître la reconnaître, la déshabilla, la frictionna, puis il lui dit d’une voix dure : « Mais vous êtes folle ! Il ne faut pas être bête comme ça ! »

Cela suffit pour la guérir. Il lui avait parlé ! Elle était heureuse pour longtemps.

Il ne voulut rien recevoir en rémunération de ses soins, bien qu’elle insistât vivement pour le payer.

Et toute sa vie s’écoula ainsi. Elle rempaillait en songeant à Chouquet. Tous les ans, elle l’apercevait derrière ses vitraux. Elle prit l’habitude d’acheter chez lui des provisions de menus médicaments. De la sorte elle le voyait de près, et lui parlait, et lui donnait encore de l’argent.

Comme je vous l’ai dit en commençant, elle est morte ce printemps. Après m’avoir raconté toute cette triste histoire, elle me pria de remettre à celui qu’elle avait si patiemment aimé toutes les économies de son existence, car elle n’avait travaillé que pour lui, disait-elle, jeûnant même pour mettre de côté, et être sûre qu’il penserait à elle, au moins une fois, quand elle serait morte.

Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Je laissai à M. le curé les vingt-sept francs pour l’enterrement, et j’emportai le reste quand elle eut rendu le dernier soupir.

Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de déjeuner, en face l’un de l’autre, gros et rouges, fleurant les produits pharmaceutiques, importants et satisfaits.

On me fit asseoir ; on m’offrit un kirsch, que j’acceptai ; et je commençai mon discours d’une voix émue, persuadé qu’ils allaient pleurer.

Dès qu’il eut compris qu’il avait été aimé de cette vagabonde, de cette rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d’indignation, comme si elle lui avait volé sa réputation, l’estime des honnêtes gens, son honneur intime, quelque chose de délicat qui lui était plus cher que la vie.

Sa femme, aussi exaspérée que lui, répétait : « Cette gueuse ! cette gueuse ! cette gueuse !… » Sans pouvoir trouver autre chose.

Il s’était levé ; il marchait à grands pas derrière la table, le bonnet grec chaviré sur une oreille. Il balbutiait : « Comprend-on ça, docteur ? Voilà de ces choses horribles pour un homme ! Que faire ? Oh ! si je l’avais su de son vivant, je l’aurais fait arrêter par la gendarmerie et flanquer en prison. Et elle n’en serait pas sortie, je vous en réponds ! »

Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse. Je ne savais que dire ni que faire. Mais j’avais à compléter ma mission. Je repris : « Elle m’a chargé de vous remettre ses économies, qui montent à deux mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous apprendre semble vous être fort désagréable, le mieux serait peut-être de donner cet argent aux pauvres. »

Ils me regardaient, l’homme et la femme, perclus de saisissement.

Je tirai l’argent de ma poche, du misérable argent de tous les pays et de toutes les marques, de l’or et des sous mêlés. Puis je demandai : « Que décidez-vous ? »

Mme Chouquet parla la première : « Mais, puisque c’était sa dernière volonté, à cette femme… il me semble qu’il nous est bien difficile de refuser. »

Le mari, vaguement confus, reprit : « Nous pourrions toujours acheter avec ça quelque chose pour nos enfants.»

Je dis d’un air sec : « Comme vous voudrez. »

Il reprit : « Donnez toujours, puisqu’elle vous en a chargé ; nous trouverons bien moyen de l’employer à quelque bonne œuvre. »

Je remis l’argent, je saluai et je partis.

Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement : « Mais elle a laissé ici sa voiture, cette… cette femme. Qu’est-ce que vous en faites, de cette voiture ?

— Rien, prenez-la si vous voulez.

— Parfait ; cela me va ; j’en ferai une cabane pour mon potager. »

Il s’en allait. Je le rappelai. « Elle a laissé aussi son vieux cheval et ses deux chiens. Les voulez-vous ? » Il s’arrêta, surpris : « Ah ! non, par exemple ; que voulez-vous que j’en fasse ? Disposez-en comme vous voudrez.» Et il riait. Puis il me tendit sa main que je serrai. Que voulez-vous ? Il ne faut pas, dans un pays, que le médecin et le pharmacien soient ennemis.

J’ai gardé les chiens chez moi. Le curé, qui a une grande cour, a pris le cheval. La voiture sert de cabane à Chouquet ; et il a acheté cinq obligations de chemin de fer avec l’argent.

Voilà le seul amour profond que j’aie rencontré, dans ma vie.

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Le médecin se tut.

Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira : « Décidément, il n’y a que les femmes pour savoir aimer ! »


<t Un parricide>

Un parricide

L’avocat avait plaidé la folie. Comment expliquer autrement ce crime étrange ?

On avait retrouvé un matin, dans les roseaux, près de Chatou, deux cadavres enlacés, la femme et l’homme, deux mondains connus, riches, plus tout jeunes, et mariés seulement de l’année précédente, la femme n’étant veuve que depuis trois ans.

On ne leur connaissait point d’ennemis, ils n’avaient pas été volés. Il semblait qu’on les eût jetés de la berge dans la rivière, après les avoir frappés, l’un après l’autre, avec une longue pointe de fer.

L’enquête ne faisait rien découvrir. Les mariniers interrogés ne savaient rien ; on allait abandonner l’affaire, quand un jeune menuisier d’un village voisin, nommé Georges Louis, dit Le Bourgeois, vint se constituer prisonnier.

À toutes les interrogations, il ne répondit que ceci :

« Je connaissais l’homme depuis deux ans, la femme depuis six mois. Ils venaient souvent me faire réparer des meubles anciens, parce que je suis habile dans le métier. ».

Et quand on lui demandait :

« Pourquoi les avez-vous tués ? »

Il répondait obstinément :

« Je les ai tués parce que j’ai voulu les tuer. »

On n’en put tirer autre chose.

Cet homme était un enfant naturel sans doute, mis autrefois en nourrice dans le pays, puis abandonné. Il n’avait pas d’autre nom que Georges Louis, mais comme, en grandissant, il devint singulièrement intelligent, avec des goûts et des délicatesses natives que n’avaient point ses camarades, on le surnomma : « le bourgeois », et on ne l’appelait plus autrement. Il passait pour remarquablement adroit dans le métier de menuisier qu’il avait adopté. Il faisait même un peu de sculpture sur bois. On le disait aussi fort exalté, partisan des doctrines communistes et même nihilistes, grand liseur de romans d’aventures, de romans à drames sanglants, électeur influent et orateur habile dans les réunions publiques d’ouvriers ou de paysans.

L’avocat avait plaidé la folie.

Comment pouvait-on admettre, en effet, que cet ouvrier eût tué ses meilleurs clients, des clients riches et généreux (il le reconnaissait), qui lui avaient fait faire depuis deux ans, pour trois mille francs de travail (ses livres en faisaient foi). Une seule explication se présentait : la folie, l’idée fixe du déclassé qui se venge sur deux bourgeois de tous les bourgeois et l’avocat fit une allusion habile à ce surnom de le bourgeois, donné par le pays à cet abandonné ; il s’écriait :

« N’est-ce pas une ironie, et une ironie capable d’exalter encore ce malheureux garçon qui n’a ni père ni mère ? C’est un ardent républicain. Que dis-je ? Il appartient même à ce parti politique que la République fusillait et déportait naguère, qu’elle accueille aujourd’hui à bras ouverts, à ce parti pour qui l’incendie est un principe et le meurtre un moyen tout simple.

« Ces tristes doctrines, acclamées maintenant dans les réunions publiques, ont perdu cet homme. Il a entendu des républicains, des femmes même, oui, des femmes ! demander le sang de M. Gambetta, le sang de M. Grévy ; son esprit malade a chaviré ; il a voulu du sang, du sang de bourgeois !

« Ce n’est pas lui qu’il faut condamner, messieurs, c’est la Commune ! »

Des murmures d’approbation coururent. On sentait bien que la cause était gagnée pour l’avocat. Le ministère public ne répliqua pas.

Alors le président posa au prévenu la question d’usage :

« Accusé, n’avez-vous rien à ajouter pour votre défense ? »

L’homme se leva :

Il était de petite taille, d’un blond de lin, avec des yeux gris, fixes et clairs. Une voix forte, franche et sonore sortait de ce frêle garçon et changeait brusquement, aux premiers mots, l’opinion qu’on s’était faite de lui.

Il parla hautement, d’un ton déclamatoire, mais si net que ses moindres paroles se faisaient entendre jusqu’au fond de la grande salle :

« Mon président, comme je ne veux pas aller dans une maison de fous, et que je préfère même la guillotine, je vais tout vous dire.

« J’ai tué cet homme et cette femme parce qu’ils étaient mes parents.

« Maintenant, écoutez-moi et jugez-moi. »

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Une femme, ayant accouché d’un fils, l’envoya quelque part en nourrice. Sut-elle seulement en quel pays son complice porta le petit être innocent, mais condamné à la misère éternelle, à la honte d’une naissance illégitime, plus que cela : à la mort, puisqu’on l’abandonna, puisque la nourrice, ne recevant plus la pension mensuelle, pouvait, comme elles font souvent, le laisser dépérir, souffrir de faim, mourir de délaissement.

La femme qui m’allaita fut honnête, plus honnête, plus femme, plus grande, plus mère que ma mère. Elle m’éleva. Elle eut tort en faisant son devoir. Il vaut mieux laisser périr ces misérables jetés aux villages des banlieues, comme on jette une ordure aux bornes.

Je grandis avec l’impression vague que je portais un déshonneur. Les autres enfants m’appelèrent un jour « bâtard ». Ils ne savaient pas ce que signifiait ce mot, entendu par l’un d’eux chez ses parents. Je l’ignorais aussi, mais je le sentis.

J’étais, je puis le dire, un des plus intelligents de l’école. J’aurais été un honnête homme, mon président, peut-être un homme supérieur, si mes parents n’avaient pas commis le crime de m’abandonner.

Ce crime, c’est contre moi qu’ils l’ont commis. Je fus la victime, eux furent les coupables. J’étais sans défense, ils furent sans pitié. Ils devaient m’aimer : ils m’ont rejeté.

Moi, je leur devais la vie — mais la vie est-elle un présent ? La mienne, en tous cas, n’était qu’un malheur. Après leur honteux abandon, je ne leur devais plus que la vengeance. Ils ont accompli contre moi l’acte le plus inhumain, le plus infâme, le plus monstrueux qu’on puisse accomplir contre un être.

Un homme injurié frappe ; un homme volé reprend son bien par la force. Un homme trompé, joué, martyrisé, tue ; un homme souffleté tue ; un homme déshonoré tue. J’ai été plus volé, trompé, martyrisé, souffleté moralement, déshonoré, que tous ceux dont vous absolvez la colère.

Je me suis vengé, j’ai tué. C’était mon droit légitime. J’ai pris leur vie heureuse en échange de la vie horrible qu’ils m’avaient imposée.

Vous allez parler de parricide ! Étaient-ils mes parents, ces gens pour qui je fus un fardeau abominable, une terreur, une tache d’infamie ; pour qui ma naissance fut une calamité et ma vie une menace de honte ? Ils cherchaient un plaisir égoïste ; ils ont eu un enfant imprévu. Ils ont supprimé l’enfant. Mon tour est venu d’en faire autant pour eux.

Et pourtant, dernièrement encore, j’étais prêt à les aimer.

Voici deux ans, je vous l’ai dit, que l’homme, mon père, entra chez moi pour la première fois. Je ne soupçonnais rien. Il me commanda deux meubles. Il avait pris, je le sus plus tard, des renseignements auprès du curé, sous le sceau du secret, bien entendu.

Il revint souvent ; il me faisait travailler et payait bien. Parfois même il causait un peu de choses et d’autres. Je me sentais de l’affection pour lui.

Au commencement de cette année il amena sa femme, ma mère. Quand elle entra, elle tremblait si fort que je la crus atteinte d’une maladie nerveuse. Puis elle demanda un siège et un verre d’eau. Elle ne dit rien ; elle regarda mes meubles d’un air fou, et elle ne répondait que oui et non, à tort et à travers, à toutes les questions qu’il lui posait ! Quand elle fut partie, je la crus un peu toquée.

Elle revint le mois suivant. Elle était calme, maîtresse d’elle. Ils restèrent, ce jour-là, assez longtemps à bavarder, et ils me firent une grosse commande. Je la revis encore trois fois, sans rien deviner ; mais un jour voilà qu’elle se mit à me parler de ma vie, de mon enfance, de mes parents. Je répondis : « Mes parents, madame, étaient des misérables qui m’ont abandonné. » Alors elle porta la main sur son cœur, et tomba sans connaissance. Je pensai tout de suite : « C’est ma mère ! » mais je me gardai bien de laisser rien voir. Je voulais la regarder venir.

Par exemple, je pris de mon côté mes renseignements. J’appris qu’ils n’étaient mariés que du mois de juillet précédent, ma mère n’étant devenue veuve que depuis trois ans. On avait bien chuchoté qu’ils s’étaient aimés du vivant du premier mari, mais on n’en avait aucune preuve. C’était moi la preuve, la preuve qu’on avait cachée d’abord, espéré détruire ensuite.

J’attendis. Elle reparut un soir, toujours accompagnée de mon père. Ce jour-là, elle semblait fort émue, je ne sais pourquoi. Puis, au moment de s’en aller, elle me dit : « Je vous veux du bien, parce que vous m’avez l’air d’un honnête garçon et d’un travailleur ; vous penserez sans doute à vous marier quelque jour ; je viens vous aider à choisir librement la femme qui vous conviendra. Moi, j’ai été mariée contre mon cœur une fois, et je sais comme on en souffre. Maintenant, je suis riche, sans enfants, libre, maîtresse de ma fortune. Voici votre dot. »

Elle me tendit une grande enveloppe cachetée.

Je la regardai fixement, puis je lui dis : « Vous êtes ma mère ? »

Elle recula de trois pas et se cacha les yeux de la main pour ne plus me voir. Lui, l’homme, mon père, la soutint dans ses bras et il me cria : « Mais vous êtes fou ! »

Je répondis : « Pas du tout. Je sais bien que vous êtes mes parents. On ne me trompe pas ainsi. Avouez-le et je vous garderai le secret ; je ne vous en voudrai pas ; je resterai ce que je suis, un menuisier. »

Il reculait vers la sortie en soutenant toujours sa femme qui commençait à sangloter. Je courus fermer la porte, je mis la clef dans ma poche, et je repris : « Regardez-la donc et niez encore qu’elle soit ma mère. »

Alors il s’emporta, devenu très pâle, épouvanté par la pensée que le scandale évité jusqu’ici pouvait éclater soudain ; que leur situation, leur renom, leur honneur seraient perdus d’un seul coup ; il balbutiait : « Vous êtes une canaille qui voulez nous tirer de l’argent. Faites donc du bien au peuple, à ces manants-là, aidez-les, secourez-les ! »

Ma mère, éperdue, répétait coup sur coup : « Allons-nous-en, allons-nous-en. »

Alors, comme la porte était fermée, il cria : « Si vous ne m’ouvrez pas tout de suite, je vous fais flanquer en prison pour chantage et violence ! »

J’étais resté maître de moi ; j’ouvris la porte et je les vis s’enfoncer dans l’ombre.

Alors il me sembla tout à coup que je venais d’être fait orphelin, d’être abandonné, poussé au ruisseau. Une tristesse épouvantable, mêlée de colère, de haine, de dégoût, m’envahit ; j’avais comme un soulèvement de tout mon être, un soulèvement de la justice, de la droiture, de l’honneur, de l’affection rejetée. Je me mis à courir pour les rejoindre le long de la Seine qu’il leur fallait suivre pour gagner la gare de Chatou.

Je les rattrapai bientôt. La nuit était venue toute noire. J’allais à pas de loup sur l’herbe, de sorte qu’ils ne m’entendirent pas. Ma mère pleurait toujours. Mon père disait : « C’est votre faute. Pourquoi avez-vous tenu à le voir ! C’était une folie dans notre position. On aurait pu lui faire du bien de loin, sans se montrer. Puisque nous ne pouvons le reconnaître, à quoi servaient ces visites dangereuses ? »

Alors, je m’élançai devant eux, suppliant. Je balbutiai : « Vous voyez bien que vous êtes mes parents. Vous m’avez déjà rejeté une fois, me repousserez-vous encore ? »

Alors, mon président, il leva la main sur moi, je vous le jure sur l’honneur, sur la loi, sur la République. Il me frappa, et comme je le saisissais au collet, il tira de sa poche un revolver.

J’ai vu rouge, je ne sais plus, j’avais mon compas dans ma poche ; je l’ai frappé, frappé tant que j’ai pu.

Alors elle s’est mise à crier : « Au secours ! à l’assassin ! » en m’arrachant la barbe. Il paraît que je l’ai tuée aussi. Est-ce que je sais, moi, ce que j’ai fait, à ce moment-là ?

Puis, quand je les ai vus tous deux par terre, je les ai jetés à la Seine, sans réfléchir.

Voilà. — Maintenant, jugez-moi.

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L’accusé se rassit. Devant cette révélation, l’affaire a été reportée à la session suivante. Elle passera bientôt. Si nous étions jurés, que ferions-nous de ce parricide ?


<t Une ruse>

Une ruse

Ils bavardaient au coin du feu, le vieux médecin et la jeune malade. Elle n’était qu’un peu souffrante de ces malaises féminins qu’ont souvent les jolies femmes : un peu d’anémie, des nerfs, et un soupçon de fatigue, de cette fatigue qu’éprouvent parfois les nouveaux époux à la fin du premier mois d’union, quand ils ont fait un mariage d’amour.

Elle était étendue sur sa chaise longue et causait. « Non, docteur, je ne comprendrai jamais qu’une femme trompe son mari. J’admets même qu’elle ne l’aime pas, qu’elle ne tienne aucun compte de ses promesses, de ses serments ! Mais comment oser se donner à un autre homme ? Comment cacher cela aux yeux de tous ? Comment pouvoir aimer dans le mensonge et dans la trahison ? »

Le médecin souriait.

« Quant à cela, c’est facile. Je vous assure qu’on ne réfléchit guère à toutes ces subtilités quand l’envie vous prend de faillir. Je suis même certain qu’une femme n’est mûre pour l’amour vrai qu’après avoir passé par toutes les promiscuités et tous les dégoûts du mariage, qui n’est, suivant un homme illustre, qu’un échange de mauvaises humeurs pendant le jour et de mauvaises odeurs pendant la nuit. Rien de plus vrai. Une femme ne peut aimer passionnément qu’après avoir été mariée. Si je la pouvais comparer à une maison, je dirais qu’elle n’est habitable que lorsqu’un mari a essuyé les plâtres.

« Quant à la dissimulation, toutes les femmes en ont à revendre en ces occasions-là. Les plus simples sont merveilleuses, et se tirent avec génie des cas les plus difficiles. »

Mais la jeune femme semblait incrédule…

« Non, docteur, on ne s’avise jamais qu’après coup de ce qu’on aurait dû faire dans les occasions périlleuses ; et les femmes sont certes encore plus disposées que les hommes à perdre la tête. »

Le médecin leva les bras.

« Après coup, dites-vous ! Nous autres, nous n’avons l’inspiration qu’après coup. Mais vous !… Tenez, je vais vous raconter une petite histoire arrivée à une de mes clientes à qui j’aurais donné le bon Dieu sans confession, comme on dit. »

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Ceci s’est passé dans une ville de province.

Un soir, comme je dormais profondément de ce pesant premier sommeil si difficile à troubler, il me sembla, dans un rêve obscur, que les cloches de la ville sonnaient au feu.

Tout à coup je m’éveillai : c’était ma sonnette, celle de la rue, qui tintait désespérément. Comme mon domestique ne semblait point répondre, j’agitai à mon tour le cordon pendu dans mon lit, et bientôt des portes battirent, des pas troublèrent le silence de la maison dormante ; puis Jean parut, tenant une lettre qui disait : « Mme Lelièvre prie avec instance M. le docteur Siméon de passer chez elle immédiatement. »

Je réfléchis quelques secondes ; je pensais : Crise de nerfs, vapeurs, tralala, je suis trop fatigué. Et je répondis : « Le docteur Siméon, fort souffrant, prie Mme Lelièvre de vouloir bien appeler son confrère M. Bonnet. »

Puis, je donnai le billet sous enveloppe et je me rendormis.

Une demi-heure plus tard environ, la sonnette de la rue appela de nouveau, et Jean vint me dire : « C’est quelqu’un, un homme ou une femme (je ne sais pas au juste, tant il est caché) qui voudrait parler bien vite à Monsieur. Il dit qu’il y va de la vie de deux personnes. »

Je me dressai. « Faites entrer. »

J’attendis, assis dans mon lit.

Une espèce de fantôme noir apparut et dès que Jean fut sorti, se découvrit. C’était Mme Berthe Lelièvre, une toute jeune femme mariée depuis trois ans avec un gros commerçant de la ville qui passait pour avoir épousé la plus jolie personne de la province.

Elle était horriblement pâle, avec ces crispations de visage des gens affolés ; et ses mains tremblaient ; deux fois elle essaya de parler sans qu’un son pût sortir de sa bouche. Enfin, elle balbutia : « Vite, vite… vite… Docteur… Venez. Mon… mon amant est mort dans ma chambre… »

Elle s’arrêta suffoquant, puis reprit : « Mon mari va… va rentrer du cercle… »

Je sautai sur mes pieds, sans même songer que j’étais en chemise, et je m’habillai en quelques secondes. Puis je demandai : « C’est vous-même qui êtes venue tout à l’heure ? » Elle, debout comme une statue, pétrifiée par l’angoisse, murmura : « Non… c’est ma bonne… elle sait… » Puis, après un silence : « Moi, j’étais restée… près de lui. » Et une sorte de cri de douleur horrible sortit de ses lèvres, et, après un étouffement qui la fit râler, elle pleura, elle pleura éperdument avec des sanglots et des spasmes pendant une minute ou deux ; puis ses larmes, soudain, s’arrêtèrent, se tarirent, comme séchées en dedans par du feu ; et redevenue tragiquement calme : « Allons vite ! » dit-elle.

J’étais prêt, mais je m’écriai : « Sacrebleu, je n’ai pas dit d’atteler mon coupé. » Elle répondit : « J’en ai un, j’ai le sien qui l’attendait. » Elle s’enveloppa jusqu’aux cheveux. Nous partîmes.

Quand elle fut à mon côté dans l’obscurité de la voiture, elle me saisit brusquement la main, et la broyant dans ses doigts fins, elle balbutia avec des secousses dans la voix, des secousses venues du cœur déchiré : « Oh ! si vous saviez, si vous saviez comme je souffre ! Je l’aimais, je l’aimais éperdument, comme une insensée, depuis six mois. »

Je demandai : « Est-on réveillé, chez vous ? » Elle répondit : « Non, personne, excepté Rose, qui sait tout. »

On s’arrêta devant sa porte ; tous dormaient, en effet, dans la maison ; nous sommes entrés sans bruit avec un passe-partout, et nous voilà montant sur la pointe des pieds. La bonne, effarée, était assise par terre au haut de l’escalier, avec une bougie allumée à son côté, n’ayant pas osé demeurer près du mort.

Et je pénétrai dans la chambre. Elle était bouleversée comme après une lutte. Le lit fripé, meurtri, défait, restait ouvert, semblait attendre ; un drap traînait jusqu’au tapis ; des serviettes mouillées, dont on avait battu les tempes du jeune homme, gisaient à terre à côté d’une cuvette et d’un verre. Et une singulière odeur de vinaigre de cuisine mêlée à des souffles de Lubin écœurait dès la porte.

Tout de son long, sur le dos, au milieu de la chambre, le cadavre était étendu.

Je m’approchai ; je le considérai ; je le tâtai ; j’ouvris les yeux ; je palpai les mains, puis, me tournant vers les deux femmes qui grelottaient comme si elles eussent été gelées, je leur dis : « Aidez-moi à le porter sur le lit. » Et on le coucha doucement. Alors, j’auscultai le cœur et je posai une glace devant la bouche ; puis je murmurai : « C’est fini, habillons-le bien vite. » Ce fut une chose affreuse à voir !

Je prenais un à un les membres comme ceux d’une énorme poupée, et je les tendais aux vêtements qu’apportaient les femmes. On passa les chaussettes, le caleçon, la culotte, le gilet, puis l’habit où nous eûmes beaucoup de mal à faire entrer les bras.

Quand il fallut boutonner les bottines, les deux femmes se mirent à genoux, tandis que je les éclairais ; mais comme les pieds étaient enflés un peu, ce fut effroyablement difficile. N’ayant pas trouvé le tire-boutons, elles avaient pris leurs épingles à cheveux.

Sitôt que l’horrible toilette fut terminée, je considérai notre œuvre et je dis : « Il faudrait le repeigner un peu. » La bonne alla chercher le démêloir et la brosse de sa maîtresse ; mais comme elle tremblait et arrachait, en des mouvements involontaires, les cheveux longs et mêlés, Mme Lelièvre s’empara violemment du peigne, et elle rajusta la chevelure avec douceur, comme si elle l’eût caressée. Elle refit la raie, brossa la barbe, puis roula lentement les moustaches sur son doigt, ainsi qu’elle avait coutume de le faire, sans doute, en des familiarités d’amour.

Et tout à coup, lâchant ce qu’elle tenait aux mains, elle saisit la tête inerte de son amant, et regarda longuement, désespérément cette face morte qui ne lui sourirait plus ; puis, s’abattant sur lui, elle l’étreignit à pleins bras, en l’embrassant avec fureur. Ses baisers tombaient, comme des coups, sur la bouche fermée, sur les yeux éteints, sur les tempes, sur le front. Puis, s’approchant de l’oreille, comme s’il eût pu l’entendre encore, comme pour balbutier le mot qui fait plus ardentes les étreintes, elle répéta, dix fois de suite, d’une voix déchirante : « Adieu, chéri. »

Mais la pendule sonna minuit.

J’eus un sursaut : « Bigre, minuit ! c’est l’heure où ferme le cercle. Allons, madame, de l’énergie ! »

Elle se redressa. J’ordonnai : « Portons-le dans le salon. » Nous le prîmes tous trois, et, l’ayant emporté, je le fis asseoir sur un canapé, puis j’allumai les candélabres.

La porte de la rue s’ouvrit et se referma lourdement. C’était Lui déjà. Je criai : « Rose, vite, apportez-moi les serviettes et la cuvette, et refaites la chambre ; dépêchez-vous, nom de Dieu ! Voilà M. Lelièvre qui rentre. »

J’entendis les pas monter, s’approcher. Des mains, dans l’ombre, palpaient les murs. Alors j’appelai : « Par ici, mon cher : nous avons eu un accident. »

Et le mari stupéfait parut sur le seuil, un cigare à la bouche. Il demanda : « Quoi ? Qu’y a-t-il ? Qu’est-ce que cela ? »

J’allai vers lui : « Mon bon, vous nous voyez dans un rude embarras. J’étais resté tard à bavarder chez vous avec votre femme et notre ami qui m’avait amené dans sa voiture. Voilà qu’il s’est affaissé tout à coup, et depuis deux heures, malgré nos soins, il demeure sans connaissance. Je n’ai pas voulu appeler des étrangers. Aidez-moi donc à le faire descendre ; je le soignerai mieux chez lui. »

L’époux surpris, mais sans méfiance, ôta son chapeau ; puis il empoigna sous ses bras son rival désormais inoffensif. Je m’attelai entre les jambes, comme un cheval entre deux brancards ; et nous voilà descendant l’escalier, éclairés maintenant par la femme.

Lorsque nous fûmes devant la porte, je redressai le cadavre et je lui parlai, l’encourageant pour tromper son cocher : « Allons, mon brave ami, ce ne sera rien ; vous vous sentez déjà mieux, n’est-ce pas ? Du courage, voyons, un peu de courage, faites un petit effort, et c’est fini. »

Comme je sentais qu’il allait s’écrouler, qu’il me glissait entre les mains, je lui flanquai un grand coup d’épaule qui le jeta en avant et le fit basculer dans la voiture, puis je montai derrière lui.

Le mari, inquiet, me demandait : « Croyez-vous que ce soit grave ? » Je répondis : « Non » en souriant, et je regardai la femme. Elle avait passé son bras sous celui de l’époux légitime et elle plongeait son œil fixe dans le fond obscur du coupé.

Je serrai les mains, et je donnai l’ordre de partir. Tout le long de la route, le mort me retomba sur l’oreille droite.

Quand nous fûmes arrivés chez lui, j’annonçai qu’il avait perdu connaissance en chemin. J’aidai à le remonter dans sa chambre, puis je constatai le décès ; je jouai toute une nouvelle comédie devant sa famille éperdue. Enfin je regagnai mon lit, non sans jurer contre les amoureux.

ê

Le docteur se tut, souriant toujours. La jeune femme crispée demanda : « Pourquoi m’avez-vous raconté cette épouvantable histoire ? »

Il salua galamment :

« Pour vous offrir mes services à l’occasion. »


<t Un vieux>

Un vieux

Tous les journaux avaient inséré cette réclame : « La nouvelle station balnéaire de Rondelis offre tous les avantages désirables pour un arrêt prolongé et même pour un séjour définitif. Ses eaux ferrugineuses, reconnues les premières du monde contre toutes les affections du sang, semblent posséder en outre des qualités particulières, propres à prolonger la vie humaine. Ce résultat singulier est peut-être dû en partie à la situation exceptionnelle de la petite ville, bâtie en pleine montagne, au milieu d’une forêt de sapins. Mais toujours est-il qu’on y remarque depuis plusieurs siècles des cas de longévité extraordinaires. »

Et le public venait en foule.

Un matin, le médecin des eaux fut appelé auprès d’un nouveau voyageur, M. Daron, arrivé depuis quelques jours et qui avait loué une villa charmante, sur la lisière de la forêt. C’était un petit vieillard de quatre-vingt-six ans, encore vert, sec, bien portant, actif, et qui prenait une peine infinie à dissimuler son âge.

Il fit asseoir le médecin et l’interrogea tout de suite. « Docteur, si je me porte bien, c’est grâce à l’hygiène. Sans être très vieux, je suis déjà d’un certain âge, mais j’évite toutes les maladies, toutes les indispositions, tous les plus légers malaises par l’hygiène. On affirme que le climat de ce pays est très favorable à la santé. Je suis tout prêt à le croire, mais avant de me fixer ici j’en veux les preuves. Je vous prierai donc de venir chez moi une fois par semaine pour me donner bien exactement les renseignements suivants :

« Je désire d’abord avoir la liste complète, très complète, de tous les habitants de la ville et des environs qui ont passé quatre-vingts ans. Il me faut aussi quelques détails physiques et physiologiques sur eux. Je veux connaître leur profession, leur genre de vie, leurs habitudes. Toutes les fois qu’une de ces personnes mourra, vous voudrez bien me prévenir, et m’indiquer la cause précise de sa mort, ainsi que les circonstances. »

Puis, il ajouta gracieusement : « J’espère, docteur, que nous deviendrons bons amis », et il tendit sa petite main ridée que le médecin serra en promettant son concours dévoué.

M. Daron avait toujours craint la mort d’une étrange façon. Il s’était privé de presque tous les plaisirs parce qu’ils sont dangereux, et quand on s’étonnait qu’il ne bût pas de vin, de ce vin qui donne le rêve et la gaieté, il répondait d’un ton où perçait la peur : « Je tiens à ma vie. » Et il prononçait ma, comme si cette vie, sa vie, avait eu une valeur ignorée. Il mettait dans ce : ma une telle différence entre sa vie et la vie des autres qu’on ne trouvait rien à répondre.

Il possédait, du reste, une façon toute particulière d’accentuer les pronoms possessifs qui désignaient toutes les parties de sa personne ou même les choses qui lui appartenaient. Quand il disait : « Mes yeux, mes jambes, mes bras, mes mains », on sentait bien qu’il ne fallait pas s’y tromper, que ces organes-là n’étaient point ceux de tout le monde. Mais où apparaissait surtout cette distinction, c’est quand il parlait de son médecin : « Mon docteur. » On eût dit que ce docteur était à lui, rien qu’à lui, fait pour lui seul, pour s’occuper de ses maladies et pas d’autre chose, et supérieur à tous les médecins de l’univers, à tous, sans exception.

Il n’avait jamais considéré les autres hommes que comme des espèces de pantins créés pour meubler la nature. Il les distinguait en deux classes : ceux qu’il saluait parce qu’un hasard l’avait mis en rapport avec eux, et ceux qu’il ne saluait pas. Ces deux catégories d’individus lui demeuraient d’ailleurs également indifférentes.

Mais à partir du jour où le médecin de Rondelis lui eut apporté la liste des dix-sept habitants de la ville ayant passé quatre-vingts ans, il sentit s’éveiller dans son cœur un intérêt nouveau, une sollicitude inconnue pour ces vieillards qu’il allait voir tomber l’un après l’autre.

Il ne les voulut pas connaître, mais il se fit une idée très nette de leurs personnes, et il ne parlait que d’eux avec le médecin qui dînait chez lui, chaque jeudi. Il demandait : « Eh bien, docteur, comment va Joseph Poinçot, aujourd’hui ? Nous l’avons laissé un peu souffrant la semaine dernière. » Et quand le médecin avait fait le bulletin de la santé du malade, M. Daron proposait des modifications au régime, des essais, des modes de traitement qu’il pourrait ensuite appliquer sur lui s’ils avaient réussi sur les autres. Ils étaient, ces dix-sept vieillards, un champ d’expériences d’où il tirait des enseignements.

Un soir, le docteur, en entrant, annonça : « Rosalie Tournel est morte. » M. Daron tressaillit et tout de suite il demanda : « De quoi ? — D’une angine. » — Le petit vieux eut un « ah » de soulagement. Il reprit : « Elle était trop grasse, trop forte ; elle devait manger trop cette femme-là. Quand j’aurai son âge, je m’observerai davantage. » (Il était de deux ans plus vieux ; mais il n’avouait que soixante-dix ans.)

Quelques mois après, ce fut le tour d’Henri Brissot. M. Daron fut très ému. C’était un homme, cette fois, un maigre, juste de son âge à trois mois près, et un prudent. Il n’osait plus interroger, attendant que le médecin parlât, et il demeurait inquiet. « Ah ! il est mort comme ça, tout d’un coup ? Il se portait très bien la semaine dernière, il aura fait quelque imprudence, n’est-ce pas, docteur ? » Le médecin, qui s’amusait, répondit : « Je ne crois pas. Ses enfants m’ont dit qu’il avait été très sage. »

Alors, n’y tenant plus, pris d’angoisse, M. Daron demanda : « Mais… mais… de quoi est-il mort, alors ? — D’une pleurésie. »

Ce fut une joie, une vraie joie. Le petit vieux tapa l’une contre l’autre ses mains sèches. « Parbleu, je vous disais bien qu’il avait fait quelque imprudence. On n’attrape pas une pleurésie sans raison. Il aura voulu prendre l’air après son dîner, et le froid lui sera tombé sur la poitrine. Une pleurésie ! C’est un accident, cela, ce n’est pas même une maladie. Il n’y a que les fous qui meurent d’une pleurésie. »

Et il dîna gaiement en parlant de ceux qui restaient. « Ils ne sont plus que quinze maintenant ; mais ils sont forts, ceux-là, n’est-ce pas ? Toute la vie est ainsi, les plus faibles tombent les premiers ; les gens qui passent trente ans ont bien des chances pour aller à soixante ; ceux qui passent soixante arrivent souvent à quatre-vingts ; et ceux qui passent quatre-vingts atteignent presque toujours la centaine, parce que ce sont les plus robustes, les plus sages, les mieux trempés. »

Deux autres encore disparurent dans l’année, l’un d’une dysenterie et l’autre d’un étouffement. M. Daron s’amusa beaucoup de la mort du premier ; et il conclut qu’il avait assurément mangé, la veille, des choses excitantes. « La dysenterie est le mal des imprudents ; que diable, vous auriez dû, docteur, veiller sur son hygiène.»

Quant à celui qu’un étouffement avait emporté, cela ne pouvait provenir que d’une maladie de cœur mal observée jusque-là.

Mais un soir le médecin annonça le trépas de Paul Timonet, une sorte de momie dont on espérait bien faire un centenaire-réclame pour la station.

Quand M. Daron demanda, selon sa coutume : « De quoi est-il mort ? » le médecin répondit : « Ma foi, je n’en sais rien.

— Comment, vous n’en savez rien ? On sait toujours. N’avait-il pas quelque lésion organique ? »

Le docteur hocha la tête : « Non, aucune.

— Peut-être quelque affection du foie ou des reins ?

— Non pas, tout cela était sain.

— Avez-vous bien observé si l’estomac fonctionnait régulièrement ? Une attaque provient souvent d’une mauvaise digestion.

— Il n’y a pas eu d’attaque. »

M. Daron, très perplexe, s’agitait :

« Mais voyons : il est mort de quelque chose, enfin ! De quoi, à votre avis ? »

Le médecin leva les bras : « Je n’en sais rien, absolument rien. Il est mort parce qu’il est mort, voilà. »

M. Daron alors, d’une voix émue, demanda : «Quel âge avait-il donc au juste, celui-là ? je ne me le rappelle plus.

— Quatre-vingt-neuf ans. »

Et le petit vieux, d’un air incrédule et rassuré, s’écria : « Quatre-vingt-neuf ans ! Mais, alors, ce n’est pourtant pas non plus la vieillesse !… »


<t Pierrot>

Pierrot

À Henri Roujon.

Madame Lefèvre était une dame de campagne, une veuve, une de ces demi-paysannes à rubans et à chapeaux falbalas, de ces personnes qui parlent avec des cuirs, prennent en public des airs grandioses, et cachent une âme de brute prétentieuse sous des dehors comiques et chamarrés, comme elles dissimulent leurs grosses mains rouges sous des gants de soie écrue.

Elle avait pour servante une brave campagnarde toute simple, nommée Rose.

Les deux femmes habitaient une petite maison à volets verts, le long d’une route, en Normandie, au centre du pays de Caux.

Comme elles possédaient, devant l’habitation, un étroit jardin, elles cultivaient quelques légumes.

Or, une nuit, on lui vola une douzaine d’oignons. Dès que Rose s’aperçut du larcin, elle courut prévenir Madame, qui descendit en jupe de laine. Ce fut une désolation et une terreur. On avait volé, volé Mme Lefèvre ! Donc, on volait dans le pays, puis on pouvait revenir.

Et les deux femmes effarées contemplaient les traces de pas, bavardaient, supposaient des choses : « Tenez, ils ont passé par là. Ils ont mis leurs pieds sur le mur ; ils ont sauté dans la plate-bande. »

Et elles s’épouvantaient pour l’avenir. Comment dormir tranquilles maintenant !

Le bruit du vol se répandit. Les voisins arrivèrent, constatèrent, discutèrent à leur tour ; et les deux femmes expliquaient à chaque nouveau venu leurs observations et leurs idées.

Un fermier d’à côté leur offrit ce conseil : « Vous devriez avoir un chien. »

C’était vrai, cela ; elles devraient avoir un chien, quand ce ne serait que pour donner l’éveil. Pas un gros chien, Seigneur ! Que feraient-elles d’un gros chien ! Il les ruinerait en nourriture. Mais un petit chien (en Normandie, on prononce quin), un petit freluquet de quin qui jappe.

Dès que tout le monde fut parti, Mme Lefèvre discuta longtemps cette idée de chien. Elle faisait, après réflexion, mille objections, terrifiée par l’image d’une jatte pleine de pâtée ; car elle était de cette race parcimonieuse de dames campagnardes qui portent toujours des centimes dans leur poche pour faire l’aumône ostensiblement aux pauvres des chemins, et donner aux quêtes du dimanche.

Rose, qui aimait les bêtes, apporta ses raisons et les défendit avec astuce. Donc il fut décidé qu’on aurait un chien, un tout petit chien.

On se mit à sa recherche, mais on n’en trouvait que des grands, des avaleurs de soupe à faire frémir. L’épicier de Rolleville en avait bien un, un tout petit ; mais il exigeait qu’on le lui payât deux francs, pour couvrir ses frais d’élevage. Mme Lefèvre déclara qu’elle voulait bien nourrir un « quin », mais qu’elle n’en achèterait pas.

Or, le boulanger, qui savait les événements, apporta, un matin, dans sa voiture, un étrange petit animal tout jaune, presque sans pattes, avec un corps de crocodile, une tête de renard et une queue en trompette, un vrai panache, grand comme tout le reste de sa personne. Un client cherchait à s’en défaire. Mme Lefèvre trouva fort beau ce roquet immonde, qui ne coûtait rien. Rose l’embrassa, puis demanda comment on le nommait. Le boulanger répondit : « Pierrot. »

Il fut installé dans une vieille caisse à savon et on lui offrit d’abord de l’eau à boire. Il but. On lui présenta ensuite un morceau de pain. Il mangea. Mme Lefèvre, inquiète, eut une idée : « Quand il sera bien accoutumé à la maison, on le laissera libre. Il trouvera à manger en rôdant par le pays. »

On le laissa libre, en effet, ce qui ne l’empêcha point d’être affamé. Il ne jappait d’ailleurs que pour réclamer sa pitance ; mais, dans ce cas, il jappait avec acharnement.

Tout le monde pouvait entrer dans le jardin. Pierrot allait caresser chaque nouveau venu, et demeurait absolument muet.

Mme Lefèvre cependant s’était accoutumée à cette bête. Elle en arrivait même à l’aimer, et à lui donner de sa main, de temps en temps, des bouchées de pain trempées dans la sauce de son fricot.

Mais elle n’avait nullement songé à l’impôt, et quand on lui réclama huit francs — huit francs, madame ! — pour ce freluquet de quin qui ne jappait seulement point, elle faillit s’évanouir de saisissement.

Il fut immédiatement décidé qu’on se débarrasserait de Pierrot. Personne n’en voulut. Tous les habitants le refusèrent à dix lieues aux environs. Alors on se résolut, faute d’autre moyen, à lui faire « piquer du mas ».

« Piquer du mas », c’est « manger de la marne ». On fait piquer du mas à tous les chiens dont on veut se débarrasser.

Au milieu d’une vaste plaine, on aperçoit une espèce de hutte, ou plutôt un tout petit toit de chaume, posé sur le sol. C’est l’entrée de la marnière. Un grand puits tout droit s’enfonce jusqu’à vingt mètres sous terre, pour aboutir à une série de longues galeries de mines.

On descend une fois par an dans cette carrière, à l’époque où l’on marne les terres. Tout le reste du temps, elle sert de cimetière aux chiens condamnés ; et souvent, quand on passe auprès de l’orifice, des hurlements plaintifs, des aboiements furieux ou désespérés, des appels lamentables montent jusqu’à vous.

Les chiens des chasseurs et des bergers s’enfuient avec épouvante des abords de ce trou gémissant ; et, quand on se penche au-dessus, il sort de là une abominable odeur de pourriture.

Des drames affreux s’y accomplissent dans l’ombre.

Quand une bête agonise depuis dix à douze jours dans le fond, nourrie par les restes immondes de ses devanciers, un nouvel animal, plus gros, plus vigoureux certainement, est précipité tout à coup. Ils sont là, seuls, affamés, les yeux luisants. Ils se guettent, se suivent, hésitent, anxieux. Mais la faim les presse : ils s’attaquent, luttent longtemps, acharnés ; et le plus fort mange le plus faible, le dévore vivant.

Quand il fut décidé qu’on ferait « piquer du mas » à Pierrot, on s’enquit d’un exécuteur. Le cantonnier qui binait la route demanda dix sous pour la course. Cela parut follement exagéré à Mme Lefèvre. Le goujat du voisin se contentait de cinq sous ; c’était trop encore ; et, Rose ayant fait observer qu’il valait mieux qu’elles le portassent elles-mêmes, parce qu’ainsi il ne serait pas brutalisé en route et averti de son sort, il fut résolu qu’elles iraient toutes les deux à la nuit tombante.

On lui offrit, ce soir-là, une bonne soupe avec un doigt de beurre. Il l’avala jusqu’à la dernière goutte ; et, comme il remuait la queue de contentement, Rose le prit dans son tablier.

Elles allaient à grands pas, comme des maraudeuses, à travers la plaine. Bientôt elles aperçurent la marnière et l’atteignirent ; Mme Lefèvre se pencha pour écouter si aucune bête ne gémissait. — Non — il n’y en avait pas ; Pierrot serait seul. Alors Rose qui pleurait, l’embrassa, puis le lança dans le trou ; et elles se penchèrent toutes deux, l’oreille tendue.

Elles entendirent d’abord un bruit sourd ; puis la plainte aiguë, déchirante, d’une bête blessée, puis une succession de petits cris de douleur, puis des appels désespérés, des supplications de chien qui implorait, la tête levée vers l’ouverture.

Il jappait, oh ! il jappait !

Elles furent saisies de remords, d’épouvante, d’une peur folle et inexplicable ; et elles se sauvèrent en courant. Et, comme Rose allait plus vite, Mme Lefèvre criait : « Attendez-moi, Rose, attendez-moi ! »

Leur nuit fut hantée de cauchemars épouvantables.

Mme Lefèvre rêva qu’elle s’asseyait à table pour manger la soupe, mais, quand elle découvrait la soupière, Pierrot était dedans. Il s’élançait et la mordait au nez.

Elle se réveilla et crut l’entendre japper encore. Elle écouta ; elle s’était trompée.

Elle s’endormit de nouveau et se trouva sur une grande route, une route interminable, qu’elle suivait. Tout à coup, au milieu du chemin, elle aperçut un panier, un grand panier de fermier, abandonné ; et ce panier lui faisait peur.

Elle finissait cependant par l’ouvrir, et Pierrot, blotti dedans, lui saisissait la main, ne la lâchait plus ; et elle se sauvait éperdue, portant ainsi au bout du bras le chien suspendu, la gueule serrée.

Au petit jour, elle se leva, presque folle, et courut à la marnière.

Il jappait ; il jappait encore, il avait jappé toute la nuit. Elle se mit à sangloter et l’appela avec mille petits noms caressants. Il répondit avec toutes les inflexions tendres de sa voix de chien.

Alors elle voulut le revoir, se promettant de le rendre heureux jusqu’à sa mort.

Elle courut chez le puisatier chargé de l’extraction de la marne, et elle lui raconta son cas. L’homme écoutait sans rien dire. Quand elle eut fini, il prononça ‘. « Vous voulez votre quin ? Ce sera quatre francs. »

Elle eut un sursaut ; toute sa douleur s’envola du coup.

« Quatre francs ! vous vous en feriez mourir ! quatre francs ! »

Il répondit : « Vous croyez que j’ vas apporter mes cordes, mes manivelles, et monter tout ça, et m’ n’ aller là-bas avec mon garçon et m’ faire mordre encore par votre maudit quin, pour l’ plaisir de vous le r’donner ? fallait pas l’ jeter. »

Elle s’en alla, indignée. — Quatre francs !

Aussitôt rentrée, elle appela Rose et lui dit les prétentions du puisatier. Rose, toujours résignée, répétait : « Quatre francs ! c’est de l’argent, madame. »

Puis, elle ajouta : « Si on lui jetait à manger, à ce pauvre quin, pour qu’il ne meure pas comme ça ? »

Mme Lefèvre approuva, toute joyeuse ; et les voilà reparties, avec un gros morceau de pain beurré.

Elles le coupèrent par bouchées qu’elles lançaient l’une après l’autre, parlant tour à tour à Pierrot. Et sitôt que le chien avait achevé un morceau, il jappait pour réclamer le suivant.

Elles revinrent le soir, puis le lendemain, tous les jours. Mais elles ne faisaient plus qu’un voyage.

Or, un matin, au moment de laisser tomber la première bouchée, elles entendirent tout à coup un aboiement formidable dans le puits. Ils étaient deux ! On avait précipité un autre chien, un gros !

Rose cria : « Pierrot ! » Et Pierrot jappa, jappa. Alors on se mit à jeter la nourriture ; mais, chaque fois elles distinguaient parfaitement une bousculade terrible, puis les cris plaintifs de Pierrot mordu par son compagnon, qui mangeait tout, étant le plus fort.

Elles avaient beau spécifier : « C’est pour toi, Pierrot ! » Pierrot, évidemment, n’avait rien.

Les deux femmes interdites, se regardaient ; et Mme Lefèvre prononça d’un ton aigre : « Je ne peux pourtant pas nourrir tous les chiens qu’on jettera là-dedans. Il faut y renoncer. »

Et, suffoquée à l’idée de tous ces chiens vivant à ses dépens, elle s’en alla, emportant même ce qui restait du pain qu’elle se mit à manger en marchant.

Rose la suivit en s’essuyant les yeux du coin de son tablier bleu.


<t Un Normand>

Un Normand

À Paul Alexis.

Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies ; puis le cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu.

C’est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques, travaillés comme des bibelots d’ivoire ; en face, Saint-Sever, le faubourg aux manufactures, qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité.

Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments humains ; et là-bas, la « Pompe à feu » de la « Foudre », sa rivale presque aussi démesurée, et qui passe d’un mètre la plus géante des pyramides d’Égypte.

Devant nous la Seine se déroulait, ondulante, semée d’îles, bordée à droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de prairies immenses qu’une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas.

De place en place, des grands navires à l’ancre le long des berges du large fleuve. Trois énormes vapeurs s’en allaient, à la queue leu leu, vers Le Havre ; et un chapelet de bâtiments, formé d’un trois-mâts, de deux goélettes et d’un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit remorqueur vomissant un nuage de fumée noire.

Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant paysage ; mais il souriait sans cesse ; il semblait rire en lui-même. Tout à coup, il éclata : « Ah ! vous allez voir quelque chose de drôle ; la chapelle au père Mathieu. Ça, c’est du nanan, mon bon. »

Je le regardai d’un œil étonné. Il reprit :

« Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans le nez. Le père Mathieu est le plus beau Normand de la province, et sa chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins ; mais je vais vous donner d’abord quelques mots d’explication. »

ê

Le père Mathieu, qu’on appelle aussi le père « La Boisson », est un ancien sergent-major revenu dans son village natal. Il unit en des proportions admirables pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat à la malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grâce à des protections multiples et à des habiletés invraisemblables, gardien d’une chapelle miraculeuse, une chapelle protégée par la Vierge et fréquentée principalement par les filles enceintes. Il a baptisé sa statue merveilleuse : « Notre-Dame du Gros-Ventre », et il la traite avec une certaine familiarité goguenarde qui n’exclut point le respect. Il a composé lui-même et fait imprimer une prière spéciale pour sa bonne vierge. Cette prière est un chef-d’œuvre d’ironie involontaire, d’esprit normand où la raillerie se mêle à la peur du Saint, à la peur superstitieuse de l’influence secrète de quelque chose. Il ne croit pas beaucoup à sa patronne ; cependant il y croit un peu, par prudence, et il la ménage, par politique.

Voici le début de cette étonnante oraison :

« Notre bonne madame la Vierge Marie, patronne naturelle des filles mères en ce pays et par toute la terre, protégez votre servante qui a fauté dans un moment d’oubli. »

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Cette supplique se termine ainsi :

« Ne m’oubliez pas surtout auprès de votre saint Époux et intercédez auprès de Dieu le Père, pour qu’il m’accorde un bon mari semblable au vôtre. »

Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendue par lui sous le manteau, et passe pour salutaire à celles qui la récitent avec onction.

En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait de son maître le valet de chambre d’un prince redouté, confident de tous les petits secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d’histoires amusantes, qu’il dit tout bas, entre amis, après boire.

Mais vous verrez par vous-même.

Comme les revenus fournis par la Patronne ne lui semblaient point suffisants, il a annexé à la Vierge principale un petit commerce de Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d’où il les sort sitôt qu’un fidèle les demande. Il a façonné lui-même ces statuettes de bois, invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine couleur, une année qu’on badigeonnait sa maison. Vous savez que les Saints guérissent les maladies ; mais chacun a sa spécialité ; et il ne faut pas commettre de confusion ni d’erreurs. Ils sont jaloux les uns des autres comme des cabotins.

Pour ne pas se tromper, les vieilles bonnes femmes viennent consulter Mathieu.

« Pour les maux d’oreilles, qué saint qu’est l’meilleur ?

— Mais y a saint Osyme qu’est bon ; y a aussi saint Pamphile qu’est pas mauvais. »

Ce n’est pas tout.

Comme Mathieu a du temps de reste, il boit ; mais il boit en artiste, en convaincu, si bien qu’il est gris régulièrement tous les soirs. Il est gris, mais il le sait ; il le sait si bien qu’il note, chaque jour, le degré exact de son ivresse. C’est là sa principale occupation ; la chapelle ne vient qu’après.

Et il a inventé, écoutez bien et cramponnez-vous, il a inventé le saoulomètre.

L’instrument n’existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi précises que celles d’un mathématicien.

Vous l’entendez dire sans cesse : « D’puis lundi, j’ai passé quarante-cinq. »

Ou bien : « J’étais entre cinquante-deux et cinquante-huit. »

Ou bien : « J’en avais bien soixante-six à soixante-dix. »

Ou bien : « Cré coquin, je m’croyais dans les cinquante, v’là que j’m’aperçois qu’j’étais dans les soixante-quinze ! »

Jamais il ne se trompe.

Il affirme n’avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses observations cessent d’être précises quand il a passé quatre-vingt-dix, on ne peut se fier absolument à son affirmation.

Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille, il était crânement gris.

Dans ces occasions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en des colères folles. Elle l’attend sur sa porte, quand il rentre, et elle hurle : « Te voilà, salaud, cochon, bougre d’ivrogne ! »

Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d’elle, et, d’un ton sévère : « Tais-toi, Mélie, c’est pas le moment de causer. Attends à d’main. »

Si elle continue à vociférer, il s’approche et, la voix tremblante : « Gueule plus ; j’suis dans les quatre-vingt-dix ; je n’mesure plus ; j’vas cogner, prends garde ! »

Alors, Mélie bat en retraite.

Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et répond : « Allons, allons ! assez causé ; c’est passé. Tant qu’j’aurai pas atteint le mètre, y a pas de mal. Mais, si j’passe le mètre, j’te permets de m’corriger, ma parole ! »

ê

Nous avions gagné le sommet de la côte. La route s’enfonçait dans l’admirable forêt de Roumare.

L’automne, l’automne merveilleux, mêlait son or et sa pourpre aux dernières verdures restées vives, comme si des gouttes de soleil fondu avaient coulé du ciel dans l’épaisseur des bois.

On traversa Duclair, puis, au lieu de continuer sur Jumièges, mon ami tourna vers la gauche, et, prenant un chemin de traverse, s’enfonça dans le taillis.

Et bientôt, du sommet d’une grande côte nous découvrions de nouveau la magnifique vallée de la Seine et le fleuve tortueux s’allongeant à nos pieds.

Sur la droite, un tout petit bâtiment couvert d’ardoises et surmonté d’un clocher haut comme une ombrelle s’adossait contre une jolie maison aux persiennes vertes, toute vêtue de chèvrefeuilles et de rosiers.

Une grosse voix cria : « V’là des amis ! » Et Mathieu parut sur le seuil. C’était un homme de soixante ans, maigre, portant la barbiche et de longues moustaches blanches.

Mon compagnon lui serra la main, me présenta, et Mathieu nous fit entrer dans une fraîche cuisine qui lui servait aussi de salle. Il disait :

« Moi, monsieur, j’n’ai pas d’appartement distingué. J’aime bien à n’point m’éloigner du fricot. Les casseroles, voyez-vous, ça tient compagnie. »

Puis, se tournant vers mon ami :

« Pourquoi venez-vous un jeudi ? Vous savez bien que c’est jour de consultation d’ma Patronne. J’peux pas sortir c’t’après-midi. »

Et, courant à la porte, il poussa un effroyable beuglement : « Méli-e-e ! » qui dut faire lever la tête aux matelots des navires qui descendaient ou remontaient le fleuve, là-bas, tout au fond de la creuse vallée.

Mélie ne répondit point.

Alors Mathieu cligna de l’œil avec malice.

« A n’est pas contente après moi, voyez-vous, parce qu’hier je m’suis trouvé dans les quatre-vingt-dix. »

Mon voisin se mit à rire : « Dans les quatre-vingt-dix, Mathieu ! Comment avez-vous fait ? »

Mathieu répondit :

« J’vas vous dire. J’n’ai trouvé, l’an dernier, qu’vingt rasières d’pommes d’abricot. Y n’y en a pu ; mais pour faire du cidre y n’y a qu’ça. Donc j’en fis une pièce qu’je mis hier en perce. Pour du nectar, c’est du nectar ; vous m’en direz des nouvelles. J’avais ici Polyte ; j’nous mettons à boire un coup, et puis encore un coup, sans s’rassasier (on en boirait jusqu’à d’main), si bien que, d’coup en coup, je m’sens une fraîcheur dans l’estomac. J’dis à Polyte : “ Si on buvait un verre de fine pour se réchauffer ! ” Y consent. Mais c’te fine, ça vous met l’feu dans le corps, si bien qu’il a fallu r’venir au cidre. Mais v’là que D’fraîcheur en chaleur et d’chaleur en fraîcheur, j’m’aperçois que j’suis dans les quatre-vingt-dix. Polyte était pas loin du mètre. »

La porte s’ouvrit. Mélie parut, et tout de suite avant de nous avoir dit bonjour : «… Crés cochons, vous aviez bien l’mètre tous les deux. »

Alors Mathieu se fâcha : « Dis pas ça, Mélie, dis pas ça ; j’ai jamais été au mètre. »

On nous fit un déjeuner exquis, devant la porte, sous deux tilleuls, à côté de la petite chapelle de « Notre-Dame du Gros-Ventre » et en face de l’immense paysage. Et Mathieu nous raconta, avec raillerie mêlée de crédulités inattendues, d’invraisemblables histoires de miracles.

Nous avions bu beaucoup de ce cidre adorable, piquant et sucré, frais et grisant, qu’il préférait à tous les liquides ; et nous fumions nos pipes, à cheval sur nos chaises, quand deux bonnes femmes se présentèrent.

Elles étaient vieilles, sèches, courbées. Après avoir salué, elles demandèrent saint Blanc. Mathieu cligna de l’œil vers nous et répondit :

« J’vas vous donner ça. »

Et il disparut dans son bûcher.

Il y resta bien cinq minutes ; puis il revint avec une figure consternée. Il levait les bras :

« J’sais pas oùsqu’il est, je l’trouve pu ; j’suis pourtant sûr que je l’avais. »

Alors, faisant de ses mains un porte-voix, il mugit de nouveau : « Méli-e-e ! » Du fond de la cour sa femme répondit :

« Qué qu’y a ?

— Oùsqu’il est saint Blanc ! Je l’trouve pu dans le bûcher. »

Alors, Mélie jeta cette explication :

« C’est-y pas celui qu’t’as pris l’aut’e semaine pour boucher l’trou d’a cabine à lapins ? »

Mathieu tressaillit : « Nom d’un tonnerre, ça s’peut bien ! »

Alors il dit aux femmes : « Suivez-moi. »

Elles suivirent. Nous en fîmes autant, malades de rires étouffés.

En effet, saint Blanc, piqué en terre comme un simple pieu maculé de boue et d’ordures, servait d’angle à la cabine à lapins.

Dès qu’elles l’aperçurent, les deux bonnes femmes tombèrent à genoux, se signèrent et se mirent à murmurer des Oremus. Mais Mathieu se précipita : « Attendez, vous v’là dans la crotte ; j’vas vous donner une botte de paille. »

Il alla chercher la paille et leur en fit un prie-Dieu. Puis, considérant son saint fangeux, et, craignant sans doute un discrédit pour son commerce, il ajouta :

« J’vas vous l’débrouiller un brin. »

Il prit un seau d’eau, une brosse et se mit à laver vigoureusement le bonhomme de bois, pendant que les deux vieilles priaient toujours.

Puis, quand il eut fini, il ajouta : « Maintenant il n’y a plus d’mal. » Et il nous ramena boire un coup.

Comme il portait le verre à sa bouche, il s’arrêta, et, d’un air un peu confus : « C’est égal, quand j’ai mis saint Blanc aux lapins, j’croyais bien qu’i n’f’rait pu d’argent. Y avait deux ans qu’on n’le d’mandait plus. Mais les Saints, voyez-vous, ça n’passe jamais. »

Il but et reprit :

« Allons, buvons encore un coup. Avec des amis i n’faut pas y aller à moins d’cinquante ; et j’n’en sommes seulement pas à trente-huit. »


<t Pardon (Le)>

Le Pardon

Elle avait été élevée dans une de ces familles qui vivent enfermées en elles-mêmes, et qui semblent toujours loin de tout. Elles ignorent les événements politiques, bien qu’on en cause à table ; mais les changements de gouvernement se passent si loin, si loin, qu’on parle de cela comme d’un fait historique, comme de la mort de Louis XVI ou du débarquement de Napoléon.

Les mœurs se modifient, les modes se succèdent. On ne s’en aperçoit guère dans la famille calme où l’on suit toujours les coutumes traditionnelles. Et si quelque histoire scabreuse se passe dans les environs, le scandale vient mourir au seuil de la maison. Seuls, le père et la mère, un soir, échangent quelques mots là-dessus, mais à mi-voix, à cause des murs qui ont partout des oreilles. Et, discrètement, le père dit :

« Tu as su cette terrible affaire dans la famille des Rivoil ? »

Et la mère répond :

« Qui aurait jamais cru cela ? C’est affreux. »

Les enfants ne se doutent de rien, et ils arrivent à l’âge de vivre à leur tour, avec un bandeau sur les yeux et sur l’esprit, sans soupçonner les dessous de l’existence, sans savoir qu’on ne pense pas comme on parle, et qu’on ne parle point comme on agit ; sans savoir qu’il faut vivre en guerre avec tout le monde, ou du moins en paix armée, sans deviner qu’on est sans cesse trompé quand on est naïf, joué quand on est sincère, maltraité quand on est bon.

Les uns vont jusqu’à la mort dans cet aveuglement de probité, de loyauté, d’honneur ; tellement intègres que rien ne leur ouvre les yeux.

Les autres, désabusés sans bien comprendre, trébuchent éperdus, désespérés, et meurent en se croyant les jouets d’une fatalité exceptionnelle, les victimes misérables d’événements funestes et d’hommes particulièrement criminels.

Les Savignol marièrent leur fille Berthe à dix-huit ans. Elle épousa un jeune homme de Paris, Georges Baron, qui faisait des affaires à la Bourse. Il était beau garçon, parlait bien, avec tous les dehors probes qu’il fallait ; mais, au fond du cœur, il se moquait un peu de ses beaux-parents attardés, qu’il appelait entre amis : « Mes chers fossiles. »

Il appartenait à une bonne famille ; et la jeune fille était riche. Il l’emmena vivre à Paris.

Elle devint une de ces provinciales de Paris dont la race est nombreuse. Elle demeura ignorante de la grande ville, de son monde élégant, de ses plaisirs, de ses costumes, comme elle était demeurée ignorante de la vie, de ses perfidies et de ses mystères.

Enfermée en son ménage, elle ne connaissait guère que sa rue, et quand elle s’aventurait dans un autre quartier, il lui semblait accomplir un voyage lointain en une ville inconnue et étrangère. Elle disait le soir :

« J’ai traversé les boulevards, aujourd’hui. »

Deux ou trois fois par an, son mari l’emmenait au théâtre. C’étaient des fêtes dont le souvenir ne s’éteignait plus et dont on reparlait sans cesse.

Quelquefois, à table, trois mois après, elle se mettait brusquement à rire, et s’écriait :

« Te rappelles-tu cet acteur habillé en général et qui imitait le chant du coq ? »

Toutes ses relations se bornaient à deux familles alliées qui, pour elle, représentaient l’humanité. Elle les désignait en faisant précéder leur nom de l’article « les » — les Martinet et les Michelint.

Son mari vivait à sa guise, rentrant quand il voulait, parfois au jour levant, prétextant des affaires, ne se gênant point, sûr que jamais un soupçon n’effleurerait cette âme candide.

Mais un matin elle reçut une lettre anonyme.

Elle demeura éperdue, ayant le cœur trop droit pour comprendre l’infamie des dénonciations, pour mépriser cette lettre dont l’auteur se disait inspiré par l’intérêt de son bonheur, et la haine du mal, et l’amour de la vérité.

On lui révélait que son mari avait, depuis deux ans, une maîtresse, une jeune veuve, Mme Ross et, chez qui il passait toutes ses soirées.

Elle ne sut ni feindre, ni dissimuler, ni épier, ni ruser. Quand il revint pour déjeuner, elle lui jeta cette lettre, en sanglotant, et s’enfuit dans sa chambre.

Il eut le temps de comprendre, de préparer sa réponse et il alla frapper à la porte de sa femme. Elle ouvrit aussitôt, n’osant pas le regarder. Il souriait : il s’assit, l’attira sur ses genoux ; et d’une voix douce, un peu moqueuse :

« Ma chère petite, j’ai en effet pour amie Mme Rosset, que je connais depuis dix ans et que j’aime beaucoup ; j’ajouterai que je connais vingt autres familles dont je ne t’ai jamais parlé, sachant que tu ne recherches pas le monde, les fêtes et les relations nouvelles. Mais, pour en finir une fois pour toutes avec ces dénonciations infâmes, je te prierai de t’habiller après le déjeuner et nous irons faire une visite à cette jeune femme qui deviendra ton amie, je n’en doute pas. »

Elle embrassa à pleins bras son mari ; et, par une de ces curiosités féminines qui ne s’endorment plus une fois éveillées, elle ne refusa point d’aller voir cette inconnue qui lui demeurait, malgré tout, un peu suspecte. Elle sentait, par instinct, qu’un danger connu est presque évité.

Elie entra dans un petit appartement, coquet, plein de bibelots, orné avec art, au quatrième étage d’une belle maison. Au bout de cinq minutes d’attente dans un salon assombri par des tentures, des portières, des rideaux drapés gracieusement, une porte s’ouvrit et une jeune femme apparut, très brune, petite, un peu grasse, étonnée et souriante.

Georges fit les présentations.

« Ma femme, Mme Julie Rosset. »

La jeune veuve poussa un léger cri d’étonnement et de joie, et s’élança, les deux mains ouvertes. Elle n’espérait point, disait-elle, avoir ce bonheur, sachant que Mme Baron ne voyait personne ; mais elle était si heureuse, si heureuse ! Elle aimait tant Georges (elle disait Georges tout court avec une fraternelle familiarité) ! qu’elle avait une envie folle de connaître sa jeune femme et de l’aimer aussi.

Au bout d’un mois, les deux nouvelles amies ne se quittaient plus. Elles se voyaient chaque jour, souvent deux fois et dînaient tous les soirs ensemble, tantôt chez l’une, tantôt chez l’autre. Georges maintenant ne sortait plus guère, ne prétextait plus d’affaires, adorant, disait-il, son coin du feu.

Enfin, un appartement s’étant trouvé libre dans la maison habitée par Mme Rosset, Mme Baron s’empressa de le prendre pour se rapprocher et se réunir encore davantage.

Et pendant deux années entières, ce fut une amitié sans nuage, une amitié de cœur et d’âme, absolue, tendre, dévouée, délicieuse. Berthe ne pouvait plus parler sans prononcer le nom de Julie, qui représentait pour elle la perfection.

Elle était heureuse, d’un bonheur parfait, calme et doux.

Mais voici que Mme Rosset tomba malade. Berthe ne la quitta plus. Elle passait les nuits, se désolait ; son mari lui-même était désespéré.

Or, un matin, le médecin, en sortant de sa visite, prit à part Georges et sa femme, et leur annonça qu’il trouvait fort grave l’état de leur amie.

Dès qu’il fut parti, les jeunes gens, atterrés, s’assirent l’un en face de l’autre ; puis, brusquement, se mirent à pleurer. Ils veillèrent, la nuit, tous les deux ensemble auprès du lit ; et Berthe, à tout instant, embrassait tendrement la malade, tandis que Georges, debout devant les pieds de sa couche, la contemplait silencieusement avec une persistance acharnée.

Le lendemain, elle allait plus mal encore.

Enfin, vers le soir, elle déclara qu’elle se trouvait mieux, et contraignit ses amis à redescendre chez eux pour dîner.

Ils étaient tristement assis dans leur salle, sans guère manger, quand la bonne remit à Georges une enveloppe. Il l’ouvrit, lut, devint livide, et, se levant, il dit à sa femme, d’un air étrange : « Attends-moi, il faut que je m’absente un instant, je serai de retour dans dix minutes. Surtout ne sors pas. »

Et il courut dans sa chambre prendre son chapeau.

Berthe l’attendit, torturée par une inquiétude nouvelle. Mais docile en tout, elle ne voulait point remonter chez son amie avant qu’il fût revenu.

Comme il ne reparaissait pas, la pensée lui vint d’aller voir en sa chambre s’il avait pris ses gants, ce qui eût indiqué qu’il devait entrer quelque part.

Elle les aperçut du premier coup d’œil. Près d’eux un papier froissé gisait, jeté là.

Elle le reconnut aussitôt, c’était celui qu’on venait de remettre à Georges.

Et une tentation brûlante, la première de sa vie, lui vint de lire, de savoir. Sa conscience révoltée luttait, mais la démangeaison d’une curiosité fouettée et douloureuse poussait sa main. Elle saisit le papier, l’ouvrit, reconnut aussitôt l’écriture, celle de Julie, une écriture tremblée, au crayon. Elle lut : « Viens seul m’embrasser, mon pauvre ami, je vais mourir. »

Elle ne comprit pas d’abord, et restait là stupide, frappée surtout par l’idée de mort. Puis, soudain, le tutoiement saisit sa pensée ; et ce fut comme un grand éclair illuminant son existence, lui montrant toute l’infâme vérité, toute leur trahison, toute leur perfidie. Elle comprit leur longue astuce, leurs regards, sa bonne foi jouée, sa confiance trompée. Elle les revit l’un en face de l’autre, le soir sous l’abat-jour de sa lampe, lisant le même livre, se consultant de l’œil à la fin des pages.

Et son cœur soulevé d’indignation, meurtri de souffrance, s’abîma dans un désespoir sans bornes.

Des pas retentirent ; elle s’enfuit et s’enferma chez elle.

Son mari, bientôt, l’appela.

« Viens vite, Mme Rosset va mourir. »

Berthe parut sur sa porte et, la lèvre tremblante :

« Retournez seul auprès d’elle, elle n’a pas besoin de moi. »

Il la regarda follement, abruti de chagrin, et il reprit :

« Vite, vite, elle meurt. »

Berthe répondit :

« Vous aimeriez mieux que ce fût moi. »

Alors il comprit peut-être, et s’en alla, remontant près de l’agonisante.

Il la pleura sans dissimulation, sans pudeur, indifférent à la douleur de sa femme qui ne lui parlait plus, ne le regardait plus, vivait seule murée dans le dégoût, dans une colère révoltée, et priait Dieu matin et soir.

Ils habitaient ensemble pourtant, mangeaient face à face, muets et désespérés.

Puis il s’apaisa peu à peu ; mais elle ne lui pardonnait point.

Et la vie continua, dure pour tous les deux.

Pendant un an, ils demeurèrent aussi étrangers l’un à l’autre que s’ils ne se fussent pas connus. Berthe faillit devenir folle.

Puis un matin étant partie dès l’aurore, elle rentra vers huit heures portant en ses deux mains un énorme bouquet de roses, de roses blanches, toutes blanches.

Et elle fit dire à son mari qu’elle désirait lui parler.

Il vint, inquiet, troublé.

« Nous allons sortir ensemble, lui dit-elle ; prenez ces fleurs, elles sont trop lourdes pour moi. »

Il prit le bouquet et suivit sa femme. Une voiture les attendait qui partit dès qu’ils furent montés.

Elle s’arrêta devant la grille du cimetière. Alors Berthe, dont les yeux s’emplissaient de larmes, dit à Georges :

« Conduisez-moi à sa tombe. »

Il tremblait sans comprendre, et il se mit à marcher devant, tenant toujours les fleurs en ses bras. Il s’arrêta enfin devant un marbre blanc et le désigna sans rien dire.

Alors elle lui prit le grand bouquet et, s’agenouillant, le déposa sur les pieds du tombeau. Puis elle s’isola en une prière inconnue et suppliante !

Debout derrière elle, son mari, hanté de souvenirs, pleurait.

Elle se releva et lui tendit les mains.

« Si vous voulez, nous serons amis », dit-elle.


<t Relique (La)>

La Relique

Monsieur l’abbé Louis d’Ennemare,
à Soissons.

Mon cher abbé,

Voici mon mariage avec ta cousine rompu, et de la façon la plus bête, pour une mauvaise plaisanterie que j’ai faite presque involontairement à ma fiancée.

J’ai recours à toi, mon vieux camarade, dans l’embarras où je me trouve ; car tu peux me tirer d’affaire. Je t’en serai reconnaissant jusqu’à la mort.

Tu connais Gilberte, ou plutôt tu crois la connaître ; mais connaît-on jamais les femmes ? Toutes leurs opinions, leurs croyances, leurs idées sont à surprises. Tout cela est plein de détours, de retours, d’imprévu, de raisonnements insaisissables, de logique à rebours, d’entêtements qui semblent définitifs et qui cèdent parce qu’un petit oiseau est venu se poser sur le bord d’une fenêtre.

Je n’ai pas à t’apprendre que ta cousine est religieuse à l’extrême, élevée par les Dames blanches ou noires de Nancy.

Cela, tu le sais mieux que moi. Ce que tu ignores, sans doute, c’est qu’elle est exaltée en tout comme en dévotion. Sa tête s’envole à la façon d’une feuille cabriolant dans le vent ; et elle est femme, ou plutôt jeune fille, plus qu’aucune autre, tout de suite attendrie ou fâchée, partant au galop pour l’affection comme pour la haine, et revenant de la même façon ; et jolie… comme tu sais ; et charmeuse plus qu’on ne peut dire… et comme tu ne sauras jamais.

Donc, nous étions fiancés ; je l’adorais comme je l’adore encore. Elle semblait m’aimer.

Un soir je reçus une dépêche qui m’appelait à Cologne pour une consultation suivie peut-être d’une opération grave et difficile. Comme je devais partir le lendemain, je courus faire mes adieux à Gilberte et dire pourquoi je ne dînerais point chez mes futurs beaux-parents le mercredi, mais seulement le vendredi, jour de mon retour. Oh ! prends garde aux vendredis : je t’assure qu’ils sont funestes !

Quand je parlai de mon départ, je vis une larme dans ses yeux ; mais quand j’annonçai ma prochaine revenue, elle battit aussitôt des mains et s’écria : « Quel bonheur ! vous me rapporterez quelque chose ; presque rien, un simple souvenir, mais un souvenir choisi pour moi. Il faut découvrir ce qui me fera le plus de plaisir, entendez-vous ? Je verrai si vous avez de l’imagination. »

Elle réfléchit quelques secondes, puis ajouta : « Je vous défends d’y mettre plus de vingt francs. Je veux être touchée par l’intention, par l’invention, monsieur, non par le prix. » Puis, après un nouveau silence, elle dit à mi-voix, les yeux baissés : « Si cela ne vous coûte rien, comme argent, et si c’est bien ingénieux, bien délicat, je vous… je vous embrasserai. »

J’étais à Cologne le lendemain. Il s’agissait d’un accident affreux qui mettait au désespoir une famille entière. Une amputation était urgente. On me logea, on m’enferma presque ; je ne vis que des gens en larmes qui m’assourdissaient ; j’opérai un moribond qui faillit trépasser entre mes mains ; je restai deux nuits près de lui ; puis, quand j’aperçus une chance de salut, je me fis conduire à la gare.

Or je m’étais trompé, j’avais une heure à perdre. J’errais par les rues en songeant encore à mon pauvre malade, quand un individu m’aborda.

Je ne sais pas l’allemand ; il ignorait le français ; enfin je compris qu’il me proposait des reliques. Le souvenir de Gilberte me traversa le cœur ; je connaissais sa dévotion fanatique. Voilà mon cadeau trouvé. Je suivis l’homme dans un magasin d’objets de sainteté, et je pris un « bétit morceau d’un os des once mille fierges ».

La prétendue relique était enfermée dans une charmante boîte en vieil argent qui décida mon choix.

Je mis l’objet dans ma poche et je montai dans mon wagon.

En rentrant chez moi, je voulus examiner de nouveau mon achat. Je le pris… La boîte s’était ouverte, la relique était perdue ! J’eus beau fouiller ma poche, la retourner ; le petit os, gros comme la moitié d’une épingle, avait disparu.

Je n’ai, tu le sais, mon cher abbé, qu’une foi moyenne ; tu as la grandeur d’âme, l’amitié, de tolérer ma froideur, et de me laisser libre, attendant l’avenir, dis-tu ; mais je suis absolument incrédule aux reliques des brocanteurs en piété ; et tu partages mes doutes absolus à cet égard. Donc, la perte de cette parcelle de carcasse de mouton ne me désola point ; et je me procurai sans peine, un fragment analogue que je collai soigneusement dans l’intérieur de mon bijou.

Et j’allai chez ma fiancée.

Dès qu’elle me vit entrer, elle s’élança devant moi, anxieuse et souriante : « Qu’est-ce que vous m’avez rapporté ? »

Je fis semblant d’avoir oublié ; elle ne me crut pas. Je me laissai prier, supplier même ; et, quand je la sentis éperdue de curiosité, je lui offris le saint médaillon. Elle demeura saisie de joie. « Une relique ! Oh ! une relique ! » Et elle baisait passionnément la boîte. J’eus honte de ma supercherie.

Mais une inquiétude l’effleura, qui devint aussitôt une crainte horrible ; et, me fixant au fond des yeux :

« Êtes-vous bien sûr qu’elle soit authentique ?

— Absolument certain.

— Comment cela ? »

J’étais pris. Avouer que j’avais acheté cet ossement à un marchand courant les rues, c’était me perdre. Que dire ? Une idée folle me traversa l’esprit ; je répondis à voix basse, d’un ton mystérieux :

« Je l’ai volée pour vous. »

Elle me contempla avec ses grands yeux émerveillés et ravis. « Oh ! vous l’avez volée. Où ça ? — Dans la cathédrale, dans la châsse même des onze mille vierges. » Son cœur battait ; elle défaillait de bonheur ; elle murmura :

« Oh ! vous avez fait cela… pour moi. Racontez… dites-moi tout ! »

C’était fini, je ne pouvais plus reculer. J’inventai une histoire fantastique avec des détails précis et surprenants.

J’avais donné cent francs au gardien de l’édifice pour le visiter seul ; la châsse était en réparation ; mais je tombais juste à l’heure du déjeuner des ouvriers et du clergé ; en enlevant un panneau que je recollai ensuite soigneusement, j’avais pu saisir un petit os (oh ! si petit) au milieu d’une quantité d’autres (je dis une quantité en songeant à ce que doivent produire les débris de onze mille squelettes de vierges). Puis je m’étais rendu chez un orfèvre et j’avais acheté un bijou digne de la relique.

Je n’étais pas fâché de lui faire savoir que le médaillon m’avait coûté cinq cents francs.

Mais elle ne songeait guère à cela ; elle m’écoutait frémissante, en extase. Elle murmura : « Comme je vous aime ! » et se laissa tomber dans mes bras.

Remarque ceci : J’avais commis, pour elle, un sacrilège. J’avais volé ; j’avais violé une église, violé une châsse ; violé et volé des reliques sacrées. Elle m’adorait pour cela ; me trouvait tendre, parfait, divin. Telle est la femme, mon cher abbé, toute la femme.

Pendant deux mois, je fus le plus admirable des fiancés. Elle avait organisé dans sa chambre une sorte de chapelle magnifique pour y placer cette parcelle de côtelette qui m’avait fait accomplir, croyait-elle, ce divin crime d’amour ; et elle s’exaltait là devant, soir et matin.

Je l’avais priée du secret, par crainte, disais-je, de me voir arrêté, condamné, livré à l’Allemagne. Elle m’avait tenu parole.

Or, voilà qu’au commencement de l’été, un désir fou lui vint de voir le lieu de mon exploit. Elle pria tant et si bien son père (sans lui avouer sa raison secrète) qu’il l’emmena à Cologne en me cachant cette excursion, selon le désir de sa fille.

Je n’ai pas besoin de te dire que je n’ai pas vu la cathédrale à l’intérieur. J’ignore où est le tombeau (s’il y a tombeau ?) des onze mille vierges. Il paraît que ce sépulcre est inabordable, hélas !

Je reçus, huit jours après, dix lignes me rendant ma parole ; plus une lettre explicative du père, confident tardif.

À l’aspect de la châsse, elle avait compris soudain ma supercherie, mon mensonge, et, en même temps, ma réelle innocence. Ayant demandé au gardien des reliques si aucun vol n’avait été commis, l’homme s’était mis à rire en démontrant l’impossibilité d’un semblable attentat.

Mais du moment que je n’avais pas fracturé un lieu sacré et plongé ma main profane au milieu de restes vénérables, je n’étais plus digne de ma blonde et délicate fiancée.

On me défendit l’entrée de la maison. J’eus beau prier, supplier, rien ne put attendrir la belle dévote.

Je fus malade de chagrin.

Or, la semaine dernière, sa cousine, qui est aussi la tienne, Mme d’Arville, me fit prier de la venir trouver.

Voici les conditions de mon pardon. Il faut que j’apporte une relique, une vraie, authentique, certifiée par Notre Saint-Père le Pape, d’une vierge et martyre quelconque.

Je deviens fou d’embarras et d’inquiétude.

J’irai à Rome s’il le faut. Mais je ne puis me présenter au Pape à l’improviste et lui raconter ma sotte aventure. Et puis je doute qu’on confie aux particuliers des reliques véritables.

Ne pourrais-tu me recommander à quelque monsignor, ou seulement à quelque prélat français, propriétaire de fragments d’une sainte ? Toi-même, n’aurais-tu pas en tes collections le précieux objet réclamé ?

Sauve-moi, mon cher abbé, et je te promets de me convertir dix ans plus tôt !

Mme d’Arville, qui prend la chose au sérieux, m’a dit : « Cette pauvre Gilberte ne se mariera jamais. »

Mon bon camarade, laisseras-tu ta cousine mourir victime d’une stupide fumisterie ? Je t’en supplie, fais qu’elle ne soit pas la onze mille et unième.

Pardonne, je suis indigne ; mais je t’embrasse et je t’aime de tout cœur.

Ton vieil ami,

Henri Fontal.


<t Clair de lune [1882b]>

Clair de lune [1882b]

Il portait bien son nom de bataille, l’abbé Marignan. C’était un grand prêtre maigre, fanatique, d’âme toujours exaltée, mais droite. Toutes ses croyances étaient fixes, sans jamais d’oscillations. Il s’imaginait sincèrement connaître son Dieu, pénétrer ses desseins, ses volontés, ses intentions.

Quand il se promenait à grands pas dans l’allée de son petit presbytère de campagne, quelquefois une interrogation se dressait dans son esprit : « Pourquoi Dieu a-t-il fait cela ? » Et il cherchait obstinément, prenant en sa pensée la place de Dieu, et il trouvait presque toujours. Ce n’est pas lui qui eût murmuré dans un élan de pieuse humilité : « Seigneur, vos desseins sont impénétrables ! » Il se disait : « Je suis le serviteur de Dieu, je dois connaître ses raisons d’agir, et les deviner si je ne les connais pas. »

Tout lui paraissait créé dans la nature avec une logique absolue et admirable. Les « Pourquoi » et les « Parce que » se balançaient toujours. Les aurores étaient faites pour rendre joyeux les réveils, les jours pour mûrir les moissons, les pluies pour les arroser, les soirs pour préparer au sommeil et les nuits sombres pour dormir.

Les quatre saisons correspondaient parfaitement à tous les besoins de l’agriculture ; et jamais le soupçon n’aurait pu venir au prêtre que la nature n’a point d’intentions et que tout ce qui vit s’est plié, au contraire, aux dures nécessités des époques, des climats et de la matière.

Mais il haïssait la femme, il la haïssait inconsciemment, et la méprisait par instinct. Il répétait souvent la parole du Christ : « Femme, qu’y a-t-il de commun entre vous et moi ? » et il ajoutait : « On dirait que Dieu lui-même se sentait mécontent de cette œuvre-là. » La femme était bien pour lui l’enfant douze fois impure dont parle le poète. Elle était le tentateur qui avait entraîné le premier homme et qui continuait toujours son œuvre de damnation, l’être faible, dangereux, mystérieusement troublant. Et plus encore que leur corps de perdition, il haïssait leur âme aimante.

Souvent il avait senti leur tendresse attachée à lui et, bien qu’il se sût inattaquable, il s’exaspérait de ce besoin d’aimer qui frémissait toujours en elles.

Dieu, à son avis, n’avait créé la femme que pour tenter l’homme et l’éprouver. Il ne fallait approcher d’elle qu’avec des précautions défensives, et les craintes qu’on a des pièges. Elle était, en effet, toute pareille à un piège avec ses bras tendus et ses lèvres ouvertes vers l’homme.

Il n’avait d’indulgence que pour les religieuses que leur vœu rendait inoffensives ; mais il les traitait durement quand même, parce qu’il la sentait toujours vivante au fond de leur cœur enchaîné, de leur cœur humilié, cette éternelle tendresse qui venait encore à lui, bien qu’il fût un prêtre.

Il la sentait dans leurs regards plus mouillés de piété que les regards des moines, dans leurs extases où leur sexe se mêlait, dans leurs élans d’amour vers le Christ, qui l’indignaient parce que c’était de l’amour de femme, de l’amour charnel ; il la sentait, cette tendresse maudite, dans leur docilité même, dans la douceur de leur voix en lui parlant, dans leurs yeux baissés, et dans leurs larmes résignées quand il les reprenait avec rudesse.

Et il secouait sa soutane en sortant des portes du couvent, et il s’en allait en allongeant les jambes comme s’il avait fui devant un danger.

Il avait une nièce qui vivait avec sa mère dans une petite maison voisine. Il s’acharnait à en faire une sœur de charité.

Elle était jolie, écervelée, et moqueuse. Quand l’abbé sermonnait, elle riait ; et quand il se fâchait contre elle, elle l’embrassait avec véhémence, le serrant contre son cœur, tandis qu’il cherchait involontairement à se dégager de cette étreinte qui lui faisait goûter cependant une joie douce, éveillant au fond de lui cette sensation de paternité qui sommeille en tout homme.

Souvent il lui parlait de Dieu, de son Dieu, en marchant à côté d’elle par les chemins des champs. Elle ne l’écoutait guère et regardait le ciel, les herbes, les fleurs, avec un bonheur de vivre qui se voyait dans ses yeux. Quelquefois elle s’élançait pour attraper une bête volante, et s’écriait en la rapportant : « Regarde, mon oncle, comme elle est jolie ; j’ai envie de l’embrasser. » Et ce besoin d’ « embrasser des mouches » ou des grains de lilas inquiétait, irritait, soulevait le prêtre, qui retrouvait encore là cette indéracinable tendresse qui germe toujours au cœur des femmes.

Puis, voilà qu’un jour l’épouse du sacristain, qui faisait le ménage de l’abbé Marignan, lui apprit avec précaution que sa nièce avait un amoureux.

Il en ressentit une émotion effroyable, et il demeura suffoqué, avec du savon plein la figure, car il était en train de se raser.

Quand il se retrouva en état de réfléchir et de parler, il s’écria : « Ce n’est pas vrai, vous mentez, Mélanie ! »

Mais la paysanne posa la main sur son cœur : « Que Notre-Seigneur me juge si je mens, monsieur le curé. J’vous dis qu’elle y va tous les soirs sitôt qu’ votre sœur est couchée. Ils se r’trouvent le long de la rivière. Vous n’avez qu’à y aller voir entre dix heures et minuit. »

Il cessa de se gratter le menton, et il se mit à marcher violemment, comme il faisait toujours en ses heures de grave méditation. Quand il voulut recommencer à se barbifier, il se coupa trois fois depuis le nez jusqu’à l’oreille.

Tout le jour, il demeura muet, gonflé d’indignation et de colère. À sa fureur de prêtre, devant l’invincible amour, s’ajoutait une exaspération de père moral, de tuteur, de chargé d’âme, trompé, volé, joué par une enfant ; cette suffocation égoïste des parents à qui leur fille annonce qu’elle a fait, sans eux et malgré eux, choix d’un époux.

Après son dîner, il essaya de lire un peu, mais il ne put y parvenir ; et il s’exaspérait de plus en plus. Quand dix heures sonnèrent, il prit sa canne, un formidable bâton de chêne dont il se servait toujours en ses courses nocturnes, quand il allait voir quelque malade. Et il regarda en souriant l’énorme gourdin qu’il faisait tourner, dans sa poigne solide de campagnard, en des moulinets menaçants. Puis, soudain, il le leva et, grinçant des dents, l’abattit sur une chaise dont le dossier fendu tomba sur le plancher.

Il ouvrit sa porte pour sortir ; mais il s’arrêta sur le seuil, surpris par une splendeur de clair de lune telle qu’on n’en voyait presque jamais.

Et comme il était doué d’un esprit exalté, un de ces esprits que devaient avoir les Pères de l’Église, ces poètes rêveurs, il se sentit soudain distrait, ému par la grandiose et sereine beauté de la nuit pâle.

Dans son petit jardin, tout baigné de douce lumière, ses arbres fruitiers, rangés en ligne, dessinaient en ombre sur l’allée leurs grêles membres de bois à peine vêtus de verdure ; tandis que le chèvrefeuille géant, grimpé sur le mur de sa maison, exhalait des souffles délicieux et comme sucrés, faisait flotter dans le soir tiède et clair une espèce d’âme parfumée.

Il se mit à respirer longuement, buvant de l’air comme les ivrognes boivent du vin, et il allait à pas lents, ravi, émerveillé, oubliant presque sa nièce.

Dès qu’il fut dans la campagne, il s’arrêta pour contempler toute la plaine inondée de cette lueur caressante, noyée dans ce charme tendre et languissant des nuits sereines. Les crapauds à tout instant jetaient par l’espace leur note courte et métallique, et des rossignols lointains mêlaient leur musique égrenée qui fait rêver sans faire penser, leur musique légère et vibrante, faite pour les baisers, à la séduction du clair de lune.

L’abbé se remit à marcher, le cœur défaillant, sans qu’il sût pourquoi. Il se sentait comme affaibli, épuisé tout à coup ; il avait envie de s’asseoir, de rester là, de contempler, d’admirer Dieu dans son œuvre.

Là-bas, suivant les ondulations de la petite rivière, une grande ligne de peupliers serpentait. Une buée fine, une vapeur blanche que les rayons de lune traversaient, argentaient, rendaient luisante, restait suspendue autour et au-dessus des berges, enveloppait tout le cours tortueux de l’eau d’une sorte de ouate légère et transparente.

Le prêtre encore une fois s’arrêta, pénétré jusqu’au fond de l’âme par un attendrissement grandissant, irrésistible.

Et un doute, une inquiétude vague l’envahissait ; il sentait naître en lui une de ces interrogations qu’il se posait parfois.

Pourquoi Dieu avait-il fait cela ? Puisque la nuit est destinée au sommeil, à l’inconscience, au repos, à l’oubli de tout, pourquoi la rendre plus charmante que le jour, plus douce que les aurores et que les soirs, et pourquoi cet astre lent et séduisant, plus poétique que le soleil et qui semble destiné, tant il est discret, à éclairer des choses trop délicates et mystérieuses pour la grande lumière, s’en venait-il faire si transparentes les ténèbres ?

Pourquoi le plus habile des oiseaux chanteurs ne se reposait-il pas comme les autres et se mettait-il à vocaliser dans l’ombre troublante ?

Pourquoi ce demi-voile jeté sur le monde ? Pourquoi ces frissons de cœur, cette émotion de l’âme, cet alanguissement de la chair ?

Pourquoi ce déploiement de séductions que les hommes ne voyaient point, puisqu’ils étaient couchés en leurs lits ? À qui étaient destinés ce spectacle sublime, cette abondance de poésie jetée du ciel sur la terre ?

Et l’abbé ne comprenait point.

Mais voilà que là-bas, sur le bord de la prairie, sous la voûte des arbres trempés de brume luisante, deux ombres apparurent qui marchaient côte à côte.

L’homme était plus grand et tenait par le cou son amie, et, de temps en temps, l’embrassait sur le front. Ils animèrent tout à coup ce paysage immobile qui les enveloppait comme un cadre divin fait pour eux. Ils semblaient, tous deux, un seul être, l’être à qui était destinée cette nuit calme et silencieuse ; et ils s’en venaient vers le prêtre comme une réponse vivante, la réponse que son Maître jetait à son interrogation.

Il restait debout, le cœur battant, bouleversé, et il croyait voir quelque chose de biblique, comme les amours de Ruth et de Booz, l’accomplissement d’une volonté du Seigneur dans un de ces grands décors dont parlent les livres saints. En sa tête se mirent à bourdonner les versets du Cantique des Cantiques, les cris d’ardeur, les appels des corps, toute la chaude poésie de ce poème brûlant de tendresse.

Et il se dit : « Dieu peut-être a fait ces nuits-là pour voiler d’idéal les amours des hommes. »

Il reculait devant ce couple embrassé qui marchait toujours. C’était sa nièce pourtant ; mais il se demandait maintenant s’il n’allait pas désobéir à Dieu. Et Dieu ne permet-il point l’amour, puisqu’il l’entoure visiblement d’une splendeur pareille ?

Et il s’enfuit, éperdu, presque honteux, comme s’il eût pénétré dans un temple où il n’avait pas le droit d’entrer.


<t Peur (La) [1882]>

La Peur [1882]

À J.-K. Huysmans.

On remonta sur le pont après dîner. Devant nous, la Méditerranée n’avait pas un frisson sur toute sa surface, qu’une grande lune calme moirait. Le vaste bateau glissait, jetant sur le ciel, qui semblait ensemencé d’étoiles, un gros serpent de fumée noire ; et, derrière nous, l’eau toute blanche, agitée par le passage rapide du lourd bâtiment, battue par l’hélice, moussait, semblait se tordre, remuait tant de clartés qu’on eût dit de la lumière de lune bouillonnant.

Nous étions là, six ou huit, silencieux, admirant, l’œil tourné vers l’Afrique lointaine où nous allions. Le commandant, qui fumait un cigare au milieu de nous, reprit soudain la conversation du dîner.

« Oui, j’ai eu peur ce jour-là. Mon navire est resté six heures avec ce rocher dans le ventre, battu par la mer. Heureusement que nous avons été recueillis, vers le soir, par un charbonnier anglais qui nous aperçut. »

Alors un grand homme à figure brûlée, à l’aspect grave, un de ces hommes qu’on sent avoir traversé de longs pays inconnus, au milieu de dangers incessants, et dont l’œil tranquille semble garder, dans sa profondeur, quelque chose des paysages étranges qu’il a vus ; un de ces hommes qu’on devine trempés dans le courage, parla pour la première foi :

« Vous dites, commandant, que vous avez eu peur ; je n’en crois rien. Vous vous trompez sur le mot et sur la sensation que vous avez éprouvée. Un homme énergique n’a jamais peur en face du danger pressant. Il est ému, agité, anxieux ; mais la peur, c’est autre chose. »

Le commandant reprit en riant :

« Fichtre ! je vous réponds bien que j’ai eu peur, moi. »

Alors l’homme au teint bronzé prononça d’une voix lente :

ê

— Permettez-moi de m’expliquer ! La peur (et les hommes les plus hardis peuvent avoir peur), c’est quelque chose d’effroyable, une sensation atroce, comme une décomposition de l’âme, un spasme affreux de la pensée et du cœur, dont le souvenir seul donne des frissons d’angoisse. Mais cela n’a lieu, quand on est brave, ni devant une attaque, ni devant la mort inévitable, ni devant toutes les formes connues du péril : cela a lieu dans certaines circonstances anormales, sous certaines influences mystérieuses, en face de risques vagues. La vraie peur, c’est quelque chose comme une réminiscence des terreurs fantastiques d’autrefois. Un homme qui croit aux revenants, et qui s’imagine apercevoir un spectre dans la nuit, doit éprouver la peur en toute son épouvantable horreur.

Moi, j’ai deviné la peur en plein jour, il y a dix ans environ. Je l’ai ressentie, l’hiver dernier, par une nuit de décembre.

Et, pourtant, j’ai traversé bien des hasards, bien des aventures qui semblaient mortelles. Je me suis battu souvent. J’ai été laissé pour mort par des voleurs. J’ai été condamné, comme insurgé, à être pendu, en Amérique, et jeté à la mer du pont d’un bâtiment sur les côtes de Chine. Chaque fois je me suis cru perdu, j’en ai pris immédiatement mon parti, sans attendrissement et même sans regrets.

Mais la peur, ce n’est pas cela.

Je l’ai pressentie en Afrique. Et pourtant elle est fille du Nord ; le soleil la dissipe comme un brouillard. Remarquez bien ceci, messieurs. Chez les Orientaux, la vie ne compte pour rien ; on est résigné tout de suite ; les nuits sont claires et vides de légendes, les âmes aussi vides des inquiétudes sombres qui hantent les cerveaux dans les pays froids. En Orient, on peut connaître la panique, on ignore la peur.

Eh bien ! voici ce qui m’est arrivé sur cette terre d’Afrique :

Je traversais les grandes dunes au sud de Ouargla. C’est là un des plus étranges pays du monde. Vous connaissez le sable uni, le sable droit des interminables plages de l’Océan. Eh bien ! figurez-vous l’Océan lui-même devenu sable au milieu d’un ouragan ; imaginez une tempête silencieuse de vagues immobiles en poussière jaune. Elles sont hautes comme des montagnes, ces vagues inégales, différentes, soulevées tout à fait comme des flots déchaînés, mais plus grandes encore, et striées comme de la moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le dévorant soleil du sud verse sa flamme implacable et directe. Il faut gravir ces lames de cendre d’or, redescendre gravir encore, gravir sans cesse, sans repos et sans ombre. Les chevaux râlent, enfoncent jusqu’aux genoux, et glissent en dévalant l’autre versant des surprenantes collines.

Nous étions deux amis suivis de huit spahis et de quatre chameaux avec leurs chameliers. Nous ne parlions plus, accablés de chaleur, de fatigue, et desséchés de soif comme ce désert ardent. Soudain un de ces hommes poussa une sorte de cri ; tous s’arrêtèrent ; et nous demeurâmes immobiles, surpris par un inexplicable phénomène connu des voyageurs en ces contrées perdues.

Quelque part, près de nous, dans une direction indéterminée, un tambour battait, le mystérieux tambour des dunes ; il battait distinctement, tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant, puis reprenant son roulement fantastique.

Les Arabes, épouvantés, se regardaient ; et l’un dit, en sa langue : « La mort est sur nous. » Et voilà que tout à coup mon compagnon, mon ami, presque mon frère, tomba de cheval, la tête en avant, foudroyé par une insolation.

Et pendant deux heures, pendant que j’essayais en vain de le sauver, toujours ce tambour insaisissable m’emplissait l’oreille de son bruit monotone, intermittent et incompréhensible ; et je sentais se glisser dans mes os la peur, la vraie peur, la hideuse peur, en face de ce cadavre aimé, dans ce trou incendié par le soleil entre quatre monts de sable, tandis que l’écho inconnu nous jetait, à deux cents lieues de tout village français, le battement rapide du tambour.

Ce jour-là, je compris ce que c’était que d’avoir peur ; je l’ai su mieux encore une autre fois…

Le commandant interrompit le conteur :

« Pardon, monsieur, mais ce tambour ? Qu’était-ce ? »

Le voyageur répondit :

Je n’en sais rien. Personne ne sait. Les officiers, surpris souvent par ce bruit singulier, l’attribuent généralement à l’écho grossi, multiplié, démesurément enflé par les vallonnements des dunes, d’une grêle de grains de sable emportés dans le vent et heurtant une touffe d’herbes sèches ; car on a toujours remarqué que le phénomène se produit dans le voisinage de petites plantes brûlées par le soleil, et dures comme du parchemin.

Ce tambour ne serait donc qu’une sorte de mirage du son. Voilà tout. Mais je n’appris cela que plus tard.

J’arrive à ma seconde émotion.

C’était l’hiver dernier, dans une forêt du nord-est de la France. La nuit vint deux heures plus tôt, tant le ciel était sombre. J’avais pour guide un paysan qui marchait à mon côté, par un tout petit chemin, sous une voûte de sapins dont le vent déchaîné tirait des hurlements. Entre les cimes, je voyais courir des nuages en déroute, des nuages éperdus qui semblaient fuir devant une épouvante. Parfois, sous une immense rafale, toute la forêt s’inclinait dans le même sens avec un gémissement de souffrance ; et le froid m’envahissait, malgré mon pas rapide et mon lourd vêtement.

Nous devions souper et coucher chez un garde forestier dont la maison n’était plus éloignée de nous. J’allais là pour chasser.

Mon guide, parfois, levait les yeux et murmurait : « Triste temps ! » Puis il me parla des gens chez qui nous arrivions. Le père avait tué un braconnier deux ans auparavant, et, depuis ce temps, il semblait sombre, comme hanté d’un souvenir. Ses deux fils, mariés, vivaient avec lui.

Les ténèbres étaient profondes. Je ne voyais rien devant moi, ni autour de moi, et toute la branchure des arbres entrechoqués emplissait la nuit d’une rumeur incessante. Enfin, j’aperçus une lumière, et bientôt mon compagnon heurtait une porte. Des cris aigus de femmes nous répondirent. Puis, une voix d’homme, une voix étranglée, demanda : «Qui va là ? » Mon guide se nomma. Nous entrâmes. Ce fut un inoubliable tableau.

Un vieux homme à cheveux blancs, à l’œil fou, le fusil chargé dans la main, nous attendait debout au milieu de la cuisine, tandis que deux grands gaillards, armés de haches, gardaient la porte. Je distinguai dans les coins sombres deux femmes à genoux, le visage caché contre le mur.

On s’expliqua. Le vieux remit son arme contre le mur et ordonna de préparer ma chambre ; puis, comme les femmes ne bougeaient point, il me dit brusquement :

« Voyez-vous, monsieur, j’ai tué un homme, voilà deux ans cette nuit. L’autre année, il est revenu m’appeler. Je l’attends encore ce soir. »

Puis il ajouta d’un ton qui me fit sourire :

« Aussi, nous ne sommes pas tranquilles. »

Je le rassurai comme je pus, heureux d’être venu justement ce soir-là, et d’assister au spectacle de cette terreur superstitieuse. Je racontai des histoires, et je parvins à calmer à peu près tout le monde.

Près du foyer, un vieux chien, presque aveugle et moustachu, un de ces chiens qui ressemblent à des gens qu’on connaît, dormait le nez dans ses pattes.

Au dehors, la tempête acharnée battait la petite maison, et, par un étroit carreau, une sorte de judas placé près de la porte, je voyais soudain tout un fouillis d’arbres bousculés par le vent à la lueur de grands éclairs.

Malgré mes efforts, je sentais bien qu’une terreur profonde tenait ces gens, et chaque fois que je cessais de parler, toutes les oreilles écoutaient au loin. Las d’assister à ces craintes imbéciles, j’allais demander à me coucher, quand le vieux garde tout à coup fit un bond de sa chaise, saisit de nouveau son fusil, en bégayant d’une voix égarée : « Le voilà le voilà ! Je l’entends ! » Les deux femmes retombèrent à genoux dans leurs coins en se cachant le visage ; et les fils reprirent leurs haches. J’allais tenter encore de les apaiser, quand le chien endormi s’éveilla brusquement et, levant sa tête, tendant le cou, regardant vers le feu de son œil presque éteint, il poussa un de ces lugubres hurlements qui font tressaillir les voyageurs, le soir, dans la campagne. Tous les yeux se portèrent sur lui, il restait maintenant immobile, dressé sur ses pattes comme hanté d’une vision, et il se remit à hurler vers quelque chose d’invisible, d’inconnu, d’affreux sans doute, car tout son poil se hérissait. Le garde, livide, cria : « Il le sent ! il le sent ! il était là quand je l’ai tué. » Et les femmes égarées se mirent, toutes les deux, à hurler avec le chien.

Malgré moi, un grand frisson me courut entre les épaules. Cette vision de l’animal dans ce lieu, à cette heure, au milieu de ces gens éperdus, était effrayante à voir.

Alors, pendant une heure, le chien hurla sans bouger ; il hurla comme dans l’angoisse d’un rêve ; et la peur, l’épouvantable peur entrait en moi ; la peur de quoi ? Le sais-je ? C’était la peur, voilà tout.

Nous restions immobiles, livides, dans l’attente d’un événement affreux, l’oreille tendue, le cœur battant, bouleversés au moindre bruit. Et le chien se mit à tourner autour de la pièce, en sentant les murs et gémissant toujours. Cette bête nous rendait fous ! Alors, le paysan qui m’avait amené, se jeta sur elle, dans une sorte de paroxysme de terreur furieuse, et, ouvrant une porte donnant sur une petite cour, jeta l’animal dehors.

Il se tut aussitôt ; et nous restâmes plongés dans un silence plus terrifiant encore. Et soudain, tous ensemble, nous eûmes une sorte de sursaut : un être glissait contre le mur du dehors vers la forêt ; puis il passa contre la porte, qu’il sembla tâter, d’une main hésitante ; puis on n’entendit plus rien pendant deux minutes qui firent de nous des insensés ; puis il revint, frôlant toujours la muraille ; et il gratta légèrement, comme ferait un enfant avec son ongle ; puis soudain une tête apparut contre la vitre du judas, une tête blanche avec des yeux lumineux comme ceux des fauves. Et un son sortit de sa bouche, un son indistinct, un murmure plaintif.

Alors un bruit formidable éclata dans la cuisine. Le vieux garde avait tiré. Et aussitôt les fils se précipitèrent, bouchèrent le judas en dressant la grande table qu’ils assujettirent avec le buffet.

Et je vous jure qu’au fracas du coup de fusil que je n’attendais point, j’eus une telle angoisse du cœur, de l’âme et du corps, que je me sentis défaillir, prêt à mourir de peur.

Nous restâmes là jusqu’à l’aurore, incapables de bouger, de dire un mot, crispés dans un affolement indicible.

On n’osa débarricader la sortie qu’en apercevant, par la fente d’un auvent, un mince rayon de jour.

Au pied du mur, contre la porte, le vieux chien gisait, la gueule brisée d’une balle.

Il était sorti de la cour en creusant un trou sous une palissade.

ê

L’homme au visage brun se tut ; puis il ajouta :

« Cette nuit-là pourtant, je ne courus aucun danger ; mais j’aimerais mieux recommencer toutes les heures où j’ai affronté les plus terribles périls, que la seule minute du coup de fusil sur la tête barbue du judas. »


<t Aux champs>

Aux champs

À Octave Mirbeau.

Les deux chaumières étaient côte à côte, au pied d’une colline, proches d’une petite ville de bains. Les deux paysans besognaient dur sur la terre inféconde pour élever tous leurs petits. Chaque ménage en avait quatre. Devant les deux portes voisines, toute la marmaille grouillait du matin au soir. Les deux aînés avaient six ans et les deux cadets quinze mois environ ; les mariages, et, ensuite, les naissances s’étaient produites à peu près simultanément dans l’une et l’autre maison.

Les deux mères distinguaient à peine leurs produits dans le tas ; et les deux pères confondaient tout à fait. Les huit noms dansaient dans leur tête, se mêlaient sans cesse ; et, quand il fallait en appeler un, les hommes souvent en criaient trois avant d’arriver au véritable.

La première des deux demeures, en venant de la station d’eaux de Rolleport, était occupée par les Tuvache, qui avaient trois filles et un garçon ; l’autre masure abritait les Vallin, qui avaient une fille et trois garçons.

Tout cela vivait péniblement de soupe, de pommes de terre et de grand air. À sept heures, le matin, puis à midi, puis à six heures, le soir, les ménagères réunissaient leurs mioches pour donner la pâtée, comme des gardeurs d’oies assemblent leurs bêtes. Les enfants étaient assis, par rang d’âge, devant la table en bois, vernie par cinquante ans d’usage. Le dernier moutard avait à peine la bouche au niveau de la planche. On posait devant eux l’assiette creuse pleine de pain molli dans l’eau où avaient cuit les pommes de terre, un demi-chou et trois oignons ; et toute la ligne mangeait jusqu’à plus faim. La mère empâtait elle-même le petit. Un peu de viande au pot-au-feu, le dimanche, était une fête pour tous ; et le père, ce jour-là, s’attardait au repas en répétant : « Je m’y ferais bien tous les jours. »

Par un après-midi du mois d’août, une légère voiture s’arrêta brusquement devant les deux chaumières, et une jeune femme, qui conduisait elle-même, dit au monsieur assis à côté d’elle :

« Oh ! regarde, Henri, ce tas d’enfants ! Sont-ils jolis, comme ça, à grouiller dans la poussière ! »

L’homme ne répondit rien, accoutumé à ces admirations qui étaient une douleur et presque un reproche pour lui.

La jeune femme reprit :

« Il faut que je les embrasse ! Oh ! comme je voudrais en avoir un, celui-là, le tout-petit. »

Et, sautant de la voiture, elle courut aux enfants, prit un des deux derniers, celui des Tuvache, et, l’enlevant dans ses bras, elle le baisa passionnément sur ses joues sales, sur ses cheveux blonds frisés et pommadés de terre, sur ses menottes qu’il agitait pour se débarrasser des caresses ennuyeuses.

Puis elle remonta dans sa voiture et partit au grand trot. Mais elle revint la semaine suivante, s’assit elle-même par terre, prit le moutard dans ses bras, le bourra de gâteaux, donna des bonbons à tous les autres ; et joua avec eux comme une gamine, tandis que son mari attendait patiemment dans sa frêle voiture.

Elle revint encore, fit connaissance avec les parents, reparut tous les jours, les poches pleines de friandises et de sous.

Elle s’appelait Mme Henri d’Hubières.

Un matin, en arrivant, son mari descendit avec elle ; et, sans s’arrêter aux mioches, qui la connaissaient bien maintenant, elle pénétra dans la demeure des paysans.

Ils étaient là, en train de fendre du bois pour la soupe ; ils se redressèrent tout surpris, donnèrent des chaises et attendirent. Alors la jeune femme, d’une voix entrecoupée, tremblante, commença :

« Mes braves gens, je viens vous trouver parce que je voudrais bien… je voudrais bien emmener avec moi votre… votre petit garçon… »

Les campagnards, stupéfaits et sans idée, ne répondirent pas.

Elle reprit haleine et continua.

« Nous n’avons pas d’enfants ; nous sommes seuls, mon mari et moi… Nous le garderions… voulez-vous ? »

La paysanne commençait à comprendre. Elle demanda :

« Vous voulez nous prend’e Charlot ? Ah ben non, pour sûr. »

Alors M. d’Hubières intervint :

« Ma femme s’est mal expliquée. Nous voulons l’adopter, mais il reviendra vous voir. S’il tourne bien, comme tout porte à le croire, il sera notre héritier. Si nous avions, par hasard, des enfants, il partagerait également avec eux. Mais s’il ne répondait pas à nos soins, nous lui donnerions, à sa majorité, une somme de vingt mille francs, qui sera immédiatement déposée en son nom chez un notaire. Et, comme on a aussi pensé à vous, on vous servira jusqu’à votre mort une rente de cent francs par mois. Avez-vous bien compris ? »

La fermière s’était levée, toute furieuse.

« Vous voulez que j’vous vendions Charlot ? Ah ! mais non ; c’est pas des choses qu’on d’mande à une mère, ça ! Ah ! mais non ! Ce s’rait une abomination. »

L’homme ne disait rien, grave et réfléchi ; mais il approuvait sa femme d’un mouvement continu de la tête.

Mme d’Hubières, éperdue, se mit à pleurer, et, se tournant vers son mari, avec une voix pleine de sanglots, une voix d’enfant dont tous les désirs ordinaires sont satisfaits, elle balbutia :

« Ils ne veulent pas, Henri, ils ne veulent pas ! »

Alors ils firent une dernière tentative.

« Mais, mes amis, songez à l’avenir de votre enfant, à son bonheur, à… »

La paysanne, exaspérée, lui coupa la parole :

« C’est tout vu, c’est tout entendu, c’est tout réfléchi… Allez-vous-en, et pi, que j’vous revoie point par ici. C’est-i permis d’vouloir prendre un éfant comme ça ! »

Alors, Mme d’Hubières, en sortant, s’avisa qu’ils étaient deux tout-petits, et elle demanda à travers ses larmes, avec une ténacité de femme volontaire et gâtée, qui ne veut jamais attendre :

« Mais l’autre petit n’est pas à vous ? »

Le père Tuvache répondit :

« Non, c’est aux voisins ; vous pouvez y aller, si vous voulez. »

Et il rentra dans sa maison, où retentissait la voix indignée de sa femme.

Les Vallin étaient à table, en train de manger avec lenteur des tranches de pain qu’ils frottaient parcimonieusement avec un peu de beurre piqué au couteau, dans une assiette entre eux deux.

M. d’Hubières recommença ses propositions, mais avec plus d’insinuations, de précautions oratoires, d’astuce.

Les deux ruraux hochaient la tête en signe de refus ; mais quand ils apprirent qu’ils auraient cent francs par mois, ils se considérèrent, se consultant de l’œil, très ébranlés.

Ils gardèrent longtemps le silence, torturés, hésitants. La femme enfin demanda :

« Qué qu’t’en dis, l’homme ? »

Il prononça d’un ton sentencieux :

« J’dis qu’c’est point méprisable. »

Alors Mme d’Hubières, qui tremblait d’angoisse, leur parla de l’avenir du petit, de son bonheur, et de tout l’argent qu’il pourrait leur donner plus tard.

Le paysan demanda :

« C’te rente de douze cents francs, ce s’ra promis d’vant l’notaire ? »

M. d’Hubières répondit :

« Mais certainement, dès demain. »

La fermière, qui méditait, reprit :

« Cent francs par mois, c’est point suffisant pour nous priver du p’tit ; ça travaillera dans quéqu’z’ans c’t’éfant ; i nous faut cent vingt francs. »

Mme d’Hubières, trépignant d’impatience, les accorda tout de suite ; et, comme elle voulait enlever l’enfant, elle donna cent francs en cadeau pendant que son mari faisait un écrit. Le maire et un voisin, appelés aussitôt, servirent de témoins complaisants.

Et la jeune femme, radieuse, emporta le marmot hurlant, comme on emporte un bibelot désiré d’un magasin.

Les Tuvache, sur leur porte, le regardaient partir, muets, sévères, regrettant peut-être leur refus.

On n’entendit plus du tout parler du petit Jean Vallin. Les parents, chaque mois, allaient toucher leurs cent vingt francs chez le notaire ; et ils étaient fâchés avec leurs voisins parce que la mère Tuvache les agonisait d’ignominies, répétant sans cesse de porte en porte qu’il fallait être dénaturé pour vendre son enfant, que c’était une horreur, une saleté, une corromperie.

Et parfois elle prenait en ses bras son Charlot avec ostentation, lui criant, comme s’il eût compris :

« J’t’ai pas vendu, mé, j’t’ai pas vendu, mon p’tiot. J’vends pas m’s éfants, mé. J’sieus pas riche, mais vends pas m’s’éfants. »

Et, pendant des années et encore des années, ce fut ainsi chaque jour ; chaque jour des allusions grossières qui étaient vociférées devant la porte, de façon à entrer dans la maison voisine. La mère Tuvache avait fini par se croire supérieure à toute la contrée parce qu’elle n’avait pas vendu Charlot. Et ceux qui parlaient d’elle disaient :

« J’sais ben que c’était engageant, c’est égal, elle s’a conduite comme une bonne mère. »

On la citait ; et Charlot, qui prenait dix-huit ans, élevé dans cette idée qu’on lui répétait sans répit, se jugeait lui-même supérieur à ses camarades, parce qu’on ne l’avait pas vendu.

Les Vallin vivotaient à leur aise, grâce à la pension. La fureur inapaisable des Tuvache, restés misérables, venait de là.

Leur fils aîné partit au service. Le second mourut ; Charlot resta seul à peiner avec le vieux père pour nourrir la mère et deux autres sœurs cadettes qu’il avait.

Il prenait vingt et un ans, quand, un matin, une brillante voiture s’arrêta devant les deux chaumières. Un jeune monsieur, avec une chaîne de montre en or, descendit, donnant la main à une vieille dame en cheveux blancs. La vieille dame lui dit :

« C’est là, mon enfant, à la seconde maison. »

Et il entra comme chez lui dans la masure des Vallin.

La vieille mère lavait ses tabliers ; le père, infirme, sommeillait près de l’âtre. Tous deux levèrent la tête, et le jeune homme dit :

« Bonjour, papa ; bonjour, maman. »

Ils se dressèrent effarés. La paysanne laissa tomber d’émoi son savon dans son eau et balbutia :

« C’est-i té, m’n éfant ? C’est-i té, m’n éfant ? »

Il la prit dans ses bras et l’embrassa, en répétant : « Bonjour, maman. » Tandis que le vieux, tout tremblant, disait, de son ton calme qu’il ne perdait jamais : « Te v’là-t’il revenu, Jean ? » Comme s’il l’avait vu un mois auparavant.

Et, quand ils se furent reconnus, les parents voulurent tout de suite sortir le fieu dans le pays pour le montrer. On le conduisit chez le maire, chez l’adjoint, chez le curé, chez l’instituteur.

Charlot, debout sur le seuil de sa chaumière, le regardait passer.

Le soir au souper, il dit aux vieux :

« Faut-il qu’ vous ayez été sots pour laisser prendre le p’tit aux Vallin ! »

Sa mère répondit obstinément :

« J’voulions point vendre not’éfant. »

Le père ne disait rien.

Le fils reprit :

« C’est-il pas malheureux d’être sacrifié comme ça. »

Alors le père Tuvache articula d’un ton coléreux :

« Vas-tu pas nous r’procher d’ t’avoir gardé ? »

Et le jeune homme, brutalement :

« Oui, j’vous le r’proche, que vous n’êtes que des niants. Des parents comme vous ça fait l’malheur des éfants. Qu’vous mériteriez que j’vous quitte. »

La bonne femme pleurait dans son assiette. Elle gémit tout en avalant des cuillerées de soupe dont elle répandait la moitié :

« Tuez-vous donc pour élever d’s éfants ! »

Alors le gars, rudement :

« J’aimerais mieux n’être point né que d’être c’ que j’suis. Quand j’ai vu l’autre, tantôt, mon sang n’a fait qu’un tour. Je m’suis dit : — v’là c’que j’serais maintenant. »

Il se leva.

« Tenez, j’sens bien que je ferai mieux de n’pas rester ici, parce que j’vous le reprocherais du matin au soir, et que j’vous ferais une vie d’misère. Ça, voyez-vous, j’vous l’pardonnerai jamais ! »

Les deux vieux se taisaient, atterrés, larmoyants.

Il reprit :

« Non, c’t’idée-là, ce serait trop dur. J’aime mieux m’en aller chercher ma vie aut’part. »

Il ouvrit la porte. Un bruit de voix entra. Les Vallin festoyaient avec l’enfant revenu.

Alors Charlot tapa du pied et, se tournant vers ses parents, cria :

« Manants, va ! »

Et il disparut dans la nuit.


<t Un million>

Un million

C’était un modeste ménage d’employés. Le mari, commis de ministère, correct et méticuleux, accomplissait strictement son devoir. Il s’appelait Léopold Bonnin. C’était un petit jeune homme qui pensait en tout ce qu’on devait penser. Élevé religieusement, il devenait moins croyant depuis que la République tendait à la séparation de l’Église et de l’État. Il disait bien haut, dans les corridors de son ministère : « Je suis religieux, très religieux même, mais religieux à Dieu ; je ne suis pas clérical. » Il avait avant tout la prétention d’être un honnête homme, et il le proclamait en se frappant la poitrine. Il était, en effet, un honnête homme dans le sens le plus terre à terre du mot. Il venait à l’heure, partait à l’heure, ne flânait guère, et se montrait toujours fort droit sur la « question d’argent ». Il avait épousé la fille d’un collègue pauvre, mais dont la sœur était riche d’un million, ayant été épousée par amour. Elle n’avait pas eu d’enfants, d’où une désolation pour elle, et ne pouvait laisser son bien, par conséquent, qu’à sa nièce.

Cet héritage était la pensée de la famille. Il planait sur la maison, planait sur le ministère tout entier ; on savait que « les Bonnin auraient un million ».

Les jeunes gens non plus n’avaient pas d’enfants, mais ils n’y tenaient guère, vivant tranquilles en leur étroite et placide honnêteté. Leur appartement était propre, rangé, dormant, car ils étaient calmes et modérés en tout ; et ils pensaient qu’un enfant troublerait leur vie, leur intérieur, leur repos. Ils ne se seraient pas efforcés de rester sans descendance ; mais puisque le Ciel ne leur en avait point envoyé, tant mieux. La tante au million se désolait de leur stérilité et leur donnait des conseils pour la faire cesser. Elle avait essayé autrefois, sans succès, de mille pratiques révélées par des amis ou des chiromanciennes ; depuis qu’elle n’était plus en âge de procréer, on lui avait indiqué mille autres moyens qu’elle supposait infaillibles, en se désolant de n’en pouvoir faire l’expérience, mais elle s’acharnait à les découvrir à ses neveux, et leur répétait à tout moment :

« Eh bien, avez-vous essayé ce que je vous recommandais l’autre jour ? »

Elle mourut. Ce fut dans le cœur des deux jeunes gens une de ces joies secrètes qu’on voile de deuil vis-à-vis de soi-même et vis-à-vis des autres. La conscience se drape de noir, mais l’âme frémit d’allégresse.

Ils furent avisés qu’un testament était déposé chez un notaire. Ils y coururent à la sortie de l’église.

La tante, fidèle à l’idée fixe de toute sa vie, laissait son million à leur premier-né, avec la jouissance de la rente aux parents jusqu’à leur mort. Si le jeune ménage n’avait pas d’héritier avant trois ans, cette fortune irait aux pauvres.

Ils furent stupéfaits, atterrés. Le mari tomba malade et demeura huit jours sans retourner au bureau. Puis, quand il fut rétabli, il se promit avec énergie d’être père.

Pendant six mois, il s’y acharna jusqu’à n’être plus que l’ombre de lui-même. Il se rappelait maintenant tous les moyens de la tante et les mettait en œuvre consciencieusement, mais en vain. Sa volonté désespérée lui donnait une force factice qui faillit lui devenir fatale. L’anémie le minait ; on craignait la phtisie. Un médecin consulté l’épouvanta et le fit rentrer dans son existence paisible, plus paisible même qu’autrefois, avec un régime réconfortant.

Des bruits gais couraient au ministère ; on savait la désillusion du testament et on plaisantait dans toutes les divisions sur ce fameux « coup du million ». Les uns donnaient à Bonnin des conseils plaisants ; d’autres s’offraient avec outrecuidance pour remplir la clause désespérante. Un grand garçon surtout, qui passait pour un viveur terrible, et dont les bonnes fortunes étaient célèbres par les bureaux, le harcelait d’allusions, de mots grivois, se faisant fort, disait-il, de le faire hériter en vingt minutes. Léopold Bonnin, un jour, se fâcha, et, se levant brusquement avec sa plume derrière l’oreille, lui jeta cette injure :

« Monsieur, vous êtes un infâme ; si je ne me respectais, je vous cracherais au visage. »

Des témoins furent envoyés, ce qui mit tout le ministère en émoi pendant trois jours. On ne rencontrait qu’eux dans les couloirs, se communiquant des procès-verbaux, et des points de vue sur l’affaire. Une rédaction fut enfin adoptée à l’unanimité par les quatre délégués et acceptée par les deux intéressés, qui échangèrent gravement un salut et une poignée de main devant le chef de bureau, en balbutiant quelques paroles d’excuse.

Pendant le mois qui suivit, ils se saluèrent avec une cérémonie voulue et un empressement bien élevé, comme des adversaires qui se sont trouvés face à face. Puis un jour, s’étant heurtés au tournant d’un couloir, M. Bonnin demanda avec un empressement digne :

« Je ne vous ai point fait mal, monsieur ? »

L’autre répondit :

« Nullement, monsieur. »

Depuis ce moment, ils crurent convenable d’échanger quelques paroles en se rencontrant. Puis, ils devinrent peu à peu plus familiers ; ils prirent l’habitude l’un de l’autre, se comprirent, s’estimèrent en gens qui s’étaient méconnus, et devinrent inséparables.

Mais Léopold était malheureux dans son ménage. Sa femme le harcelait d’allusions désobligeantes, le martyrisait de sous-entendus. Et le temps passait ; un an déjà s’était écoulé depuis la mort de la tante. L’héritage semblait perdu.

Mme Bonnin, en se mettant à table, disait :

« Nous avons peu de choses pour le dîner ; il en serait autrement si nous étions riches. »

Quand Léopold partait pour le bureau, Mme Bonnin, en lui donnant sa canne, disait :

« Si nous avions cinquante mille livres de rente, tu n’aurais pas besoin d’aller trimer là-bas, monsieur le gratte-papier. »

Quand Mme Bonnin allait sortir par les jours de pluie, elle murmurait :

« Si on avait une voiture, on ne serait pas forcé de se crotter par des temps pareils. »

Enfin, à toute heure, en toute occasion, elle semblait reprocher à son mari quelque chose de honteux, le rendant seul coupable, seul responsable de la perte de cette fortune.

Exaspéré, il finit par l’emmener chez un grand médecin qui, après une longue consultation, ne se prononça pas ; déclarant qu’il ne voyait rien ; que le cas se présentait assez fréquemment ; qu’il en est des corps comme des esprits ; qu’après avoir vu tant de ménages disjoints par incompatibilité d’humeur, il n’était pas étonnant d’en voir d’autres stériles par incompatibilité physique. Cela coûta quarante francs.

Un an encore s’écoula. La guerre était déclarée, une guerre incessante, acharnée, entre les deux époux, une sorte de haine épouvantable. Et Mme Bonnin ne cessait de répéter :

« Est-ce malheureux, de perdre une fortune parce qu’on a épousé un imbécile ! » ou bien :

« Dire que si j’étais tombée sur un autre homme, j’aurais aujourd’hui cinquante mille livres de rente ! » ou bien :

« Il y a des gens qui sont toujours gênants dans la vie. Ils gâtent tout. »

Les dîners, les soirées surtout devenaient intolérables. Ne sachant plus que faire, Léopold, un soir, craignant une scène horrible au logis, amena son ami, Frédéric Morel, avec qui il avait failli se battre en duel. Morel fut bientôt l’ami de la maison, le conseiller écouté des deux époux.

Il ne restait plus que six mois avant l’expiration du dernier délai donnant aux pauvres le million ; et peu à peu Léopold changeait d’allures vis-à-vis de sa femme, devenait lui-même agressif, la piquait souvent par des insinuations obscures, parlait d’une façon mystérieuse de femmes d’employés qui avaient su faire la situation de leur mari.

De temps en temps, il racontait quelque histoire d’avancements surprenants tombés sur un commis. « Le petit Ravinot, qui était surnuméraire voici cinq ans, vient d’être nommé sous-chef. »

Mme Bonnin prononçait :

« Ce n’est pas toi qui saurais en faire autant. »

Alors Léopold haussait les épaules. « Avec ça qu’il en a fait plus qu’un autre. Il a une femme intelligente, voilà tout. Elle a su plaire au chef de division, et elle obtient tout ce qu’elle veut. Dans la vie il faut savoir s’arranger pour n’être pas dupé par les circonstances. »

Que voulait-il dire au juste ? Que comprit-elle ? Que se passa-t-il ?

Ils avaient chacun un calendrier, et marquaient les jours qui les séparaient du terme fatal ; et chaque semaine ils sentaient une folie les envahir, une rage désespérée, une exaspération éperdue avec un tel désespoir qu’ils devenaient capables d’un crime s’il avait fallu le commettre.

Et voilà qu’un matin, Mme Bonnin dont les yeux luisaient et dont toute la figure semblait radieuse, posa ses deux mains sur les épaules de son mari, et, le regardant jusqu’à l’âme, d’un regard fixe et joyeux, elle dit, tout bas :

« Je crois que je suis enceinte. »

Il eut une telle secousse au cœur qu’il faillit tomber à la renverse ; et brusquement il saisit sa femme dans ses bras, l’embrassa éperdument, l’assit sur ses genoux, l’étreignit encore comme une enfant adorée, et, succombant à l’émotion, il pleura, il sanglota.

Deux mois après il n’avait plus de doutes. Il la conduisit alors chez un médecin pour faire constater son état, et porta le certificat obtenu chez le notaire dépositaire du testament.

L’homme de loi déclara que, du moment que l’enfant existait, né ou à naître, il s’inclinait ; et qu’il surseoirait à l’exécution jusqu’à la fin de la grossesse.

Un garçon naquit, qu’ils nommèrent Dieudonné, en souvenir de ce qui s’était pratiqué dans les maisons royales.

Ils furent riches.

Or, un soir, comme M. Bonnin rentrait chez lui où devait dîner son ami Frédéric Morel, sa femme lui dit d’un ton simple : « Je viens de prier notre ami Frédéric de ne plus mettre les pieds ici, il a été inconvenant avec moi. »

Il la regarda une seconde avec un sourire reconnaissant dans l’œil, puis il ouvrit les bras : elle s’y jeta et ils s’embrassèrent longtemps, longtemps comme deux bons petits époux, bien tendres, bien unis, bien honnêtes.

Et il faut entendre Mme Bonnin parler des femmes qui ont failli par amour, de celles qu’un grand élan du cœur a jetées dans l’adultère.


<t Testament (Le)>

Le Testament

À Paul Hervieu.

Je connaissais ce grand garçon qui s’appelait René de Bourneval. Il était de commerce aimable, bien qu’un peu triste, semblait revenu de tout, fort sceptique, d’un scepticisme précis et mordant, habile surtout à désarticuler d’un mot les hypocrisies mondaines. Il répétait souvent : « Il n’y a pas d’hommes honnêtes ; ou du moins ils ne le sont que relativement aux crapules. »

Il avait deux frères qu’il ne voyait point, MM. de Courcils. Je le croyais d’un autre lit, vu leurs noms différents. On m’avait dit à plusieurs reprises qu’une histoire étrange s’était passée en cette famille, mais sans donner aucun détail.

Cet homme me plaisant tout à fait, nous fûmes bientôt liés. Un soir, comme j’avais dîné chez lui en tête-à-tête, je lui demandai par hasard : «Êtes-vous né du premier ou du second mariage de madame votre mère ? » Je le vis pâlir un peu, puis rougir ; et il demeura quelques secondes sans parler, visiblement embarrassé. Puis il sourit d’une façon mélancolique et douce qui lui était particulière, et il dit : « Mon cher ami, si cela ne vous ennuie point, je vais vous donner sur mon origine des détails bien singuliers. Je vous sais un homme intelligent, je ne crains donc pas que votre amitié en souffre, et si elle en devait souffrir, je ne tiendrais plus alors à vous avoir pour ami. »

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Ma mère, Mme de Courcils, était une pauvre petite femme timide, que son mari avait épousée pour sa fortune. Toute sa vie fut un martyre. D’âme aimante, craintive, délicate, elle fut rudoyée sans répit par celui qui aurait dû être mon père, un de ces rustres qu’on appelle des gentilshommes campagnards. Au bout d’un mois de mariage, il vivait avec une servante. Il eut en outre pour maîtresses les femmes et les filles de ses fermiers ; ce qui ne l’empêcha point d’avoir deux enfants de sa femme ; on devrait compter trois, en me comprenant. Ma mère ne disait rien ; elle vivait dans cette maison toujours bruyante comme ces petites souris qui glissent sous les meubles. Effacée, disparue, frémissante, elle regardait les gens de ses yeux inquiets et clairs, toujours mobiles, des yeux d’être effaré que la peur ne quitte pas. Elle était jolie pourtant, fort jolie, toute blonde d’un blond gris, d’un blond timide ; comme si ses cheveux avaient été un peu décolorés par ses craintes incessantes.

Parmi les amis de M. de Courcils qui venaient constamment au château, se trouvait un ancien officier de cavalerie, veuf, homme redouté, tendre et violent, capable des résolutions les plus énergiques, M. de Bourneval, dont je porte le nom. C’était un grand gaillard maigre, avec de grosses moustaches noires. Je lui ressemble beaucoup. Cet homme avait lu, et ne pensait nullement comme ceux de sa classe. Son arrière-grand-mère avait été une amie de J.-J. Rousseau, et on eût dit qu’il avait hérité quelque chose de cette liaison d’une ancêtre. Il savait par cœur le Contrat social, la Nouvelle Héloïse et tous ces livres philosophants qui ont préparé de loin le futur bouleversement de nos antiques usages, de nos préjugés, de nos lois surannées, de notre morale imbécile.

Il aima ma mère, paraît-il, et en fut aimé. Cette liaison demeura tellement secrète que personne ne la soupçonna. La pauvre femme, délaissée et triste, dut s’attacher à lui d’une façon désespérée, et prendre dans son commerce toutes ses manières de penser, des théories de libre sentiment, des audaces d’amour indépendant ; mais, comme elle était si craintive qu’elle n’osait jamais parler haut, tout cela fut refoulé, condensé, pressé en son cœur qui ne s’ouvrit jamais.

Mes deux frères étaient durs pour elle, comme leur père, ne la caressaient point, et, habitués à ne la voir compter pour rien dans la maison, la traitaient un peu comme une bonne.

Je fus le seul de ses fils qui l’aima vraiment et qu’elle aimât.

Elle mourut. J’avais alors dix-huit ans. Je dois ajouter, pour que vous compreniez ce qui va suivre, que son mari était doté d’un conseil judiciaire, qu’une séparation de biens avait été prononcée au profit de ma mère, qui avait conservé, grâce aux artifices de la loi et au dévouement intelligent d’un notaire, le droit de tester à sa guise.

Nous fûmes donc prévenus qu’un testament existait chez ce notaire, et invités à assister à la lecture.

Je me rappelle cela comme d’hier. Ce fut une scène grandiose, dramatique, burlesque, surprenante, amenée par la révolte posthume de cette morte, par ce cri de liberté, cette revendication du fond de la tombe de cette martyre écrasée par nos mœurs durant sa vie, et qui jetait, de son cercueil clos, un appel désespéré vers l’indépendance.

Celui qui se croyait mon père, un gros homme sanguin éveillant l’idée d’un boucher, et mes frères, deux forts garçons de vingt et de vingt-deux ans, attendaient tranquilles sur leurs sièges. M. de Bourneval, invité à se présenter, entra et se plaça derrière moi. Il était serré dans sa redingote, fort pâle, et il mordillait souvent sa moustache, un peu grise à présent. Il s’attendait sans doute à ce qui allait se passer.

Le notaire ferma la porte à double tour et commença la lecture, après avoir décacheté devant nous l’enveloppe scellée à la cire rouge et dont il ignorait le contenu.

Brusquement mon ami se tut, se leva, puis il alla prendre dans son secrétaire un vieux papier, le déplia, le baisa longuement, et il reprit :

Voici le testament de ma bien-aimée mère : « Je, soussignée, Anne-Catherine-Geneviève-Mathilde de Croixluce, épouse légitime de Jean-Léopold-Joseph-Gontran de Courcils, saine de corps et d’esprit, exprime ici mes dernières volontés.

« Je demande pardon à Dieu d’abord, et ensuite à mon cher fils René, de l’acte que je vais commettre. Je crois mon enfant assez grand de cœur pour me comprendre et me pardonner. J’ai souffert toute ma vie. J’ai été épousée par calcul, puis méprisée, méconnue, opprimée, trompée sans cesse par mon mari.

« Je lui pardonne, mais je ne lui dois rien.

« Mes fils aînés ne m’ont point aimée, ne m’ont point gâtée, m’ont à peine traitée comme une mère.

« J’ai été pour eux, durant ma vie, ce que je devais être ; je ne leur dois plus rien après ma mort. Les liens du sang n’existent pas sans l’affection constante, sacrée, de chaque jour. Un fils ingrat est moins qu’un étranger ; c’est un coupable, car il n’a pas le droit d’être indifférent pour sa mère.

« J’ai toujours tremblé devant les hommes, devant leurs lois iniques, leurs coutumes inhumaines, leurs préjugés infâmes. Devant Dieu, je ne crains plus. Morte, je rejette de moi la honteuse hypocrisie ; j’ose dire ma pensée, avouer et signer le secret de mon cœur.

« Donc, je laisse en dépôt toute la partie de ma fortune dont la loi me permet de disposer, à mon amant bien-aimé Pierre-Germer-Simon de Bourneval, pour revenir ensuite à notre cher fils René.

(Cette volonté est formulée en outre, d’une façon plus précise, dans un acte notarié.)

« Et, devant le Juge suprême qui m’entend je déclare que j’aurais maudit le ciel et l’existence si je n’avais rencontré l’affection profonde, dévouée, tendre, inébranlable de mon amant, si je n’avais compris dans ses bras que le Créateur a fait les êtres pour s’aimer, se soutenir, se consoler, et pleurer ensemble dans les heures d’amertume.

« Mes deux fils aînés ont pour père M. de Courcils, René seul doit la vie à M. de Bourneval. Je prie le Maître des hommes et de leurs destinées de placer au-dessus des préjugés sociaux le père et le fils, de les faire s’aimer jusqu’à leur mort et m’aimer encore dans mon cercueil.

« Tels sont ma dernière pensée et mon dernier désir.

« Mathilde de Croixluce. »

M. de Courcils s’était levé ; il cria : « C’est là le testament d’une folle ! » Alors M. de Bourneval fit un pas et déclara d’une voix forte, d’une voix tranchante : « Moi, Simon de Bourneval, je déclare que cet écrit ne renferme que la stricte vérité. Je suis prêt à le soutenir devant n’importe qui, et à le prouver même par les lettres que j’ai. »

Alors M. de Courcils marcha vers lui. Je crus qu’ils allaient se colleter. Ils étaient là, grands tous deux, l’un gros, l’autre maigre, frémissants. Le mari de ma mère articula en bégayant : « Vous êtes un misérable ! » L’autre prononça du même ton vigoureux et sec : « Nous nous retrouverons autre part, monsieur. Je vous aurais déjà souffleté et provoqué depuis longtemps si je n’avais tenu avant tout à la tranquillité, durant sa vie, de la pauvre femme que vous avez tant fait souffrir. »

Puis il se tourna vers moi : « Vous êtes mon fils. Voulez-vous me suivre ? Je n’ai pas le droit de vous emmener, mais je le prends, si vous voulez bien m’accompagner. »

Je lui serrai la main sans répondre. Et nous sommes sortis ensemble. J’étais, certes, aux trois quarts fou.

Deux jours plus tard M. de Bourneval tuait en duel M. de Courcils. Mes frères, par crainte d’un affreux scandale, se sont tus. Je leur ai cédé et ils ont accepté la moitié de la fortune laissée par ma mère.

J’ai pris le nom de mon père véritable, renonçant à celui que la loi me donnait et qui n’était pas le mien.

M. de Bourneval est mort depuis cinq ans. Je ne suis point encore consolé.

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Il se leva, fit quelques pas, et, se plaçant en face de moi : « Eh bien ! je dis que le testament de ma mère est une des choses les plus belles, les plus loyales, les plus grandes qu’une femme puisse accomplir. N’est-ce pas votre avis ? »

Je lui tendis les deux mains : « Oui, certainement, mon ami. »


<t Loup (Le)>

Le Loup

Voici ce que nous raconta le vieux marquis d’Arville à la fin du dîner de Saint-Hubert, chez le baron des Ravels.

On avait forcé un cerf dans le jour. Le marquis était le seul des convives qui n’eût point pris part à cette poursuite, car il ne chassait jamais.

Pendant toute la durée du grand repas, on n’avait guère parlé que de massacres d’animaux. Les femmes elles-mêmes s’intéressaient aux récits sanguinaires et souvent invraisemblables, et les orateurs mimaient les attaques et les combats d’hommes contre les bêtes, levaient les bras, contaient d’une voix tonnante.

M. d’Arville parlait bien, avec une certaine poésie un peu ronflante, mais pleine d’effet. Il avait dû répéter souvent cette histoire, car il la disait couramment, n’hésitant pas sur les mots choisis avec habileté pour faire image.

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Messieurs, je n’ai jamais chassé, mon père non plus, mon grand-père non plus, et, non plus, mon arrière-grand-père. Ce dernier était fils d’un homme qui chassa plus que vous tous. Il mourut en 1764. Je vous dirai comment.

Il se nommait Jean, était marié, père de cet enfant qui fut mon trisaïeul, et il habitait avec son frère cadet, François d’Arville, notre château de Lorraine, en pleine forêt.

François d’Arville était resté garçon par amour de la chasse.

Ils chassaient tous deux d’un bout à l’autre de l’année, sans repos, sans arrêt, sans lassitude. Ils n’aimaient que cela, ne comprenaient pas autre chose, ne parlaient que de cela, ne vivaient que pour cela.

Ils avaient au cœur cette passion terrible, inexorable. Elle les brûlait, les ayant envahis tout entiers, ne laissant de place pour rien autre.

Ils avaient défendu qu’on les dérangeât jamais en chasse, pour aucune raison. Mon trisaïeul naquit pendant que son père suivait un renard, et Jean d’Arville n’interrompit point sa course, mais il jura : « Nom d’un nom, ce gredin-là aurait bien pu attendre après l’hallali ! »

Son frère François se montrait encore plus emporté que lui. Dès le lever, il allait voir les chiens, puis les chevaux, puis il tirait des oiseaux autour du château jusqu’au moment de partir pour forcer quelque grosse bête.

On les appelait dans le pays M. le marquis et M. le cadet, les nobles d’alors ne faisant point, comme la noblesse d’occasion de notre temps, qui veut établir dans les titres une hiérarchie descendante ; car le fils d’un marquis n’est pas plus comte, ni le fils d’un vicomte baron, que le fils d’un général n’est colonel de naissance. Mais la vanité mesquine du jour trouve profit à cet arrangement.

Je reviens à mes ancêtres.

Ils étaient, paraît-il, démesurément grands, osseux, poilus, violents et vigoureux. Le jeune, plus haut encore que l’aîné, avait une voix tellement forte que, suivant une légende dont il était fier, toutes les feuilles de la forêt s’agitaient quand il criait.

Et lorsqu’ils se mettaient en selle tous deux pour partir en chasse, ce devait être un spectacle superbe de voir ces deux géants enfourcher leurs grands chevaux.

Or, vers le milieu de l’hiver de cette année 1764, les froids furent excessifs et les loups devinrent féroces.

Ils attaquaient même les paysans attardés, rôdaient la nuit autour des maisons, hurlaient du coucher du soleil à son lever et dépeuplaient les étables.

Et bientôt une rumeur circula. On parlait d’un loup colossal, au pelage gris, presque blanc, qui avait mangé deux enfants, dévoré le bras d’une femme, étranglé tous les chiens de garde du pays et qui pénétrait sans peur dans les enclos pour venir flairer sous les portes. Tous les habitants affirmaient avoir senti son souffle qui faisait vaciller la flamme des lumières. Et bientôt une panique courut par toute la province. Personne n’osait plus sortir dès que tombait le soir. Les ténèbres semblaient hantées par l’image de cette bête…

Les frères d’Arville résolurent de la trouver et de la tuer, et ils convièrent à de grandes chasses tous les gentilshommes du pays.

Ce fut en vain. On avait beau battre les forêts, fouiller les buissons, on ne la rencontrait jamais. On tuait des loups, mais pas celui-là. Et, chaque nuit qui suivait la battue, l’animal, comme pour se venger, attaquait quelque voyageur ou dévorait quelque bétail, toujours loin du lieu où on l’avait cherché.

Une nuit enfin, il pénétra dans l’étable aux porcs du château d’Arville et mangea les deux plus beaux élèves.

Les deux frères furent enflammés de colère, considérant cette attaque comme une bravade du monstre, une injure directe, un défi. Ils prirent tous leurs forts limiers habitués à poursuivre les bêtes redoutables, et ils se mirent en chasse, le cœur soulevé de fureur.

Depuis l’aurore jusqu’à l’heure où le soleil empourpré descendit derrière les grands arbres nus, ils battirent les fourrés sans rien trouver.

Tous deux enfin, furieux et désolés, revenaient au pas de leurs chevaux par une allée bordée de broussailles, et s’étonnaient de leur science déjouée par ce loup, saisis soudain d’une sorte de crainte mystérieuse.

L’aîné disait :

« Cette bête-là n’est point ordinaire. On dirait qu’elle pense comme un homme. »

Le cadet répondit :

« On devrait peut-être faire bénir une balle par notre cousin l’évêque, ou prier quelque prêtre de prononcer les paroles qu’il faut. »

Puis ils se turent.

Jean reprit :

« Regarde le soleil s’il est rouge. Le grand loup va faire quelque malheur cette nuit. »

Il n’avait point fini de parler que son cheval se cabra ; celui de François se mit à ruer. Un large buisson couvert de feuilles mortes s’ouvrit devant eux, et une bête colossale, toute grise, surgit, qui détala à travers le bois.

Tous deux poussèrent une sorte de grognement de joie, et, se courbant sur l’encolure de leurs pesants chevaux, ils les jetèrent en avant d’une poussée de tout leur corps, les lançant d’une telle allure, les excitant, les entraînant, les affolant de la voix, du geste et de l’éperon, que les forts cavaliers semblaient porter les lourdes bêtes entre leurs cuisses et les enlever comme s’ils s’envolaient.

Ils allaient ainsi, ventre à terre, crevant les fourrés, coupant les ravins, grimpant les côtes, dévalant les gorges, et sonnant du cor à pleins poumons pour attirer leurs gens et leurs chiens.

Et voilà que soudain, dans cette course éperdue, mon aïeul heurta du front une branche énorme qui lui fendit le crâne ; et il tomba raide mort sur le sol, tandis que son cheval affolé s’emportait, disparaissait dans l’ombre enveloppant les bois.

Le cadet d’Arville s’arrêta net, sauta par terre, saisit dans ses bras son frère, et il vit que la cervelle coulait de la plaie avec le sang.

Alors il s’assit auprès du corps, posa sur ses genoux la tête défigurée et rouge, et il attendit en contemplant cette face immobile de l’aîné. Peu à peu une peur l’envahissait, une peur singulière qu’il n’avait jamais sentie encore, la peur de l’ombre, la peur de la solitude, la peur du bois désert et la peur aussi du loup fantastique qui venait de tuer son frère pour se venger d’eux.

Les ténèbres s’épaississaient, le froid aigu faisait craquer les arbres. François se leva, frissonnant, incapable de rester là plus longtemps, se sentant presque défaillir. On n’entendait plus rien, ni la voix des chiens ni le son des cors, tout était muet par l’invisible horizon ; et ce silence morne du soir glacé avait quelque chose d’effrayant et d’étrange.

Il saisit dans ses mains de colosse le grand corps de Jean, le dressa et le coucha sur la selle pour le reporter au château ; puis il se remit en marche doucement, l’esprit troublé comme s’il était gris, poursuivi par des images horribles et surprenantes.

Et, brusquement, dans le sentier qu’envahissait la nuit, une grande forme passa. C’était la bête. Une secousse d’épouvante agita le chasseur ; quelque chose de froid, comme une goutte d’eau, lui glissa le long des reins, et il fit, ainsi qu’un moine hanté du diable, un grand signe de croix, éperdu à ce retour brusque de l’effrayant rôdeur. Mais ses yeux retombèrent sur le corps inerte couché devant lui, et soudain, passant brusquement de la crainte à la colère, il frémit d’une rage désordonnée.

Alors il piqua son cheval et s’élança derrière le loup.

Il le suivait par les taillis, les ravines et les futaies, traversant des bois qu’il ne reconnaissait plus, l’œil fixé sur la tache blanche qui fuyait dans la nuit descendue sur la terre.

Son cheval aussi semblait animé d’une force et d’une ardeur inconnues. Il galopait le cou tendu, droit devant lui, heurtant aux arbres, aux rochers, la tête et les pieds du mort jeté en travers sur la selle. Les ronces arrachaient les cheveux ; le front, battant les troncs énormes, les éclaboussait de sang ; les éperons déchiraient des lambeaux d’écorce.

Et soudain, l’animal et le cavalier sortirent de la forêt et se ruèrent dans un vallon, comme la lune apparaissait au-dessus des monts. Ce vallon était pierreux, fermé par des roches énormes, sans issue possible ; et le loup acculé se retourna.

François alors poussa un hurlement de joie que les échos répétèrent comme un roulement de tonnerre, et il sauta de cheval, son coutelas à la main.

La bête hérissée, le dos rond, l’attendait ; ses yeux luisaient comme deux étoiles. Mais, avant de livrer bataille, le fort chasseur, empoignant son frère, l’assit sur une roche, et, soutenant avec des pierres sa tête qui n’était plus qu’une tache de sang, il lui cria dans les oreilles, comme s’il eût parlé à un sourd : « Regarde, Jean, regarde ça ! »

Puis il se jeta sur le monstre. Il se sentait fort à culbuter une montagne, à broyer des pierres dans ses mains. La bête le voulut mordre, cherchant à lui fouiller le ventre ; mais il l’avait saisie par le cou, sans même se servir de son arme, et il l’étranglait doucement, écoutant s’arrêter les souffles de sa gorge et les battements de son cœur. Et il riait, jouissant éperdument, serrant de plus en plus sa formidable étreinte, criant, dans un délire de joie : « Regarde, Jean, regarde ! » Toute résistance cessa ; le corps du loup devint flasque. Il était mort.

Alors François, le prenant à pleins bras, l’emporta et le vint jeter aux pieds de l’aîné en répétant d’une voix attendrie : « Tiens, tiens, tiens, mon petit Jean, le voilà ! »

Puis il replaça sur sa selle les deux cadavres l’un sur l’autre : et il se remit en route.

Il rentra au château, riant et pleurant, comme Gargantua à la naissance de Pantagruel, poussant des cris de triomphe et trépignant d’allégresse en racontant la mort de l’animal, et gémissant et s’arrachant la barbe en disant celle de son frère.

Et souvent, plus tard, quand il reparlait de ce jour, il prononçait, les larmes aux yeux : « Si seulement ce pauvre Jean avait pu me voir étrangler l’autre, il serait mort content, j’en suis sûr ! »

La veuve de mon aïeul inspira à son fils orphelin l’horreur de la chasse, qui s’est transmise de père en fils jusqu’à moi.

ê

Le marquis d’Arville se tut. Quelqu’un demanda :

« Cette histoire est une légende, n’est-ce pas ? »

Et le conteur répondit :

« Je vous jure qu’elle est vraie d’un bout à l’autre. »

Alors une femme déclara d’une petite voix douce :

« C’est égal, c’est beau d’avoir des passions pareilles. »


<t Baiser (Le)>

Le Baiser

Ma chère mignonne,

Donc, tu pleures du matin au soir et du soir au matin, parce que ton mari t’abandonne ; tu ne sais que faire, et tu implores un conseil de ta vieille tante que tu supposes apparemment bien experte. Je n’en sais pas si long que tu crois, et cependant je ne suis point sans doute tout à fait ignorante dans cet art d’aimer ou plutôt de se faire aimer, qui te manque un peu. Je puis bien, à mon âge, avouer cela.

Tu n’as pour lui, me dis-tu, que des attentions, que des douceurs, que des caresses, que des baisers. Le mal vient peut-être de là ; je crois que tu l’embrasses trop.

Ma chérie, nous avons aux mains le plus terrible pouvoir qui soit : l’amour. L’homme, doué de la force physique, l’exerce par la violence. La femme, douée du charme, domine par la caresse. C’est notre arme, arme redoutable, invincible, mais qu’il faut savoir manier.

Nous sommes, sache-le bien, les maîtresses de la terre. Raconter l’histoire de l’Amour depuis les origines du monde, ce serait raconter l’homme lui-même. Tout vient de là, les arts, les grands événements, les mœurs, les coutumes, les guerres, les bouleversements d’empires.

Dans la Bible, tu trouves Dalila, Judith ; dans la Fable, Omphale, Hélène ; dans l’Histoire, les Sabines, Cléopâtre et bien d’autres.

Donc, nous régnons, souveraines toutes-puissantes. Mais il nous faut, comme les rois, user d’une diplomatie délicate.

L’Amour, ma chère petite, est fait de finesses, d’imperceptibles sensations. Nous savons qu’il est fort comme la mort ; mais il est aussi fragile que le verre. Le moindre choc le brise et notre domination s’écroule alors, sans que nous puissions la réédifier.

Nous avons la faculté de nous faire adorer, mais il nous manque une toute petite chose, le discernement des nuances dans la caresse, le flair subtil du trop dans la manifestation de notre tendresse. Aux heures d’étreintes nous perdons le sentiment des finesses, tandis que l’homme que nous dominons reste maître de lui, demeure capable de juger le ridicule de certains mots, le manque de justesse de certains gestes. Prends bien garde à cela, ma mignonne : c’est le défaut de notre cuirasse, c’est notre talon d’Achille.

Sais-tu d’où nous vient notre vraie puissance ? Du baiser, du seul baiser ! Quand nous savons tendre et abandonner nos lèvres, nous pouvons devenir des reines.

Le baiser n’est qu’une préface, pourtant. Mais une préface charmante, plus délicieuse que l’œuvre elle-même ; une préface qu’on relit sans cesse, tandis qu’on ne peut pas toujours… relire le livre. Oui, la rencontre des bouches est la plus parfaite, la plus divine sensation qui soit donnée aux humains, la dernière, la suprême limite du bonheur. C’est dans le baiser, dans le seul baiser qu’on croit parfois sentir cette impossible union des âmes que nous poursuivons, cette confusion des cœurs défaillants.

Te rappelles-tu les vers de Sully Prudhomme :

Les caresses ne sont que d’inquiets transports,

Infructueux essais du pauvre Amour qui tente

L’impossible union des âmes par le corps.

Une seule caresse donne cette sensation profonde, immatérielle des deux êtres ne faisant plus qu’un, c’est le baiser. Tout le délire violent de la complète possession ne vaut cette frémissante approche des bouches, ce premier contact humide et frais, puis cette attache immobile, éperdue et longue, si longue ! de l’une à l’autre.

Donc, ma belle, le baiser est notre arme la plus forte, mais il faut craindre de l’émousser. Sa valeur, ne l’oublie pas, est relative, purement conventionnelle. Ellen change sans cesse suivant les circonstances, les dispositions du moment, l’état d’attente et d’extase de l’esprit.

Je vais m’appuyer sur un exemple.

Un autre poète, François Coppée, a fait un vers que nous avons toutes dans la mémoire, un vers que nous trouvons adorable, qui nous fait tressaillir jusqu’au cœur.

Après avoir décrit l’attente de l’amoureux dans une chambre fermée, par un soir d’hiver, ses inquiétudes, ses impatiences nerveuses, sa crainte horrible de ne pas la voir venir, il raconte l’arrivée de la femme aimée qui entre enfin, toute pressée, essoufflée, apportant du froid dans ses jupes ; et il s’écrie :

Oh ! les premiers baisers à travers la voilette !

N’est-ce point là un vers d’un sentiment exquis, d’une observation délicate et charmante, d’une parfaite vérité ? Toutes celles qui ont couru au rendez-vous clandestin, que la passion a jetées dans les bras d’un homme, les connaissent bien ces délicieux premiers baisers à travers la voilette, et frémissent encore à leur souvenir. Et pourtant ils ne tirent leur charme que des circonstances, du retard, de l’attente anxieuse ; mais, en vérité, au point de vue purement, ou, si tu préfères, impurement sensuel, ils sont détestables.

Réfléchis. Il fait froid dehors. La jeune femme a marché vite ; la voilette est toute mouillée par son souffle refroidi. Des gouttelettes d’eau brillent dans les mailles de la dentelle noire. L’amant se précipite et colle ses lèvres ardentes à cette vapeur de poumons liquéfiée.

Le voile humide, qui déteint et porte la saveur ignoble des colorations chimiques, pénètre dans la bouche du jeune homme, mouille sa moustache. Il ne goûte nullement aux lèvres de la bien-aimée, il ne goûte qu’à la teinture de cette dentelle trempée d’haleine froide.

Et pourtant, nous nous écrions toutes, comme le poète :

Oh ! les premiers baisers à travers la voilette !

Donc la valeur de cette caresse étant toute conventionnelle, il faut craindre de la déprécier.

Eh bien, ma chérie, je t’ai vue en plusieurs occasions très maladroite. Tu n’es pas la seule, d’ailleurs ; la plupart des femmes perdent leur autorité par l’abus seul des baisers, des baisers intempestifs. Quand elles sentent leur mari ou leur amant un peu las, à ces heures d’affaissement où le cœur a besoin de repos comme le corps ; au lieu de comprendre ce qui se passe en lui, elles s’acharnent en des caresses inopportunes, le lassent par l’obstination des lèvres tendues, le fatiguent en l’étreignant sans rime ni raison.

Crois-en mon expérience. D’abord, n’embrasse jamais ton mari en public, en wagon, au restaurant. C’est du plus mauvais goût ; refoule ton envie. Il se sentirait ridicule et t’en voudrait toujours.

Méfie-toi surtout des baisers inutiles prodigués dans l’intimité. Tu en fais, j’en suis certaine, une effroyable consommation.

Ainsi je t’ai vue un jour tout à fait choquante. Tu ne te le rappelles pas sans doute.

Nous étions tous trois dans ton petit salon, et, comme vous ne vous gêniez guère devant moi, ton mari te tenait sur ses genoux et t’embrassait longuement la nuque, la bouche perdue dans les cheveux frisés du cou.

Soudain tu as crié :

« Ah le feu… »

Vous n’y songiez guère ; il s’éteignait. Quelques tisons assombris expirants rougissaient à peine le foyer.

Alors il s’est levé, s’élançant vers le coffre à bois où il saisit deux bûches énormes qu’il rapportait à grand’ peine, quand tu es venue vers lui les lèvres mendiantes, murmurant :

« Embrasse-moi. »

Il tourna la tête avec effort en soutenant péniblement les souches. Alors tu posas doucement, lentement, ta bouche sur celle du malheureux qui demeura le col de travers, les reins tordus, les bras rompus, tremblant de fatigue et d’effort désespéré. Et tu éternisas ce baiser de supplice sans voir et sans comprendre.

Puis, quand tu le laissas libre, tu te mis à murmurer d’un air fâché :

« Comme tu m’embrasses mal. »

Parbleu, ma chère !

Oh ! prends garde à cela. Nous avons toutes cette sotte manie, ce besoin inconscient et bête de nous précipiter aux moments les plus mal choisis : quand il porte un verre plein d’eau, quand il remet ses bottes, quand il renoue sa cravate, quand il se trouve enfin dans quelque posture pénible, et de l’immobiliser par une gênante caresse qui le fait rester une minute avec un geste commencé et le seul désir d’être débarrassé de nous.

Surtout ne juge pas insignifiante et mesquine cette critique. L’amour est délicat, ma petite : un rien le froisse ; tout dépend, sache-le, du tact de nos câlineries. Un baiser maladroit peut faire bien du mal.

Expérimente mes conseils.

Ta vieille tante,

Colette.

Pour copie conforme :

Guy de Maupassant.


<t Menuet>

Menuet

À Paul Bourget.

Les grands malheurs ne m’attristent guère, dit Jean Bridelle, un vieux garçon qui passait pour sceptique. J’ai vu la guerre de bien près : j’enjambais les corps sans apitoiement. Les fortes brutalités de la nature ou des hommes peuvent nous faire pousser des cris d’horreur ou d’indignation, mais ne nous donnent point ce pincement au cœur, ce frisson qui vous passe dans le dos à la vue de certaines petites choses navrantes.

La plus violente douleur qu’on puisse éprouver, certes, est la perte d’un enfant pour une mère, et la perte de la mère pour un homme. Cela est violent, terrible, cela bouleverse et déchire ; mais on guérit de ces catastrophes comme des larges blessures saignantes. Or, certaines rencontres, certaines choses entr’aperçues, devinées, certains chagrins secrets, certaines perfidies du sort, qui remuent en nous tout un monde douloureux de pensées, qui entrouvrent devant nous brusquement la porte mystérieuse des souffrances morales, compliquées, incurables, d’autant plus profondes qu’elles semblent bénignes, d’autant plus cuisantes qu’elles semblent presque insaisissables, d’autant plus tenaces qu’elles semblent factices, nous laissent à l’âme comme une traînée de tristesse, un goût d’amertume, une sensation de désenchantement dont nous sommes longtemps à nous débarrasser.

J’ai toujours devant les yeux deux ou trois choses que d’autres n’eussent point remarquées assurément, et qui sont entrées en moi comme de longues et minces piqûres inguérissables.

Vous ne comprendriez peut-être pas l’émotion qui m’est restée de ces rapides impressions. Je ne vous en dirai qu’une. Elle est très vieille, mais vive comme d’hier. Il se peut que mon imagination seule ait fait les frais de mon attendrissement.

J’ai cinquante ans. J’étais jeune alors et j’étudiais le droit. Un peu triste, un peu rêveur, imprégné d’une philosophie mélancolique, je n’aimais guère les cafés bruyants, les camarades braillards, ni les filles stupides. Je me levais tôt ; et une de mes plus chères voluptés était de me promener seul, vers huit heures du matin, dans la pépinière du Luxembourg.

Vous ne l’avez pas connue, vous autres, cette pépinière ? C’était comme un jardin oublié de l’autre siècle, un jardin joli comme un doux sourire de vieille. Des haies touffues séparaient les allées étroites et régulières, allées calmes entre deux murs de feuillage taillés avec méthode. Les grands ciseaux du jardinier alignaient sans relâche ces cloisons de branches ; et, de place en place, on rencontrait des parterres de fleurs, des plates-bandes de petits arbres rangés comme des collégiens en promenade, des sociétés de rosiers magnifiques ou des régiments d’arbres à fruits.

Tout un coin de ce ravissant bosquet était habité par les abeilles. Leurs maisons de paille, savamment espacées sur des planches, ouvraient au soleil leurs portes grandes comme l’entrée d’un dé à coudre ; et on rencontrait tout le long des chemins les mouches bourdonnantes et dorées, vraies maîtresses de ce lieu pacifique, vraies promeneuses de ces tranquilles allées en corridors.

Je venais là presque tous les matins. Je m’asseyais sur un banc et je lisais. Parfois je laissais retomber le livre sur mes genoux pour rêver, pour écouter autour de moi vivre Paris, et jouir du repos infini de ces charmilles à la mode ancienne.

Mais je m’aperçus bientôt que je n’étais pas seul à fréquenter ce lieu dès l’ouverture des barrières, et je rencontrais parfois, nez à nez, au coin d’un massif, un étrange petit vieillard.

Il portait des souliers à boucles d’argent, une culotte à pont, une redingote tabac d’Espagne, une dentelle en guise de cravate et un invraisemblable chapeau gris à grands bords et à grands poils, qui faisait penser au déluge.

Il était maigre, fort maigre, anguleux, grimaçant et souriant. Ses yeux vifs palpitaient, s’agitaient sous un mouvement continu des paupières ; et il avait toujours à la main une superbe canne à pommeau d’or qui devait être pour lui quelque souvenir magnifique.

Ce bonhomme m’étonna d’abord, puis m’intéressa outre mesure. Et je le guettais à travers les murs de feuilles, je le suivais de loin, m’arrêtant au détour des bosquets pour n’être point vu.

Et voilà qu’un matin, comme il se croyait bien seul, il se mit à faire des mouvements singuliers : quelques petits bonds d’abord, puis une révérence ; puis il battit, de sa jambe grêle, un entrechat encore alerte, puis il commença à pivoter galamment, sautillant, se trémoussant d’une façon drôle, souriant comme devant un public, faisant des grâces, arrondissant les bras, tortillant son pauvre corps de marionnette, adressant dans le vide de légers saluts attendrissants et ridicules. Il dansait !

Je demeurais pétrifié d’étonnement, me demandant lequel des deux était fou, lui, ou moi.

Mais il s’arrêta soudain, s’avança comme font les acteurs sur la scène, puis s’inclina en reculant avec des sourires gracieux et des baisers de comédienne qu’il jetait de sa main tremblante aux deux rangées d’arbres taillés.

Et il reprit avec gravité sa promenade.

À partir de ce jour, je ne le perdis plus de vue ; et, chaque matin, il recommençait son exercice invraisemblable.

Une envie folle me prit de lui parler. Je me risquai, et, l’ayant salué, je lui dis :

« Il fait bien bon aujourd’hui, monsieur. »

Il s’inclina.

« Oui, monsieur, c’est un vrai temps de jadis. »

Huit jours après, nous étions amis, et je connus son histoire. Il avait été maître de danse à l’Opéra, du temps du roi Louis XV. Sa belle canne était un cadeau du comte de Clermont. Et, quand on lui parlait de danse, il ne s’arrêtait plus de bavarder.

Or, voilà qu’un jour il me confia :

« J’ai épousé la Castris, monsieur. Je vous présenterai si vous voulez, mais elle ne vient ici que sur le tantôt. Ce jardin, voyez-vous, c’est notre plaisir et notre vie. C’est tout ce qui nous reste d’autrefois. Il nous semble que nous ne pourrions plus exister si nous ne l’avions point. Cela est vieux et distingué, n’est-ce pas ? Je crois y respirer un air qui n’a point changé depuis ma jeunesse. Ma femme et moi, nous y passons toutes nos après-midi. Mais, moi, j’y viens dès le matin, car je me lève de bonne heure. »

Dès que j’eus fini de déjeuner, je retournai au Luxembourg, et bientôt j’aperçus mon ami qui donnait le bras avec cérémonie à une toute vieille petite femme vêtue de noir, et à qui je fus présenté. C’était la Castris, la grande danseuse aimée des princes, aimée du roi, aimée de tout ce siècle galant qui semble avoir laissé dans le monde une odeur d’amour.

Nous nous assîmes sur un banc de pierre. C’était au mois de mai. Un parfum de fleurs voltigeait dans les allées proprettes ; un bon soleil glissait entre les feuilles et semait sur nous de larges gouttes de lumière. La robe noire de la Castris semblait toute mouillée de clarté.

Le jardin était vide. On entendait au loin rouler des fiacres.

« Expliquez-moi donc, dis-je au vieux danseur, ce que c’était que le menuet ? »

Il tressaillit.

« Le menuet, monsieur, c’est la reine des danses, et la danse des reines, entendez-vous ? Depuis qu’il n’y a plus de rois, il n’y a plus de menuet. »

Et il commença, en style pompeux, un long éloge dithyrambique auquel je ne compris rien. Je voulus me faire décrire les pas, tous les mouvements, les poses. Il s’embrouillait, s’exaspérant de son impuissance, nerveux et désolé.

Et soudain, se tournant vers son antique compagne, toujours silencieuse et grave :

« Élise, veux-tu, dis, veux-tu, tu seras bien gentille, veux-tu que nous montrions à Monsieur ce que c’était ? »

Elle tourna ses yeux inquiets de tous les côtés, puis se leva sans dire un mot et vint se placer en face de lui.

Alors je vis une chose inoubliable.

Ils allaient et venaient avec des simagrées enfantines, se souriaient, se balançaient, s’inclinaient, sautillaient pareils à deux vieilles poupées qu’aurait fait danser une mécanique ancienne, un peu brisée, construite jadis par un ouvrier fort habile, suivant la manière de son temps.

Et je les regardais, le cœur troublé de sensations extraordinaires, l’âme émue d’une indicible mélancolie. Il me semblait voir une apparition lamentable et comique, l’ombre démodée d’un siècle. J’avais envie de rire et besoin de pleurer.

Tout à coup ils s’arrêtèrent, ils avaient terminé les figures de la danse. Pendant quelques secondes ils restèrent debout l’un devant l’autre, grimaçant d’une façon surprenante ; puis ils s’embrassèrent en sanglotant.

Je partais, trois jours après, pour la province. Je ne les ai point revus. Quand je revins à Paris, deux ans plus tard, on avait détruit la pépinière. Que sont-ils devenus sans le cher jardin d’autrefois, avec ses chemins en labyrinthe, son odeur du passé et les détours gracieux des charmilles ?

Sont-ils morts ? Errent-ils par les rues modernes comme des exilés sans espoir ? Dansent-ils, spectres falots, un menuet fantastique entre les cyprès d’un cimetière, le long des sentiers bordés de tombes, au clair de lune ?

Leur souvenir me hante, m’obsède, me torture, demeure en moi comme une blessure. Pourquoi ? Je n’en sais rien.

Vous trouverez cela ridicule, sans doute ?


<t Ce cochon de Morin>

Ce cochon de Morin

À M. Oudinot.

I

« Çà, mon ami, dis-je à Labarbe, tu viens encore de prononcer ces quatre mots, “ ce cochon de Morin ”. Pourquoi, diable, n’ai-je jamais entendu parler de Morin sans qu’on le traitât de “ cochon ” ? »

Labarbe, aujourd’hui député, me regarda avec des yeux de chat-huant. « Comment, tu ne sais pas l’histoire de Morin, et tu es de La Rochelle ? »

J’avouai que je ne savais pas l’histoire de Morin. Alors Labarbe se frotta les mains et commença son récit.

« Tu as connu Morin, n’est-ce pas, et tu te rappelles son grand magasin de mercerie sur le quai de La Rochelle ?

— Oui parfaitement.

— Eh bien, sache qu’en 1862 ou 63 Morin alla passer quinze jours à Paris, pour son plaisir, ou ses plaisirs, mais sous prétexte de renouveler ses approvisionnements. Tu sais ce que sont, pour un commerçant de province, quinze jours de Paris. Cela vous met le feu dans le sang. Tous les soirs des spectacles, des frôlements de femmes, une continuelle excitation d’esprit. On devient fou. On ne voit plus que danseuses en maillot, actrices décolletées, jambes rondes, épaules grasses, tout cela presque à portée de la main, sans qu’on ose ou qu’on puisse y toucher. C’est à peine si on goûte, une fois ou deux, à quelques mets inférieurs. Et l’on s’en va, le cœur encore tout secoué, l’âme émoustillée, avec une espèce de démangeaison de baisers qui vous chatouillent les lèvres. »

ê

Morin se trouvait dans cet état, quand il prit son billet pour La Rochelle par l’express de 8 h 40 du soir. Et il se promenait plein de regrets et de trouble dans la grande salle commune du chemin de fer d’Orléans, quand il s’arrêta net devant une jeune femme qui embrassait une vieille dame. Elle avait relevé sa voilette, et Morin, ravi, murmura : « Bigre, la belle personne ! »

Quand elle eut fait ses adieux à la vieille, elle entra dans la salle d’attente, et Morin la suivit ; puis elle passa sur le quai, et Morin la suivit encore ; puis elle monta dans un wagon vide, et Morin la suivit toujours.

Il y avait peu de voyageurs pour l’express. La locomotive siffla ; le train partit. Ils étaient seuls.

Morin la dévorait des yeux. Elle semblait avoir dix-neuf à vingt ans ; elle était blonde, grande, d’allure hardie. Elle roula autour de ses jambes une couverture de voyage, et s’étendit sur les banquettes pour dormir.

Morin se demandait : « Qui est-ce ? » Et mille suppositions, mille projets lui traversaient l’esprit. Il se disait : « On raconte tant d’aventures de chemin de fer. C’en est une peut-être qui se présente pour moi. Qui sait ? une bonne fortune est si vite arrivée. Il me suffirait peut-être d’être audacieux. N’est-ce pas Danton qui disait : “ De l’audace, de l’audace, et toujours de l’audace. ” Si ce n’est pas Danton, c’est Mirabeau. Enfin, qu’importe. Oui, mais je manque d’audace, voilà le hic. Oh ! Si on savait, si on pouvait lire dans les âmes ! Je parie qu’on passe tous les jours, sans s’en douter, à côté d’occasions magnifiques. Il lui suffirait d’un geste pourtant pour m’indiquer qu’elle ne demande pas mieux… »

Alors, il supposa des combinaisons qui le conduisaient au triomphe. Il imaginait une entrée en rapport chevaleresque, de petits services qu’il lui rendait, une conversation vive, galante, finissant par une déclaration qui finissait par… par ce que tu penses.

Mais ce qui lui manquait toujours, c’était le début, le prétexte. Et il attendait une circonstance heureuse, le cœur ravagé, l’esprit sens dessus dessous.

La nuit cependant s’écoulait et la belle enfant dormait toujours, tandis que Morin méditait sa chute. Le jour parut, et bientôt le soleil lança son premier rayon, un long rayon clair venu du bout de l’horizon, sur le doux visage de la dormeuse.

Elle s’éveilla, s’assit, regarda la campagne, regarda Morin et sourit. Elle sourit en femme heureuse, d’un air engageant et gai. Morin tressaillit. Pas de doute, c’était pour lui ce sourire-là, c’était bien une invitation discrète, le signal rêvé qu’il attendait. Il voulait dire, ce sourire : « Êtes-vous bête, êtes-vous niais, êtes-vous jobard, d’être resté là, comme un pieu, sur votre siège depuis hier soir.

« Voyons, regardez-moi, ne suis-je pas charmante ? Et vous demeurez comme ça toute une nuit en tête-à-tête avec une jolie femme sans rien oser, grand sot. »

Elle souriait toujours en le regardant ; elle commençait même à rire ; et il perdit la tête, cherchant un mot de circonstance, un compliment, quelque chose à dire enfin, n’importe quoi. Mais il ne trouvait rien, rien. Alors, saisi d’une audace de poltron, il pensa : « Tant pis, je risque tout » ; et brusquement, sans crier « gare », il s’avança, les mains tendues, les lèvres gourmandes, et, la saisissant à pleins bras, il l’embrassa.

D’un bond elle fut debout, criant : « Au secours », hurlant d’épouvante. Et elle ouvrit la portière ; elle agita ses bras dehors, folle de peur, essayant de sauter, tandis que Morin éperdu, persuadé qu’elle allait se précipiter sur la voie, la retenait par sa jupe en bégayant : « Madame… oh ! madame. »

Le train ralentit sa marche, s’arrêta. Deux employés se précipitèrent aux signaux désespérés de la jeune femme qui tomba dans leurs bras en balbutiant : « Cet homme a voulu… a voulu… me… me… » Et elle s’évanouit.

On était en gare de Mauzé. Le gendarme présent arrêta Morin.

Quand la victime de sa brutalité eut repris connaissance, elle fit sa déclaration. L’autorité verbalisa. Et le pauvre mercier ne put regagner son domicile que le soir, sous le coup d’une poursuite judiciaire pour outrage aux bonnes mœurs dans un lieu public.


II

J’étais alors rédacteur en chef du Fanal des Charentes, et je voyais Morin, chaque soir, au café du Commerce.

Dès le lendemain de son aventure, il vint me trouver, ne sachant que faire. Je ne lui cachai pas mon opinion : « Tu n’es qu’un cochon. On ne se conduit pas comme ça. »

Il pleurait ; sa femme l’avait battu ; et il voyait son commerce ruiné, son nom dans la boue, déshonoré, ses amis, indignés, ne le saluant plus. Il finit par me faire pitié, et j’appelai mon collaborateur Rivet, un petit homme goguenard et de bon conseil, pour prendre ses avis.

Il m’engagea à voir le procureur impérial, qui était de mes amis. Je renvoyai Morin chez lui et je me rendis chez ce magistrat.

J’appris que la femme outragée était une jeune fille, Mlle Henriette Bonnel, qui venait de prendre à Paris ses brevets d’institutrice et qui, n’ayant plus ni père ni mère, passait ses vacances chez son oncle et sa tante, braves petits bourgeois de Mauzé.

Ce qui rendait grave la situation de Morin, c’est que l’oncle avait porté plainte. Le ministère public consentait à laisser tomber l’affaire si cette plainte était retirée. Voilà ce qu’il fallait obtenir.

Je retournai chez Morin. Je le trouvai dans son lit, malade d’émotion et de chagrin. Sa femme, une grande gaillarde osseuse et barbue, le maltraitait sans repos. Elle m’introduisit dans la chambre en me criant par la figure : « Vous venez voir ce cochon de Morin ? Tenez, le voilà, le coco ! »

Et elle se planta devant le lit, les poings sur les hanches. J’exposai la situation ; et il me supplia d’aller trouver la famille. La mission était délicate ; cependant je l’acceptai. Le pauvre diable ne cessait de répéter : « Je t’assure que je ne l’ai pas même embrassée, non, pas même. Je te le jure ! »

Je répondis : « C’est égal, tu n’es qu’un cochon. » Et je pris mille francs qu’il m’abandonna pour les employer comme je le jugerais convenable.

Mais comme je ne tenais pas à m’aventurer seul dans la maison des parents, je priai Rivet de m’accompagner. Il y consentit, à la condition qu’on partirait immédiatement, car il avait, le lendemain dans l’après-midi, une affaire urgente à La Rochelle.

Et, deux heures plus tard, nous sonnions à la porte d’une jolie maison de campagne. Une belle jeune fille vint nous ouvrir. C’était elle assurément. Je dis tout bas à Rivet : « Sacrebleu, je commence à comprendre Morin. »

L’oncle, M. Tonnelet, était justement un abonné du Fanal, un fervent coreligionnaire politique qui nous reçut à bras ouverts, nous félicita, nous congratula, nous serra les mains, enthousiasmé d’avoir chez lui les deux rédacteurs de son journal. Rivet me souffla dans l’oreille : « Je crois que nous pourrons arranger l’affaire de ce cochon de Morin. »

La nièce s’était éloignée ; et j’abordai la question délicate. J’agitai le spectre du scandale ; je fis valoir la dépréciation inévitable que subirait la jeune personne après le bruit d’une pareille affaire ; car on ne croirait jamais à un simple baiser.

Le bonhomme semblait indécis ; mais il ne pouvait rien décider sans sa femme qui ne rentrerait que tard dans la soirée. Tout à coup il poussa un cri de triomphe : « Tenez, j’ai une idée excellente. Je vous tiens, je vous garde. Vous allez dîner et coucher ici tous les deux ; et, quand ma femme sera revenue, j’espère que nous nous entendrons. »

Rivet résistait ; mais le désir de tirer d’affaire ce cochon de Morin le décida ; et nous acceptâmes l’invitation.

L’oncle se leva, radieux, appela ? sa nièce, et nous proposa une promenade dans sa propriété, en proclamant : « À ce soir les affaires sérieuses. »

Rivet et lui se mirent à parler politique. Quant à moi, je me trouvai bientôt à quelques pas en arrière, à côté de la jeune fille. Elle était vraiment charmante, charmante !

Avec des précautions infinies, je commençai à lui parler de son aventure pour tâcher de m’en faire une alliée.

Mais elle ne parut pas confuse le moins du monde ; elle m’écoutait de l’air d’une personne qui s’amuse beaucoup.

Je lui disais : « Songez donc, mademoiselle, à tous les ennuis que vous aurez. Il vous faudra comparaître devant le tribunal, affronter les regards malicieux, parler en face de tout ce monde, raconter publiquement cette triste scène du wagon. Voyons, entre nous, n’auriez-vous pas mieux fait de ne rien dire, de remettre à sa place ce polisson sans appeler les employés ; et de changer simplement de voiture ? »

Elle se mit à rire. « C’est vrai ce que vous dites ! mais que voulez-vous ? J’ai eu peur ; et, quand on a peur, on ne raisonne plus. Après avoir compris la situation, j’ai bien regretté mes cris ; mais il était trop tard. Songez aussi que cet imbécile s’est jeté sur moi comme un furieux, sans prononcer un mot, avec une figure de fou. Je ne savais même pas ce qu’il me voulait. »

Elle me regardait en face, sans être troublée ou intimidée. Je me disais : « Mais c’est une gaillarde, cette fille. Je comprends que ce cochon de Morin se soit trompé. »

Je repris en badinant : « Voyons ?, mademoiselle, avouez qu’il était excusable, car, enfin, on ne peut pas se trouver en face d’une aussi belle personne que vous sans éprouver le désir absolument légitime de l’embrasser. »

Elle rit plus fort, toutes les dents au vent. « Entre le désir et l’action, monsieur, il y a place pour le respect. »

La phrase était drôle, bien que peu claire. Je demandai brusquement : « Eh bien, voyons, si je vous embrassais, moi, maintenant ; qu’est-ce que vous feriez ? »

Elle s’arrêta pour me considérer du haut en bas, puis elle dit, tranquillement : « Oh, vous, ce n’est pas la même chose. »

Je le savais bien, parbleu, que ce n’était pas la même chose, puisqu’on m’appelait dans toute la province « le beau Labarbe ». J’avais trente ans, alors, mais je demandai : « Pourquoi ça ? »

Elle haussa les épaules, et répondit : « Tiens ! parce que vous n’êtes pas aussi bête que lui. » Puis elle ajouta, en me regardant en dessous : « Ni aussi laid. »

Avant qu’elle eût pu faire un mouvement pour m’éviter, je lui avais planté un bon baiser sur la joue. Elle sauta de côté, mais trop tard. Puis elle dit : « Eh bien ! vous n’êtes pas gêné non plus, vous. Mais ne recommencez pas ce jeu-là. »

Je pris un air humble et je dis à mi-voix : « Oh ! mademoiselle, quant à moi, si j’ai un désir au cœur, c’est de passer devant un tribunal pour la même cause que Morin. »

Elle demanda à son tour : « Pourquoi ça ? » Je la regardai au fond des yeux sérieusement.

« Parce que vous êtes une des plus belles créatures qui soient ; parce que ce serait pour moi un brevet, un titre, une gloire, que d’avoir voulu vous violenter. Parce qu’on dirait, après vous avoir vue : “ Tiens, Labarbe n’a pas volé ce qui lui arrive, mais il a de la chance tout de même ”. »

Elle se remit à rire de tout son cœur.

« Êtes-vous drôle ? » Elle n’avait pas fini le mot drôle que je la tenais à pleins bras et je lui jetais des baisers voraces partout où je trouvais une place, dans les cheveux, sur le front, sur les yeux, sur la bouche parfois, sur les joues, par toute la tête, dont elle découvrait toujours malgré elle un coin pour garantir les autres.

À la fin, elle se dégagea, rouge et blessée. « Vous êtes un grossier, monsieur, et vous me faites repentir de vous avoir écouté. »

Je lui saisis la main, un peu confus, balbutiant : « Pardon, pardon, mademoiselle. Je vous ai blessée ; j’ai été brutal ! Ne m’en voulez pas. Si vous saviez ?… » Je cherchais vainement une excuse.

Elle prononça, au bout d’un moment : « Je n’ai rien à savoir, monsieur. »

Mais j’avais trouvé ; je m’écriai : « Mademoiselle, voici un an que je vous aime ! »

Elle fut vraiment surprise et releva les yeux. Je repris : « Oui, mademoiselle, écoutez-moi. Je ne connais pas Morin et je me moque bien de lui. Peu m’importe qu’il aille en prison et devant les tribunaux. Je vous ai vue ici, l’an passé, vous étiez là-bas, devant la grille. J’ai reçu une secousse en vous apercevant et votre image ne m’a plus quitté. Croyez-moi ou ne me croyez pas, peu m’importe. Je vous ai trouvée adorable ; votre souvenir me possédait ; j’ai voulu vous revoir ; j’ai saisi le prétexte de cette bête de Morin ; et me voici. Les circonstances m’ont fait passer les bornes ; pardonnez-moi, je vous en supplie, pardonnez-moi. »

Elle guettait la vérité dans mon regard, prête à sourire de nouveau ; et elle murmura : « Blagueur. »

Je levai la main, et, d’un ton sincère (je crois même que j’étais sincère) : « Je vous jure que je ne mens pas. »

Elle dit simplement : « Allons donc. »

Nous étions seuls, tout seuls, Rivet et l’oncle ayant disparu dans les allées tournantes ; et je lui fis une vraie déclaration, longue, douce, en lui pressant et lui baisant les doigts. Elle écoutait cela comme une chose agréable et nouvelle, sans bien savoir ce qu’elle en devait croire.

Je finissais par me sentir troublé, par penser ce que je disais ; j’étais pâle, oppressé, frissonnant ; et, doucement, je lui pris la taille.

Je lui parlais tout bas dans les petits cheveux frisés de l’oreille. Elle semblait morte tant elle restait rêveuse.

Puis sa main rencontra la mienne et la serra ; je pressai lentement sa taille d’une étreinte tremblante et toujours grandissante ; elle ne remuait plus du tout ; j’effleurais sa joue de ma bouche ; et tout à coup mes lèvres, sans chercher, trouvèrent les siennes. Ce fut un long, long baiser ; et il aurait encore duré longtemps ; si je n’avais entendu « hum, hum » à quelques pas derrière moi.

Elle s’enfuit à travers un massif. Je me retournai et j’aperçus Rivet qui me rejoignait.

Il se campa au milieu du chemin, et sans rire : « Eh bien ! c’est comme ça que tu arranges l’affaire de ce cochon de Morin. »

Je répondis avec fatuité : « On fait ce qu’on peut, mon cher. Et l’oncle ? Qu’en as-tu obtenu ? Moi, je réponds de la nièce. »

Rivet déclara : « J’ai été moins heureux avec l’oncle. »

Et je lui pris le bras pour rentrer.


III

Le dîner acheva de me faire perdre la tête. J’étais à côté d’elle et ma main sans cesse rencontrait sa main sous la nappe ; mon pied pressait son pied ; nos regards se joignaient, se mêlaient.

On fit ensuite un tour au clair de lune et je lui ? murmurai dans l’âme toutes les tendresses qui me montaient du cœur. Je la tenais serrée contre moi, l’embrassant à tout moment, mouillant mes lèvres aux siennes. Devant nous, l’oncle et Rivet discutaient. Leurs ombres les suivaient gravement sur le sable des chemins.

On rentra. Et bientôt l’employé du télégraphe apporta une dépêche de la tante annonçant qu’elle ne reviendrait que le lendemain matin, à sept heures, par le premier train.

L’oncle dit : « Eh bien, Henriette, va montrer leurs chambres à ces messieurs. » On serra la main du bonhomme et on monta. Elle nous conduisit d’abord dans l’appartement de Rivet, et il me souffla dans l’oreille : « Pas de danger qu’elle nous ait menés chez toi d’abord. » Puis elle me guida vers mon lit. Dès qu’elle fut seule avec moi, je la saisis de nouveau dans mes bras, tâchant d’affoler sa raison et de culbuter sa résistance. Mais, quand elle se sentit tout près de défaillir, elle s’enfuit.

Je me glissai entre mes draps, très contrarié, très agité, et très penaud, sachant bien que je ne dormirais guère, cherchant quelle maladresse j’avais pu commettre, quand on heurta doucement ma porte.

Je demandai : « Qui est là ? »

Une voix légère répondit : « Moi. »

Je me vêtis à la hâte ; j’ouvris ; elle entra. « J’ai oublié, dit-elle, de vous demander ce que vous prenez le matin : du chocolat, du thé, ou du café ? »

Je l’avais enlacée impétueusement, la dévorant de caresses, bégayant : « Je prends… je prends… je prends…» Mais elle me glissa entre les bras, souffla ma lumière, et disparut.

Je restai seul, furieux, dans l’obscurité, cherchant des allumettes, n’en trouvant pas. J’en découvris enfin et je sortis dans le corridor, à moitié fou, mon bougeoir à la main.

Qu’allais-je faire ? Je ne raisonnais plus ; je voulais la trouver ; je la voulais. Et je fis quelques pas sans réfléchir à rien. Puis, je pensai brusquement : « Mais si j’entre chez l’oncle ? que dirai-je ?… » Et je demeurai immobile, le cerveau vide, le cœur battant. Au bout de plusieurs secondes, la réponse me vint : « Parbleu je dirai que je cherchais la chambre de Rivet pour lui parler d’une chose urgente. »

Et je me mis à inspecter les portes m’efforçant de découvrir la sienne, à elle. Mais rien ne pouvait me guider. Au hasard, je pris une clef que je tournai. J’ouvris, j’entrai… Henriette, assise dans son lit, effarée, me regardait.

Alors je poussai doucement le verrou ; et, m’approchant sur la pointe des pieds, je lui dis : « J’ai oublié, mademoiselle, de vous demander quelque chose à lire. » Elle se débattait ; mais j’ouvris bientôt le livre que je cherchais. Je n’en dirai pas le titre. C’était vraiment le plus merveilleux des romans, et le plus divin des poèmes.

Une fois tournée la première page, elle me le laissa parcourir à mon gré ; et j’en feuilletai tant de chapitres que nos bougies s’usèrent jusqu’au bout.

Puis, après l’avoir remerciée, je regagnais, à pas de loup, ma chambre, quand une main brutale m’arrêta ; et une voix, celle de Rivet, me chuchota dans le nez : « Tu n’as donc pas fini d’arranger l’affaire de ce cochon de Morin ? »

Dès sept heures du matin, elle m’apportait elle-même une tasse de chocolat. Je n’en ai jamais bu de pareil. Un chocolat à s’en faire mourir, moelleux, velouté, parfumé, grisant. Je ne pouvais ôter ma bouche des bords délicieux de sa tasse.

À peine la jeune fille était-elle sortie que Rivet entra. Il semblait un peu nerveux, agacé comme un homme qui n’a guère dormi ; il me dit d’un ton maussade : « Si tu continues, tu sais, tu finiras par gâter l’affaire de ce cochon de Morin. »

À huit heures, la tante arrivait. La discussion fut courte. Les braves gens retiraient leur plainte, et je laisserais cinq cents francs aux pauvres du pays.

Alors, on voulut nous retenir à passer la journée. On organiserait même une excursion pour aller visiter des ruines. Henriette derrière le dos de ses parents me faisait des signes de tête : « Oui, restez donc. » J’acceptais, mais Rivet s’acharna à s’en aller.

Je le pris à part ; je le priai, je le sollicitai ; je lui disais : « Voyons, mon petit Rivet, fais cela pour moi. » Mais il semblait exaspéré et me répétait dans la figure : « J’en ai ? assez, entends-tu, de l’affaire de ce cochon de Morin. »

Je fus bien contraint de partir aussi. Ce fut un des moments les plus durs de ma vie. J’aurais bien arrangé cette affaire-là pendant toute mon existence.

Dans le wagon, après les énergiques et muettes poignées de main des adieux, je dis à Rivet : « Tu n’es qu’une brute. » Il répondit : « Mon petit, tu commençais à m’agacer bougrement. »

En arrivant aux bureaux du Fanal, j’aperçus une foule qui nous attendait… On cria dès qu’on nous vit : « Eh bien, avez-vous arrangé l’affaire de ce cochon de Morin ? »

Tout La Rochelle en était troublé. Rivet, dont la mauvaise humeur s’était dissipée en route, eut grand-peine à ne pas rire en déclarant : « Oui, c’est fait, grâce à Labarbe. »

Et nous allâmes chez Morin.

Il était étendu dans un fauteuil, avec des sinapismes aux jambes et des compresses d’eau froide sur le crâne, défaillant d’angoisse. Et il toussait sans cesse, d’une petite toux d’agonisant, sans qu’on sût d’où lui était venu ce rhume. Sa femme le regardait avec des yeux de tigresse prête à le dévorer.

Dès qu’il nous aperçut, il eut un tremblement qui lui secouait les poignets et les genoux. Je dis : « C’est arrangé, salaud, mais ne recommence pas. »

Il se leva, suffoquant, me prit les mains, les baisa comme celles d’un prince, pleura, faillit perdre connaissance, embrassa Rivet, embrassa même Mme Morin qui le rejeta d’une poussée dans son fauteuil.

Mais il ne se remit jamais de ce coup-là, son émotion avait été trop brutale.

On ne l’appelait plus dans toute la contrée que « ce cochon de Morin », et cette épithète le traversait comme un coup d’épée chaque fois qu’il l’entendait.

Quand un voyou dans la rue criait : « Cochon », il se retournait la tête par instinct. Ses amis le criblaient de plaisanteries horribles, lui demandant, chaque fois qu’ils mangeaient du jambon : « Est-ce du tien ? »

Il mourut deux ans plus tard.

Quant à moi, me présentant à la députation en 1875, j’allai faire une visite intéressée au nouveau notaire de Tousserre, Me Belloncle. Une grande femme opulente et belle me reçut.

« Vous ne me reconnaissez pas ? » dit-elle.

Je balbutiai : « Mais… non… madame.

— Henriette Bonnel.

— Ah ! » Et je me sentis devenir pâle.

Elle semblait parfaitement à son aise, et souriait en me regardant.

Dès qu’elle m’eut laissé seul avec son mari, il me prit les mains, les serrant à les broyer : « Voici longtemps, cher monsieur, que je veux aller vous voir. Ma femme m’a tant parlé de vous. Je sais… oui, je sais en quelle circonstance douloureuse vous l’avez connue, je sais aussi comme vous avez été parfait, plein de délicatesse, de tact, de dévouement dans l’affaire… » Il hésita, puis prononça plus bas, comme s’il eût articulé un mot grossier : «… Dans l’affaire de ce cochon de Morin. »


<t Madame Baptiste>

Madame Baptiste

Quand j’entrai dans la salle des voyageurs de la gare de Loubain, mon premier regard fut pour l’horloge. J’avais à attendre deux heures dix minutes l’express de Paris.

Je me sentis las soudain comme après dix lieues à pieds ; puis je regardai autour de moi comme si j’allais découvrir sur les murs un moyen de tuer le temps ; puis je ressortis et m’arrêtai devant la porte de la gare, l’esprit travaillé par le désir d’inventer quelque chose à faire.

La rue, sorte de boulevard planté d’acacias maigres, entre deux rangs de maisons inégales et différentes, des maisons de petite ville, montait une sorte de colline ; et tout au bout on apercevait des arbres comme si un parc l’eût terminée.

De temps en temps un chat traversait la chaussée, enjambant les ruisseaux d’une manière délicate. Un roquet pressé sentait le pied de tous les arbres, cherchant des débris de cuisine. Je n’apercevais aucun homme.

Un morne découragement m’envahit. Que faire ? Que faire ? Je songeais déjà à l’interminable et inévitable séance dans le petit café du chemin de fer, devant un bock imbuvable et l’illisible journal du lieu, quand j’aperçus un convoi funèbre qui tournait une rue latérale pour s’engager dans celle où je me trouvais.

La vue du corbillard fut un soulagement pour moi. C’était au moins dix minutes de gagnées.

Mais soudain mon attention redoubla. Le mort n’était suivi que par huit messieurs dont un pleurait. Les autres causaient amicalement. Aucun prêtre n’accompagnait. Je pensai : « Voici un enterrement civil », puis je réfléchis qu’une ville comme Loubain devait contenir au moins une centaine de libres penseurs qui se seraient fait un devoir de manifester. Alors quoi ? La marche rapide du convoi disait bien pourtant qu’on enterrait ce défunt-là sans cérémonie, et, par conséquent, sans religion.

Ma curiosité désœuvrée se jeta dans les hypothèses les plus compliquées ; mais, comme la voiture funèbre passait devant moi, une idée baroque me vint : c’était de suivre avec les huit messieurs. J’avais là une heure au moins d’occupation, et je me mis en marche, d’un air triste, derrière les autres.

Les deux derniers se retournèrent avec étonnement, puis se parlèrent bas. Ils se demandaient certainement si j’étais de la ville. Puis ils consultèrent les deux précédents, qui se mirent à leur tour à me dévisager. Cette attention investigatrice me gênait, et, pour y mettre fin, je m’approchai de mes voisins. Les ayant salués, je dis : « Je vous demande bien pardon, messieurs, si j’interromps votre conversation. Mais apercevant un enterrement civil, je me suis empressé de le suivre sans connaître, d’ailleurs, le mort que vous accompagnez. » Un des messieurs prononça : « C’est une morte. » Je fus surpris et je demandai : « Cependant c’est bien un enterrement civil, n’est-ce pas ? »

L’autre monsieur, qui désirait évidemment m’instruire, prit la parole : « Oui et non. Le clergé nous a refusé l’entrée de l’église. » Je poussai, cette fois, un « Ah ! » de stupéfaction. Je ne comprenais plus du tout.

Mon obligeant voisin me confia, à voix basse : « Oh ! c’est toute une histoire. Cette jeune femme s’est tuée, et voilà pourquoi on n’a pas pu la faire enterrer religieusement. C’est son mari que vous voyez là, le premier, celui qui pleure. »

Alors, je prononçai, en hésitant : « Vous m’étonnez et vous m’intéressez beaucoup, monsieur. Serait-il indiscret de vous demander de me conter cette histoire ? Si je vous importune, mettez que je n’ai rien dit. »

Le monsieur me prit le bras familièrement : « Mais pas du tout, pas du tout. Tenez, restons un peu derrière. Je vais vous dire ça, c’est fort triste. Nous avons le temps, avant d’arriver au cimetière, dont vous voyez les arbres là-haut ; car la côte est rude. »

Et il commença :

ê

Figurez-vous que cette jeune femme, Mme Paul Hamot, était la fille d’un riche commerçant du pays, M. Fontanelle. Elle eut, étant tout enfant, à l’âge de onze ans, une aventure terrible : un valet la souilla. Elle en faillit mourir, estropiée par ce misérable que sa brutalité dénonça. Un épouvantable procès eut lieu et révéla que depuis trois mois la pauvre martyre était victime des honteuses pratiques de cette brute. L’homme fut condamné aux travaux forcés à perpétuité.

La petite fille grandit, marquée d’infamie, isolée, sans camarade, à peine embrassée par les grandes personnes qui auraient cru se tacher les lèvres en touchant son front.

Elle était devenue pour la ville une sorte de monstre, de phénomène. On disait tout bas : « Vous savez, la petite Fontanelle. » Dans la rue tout le monde se retournait quand elle passait. On ne pouvait même pas trouver de bonnes pour la conduire à la promenade, les servantes des autres familles se tenant à l’écart comme si une contagion se fût émanée de l’enfant pour s’étendre à tous ceux qui l’approchaient.

C’était pitié de voir cette pauvre petite sur le cours où vont jouer les mioches toutes les après-midi. Elle restait toute seule, debout près de sa domestique, regardant d’un air triste les autres gamins qui s’amusaient. Quelquefois, cédant à une irrésistible envie de se mêler aux enfants, elle s’avançait timidement, avec des gestes craintifs et entrait dans un groupe d’un pas furtif, comme consciente de son indignité. Et aussitôt, de tous les bancs, accouraient les mères, les bonnes, les tantes, qui saisissaient par la main les fillettes confiées à leur garde et les entraînaient brutalement. La petite Fontanelle demeurait isolée, éperdue, sans comprendre ; et elle se mettait à pleurer, le cœur crevant de chagrin. Puis elle courait se cacher la figure, en sanglotant, dans le tablier de sa bonne.

Elle grandit ; ce fut pis encore. On éloignait d’elle les jeunes filles comme d’une pestiférée. Songez donc que cette jeune personne n’avait plus rien à apprendre, rien : qu’elle n’avait plus droit à la symbolique fleur d’oranger ; qu’elle avait pénétré, presque avant de savoir lire, le redoutable mystère que les mères laissent à peine deviner, en tremblant, le soir seulement du mariage.

Quand elle passait dans la rue, accompagnée de sa gouvernante, comme si on l’eût gardée à vue dans la crainte incessante de quelque nouvelle et terrible aventure, quand elle passait dans la rue, les yeux toujours baissés sous la honte mystérieuse qu’elle sentait peser sur elle, les autres jeunes filles, moins naïves qu’on ne pense, chuchotaient en la regardant sournoisement, ricanaient en dessous, et détournaient bien vite la tête d’un air distrait, si par hasard elle les fixait.

On la saluait à peine. Seuls, quelques hommes se découvraient. Les mères feignaient de ne pas l’avoir aperçue. Quelques petits voyous l’appelaient « madame Baptiste », du nom du valet qui l’avait outragée et perdue.

Personne ne connaissait les tortures secrètes de son âme ; car elle ne parlait guère et ne riait jamais. Ses parents eux-mêmes semblaient gênés devant elle, comme s’ils lui en eussent éternellement voulu de quelque faute irréparable.

Un honnête homme ne donnerait pas volontiers la main à un forçat libéré, n’est-ce pas, ce forçat fût-il son fils ? M. et Mme Fontanelle considéraient leur fille comme ils eussent fait d’un fils sortant du bagne.

Elle était jolie et pâle, grande, mince, distinguée. Elle m’aurait beaucoup plu, monsieur, sans cette affaire.

Or, quand nous avons eu un nouveau sous-préfet, voici maintenant dix-huit mois, il amena avec lui son secrétaire particulier, un drôle de garçon, qui avait mené la vie dans le quartier Latin, paraît-il.

Il vit Mlle Fontanelle et en devint amoureux. On lui dit tout. Il se contenta de répondre : « Bah, c’est justement là une garantie pour l’avenir. J’aime mieux que ce soit avant qu’après. Avec cette femme-là, je dormirai tranquille. »

Il fit sa cour, la demanda en mariage et l’épousa. Alors, ayant du toupet, il fit des visites de noce comme si de rien n’était. Quelques personnes les rendirent, d’autres s’abstinrent. Enfin, on commençait à oublier et elle prenait place dans le monde.

Il faut vous dire qu’elle adorait son mari comme un dieu. Songez qu’il lui avait rendu l’honneur, qu’il l’avait fait rentrer dans la loi commune, qu’il avait bravé, forcé l’opinion, affronté les outrages, accompli, en somme, un acte de courage que bien peu d’hommes accompliraient. Elle avait donc pour lui une passion exaltée et ombrageuse.

Elle devint enceinte, et, quand on apprit sa grossesse, les personnes les plus chatouilleuses lui ouvrirent leur porte, comme si elle eût été définitivement purifiée par la maternité. C’est drôle, mais c’est comme ça…

Tout allait donc pour le mieux, quand nous avons eu, l’autre jour, la fête patronale du pays. Le préfet, entouré de son état-major et des autorités, présidait le concours des orphéons, et il venait de prononcer son discours, lorsque commença la distribution des médailles que son secrétaire particulier, Paul Hamot, remettait à chaque titulaire.

Vous savez que dans ces affaires-là il y a toujours des jalousies et des rivalités qui font perdre la mesure aux gens.

Toutes les dames de la ville étaient là, sur l’estrade.

À son tour s’avança le chef de musique du bourg de Mormillon. Sa troupe n’avait qu’une médaille de deuxième classe. On ne peut pas en donner de première classe à tout le monde, n’est-ce pas ?

Quand le secrétaire particulier lui remit son emblème, voilà que cet homme le lui jette à la figure en criant : « Tu peux la garder pour Baptiste, ta médaille. Tu lui en dois même une de première classe aussi bien qu’à moi. »

Il y avait là un tas de peuple qui se mit à rire. Le peuple n’est pas charitable ni délicat, et tous les yeux se sont tournés vers cette pauvre dame.

Oh, monsieur, avez-vous jamais vu une femme devenir folle ? — Non. — Eh bien, nous avons assisté à ce spectacle-là ! Elle se leva et retomba sur son siège trois fois de suite, comme si elle eût voulu se sauver et compris qu’elle ne pourrait traverser toute cette foule qui l’entourait.

Une voix, quelque part, dans le public, cria encore : « Ohé, madame Baptiste ! » Alors une grande rumeur eut lieu, faite de gaietés et d’indignations.

C’était une houle, un tumulte ; toutes les têtes remuaient. On se répétait le mot ; on se haussait pour voir la figure que faisait cette malheureuse ; des maris enlevaient leurs femmes dans leurs bras afin de la leur montrer ; des gens demandaient : « Laquelle, celle en bleu ? » Les gamins poussaient des cris de coq ; de grands rires éclataient de place en place.

Elle ne remuait plus, éperdue, sur son fauteuil d’apparat, comme si elle eût été placée en montre pour l’assemblée. Elle ne pouvait ni disparaître, ni bouger, ni dissimuler son visage. Ses paupières clignotaient précipitamment comme si une grande lumière lui eût brûlé les yeux ; et elle soufflait à la façon d’un cheval qui monte une côte.

Ça fendait le cœur de la voir.

M. Hamot avait saisi à la gorge ce grossier personnage, et ils se roulaient par terre au milieu d’un tumulte effroyable.

La cérémonie fut interrompue.

Une heure après, au moment où les Hamot rentraient chez eux, la jeune femme, qui n’avait pas prononcé un seul mot depuis l’insulte, mais qui tremblait comme si tous ses nerfs eussent été mis en danse par un ressort, enjamba tout à coup le parapet du pont sans que son mari ait eu le temps de la retenir, et se jeta dans la rivière.

L’eau est profonde sous les arches. On fut deux heures avant de parvenir à la repêcher. Elle était morte, naturellement.

ê

Le conteur se tut. Puis il ajouta : « C’est peut-être ce qu’elle avait de mieux à faire dans sa position. Il y a des choses qu’on n’efface pas.

« Vous saisissez maintenant pourquoi le clergé a refusé la porte de l’église. Oh ! si l’enterrement avait été religieux toute la ville serait venue. Mais vous comprenez que le suicide s’ajoutant à l’autre histoire, les familles se sont abstenues ; et puis, il est bien difficile, ici, de suivre un enterrement sans prêtres. »

Nous franchissions la porte du cimetière. Et j’attendis, très ému, qu’on eût descendu la bière dans la fosse pour m’approcher du pauvre garçon qui sanglotait et lui serrer énergiquement la main.

Il me regarda avec surprise à travers ses larmes, puis prononça : « Merci, monsieur. » Et je ne regrettai pas d’avoir suivi ce convoi.


<t Bécasse (La)>

La Bécasse

Le vieux baron des Ravots avait été pendant quarante ans le roi des chasseurs de sa province. Mais, depuis cinq à six années, une paralysie des jambes le clouait à son fauteuil, et il ne pouvait plus que tirer des pigeons de la fenêtre de son salon ou du haut de son grand perron.

Le reste du temps il lisait.

C’était un homme de commerce aimable chez qui était resté beaucoup de l’esprit lettré du dernier siècle. Il adorait les contes, les petits contes polissons, et aussi les histoires vraies arrivées dans son entourage. Dès qu’un ami entrait chez lui, il demandait :

« Eh bien, quoi de nouveau ? »

Et il savait interroger à la façon d’un juge d’instruction.

Par les jours de soleil il faisait rouler devant la porte son large fauteuil pareil à un lit. Un domestique, derrière son dos, tenait les fusils, les chargeait et les passait à son maître ; un autre valet, caché dans un massif, lâchait un pigeon de temps en temps, à des intervalles irréguliers, pour que le baron ne fût pas prévenu et demeurât en éveil.

Et, du matin au soir, il tirait les oiseaux rapides, se désolant quand il s’était laissé surprendre, et riant aux larmes quand la bête tombait d’aplomb ou faisait quelque culbute inattendue et drôle. Il se tournait alors vers le garçon qui chargeait les armes, et il demandait, en suffoquant de gaieté :

« Y est-il, celui-là, Joseph ! As-tu vu comme il est descendu ? »

Et Joseph répondait invariablement :

« Oh ! monsieur le baron ne les manque pas. »

À l’automne, au moment des chasses, il invitait, comme à l’ancien temps, ses amis, et il aimait entendre au loin les détonations. Il les comptait, heureux quand elles se précipitaient. Et, le soir, il exigeait de chacun le récit fidèle de sa journée.

Et on restait trois heures à table en racontant des coups de fusil.

C’étaient d’étranges et invraisemblables aventures, où se complaisait l’humeur hâbleuse des chasseurs. Quelques-uns avaient fait date et revenaient régulièrement. L’histoire d’un lapin que le petit vicomte de Bourril avait manqué dans son vestibule les faisait se tordre chaque année de la même façon. Toutes les cinq minutes un nouvel orateur prononçait :

« J’entends : “ Birr ! birr ! ” et une compagnie magnifique me part à dix pas. J’ajuste : pif ! paf ! j’en vois tomber une pluie, une vraie pluie. Il y en avait sept ! »

Et tous, étonnés, mais réciproquement crédules, s’extasiaient.

Mais il existait dans la maison une vieille coutume, appelée le « conte de la Bécasse ».

Au moment du passage de cette reine des gibiers, la même cérémonie recommençait à chaque dîner.

Comme il adorait l’incomparable oiseau, on en mangeait tous les soirs un par convive ; mais on avait soin de laisser dans un plat toutes les têtes.

Alors le baron, officiant comme un évêque, se faisait apporter sur une assiette un peu de graisse, oignait avec soin les têtes précieuses en les tenant par le bout de la mince aiguille qui leur sert de bec. Une chandelle allumée était posée près de lui, et tout le monde se taisait, dans l’anxiété de l’attente.

Puis il saisissait un des crânes ainsi préparés, le fixait sur une épingle, piquait l’épingle sur un bouchon, maintenait le tout en équilibre au moyen de petits bâtons croisés comme des balanciers, et plantait délicatement cet appareil sur un goulot de bouteille en manière de tourniquet.

Tous les convives comptaient ensemble, d’une voix forte :

« Une, — deux, — trois. »

Et le baron, d’un coup de doigt, faisait vivement pivoter ce joujou.

Celui des invités que désignait, en s’arrêtant, le long bec pointu devenait maître de toutes les têtes, régal exquis qui faisait loucher ses voisins.

Il les prenait une à une et les faisait griller sur la chandelle. La graisse crépitait, la peau rissolée fumait, et l’élu du hasard croquait le crâne suiffé en le tenant par le nez et en poussant des exclamations de plaisir.

Et chaque fois les dîneurs, levant leurs verres, buvaient à sa santé.

Puis, quand il avait achevé le dernier, il devait sur l’ordre du baron, conter une histoire pour indemniser les déshérités.

Voici quelques-uns de ces récits :


<t Folle (La)>

La Folle

À Robert de Bonnières.

Tenez, dit M. Mathieu d’Endolin, les bécasses me rappellent une bien sinistre anecdote de la guerre.

Vous connaissez ma propriété dans le faubourg de Cormeil. Je l’habitais au moment de l’arrivée des Prussiens.

J’avais alors pour voisine une espèce de folle, dont l’esprit s’était égaré sous les coups du malheur. Jadis, à l’âge de vingt-cinq ans, elle avait perdu, en un seul mois, son père, son mari et son enfant nouveau-né.

Quand la mort est entrée une fois dans une maison, elle y revient presque toujours immédiatement, comme si elle connaissait la porte.

La pauvre jeune femme, foudroyée par le chagrin, prit le lit, délira pendant six semaines. Puis, une sorte de lassitude calme succédant à cette crise violente, elle resta sans mouvement, mangeant à peine, remuant seulement les yeux. Chaque fois qu’on voulait la faire lever, elle criait comme si on l’eût tuée. On la laissa donc toujours couchée, ne la tirant de ses draps que pour les soins de sa toilette et pour retourner ses matelas.

Une vieille bonne restait près d’elle, la faisant boire de temps en temps ou mâcher un peu de viande froide. Que se passait-il dans cette âme désespérée ? On ne le sut jamais ; car elle ne parla plus. Songeait-elle aux morts ? Rêvassait-elle tristement, sans souvenir précis ? Ou bien sa pensée anéantie restait-elle immobile comme de l’eau sans courant ?

Pendant quinze années, elle demeura ainsi fermée et inerte.

La guerre vint ; et, dans les premiers jours de décembre, les Prussiens pénétrèrent à Cormeil.

Je me rappelle cela comme d’hier. Il gelait à fendre les pierres ; et j’étais étendu moi-même dans un fauteuil, immobilisé par la goutte, quand j’entendis le battement lourd et rythmé de leurs pas. De ma fenêtre, je les vis passer.

Ils défilaient interminablement, tous pareils, avec ce mouvement de pantins qui leur est particulier. Puis les chefs distribuèrent leurs hommes aux habitants. J’en eus dix-sept. La voisine, la folle, en avait douze, dont un commandant, vrai soudard, violent, bourru.

Pendant les premiers jours tout se passa normalement. On avait dit à l’officier d’à côté que la dame était malade ; et il ne s’en inquiéta guère. Mais bientôt cette femme qu’on ne voyait jamais l’irrita. Il s’informa de la maladie ; on répondit que son hôtesse était couchée depuis quinze ans par suite d’un violent chagrin. Il n’en crut rien sans doute, et s’imagina que la pauvre insensée ne quittait pas son lit par fierté, pour ne pas voir les Prussiens, et ne leur point parler, et ne les point frôler.

Il exigea qu’elle le reçût ; on le fit entrer dans sa chambre. Il demanda d’un ton brusque :

« Je vous prierai, matame, de fous lever et de tescentre pour qu’on fous foie. »

Elle tourna vers lui ses yeux vagues, ses yeux vides, et ne répondit pas.

Il reprit :

« Che ne tolérerai bas d’insolence. Si fous ne fous levez bas de ponne volonté, che trouverai pien un moyen de fous faire bromener tout seule. »

Elle ne fit pas un geste, toujours immobile comme si elle ne l’eût pas vu.

Il rageait, prenant ce silence calme pour une marque de mépris suprême. Et il ajouta :

« Si vous n’êtes pas tescentue temain… »

Puis, il sortit.

Le lendemain, la vieille bonne, éperdue, la voulut habiller ; mais la folle se mit à hurler en se débattant. L’officier monta bien vite ; et la servante, se jetant à ses genoux, cria :

« Elle ne veut pas, monsieur, elle ne veut pas. Pardonnez-lui ; elle est si malheureuse. »

Le soldat restait embarrassé n’osant, malgré sa colère, la faire tirer du lit par ses hommes. Mais soudain il se mit à rire et donna des ordres en allemand.

Et bientôt on vit sortir un détachement qui soutenait un matelas comme on porte un blessé. Dans ce lit qu’on n’avait point défait, la folle, toujours silencieuse, restait tranquille, indifférente aux événements tant qu’on la laissait couchée. Un homme par derrière portait un paquet de vêtements féminins.

Et l’officier prononça en se frottant les mains :

« Nous ferrons pien si vous ne poufez bas vous hapiller toute seule et faire une bétite bromenate. »

Puis on vit s’éloigner le cortège dans la direction de la forêt d’Imauville.

Deux heures plus tard les soldats revinrent tout seuls.

On ne revit plus la folle. Qu’en avaient-ils fait ? Où l’avaient-ils portée ! On ne le sut jamais.

La neige tombait maintenant jour et nuit, ensevelissant la plaine et les bois sous un linceul de mousse glacée. Les loups venaient hurler jusqu’à nos portes.

La pensée de cette femme perdue me hantait ; et je fis plusieurs démarches auprès de l’autorité prussienne, afin d’obtenir des renseignements. Je faillis être fusillé.

Le printemps revint. L’armée d’occupation s’éloigna. La maison de ma voisine restait fermée ; l’herbe drue poussait dans les allées.

La vieille bonne était morte pendant l’hiver. Personne ne s’occupait plus de cette aventure ; moi seul y songeais sans cesse.

Qu’avaient-ils fait de cette femme ? s’était-elle enfuie à travers les bois ! L’avait-on recueillie quelque part, et gardée dans un hôpital sans pouvoir obtenir d’elle aucun renseignement. Rien ne venait alléger mes doutes ; mais, peu à peu, le temps apaisa le souci de mon cœur.

Or, à l’automne suivant, les bécasses passèrent en masse ; et, comme ma goutte me laissait un peu de répit, je me traînai jusqu’à la forêt. J’avais déjà tué quatre ou cinq oiseaux à long bec, quand j’en abattis un qui disparut dans un fossé plein de branches. Je fus obligé d’y descendre pour y ramasser ma bête. Je la trouvai tombée auprès d’une tête de mort. Et brusquement le souvenir de la folle m’arriva dans la poitrine comme un coup de poing. Bien d’autres avaient expiré dans ces bois peut-être en cette année sinistre ; mais je ne sais pourquoi, j’étais sûr, sûr, vous dis-je, que je rencontrais la tête de cette misérable maniaque.

Et soudain je compris, je devinai tout. Ils l’avaient abandonnée sur ce matelas, dans la forêt froide et déserte ; et, fidèle à son idée fixe, elle s’était laissée mourir sous l’épais et léger duvet des neiges et sans remuer le bras ou la jambe.

Puis les loups l’avaient dévorée.

Et les oiseaux avaient fait leur nid avec la laine de son lit déchiré.

J’ai gardé ce triste ossement. Et je fais des vœux pour que nos fils ne voient plus jamais de guerre.


<t Rouerie>

Rouerie

Les femmes ?

— Eh bien, quoi ? les femmes ?

— Eh bien, il n’y a pas de prestidigitateurs plus subtils pour nous mettre dedans à tout propos, avec ou sans raison, souvent pour le seul plaisir de ruser. Et elles rusent avec une simplicité incroyable, une audace surprenante, une finesse invincible. Elles rusent du matin au soir, et toutes, les plus honnêtes, les plus droites, les plus sensées.

« Ajoutons qu’elles y sont parfois un peu forcées. L’homme a, sans cesse, des entêtements d’imbécile et des désirs de tyran. Un mari, dans son ménage, impose à tout moment des volontés ridicules. Il est plein de manies ; sa femme les flatte en les trompant. Elle lui fait croire qu’une chose coûte tant, parce qu’il crierait si cela valait plus. Et elle se tire toujours adroitement d’affaire par des moyens si faciles et si malins, que les bras nous en tombent lorsque nous les apercevons par hasard. Nous nous disons, stupéfaits : “ Comment ne nous en étions-nous pas aperçus ? ” »

L’homme qui parlait était un ancien ministre de l’Empire, le comte de L…, fort roué, disait-on, et d’esprit supérieur.

Un groupe de jeunes gens l’écoutait.

Il reprit :

« J’ai été roulé par une humble petite bourgeoise d’une façon comique et magistrale. Je vais vous dire la chose pour votre instruction. »

ê

J’étais alors ministre des affaires étrangères et, chaque matin, j’avais l’habitude de faire une longue promenade à pied aux Champs-Élysées. C’était au mois de mai ; je marchais en respirant avidement cette bonne odeur des premières feuilles.

Bientôt je m’aperçus que je rencontrais tous les jours une adorable petite femme, une de ces étonnantes et gracieuses créatures qui portent la marque de fabrique de Paris. Jolie ? Oui et non. Bien faite ? Non, mieux que ça. La taille était trop mince, les épaules trop droites, la poitrine trop bombée, soit ; mais je préfère ces exquises poupées de chair ronde à cette grande carcasse de Vénus de Milo.

Et puis elles trottinent d’une façon incomparable ; et le seul frémissement de leur tournure nous fait courir des désirs dans les moelles. Elle avait l’air de me regarder en passant. Mais ces femmes-là ont toujours l’air de tout ; et on ne sait jamais…

Un matin, je la vis assise sur un banc, avec un livre ouvert à la main. Je m’empressai de m’asseoir à son côté. Cinq minutes après nous étions amis. Alors, chaque jour, après le salut souriant : « Bonjour, madame. — Bonjour, monsieur », on causait. Elle me raconta qu’elle était femme d’un employé, que la vie était triste, que les plaisirs étaient rares et les soucis fréquents, et mille autres choses.

Je lui dis qui j’étais, par hasard et peut-être aussi par vanité ; elle simula fort bien l’étonnement.

Le lendemain elle venait me voir au ministère, et elle y revint si souvent que les huissiers, ayant appris à la connaître, se jetaient tout bas de l’un à l’autre, en l’apercevant, le nom dont ils l’avaient baptisée : « Madame Léon ». — Je porte ce prénom.

Pendant trois mois je la vis tous les matins sans me lasser d’elle une seconde, tant elle savait sans cesse varier et pimenter sa tendresse. Mais un jour je m’aperçus qu’elle avait les yeux meurtris et luisants de larmes contenues, qu’elle parlait avec peine, perdue en des préoccupations secrètes.

Je la priai, je la suppliai de me dire le souci de son cœur ; et elle finit par balbutier en frissonnant : « Je suis… je suis enceinte. » Et elle se mit à sangloter. Oh ! je fis une grimace horrible et je dus pâlir comme on fait à des nouvelles semblables. Vous ne sauriez croire quel coup désagréable vous donne dans la poitrine l’annonce de ces paternités inattendues. Mais vous connaîtrez cela tôt ou tard. À mon tour, je bégayai : « Mais… mais… tu es mariée, n’est-ce pas ? »

Elle répondit : « Oui, mais mon mari est en Italie depuis deux mois et il ne reviendra pas de longtemps encore. »

Je tenais, coûte que coûte, à dégager ma responsabilité. Je dis : « Il faut le joindre tout de suite. » Elle rougit jusqu’aux tempes, et baissant les yeux : « Oui… mais… » Elle n’osa ou ne voulut achever.

J’avais compris et je lui remis discrètement une enveloppe contenant ses frais de voyage.

Huit jours plus tard, elle m’adressait une lettre de Gênes. La semaine suivante j’en recevais une de Florence. Puis il m’en vint de Livourne, de Rome, de Naples. Elle me disait : « je vais bien, mon cher amour, mais je suis affreuse. Je ne veux pas que tu me voies avant que ce soit fini ; tu ne m’aimerais plus. Mon mari ne s’est douté de rien. Comme sa mission le retient encore pour longtemps en ce pays, je ne reviendrai en France qu’après ma délivrance. »

Et, au bout de huit mois environ, je recevais de Venise ces seuls mots : « C’est un garçon. »

Quelque temps après, elle entra brusquement un matin, dans mon cabinet, plus fraîche et plus jolie que jamais, et se jeta dans mes bras.

Et notre tendresse ancienne recommença.

Je quittai le ministère ; elle vint dans mon hôtel de la rue de Grenelle. Souvent, elle me parlait de l’enfant, mais je ne l’écoutais guère ; cela ne me regardait pas. Je lui remettais par moments une somme assez ronde, en lui disant simplement : « Place cela pour lui. »

Deux ans encore s’écoulèrent ; et, de plus en plus, elle s’acharnait à me donner des nouvelles du petit, « de Léon ». Parfois elle pleurait : « Tu ne l’aimes pas ; tu ne veux seulement pas le voir ; si tu savais quel chagrin tu me fais ! »

Enfin, elle me harcela si fort que je lui promis un jour d’aller le lendemain aux Champs-Élysées, à l’heure où elle viendrait l’y promener.

Mais, au moment de partir, une crainte m’arrêta. L’homme est faible et bête ; qui sait ce qui allait se passer dans mon cœur ? Si je me mettais à aimer ce petit être né de moi ! mon fils !

J’avais mon chapeau sur la tête, mes gants aux mains. Je jetai les gants sur mon bureau et mon chapeau sur une chaise : « Non, décidément, je n’irai pas, c’est plus sage. »

Ma porte s’ouvrit. Mon frère entrait. Il me tendit une lettre anonyme reçue le matin : « Prévenez le comte de L…, votre frère, que la petite femme de la rue Cassette se moque effrontément de lui. Qu’il prenne des renseignements sur elle. »

Je n’avais jamais rien dit à personne de cette vieille intrigue. Je fus stupéfait et je racontai l’histoire à mon frère depuis le commencement jusqu’à la fin. J’ajoutai : « Quant à moi, je ne veux m’occuper de rien, mais tu seras bien gentil d’aller aux nouvelles. » Mon frère parti, je me disais : « En quoi peut-elle me tromper ? Elle a d’autres amants ? Que m’importe ! Elle est jeune, fraîche et jolie ; je ne lui en demande pas plus. Elle a l’air de m’aimer et ne me coûte pas trop cher, en définitive. Vraiment, je ne comprends pas. »

Mon frère revint bientôt. À la police, on lui avait donné des renseignements parfaits du mari. « Employé au ministère de l’Intérieur, correct, bien noté, bien pensant, mais marié à une femme fort jolie, dont les dépenses semblaient un peu exagérées pour sa position modeste. » Voilà tout.

Or, mon frère l’ayant cherchée à son domicile et ayant appris qu’elle était sortie, avait fait jaser la concierge, à prix d’or : « Mme D…, une bien brave femme, et son mari un bien brave homme, pas fiers, pas riches, mais généreux. »

Mon frère demanda, pour dire quelque chose :

« Quel âge a son petit garçon, maintenant ?

— Mais elle n’a pas de petit garçon, monsieur ?

— Comment ? le petit Léon ?

— Non, monsieur, vous vous trompez.

— Mais celui qu’elle a eu pendant son voyage en Italie, voici deux ans ?

— Elle n’a jamais été en Italie, monsieur, elle n’a pas quitté la maison depuis cinq ans qu’elle l’habite. »

Mon frère, surpris, avait de nouveau interrogé, sondé, poussé au plus loin ses investigations. Pas d’enfant, pas de voyage.

J’étais prodigieusement étonné, mais sans bien comprendre le sens final de cette comédie.

« Je veux, dis-je en avoir le cœur net. Je vais la prier de venir ici demain. Tu la recevras à ma place ; si elle m’a joué, tu lui remettras ces dix mille francs, et je ne la reverrai plus. Au fait, je commence à en avoir assez. »

Le croiriez-vous, cela me désolait la veille d’avoir un enfant de cette femme, et j’étais irrité, honteux, blessé maintenant de n’en plus avoir. Je me trouvais libre, délivré de toute obligation, de toute inquiétude ; et je me sentais furieux.

Mon frère, le lendemain, l’attendit dans mon cabinet. Elle entra vivement comme d’habitude, courant à lui les bras ouverts, et s’arrêta net en l’apercevant.

Il salua, et s’excusa.

« Je vous demande pardon, madame, de me trouver ici à la place de mon frère ; mais il m’a chargé de vous demander des explications qu’il lui aurait été pénible d’obtenir lui-même. »

Alors, la fixant au fond des yeux, il dit brusquement :

« Nous savons que vous n’avez pas d’enfant de lui. »

Après le premier moment de stupeur, elle avait repris contenance, s’était assise et regardait en souriant ce juge. Elle répondit simplement :

« Non, je n’ai pas d’enfant.

— Nous savons aussi que vous n’avez jamais été en Italie. »

Cette fois, elle se mit à rire tout à fait.

« Non, je n’ai jamais été en Italie. »

Mon frère, abasourdi, reprit :

« Le comte m’a chargé de vous remettre cet argent et de vous dire que tout était rompu. »

Elle reprit son sérieux, mit tranquillement l’argent dans sa poche, et demanda avec naïveté :

« Alors… je ne reverrai plus le comte ?

— Non, madame. »

Elle parut contrariée et ajouta d’un ton calme :

« Tant pis ; je l’aimais bien. »

Voyant qu’elle en avait pris si résolument son parti, mon frère, souriant à son tour, lui demanda :

« Voyons, dites-moi donc maintenant pourquoi vous avez inventé toute cette ruse longue et compliquée du voyage et de l’enfant. »

Elle regarda mon frère, ébahie, comme s’il eût posé une question stupide, et répondit :

« Tiens, cette malice. Croyez-vous qu’une pauvre petite bourgeoise de rien du tout comme moi aurait retenu pendant trois ans le comte de L…, un ministre, un grand seigneur, un homme à la mode, riche et séduisant, si elle ne lui en avait pas donné un peu à garder ? Maintenant c’est fini. Tant pis. Ça ne pouvait durer toujours. Je n’en ai pas moins réussi pendant trois ans. Vous lui direz bien des choses de ma part. »

Elle se leva. Mon frère reprit :

« Mais… l’enfant ? Vous en aviez un, pour le montrer ?

— Certes, l’enfant de ma sœur. Elle me le prêtait. Je parie que c’est elle qui vous a prévenus ?

Bon ; et toutes ces lettres d’Italie ? »

Elle se rassit pour rire à son aise.

« Oh ! ces lettres, c’est tout un poème. Le comte n’était pas ministre des affaires étrangères pour rien.

— Mais… encore ?

— Encore est mon secret. Je ne veux compromettre personne. »

Et, saluant avec un sourire un peu moqueur, elle sortit sans plus d’émotion, en actrice dont le rôle est fini.

ê

Et le comte de L… ajouta, comme morale : « Fiez-vous donc à ces oiseaux-là ! »


<t Légende du mont Saint-Michel (La)>

La Légende du mont
Saint-Michel

Je l’avais vu d’abord de Cancale, ce château de fées planté dans la mer. Je l’avais vu confusément, ombre grise dressée sur le ciel brumeux.

Je le revis d’Avranches, au soleil couchant. L’immensité des sables était rouge, l’horizon était rouge, toute la baie démesurée était rouge ; seule, l’abbaye escarpée, poussée là-bas, loin de la terre, comme un manoir fantastique, stupéfiante comme un palais de rêve, invraisemblablement étrange et belle, restait presque noire dans les pourpres du jour mourant.

J’allai vers elle le lendemain dès l’aube à travers les sables, l’œil tendu sur ce bijou monstrueux, grand comme une montagne, ciselé comme un camée, et vaporeux comme une mousseline. Plus j’approchais, plus je me sentais soulevé d’admiration, car rien au monde peut-être n’est plus étonnant et plus parfait.

Et j’errai, surpris comme si j’avais découvert l’habitation d’un dieu à travers ces salles portées par des colonnes légères ou pesantes, à travers ces couloirs percés à jour, levant mes yeux émerveillés sur ces clochetons qui semblent des fusées parties vers le ciel et sur tout cet emmêlement incroyable de tourelles, de gargouilles, d’ornements sveltes et charmants, feu d’artifice de pierre, dentelle de granit, chef-d’œuvre d’architecture colossale et délicate.

Comme je restais en extase, un paysan bas-normand m’aborda et me raconta l’histoire de la grande querelle de saint Michel avec le diable.

Un sceptique de génie a dit : « Dieu a fait l’homme à son image, mais l’homme le lui a bien rendu. »

Ce mot est d’une éternelle vérité et il serait fort curieux de faire dans chaque continent l’histoire de la divinité locale, ainsi que l’histoire des saints patrons dans chacune de nos provinces. Le nègre a des idoles féroces, mangeuses d’hommes ; le mahométan polygame peuple son paradis de femmes ; les Grecs, en gens pratiques, avaient divinisé toutes les passions.

Chaque village de France est placé sous l’invocation d’un saint protecteur, modifié à l’image des habitants.

Or, saint Michel veille sur la Basse-Normandie, saint Michel, l’ange radieux et victorieux, le porte-glaive, le héros du ciel, le triomphant, le dominateur de Satan.

Mais voici comment le Bas-Normand, rusé, cauteleux, sournois et chicanier, comprend et raconte la lutte du grand saint avec le diable.

Pour se mettre à l’abri des méchancetés du démon, son voisin, saint Michel construisit lui-même, en plein Océan, cette habitation digne d’un archange ; et, seul, en effet, un pareil saint pouvait se créer une semblable résidence.

Mais comme il redoutait encore les approches du Malin, il entoura son domaine de sables mouvants plus perfides que la mer.

Le diable habitait une humble chaumière sur la côte ; mais il possédait les prairies baignées d’eau salée, les belles terres grasses où poussent les récoltes lourdes, les riches vallées et les coteaux féconds de tout le pays ; tandis que le saint ne régnait que sur les sables. De sorte que Satan était riche, et saint Michel était pauvre comme un gueux.

Après quelques années de jeûne, le saint s’ennuya de cet état de choses et pensa à passer un compromis avec le diable ; mais la chose n’était guère facile, Satan tenant à ses moissons.

Il réfléchit pendant six mois ; puis, un matin, il s’achemina vers la terre. Le démon mangeait la soupe devant sa porte quand il aperçut le saint ; aussitôt il se précipita à sa rencontre, baisa le bas de sa manche, le fit entrer et lui offrit de se rafraîchir.

Après avoir bu une jatte de lait, saint Michel prit la parole :

« Je suis venu pour te proposer une bonne affaire. »

Le diable, candide et sans défiance, répondit :

« Ça me va.

Voici. Tu me céderas toutes tes terres. »

Satan, inquiet, voulut parler.

« Mais… »

Le saint reprit :

« Écoute d’abord. Tu me céderas toutes tes terres. Je me chargerai de l’entretien, du travail, des labourages, des semences, du fumage, de tout enfin, et nous partagerons la récolte par moitié. Est-ce dit ? »

Le diable, naturellement paresseux, accepta.

Il demanda seulement en plus quelques-uns de ces délicieux surmulets qu’on pêche autour du mont solitaire. Saint Michel promit les poissons.

Ils se tapèrent dans la main, crachèrent de côté pour indiquer que l’affaire était faite, et le saint reprit :

« Tiens, je ne veux pas que tu aies à te plaindre de moi. Choisis ce que tu préfères : la partie des récoltes qui sera sur terre ou celle qui restera dans la terre. »

Satan s’écria :

« Je prends celle qui sera sur terre.

C’est entendu », dit le saint.

Et il s’en alla.

Or, six mois après, dans l’immense domaine du diable, on ne voyait que des carottes, des navets, des oignons, des salsifis, toutes les plantes dont les racines grasses sont bonnes et savoureuses, et dont la feuille inutile sert tout au plus à nourrir les bêtes.

Satan n’eut rien et voulut rompre le contrat, traitant saint Michel de « malicieux ».

Mais le saint avait pris goût à la culture ; il retourna retrouver le diable :

« Je t’assure que je n’y ai point pensé du tout ; ça s’est trouvé comme ça ; il n’y a point de ma faute. Et, pour te dédommager, je t’offre de prendre, cette année, tout ce qui se trouvera sous terre.

— Ça me va », dit Satan.

Au printemps suivant, toute l’étendue des terres de l’Esprit du mal était couverte de blés épais, d’avoines grosses comme des clochetons, de lins, de colzas magnifiques, de trèfles rouges, de pois, de choux, d’artichauts, de tout ce qui s’épanouit au soleil en graines ou en fruits.

Satan n’eut encore rien et se fâcha tout à fait.

Il reprit ses prés et ses labours et resta sourd à toutes les ouvertures nouvelles de son voisin.

Une année entière s’écoula. Du haut de son manoir isolé, saint Michel regardait la terre lointaine et féconde, et voyait le diable dirigeant les travaux, rentrant les récoltes, battant ses grains. Et il rageait, s’exaspérant de son impuissance. Ne pouvant plus duper Satan, il résolut de s’en venger, et il alla le prier à dîner pour le lundi suivant.

« Tu n’as pas été heureux dans tes affaires avec moi, disait-il, je le sais ; mais je ne veux pas qu’il reste de rancune entre nous, et je compte que tu viendras dîner avec moi. Je te ferai manger de bonnes choses. »

Satan, aussi gourmand que paresseux, accepta bien vite. Au jour dit, il revêtit ses plus beaux habits et prit le chemin du Mont.

Saint Michel le fit asseoir à une table magnifique. On servit d’abord un vol-au-vent plein de crêtes et de rognons de coq, avec des boulettes de chair à saucisse, puis deux gros surmulets à la crème, puis une dinde blanche pleine de marrons confits dans du vin, puis un gigot de pré-salé, tendre comme du gâteau ; puis des légumes qui fondaient dans la bouche et de la bonne galette chaude, qui fumait en répandant un parfum de beurre.

On but du cidre pur, mousseux et sucré, et du vin rouge et capiteux, et, après chaque plat, on faisait un trou avec de la vieille eau-de-vie de pommes.

Le diable but et mangea comme un coffre, tant et si bien qu’il se trouva gêné.

Alors saint Michel, se levant formidable, s’écria d’une voix de tonnerre :

« Devant moi ! devant moi, canaille ! Tu oses… devant moi… »

Satan éperdu s’enfuit, et le saint, saisissant un bâton, le poursuivit.

Ils couraient par les salles basses, tournant autour des piliers, montaient les escaliers aériens, galopaient le long des corniches, sautaient de gargouille en gargouille. Le pauvre démon, malade à fendre l’âme, fuyait, souillant la demeure du saint. Il se trouva enfin sur la dernière terrasse, tout en haut, d’où l’on découvre la baie immense avec ses villes lointaines, ses sables et ses pâturages. Il ne pouvait échapper plus longtemps ; et le saint, lui jetant dans le dos un coup de pied furieux, le lança comme une balle à travers l’espace.

Il fila dans le ciel ainsi qu’un javelot, et s’en vint tomber lourdement devant la ville de Mortain. Les cornes de son front et les griffes de ses membres entrèrent profondément dans le rocher, qui garde pour l’éternité les traces de cette chute de Satan.

Il se releva boiteux, estropié jusqu’à la fin des siècles ; et, regardant au loin le Mont fatal, dressé comme un pic dans le soleil couchant, il comprit bien qu’il serait toujours vaincu dans cette lutte inégale, et il partit en traînant la jambe, se dirigeant vers des pays éloignés, abandonnant à son ennemi ses champs, ses coteaux, ses vallées et ses prés.

Et voilà comment saint Michel, patron des Normands, vainquit le diable.

Un autre peuple avait rêvé autrement cette bataille.


<t Yveline Samoris>

Yveline Samoris

« La comtesse Samoris.

— Cette dame en noir, là-bas ?

— Elle-même, elle porte le deuil de sa fille qu’elle a tuée.

— Allons donc ! Que me contez-vous là ?

— Une histoire toute simple, sans crime et sans violences.

— Alors quoi ?

— Presque rien. Beaucoup de courtisanes étaient nées pour être des honnêtes femmes, dit-on ; et beaucoup de femmes dites honnêtes pour être courtisanes, n’est-ce pas ? Or, Mme Samoris, née courtisane, avait une fille née honnête femme, voilà tout.

— Je comprends mal.

— Je m’explique. »

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La comtesse Samoris est une de ces étrangères à clinquant comme il en pleut des centaines sur Paris, chaque année. Comtesse hongroise ou valaque, ou je ne sais quoi, elle apparut un hiver dans un appartement des Champs-Élysées, ce quartier des aventuriers, et ouvrit ses salons au premier venant, et au premier venu.

J’y allai. Pourquoi ? direz-vous. Je n’en sais trop rien. J’y allai comme nous y allons tous, parce qu’on y joue, parce que les femmes sont faciles et les hommes malhonnêtes. Vous connaissez ce monde de flibustiers à décorations variées, tous nobles, tous titrés, tous inconnus aux ambassades, à l’exception des espions. Tous parlent de l’honneur à propos de bottes, citent leurs ancêtres, racontent leur vie, hâbleurs, menteurs, filous, dangereux comme leurs cartes, trompeurs comme leurs noms, l’aristocratie du bagne enfin.

J’adore ces gens-là. Ils sont intéressants à pénétrer, intéressants à connaître, amusants à entendre, souvent spirituels, jamais banals comme des fonctionnaires publics. Leurs femmes sont toujours jolies, avec une petite saveur de coquinerie étrangère, avec le mystère de leur existence passée peut-être à moitié dans une maison de correction. Elles ont en général des yeux superbes et des cheveux invraisemblables. Je les adore aussi.

Mme Samoris est le type de ces aventurières, élégante, mûre et belle encore, charmeuse et féline, on la sent vicieuse jusque dans les moelles. On s’amusait beaucoup chez elle, on y jouait, on y dansait, on y soupait… enfin on y faisait tout ce qui constitue les plaisirs de la vie mondaine.

Et elle avait une fille, grande, magnifique, toujours joyeuse, toujours prête pour les fêtes, toujours riant à pleine bouche et dansant à corps perdu. Une vraie fille d’aventurière. Mais une innocente, une ignorante, une naïve, qui ne voyait rien, ne savait rien, ne comprenait rien, ne devinait rien de tout ce qui se passait dans la maison paternelle.

« Comment le savez-vous ? »

Comment je le sais ? C’est plus drôle que tout. On sonne un matin chez moi, et mon valet de chambre vient me prévenir que M. Joseph Bonenthal demande à me parler. Je dis aussitôt :

« Qui est ce monsieur ? »

Mon serviteur répondit :

« Je ne sais pas trop, monsieur, c’est peut-être un domestique. »

C’était un domestique, en effet, qui voulait entrer chez moi.

« D’où sortez-vous ?

— De chez Mme la comtesse Samoris.

— Ah ! mais ma maison ne ressemble en rien à la sienne.

— Je le sais bien, monsieur, et voilà pourquoi je voudrais entrer chez Monsieur ; j’en ai assez de ces gens-là ; on y passe, mais on n’y reste pas. »

J’avais justement besoin d’un homme, je pris celui-là.

Un mois après, Mlle Yveline Samoris mourait mystérieusement ; et voici tous les détails de cette mort que je tiens de Joseph, qui les tenait de son amie la femme de chambre de la comtesse.

Le soir d’un bal, deux nouveaux arrivés causaient derrière une porte. Mlle Yveline, qui venait de danser, s’appuya contre cette porte pour avoir un peu d’air. Ils ne la virent pas s’approcher ; elle les entendit. Ils disaient :

« Mais quel est le père de la jeune personne ?

— Un Russe, paraît-il, le comte Rouvaloff. Il ne voit plus la mère.

— Et le prince régnant aujourd’hui ?

— Ce prince anglais debout contre la fenêtre ; Mme Samoris l’adore. Mais ses adorations ne durent jamais plus d’un mois à six semaines. Du reste, vous voyez que le personnel d’amis est nombreux ; tous sont appelés… et presque tous sont élus. Cela coûte un peu cher ; mais… bast !

— Où a-t-elle pris ce nom de Samoris ?

— Du seul homme peut-être qu’elle ait aimé, un banquier Israélite de Berlin qui s’appelait Samuel Morris.

— Bon. Je vous remercie. Maintenant que je suis renseigné, j’y vois clair. Et j’irai droit. »

Quelle tempête éclata dans cette cervelle de jeune fille douée de tous les instincts d’une honnête femme ? Quel désespoir bouleversa cette âme simple ? Quelles tortures éteignirent cette joie incessante, ce rire charmant, cet exultant bonheur de vivre ? Quel combat se livra dans ce cœur si jeune, jusqu’à l’heure où le dernier invité fut parti ? Voilà ce que Joseph ne pouvait pas me dire. Mais le soir même, Yveline entra brusquement dans la chambre de sa mère, qui allait se mettre au lit, fit sortir la suivante qui resta derrière la porte, et debout, pâle, les yeux agrandis, elle prononça :

« Maman, voici ce que j’ai entendu tantôt dans le salon. »

Et elle raconta mot pour mot le propos que je vous ai dit.

La comtesse stupéfaite ne savait d’abord que répondre. Puis elle nia tout avec énergie, inventa une histoire, jura, prit Dieu à témoin.

La jeune fille se retira éperdue, mais non convaincue. Et elle épia.

Je me rappelle parfaitement le changement étrange qu’elle avait subi. Elle était toujours grave et triste ; et plantait sur nous ses grands yeux fixes comme pour lire au fond de nos âmes. Nous ne savions qu’en penser, et on prétendait qu’elle cherchait un mari, soit définitif, soit passager.

Un soir elle n’eut plus de doute : elle surprit sa mère. Alors, froidement, comme un homme d’affaires qui pose les conditions d’un traité, elle dit :

« Voici, maman, ce que j’ai résolu. Nous nous retirerons toutes les deux dans une petite ville ou bien à la campagne ; nous y vivrons sans bruit, comme nous pourrons. Tes bijoux seuls sont une fortune. Si tu trouves à te marier avec quelque honnête homme, tant mieux ; encore plus tant mieux si je trouve aussi. Si tu ne consens pas à cela, je me tuerai. »

Cette fois la comtesse envoya coucher sa fille et lui défendit de jamais recommencer cette leçon malséante en sa bouche.

Yveline répondit :

« Je te donne un mois pour réfléchir. Si dans un mois nous n’avons pas changé d’existence, je me tuerai, puisqu’il ne reste aucune autre issue honorable à ma vie. »

Et elle s’en alla.

Au bout d’un mois, on dansait et on soupait toujours dans l’hôtel Samoris.

Yveline alors prétendit qu’elle avait mal aux dents et fit acheter chez un pharmacien voisin quelques gouttes de chloroforme. Le lendemain elle recommença ; elle dut elle-même, chaque fois qu’elle sortait, recueillir des doses insignifiantes du narcotique. Elle en emplit une bouteille.

On la trouva, un matin, dans son lit, déjà froide, avec un masque de coton sur la figure.

Son cercueil fut couvert de fleurs, l’église tendue de blanc. Il y eut foule à la cérémonie funèbre.

Eh bien ! vrai, si j’avais su, — mais on ne sait jamais, — j’aurais peut-être épousé cette fille-là. Elle était rudement jolie.

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« Et la mère, qu’est-elle devenue ?

— Oh ! elle a beaucoup pleuré. Elle recommence depuis huit jours seulement à recevoir ses intimes.

— Et qu’a-t-on dit pour expliquer cette mort ?

— On a parlé d’un poêle perfectionné dont le mécanisme s’était dérangé. Des accidents par ces appareils ayant fait grand bruit jadis, il n’y avait rien d’invraisemblable à cela. »


<t Conte de Noël>

Conte de Noël

Le docteur Bonenfant cherchait dans sa mémoire, répétant à mi-voix : « Un souvenir de Noël ?… Un souvenir de Noël ?… »

Et tout à coup, il s’écria :

« Mais si, j’en ai un, et un bien étrange encore ; c’est une histoire fantastique. J’ai vu un miracle ! Oui, mesdames, un miracle, la nuit de Noël. »

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Cela vous étonne de m’entendre parler ainsi, moi qui ne crois guère à rien. Et pourtant j’ai vu un miracle ! Je l’ai vu, dis-je, vu, de mes propres yeux vu, ce qui s’appelle vu.

En ai-je été fort surpris ? non pas ; car si je ne crois point à vos croyances, je crois à la foi, et je sais qu’elle transporte les montagnes. Je pourrais citer bien des exemples ; mais je vous indignerais et je m’exposerais aussi à amoindrir l’effet de mon histoire.

Je vous avouerai d’abord que si je n’ai pas été fort convaincu et converti par ce que j’ai vu, j’ai été du moins fort ému, et je vais tâcher de vous dire la chose naïvement, comme si j’avais une crédulité d’Auvergnat.

J’étais alors médecin de campagne, habitant le bourg de Rolleville, en pleine Normandie.

L’hiver cette année-là, fut terrible. Dès la fin de novembre, les neiges arrivèrent après une semaine de gelées. On voyait de loin les gros nuages venir du nord ; et la blanche descente des flocons commença.

En une nuit, toute la plaine fut ensevelie.

Les fermes, isolées dans leurs cours carrées, derrière leurs rideaux de grands arbres poudrés de frimas, semblaient s’endormir sous l’accumulation de cette mousse épaisse et légère.

Aucun bruit ne traversait plus la campagne immobile. Seuls les corbeaux, par bandes, décrivaient de longs festons dans le ciel, cherchant leur vie inutilement, s’abattant tous ensemble sur les champs livides et piquant la neige de leurs grands becs.

On n’entendait rien que le glissement vague et continu de cette poussière tombant toujours.

Cela dura huit jours pleins, puis l’avalanche s’arrêta. La terre avait sur le dos un manteau épais de cinq pieds.

Et, pendant trois semaines ensuite, un ciel, clair comme un cristal bleu le jour, et, la nuit, tout semé d’étoiles qu’on aurait crues de givre, tant le vaste espace était rigoureux, s’étendit sur la nappe unie, dure et luisante des neiges.

La plaine, les haies, les ormes des clôtures, tout semblait mort, tué par le froid. Ni hommes ni bêtes ne sortaient plus : seules les cheminées des chaumières en chemise blanche révélaient la vie cachée, par les minces filets de fumée qui montaient droit dans l’air glacial.

De temps en temps on entendait craquer les arbres, comme si leurs membres de bois se fussent brisés sous l’écorce ; et, parfois, une grosse branche se détachait et tombait, l’invincible gelée pétrifiant la sève et cassant les fibres.

Les habitations semées çà et là par les champs semblaient éloignées de cent lieues les unes des autres. On vivait comme on pouvait. Seul, j’essayais d’aller voir mes clients les plus proches, m’exposant sans cesse à rester enseveli dans quelque creux.

Je m’aperçus bientôt qu’une terreur mystérieuse planait sur le pays. Un tel fléau, pensait-on, n’était point naturel. On prétendit qu’on entendait des voix la nuit, des sifflements aigus, des cris qui passaient.

Ces cris et ces sifflements venaient sans aucun doute des oiseaux émigrants qui voyagent au crépuscule, et qui fuyaient en masse vers le sud. Mais allez donc faire entendre raison à des gens affolés. Une épouvante envahissait les esprits et on s’attendait à un événement extraordinaire.

La forge du père Vatinel était située au bout du hameau d’Épivent, sur la grande route, maintenant invisible et déserte. Or, comme les gens manquaient de pain, le forgeron résolut d’aller jusqu’au village. Il resta quelques heures à causer dans les six maisons qui forment le centre du pays, prit son pain et des nouvelles, et un peu de cette peur épandue sur la campagne.

Et il se remit en route avant la nuit.

Tout à coup, en longeant une haie, il crut voir un œuf sur la neige ; oui, un œuf déposé là, tout blanc comme le reste du monde. Il se pencha, c’était un œuf en effet. D’où venait-il ? Quelle poule avait pu sortir du poulailler et venir pondre en cet endroit ? Le forgeron s’étonna, ne comprit pas ; mais il ramassa l’œuf et le porta à sa femme.

« Tiens, la maîtresse, v’là un œuf que j’ai trouvé sur la route ! »

La femme hocha la tête :

« Un œuf sur la route ? Par ce temps-ci, t’es soûl, bien sûr ?

— Mais non, la maîtresse, même qu’il était au pied d’une haie, et encore chaud, pas gelé. Le v’là, j’me l’ai mis sur l’estomac pour qui n’refroidisse pas. Tu le mangeras pour ton dîner. »

L’œuf fut glissé dans la marmite où mijotait la soupe, et le forgeron se mit à raconter ce qu’on disait par la contrée.

La femme écoutait, toute pâle.

« Pour sûr que j’ai entendu des sifflets l’autre nuit, même qu’ils semblaient v’nir de la cheminée. »

On se mit à table, on mangea la soupe d’abord, puis, pendant que le mari étendait du beurre sur son pain, la femme prit l’œuf et l’examina d’un œil méfiant.

« Si y avait quéque chose dans c’t’œuf ?

— Qué que tu veux qu’y ait ?

— J’sais ti, mé ?

— Allons, mange-le, et fais pas la bête. »

Elle ouvrit l’œuf. Il était comme tous les œufs, et bien frais.

Elle se mit à le manger en hésitant, le goûtant, le laissant, le reprenant. Le mari disait :

« Eh bien ! qué goût qu’il a, c’t’œuf ? »

Elle ne répondit pas et elle acheva de l’avaler ; puis, soudain, elle planta sur son homme des yeux fixes, hagards, affolés ; leva les bras, les tordit et, convulsée de la tête aux pieds, roula par terre en poussant des cris horribles.

Toute la nuit elle se débattit en des spasmes épouvantables, secouée de tremblements effrayants, déformée par de hideuses convulsions. Le forgeron, impuissant à la tenir, fut obligé de la lier.

Et elle hurlait sans repos, d’une voix infatigable : « J’l’ai dans l’corps ! J’l’ai dans l’corps ! »

Je fus appelé le lendemain. J’ordonnai tous les calmants connus sans obtenir le moindre résultat. Elle était folle.

Alors, avec une incroyable rapidité, malgré l’obstacle des hautes neiges, la nouvelle, une nouvelle étrange, courut de ferme en ferme : « La femme au forgeron qu’est possédée ! » Et on venait de partout, sans oser pénétrer dans la maison ; on écoutait de loin ses cris affreux poussés d’une voix si forte qu’on ne les aurait pas crus d’une créature humaine.

Le curé du village fut prévenu. C’était un vieux prêtre naïf. Il accourut en surplis comme pour administrer un mourant et il prononça, en étendant les mains, les formules d’exorcisme, pendant que quatre hommes maintenaient sur un lit la femme écumante et tordue.

Mais l’esprit ne fut point chassé.

Et la Noël arriva sans que le temps eût changé.

La veille au matin, le prêtre vint me trouver :

« J’ai envie, dit-il, de faire assister à l’office de cette nuit cette malheureuse. Peut-être Dieu fera-t-il un miracle en sa faveur, à l’heure même où il naquit d’une femme. »

Je répondis au curé :

« Je vous approuve absolument, monsieur l’abbé. Si elle a l’esprit frappé par la cérémonie (et rien n’est plus propice à l’émouvoir), elle peut être sauvée sans autre remède. »

Le vieux prêtre murmura :

« Vous n’êtes pas croyant, docteur, mais aidez-moi, n’est-ce pas ? Vous vous chargez de l’amener ? »

Et je lui promis mon aide.

Le soir vint, puis la nuit ; et la cloche de l’église se mit à sonner, jetant sa voix plaintive à travers l’espace morne, sur l’étendue blanche et glacée des neiges.

Des êtres noirs s’en venaient lentement, par groupes, dociles au cri d’airain du clocher. La pleine lune éclairait d’une lueur vive et blafarde tout l’horizon, rendait plus visible la pâle désolation des champs.

J’avais pris quatre hommes robustes et je me rendis à la forge.

La Possédée hurlait toujours, attachée à sa couche. On la vêtit proprement malgré sa résistance éperdue, et on l’emporta.

L’église était maintenant pleine de monde, illuminée et froide ; les chantres poussaient leurs notes monotones ; le serpent ronflait ; la petite sonnette de l’enfant de chœur tintait, réglant les mouvements des fidèles.

J’enfermai la femme et ses gardiens dans la cuisine du presbytère, et j’attendis le moment que je croyais favorable.

Je choisis l’instant qui suit la communion. Tous les paysans, hommes et femmes, avaient reçu leur Dieu pour fléchir sa rigueur. Un grand silence planait pendant que le prêtre achevait le mystère divin.

Sur mon ordre, la porte fut ouverte et mes quatre aides apportèrent la folle.

Dès qu’elle aperçut les lumières, la foule à genoux, le chœur en feu et le tabernacle doré, elle se débattit d’une telle vigueur, qu’elle faillit nous échapper, et elle poussa des clameurs si aiguës qu’un frisson d’épouvante passa dans l’église ; toutes les têtes se relevèrent ; des gens s’enfuirent.

Elle n’avait plus la forme d’une femme, crispée et tordue en nos mains, le visage contourné, les yeux fous.

On la traîna jusqu’aux marches du chœur et puis on la tint fortement accroupie à terre.

Le prêtre s’était levé ; il attendait. Dès qu’il la vit arrêtée, il prit en ses mains l’ostensoir ceint de rayons d’or, avec l’hostie blanche au milieu, et, s’avançant de quelques pas, il l’éleva de ses deux bras tendus au-dessus de sa tête, le présentant aux regards effarés de la Démoniaque.

Elle hurlait toujours, l’œil fixé, tendu sur cet objet rayonnant.

Et le prêtre demeurait tellement immobile qu’on l’aurait pris pour une statue.

Et cela dura longtemps, longtemps.

La femme semblait saisie de peur, fascinée ; elle contemplait fixement l’ostensoir, secouée encore de tremblements terribles, mais passagers, et criant toujours, mais d’une voix moins déchirante.

Et cela dura encore longtemps.

On eût dit qu’elle ne pouvait plus baisser les yeux, qu’ils étaient rivés sur l’hostie ; elle ne faisait plus que gémir ; et son corps raidi s’amollissait, s’affaissait.

Toute la foule était prosternée le front par terre.

La Possédée maintenant baissait rapidement les paupières, puis les relevait aussitôt, comme impuissante à supporter la vue de son Dieu. Elle s’était tue. Et puis soudain, je m’aperçus que ses yeux demeuraient clos. Elle dormait du sommeil des somnambules, hypnotisée, pardon ! vaincue par la contemplation persistante de l’ostensoir aux rayons d’or, terrassée par le Christ victorieux.

On l’emporta, inerte, pendant que le prêtre remontait vers l’autel.

L’assistance bouleversée entonna un Te Deum d’actions de grâces.

Et la femme du forgeron dormit quarante heures de suite, puis se réveilla sans aucun souvenir de la possession ni de la délivrance.

Voilà, mesdames, le miracle que j’ai vu.

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Le docteur Bonenfant se tut, puis ajouta d’une voix contrariée : « Je n’ai pu refuser de l’attester par écrit. »


<t Nuit de Noël>

Nuit de Noël

« Le Réveillon ! le Réveillon ! Ah ! mais non, je ne réveillonnerai pas ! »

Le gros Henri Templier disait cela d’une voix furieuse, comme si on lui eût proposé une infamie.

Les autres, riant, s’écrièrent : « Pourquoi te mets-tu en colère ? »

Il répondit : « Parce que le réveillon m’a joué le plus sale tour du monde, et que j’ai gardé une insurmontable horreur pour cette nuit stupide de gaieté imbécile.

— Quoi donc ?

— Quoi ? Vous voulez le savoir ? Eh bien, écoutez. »

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Vous vous rappelez comme il faisait froid, voici deux ans, à cette époque ; un froid à tuer les pauvres dans la rue. La Seine gelait ; les trottoirs glaçaient les pieds à travers les semelles des bottines ; le monde semblait sur le point de crever.

J’avais alors un gros travail en train et je refusai toute invitation pour le réveillon, préférant passer la nuit devant ma table. Je dînai seul ; puis je me mis à l’œuvre. Mais voilà que, vers dix heures, la pensée de la gaieté courant Paris, le bruit des rues qui me parvenait malgré tout, les préparatifs de souper de mes voisins, entendus à travers les cloisons, m’agitèrent. Je ne savais plus ce que je faisais ; j’écrivais des bêtises ; et je compris qu’il fallait renoncer à l’espoir de produire quelque chose de bon cette nuit-là.

Je marchai un peu à travers ma chambre. Je m’assis, je me relevai. Je subissais, certes, la mystérieuse influence de la joie du dehors, et je me résignai.

Je sonnai ma bonne et je lui dis : « Angèle, allez m’acheter de quoi souper à deux : des huîtres, un perdreau froid, des écrevisses, du jambon, des gâteaux. Montez-moi deux bouteilles de champagne ; mettez le couvert et couchez-vous. »

Elle obéit, un peu surprise. Quand tout fut prêt, j’endossai mon pardessus, et je sortis.

Une grosse question restait à résoudre : Avec qui allais-je réveillonner ? Mes amies étaient invitées partout. Pour en avoir une, il aurait fallu m’y prendre d’avance. Alors, je songeai à faire en même temps une bonne action. Je me dis : Paris est plein de pauvres et belles filles qui n’ont pas un souper sur la planche, et qui errent en quête d’un garçon généreux. Je veux être la Providence de Noël d’une de ces déshéritées.

Je vais rôder, entrer dans les lieux de plaisir, questionner, chasser, choisir à mon gré.

Et je me mis à parcourir la ville.

Certes, je rencontrai beaucoup de pauvres filles cherchant aventure, mais elles étaient laides à donner une indigestion, ou maigres à geler sur pied si elles s’étaient arrêtées.

J’ai un faible, vous le savez, j’aime les femmes nourries. Plus elles sont en chair, plus je les préfère. Une colosse me fait perdre la raison.

Soudain, en face du théâtre des Variétés, j’aperçus un profil à mon gré. Une tête, puis, par-devant, deux bosses, celle de la poitrine, fort belle, celle du dessous surprenante : un ventre d’oie grasse. J’en frissonnai, murmurant : Sacristi, la belle fille ! Un point me restait à éclaircir : le visage.

Le visage, c’est le dessert ; le reste c’est… c’est le rôti.

Je hâtai le pas, je rejoignis cette femme errante, et, sous un bec de gaz, je me retournai brusquement.

Elle était charmante, toute jeune, brune, avec de grands yeux noirs.

Je fis ma proposition, qu’elle accepta sans hésiter.

Un quart d’heure plus tard, nous étions attablés dans mon appartement.

Elle dit en entrant : « Ah ! on est bien ici. »

Et elle regarda autour d’elle avec la satisfaction visible d’avoir trouvé la table et le gîte en cette nuit glaciale. Elle était superbe, tellement jolie qu’elle m’étonnait, et grosse à ravir mon cœur pour toujours.

Elle ôta son manteau, son chapeau ; s’assit et se mit à manger ; mais elle ne paraissait pas en train ; et parfois sa figure un peu pâle tressaillait comme si elle eût souffert d’un chagrin caché.

Je lui demandai : « Tu as des embêtements ? »

Elle répondit : « Bah ! oublions tout. »

Et elle se mit à boire. Elle vidait d’un trait son verre de champagne, le remplissait et le revidait encore, sans cesse.

Bientôt un peu de rougeur lui vint aux joues ; et elle commença à rire.

Moi, je l’adorais déjà, l’embrassant à pleine bouche, découvrant qu’elle n’était ni bête, ni commune, ni grossière comme les filles du trottoir. Je lui demandai des détails sur sa vie. Elle répondit : « Mon petit, cela ne te regarde pas ! »

Hélas ! une heure plus tard…

Enfin, le moment vint de se mettre au lit, et, pendant que j’enlevais la table dressée devant le feu, elle se déshabilla vivement et se glissa sous les couvertures.

Mes voisins faisaient un vacarme affreux, riant et chantant comme des fous ; et je me disais : « J’ai eu rudement raison d’aller chercher cette belle fille ; je n’aurais jamais pu travailler. »

Un profond gémissement me fit me retourner. Je demandai : « Qu’as-tu, ma chatte ? » Elle ne répondit pas, mais elle continuait à pousser des soupirs douloureux, comme si elle eût souffert horriblement.

Je repris : « Est-ce que tu te trouves indisposée ? »

Et soudain elle jeta un cri, un cri déchirant. Je me précipitai une bougie à la main.

Son visage était décomposé par la douleur, et elle se tordait les mains, haletante, envoyant du fond de sa gorge ces sortes de gémissements sourds qui semblent des râles et qui font défaillir le cœur.

Je demandai, éperdu : « Mais qu’as-tu ? dis-moi, qu’as-tu ? »

Elle ne répondit pas et se mit à hurler.

Tout à coup les voisins se turent, écoutant ce qui se passait chez moi.

Je répétais : « Où souffres-tu, dis-moi, où souffres-tu ? »

Elle balbutia : « Oh ! mon ventre ! mon ventre ! »

D’un seul coup je relevai la couverture, et j’aperçus…

Elle accouchait, mes amis.

Alors je perdis la tête ; je me précipitai sur le mur que je heurtai à coups de poing, de toute ma force, en vociférant : « Au secours, au secours ! »

Ma porte s’ouvrit ; une foule se précipita chez moi, des hommes en habit, des femmes décolletées, des Pierrots, des Turcs, des Mousquetaires. Cette invasion m’affola tellement que je ne pouvais même plus m’expliquer.

Eux, ils avaient cru à quelque accident, à un crime peut-être, et ne comprenaient plus.

Je dis enfin : « C’est… c’est… cette… cette femme qui… qui accouche. »

Alors tout le monde l’examina, dit son avis. Un capucin surtout prétendait s’y connaître, et voulait aider la nature.

Ils étaient gris comme des ânes. Je crus qu’ils allaient la tuer ; et je me précipitai, nu-tête, dans l’escalier pour chercher un vieux médecin qui habitait dans une rue voisine.

Quand je revins avec le docteur, toute ma maison était debout ; on avait rallumé le gaz de l’escalier ; les habitants de tous les étages occupaient mon appartement ; quatre débardeurs attablés achevaient mon champagne et mes écrevisses.

À ma vue, un cri formidable éclata, et une laitière me présenta dans une serviette un affreux petit morceau de chair ridée, plissée, geignante, miaulant comme un chat ; et elle me dit : « C’est une fille. »

Le médecin examina l’accouchée, déclara douteux son état, l’accident ayant eu lieu immédiatement après un souper, et il partit en annonçant qu’il allait m’envoyer immédiatement une garde-malade et une nourrice.

Les deux femmes arrivèrent une heure après, apportant un paquet de médicaments.

Je passai la nuit dans un fauteuil, trop éperdu pour réfléchir aux suites.

Dès le matin, le médecin revint. Il trouva la malade assez mal.

Il me dit : « Votre femme, monsieur… »

Je l’interrompis : « Ce n’est pas ma femme. »

Il reprit : « Votre maîtresse, peu m’importe. » Et il énuméra les soins qu’il lui fallait, le régime, les remèdes.

Que faire ? Envoyer cette malheureuse à l’hôpital ? J’aurais passé pour un manant dans toute la maison, dans tout le quartier.

Je la gardai. Elle resta dans mon lit six semaines.

L’enfant ? Je l’envoyai chez des paysans de Poissy. Il me coûte encore cinquante francs par mois. Ayant payé dans le début, me voici forcé de payer jusqu’à ma mort.

Et, plus tard, il me croira son père.

Mais, pour comble de malheur, quand la fille a été guérie… elle m’aimait… elle m’aimait éperdument, la gueuse !

ê

« Eh bien ?

— Eh bien, elle était devenue maigre comme un chat de gouttière ; et j’ai flanqué dehors cette carcasse qui me guette dans la rue, se cache pour me voir passer, m’arrête le soir quand je sors, pour me baiser la main, m’embête enfin à me rendre fou.

« Et voilà pourquoi je ne réveillonnerai plus jamais. »


<t Remplaçant (Le)>

Le Remplaçant

« Madame Bonderoi ?

— Oui, Mme Bonderoi.

— Pas possible ?

— Je-vous-le-dis.

— Mme Bonderoi, la vieille dame à bonnets de dentelle, la dévote, la sainte, l’honorable Mme Bonderoi dont les petits cheveux follets et faux ont l’air collé autour du crâne ?

— Elle-même.

— Oh ! voyons, vous êtes fou ?

— Je-vous-le-jure.

— Alors, dites-moi tous les détails ?

— Les voici. Du temps de M. Bonderoi, l’ancien notaire, Mme Bonderoi utilisait, dit-on, les clercs pour son service particulier. C’est une de ces respectables bourgeoises à vices secrets et à principes inflexibles, comme il en est beaucoup. Elle aimait les beaux garçons ; quoi de plus naturel ? N’aimons-nous pas les belles filles ?

« Une fois que le père Bonderoi fut mort, la veuve se mit à vivre en rentière paisible et irréprochable. Elle fréquentait assidûment l’église, parlait dédaigneusement du prochain, et ne laissait rien à dire sur elle.

« Puis elle vieillit, elle devint la petite bonne femme que vous connaissez, pincée, surie, mauvaise.

« Or, voici l’aventure invraisemblable arrivée jeudi dernier : Mon ami Jean d’Anglemare est, vous le savez, capitaine aux dragons, caserné dans le faubourg de la Rivette.

« En arrivant au quartier, l’autre matin, il apprit que deux hommes de sa compagnie s’étaient flanqué une abominable tripotée. L’honneur militaire a des lois sévères. Un duel eut lieu. Après l’affaire, les soldats se réconcilièrent, et, interrogés par leur officier, lui racontèrent le sujet de la querelle. Ils s’étaient battus pour Mme Bonderoi.

— Oh !

— Oui, mon ami, pour Mme Bonderoi !

« Mais je laisse la parole au cavalier Siballe. »

ê

Voilà l’affaire, mon cap’taine. Y a z’environ dix-huit mois, je me promenais sur le cours, entre six et sept heures du soir, quand une particulière m’aborda.

Elle me dit, comme si elle m’avait demandé son chemin : « Militaire, voulez-vous gagner honnêtement dix francs par semaine ? »

Je lui répondis sincèrement : « À vot’ service, madame. »

Alors ell’ me dit : « Venez me trouver demain, à midi. Je suis Mme Bonderoi, 6, rue de la Tranchée.

J’n’y manquerai pas, madame, soyez tranquille. »

Puis, ell’ me quitta d’un air content en ajoutant : « Je vous remercie bien, militaire.

— C’est moi qui vous remercie, madame. »

Ça ne laissa pas que d’ me taquiner jusqu’au lendemain.

À midi, je sonnais chez elle.

Ell’ vint m’ouvrir elle-même. Elle avait un tas de petits rubans sur la tête.

« Dépêchons-nous, dit-elle, parce que ma bonne pourrait rentrer. »

Je répondis : « Je veux bien me dépêcher. Qu’est-ce qu’il faut faire ? »

Alors, elle se mit à rire et riposta : « Tu ne comprends pas, gros malin ? »

Je n’y étais plus, mon cap’taine, parole d’honneur.

Ell’ vint s’asseoir tout près de moi, et me dit : « Si tu répètes un mot de tout ça, je te ferai mettre en prison. Jure que tu seras muet. »

Je lui jurai ce qu’ell’ voulut. Mais je ne comprenais toujours pas. J’en avais la sueur au front. Alors je retirai mon casque oùsqu’était mon mouchoir. Elle le prit mon mouchoir, et m’essuya les cheveux des tempes. Puis v’là qu’ell’ m’embrasse et qu’ell’ me souffle dans l’oreille :

« Alors, tu veux bien ? »

Je répondis : « Je veux bien ce que vous voudrez, madame, puisque je suis venu pour ça. »

Alors ell’ se fit comprendre ouvertement par des manifestations. Quand j’ vis de quoi il s’agissait, je posai mon casque sur une chaise ; et je lui montrai que dans les dragons on ne recule jamais, mon cap’taine.

Ce n’est pas que ça me disait beaucoup, car la particulière n’était pas dans sa primeur. Mais y ne faut pas se montrer trop regardant dans le métier, vu que les picaillons sont rares. Et puis on a de la famille qu’il faut soutenir. Je me disais : « Y aura cent sous pour le père, là-dessus. »

Quand la corvée a été faite, mon cap’taine, je me suis mis en position de me retirer. Elle aurait bien voulu que je ne parte pas sitôt. Mais je lui dis : « Chacun son dû, madame. Un p’tit verre ça coûte deux sous, et deux p’tits verres, ça coûte quatre sous. »

Ell’ comprit bien le raisonnement et me mit un p’tit napoléon de dix balles au fond de la main. Ça ne m’allait guère, c’te monnaie-là, parce que ça vous coule dans la poche, et quand les pantalons ne sont pas bien cousus, on la retrouve dans ses bottes, ou bien on ne la retrouve pas.

Alors que je regardais ce pain à cacheter jaune en me disant ça, ell’ me contemple ; et puis ell’ devient rouge, et ell’ se trompe sur ma physionomie, et ell’ me demande :

« Est-ce que tu trouves que c’est pas assez ? »

Je lui réponds :

« Ce n’est pas précisément ça, madame, mais, si ça ne vous faisait rien, j’aimerais mieux deux pièces de cent sous. »

Ell’ me les donna et je m’éloignai.

Or, voilà dix-huit mois que ça dure mon cap’taine. J’y vas tous les mardis, le soir, quand vous consentez à me donner permission. Elle aime mieux ça, parce que sa bonne est couchée.

Or donc, la semaine dernière, je me trouvai indisposé ; et il me fallut tâter de l’infirmerie. Le mardi arrive, pas moyen de sortir ; et je me mangeais les sangs par rapport aux dix balles dont je me trouve accoutumé.

Je me dis : « Si personne y va, je suis rasé ; qu’elle prendra pour sûr un artilleur. » Et ça me révolutionnait.

Alors, je fais demander Paumelle, que nous sommes pays ; et je lui dis la chose : « Y aura cent sous pour toi, cent sous pour moi, c’est convenu. »

Y consent, et le v’là parti. J’y avais donné les renseignements. Y frappe ; ell’ ouvre ; ell’ le fait entrer ; ell’ l’y regarde pas la tête et s’aperçoit point qu’ c’est pas le même.

Vous comprenez, mon capitaine, un dragon et un dragon, quand ils ont le casque, ça se ressemble.

Mais soudain, elle découvre la transformation, et ell’ demande d’un air de colère :

« Qu’est-ce que vous êtes ? Qu’est-ce que vous voulez ? Je ne vous connais pas, moi ? »

Alors Paumelle s’explique. Il démontre que je suis indisposé et il expose que je l’ai envoyé pour remplaçant.

Elle le regarde, lui fait aussi jurer le secret, et puis elle l’accepte, comme bien vous pensez, vu que Paumelle n’est pas mal aussi de sa personne.

Mais quand ce limier-là fut revenu, mon cap’taine, il ne voulait plus me donner mes cent sous. Si ça avait été pour moi, j’aurais rien dit, mais, mais c’était pour le père ; et là-dessus, pas de blague.

Je lui dis :

« T’es pas délicat dans tes procédés, pour un dragon ; que tu déconsidères l’uniforme. »

Il a levé la main, mon cap’taine, en disant que c’te corvée-là, ça valait plus du double.

Chacun son jugement, pas vrai ? Fallait point qu’il accepte. J’y ai mis mon poing dans le nez. Vous avez connaissance du reste.

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Le capitaine d’Anglemare riait aux larmes en me disant l’histoire. Mais il m’a fait aussi jurer le secret qu’il avait garanti aux deux soldats. « Surtout, n’allez pas me trahir, gardez ça pour vous, vous me le promettez ?

— Oh ! ne craignez rien. Mais comment tout cela s’est-il arrangé en définitive ?

— Comment ? Je vous le donne en mille !… La mère Bonderoi garde ses deux dragons, en leur réservant chacun leur jour. De cette façon, tout le monde est content.

— Oh ! elle est bien bonne, bien bonne !

— Et les vieux parents ont du pain sur la planche. La morale est satisfaite. »


<t À cheval>

À cheval

Les pauvres gens vivaient péniblement des petits appointements du mari. Deux enfants étaient nés depuis leur mariage, et la gêne première était devenue une de ces misères humbles, voilées, honteuses, une misère de famille noble qui veut tenir son rang quand même.

Hector de Gribelin avait été élevé en province, dans le manoir paternel, par un vieil abbé précepteur. On n’était pas riche, mais on vivotait en gardant les apparences.

Puis, à vingt ans, on lui avait cherché une position, et il était entré, commis à quinze cents francs, au ministère de la Marine. Il avait échoué sur cet écueil comme tous ceux qui ne sont point préparés de bonne heure au rude combat de la vie, tous ceux qui voient l’existence à travers un nuage, qui ignorent les moyens et les résistances, en qui on n’a pas développé dès l’enfance des aptitudes spéciales, des facultés particulières, une âpre énergie à la lutte, tous ceux à qui on n’a pas remis une arme ou un outil dans la main.

Ses trois premières années de bureau furent horribles.

Il avait retrouvé quelques amis de sa famille, vieilles gens attardés et peu fortunés aussi, qui vivaient dans les rues nobles, les tristes rues du faubourg Saint-Germain ; et il s’était fait un cercle de connaissances.

Étrangers à la vie moderne, humbles et fiers, ces aristocrates nécessiteux habitaient les étages élevés de maisons endormies. Du haut en bas de ces demeures, les locataires étaient titrés ; mais l’argent semblait rare au premier comme au sixième.

Les éternels préjugés, la préoccupation du rang, le souci de ne pas déchoir, hantaient ces familles autrefois brillantes, et ruinées par l’inaction des hommes. Hector de Gribelin rencontra dans ce monde une jeune fille noble et pauvre comme lui, et l’épousa.

Ils eurent deux enfants en quatre ans.

Pendant quatre années encore, ce ménage, harcelé par la misère, ne connut d’autres distractions que la promenade aux Champs-Élysées, le dimanche, et quelques soirées au théâtre, une ou deux par hiver, grâce à des billets de faveur offerts par un collègue.

Mais voilà que, vers le printemps, un travail supplémentaire fut confié à l’employé par son chef, et il reçut une gratification extraordinaire de trois cents francs.

En rapportant cet argent, il dit à sa femme :

« Ma chère Henriette, il faut nous offrir quelque chose, par exemple une partie de plaisir pour les enfants. »

Et après une longue discussion, il fut décidé qu’on irait déjeuner à la campagne.

« Ma foi, s’écria Hector, une fois n’est pas coutume ; nous louerons un break pour toi, les petits et la bonne, et moi je prendrai un cheval au manège. Cela me fera du bien. »

Et pendant toute la semaine on ne parla que de l’excursion projetée.

Chaque soir, en rentrant du bureau, Hector saisissait son fils aîné, le plaçait à califourchon sur sa jambe, et, en le faisant sauter de toute sa force, il lui disait :

« Voilà comment il galopera, papa, dimanche prochain, à la promenade. »

Et le gamin, tout le jour, enfourchait les chaises et les traînait autour de la salle en criant :

« C’est papa à dada. »

Et la bonne elle-même regardait Monsieur d’un œil émerveillé, en songeant qu’il accompagnerait la voiture à cheval ; et pendant tous les repas elle l’écoutait parler d’équitation, raconter ses exploits de jadis, chez son père. Oh ! il avait été à bonne école, et, une fois la bête entre ses jambes, il ne craignait rien, mais rien !

Il répétait à sa femme en se frottant les mains :

« Si on pouvait me donner un animal un peu difficile, je serais enchanté. Tu verras comme je monte ; et, si tu veux, nous reviendrons par les Champs-Élysées au moment du retour du Bois. Comme nous ferons bonne figure, je ne serais pas fâché de rencontrer quelqu’un du Ministère. Il n’en faut pas plus pour se faire respecter de ses chefs. »

Au jour dit, la voiture et le cheval arrivèrent en même temps devant la porte. Il descendit aussitôt, pour examiner sa monture. Il avait fait coudre des sous-pieds à son pantalon, et manœuvrait une cravache achetée la veille.

Il leva et palpa, l’une après l’autre, les quatre jambes de la bête, tâta le cou, les côtes, les jarrets, éprouva du doigt les reins, ouvrit la bouche, examina les dents, déclara son âge, et, comme toute la famille descendait, il fit une sorte de petit cours théorique et pratique sur le cheval en général et en particulier sur celui-là, qu’il reconnaissait excellent.

Quand tout le monde fut bien placé dans la voiture, il vérifia les sangles de la selle ; puis, s’enlevant sur un étrier, retomba sur l’animal, qui se mit à danser sous la charge et faillit désarçonner son cavalier.

Hector, ému, tâchait de le calmer :

« Allons, tout beau, mon ami, tout beau. »

Puis, quand le porteur eut repris sa tranquillité et le porté son aplomb, celui-ci demanda :

« Est-on prêt ? »

Toutes les voix répondirent :

« Oui. »

Alors, il commanda :

« En route ! »

Et la cavalcade s’éloigna.

Tous les regards étaient tendus sur lui. Il trottait à l’anglaise en exagérant les ressauts. À peine était-il retombé sur la selle qu’il rebondissait comme pour monter dans l’espace. Souvent il semblait prêt à s’abattre sur la crinière ; et il tenait ses yeux fixes devant lui, ayant la figure crispée et les joues pâles.

Sa femme, gardant sur ses genoux un des enfants, et la bonne qui portait l’autre, répétaient sans cesse :

« Regardez papa, regardez papa ! »

Et les deux gamins, grisés par le mouvement, la joie et l’air vif, poussaient des cris aigus. Le cheval, effrayé par ces clameurs, finit par prendre le galop, et, pendant que le cavalier s’efforçait de l’arrêter, le chapeau roula par terre. Il fallut que le cocher descendît de son siège pour ramasser cette coiffure, et, quand Hector l’eut reçue de ses mains, il s’adressa de loin à sa femme :

« Empêche donc les enfants de crier comme ça ; tu me ferais emporter ! »

On déjeuna sur l’herbe, dans les bois du Vésinet, avec les provisions déposées dans les coffres.

Bien que le cocher prît soin des trois chevaux, Hector à tout moment se levait pour aller voir si le sien ne manquait de rien ; et il le caressait sur le cou, lui faisant manger du pain, des gâteaux, du sucre.

Il déclara :

« C’est un rude trotteur. Il m’a même un peu secoué dans les premiers moments ; mais tu as vu que je m’y suis vite remis : il a reconnu son maître, il ne bougera plus maintenant. »

Comme il avait été décidé, on revint par les Champs-Élysées.

La vaste avenue fourmillait de voitures. Et, sur les côtés, les promeneurs étaient si nombreux qu’on eût dit deux longs rubans noirs se déroulant, depuis l’Arc de Triomphe jusqu’à la place de la Concorde. Une averse de soleil tombait sur tout ce monde, faisait étinceler le vernis des calèches, l’acier des harnais, les poignées des portières.

Une folie de mouvement, une ivresse de vie semblait agiter cette foule de gens, d’équipages et de bêtes. Et l’Obélisque, là-bas, se dressait dans une buée d’or.

Le cheval d’Hector, dès qu’il eut dépassé l’Arc de Triomphe, fut saisi soudain d’une ardeur nouvelle, et il filait à travers les rues au grand trot, vers l’écurie, malgré toutes les tentatives d’apaisement de son cavalier.

La voiture était loin maintenant, loin derrière ; et voilà qu’en face du Palais de l’Industrie, l’animal se voyant du champ, tourna à droite et prit le galop.

Une vieille femme en tablier traversait la chaussée d’un pas tranquille ; elle se trouvait juste sur le chemin d’Hector, qui arrivait à fond de train. Impuissant à maîtriser sa bête, il se mit à crier de toute sa force :

« Holà ! hé ! holà ! là-bas ! »

Elle était sourde peut-être, car elle continua paisiblement sa route jusqu’au moment où, heurtée par le poitrail du cheval lancé comme une locomotive, elle alla rouler dix pas plus loin, les jupes en l’air, après trois culbutes sur la tête.

Des voix criaient :

« Arrêtez-le ! »

Hector, éperdu, se cramponnait à la crinière en hurlant :

« Au secours ! »

Une secousse terrible le fit passer comme une balle par-dessus les oreilles de son coursier et tomber dans les bras d’un sergent de ville qui venait de se jeter à sa rencontre.

En une seconde, un groupe furieux, gesticulant, vociférant, se forma autour de lui. Un vieux monsieur surtout, un vieux monsieur portant une grande décoration ronde et de grandes moustaches blanches, semblait exaspéré. Il répétait :

« Sacrebleu, quand on est maladroit comme ça, on reste chez soi. On ne vient pas tuer les gens dans la rue quand on ne sait pas conduire un cheval. »

Mais quatre hommes, portant la vieille, apparurent. Elle semblait morte, avec sa figure jaune et son bonnet de travers, tout gris de poussière.

« Portez cette femme chez un pharmacien, commanda le vieux monsieur, et allons chez le commissaire de police. »

Hector, entre les deux agents, se mit en route. Un troisième tenait son cheval. Une foule suivait ; et soudain le break parut. Sa femme s’élança, la bonne perdait la tête, les marmots piaillaient. Il expliqua qu’il allait rentrer, qu’il avait renversé une femme, que ce n’était rien. Et sa famille, affolée, s’éloigna.

Chez le commissaire, l’explication fut courte. Il donna son nom, Hector de Gribelin, attaché au ministère de la Marine ; et on attendit des nouvelles de la blessée. Un agent envoyé aux renseignements revint. Elle avait repris connaissance, mais elle souffrait effroyablement en dedans, disait-elle. C’était une femme de ménage, âgée de soixante-cinq ans, et dénommée Mme Simon.

Quand il sut qu’elle n’était pas morte, Hector reprit espoir et promit de subvenir aux frais de sa guérison. Puis il courut chez le pharmacien.

Une cohue stationnait devant la porte ; la bonne femme, affaissée dans un fauteuil, geignait, les mains inertes, la face abrutie. Deux médecins l’examinaient encore. Aucun membre n’était cassé, mais on craignait une lésion interne.

Hector lui parla :

« Souffrez-vous beaucoup ?

— Oh ! oui.

— Où ça ?

— C’est comme un feu que j’aurais dans les estomacs. »

Un médecin s’approcha :

« C’est vous, monsieur, qui êtes l’auteur de l’accident ?

— Oui, monsieur.

— Il faudrait envoyer cette femme dans une maison de santé ; j’en connais une où on la recevrait à six francs par jour. Voulez-vous que je m’en charge ? »

Hector, ravi, remercia et rentra chez lui soulagé.

Sa femme l’attendait dans les larmes : il l’apaisa.

« Ce n’est rien, cette dame Simon va déjà mieux, dans trois jours il n’y paraîtra plus ; je l’ai envoyée dans une maison de santé ; ce n’est rien. »

Ce n’est rien !

En sortant de son bureau, le lendemain, il alla prendre des nouvelles de Mme Simon. Il la trouva en train de manger un bouillon gras d’un air satisfait.

« Eh bien ? » dit-il.

Elle répondit :

« Oh ! mon pauv’ monsieur, ça n’ change pas. Je me sens quasiment anéantie. N’y a pas de mieux. »

Le médecin déclara qu’il fallait attendre, une complication pouvant survenir.

Il attendit trois jours, puis il revint. La vieille femme, le teint clair, l’œil limpide, se mit à geindre en l’apercevant :

« Je n’ peux pu r’muer, mon pauv’ monsieur ; je n’ peux pu. J’en ai pour jusqu’à la fin de mes jours. »

Un frisson courut dans les os d’Hector. Il demanda le médecin. Le médecin leva les bras :

« Que voulez-vous, monsieur, je ne sais pas moi. Elle hurle quand on essaye de la soulever. On ne peut même changer de place son fauteuil sans lui faire pousser des cris déchirants. Je dois croire ce qu’elle me dit, monsieur ; je ne suis pas dedans. Tant que je ne l’aurai pas vue marcher, je n’ai pas le droit de supposer un mensonge de sa part. »

La vieille écoutait, immobile, l’œil sournois.

Huit jours se passèrent ; puis quinze, puis un mois.

Mme Simon ne quittait pas son fauteuil. Elle mangeait du matin au soir, engraissait, causait gaiement avec les autres malades, semblait accoutumée à l’immobilité comme si c’eût été le repos bien gagné par ses cinquante ans d’escaliers montés et descendus, de matelas retournés, de charbon porté d’étage en étage, de coups de balai et de coups de brosse.

Hector éperdu venait chaque jour ; chaque jour il la trouvait tranquille et sereine, et déclarant :

« Je n’ peux pu r’muer, mon pauv’ monsieur, je n’ peux pu. »

Chaque soir, Mme de Gribelin demandait, dévorée d’angoisses :

« Et Mme Simon ? »

Et, chaque fois, il répondait avec un abattement désespéré :

« Rien de changé, absolument rien ! »

On renvoya la bonne, dont les gages devenaient trop lourds. On économisa davantage encore, la gratification tout entière y passa.

Alors Hector assembla quatre grands médecins qui se réunirent autour de la vieille. Elle se laissa examiner, tâter, palper, en les guettant d’un œil malin.

« Il faut la faire marcher », dit l’un.

Elle s’écria :

« Je n’ peux pu, mes bons messieurs, je n’ peux pu ! »

Alors ils l’empoignèrent, la soulevèrent, la traînèrent quelques pas ; mais elle leur échappa des mains et s’écroula sur le plancher en poussant des clameurs si épouvantables qu’ils la reportèrent sur son siège avec des précautions infinies.

Ils émirent une opinion discrète, concluant cependant à l’impossibilité du travail.

Et, quand Hector apporta cette nouvelle à sa femme, elle se laissa choir sur une chaise en balbutiant :

« Il vaudrait encore mieux la prendre ici, ça nous coûterait moins cher. »

Il bondit :

« Ici, chez nous, y penses-tu ? »

Mais elle répondit, résignée à tout maintenant, et avec des larmes dans les yeux :

« Que veux-tu, mon ami, ce n’est pas ma faute !… »


<t Sabots (Les)>

Les Sabots

À Léon Fontaine.

Le vieux curé bredouillait les derniers mots de son sermon au-dessus des bonnets blancs des paysannes et des cheveux rudes ou pommadés des paysans. Les grands paniers des fermières venues de loin pour la messe étaient posés à terre à côté d’elles ; et la lourde chaleur d’un jour de juillet dégageait de tout le monde une odeur de bétail, un fumet de troupeau. Les voix des coqs entraient par la grande porte ouverte, et aussi les meuglements des vaches couchées dans un champ voisin. Parfois un souffle d’air chargé d’arômes des champs s’engouffrait sous le portail et, en soulevant sur son passage les longs rubans des coiffures, il allait faire vaciller sur l’autel les petites flammes jaunes au bout des cierges… « Comme le désire le bon Dieu. Ainsi soit-il ! » prononçait le prêtre. Puis il se tut, ouvrit un livre et se mit, comme chaque semaine, à recommander à ses ouailles les petites affaires intimes de la commune. C’était un vieil homme à cheveux blancs qui administrait la paroisse depuis bientôt quarante ans, et le prône lui servait pour communiquer familièrement avec tout son monde.

Il reprit : « Je recommande à vos prières Désiré Vallin, qu’est bien malade et aussi la Paumelle qui ne se remet pas vite de ses couches. »

Il ne savait plus ; il cherchait les bouts de papier posés dans un bréviaire. Il en retrouva deux enfin, et continua : « Il ne faut pas que les garçons et les filles viennent comme ça, le soir, dans le cimetière, ou bien je préviendrai le garde champêtre. — M. Césaire Omont voudrait bien trouver une jeune fille honnête comme servante. »

Il réfléchit encore quelques secondes, puis ajouta : « C’est tout, mes frères, c’est la grâce que je vous souhaite, au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit. »

Et il descendit de la chaire pour terminer sa messe.

Quand les Malandain furent rentrés dans leur chaumière, la dernière du hameau de la Sablière, sur la route de Fourville, le père, un vieux petit paysan sec et ridé, s’assit devant la table, pendant que sa femme décrochait la marmite et que sa fille Adélaïde prenait dans le buffet les verres et les assiettes, et il dit : « Ça s’rait p’t-être bon, c’te place chez maîtr’ Omont, vu que le v’là veuf, que sa bru l’aime pas, qu’il est seul et qu’il a d’ quoi. J’ferions p’t-être ben d’y envoyer Adélaïde. »

La femme posa sur la table la marmite toute noire, enleva le couvercle, et, pendant que montait au plafond une vapeur de soupe pleine d’une odeur de choux, elle réfléchit.

L’homme reprit : « Il a d’ quoi, pour sûr. Mais qu’il faudrait être dégourdi et qu’Adélaïde l’est pas un brin. »

La femme alors articula : « J’ pourrions voir tout d’même. » Puis, se tournant vers sa fille, une gaillarde à l’air niais, aux cheveux jaunes, aux grosses joues rouges comme la peau des pommes, elle cria : « T’entends, grande bête. T’iras chez maîtr’ Omont t’ proposer comme servante, et tu f’ras tout c’ qu’il te commandera. »

La fille se mit à rire sottement sans répondre. Puis tous trois commencèrent à manger.

Au bout de dix minutes, le père reprit : « Écoute un mot, la fille, et tâche d’n’point te mettre en défaut sur ce que j’vas ? te dire… »

Et il lui traça en termes lents et minutieux toute une règle de conduite, prévoyant les moindres détails, la préparant à cette conquête d’un vieux veuf mal avec sa famille.

La mère avait cessé de manger pour écouter, et elle demeurait, la fourchette à la main, les yeux sur son homme et sur sa fille tour à tour, suivant cette instruction avec une attention concentrée et muette.

Adélaïde restait inerte, le regard errant et vague, docile et stupide.

Dès que le repas fut terminé, la mère lui fit mettre son bonnet, et elles partirent toutes deux pour aller trouver M. Césaire Omont. Il habitait une sorte de petit pavillon de briques adossé aux bâtiments d’exploitation qu’occupaient ses fermiers. Car il s’était retiré du faire-valoir, pour vivre de ses rentes.

Il avait environ cinquante-cinq ans ; il était gros, jovial et bourru comme un homme riche. Il riait et criait à faire tomber les murs, buvait du cidre et de l’eau-de-vie à pleins verres, et passait encore pour chaud, malgré son âge.

Il aimait à se promener dans les champs, les mains derrière le dos, enfonçant ses sabots de bois dans la terre grasse, considérant la levée du blé ou la floraison des colzas d’un œil d’amateur à son aise, qui aime ça, mais qui ne se la foule plus.

On disait de lui : « C’est un père Bon-Temps, qui n’est pas bien levé tous les jours. »

Il reçut les deux femmes, le ventre à table, achevant son café. Et, se renversant, il demanda :

« Qu’est-ce que vous désirez ? »

La mère prit la parole :

« C’est not’ fille Adélaïde que j’ viens vous proposer pour servante, vu c’ qu’a dit çu matin monsieur le curé. »

Maître Omont considéra la fille, puis brusquement : « Quel âge qu’elle a, c’te grande bique-là ?

— Vingt-un ans à la Saint-Michel, monsieur Omont.

— C’est bien ; all’ aura quinze francs par mois et l’ fricot. J’ l’attends d’main, pour faire ma soupe du matin. »

Et il congédia les deux femmes.

Adélaïde entra en fonctions le lendemain et se mit à travailler dur, sans dire un mot, comme elle faisait chez ses parents.

Vers neuf heures, comme elle nettoyait les carreaux de la cuisine, M. Omont la héla :

« Adélaïde ! »

Elle accourut. « Me v’là, not’ maître. »

Dès qu’elle fut en face de lui, les mains rouges et abandonnées, l’œil troublé, il déclara : « Écoute un peu, qu’il n’y ait pas d’erreur entre nous. T’es ma servante, mais rien de plus. T’entends. Nous ne mêlerons point nos sabots.

— Oui, not’ maître.

— Chacun sa place, ma fille, t’as ta cuisine ; j’ai ma salle. À part ça, tout sera pour té comme pour mé. C’est convenu ?

— Oui, not’ maître.

— Allons, c’est bien, va à ton ouvrage. » Et elle alla reprendre sa besogne.

À midi elle servit le dîner du maître dans sa petite salle à papier peint, puis, quand la soupe fut sur la table, elle alla prévenir M. Omont.

« C’est servi, not’ maître. »

Il entra, s’assit, regarda autour de lui, déplia sa serviette, hésita une seconde, puis, d’une voix de tonnerre :

« Adélaïde ! »

Elle arriva, effarée. Il cria comme s’il allait la massacrer. « Eh bien, nom de D… et té, oùsqu’est ta place ?

— Mais… not’ maître… »

Il hurlait : « J’aime pas manger tout seul, nom de D… ; tu vas te mett’ là ou bien foutre le camp si tu n’ veux pas ; Va chercher t’n’assiette et ton verre. »

Épouvantée, elle apporta son couvert en balbutiant : « Me v’là not’ maître. »

Et elle s’assit en face de lui.

Alors il devint jovial ; il trinquait, tapait sur la table, racontait des histoires qu’elle écoutait les yeux baissés, sans oser prononcer un mot.

De temps en temps elle se levait pour aller chercher du pain, du cidre, des assiettes.

En apportant le café, elle ne déposa qu’une tasse devant lui ; alors, repris de colère, il grogna :

« Eh bien, et pour té ?

— J’ n’en prends point, not’ maître.

— Pourquoi que tu n’en prends point ?

— Parce que je l’aime point. »

Alors il éclata de nouveau : « J’aime pas prend’ mon café tout seul, nom de D… Si tu n’ veux pas t’ mett’ à en prendre itou, tu vas foutre le camp, nom de D… Va chercher une tasse et plus vite que ça. »

Elle alla chercher une tasse, se rassit, goûta la noire liqueur, fit la grimace, mais, sous l’œil furieux du maître, avala jusqu’au bout. Puis il lui fallut boire le premier verre d’eau-de-vie de la rincette, le second du pousse-rincette, et le troisième du coup-de-pied-au-cul.

Et M. Omont la congédia. « Va laver ta vaisselle maintenant, t’es une bonne fille. »

Il en fut de même au dîner. Puis elle dut faire sa partie de dominos ; puis il l’envoya se mettre au lit.

« Va te coucher, je monterai tout à l’heure. »

Et elle gagna sa chambre, une mansarde sous le toit. Elle fit sa prière, se dévêtit et se glissa dans ses draps.

Mais soudain elle bondit, effarée. Un cri furieux faisait trembler la maison.

« Adélaïde ? »

Elle ouvrit sa porte et répondit de son grenier :

« Me v’là, not’ maître.

— Oùsque t’es ?

— Mais j’ suis dans mon lit, donc, not’ maître. »

Alors il vociféra : « Veux-tu bien descendre, nom de D… J’aime pas coucher tout seul, nom de D…, et si tu n’ veux point, tu vas me foutre le camp, nom de D… »

Alors, elle répondit d’en haut, éperdue, cherchant sa chandelle :

« Me v’là, not’ maître ! »

Et il entendit ses petits sabots découverts battre le sapin de l’escalier ; et, quand elle fut arrivée aux dernières marches, il la prit par le bras, et dès qu’elle eut laissé devant la porte ses étroites chaussures de bois à côté des grosses galoches du maître, il la poussa dans sa chambre en grognant :

« Plus vite que ça, donc, nom de D… ! »

Et elle répétait sans cesse, ne sachant plus ce qu’elle disait :

« Me v’là, me v’là, not’ maître. »

Six mois après, comme elle allait voir ses parents, un dimanche, son père l’examina curieusement, puis demanda :

« T’es-ti point grosse ? »

Elle restait stupide regardant son ventre, répétant : « Mais non, je n’ crois point. »

Alors, il l’interrogea, voulant tout savoir :

« Dis-mé si vous n’avez point, quéque soir, mêlé vos sabots ?

— Oui, je les ons mêlés l’ premier soir et puis l’s autres.

— Mais alors t’es pleine, grande futaille. »

Elle se mit à sangloter, balbutiant : « J’ savais ti, mé ? J’ savais ti, mé ? »

Le père Malandain la guettait, l’œil éveillé, la mine satisfaite. Il demanda :

« Quéque tu ne savais point ? »

Elle prononça, à travers ses pleurs : « J’ savais ti, mé, que ça se faisait comme ça, d’s’éfants ! »

Sa mère rentrait. L’homme articula, sans colère : « La v’là grosse, à c’t’heure. »

Mais la femme se fâcha, révoltée d’instinct, injuriant à pleine gueule sa fille en larmes, la traitant de « manante » et de « traînée ».

Alors le vieux la fit taire. Et comme il prenait sa casquette pour aller causer de leurs affaires avec maît’ Césaire Omont, il déclara :

« All’ est tout d’ même encore pu sotte que j’aurais cru. All’ n’ savait point c’ qu’all’ faisait, c’te niente. »

Au prône du dimanche suivant, le vieux curé publiait les bans de M. Onufre-Césaire Omont avec Céleste-Adélaïde Malandain.


<t M. Jocaste>

M. Jocaste

Madame, vous rappelez-vous notre grande querelle, un soir, dans le petit salon japonais, à propos de ce père qui commit un inceste ? Vous rappelez-vous votre indignation, les mots violents que vous me jetiez, toute l’exaltation de votre colère, et vous rappelez-vous tout ce que j’ai dit pour défendre cet homme ? Vous m’avez condamné. J’en appelle.

Personne au monde, prétendiez-vous, personne ne pourrait absoudre l’infamie dont je me faisais l’avocat. Je vais aujourd’hui raconter ce drame au public.

Peut-être se trouvera-t-il quelqu’un, non pour excuser le fait immonde et brutal, mais pour comprendre qu’on ne peut lutter contre certaines fatalités qui semblent des fantaisies horribles de la nature toute-puissante !

ê

On l’avait mariée à seize ans, avec un homme vieux et dur, un homme d’affaires avide de sa dot. C’était une mignonne créature blonde, gaie et rêveuse en même temps, avec de grands appétits de bonheur idéal. La désillusion lui tomba sur le cœur et le broya. Elle comprit tout d’un coup la vie, l’avenir perdu, le désastre de ses espérances ; et un seul désir lui demeura dans l’âme, celui d’avoir un enfant pour occuper son amour.

Elle n’en eut pas.

Deux ans se passèrent. Elle aima. C’était un jeune homme de vingt-trois ans, qui l’adorait à commettre toutes les folies pour elle. Elle résista cependant résolument et longtemps. Il s’appelait Pierre Martel.

Mais, un soir d’hiver, ils se trouvèrent seuls, chez elle. Il était venu prendre une tasse de thé. Puis ils s’étaient assis, tout près du feu, sur un siège bas. Ils ne parlaient guère, harponnés par le désir, les lèvres pleines de cette soif sauvage qui les jette sur d’autres lèvres, les bras frémissants du besoin de s’ouvrir et d’étreindre.

La lampe voilée de dentelle versait une lumière intime dans le salon silencieux.

Gênés tous deux, ils prononçaient parfois quelques mots, mais quand les yeux se rencontraient, une secousse soulevait leurs cœurs.

Que peuvent les sentiments appris contre la violence des instincts ? Que peut le préjugé de la pudeur contre l’irrésistible volonté de la nature ?

Leurs doigts, par hasard, se touchèrent. Et cela suffit. La force brutale des sens les jeta l’un à l’autre. Ils s’étreignirent, et elle s’abandonna.

Elle fut grosse. De son amant ou de son mari ? Le pouvait-elle savoir ? Mais de l’amant, sans doute.

Alors une épouvante la harcela ; elle se croyait certaine de mourir en couches, et sans cesse elle faisait jurer à celui qui l’avait ainsi possédée de veiller sur l’enfant durant toute sa vie, de ne lui rien refuser, d’être tout pour lui, tout, et même, s’il le fallait, de commettre un crime pour son bonheur.

Cette obsession touchait à la folie ; elle s’exaltait de plus en plus en approchant de sa délivrance.

Elle succomba en accouchant d’une fille.

Ce fut pour le jeune homme un désespoir épouvantable, un désespoir si furieux qu’il ne le pouvait cacher. Le mari, peut-être, eut des doutes ; peut-être savait-il que sa fille ne pouvait être née de lui ! Il ferma sa porte à celui qui se croyait le père véritable et lui cacha l’enfant, qu’il fit élever en secret.

Et beaucoup d’années s’écoulèrent.

Pierre Martel oublia, comme on oublie tout. Il devint riche, mais il n’aima plus, et il ne se maria pas. Sa vie était celle de tout le monde, celle d’un homme heureux et tranquille. Aucune nouvelle ne lui venait plus de l’époux qu’il avait trompé, ni de la jeune fille qu’il supposait sienne.

Or, il reçut un matin une lettre d’un indifférent lui apprenant, par hasard, la mort de son ancien rival, et un trouble vague, une sorte de remords l’envahit. Qu’était devenue cette enfant, son enfant ? Ne pouvait-il rien pour elle ? Il s’informa. Elle avait été recueillie par une tante, et elle était pauvre, pauvre à toucher la misère.

Il voulut la voir et l’aider. Il se fit présenter chez la seule parente de l’orpheline.

Son nom même n’éveilla aucun souvenir. Il avait quarante ans et semblait encore un jeune homme. On le reçut sans qu’il osât dire qu’il avait connu la mère, de crainte de faire naître plus tard quelque soupçon.

Or, dès qu’elle entra dans le petit salon où il attendait anxieusement sa venue, il tressaillit d’une surprise qui touchait à l’épouvante. C’était elle ! l’autre ! la morte !

Elle avait le même âge, les mêmes yeux, les mêmes cheveux, la même taille, le même sourire, la même voix. L’illusion si complète l’affolait ; il ne savait plus, il perdait la tête ; tout son amour tumultueux d’autrefois bouillonnait dans le fond de son cœur. Elle aussi était gaie et simple. Tout de suite amie et la main tendue.

Quand il fut rentré chez lui, il s’aperçut que la vieille souffrance s’était rouverte, et il pleura éperdument, la tête enfermée en ses mains, il pleura l’autre, hanté de souvenirs, poursuivi par les mots familiers qu’elle disait, retombé soudain dans un désespoir sans issue.

Et il fréquenta la maison qu’habitait la jeune fille. Il ne pouvait plus se passer d’elle, de sa causerie rieuse, du bruit de sa robe, des intonations de sa parole. Il les confondait maintenant en sa pensée et dans son cœur, la disparue et la vivante, oubliant la distance, le temps passé, la mort, aimant toujours l’autre en celle-ci, aimant celle-ci en souvenir de l’autre, ne cherchant plus à comprendre, à savoir, ne se demandant même plus si elle pouvait être sa fille.

Mais parfois la vue de la gêne où vivait celle qu’il adorait de cette passion double, confuse et incompréhensible pour lui-même, le torturait affreusement.

Que pouvait-il faire ? Offrir de l’argent ? À quel titre ? De quel droit ? Jouer le rôle de tuteur ? Il semblait à peine plus vieux qu’elle ; on l’aurait cru son amant. La marier ? Cette pensée surgie soudain en son âme l’épouvanta. Puis il s’apaisa. Qui donc voudrait d’elle ? Elle n’avait rien, mais rien.

La tante le regardait venir, voyant bien qu’il aimait cette enfant. Et il attendait. Quoi ? le savait-il ?

Un soir, ils se trouvèrent seuls. Ils causaient doucement, côte à côte, sur le canapé du petit salon. Tout à coup il lui prit la main dans un mouvement paternel. Et il la garda, troublé du cœur et des sens malgré sa volonté, n’osant plus repousser cette main qu’elle lui abandonnait, et se sentant défaillir s’il la gardait. Et, brusquement, elle se laissa tomber dans ses bras. Car elle l’aimait ardemment, comme sa mère l’avait aimé, comme si elle eût hérité de cette passion fatale.

Éperdu, il posa ses lèvres dans les cheveux blonds, et comme elle relevait la tête pour s’enfuir, leurs bouches se rencontrèrent.

On devient fou en certains moments. Ils le furent.

Quand il se retrouva dans la rue, il se mit à marcher devant lui sans savoir ce qu’il allait faire.

ê

Je me rappelle, Madame, votre cri indigné : « Il n’avait plus qu’à se tuer ! »

Je vous ai répondu : « Et elle ? fallait-il qu’il la tuât aussi ? »

Cette enfant l’aimait avec égarement, avec folie, de cette passion fatale et héréditaire qui l’avait abattue, vierge, ignorante et éperdue, sur la poitrine de cet homme. Elle avait agi ainsi dans cette irrésistible ivresse de l’être entier qui ne sait plus, qui se donne, que l’instinct tumultueux emporte, jette à l’étreinte d’un amant comme il jette la bête au mâle.

S’il se tuait, que deviendrait-elle ?… Elle mourrait !… Elle mourrait déshonorée, désespérée, abominablement torturée.

Que faire ?

L’abandonner, la doter, la marier ?… Elle mourrait encore ; elle mourrait de chagrin, sans accepter son argent ni un autre époux, puisqu’elle s’était livrée à lui. Il avait brisé sa vie, détruit tout bonheur possible pour elle ; il l’avait condamnée à l’éternelle misère, à l’éternel désespoir, aux larmes éternelles, à l’éternelle solitude ou à la mort.

Et puis, il l’aimait aussi, lui ! Il l’aimait avec horreur, maintenant, mais aussi avec emportement. C’était sa fille, soit. Le hasard des fécondations, la loi brutale de la reproduction, un contact d’une seconde avaient fait sa fille de cet être qu’aucun lien légal n’attachait à lui, qu’il chérissait, comme il avait chéri sa mère, et même plus, comme si deux passions se fussent accumulées en lui.

Était-elle bien sa fille d’ailleurs ? Et puis, qu’importe ? Qui donc le saurait ?

Et le souvenir ardent lui revenait des serments faits à la mourante. « Il avait promis qu’il donnerait toute sa vie à cette enfant, qu’il commettrait un crime, s’il le fallait, pour son bonheur. »

Et il l’aimait, se plongeant dans la pensée de son forfait abominable et doux, déchiré de douleur et ravagé de désirs.

Qui donc le saurait ?… puisque l’autre était mort, le père !

« Soit ! se dit-il ; ce secret infâme pourra me ronger le cœur. Comme elle ne le saurait soupçonner, j’en porterai seul le poids. »

Il demanda sa main, et l’épousa.

Je ne sais pas s’il fut heureux ; mais j’aurais fait comme lui, Madame.


<t Toux (La)>

La Toux

À Armand Silvestre.

Mon cher confrère et ami,

J’ai un petit conte pour vous, un petit conte anodin. J’espère qu’il vous plaira si j’arrive à le bien dire, aussi bien que celle de qui je le tiens.

La tâche n’est point facile, car mon amie est une femme d’esprit infini et de parole libre. Je n’ai pas les mêmes ressources. Je ne peux, comme elle, donner cette gaieté folle aux choses que je conte ; et, réduit à la nécessité de ne pas employer des mots trop caractéristiques, je me déclare impuissant à trouver, comme vous, les délicats synonymes.

Mon amie, qui est en outre une femme de théâtre de grand talent, ne m’a point autorisé à rendre publique son histoire.

Je m’empresse donc de réserver ses droits d’auteur pour le cas où elle voudrait, un jour ou l’autre, écrire elle-même cette aventure. Elle le ferait mieux que moi, je n’en doute pas. Étant plus experte sur le sujet, elle retrouverait en outre mille détails amusants que je ne peux inventer.

Mais voyez dans quel embarras je tombe. Il me faudrait, dès le premier mot, trouver un terme équivalent, et je le voudrais génial. La Toux n’est pas mon affaire. Pour être compris, j’ai besoin au moins d’un commentaire ou d’une périphrase à la façon de l’abbé Delille :

La toux dont il s’agit ne vient point de la gorge.

ê

Elle dormait (mon amie) aux côtés d’un homme aimé. C’était pendant la nuit, bien entendu.

Cet homme, elle le connaissait peu, ou plutôt depuis peu. Ces choses arrivent quelquefois dans le monde du théâtre principalement. Laissons les bourgeoises s’en étonner. Quant à dormir aux côtés d’un homme qu’importe qu’on le connaisse peu ou beaucoup, cela ne modifie guère la manière d’agir dans le secret du lit. Si j’étais femme je préférerais, je crois, les nouveaux amis. Ils doivent être plus aimables, sous tous les rapports, que les habitués.

On a, dans ce qu’on appelle le monde comme il faut, une manière de voir différente et qui n’est point la mienne. Je le regrette pour les femmes de ce monde ; mais je me demande si la manière de voir modifie sensiblement la manière d’agir ?…

Donc elle dormait aux côtés d’un nouvel ami. C’est là une chose délicate et difficile à l’excès. Avec un vieux compagnon on prend ses aises, on ne se gêne pas, on peut se retourner à sa guise, lancer des coups de pied, envahir les trois quarts du matelas, tirer toute la couverture et se rouler dedans, ronfler, grogner, tousser (je dis tousser faute de mieux) ou éternuer (que pensez-vous d’éternuer comme synonyme ?)

Mais pour en arriver là, il faut au moins six mois d’intimité. Et je parle des gens qui sont d’un naturel familier. Les autres gardent toujours certaines réserves, que j’approuve pour ma part. Mais nous n’avons peut-être pas la même manière de sentir sur cette matière.

Quand il s’agit d’une nouvelle connaissance qu’on peut supposer sentimentale, il faut assurément prendre quelques précautions pour ne point incommoder son voisin de lit, et pour garder un certain prestige, de poésie et une certaine autorité.

Elle dormait. Mais soudain une douleur, intérieure, lancinante, voyageuse, la parcourut. Cela commença dans le creux de l’estomac et se mit à rouler en descendant vers… vers… vers les gorges inférieures avec un bruit discret de tonnerre intestinal.

L’homme, l’ami nouveau, gisait, tranquille, sur le dos, les yeux fermés. Elle le regarda de coin, inquiète, hésitante.

Vous êtes-vous trouvé, confrère, dans une salle de première, avec un rhume dans la poitrine. Toute la salle anxieuse, halète au milieu d’un silence complet ; mais vous n’écoutez plus rien, vous attendez, éperdu, un moment de rumeur pour tousser. Ce sont, tout le long de votre gosier, des chatouillements, des picotements épouvantables. Enfin vous n’y tenez plus. Tant pis pour les voisins. Vous toussez. — Toute la salle crie : « À la porte. »

Elle se trouvait dans le même cas, travaillée, torturée par une envie folle de tousser. (Quand je dis tousser, j’entends bien que vous transposez.)

Il semblait dormir ; il respirait avec calme. Certes il dormait.

Elle se dit : « Je prendrai mes précautions. Je tâcherai de souffler seulement, tout doucement, pour ne le point réveiller. » Et elle fit comme ceux qui cachent leur bouche sous leur main et s’efforcent de dégager, sans bruit, leur gorge en expectorant de l’air avec adresse.

Soit qu’elle s’y prit mal, soit que la démangeaison fût trop forte, elle toussa.

Aussitôt elle perdit la tête. S’il avait entendu, quelle honte ! Et quel danger ! Oh ! s’il ne dormait point, par hasard ? Comment le savoir ? Elle le regarda fixement, et, à la lueur de la veilleuse, elle crut voir sourire son visage aux yeux fermés. Mais s’il riait,… il ne dormait donc pas,… et, s’il ne dormait pas… ?

Elle tenta avec sa bouche, la vraie, de produire un bruit semblable, pour… dérouter son compagnon.

Cela ne ressemblait guère.

Mais dormait-il ?

Elle se retourna, s’agita, le poussa, pour savoir avec certitude.

Il ne remua point.

Alors elle se mit à chantonner.

Le monsieur ne bougeait pas.

Perdant la tête, elle l’appela « Ernest ».

Il ne fit pas un mouvement, mais il répondit aussitôt :

« Qu’est-ce que tu veux ? »

Elle eut une palpitation de cœur. Il ne dormait pas ; il n’avait jamais dormi !…

Elle demanda :

« Tu ne dors donc pas ? »

Il murmura avec résignation :

« Tu le vois bien. »

Elle ne savait plus que dire, affolée. Elle reprit enfin.

« Tu n’as rien entendu ? »

Il répondit, toujours immobile :

« Non. »

Elle se sentait venir une envie folle de le gifler, et, s’asseyant dans le lit :

« Cependant il m’a semblé ?…

— Quoi ?

— Qu’on marchait dans la maison. »

Il sourit. Certes, cette fois elle l’avait vu sourire, et il dit :

« Fiche-moi donc la paix, voilà une demi-heure que tu m’embêtes. »

Elle tressaillit.

« Moi ?… C’est un peu fort. Je viens de me réveiller. Alors tu n’as rien entendu ?

— Si.

— Ah ! enfin, tu as entendu quelque chose ! Quoi ?

— On a… toussé ! »

Elle fit un bond et s’écria, exaspérée :

« On a toussé ! Où ça ? Qui est-ce qui a toussé ? Mais, tu es fou ? Réponds donc ? »

Il commençait à s’impatienter.

« Voyons, est-ce fini cette scie-là ? Tu sais bien que c’est toi. »

Cette fois, elle s’indigna, hurlant : « Moi ? — Moi ? — Moi ? — J’ai toussé ? Moi ? J’ai toussé ! Ah ! vous m’insultez, vous m’outragez, vous me méprisez. Eh bien, adieu ! Je ne reste pas auprès d’un homme qui me traite ainsi. »

Et elle fit un mouvement énergique pour sortir du lit.

Il reprit d’une voix fatiguée, voulant la paix à tout prix :

« Voyons, reste tranquille. C’est moi qui ai toussé. »

Mais elle eut un sursaut de colère nouvelle.

« Comment ? vous avez… toussé dans mon lit !… à mes côtés… pendant que je dormais ? Et vous l’avouez. Mais vous êtes ignoble. Et vous croyez que je reste avec les hommes qui… toussent auprès de moi… Mais pour qui me prenez-vous donc ? »

Et elle se leva sur le lit tout debout, essayant d’enjamber pour s’en aller.

Il la prit tranquillement par les pieds et la fit s’étaler près de lui, et il riait, moqueur et gai :

« Voyons, Rose, tiens-toi tranquille, à la fin. Tu as toussé. Car c’est toi. Je ne me plains pas, je ne me fâche pas ; je suis content même. Mais, recouche-toi, sacrebleu. »

Cette fois, elle lui échappa d’un bond et sauta dans la chambre ; et elle cherchait éperdument ses vêtements, en répétant : « Et vous croyez que je vais rester auprès d’un homme qui permet à une femme de… tousser dans son lit. Mais vous êtes ignoble, mon cher. »

Alors il se leva, et, d’abord, la gifla. Puis, comme elle se débattait, il la cribla de taloches ; et, la prenant ensuite à pleins bras, la jeta à toute volée dans le lit.

Et comme elle restait étendue, inerte et pleurant contre le mur, il se recoucha près d’elle, puis, lui tournant le dos à son tour, il toussa…, il toussa par quintes…, avec des silences et des reprises. Parfois, il demandait : « En as-tu assez », et, comme elle ne répondait pas, il recommençait.

Tout à coup, elle se mit à rire, mais à rire comme une folle, criant : « Qu’il est drôle, ah ! qu’il est drôle ! »

Et elle le saisit brusquement dans ses bras, collant sa bouche à la sienne, lui murmurant entre les lèvres : « Je t’aime, mon chat. »

Et ils ne dormirent plus… jusqu’au matin.

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Telle est mon histoire, mon cher Silvestre. Pardonnez-moi cette incursion sur votre domaine. Voilà encore un mot impropre. Ce n’est pas « domaine » qu’il faudrait dire. Vous m’amusez si souvent que je n’ai pu résister au désir de me risquer un peu sur vos derrières.

Mais la gloire vous restera de nous avoir ouvert, toute large, cette voie.


<t Auprès d’un mort>

Auprès d’un mort

Il s’en allait mourant, comme meurent les poitrinaires. Je le voyais chaque jour s’asseoir, vers deux heures, sous les fenêtres de l’hôtel, en face de la mer tranquille, sur un banc de la promenade. Il restait quelque temps immobile dans la chaleur du soleil, contemplant d’un œil morne la Méditerranée. Parfois il jetait un regard sur la haute montagne aux sommets vaporeux, qui enferme Menton ; puis il croisait, d’un mouvement très lent, ses longues jambes, si maigres qu’elles semblaient deux os, autour desquels flottait le drap du pantalon, et il ouvrait un livre, toujours le même.

Alors il ne remuait plus, il lisait, il lisait de l’œil et de la pensée ; tout son pauvre corps expirant semblait lire, toute son âme s’enfonçait, se perdait, disparaissait dans ce livre jusqu’à l’heure où l’air rafraîchi le faisait un peu tousser. Alors il se levait et rentrait.

C’était un grand Allemand à barbe blonde, qui déjeunait et dînait dans sa chambre, et ne parlait à personne.

Une vague curiosité m’attira vers lui. Je m’assis un jour à son côté, ayant pris aussi, pour me donner une contenance, un volume des poésies de Musset.

Et je me mis à parcourir Rolla.

Mon voisin me dit tout à coup, en bon français :

« Savez-vous l’allemand, monsieur ?

— Nullement, monsieur.

— Je le regrette. Puisque le hasard nous met côte à côte, je vous aurais prêté, je vous aurais fait voir une chose inestimable : ce livre que je tiens là.

— Qu’est-ce donc ?

— C’est un exemplaire de mon maître Schopenhauer, annoté de sa main. Toutes les marges, comme vous le voyez, sont couvertes de son écriture. »

Je pris le livre avec respect et je contemplai ces formes incompréhensibles pour moi, mais qui révélaient l’immortelle pensée du plus grand saccageur de rêves qui ait passé sur la terre.

Et les vers de Musset éclatèrent dans ma mémoire :

Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire

Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ?

Et je comparais involontairement le sarcasme enfantin, le sarcasme religieux de Voltaire à l’irrésistible ironie du philosophe allemand dont l’influence est désormais ineffaçable.

Qu’on proteste et qu’on se fâche, qu’on s’indigne ou qu’on s’exalte, Schopenhauer a marqué l’humanité du sceau de son dédain et de son désenchantement.

Jouisseur désabusé, il a renversé les croyances, les espoirs, les poésies, les chimères, détruit les aspirations, ravagé la confiance des âmes, tué l’amour, abattu le culte idéal de la femme, crevé les illusions des cœurs, accompli la plus gigantesque besogne de sceptique qui ait jamais été faite. Il a tout traversé de sa moquerie, et tout vidé. Et aujourd’hui même, ceux qui l’exècrent semblent porter, malgré eux, en leurs esprits, des parcelles de sa pensée.

« Vous avez donc connu particulièrement Schopenhauer ? » dis-je à l’Allemand.

Il sourit tristement.

« Jusqu’à sa mort, monsieur. »

Et il me parla de lui, il me raconta l’impression presque surnaturelle que faisait cet être étrange à tous ceux qui l’approchaient.

Il me dit l’entrevue du vieux démolisseur avec un politicien français, républicain doctrinaire, qui voulut voir cet homme et le trouva dans une brasserie tumultueuse, assis au milieu de disciples, sec, ridé, riant d’un inoubliable rire, mordant et déchirant les idées et les croyances d’une seule parole, comme un chien d’un coup de dents déchire les tissus avec lesquels il joue.

Il me répéta le mot de ce Français, s’en allant effaré, épouvanté et s’écriant :

« J’ai cru passer une heure avec le diable. »

Puis il ajouta :

« Il avait, en effet, monsieur, un effrayant sourire, qui nous fit peur, même après sa mort. C’est une anecdote presque inconnue que je peux vous conter si elle vous intéresse. »

Et il commença, d’une voix fatiguée, que des quintes de toux interrompaient par moments :

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Schopenhauer venait de mourir, et il fut décidé que nous le veillerions tour à tour, deux par deux, jusqu’au matin.

Il était couché dans une grande chambre très simple, vaste et sombre. Deux bougies brûlaient sur la table de nuit.

C’est à minuit que je pris la garde, avec un de nos camarades. Les deux amis que nous remplacions sortirent, et nous vînmes nous asseoir au pied du lit.

La figure n’était point changée. Elle riait. Ce pli que nous connaissions si bien se creusait au coin des lèvres, et il nous semblait qu’il allait ouvrir les yeux, remuer, parler. Sa pensée ou plutôt ses pensées nous enveloppaient ; nous nous sentions plus que jamais dans l’atmosphère de son génie, envahis, possédés par lui. Sa domination nous semblait même plus souveraine maintenant qu’il était mort. Un mystère se mêlait à la puissance de cet incomparable esprit.

Le corps de ces hommes-là disparaît, mais ils restent, eux ; et, dans la nuit qui suit l’arrêt de leur cœur, je vous assure, monsieur, qu’ils sont effrayants.

Et, tout bas, nous parlions de lui, nous rappelant des paroles, des formules, ces surprenantes maximes qui semblent des lumières jetées, par quelques mots, dans les ténèbres de la Vie inconnue.

« Il me semble qu’il va parler », dit mon camarade. Et nous regardions, avec une inquiétude touchant à la peur, le visage immobile et riant toujours.

Peu à peu nous nous sentions mal à l’aise, oppressés, défaillants. Je balbutiai :

« Je ne sais pas ce que j’ai, mais je t’assure que je suis malade. »

Et nous nous aperçûmes alors que le cadavre sentait mauvais.

Alors mon compagnon me proposa de passer dans la chambre voisine, en laissant la porte ouverte ; et j’acceptai.

Je pris une des bougies qui brûlaient sur la table de nuit et je laissai la seconde, et nous allâmes nous asseoir à l’autre bout de l’autre pièce, de façon à voir de notre place le lit et le mort, en pleine lumière.

Mais il nous obsédait toujours ; on eût dit que son être immatériel, dégagé, libre, tout-puissant et dominateur, rôdait autour de nous. Et parfois aussi l’odeur infâme du corps décomposé nous arrivait, nous pénétrait, écœurante et vague.

Tout à coup, un frisson nous passa dans les os : un bruit, un petit bruit était venu de la chambre du mort. Nos regards furent aussitôt sur lui, et nous vîmes, oui, monsieur, nous vîmes parfaitement, l’un et l’autre, quelque chose de blanc courir sur le lit, tomber à terre sur le tapis, et disparaître sous un fauteuil.

Nous fûmes debout avant d’avoir eu le temps de penser à rien, fous d’une terreur stupide, prêts à fuir. Puis nous nous sommes regardés. Nous étions horriblement pâles. Nos cœurs battaient à soulever le drap de nos habits. Je parlai le premier.

« Tu as vu ?…

— Oui, j’ai vu.

— Est-ce qu’il n’est pas mort ?

— Mais puisqu’il entre en putréfaction ?

— Qu’allons-nous faire ? »

Mon compagnon prononça en hésitant :

« Il faut aller voir. »

Je pris notre bougie, et j’entrai le premier, fouillant de l’œil toute la grande pièce aux coins noirs. Rien ne remuait plus ; et je m’approchai du lit. Mais je demeurai saisi de stupeur et d’épouvante : Schopenhauer ne riait plus ! Il grimaçait d’une horrible façon, la bouche serrée, les joues creusées profondément. Je balbutiai :

« Il n’est pas mort ! »

Mais l’odeur épouvantable me montait au nez, me suffoquait. Et je ne remuais plus, le regardant fixement, effaré comme devant une apparition.

Alors mon compagnon, ayant pris l’autre bougie, se pencha. Puis il me toucha le bras sans dire un mot. Je suivis son regard, et j’aperçus à terre, sous le fauteuil à côté du lit, tout blanc sur le sombre tapis, ouvert comme pour mordre, le râtelier de Schopenhauer.

Le travail de la décomposition, desserrant les mâchoires, l’avait fait jaillir de la bouche.

J’ai eu vraiment peur ce jour-là, monsieur.

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Et, comme le soleil s’approchait de la mer étincelante, l’Allemand phtisique se leva, me salua, et regagna l’hôtel.


<t Deux amis>

Deux amis

Paris était bloqué, affamé et râlant. Les moineaux se faisaient bien rares sur les toits, et les égouts se dépeuplaient. On mangeait n’importe quoi.

Comme il se promenait tristement par un clair matin de janvier le long du boulevard extérieur, les mains dans les poches de sa culotte d’uniforme et le ventre vide, M. Morissot, horloger de son état et pantouflard par occasion, s’arrêta net devant un confrère qu’il reconnut pour un ami. C’était M. Sauvage, une connaissance du bord de l’eau.

Chaque dimanche, avant la guerre, Morissot partait dès l’aurore, une canne en bambou d’une main, une boîte en fer-blanc sur le dos. Il prenait le chemin de fer d’Argenteuil, descendait à Colombes, puis gagnait à pied l’île Marante. À peine arrivé en ce lieu de ses rêves, il se mettait à pêcher ; il pêchait jusqu’à la nuit.

Chaque dimanche, il rencontrait là un petit homme replet et jovial, M. Sauvage, mercier, rue Notre-Dame-de-Lorette, autre pêcheur fanatique. Ils passaient souvent une demi-journée côte à côte, la ligne à la main et les pieds ballants au-dessus du courant ; et ils s’étaient pris d’amitié l’un pour l’autre.

En certains jours, ils ne parlaient pas. Quelquefois ils causaient ; mais ils s’entendaient admirablement sans rien dire, ayant des goûts semblables et des sensations identiques.

Au printemps, le matin, vers dix heures, quand le soleil rajeuni faisait flotter sur le fleuve tranquille cette petite buée qui coule avec l’eau, et versait dans le dos des deux enragés pêcheurs une bonne chaleur de saison nouvelle, Morissot parfois disait à son voisin : « Hein ! quelle douceur ! » et M. Sauvage répondait : « Je ne connais rien de meilleur. » Et cela leur suffisait pour se comprendre et s’estimer.

À l’automne, vers la fin du jour, quand le ciel ensanglanté par le soleil couchant, jetait dans l’eau des figures de nuages écarlates, empourprait le fleuve entier, enflammait l’horizon, faisait rouges comme du feu les deux amis, et dorait les arbres roussis déjà, frémissants d’un frisson d’hiver, M. Sauvage regardait en souriant Morissot et prononçait : « Quel spectacle ! » Et Morissot émerveillé répondait, sans quitter des yeux son flotteur : « Cela vaut mieux que le boulevard, hein ? »

Dès qu’ils se furent reconnus, ils se serrèrent les mains énergiquement, tout émus de se retrouver en des circonstances si différentes. M. Sauvage, poussant un soupir, murmura : « En voilà des événements ! » Morissot, très morne, gémit : « Et quel temps ! C’est aujourd’hui le premier beau jour de l’année. »

Le ciel était, en effet, tout bleu et plein de lumière.

Ils se mirent à marcher côte à côte, rêveurs et tristes. Morissot reprit : « Et la pêche ? hein ! quel bon souvenir ! »

M. Sauvage demanda : « Quand y retournerons-nous ? »

Ils entrèrent dans un petit café et burent ensemble une absinthe ; puis ils se remirent à se promener sur les trottoirs.

Morissot s’arrêta soudain : « Une seconde verte, hein ? » M. Sauvage y consentit : « À votre disposition. » Et ils pénétrèrent chez un autre marchand de vins.

Ils étaient fort étourdis en sortant, troublés comme des gens à jeun dont le ventre est plein d’alcool. Il faisait doux. Une brise caressante leur chatouillait le visage.

M. Sauvage, que l’air tiède achevait de griser, s’arrêta : « Si on y allait ?

— Où ça ?

— À la pêche, donc.

— Mais où ?

— Mais à notre île. Les avant-postes français sont auprès de Colombes. Je connais le colonel Dumoulin ; on nous laissera passer facilement. »

Morissot frémit de désir : « C’est dit. J’en suis. » Et ils se séparèrent pour prendre leurs instruments.

Une heure après, ils marchaient côte à côte sur la grand’route. Puis ils gagnèrent la villa qu’occupait le colonel. Il sourit de leur demande et consentit à leur fantaisie. Ils se remirent en marche, munis d’un laissez-passer.

Bientôt ils franchirent les avant-postes, traversèrent Colombes abandonné, et se trouvèrent au bord des petits champs de vigne qui descendent vers la Seine. Il était environ onze heures.

En face, le village d’Argenteuil semblait mort. Les hauteurs d’Orgemont et de Sannois dominaient tout le pays. La grande plaine qui va jusqu’à Nanterre était vide, toute vide, avec ses cerisiers nus et ses terres grises.

M. Sauvage, montrant du doigt les sommets, murmura : « Les Prussiens sont là-haut ! » Et une inquiétude paralysait les deux amis devant ce pays désert.

« Les Prussiens ! » Ils n’en avaient jamais aperçu, mais ils les sentaient là depuis des mois, autour de Paris, ruinant la France, pillant, massacrant, affamant, invisibles et tout-puissants. Et une sorte de terreur superstitieuse s’ajoutait à la haine qu’ils avaient pour ce peuple inconnu et victorieux.

Morissot balbutia : « Hein ! si nous allions en rencontrer ? »

M. Sauvage répondit, avec cette gouaillerie parisienne reparaissant malgré tout :

« Nous leur offririons une friture. »

Mais ils hésitaient à s’aventurer dans la campagne, intimidés par le silence de tout l’horizon.

À la fin, M. Sauvage se décida : « Allons, en route ! mais avec précaution. » Et ils descendirent dans un champ de vigne, courbés en deux, rampant, profitant des buissons pour se couvrir, l’œil inquiet, l’oreille tendue.

Une bande de terre nue restait à traverser pour gagner le bord du fleuve. Ils se mirent à courir ; et dès qu’ils eurent atteint la berge, ils se blottirent dans les roseaux secs.

Morissot colla sa joue par terre pour écouter si on ne marchait pas dans les environs. Il n’entendit rien. Ils étaient bien seuls, tout seuls.

Ils se rassurèrent et se mirent à pêcher.

En face d’eux l’île Marante abandonnée les cachait à l’autre berge. La petite maison du restaurant était close, semblait délaissée depuis des années.

M. Sauvage prit le premier goujon, Morissot attrapa le second, et d’instant en instant ils levaient leurs lignes avec une petite bête argentée frétillant au bout du fil : une vraie pêche miraculeuse.

Ils introduisaient délicatement les poissons dans une poche de filet à mailles très serrées, qui trempait à leurs pieds. Et une joie délicieuse les pénétrait, cette joie qui vous saisit quand on retrouve un plaisir aimé dont on est privé depuis longtemps.

Le bon soleil leur coulait sa chaleur entre les épaules ; ils n’écoutaient plus rien ; ils ne pensaient plus à rien ; ils ignoraient le reste du monde ; ils pêchaient.

Mais soudain un bruit sourd qui semblait venir de sous terre fit trembler le sol. Le canon se remettait à tonner.

Morissot tourna la tête, et par-dessus la berge il aperçut, là-bas, sur la gauche, la grande silhouette du Mont-Valérien, qui portait au front une aigrette blanche, une buée de poudre qu’il venait de cracher.

Et aussitôt un second jet de fumée partit du sommet de la forteresse ; et quelques instants après une nouvelle détonation gronda.

Puis d’autres suivirent, et de moment en moment, la montagne jetait son haleine de mort, soufflait ses vapeurs laiteuses qui s’élevaient lentement dans le ciel calme, faisaient un nuage au-dessus d’elle.

M. Sauvage haussa les épaules : « Voilà qu’ils recommencent », dit-il.

Morissot, qui regardait anxieusement plonger coup sur coup la plume de son flotteur, fut pris soudain d’une colère d’homme paisible contre ces enragés qui se battaient ainsi, et il grommela : « Faut-il être stupide pour se tuer comme ça. »

M. Sauvage reprit : « C’est pis que des bêtes. »

Et Morissot, qui venait de saisir une ablette, déclara : « Et dire que ce sera toujours ainsi tant qu’il y aura des gouvernements. »

M. Sauvage l’arrêta : « La République n’aurait pas déclaré la guerre… »

Morissot l’interrompit : « Avec les rois on a la guerre au dehors ; avec la République on a la guerre au dedans. »

Et tranquillement ils se mirent à discuter, débrouillant les grands problèmes politiques avec une raison saine d’hommes doux et bornés, tombant d’accord sur ce point, qu’on ne serait jamais libres. Et le Mont-Valérien tonnait sans repos, démolissant à coups de boulet des maisons françaises, broyant des vies, écrasant des êtres, mettant fin à bien des rêves, à bien des joies attendues, à bien des bonheurs espérés, ouvrant en des cœurs de femmes, en des cœurs de filles, en des cœurs de mères, là-bas, en d’autres pays, des souffrances qui ne finiraient plus.

« C’est la vie », déclara M. Sauvage.

« Dites plutôt que c’est la mort », reprit en riant Morissot.

Mais ils tressaillirent effarés, sentant bien qu’on venait de marcher derrière eux ; et ayant tourné les yeux, ils aperçurent, debout contre leurs épaules, quatre hommes, quatre grands hommes armés et barbus, vêtus comme des domestiques en livrée et coiffés de casquettes plates, les tenant en joue au bout de leurs fusils.

Les deux lignes s’échappèrent de leurs mains et se mirent à descendre la rivière.

En quelques secondes, ils furent saisis, attachés, emportés, jetés dans une barque et passés dans l’île.

Et derrière la maison qu’ils avaient crue abandonnée, ils aperçurent une vingtaine de soldats allemands.

Une sorte de géant velu, qui fumait, à cheval sur une chaise, une grande pipe de porcelaine, leur demanda, en excellent français : « Eh bien, messieurs, avez-vous fait bonne pêche ? »

Alors un soldat déposa aux pieds de l’officier le filet plein de poissons, qu’il avait eu soin d’emporter. Le Prussien sourit : « Eh ! eh ! je vois que ça n’allait pas mal. Mais il s’agit d’autre chose. Écoutez-moi et ne vous troublez pas.

« Pour moi, vous êtes deux espions envoyés pour me guetter. Je vous prends et je vous fusille. Vous faisiez semblant de pêcher, afin de mieux dissimuler vos projets. Vous êtes tombés entre mes mains, tant pis pour vous ; c’est la guerre.

« Mais comme vous êtes sortis par les avant-postes, vous avez assurément un mot d’ordre pour rentrer. Donnez-moi ce mot d’ordre et je vous fais grâce. »

Les deux amis, livides, côte à côte, les mains agitées d’un léger tremblement nerveux, se taisaient.

L’officier reprit : « Personne ne le saura jamais, vous rentrerez paisiblement. Le secret disparaîtra avec vous. Si vous refusez, c’est la mort, et tout de suite. Choisissez. »

Ils demeuraient immobiles sans ouvrir la bouche.

Le Prussien, toujours calme, reprit en étendant la main vers la rivière : « Songez que dans cinq minutes vous serez au fond de cette eau. Dans cinq minutes ! Vous devez avoir des parents ? »

Le Mont-Valérien tonnait toujours.

Les deux pêcheurs restaient debout et silencieux. L’Allemand donna des ordres dans sa langue. Puis il changea sa chaise de place pour ne pas se trouver trop près des prisonniers ; et douze hommes vinrent se placer à vingt pas, le fusil au pied.

L’officier reprit : « Je vous donne une minute, pas deux secondes de plus. »

Puis il se leva brusquement, s’approcha des deux Français, prit Morissot sous le bras, l’entraîna plus loin, lui dit à voix basse : « Vite, ce mot d’ordre ? Votre camarade ne saura rien, j’aurai l’air de m’attendrir. »

Morissot ne répondit rien.

Le Prussien entraîna alors M. Sauvage et lui posa la même question.

M. Sauvage ne répondit pas.

Ils se retrouvèrent côte à côte.

Et l’officier se mit à commander. Les soldats élevèrent leurs armes.

Alors le regard de Morissot tomba par hasard sur le filet plein de goujons, resté dans l’herbe, à quelques pas de lui.

Un rayon de soleil faisait briller le tas de poissons qui s’agitaient encore. Et une défaillance l’envahit. Malgré ses efforts, ses yeux s’emplirent de larmes.

Il balbutia : « Adieu, monsieur Sauvage. »

M. Sauvage répondit : « Adieu, monsieur Morissot. »

Ils se serrèrent la main, secoués des pieds à la tête par d’invincibles tremblements.

L’officier cria : « Feu ! »

Les douze coups n’en firent qu’un.

M. Sauvage tomba d’un bloc sur le nez. Morissot, plus grand, oscilla, pivota et s’abattit en travers sur son camarade, le visage au ciel, tandis que des bouillons de sang s’échappaient de sa tunique crevée à la poitrine.

L’Allemand donna de nouveaux ordres.

Ses hommes se dispersèrent, puis revinrent avec des cordes et des pierres qu’ils attachèrent aux pieds des deux morts ; puis ils les portèrent sur la berge.

Le Mont-Valérien ne cessait pas de gronder, coiffé maintenant d’une montagne de fumée.

Deux soldats prirent Morissot par la tête et par les jambes ; deux autres saisirent M. Sauvage de la même façon. Les corps, un instant balancés avec force, furent lancés au loin, décrivirent une courbe, puis plongèrent, debout, dans le fleuve, les pierres entraînant les pieds d’abord.

L’eau rejaillit, bouillonna, frissonna, puis se calma, tandis que de toutes petites vagues s’en venaient jusqu’aux rives.

Un peu de sang flottait.

L’officier, toujours serein, dit à mi-voix : « C’est le tour des poissons maintenant. »

Puis il revint vers la maison.

Et soudain il aperçut le filet aux goujons dans l’herbe. Il le ramassa, l’examina, sourit, cria : « Wilhem ! »

Un soldat accourut, en tablier blanc. Et le Prussien, lui jetant la pêche des deux fusillés, commanda : « Fais-moi frire tout de suite ces petits animaux-là pendant qu’ils sont encore vivants. Ce sera délicieux. »

Puis il se remit à fumer sa pipe.


<t En mer>

En mer

À Henry Céard.

On lisait dernièrement dans les journaux les lignes suivantes :

« Boulogne-sur-Mer, 22 janvier. — On nous écrit :

« Un affreux malheur vient de jeter la consternation parmi notre population maritime déjà si éprouvée depuis deux années. Le bateau de pêche commandé par le patron Javel, entrant dans le port, a été jeté à l’ouest et est venu se briser sur les roches du brise-lames de la jetée.

« Malgré les efforts du bateau de sauvetage et des lignes envoyées au moyen du fusil porte-amarre, quatre hommes et le mousse ont péri.

« Le mauvais temps continue. On craint de nouveaux sinistres. »

Quel est ce patron Javel ? Est-il le frère du manchot ?

Si le pauvre homme roulé par la vague, et mort peut-être sous les débris de son bateau mis en pièces, est celui auquel je pense, il avait assisté, voici dix-huit ans maintenant, à un autre drame, terrible et simple comme sont toujours ces drames formidables des flots.

Javel aîné était alors patron d’un chalutier.

Le chalutier est le bateau de pêche par excellence. Solide à ne craindre aucun temps, le ventre rond, roulé sans cesse par les lames comme un bouchon, toujours dehors, toujours fouetté par les vents durs et salés de la Manche, il travaille la mer, infatigable, la voile gonflée, traînant par le flanc un grand filet qui racle le fond de l’Océan, et détache et cueille toutes les bêtes endormies dans les roches, les poissons plats collés au sable, les crabes lourds aux pattes crochues, les homards aux moustaches pointues.

Quand la brise est fraîche et la vague courte, le bateau se met à pêcher. Son filet est fixé tout le long d’une grande tige de bois garnie de fer qu’il laisse descendre au moyen de deux câbles glissant sur deux rouleaux aux deux bouts de l’embarcation. Et le bateau, dérivant sous le vent et le courant, tire avec lui cet appareil qui ravage et dévaste le sol de la mer.

Javel avait à son bord son frère cadet, quatre hommes et un mousse. Il était sorti de Boulogne par un beau temps clair pour jeter le chalut.

Or, bientôt le vent s’éleva, et une bourrasque survenant força le chalutier à fuir. Il gagna les côtes d’Angleterre ; mais la mer démontée battait les falaises, se ruait contre la terre, rendait impossible l’entrée des ports. Le petit bateau reprit le large et revint sur les côtes de France. La tempête continuait à faire infranchissables les jetées, enveloppant d’écume, de bruit et de danger tous les abords des refuges.

Le chalutier repartit encore, courant sur le dos des flots, ballotté, secoué, ruisselant, souffleté par des paquets d’eau, mais gaillard, malgré tout, accoutumé à ces gros temps qui le tenaient parfois cinq ou six jours errant entre les deux pays voisins sans pouvoir aborder l’un ou l’autre.

Puis enfin l’ouragan se calma comme il se trouvait en pleine mer, et, bien que la vague fût encore forte, le patron commanda de jeter le chalut.

Donc le grand engin de pêche fut passé par-dessus bord, et deux hommes à l’avant, deux hommes à l’arrière, commencèrent à filer sur les rouleaux les amarres qui le tenaient. Soudain il toucha le fond ; mais une haute lame inclinant le bateau, Javel cadet, qui se trouvait à l’avant et dirigeait la descente du filet, chancela, et son bras se trouva saisi entre la corde un instant détendue par la secousse et le bois où elle glissait. Il fit un effort désespéré, tâchant de l’autre main de soulever l’amarre, mais le chalut traînait déjà et le câble roidi ne céda point.

L’homme crispé par la douleur appela. Tous accoururent. Son frère quitta la barre. Ils se jetèrent sur la corde, s’efforçant de dégager le membre qu’elle broyait. Ce fut en vain. « Faut couper », dit un matelot, et il tira de sa poche un large couteau, qui pouvait, en deux coups, sauver le bras de Javel cadet.

Mais couper, c’était perdre le chalut, et ce chalut valait de l’argent, beaucoup d’argent, quinze cents francs ; et il appartenait à Javel aîné, qui tenait à son avoir.

Il cria, le cœur torturé : « Non, coupe pas, attends, je vas lofer. » Et il courut au gouvernail mettant toute la barre dessous.

Le bateau n’obéit qu’à peine, paralysé par ce filet qui immobilisait son impulsion, et entraîné d’ailleurs par la force de la dérive et du vent.

Javel cadet s’était laissé tomber sur les genoux, les dents serrées, les yeux hagards. Il ne disait rien. Son frère revint, craignant toujours le couteau d’un marin : « Attends, attends, coupe pas, faut mouiller l’ancre. »

L’ancre fut mouillée, toute la chaîne filée, puis on se mit à virer au cabestan pour détendre les amarres du chalut. Elles s’amollirent, enfin, et on dégagea le bras inerte, sous la manche de laine ensanglantée.

Javel cadet semblait idiot. On lui retira la vareuse et on vit une chose horrible, une bouillie de chairs dont le sang jaillissait à flots qu’on eût dit poussés par une pompe. Alors l’homme regarda son bras et murmura : « Foutu ».

Puis, comme l’hémorragie faisait une mare sur le pont du bateau, un des matelots cria : « Il va se vider, faut nouer la veine. »

Alors ils prirent une ficelle, une grosse ficelle brune et goudronnée, et, enlaçant le membre au-dessus de la blessure, ils serrèrent de toute leur force. Les jets de sang s’arrêtaient peu à peu, et finirent par cesser tout à fait.

Javel cadet se leva, son bras pendait à son côté. Il le prit de l’autre main, le souleva, le tourna, le secoua. Tout était rompu, les os cassés : les muscles seuls retenaient ce morceau de son corps. Il le considérait d’un œil morne, réfléchissant. Puis il s’assit sur une voile pliée, et les camarades lui conseillèrent de mouiller sans cesse la blessure pour empêcher le mal noir.

On mit un seau auprès de lui, et de minute en minute, il puisait dedans au moyen d’un verre, et baignait l’horrible plaie en laissant couler dessus un petit filet d’eau claire.

« Tu serais mieux en bas », lui dit son frère. Il descendit, mais au bout d’une heure il remonta, ne se sentant pas bien tout seul. Et puis, il préférait le grand air. Il se rassit sur sa voile et recommença à bassiner son bras.

La pêche était bonne. Les larges poissons à ventre blanc gisaient à côté de lui, secoués par des spasmes de mort ; il les regardait sans cesser d’arroser ses chairs écrasées.

Comme on allait regagner Boulogne, un nouveau coup de vent se déchaîna ; et le petit bateau recommença sa course folle, bondissant et culbutant, secouant le triste blessé.

La nuit vint. Le temps fut gros jusqu’à l’aurore. Au soleil levant on apercevait de nouveau l’Angleterre, mais, comme la mer était moins dure, on repartit pour la France en louvoyant.

Vers le soir, Javel cadet appela ses camarades et leur montra des traces noires, toute une vilaine apparence de pourriture sur la partie du membre qui ne tenait plus à lui.

Les matelots regardaient, disant leur avis.

« Ça pourrait bien être le Noir », pensait l’un.

« Faudrait de l’iau salée là-dessus », déclarait un autre.

On apporta donc de l’eau salée et on en versa sur le mal. Le blessé devint livide, grinça des dents, se tordit un peu ; mais il ne cria pas.

Puis, quand la brûlure se fut calmée : « Donne-moi ton couteau », dit-il à son frère. Le frère tendit son couteau.

« Tiens-moi le bras en l’air, tout drait, tire dessus. »

On fit ce qu’il demandait.

Alors il se mit à couper lui-même. Il coupait doucement, avec réflexion, tranchant les derniers tendons avec cette lame aiguë, comme un fil de rasoir ; et bientôt il n’eut plus qu’un moignon. Il poussa un profond soupir et déclara : « Fallait ça. J’étais foutu. »

Il semblait soulagé et respirait avec force. Il recommença à verser de l’eau sur le tronçon de membre qui lui restait.

La nuit fut mauvaise encore et on ne put atterrir.

Quand le jour parut, Javel cadet prit son bras détaché et l’examina longuement. La putréfaction se déclarait. Les camarades vinrent aussi l’examiner, et ils se le passaient de main en main, le tâtaient, le retournaient, le flairaient.

Son frère dit : « Faut jeter ça à la mer à c’t’ heure. »

Mais Javel cadet se fâcha : « Ah ! mais non, ah ! mais non. J’ veux point. C’est à moi, pas vrai, pisque c’est mon bras. »

Il le reprit et le posa entre ses jambes.

« Il va pas moins pourrir », dit l’aîné. Alors une idée vint au blessé. Pour conserver le poisson quand on tenait longtemps la mer, on l’empilait en des barils de sel.

Il demanda : « J’ pourrions t’y point l’ mettre dans la saumure. »

« Ça, c’est vrai », déclarèrent les autres.

Alors on vida un des barils, plein déjà de la pêche des jours derniers ; et, tout au fond, on déposa le bras. On versa du sel dessus, puis on replaça, un à un, les poissons.

Un des matelots fit cette plaisanterie : « Pourvu que je l’ vendions point à la criée. »

Et tout le monde rit, hormis les deux Javel.

Le vent soufflait toujours. On louvoya encore en vue de Boulogne jusqu’au lendemain dix heures. Le blessé continuait sans cesse à jeter de l’eau sur sa plaie.

De temps en temps il se levait et marchait d’un bout à l’autre du bateau.

Son frère, qui tenait la barre, le suivait de l’œil en hochant la tête.

On finit par rentrer au port.

Le médecin examina la blessure et la déclara en bonne voie. Il fit un pansement complet et ordonna le repos. Mais Javel ne voulut pas se coucher sans avoir repris son bras, et il retourna bien vite au port pour retrouver le baril qu’il avait marqué d’une croix.

On le vida devant lui et il ressaisit son membre, bien conservé dans la saumure, ridé, rafraîchi. Il l’enveloppa dans une serviette emportée à cette intention, et rentra chez lui.

Sa femme et ses enfants examinèrent longuement ce débris du père, tâtant les doigts, enlevant les brins de sel restés sous les ongles ; puis on fit venir le menuisier qui prit mesure pour un petit cercueil.

Le lendemain l’équipage complet du chalutier suivit l’enterrement du bras détaché. Les deux frères, côte à côte, conduisaient le deuil. Le sacristain de la paroisse tenait le cadavre sous son aisselle.

Javel cadet cessa de naviguer. Il obtint un petit emploi dans le port, et, quand il parlait plus tard de son accident, il confiait tout bas à son auditeur : « Si le frère avait voulu couper le chalut, j’aurais encore mon bras, pour sûr. Mais il était regardant à son bien. »


<t Réveil>

Réveil

Depuis trois ans qu’elle était mariée, elle n’avait point quitté le val de Ciré, où son mari possédait deux filatures. Elle vivait tranquille, sans enfants, heureuse dans sa maison cachée sous les arbres, et que les ouvriers appelaient le « château ».

M. Vasseur, bien plus vieux qu’elle, était bon. Elle l’aimait ; et jamais une pensée coupable n’avait pénétré dans son cœur. Sa mère venait passer tous les étés à Ciré, puis retournait s’installer à Paris pour l’hiver, dès que les feuilles commençaient à tomber.

Chaque automne Jeanne toussait un peu. La vallée étroite où serpentait la rivière s’embrumait alors pendant cinq mois. Des brouillards légers flottaient d’abord sur les prairies, rendant tous les fonds pareils à un grand étang d’où émergeaient les toits des maisons. Puis cette nuée blanche, montant comme une marée, enveloppait tout, faisait de ce vallon un pays de fantômes où les hommes glissaient comme des ombres sans se connaître à dix pas. Les arbres, drapés de vapeurs, se dressaient, moisis dans cette humidité.

Mais les gens qui passaient sur les côtes voisines, et qui regardaient le trou blanc de la vallée, voyaient surgir au-dessus des brumes accumulées au niveau des collines, les deux cheminées géantes des établissements de M. Vasseur, qui vomissaient nuit et jour à travers le ciel deux serpents de fumée noire.

Cela seul indiquait qu’on vivait dans ce creux qui semblait rempli d’un nuage de coton.

Or, cette année-là, quand revint octobre, le médecin conseilla à la jeune femme d’aller passer l’hiver à Paris chez sa mère, l’air du vallon devenant dangereux pour sa poitrine.

Elle partit.

Pendant les premiers mois elle pensa sans cesse à la maison abandonnée où s’étaient enracinées ses habitudes, dont elle aimait les meubles familiers et l’allure tranquille. Puis elle s’accoutuma à sa vie nouvelle et prit goût aux fêtes, aux dîners, aux soirées, à la danse.

Elle avait conservé jusque-là ses manières de jeune fille, quelque chose d’indécis et d’endormi, une marche un peu traînante, un sourire un peu las. Elle devint vive, gaie, toujours prête aux plaisirs. Des hommes lui firent la cour. Elle s’amusait de leurs bavardages, jouait avec leurs galanteries, sûre de sa résistance, un peu dégoûtée de l’amour par ce qu’elle en avait appris dans le mariage.

La pensée de livrer son corps aux grossières caresses de ces êtres barbus la faisait rire de pitié et frissonner un peu de répugnance. Elle se demandait avec stupeur comment des femmes pouvaient consentir à ces contacts dégradants avec des étrangers, alors qu’elles y étaient déjà contraintes avec l’époux légitime. Elle eût aimé plus tendrement son mari s’ils avaient vécu comme deux amis, s’en tenant aux chastes baisers qui sont les caresses des âmes.

Mais elle s’amusait beaucoup des compliments, des désirs apparus dans les yeux et qu’elle ne partageait point, des attaques directes, des déclarations jetées dans l’oreille quand on repassait au salon après les fins dîners, des paroles balbutiées si bas qu’il les fallait presque deviner, et qui lui laissaient la chair froide, le cœur tranquille, tout en chatouillant sa coquetterie inconsciente, en allumant au fond d’elle une flamme de contentement, en faisant s’épanouir sa lèvre, briller son regard, frissonner son âme de femme à qui les adorations sont dues.

Elle aimait ces tête-à-tête des soirs tombants, au coin du feu, dans le salon déjà sombre, alors que l’homme devient pressant, balbutie, tremble et tombe à genoux. C’était pour elle une joie exquise et nouvelle de sentir cette passion qui ne l’effleurait pas, de dire non de la tête et des lèvres, de retirer ses mains, de se lever, et de sonner avec sang-froid pour demander les lampes, et de voir se redresser confus et rageant, en entendant venir le valet, celui qui tremblait à ses pieds.

Elle avait des rires secs qui glaçaient les paroles brûlantes, des mots durs tombant comme un jet d’eau glacée sur les protestations ardentes, des intonations à faire se tuer celui qui l’eût adorée éperdument.

Deux jeunes gens surtout la poursuivaient avec obstination. Ils ne se ressemblaient guère.

L’un, M. Paul Péronel, était un grand garçon mondain, galant et hardi, homme à bonnes fortunes, qui savait attendre et choisir ses heures.

L’autre, M. d’Avencelle, frémissait en l’approchant, osait à peine laisser deviner sa tendresse, mais la suivait comme son ombre, disant son désir désespéré par des regards éperdus et par l’assiduité de sa présence auprès d’elle.

Elle appelait le premier le « Capitaine Fracasse » et le second « Mouton fidèle » ; elle finit par faire de celui-ci une sorte d’esclave attaché à ses pas, dont elle usait comme d’un domestique.

Elle eût bien ri si on lui eût dit qu’elle l’aimerait.

Elle l’aima pourtant d’une singulière façon. Comme elle le voyait sans cesse, elle avait pris l’habitude de sa voix, de ses gestes, de toute l’allure de sa personne, comme l’on prend l’habitude de ceux près de qui on vit continuellement.

Bien souvent en ses rêves son visage la hantait ; elle le revoyait tel qu’il était dans la vie, doux, délicat, humblement passionné ; et elle s’éveillait obsédée du souvenir de ces songes, croyant l’entendre encore, et le sentir près d’elle. Or, une nuit (elle avait la fièvre peut-être), elle se vit seule avec lui, dans un petit bois, assis tous deux sur l’herbe.

Il lui disait des choses charmantes en lui pressant les mains et les baisant. Elle sentait la chaleur de sa peau et le souffle de son haleine ; et, d’une façon naturelle, elle lui caressait les cheveux.

On est, dans le rêve, tout autre que dans la vie. Elle se sentait pleine de tendresse pour lui, d’une tendresse calme et profonde, heureuse de toucher son front et de le tenir contre elle.

Peu à peu il l’enlaçait de ses bras, lui baisait les joues et les yeux sans qu’elle fît rien pour lui échapper, et leurs lèvres se rencontrèrent. Elle s’abandonna.

Ce fut (la réalité n’a pas de ces extases), ce fut une seconde d’un bonheur suraigu et surhumain, idéal et charnel, affolant, inoubliable’.

Elle s’éveilla, vibrante, éperdue, et ne put se rendormir, tant elle se sentait obsédée, possédée toujours par lui.

Et quand elle le revit, ignorant du trouble qu’il avait produit, elle se sentit rougir ; et pendant qu’il lui parlait timidement de son amour, elle se rappelait sans cesse, sans pouvoir rejeter cette pensée, elle se rappelait l’enlacement délicieux de son rêve.

Elle l’aima, elle l’aima d’une étrange tendresse, raffinée et sensuelle, faite surtout du souvenir de ce songe, bien qu’elle redoutât l’accomplissement du désir qui s’était éveillé dans son âme.

Il s’en aperçut enfin. Et elle lui dit tout, jusqu’à la peur qu’elle avait de ses baisers. Elle lui fit jurer qu’il la respecterait.

Il la respecta. Ils passaient ensemble de longues heures d’amour exalté, où les âmes seules s’étreignaient. Et ils se séparaient ensuite énervés, défaillants, enfiévrés.

Leurs lèvres parfois se joignaient ; et, fermant les yeux, ils savouraient cette caresse longue, mais chaste quand même.

Elle comprit qu’elle ne résisterait plus longtemps ; et, comme elle ne voulait pas faillir, elle écrivit à son mari qu’elle désirait retourner près de lui et reprendre sa vie tranquille et solitaire.

Il répondit une lettre excellente, en la dissuadant de revenir en plein hiver, de s’exposer à ce brusque dépaysement, aux brumes glaciales de la vallée.

Elle fut atterrée et indignée contre cet homme confiant, qui ne comprenait pas, qui ne devinait pas les luttes de son cœur.

Février était clair et doux, et bien qu’elle évitât maintenant de se trouver longtemps seule avec Mouton Fidèle, elle acceptait parfois de faire en voiture, avec lui, une promenade autour du lac, au crépuscule.

On eût dit ce soir-là que toutes les sèves s’éveillaient, tant les souffles de l’air étaient tièdes. Le petit coupé allait au pas ; la nuit tombait ; ils se tenaient les mains, serrés l’un contre l’autre. Elle se disait : « C’est fini, c’est fini, je suis perdue », sentant en elle un soulèvement de désirs, l’impérieux besoin de cette suprême étreinte qu’elle avait ressentie si complète en un rêve. Leurs bouches à tout instant se cherchaient, s’attachaient l’une à l’autre, et se repoussaient pour se retrouver aussitôt.

Il n’osa pas la reconduire chez elle, et la laissa sur sa porte, affolée et défaillante.

M. Paul Péronel l’attendait dans le petit salon sans lumière.

En lui touchant la main, il sentit qu’une fièvre la brûlait. Il se mit à causer à mi-voix, tendre et galant, berçant cette âme épuisée au charme de paroles amoureuses. Elle l’écoutait sans répondre, pensant à l’autre, croyant entendre l’autre, croyant le sentir contre elle, dans une sorte d’hallucination. Elle ne voyait que lui, ne se rappelait plus qu’il existait un autre homme au monde ; et quand son oreille tressaillait à ces trois syllabes : « Je vous aime », c’était lui, l’autre, qui les disait, qui baisait ses doigts, c’était lui qui serrait sa poitrine comme tout à l’heure dans le coupé, c’était lui qui jetait sur ses lèvres ces caresses victorieuses, c’était lui qu’elle étreignait, qu’elle enlaçait, qu’elle appelait de tout l’élan de son cœur, de toute l’ardeur exaspérée de son corps.

Quand elle s’éveilla de ce songe, elle poussa un cri épouvantable.

Le Capitaine Fracasse, à genoux près d’elle, la remerciait passionnément en couvrant de baisers ses cheveux dénoués. Elle cria : « Allez-vous-en, allez-vous-en, allez-vous-en. »

Et comme il ne comprenait pas et cherchait à ressaisir sa taille, elle se tordit en bégayant : « Vous êtes infâme, je vous hais, vous m’avez volée, allez-vous-en. »

Il se releva, abasourdi, prit son chapeau et s’en alla.

Le lendemain, elle retournait au Val de Ciré. Son mari, surpris, lui reprocha ce coup de tête. « Je ne pouvais plus vivre loin de toi », dit-elle.

Il la trouva changée de caractère, plus triste qu’autrefois ; et quand il lui demandait : « Qu’as-tu donc ? Tu sembles malheureuse. Que désires-tu ? » Elle répondait : « Rien. Il n’y a que les rêves de bons dans la vie. »

Mouton Fidèle vint la voir l’été suivant.

Elle le reçut sans trouble et sans regrets, comprenant soudain qu’elle ne l’avait jamais aimé qu’en un songe dont Paul Péronel l’avait brutalement réveillée.

Mais le jeune homme, qui l’adorait toujours, pensait en s’en retournant : « Les femmes sont vraiment bien bizarres, compliquées et inexplicables. »


<t Père Judas (Le)>

Le Père Judas

Tout ce pays était surprenant, marqué d’un caractère de grandeur presque religieuse et de désolation sinistre.

Au milieu d’un vaste cercle de collines nues, où ne poussaient que des ajoncs, et, de place en place, un chêne bizarre tordu par le vent, s’étendait un vaste étang sauvage, d’une eau noire et dormante, où frissonnaient des milliers de roseaux.

Une seule maison sur les bords de ce lac sombre, une petite maison basse habitée par un vieux batelier, le père Joseph, qui vivait du produit de sa pêche. Chaque semaine il portait son poisson dans les villages voisins, et revenait avec les simples provisions qu’il lui fallait pour vivre.

Je voulus voir ce solitaire, qui m’offrit d’aller lever ses nasses. Et j’acceptai.

Sa barque était vieille, vermoulue et grossière. Et lui, osseux et maigre, ramait d’un mouvement monotone et doux qui berçait l’esprit, enveloppé déjà dans la tristesse de l’horizon.

Je me croyais transporté aux premiers temps du monde, au milieu de ce paysage antique, dans ce bateau primitif que gouvernait cet homme d’un autre âge.

Il leva ses filets, et il jetait les poissons à ses pieds avec des gestes de pêcheur biblique. Puis il me voulut promener jusqu’au bout du marécage, et soudain j’aperçus, sur l’autre bord, une ruine, une chaumière éventrée dont le mur portait une croix, une croix énorme et rouge, qu’on aurait dit tracée avec du sang, sous les dernières lueurs du soleil couchant.

Je demandai :

« Qu’est-ce que cela ? »

L’homme aussitôt se signa, puis répondit :

« C’est là qu’est mort Judas. »

Je ne fus pas surpris, comme si j’avais pu m’attendre à cette étrange réponse.

J’insistai cependant :

« Judas ? Quel Judas ? »

Il ajouta :

« Le Juif errant, monsieur. »

Je le priai de me dire cette légende. Mais c’était mieux qu’une légende ; c’était une histoire, et presque récente, car le père Joseph avait connu l’homme.

Jadis cette hutte était occupée par une grande femme, sorte de mendiante, vivant de la charité publique. De qui tenait-elle cette cabane, le père Joseph ne se le rappelait plus. Or un soir, un vieillard à barbe blanche, un vieillard qui paraissait deux fois centenaire et qui se traînait à peine, demanda, en passant, l’aumône à cette misérable.

Elle répondit :

« Asseyez-vous, le père ; tout ce qui est ici est à tout le monde, car ça vient de tout le monde. »

Il s’assit sur une pierre devant la porte. Il partagea le pain de la femme, et sa couche de feuilles, et sa maison.

Il ne la quitta plus. Il avait fini ses voyages.

Le père Joseph ajoutait :

« C’est notre Dame la Vierge qui a permis ça, monsieur, vu qu’une femme avait ouvert sa porte à Judas. »

Car ce vieux vagabond était le Juif errant.

On ne le sut pas tout de suite dans le pays, mais on s’en douta bientôt, parce qu’il marchait toujours, tant il en avait pris l’habitude.

Une autre raison avait fait naître les soupçons. Cette femme qui gardait chez elle cet inconnu passait pour juive, car on ne l’avait jamais vue à l’église.

À dix lieues aux environs on ne l’appelait que « la Juive ». Quand les petits enfants du pays la voyaient arriver pour mendier, ils criaient : « Maman, maman, c’est la Juive ! »

Le vieux et elle se mirent à errer par les pays voisins, la main tendue à toutes les portes, balbutiant des supplications dans le dos de tous les passants. On les vit à toutes les heures du jour, par les sentiers perdus, le long des villages, ou bien mangeant un morceau de pain à l’ombre d’un arbre solitaire, dans la grande chaleur de midi.

Et on commença dans la contrée à nommer le mendiant « le père Judas ».

Or un jour, il rapporta dans sa besace deux petits cochons vivants qu’on lui avait donnés dans une ferme, parce qu’il avait guéri le fermier d’un mal.

Et bientôt il cessa de mendier, tout occupé à guider ses porcs pour les nourrir, les promenant le long de l’étang, sous les chênes isolés dans les petits vallons voisins. La femme, au contraire, errait sans cesse en quête d’aumônes, mais elle le rejoignait tous les soirs.

Lui non plus n’allait jamais à l’église, et on ne l’avait jamais vu faire le signe de la croix devant les calvaires. Tout cela faisait beaucoup jaser.

Sa compagne, une nuit, fut prise de fièvre et se mit à trembler comme une toile qu’agite le vent. Il alla jusqu’au bourg chercher des médicaments, puis il s’enferma près d’elle, et pendant six jours, on ne le vit plus.

Mais le curé, ayant entendu dire que la « Juive » allait trépasser, s’en vint apporter les consolations de sa religion à la mourante, et lui offrit les derniers sacrements. Était-elle juive ? Il ne le savait pas. Il voulait, en tout cas, essayer de sauver son âme.

À peine eut-il heurté la porte, que le père Judas parut sur le seuil, haletant, les yeux allumés, toute sa grande barbe agitée, comme de l’eau qui ruisselle, et il cria dans une langue inconnue, des mots de blasphème en tendant ses bras maigres pour empêcher le prêtre d’entrer.

Le curé voulut parler, offrir sa bourse et ses soins ; mais le vieux l’injuriait toujours, faisant avec les mains le geste de lui jeter des pierres. Et le prêtre se retira, poursuivi par les malédictions du mendiant.

Le lendemain la compagne du père Judas mourut. Il l’enterra lui-même devant sa porte. C’était des gens de si peu qu’on ne s’en occupa pas.

Et on revit l’homme conduisant ses cochons le long de l’étang et sur le flanc des côtes. Souvent aussi il recommençait à mendier pour se nourrir. Mais on ne lui donnait presque plus rien, tant on faisait courir d’histoires sur lui. Et chacun savait aussi de quelle manière il avait reçu le curé.

Il disparut. C’était pendant la semaine sainte. On ne s’en inquiéta guère.

Mais, le lundi de Pâques, des garçons et des filles qui étaient venus en promenade jusqu’à l’étang, entendirent un grand bruit dans la hutte. La porte était fermée ; les garçons l’enfoncèrent et les deux cochons s’enfuirent en sautant comme des boucs. On ne les a jamais revus.

Alors, tout ce monde étant entré, on aperçut par terre quelques vieux linges, le chapeau du mendiant, quelques os, du sang séché et des restes de chair dans les creux d’une tête de mort.

Ses porcs l’avaient dévoré.

Et le père Joseph ajouta :

« C’était arrivé, monsieur, le vendredi saint, à trois heures après-midi. »

Je demandai :

« Comment le savez-vous ? »

Il répondit :

« C’est pas doutable. »

Je n’essayai point de lui faire comprendre comme il était naturel que les animaux affamés eussent mangé leur maître mort subitement dans sa hutte.

Quant à la croix sur le mur, elle était apparue un matin, sans qu’on sût quelle main l’avait tracée de cette couleur étrange.

Depuis lors, on ne douta plus que le Juif errant ne fût mort en ce lieu.

Je le crus moi-même pendant une heure.


<t Homme-fille (L’)>

L’Homme-fille

Combien de fois entendons-nous dire : « Il est charmant cet homme, mais c’est une fille, une vraie fille. »

On veut parler de l’homme-fille, la peste de notre pays.

Car nous sommes tous, en France, des hommes-filles, c’est-à-dire changeants, fantasques, innocemment perfides, sans suite dans les convictions ni dans la volonté, violents et faibles comme des femmes.

Mais le plus irritant des hommes-filles, est assurément le Parisien et le boulevardier, dont les apparences d’intelligence sont plus marquées et qui assemble en lui, exagérés par son tempérament d’homme, toutes les séductions et tous les défauts des charmantes drôlesses.

Notre Chambre des députés est peuplée d’hommes-filles. Ils y forment le grand parti des opportunistes aimables qu’on pourrait appeler « les charmeurs ». Ce sont ceux qui gouvernent avec des paroles douces et des promesses trompeuses, qui savent serrer les mains de façon à s’attacher les cœurs, dire « mon cher ami » d’une certaine manière délicate aux gens qu’ils connaissent le moins, changer d’opinion sans même s’en douter, s’exalter pour toute idée nouvelle, être sincères dans leurs croyances de girouettes, se laisser tromper comme ils trompent eux-mêmes, ne plus se souvenir le lendemain de ce qu’ils affirmaient la veille.

Les journaux sont pleins d’hommes-filles. C’est peut-être là qu’on en trouve le plus, mais c’est là aussi qu’ils sont le plus nécessaires. Il faut excepter quelques organes comme les Débats ou la Gazette de France.

Certes, tout bon journaliste doit être un peu fille, c’est-à-dire aux ordres du public, souple à suivre inconsciemment les nuances de l’opinion courante, ondoyant et divers, sceptique et crédule, méchant et dévoué, blagueur et Prudhomme, enthousiaste et ironique, et toujours convaincu sans croire à rien.

Les étrangers, nos anti-types, comme disait Mme Abel, les Anglais tenaces et les lourds Allemands, nous considèrent et nous considéreront jusqu’à la fin des siècles, avec un certain étonnement mêlé de mépris. Ils nous traitent de légers. Ce n’est pas cela, nous sommes des filles. Et voilà pourquoi on nous aime malgré nos défauts, pourquoi on revient à nous malgré le mal qu’on dit de nous ; ce sont des querelles d’amour !…

L’homme-fille, tel qu’on le rencontre dans le monde, est si charmant qu’il vous capte en une causerie de cinq minutes. Son sourire semble fait pour vous ; on ne peut penser que sa voix n’ait point à votre intention des intonations particulièrement aimables. Quand il vous quitte, on croit le connaître depuis vingt ans. On est tout disposé à lui prêter de l’argent, s’il vous en demande. Il vous a séduit comme une femme.

S’il a pour vous des procédés douteux, on ne peut lui garder rancune, tant il est gentil quand on le revoit ! S’excuse-t-il ? On a envie de lui demander pardon ! Ment-il ? On ne peut le croire ! Vous berne-t-il indéfiniment par des promesses toujours fausses ? On lui sait gré de ses promesses seules autant que s’il avait remué le monde pour vous rendre service.

Quand il admire quelque chose, il s’extasie avec des expressions tellement senties qu’il vous jette à l’âme ses convictions. Il a adoré Victor Hugo qu’il traite aujourd’hui de bédole. Il se serait battu pour Zola qu’il abandonne pour Barbey d’Aurevilly. Et quand il admire, il n’admet point les restrictions ; et il vous souffletterait pour un mot ; mais quand il se met à mépriser, il ne connaît plus de bornes dans son dédain et n’accepte pas qu’on proteste.

En somme, il ne comprend rien.

Écoutez causer deux filles : « Alors tu es fâchée avec Julia ? — Je te crois, je lui ai flanqué ma main par la figure. — Qu’est-ce qu’elle t’avait fait ? — Elle avait dit à Pauline que je battais la dèche treize mois sur douze. Et Pauline l’a redit à Gontran. Tu comprends ? — Vous habitiez ensemble, rue Clauzel ? — Nous avons habité ensemble, voilà quatre ans, rue Bréda ; puis, nous nous sommes fâchées pour une paire de bas qu’elle prétendait que j’avais mis — c’était pas vrai — des bas de soie qu’elle avait achetés chez la mère Martin. Alors j’y ai fichu une tripotée. Et elle m’a quittée là-dessus. Je l’ai retrouvée voilà six mois et elle m’avait demandé de venir chez elle, vu qu’elle avait loué une boîte deux fois trop grande. »

On n’entend pas le reste, on passe.

Mais comme on va le dimanche suivant à Saint-Germain, deux jeunes femmes montent dans le même wagon. On en reconnaît une tout de suite, l’ennemie de Julia. — L’autre ?… C’est Julia !

Et ce sont des mamours, des tendresses, des projets. — « Dis donc, Julia. — Écoute, Julia, etc. »

L’homme-fille a des amitiés de cette nature. Pendant trois mois il ne peut quitter son vieux Jacques, son cher Jacques. Il n’y a que Jacques au monde. Lui seul a de l’esprit, du bon sens, du talent. Lui seul est quelqu’un dans Paris. On les rencontre partout ensemble, ils dînent ensemble, vont ensemble par les rues, et chaque soir se reconduisent dix fois de la porte de l’un à la porte de l’autre sans se décider à la séparation.

Trois mois plus tard, si on parle de Jacques :

« En voilà une crapule, une rosse, un gredin. J’ai appris à le connaître, allez. — Et pas même honnête, et mal élevé, etc., etc. »

Encore trois mois après, et ils logent ensemble ; mais un matin on apprend qu’ils se sont battus en duel, puis embrassés, en pleurant, sur le terrain.

Ils sont, au demeurant, les meilleurs amis du monde, fâchés à mort la moitié de l’année, se calomniant et se chérissant tour à tour, à profusion, se serrant les mains à se briser les os et prêts à se crever le ventre pour un mot mal entendu.

Car les relations des hommes-filles sont incertaines, leur humeur est à secousses, leur exaltation à surprises, leur tendresse à volte-face, leur enthousiasme à éclipses. Un jour ils vous chérissent, le lendemain ils vous regardent à peine, parce qu’ils ont, en somme, une nature de filles, un charme de filles, un tempérament de filles ; et que tous leurs sentiments ressemblent à l’amour des filles.

Ils traitent leurs amis comme les drôlesses leurs petits chiens.

C’est le petit toutou adoré qu’on embrasse éperdument, qu’on nourrit de sucre, qu’on couche sur l’oreiller du lit, mais qu’on jettera aussitôt par la fenêtre dans un mouvement d’impatience, qu’on fait tourner comme une fronde en le tenant par la queue, qu’on serre dans ses bras à l’étrangler et qu’on plonge, sans raison, dans un seau d’eau froide.

Aussi quel étrange spectacle que les tendresses d’une vraie fille et d’un homme-fille. Il la bat et elle le griffe, ils s’exècrent, ne peuvent se voir et ne peuvent se quitter, accrochés l’un à l’autre par on ne sait quels liens mystérieux du cœur. Elle le trompe et il le sait, sanglote et pardonne. Il accepte le lit que paye un autre et se croit, de bonne foi, irréprochable. Il la méprise et l’adore sans distinguer qu’elle aurait le droit de lui rendre son mépris. Ils souffrent tous deux atrocement l’un par l’autre sans pouvoir se désunir ; ils se jettent du matin au soir à la tête des hottées d’injures et de reproches, des accusations abominables, puis énervés à l’excès, vibrants de rage et de haine, ils tombent aux bras l’un de l’autre et s’étreignent éperdument, mêlant leurs bouches frémissantes et leurs âmes de drôlesses.

L’homme-fille est brave et lâche en même temps ; il a, plus que tout autre, le sentiment exalté de l’honneur, mais le sens de la simple honnêteté lui manque, et, les circonstances aidant, il aura des défaillances et commettra des infamies dont il ne se rendra nul compte ; car il obéit, sans discernement, aux oscillations de sa pensée toujours entraînée.

Tromper un fournisseur lui semblera chose permise et presque ordonnée. Pour lui, ne point payer ses dettes est honorable, à moins qu’elles ne soient de jeu, c’est-à-dire un peu suspectes ; il fera des dupes en certaines conditions que la loi du monde admet ; s’il se trouve à court d’argent, il empruntera par tous moyens, ne se faisant nul scrupule de jouer quelque peu les prêteurs ; mais il tuerait d’un coup d’épée, avec une indignation sincère, l’homme qui le suspecterait seulement de manquer de délicatesse.


<t Mademoiselle Cocotte>

Mademoiselle Cocotte

Nous allions sortir de l’Asile quand j’aperçus dans un coin de la cour un grand homme maigre qui faisait obstinément le simulacre d’appeler un chien imaginaire. Il criait, d’une voix douce, d’une voix tendre : « Cocotte, ma petite Cocotte, viens ici, Cocotte, viens ici, ma belle », en tapant sur sa cuisse comme on fait pour attirer les bêtes. Je demandai au médecin : « Qu’est-ce que celui-là ? » Il me répondit : « Oh ! celui-là n’est pas intéressant. C’est un cocher, nommé François, devenu fou après avoir noyé son chien. »

J’insistai : « Dites-moi donc son histoire. Les choses les plus simples, les plus humbles, sont parfois celles qui nous mordent le plus au cœur. »

Et voici l’aventure de cet homme qu’on avait sue tout entière par un palefrenier, son camarade.

Dans la banlieue de Paris vivait une famille de bourgeois riches. Ils habitaient une villa au milieu d’un parc, au bord de la Seine. Le cocher était ce François, gars de campagne, un peu lourdaud, bon cœur, niais, facile à duper.

Comme il rentrait un soir chez ses maîtres, un chien se mit à le suivre. Il n’y prit point garde d’abord ; mais l’obstination de la bête à marcher sur ses talons le fit bientôt se retourner. Il regarda s’il connaissait ce chien. — Non, il ne l’avait jamais vu.

C’était une chienne d’une maigreur affreuse avec de grandes mamelles pendantes. Elle trottinait derrière l’homme d’un air lamentable et affamé, la queue entre les pattes, les oreilles collées contre la tête, et s’arrêtait quand il s’arrêtait, repartant quand il repartait.

Il voulait chasser ce squelette de bête et cria : « Va-t’en. Veux-tu bien te sauver ! — Hou ! Hou ! » Elle s’éloigna de quelques pas et se planta sur son derrière, attendant ; puis, dès que le cocher se remit en marche, elle repartit derrière lui.

Il fit semblant de ramasser des pierres. L’animal s’enfuit un peu plus loin avec un grand ballottement de ses mamelles flasques ; mais il revint aussitôt que l’homme eut tourné le dos.

Alors le cocher François, pris de pitié, l’appela. La chienne s’approcha timidement, l’échine pliée en cercle, et toutes les côtes soulevant la peau. L’homme caressa ces os saillants, et, tout ému par cette misère de bête : « Allons, viens ! » dit-il. Aussitôt elle remua la queue, se sentant accueillie, adoptée, et, au lieu de rester dans les mollets de son nouveau maître, elle se mit à courir devant lui.

Il l’installa sur la paille dans son écurie ; puis il courut à la cuisine chercher du pain. Quand elle eut mangé tout son soûl, elle s’endormit, couchée en rond.

Le lendemain, les maîtres, avertis par leur cocher, permirent qu’il gardât l’animal. C’était une bonne bête, caressante et fidèle, intelligente et douce.

Mais, bientôt, on lui reconnut un défaut terrible. Elle était enflammée d’amour d’un bout à l’autre de l’année. Elle eut fait, en quelque temps, la connaissance de tous les chiens de la contrée qui se mirent à rôder autour d’elle jour et nuit. Elle leur partageait ses faveurs avec une indifférence de fille, semblait au mieux avec tous, traînait derrière elle une vraie meute composée des modèles les plus différents de la race aboyante, les uns gros comme le poing, les autres grands comme des ânes. Elle les promenait par les routes en des courses interminables, et quand elle s’arrêtait pour se reposer sur l’herbe, ils faisaient cercle autour d’elle, et la contemplaient, la langue tirée.

Les gens du pays la considéraient comme un phénomène ; jamais on n’avait vu pareille chose. Le vétérinaire n’y comprenait rien.

Quand elle était rentrée, le soir, en son écurie, la foule des chiens faisait le siège de la propriété. Ils se faufilaient par toutes les issues de la haie vive qui clôturait le parc, dévastaient les plates-bandes, arrachaient les fleurs, creusaient des trous dans les corbeilles, exaspérant le jardinier. Et ils hurlaient des nuits entières autour du bâtiment où logeait leur amie, sans que rien les décidât à s’en aller.

Dans le jour, ils pénétraient jusque dans la maison. C’était une invasion, une plaie, un désastre. Les maîtres rencontraient à tout moment dans l’escalier et jusque dans les chambres des petits roquets jaunes à queue empanachée, des chiens de chasse, des bouledogues, des loups-loups rôdeurs à poil sale, vagabonds sans feu ni lieu, des terre-neuve énormes qui faisaient fuir les enfants.

On vit alors dans le pays des chiens inconnus à dix lieues à la ronde, venus on ne sait d’où, vivant on ne sait comment, et qui disparaissaient ensuite.

Cependant François adorait Cocotte. Il l’avait nommée Cocotte, sans malice, bien qu’elle méritât son nom ; et il répétait sans cesse : « Cette bête-là, c’est une personne. Il ne lui manque que la parole. »

Il lui avait fait confectionner un collier magnifique en cuir rouge qui portait ces mots gravés sur une plaque de cuivre : « Mademoiselle Cocotte, au cocher François. »

Elle était devenue énorme. Autant elle avait été maigre, autant elle était obèse, avec un ventre gonflé sous lequel pendillaient toujours ses longues mamelles ballottantes. Elle avait engraissé tout d’un coup et elle marchait maintenant avec peine, les pattes écartées à la façon des gens trop gros, la gueule ouverte pour souffler, exténuée aussitôt qu’elle avait essayé de courir.

Elle se montrait d’ailleurs d’une fécondité phénoménale, toujours pleine presque aussitôt que délivrée, donnant le jour quatre fois l’an à un chapelet de petits animaux appartenant à toutes les variétés de la race canine. François, après avoir choisi celui qu’il lui laissait pour « passer son lait », ramassait les autres dans son tablier d’écurie et allait, sans apitoiement, les jeter à la rivière.

Mais bientôt la cuisinière joignit ses plaintes à celles du jardinier. Elle trouvait des chiens jusque sous son fourneau, dans le buffet, dans la soupente au charbon, et ils volaient tout ce qu’ils rencontraient.

Le maître, impatienté, ordonna à François de se débarrasser de Cocotte. L’homme désolé chercha à la placer. Personne n’en voulut. Alors il se résolut à la perdre, et il la confia à un voiturier qui devait l’abandonner dans la campagne de l’autre côté de Paris, auprès de Joinville-le-Pont.

Le soir même, Cocotte était revenue.

Il fallait prendre un grand parti. On la livra, moyennant cinq francs, à un chef de train allant au Havre. Il devait la lâcher à l’arrivée.

Au bout de trois jours, elle rentrait dans son écurie, harassée, efflanquée, écorchée, n’en pouvant plus.

Le maître, apitoyé, n’insista pas.

Mais les chiens revinrent bientôt plus nombreux et plus acharnés que jamais. Et comme on donnait, un soir, un grand dîner, une poularde truffée fut emportée par un dogue, au nez de la cuisinière qui n’osa pas la lui disputer.

Le maître, cette fois, se fâcha tout à fait, et, ayant appelé François, il lui dit avec colère : « Si vous ne me flanquez pas cette bête à l’eau avant demain matin, je vous fiche à la porte, entendez-vous ? »

L’homme fut atterré, et il remonta dans sa chambre pour faire sa malle, préférant quitter sa place. Puis il réfléchit qu’il ne pourrait entrer nulle part tant qu’il traînerait derrière lui cette bête incommode ; il songea qu’il était dans une bonne maison, bien payé, bien nourri ; il se dit que vraiment un chien ne valait pas ça ; il s’excita au nom de ses propres intérêts ; et il finit par prendre résolument le parti de se débarrasser de Cocotte au point du jour.

Il dormit mal, cependant. Dès l’aube, il fut debout et, s’emparant d’une forte corde, il alla chercher la chienne. Elle se leva lentement, se secoua, étira ses membres et vint fêter son maître.

Alors le courage lui manqua, et il se mit à l’embrasser avec tendresse, flattant ses longues oreilles, la baisant sur le museau, lui prodiguant tous les noms tendres qu’il savait.

Mais une horloge voisine sonna six heures. Il ne fallait plus hésiter. Il ouvrit la porte : « Viens », dit-il. La bête remua la queue, comprenant qu’on allait sortir.

Ils gagnèrent la berge, et il choisit une place où l’eau semblait profonde. Alors il noua un bout de la corde au beau collier de cuir, et ramassant une grosse pierre, il l’attacha de l’autre bout. Puis il saisit Cocotte dans ses bras et la baisa furieusement comme une personne qu’on va quitter. Il la tenait serrée sur sa poitrine, la berçait, l’appelait « ma belle Cocotte, ma petite Cocotte », et elle se laissait faire en grognant de plaisir.

Dix fois il la voulut jeter, et toujours le cœur lui manquait.

Mais brusquement il se décida, et de toute sa force il la lança le plus loin possible. Elle essaya d’abord de nager, comme elle faisait lorsqu’on la baignait, mais sa tête, entraînée par la pierre, plongeait coup sur coup ; et elle jetait à son maître des regards éperdus, des regards humains, en se débattant comme une personne qui se noie. Puis tout l’avant du corps s’enfonça, tandis que les pattes de derrière s’agitaient follement hors de l’eau ; puis elles disparurent aussi.

Alors, pendant cinq minutes, des bulles d’air vinrent crever à la surface comme si le fleuve se fût mis à bouillonner ; et François, hagard, affolé, le cœur palpitant, croyait voir Cocotte se tordant dans la vase ; et il se disait, dans sa simplicité de paysan : « Qu’est-ce qu’elle pense de moi, à c’t’heure, c’te bête ? »

Il faillit devenir idiot ; il fut malade pendant un mois ; et, chaque nuit, il rêvait de sa chienne ; il la sentait qui léchait ses mains ; il l’entendait aboyer. Il fallut appeler un médecin. Enfin il alla mieux ; et ses maîtres, vers la fin de juin, l’emmenèrent dans leur propriété de Biessard, près de Rouen.

Là encore il était au bord de la Seine. Il se mit à prendre des bains. Il descendait chaque matin avec le palefrenier, et ils traversaient le fleuve à la nage.

Or, un jour, comme ils s’amusaient à batifoler dans l’eau, François cria soudain à son camarade :

« Regarde celle-là qui s’amène. Je vas t’en faire goûter une côtelette. »

C’était une charogne énorme, gonflée, pelée, qui s’en venait, les pattes en l’air en suivant le courant.

François s’en approcha en faisant des brasses ; et, continuant ses plaisanteries :

« Cristi ! elle n’est pas fraîche. Quelle prise ! mon vieux. Elle n’est pas maigre non plus. »

Et il tournait autour, se maintenant à distance de l’énorme bête en putréfaction.

Puis, soudain, il se tut et il la regarda avec une attention singulière ; puis il s’approcha encore comme pour la toucher, cette fois. Il examinait fixement le collier ; puis il avança le bras, saisit le cou, fit pivoter la charogne, l’attira tout près de lui, et lut sur le cuivre verdi qui restait adhérent au cuir décoloré : « Mademoiselle Cocotte, au cocher François. »

La chienne morte avait retrouvé son maître à soixante lieues de leur maison !

Il poussa un cri épouvantable et il se mit à nager de toute sa force vers la berge, en continuant à hurler ; et, dès qu’il eut atteint la terre, il se sauva éperdu, tout nu, par la campagne. Il était fou !


<t Bijoux (Les)>

Les Bijoux

M. Lantin ayant rencontré cette jeune fille, dans une soirée, chez son sous-chef de bureau, l’amour l’enveloppa comme un filet.

C’était la fille d’un percepteur de province, mort depuis plusieurs années. Elle était venue ensuite à Paris avec sa mère, qui fréquentait quelques familles bourgeoises de son quartier dans l’espoir de marier la jeune personne. Elles étaient pauvres et honorables, tranquilles et douces. La jeune fille semblait le type absolu de l’honnête femme à laquelle le jeune homme sage rêve de confier sa vie. Sa beauté modeste avait un charme de pudeur angélique, et l’imperceptible sourire qui ne quittait point ses lèvres semblait un reflet de son cœur.

Tout le monde chantait ses louanges ; tous ceux qui la connaissaient répétaient sans fin : « Heureux celui qui la prendra. On ne pourrait trouver mieux. »

M. Lantin, alors commis principal au ministère de l’intérieur, aux appointements annuels de trois mille cinq cents francs, la demanda en mariage et l’épousa.

Il fut avec elle invraisemblablement heureux. Elle gouverna sa maison avec une économie si adroite qu’ils semblaient vivre dans le luxe. Il n’était point d’attentions, de délicatesses, de chatteries qu’elle n’eût pour son mari : et la séduction de sa personne était si grande que, six ans après leur rencontre, il l’aimait plus encore qu’aux premiers jours.

Il ne blâmait en elle que deux goûts, celui du théâtre et celui des bijouteries fausses.

Ses amies (elle connaissait quelques femmes de modestes fonctionnaires) lui procuraient à tous moments des loges pour les pièces en vogue, même pour les premières représentations ; et elle traînait bon gré, mal gré, son mari à ces divertissements qui le fatiguaient affreusement après sa journée de travail. Alors il la supplia de consentir à aller au spectacle avec quelque dame de sa connaissance qui la ramènerait ensuite. Elle fut longtemps à céder, trouvant peu convenable cette manière d’agir. Elle s’y décida enfin par complaisance, et il lui en sut un gré infini.

Or, ce goût pour le théâtre fit bientôt naître en elle le besoin de se parer. Ses toilettes demeuraient toutes simples, il est vrai, de bon goût toujours, mais modestes ; et sa grâce douce, sa grâce irrésistible, humble et souriante, semblait acquérir une saveur nouvelle de la simplicité de ses robes, mais elle prit l’habitude de pendre à ses oreilles deux gros cailloux du Rhin qui simulaient des diamants, et elle portait des colliers de perles fausses, des bracelets en similor, des peignes agrémentés de verroteries variées jouant les pierres fines.

Son mari, que choquait un peu cet amour du clinquant, répétait souvent : « Ma chère, quand on n’a pas le moyen de se payer des bijoux véritables, on ne se montre parée que de sa beauté et de sa grâce, voilà encore les plus rares joyaux ».

Mais elle souriait doucement et répétait : « Que veux-tu ? J’aime ça. C’est mon vice. Je sais bien que tu as raison ; mais on ne se refait pas. J’aurais adoré les bijoux, moi ! »

Et elle faisait rouler dans ses doigts les colliers de perles, miroiter les facettes des cristaux taillés, en répétant : « Mais regarde donc comme c’est bien fait. On jurerait du vrai. »

Il souriait en déclarant : « Tu as des goûts de Bohémienne. »

Quelquefois, le soir, quand ils demeuraient en tête à tête au coin du feu, elle apportait sur la table où ils prenaient le thé la boîte de maroquin où elle enfermait la « pacotille », selon le mot de M. Lantin ; et elle se mettait à examiner ces bijoux imités avec une attention passionnée, comme si elle eût savouré quelque jouissance secrète et profonde ; et elle s’obstinait à passer un collier au cou de son mari pour rire ensuite de tout son cœur en s’écriant : « Comme tu es drôle ! » Puis elle se jetait dans ses bras et l’embrassait éperdument.

Comme elle avait été à l’Opéra, une nuit d’hiver, elle rentra toute frissonnante de froid. Le lendemain elle toussait. Huit jours plus tard elle mourait d’une fluxion de poitrine.

Lantin faillit la suivre dans la tombe. Son désespoir fut si terrible que ses cheveux devinrent blancs en un mois. Il pleurait du matin au soir, l’âme déchirée d’une souffrance intolérable, hanté par le souvenir, par le sourire, par la voix, par tout le charme de la morte.

Le temps n’apaisa point sa douleur. Souvent pendant les heures du bureau, alors que les collègues s’en venaient causer un peu des choses du jour, on voyait soudain ses joues se gonfler, son nez se plisser, ses yeux s’emplir d’eau ; il faisait une grimace affreuse et se mettait à sangloter.

Il avait gardé intacte la chambre de sa compagne où il s’enfermait tous les jours pour penser à elle ; et tous les meubles, ses vêtements mêmes demeuraient à leur place comme ils se trouvaient au dernier jour.

Mais la vie se faisait dure pour lui. Ses appointements, qui, entre les mains de sa femme, suffisaient à tous les besoins du ménage, devenaient, à présent, insuffisants pour lui tout seul. Et il se demandait avec stupeur comment elle avait su s’y prendre pour lui faire boire toujours des vins excellents et manger des nourritures délicates qu’il ne pouvait plus se procurer avec ses modestes ressources.

Il fit quelques dettes et courut après l’argent à la façon des gens réduits aux expédients. Un matin enfin, comme il se trouvait sans un sou, une semaine entière avant la fin du mois, il songea à vendre quelque chose ; et tout de suite la pensée lui vint de se défaire de la « pacotille » de sa femme, car il avait gardé au fond du cœur une sorte de rancune contre ces « trompe-l’œil » qui l’irritaient autrefois. Leur vue même, chaque jour, lui gâtait un peu le souvenir de sa bien-aimée.

Il chercha longtemps dans le tas de clinquants qu’elle avait laissés, car jusqu’aux derniers jours de sa vie elle en avait acheté obstinément, rapportant presque chaque soir un objet nouveau, et il se décida pour le grand collier qu’elle semblait préférer, et qui pouvait bien valoir, pensait-il, six ou huit francs, car il était vraiment d’un travail très soigné pour du faux.

Il le mit en sa poche et s’en alla vers son ministère en suivant les boulevards, cherchant une boutique de bijoutier qui lui inspirât confiance.

Il en vit une enfin et entra, un peu honteux d’étaler ainsi sa misère et de chercher à vendre une chose de si peu de prix.

« Monsieur, dit-il au marchand, je voudrais bien savoir ce que vous estimez ce morceau. »

L’homme reçut l’objet, l’examina, le retourna, le soupesa, prit une loupe, appela son commis, lui fit tout bas des remarques, reposa le collier sur son comptoir et le regarda de loin pour mieux juger de l’effet.

M. Lantin, gêné par toutes ces cérémonies, ouvrait la bouche pour déclarer : « Oh ! je sais bien que cela n’a aucune valeur », — quand le bijoutier prononça :

« Monsieur, cela vaut de douze à quinze mille francs ; mais je ne pourrais l’acheter que si vous m’en faisiez connaître exactement la provenance. »

Le veuf ouvrit des yeux énormes et demeura béant, ne comprenant pas. Il balbutia enfin : « Vous dites ?… Vous êtes sûr. » L’autre se méprit sur son étonnement, et, d’un ton sec : « Vous pouvez chercher ailleurs si on vous en donne davantage. Pour moi cela vaut, au plus, quinze mille. Vous reviendrez me trouver si vous ne trouvez pas mieux. »

M. Lantin, tout à fait idiot, reprit son collier et s’en alla, obéissant à un confus besoin de se trouver seul et de réfléchir.

Mais, dès qu’il fut dans la rue, un besoin de rire le saisit, et il pensa : « L’imbécile ! oh ! l’imbécile ! Si je l’avais pris au mot tout de même ! En voilà un bijoutier qui ne sait pas distinguer le faux du vrai ! »

Et il pénétra chez un autre marchand à l’entrée de la rue de la Paix. Dès qu’il eut aperçu le bijou, l’orfèvre s’écria :

« Ah ! parbleu ; je le connais bien, ce collier ; il vient de chez moi. »

M. Lantin, fort troublé, demanda :

« Combien vaut-il ?

— Monsieur, je l’ai vendu vingt-cinq mille. Je suis prêt à le reprendre pour dix-huit mille, quand vous m’aurez indiqué, pour obéir aux prescriptions légales, comment vous en êtes détenteur. » Cette fois M. Lantin s’assit perclus d’étonnement. Il reprit : « Mais… mais, examinez-le bien attentivement, monsieur, j’avais cru jusqu’ici qu’il était en… faux. »

Le joaillier reprit : « Voulez-vous me dire votre nom, monsieur ?

— Parfaitement. Je m’appelle Lantin, je suis employé au ministère de l’intérieur, je demeure 16, rue des Martyrs. »

Le marchand ouvrit ses registres, rechercha, et prononça : « Ce collier a été envoyé en effet à l’adresse de Mme Lantin, 16, rue des Martyrs, le 20 juillet 1876. »

Et les deux hommes se regardèrent dans les yeux, l’employé éperdu de surprise, l’orfèvre flairant un voleur.

Celui-ci reprit : « Voulez-vous me laisser cet objet pendant vingt-quatre heures seulement, je vais vous en donner un reçu ? »

M. Lantin balbutia : « Mais oui, certainement. » Et il sortit en pliant le papier qu’il mit dans sa poche.

Puis il traversa la rue, la remonta, s’aperçut qu’il se trompait de route, redescendit aux Tuileries, passa la Seine, reconnut encore son erreur, revint aux Champs-Élysées sans une idée nette dans la tête. Il s’efforçait de raisonner, de comprendre. Sa femme n’avait pu acheter un objet d’une pareille valeur. — Non, certes. — Mais alors, c’était un cadeau ! Un cadeau ! Un cadeau de qui ? Pourquoi ?

Il s’était arrêté, et il demeurait debout au milieu de l’avenue. Le doute horrible l’effleura. — Elle ? — Mais alors tous les autres bijoux étaient aussi des cadeaux ! Il lui sembla que la terre remuait ; qu’un arbre, devant lui, s’abattait ; il étendit les bras et s’écroula, privé de sentiment.

Il reprit connaissance dans la boutique d’un pharmacien où les passants l’avaient porté. Il se fit reconduire chez lui, et s’enferma.

Jusqu’à la nuit il pleura éperdument, mordant un mouchoir pour ne pas crier. Puis il se mit au lit accablé de fatigue et de chagrin, et il dormit d’un pesant sommeil.

Un rayon de soleil le réveilla, et il se leva lentement pour aller à son ministère. C’était dur de travailler après de pareilles secousses. Il réfléchit alors qu’il pouvait s’excuser auprès de son chef ; et il lui écrivit. Puis il songea qu’il fallait retourner chez le bijoutier ; et une honte l’empourpra. Il demeura longtemps à réfléchir. Il ne pouvait pourtant pas laisser le collier chez cet homme, il s’habilla et sortit.

Il faisait beau, le ciel bleu s’étendait sur la ville qui semblait sourire. Des flâneurs allaient devant eux, les mains dans leurs poches.

Lantin se dit, en les regardant passer : « Comme on est heureux quand on a de la fortune ! Avec de l’argent on peut secouer jusqu’aux chagrins, on va où l’on veut, on voyage, on se distrait ! Oh ! si j’étais riche ! »

Il s’aperçut qu’il avait faim, n’ayant pas mangé depuis l’avant-veille. Mais sa poche était vide, et il se ressouvint du collier. Dix-huit mille francs ! Dix-huit mille francs ! c’était une somme, cela !

Il gagna la rue de la Paix et commença à se promener de long en large sur le trottoir, en face de la boutique. Dix-huit mille francs ! Vingt fois il faillit entrer ; mais la honte l’arrêtait toujours.

Il avait faim pourtant, grand’faim, et pas un sou. Il se décida brusquement, traversa la rue en courant, pour ne pas se laisser le temps de réfléchir et il se précipita chez l’orfèvre.

Dès qu’il l’aperçut, le marchand s’empressa, offrit un siège avec une politesse souriante. Les commis eux-mêmes arrivèrent, qui regardaient de côté Lantin, avec des gaietés dans les yeux et sur les lèvres.

Le bijoutier déclara : « Je me suis renseigné, monsieur, et si vous êtes toujours dans les mêmes dispositions, je suis prêt à vous payer la somme que je vous ai proposée. »

L’employé balbutia : « Mais certainement. »

L’orfèvre tira d’un tiroir dix-huit grands billets, les compta, les tendit à Lantin, qui signa un petit reçu et mit d’une main frémissante l’argent dans sa poche.

Puis, comme il allait sortir, il se tourna vers le marchand qui souriait toujours, et, baissant les yeux : « J’ai… j’ai d’autres bijoux… qui me viennent… de la même succession. Vous conviendrait-il de me les acheter aussi ? »

Le marchand s’inclina : « Mais certainement, monsieur. » Un des commis sortit pour rire à son aise ; un autre se mouchait avec force.

Lantin impassible, rouge et grave, annonça : « Je vais vous les apporter. »

Et il prit un fiacre pour aller chercher les joyaux.

Quand il revint chez le marchand, une heure plus tard, il n’avait pas encore déjeuné. Ils se mirent à examiner les objets pièce à pièce, évaluant chacun. Presque tous venaient de la maison.

Lantin, maintenant, discutait les estimations, se fâchait, exigeait qu’on lui montrât les livres de vente, et parlait de plus en plus haut à mesure que s’élevait la somme.

Les gros brillants d’oreilles valent vingt mille francs, les bracelets trente-cinq mille, les broches, bagues et médaillons seize mille, une parure d’émeraudes et de saphirs quatorze mille ; un solitaire suspendu à une chaîne d’or formant collier quarante mille ; le tout atteignant le chiffre de cent quatre-vingt-seize mille francs.

Le marchand déclara avec une bonhomie railleuse : « Cela vient d’une personne qui mettait toutes ses économies en bijoux. »

Lantin prononça gravement : « C’est une manière comme une autre de placer son argent. » Et il s’en alla après avoir décidé avec l’acquéreur qu’une contre-expertise aurait lieu le lendemain.

Quand il se trouva dans la rue, il regarda la colonne Vendôme avec l’envie d’y grimper, comme si c’eût été un mât de cocagne. Il se sentait léger à jouer à saute-mouton par-dessus la statue de l’Empereur perché là-haut dans le ciel.

Il alla déjeuner chez Voisin et but du vin à vingt francs la bouteille.

Puis il prit un fiacre et fit un tour au Bois. Il regardait les équipages avec un certain mépris, oppressé du désir de crier aux passants : « Je suis riche aussi, moi. J’ai deux cent mille francs ! »

Le souvenir de son ministère lui revint. Il s’y fit conduire, entra délibérément chez son chef et annonça : « Je viens, monsieur, vous donner ma démission. J’ai fait un héritage de trois cent mille francs. » Il alla serrer la main de ses anciens collègues et leur confia ses projets d’existence nouvelle ; puis il dîna au café Anglais.

Se trouvant à côté d’un monsieur qui lui parut distingué, il ne put résister à la démangeaison de lui confier, avec une certaine coquetterie, qu’il venait d’hériter de quatre cent mille francs.

Pour la première fois de sa vie il ne s’ennuya pas au théâtre, et il passa sa nuit avec des filles.

Six mois plus tard il se remariait. Sa seconde femme était très honnête, mais d’un caractère difficile. Elle le fit beaucoup souffrir.


<t Saint-Antoine>

Saint-Antoine

À X. Charmes.

On l’appelait Saint-Antoine, parce qu’il se nommait Antoine, et aussi peut-être parce qu’il était bon vivant, joyeux, farceur, puissant mangeur et fort buveur, et vigoureux trousseur de servantes, bien qu’il eût plus de soixante ans.

C’était un grand paysan du pays de Caux, haut en couleur, gros de poitrine et de ventre, et perché sur de longues jambes qui semblaient trop maigres pour l’ampleur du corps.

Veuf, il vivait seul avec sa bonne et ses deux valets dans sa ferme qu’il dirigeait en madré compère, soigneux de ses intérêts, entendu dans les affaires et dans l’élevage du bétail, et dans la culture de ses terres. Ses deux fils et ses trois filles mariés avec avantage, vivaient aux environs, et venaient, une fois par mois, dîner avec le père. Sa vigueur était célèbre dans tout le pays d’alentour ; on disait, en manière de proverbe : « Il est fort comme Saint-Antoine. »

Lorsque arriva l’invasion prussienne, Saint-Antoine, au cabaret, promettait de manger une armée, car il était hâbleur comme un vrai Normand, un peu couard et fanfaron. Il tapait du poing sur la table de bois, qui sautait en faisant danser les tasses et les petits verres, et il criait, la face rouge et l’œil sournois, dans une fausse colère de bon vivant : « Faudra que j’en mange, nom de Dieu ! » Il comptait bien que les Prussiens ne viendraient pas jusqu’à Tanneville ; mais lorsqu’il apprit qu’ils étaient à Rautôt, il ne sortit plus de sa maison, et il guettait sans cesse la route par la petite fenêtre de sa cuisine, s’attendant à tout moment à voir passer des baïonnettes.

Un matin, comme il mangeait la soupe avec ses serviteurs, la porte s’ouvrit, et le maire de la commune, maître Chicot, parut suivi d’un soldat coiffé d’un casque noir à pointe de cuivre. Saint-Antoine se dressa d’un bond ; et tout son monde le regardait, s’attendant à le voir écharper le Prussien ; mais il se contenta de serrer la main du maire qui lui dit : « En v’là un pour toi, Saint-Antoine. Ils sont venus c’te nuit. Fais pas de bêtises surtout, vu qu’ils parlent de fusiller et de brûler tout si seulement il arrive la moindre chose. Te v’là prévenu. Donne-li à manger, il a l’air d’un bon gars. Bonsoir, je vas chez l’s’autres. Y en a pour tout le monde. » Et il sortit.

Le père Antoine, devenu pâle, regarda son Prussien. C’était un gros garçon à la chair grasse et blanche, aux yeux bleus, au poil blond, barbu jusqu’aux pommettes, qui semblait idiot, timide et bon enfant. Le Normand malin le pénétra tout de suite, et, rassuré, lui fit signe de s’asseoir. Puis il lui demanda : « Voulez-vous de la soupe ? » L’étranger ne comprit pas. Antoine alors eut un coup d’audace, et, lui poussant sous le nez une assiette pleine : « Tiens, avale ça, gros cochon. »

Le soldat répondit : « Ya » et se mit à manger goulûment pendant que le fermier triomphant sentant sa réputation reconquise, clignait de l’œil à ses serviteurs qui grimaçaient étrangement, ayant en même temps grand-peur et envie de rire.

Quand le Prussien eut englouti son assiettée, Saint-Antoine lui en servit une autre qu’il fit disparaître également ; mais il recula devant la troisième, que le fermier voulait lui faire manger de force, en répétant : « Allons fous-toi ça dans le ventre. T’engraisseras ou tu diras pourquoi, va, mon cochon ! »

Et le soldat, comprenant seulement qu’on voulait le faire manger tout son saoul, riait d’un air content, en faisant signe qu’il était plein.

Alors Saint-Antoine, devenu tout à fait familier, lui tapa sur le ventre en criant : « Y en a-t-il dans la bedaine à mon cochon ! » Mais soudain il se tordit, rouge à tomber d’une attaque, ne pouvant plus parler. Une idée lui était venue qui le faisait étouffer de rire : « C’est ça, c’est ça, saint Antoine et son cochon. V’là mon cochon ! » Et les trois serviteurs éclatèrent à leur tour.

Le vieux était si content qu’il fit apporter l’eau-de-vie, la bonne, le fil-en-dix, et qu’il en régala tout le monde. On trinqua avec le Prussien, qui claqua de la langue par flatterie, pour indiquer qu’il trouvait ça fameux. Et Saint-Antoine lui criait dans le nez : « Hein ? En v’là d’ la fine ! T’en bois pas comme ça chez toi, mon cochon. »

Dès lors, le père Antoine ne sortit plus sans son Prussien. Il avait trouvé là son affaire, c’était sa vengeance à lui, sa vengeance de gros malin. Et tout le pays, qui crevait de peur, riait à se tordre derrière le dos des vainqueurs de la farce de Saint-Antoine. Vraiment, dans la plaisanterie il n’avait pas son pareil. Il n’y avait que lui pour inventer des choses comme ça. Cré coquin, va !

Il s’en allait chez les voisins, tous les jours après midi, bras dessus bras dessous avec son Allemand qu’il présentait d’un air gai en lui tapant sur l’épaule : « Tenez, v’là mon cochon, r’gardez-moi s’il engraisse, c’t’animal-là. »

Et les paysans s’épanouissaient. « Est-il donc rigolo, ce bougre d’Antoine ! »

« J’ te l’ vends, Césaire, trois pistoles.

— Je l’ prends, Antoine, et j’ t’invite à manger du boudin.

— Mé, c’ que j’ veux, c’est d’ ses pieds.

— Tâte-li l’ ventre, tu verras qu’il n’a que d’ la graisse. »

Et tout le monde clignait de l’œil sans rire trop haut cependant, de peur que le Prussien devinât à la fin qu’on se moquait de lui. Antoine seul, s’enhardissant tous les jours, lui pinçait les cuisses en criant : « Rien qu’ du gras » ; lui tapait sur le derrière en hurlant : « Tout ça d’ la couenne » ; l’enlevait dans ses bras de vieux colosse capable de porter une enclume en déclarant : « Il pèse six cents, et pas de déchet. »

Et il avait pris l’habitude de faire offrir à manger à son cochon partout où il entrait avec lui. C’était là le grand plaisir, le grand divertissement de tous les jours : « Donnez-li de c’ que vous voudrez, il avale tout. » Et on offrait à l’homme du pain et du beurre, des pommes de terre, du fricot froid, de l’andouille qui faisait dire : « De la vôtre, et du choix. »

Le soldat, stupide et doux, mangeait par politesse, enchanté de ces attentions, se rendait malade pour ne pas refuser ; et il engraissait vraiment, serré maintenant dans son uniforme, ce qui ravissait Saint-Antoine et lui faisait répéter : « Tu sais, mon cochon, faudra te faire faire une autre cage. »

Ils étaient devenus, d’ailleurs, les meilleurs amis du monde ; et quand le vieux allait à ses affaires dans les environs, le Prussien l’accompagnait de lui-même pour le seul plaisir d’être avec lui.

Le temps était rigoureux ; il gelait dur ; le terrible hiver de 1870 semblait jeter ensemble tous les fléaux sur la France.

Le père Antoine, qui préparait les choses de loin et profitait des occasions, prévoyant qu’il manquerait de fumier pour les travaux du printemps, acheta celui d’un voisin qui se trouvait dans la gêne ; et il fut convenu qu’il irait chaque soir avec son tombereau chercher une charge d’engrais.

Chaque jour donc il se mettait en route à l’approche de la nuit et se rendait à la ferme des Haules, distante d’une demi-lieue, toujours accompagné de son cochon. Et chaque jour c’était une fête de nourrir l’animal. Tout le pays accourait là comme on va, le dimanche, à la grand’messe.

Le soldat, cependant, commençait à se méfier ; et quand on riait trop fort il roulait des yeux inquiets qui, parfois, s’allumaient d’une flamme de colère.

Or, un soir, quand il eut mangé à sa contenance, il refusa d’avaler un morceau de plus ; et il essaya de se lever pour s’en aller. Mais Saint-Antoine l’arrêta d’un tour de poignet, et lui posant ses deux mains puissantes sur les épaules il le rassit si durement que la chaise s’écrasa sous l’homme.

Une gaieté de tempête éclata ; et Antoine, radieux, ramassant son cochon, fit semblant de le panser pour le guérir ; puis il déclara : « Puisque tu n’ veux pas manger, tu vas boire, nom de Dieu ! » Et on alla chercher de l’eau-de-vie au cabaret.

Le soldat roulait des yeux méchants ; mais il but néanmoins ; il but tant qu’on voulut ; et Saint-Antoine lui tenait la tête, à la grande joie des assistants.

Le Normand, rouge comme une tomate, le regard en feu, emplissait les verres, trinquait en gueulant : « à la tienne ! » Et le Prussien, sans prononcer un mot, entonnait coup sur coup des lampées de cognac.

C’était une lutte, une bataille, une revanche ! À qui boirait le plus, nom d’un nom ! Ils n’en pouvaient ni l’un ni l’autre quand le litre fut séché. Mais aucun des deux n’était vaincu. Ils s’en allaient manche à manche, voilà tout. Faudrait recommencer le lendemain !

Ils sortirent en titubant et se mirent en route, à côté du tombereau de fumier que traînaient lentement les deux chevaux.

La neige commençait à tomber, et la nuit sans lune s’éclairait tristement de cette blancheur morte des plaines. Le froid saisit les deux hommes, augmentant leur ivresse, et Saint-Antoine, mécontent de n’avoir pas triomphé, s’amusait à pousser l’épaule de son cochon pour le faire culbuter dans le fossé. L’autre évitait les attaques par des retraites ; et, chaque fois, il prononçait quelques mots allemands sur un ton irrité qui faisait rire aux éclats le paysan. À la fin, le Prussien se fâcha ; et juste au moment où Antoine lui lançait une nouvelle bourrade, il répondit par un coup de poing terrible qui fit chanceler le colosse.

Alors, enflammé d’eau-de-vie, le vieux saisit l’homme à bras le corps, le secoua quelques secondes comme il eût fait d’un petit enfant, et il le lança à toute volée de l’autre côté du chemin. Puis, content de cette exécution, il croisa ses bras pour rire de nouveau.

Mais le soldat se releva vivement, nu-tête, son casque ayant roulé, et, dégainant son sabre, il se précipita sur le père Antoine.

Quand il vit cela, le paysan saisit son fouet par le milieu, son grand fouet de houx, droit, fort et souple comme un nerf de bœuf.

Le Prussien arriva, le front baissé, l’arme en avant, sûr de tuer. Mais le vieux, attrapant à pleine main la lame dont la pointe allait lui crever le ventre, l’écarta, et il frappa d’un coup sec sur la tempe, avec la poignée du fouet, son ennemi qui s’abattit à ses pieds.

Puis il regarda, effaré, stupide d’étonnement, le corps d’abord secoué de spasmes, puis immobile sur le ventre. Il se pencha, le retourna, le considéra quelque temps. L’homme avait les yeux clos ; et un filet de sang coulait d’une fente au coin du front. Malgré la nuit, le père Antoine distinguait la tache brune de ce sang sur la neige.

Il restait là, perdant la tête, tandis que son tombereau s’en allait toujours, au pas tranquille des chevaux.

Qu’allait-il faire ? Il serait fusillé ! On brûlerait sa ferme, on ruinerait le pays ! Que faire ? que faire ? Comment cacher le corps, cacher la mort, tromper les Prussiens ? Il entendit des voix au loin, dans le grand silence des neiges. Alors, il s’affola, et, ramassant le casque, il recoiffa sa victime, puis, l’empoignant par les reins, il l’enleva, courut, rattrapa son attelage et lança le corps sur le fumier. Une fois chez lui, il aviserait.

Il allait à petits pas, se creusant la cervelle, ne trouvant rien. Il se voyait, il se sentait perdu. Il rentra dans sa cour. Une lumière brillait à une lucarne, sa servante ne dormait pas encore ; alors il fit vivement reculer sa voiture jusqu’au bord du trou à l’engrais. Il songeait qu’en renversant la charge, le corps posé dessus tomberait dessous dans la fosse ; et il fit basculer le tombereau.

Comme il l’avait prévu, l’homme fut enseveli sous le fumier. Antoine aplanit le tas avec sa fourche, puis la planta dans la terre à côté. Il appela son valet, ordonna de mettre les chevaux à l’écurie ; et il rentra dans sa chambre.

Il se coucha, réfléchissant toujours à ce qu’il allait faire, mais aucune idée ne l’illuminait, son épouvante allait croissant dans l’immobilité du lit. On le fusillerait ! il suait de peur ; ses dents claquaient ; il se releva grelottant, ne pouvant plus tenir dans ses draps.

Alors il descendit à la cuisine, prit la bouteille de fine dans le buffet, et remonta. Il but deux grands verres de suite jetant une ivresse nouvelle par-dessus l’ancienne, sans calmer l’angoisse de son âme. Il avait fait là un joli coup, nom de Dieu d’imbécile !

Il marchait maintenant de long en large, cherchant des ruses, des explications et des malices ; et, de temps en temps, il se rinçait la bouche avec une gorgée de fil-en-dix pour se mettre du cœur au ventre.

Et il ne trouvait rien. Mais rien.

Vers minuit, son chien de garde, une sorte de demi-loup qu’il appelait « Dévorant », se mit à hurler à la mort. Le père Antoine frémit jusque dans les moelles ; et, chaque fois que la bête reprenait son gémissement lugubre et long, un frisson de peur courait sur la peau du vieux.

Il s’était abattu sur une chaise, les jambes cassées, hébété, n’en pouvant plus, attendant avec anxiété que « Dévorant » recommençât sa plainte, et secoué par tous les sursauts dont la terreur fait vibrer nos nerfs.

L’horloge d’en bas sonna cinq heures. Le chien ne se taisait pas. Le paysan devenait fou. Il se leva pour aller déchaîner la bête, pour ne plus l’entendre. Il descendit, ouvrit la porte, s’avança dans la nuit.

La neige tombait toujours. Tout était blanc. Les bâtiments de la ferme faisaient de grandes taches noires. L’homme s’approcha de la niche. Le chien tirait sur sa chaîne. Il le lâcha. Alors « Dévorant » fit un bond, puis s’arrêta net, le poil hérissé, les pattes tendues, les crocs au vent, le nez tourné vers le fumier.

Saint-Antoine, tremblant de la tête aux pieds, balbutia : « Qué qu’ t’as donc, sale rosse ? » et il avança de quelques pas, fouillant de l’œil l’ombre indécise, l’ombre terne de la cour.

Alors, il vit une forme, une forme d’homme assis sur son fumier !

Il regardait cela perclus d’horreur et haletant. Mais, soudain, il aperçut auprès de lui le manche de sa fourche piquée dans la terre ; il l’arracha du sol ; et, dans un de ces transports de peur qui rendent téméraires les plus lâches, il se rua en avant, pour voir.

C’était lui, son Prussien, sorti fangeux de sa couche d’ordure qui l’avait réchauffé, ranimé. Il s’était assis machinalement, et il restait là, sous la neige qui le poudrait, souillé de saleté et de sang, encore hébété par l’ivresse, étourdi par le coup, épuisé par sa blessure.

Il aperçut Antoine, et, trop abruti pour rien comprendre, il fit un mouvement afin de se lever. Mais le vieux, dès qu’il l’eut reconnu, écuma ainsi qu’une bête enragée.

Il bredouillait : « Ah ! cochon ! cochon ! t’es pas mort ! Tu vas me dénoncer, à c’t’heure… Attends… attends ! »

Et, s’élançant sur l’Allemand, il jeta en avant de toute la vigueur de ses deux bras sa fourche levée comme une lance, et il lui enfonça jusqu’au manche les quatre pointes de fer dans la poitrine.

Le soldat se renversa sur le dos en poussant un long soupir de mort, tandis que le vieux paysan, retirant son arme des plaies, la replongeait coup sur coup dans le ventre, dans l’estomac, dans la gorge, frappant comme un forcené, trouant de la tête aux pieds le corps palpitant dont le sang fuyait par gros bouillons.

Puis il s’arrêta, essoufflé de la violence de sa besogne, aspirant l’air à grandes gorgées, apaisé par le meurtre accompli.

Alors, comme les coqs chantaient dans les poulaillers et comme le jour allait poindre, il se mit à l’œuvre pour ensevelir l’homme.

Il creusa un trou dans le fumier, trouva la terre, fouilla plus bas encore, travaillant d’une façon désordonnée dans un emportement de force avec des mouvements furieux des bras et de tout le corps.

Lorsque la tranchée fut assez creuse, il roula le cadavre dedans, avec la fourche, rejeta la terre dessus, la piétina longtemps, remit en place le fumier, et il sourit en voyant la neige épaisse qui complétait sa besogne, et couvrait les traces de son voile blanc.

Puis il repiqua sa fourche sur le tas d’ordure et rentra chez lui. Sa bouteille encore à moitié pleine d’eau-de-vie était restée sur une table. Il la vida d’une haleine, se jeta sur son lit, et s’endormit profondément.

Il se réveilla dégrisé, l’esprit calme et dispos, capable de juger le cas et de prévoir l’événement.

Au bout d’une heure il courait le pays en demandant partout des nouvelles de son soldat. Il alla trouver les officiers, pour savoir, disait-il, pourquoi on lui avait repris son homme.

Comme on connaissait leur liaison, on ne le soupçonna pas ; et il dirigea même les recherches en affirmant que le Prussien allait chaque soir courir le cotillon.

Un vieux gendarme en retraite, qui tenait une auberge dans le village voisin et qui avait une jolie fille, fut arrêté et fusillé.


<t Apparition>

Apparition

On parlait de séquestration à propos d’un procès récent. C’était à la fin d’une soirée intime, rue de Grenelle, dans un ancien hôtel, et chacun avait son histoire, une histoire qu’il affirmait vraie.

Alors le vieux marquis de La Tour-Samuel, âgé de quatre-vingt-deux ans, se leva et vint s’appuyer à la cheminée. Il dit de sa voix un peu tremblante :

ê

Moi aussi, je sais une chose étrange, tellement étrange, qu’elle a été l’obsession de ma vie. Voici maintenant cinquante-six ans que cette aventure m’est arrivée, et il ne se passe pas un mois sans que je la revoie en rêve. Il m’est demeuré de ce jour-là une marque, une empreinte de peur, me comprenez-vous ? Oui, j’ai subi l’horrible épouvante, pendant dix minutes, d’une telle façon que depuis cette heure une sorte de terreur constante m’est restée dans l’âme. Les bruits inattendus me font tressaillir jusqu’au cœur ; les objets que je distingue mal dans l’ombre du soir me donnent une envie folle de me sauver. J’ai peur la nuit, enfin.

Oh ! je n’aurais pas avoué cela avant d’être arrivé à l’âge où je suis. Maintenant je peux tout dire. Il est permis de n’être pas brave devant les dangers imaginaires, quand on a quatre-vingt-deux ans. Devant les dangers véritables, je n’ai jamais reculé, mesdames.

Cette histoire m’a tellement bouleversé l’esprit, a jeté en moi un trouble si profond, si mystérieux, si épouvantable, que je ne l’ai même jamais racontée. Je l’ai gardée dans le fond intime de moi, dans ce fond où l’on cache les secrets pénibles, les secrets honteux, toutes les inavouables faiblesses que nous avons dans notre existence.

Je vais vous dire l’aventure telle quelle, sans chercher à l’expliquer. Il est bien certain qu’elle est explicable, à moins que je n’aie eu mon heure de folie. Mais non, je n’ai pas été fou, et je vous en donnerai la preuve. Imaginez ce que vous voudrez. Voici les faits tout simples.

C’était en 1827, au mois de juillet. Je me trouvais à Rouen en garnison.

Un jour, comme je me promenais sur le quai je rencontrai un homme que je crus reconnaître sans me rappeler au juste qui c’était. Je fis, par instinct, un mouvement pour m’arrêter. L’étranger aperçut ce geste, me regarda et tomba dans mes bras.

C’était un ami de jeunesse que j’avais beaucoup aimé. Depuis cinq ans que je ne l’avais vu, il semblait vieilli d’un demi-siècle. Ses cheveux étaient tout blancs ; et il marchait courbé, comme épuisé. Il comprit ma surprise et me conta sa vie. Un malheur terrible l’avait brisé.

Devenu follement amoureux d’une jeune fille, il l’avait épousée dans une sorte d’extase de bonheur. Après un an d’une félicité surhumaine et d’une passion inapaisée, elle était morte subitement d’une maladie de cœur, tuée par l’amour lui-même, sans doute.

Il avait quitté son château le jour même de l’enterrement, et il était venu habiter son hôtel de Rouen. Il vivait là, solitaire et désespéré, rongé par la douleur, si misérable qu’il ne pensait qu’au suicide.

« Puisque je te retrouve ainsi, me dit-il, je te demanderai de me rendre un grand service, c’est d’aller chercher chez moi dans le secrétaire de ma chambre, de notre chambre, quelques papiers dont j’ai un urgent besoin. Je ne puis charger de ce soin un subalterne ou un homme d’affaires, car il me faut une impénétrable discrétion et un silence absolu. Quant à moi, pour rien au monde je ne rentrerai dans cette maison.

« Je te donnerai la clef de cette chambre que j’ai fermée moi-même en partant, et la clef de mon secrétaire. Tu remettras en outre un mot de moi à mon jardinier qui t’ouvrira le château.

« Mais viens déjeuner avec moi demain, et nous causerons de cela. »

Je lui promis de lui rendre ce léger service. Ce n’était d’ailleurs qu’une promenade pour moi, son domaine se trouvant situé à cinq lieues de Rouen environ. J’en avais pour une heure à cheval.

À dix heures, le lendemain, j’étais chez lui. Nous déjeunâmes en tête à tête ; mais il ne prononça pas vingt paroles. Il me pria de l’excuser ; la pensée de la visite que j’allais faire dans cette chambre, où gisait son bonheur, le bouleversait, me disait-il. Il me parut en effet singulièrement agité, préoccupé, comme si un mystérieux combat se fût livré dans son âme.

Enfin il m’expliqua exactement ce que je devais faire. C’était bien simple. Il me fallait prendre deux paquets de lettres et une liasse de papiers enfermés dans le premier tiroir de droite du meuble dont j’avais la clef. Il ajouta :

« Je n’ai pas besoin de te prier de n’y point jeter les yeux. »

Je fus presque blessé de cette parole, et je le lui dis un peu vivement. Il balbutia :

« Pardonne-moi, je souffre trop. »

Et il se mit à pleurer.

Je le quittai vers une heure pour accomplir ma mission.

Il faisait un temps radieux, et j’allais au grand trot à travers les prairies, écoutant des chants d’alouettes et le bruit rythmé de mon sabre sur ma botte.

Puis j’entrai dans la forêt et je mis au pas mon cheval. Des branches d’arbres me caressaient le visage ; et parfois j’attrapais une feuille avec mes dents et je la mâchais avidement, dans une de ces joies de vivre qui vous emplissent, on ne sait pourquoi, d’un bonheur tumultueux et comme insaisissable, d’une sorte d’ivresse de force.

En approchant du château, je cherchais dans ma poche la lettre que j’avais pour le jardinier, et je m’aperçus avec étonnement qu’elle était cachetée. Je fus tellement surpris et irrité que je faillis revenir sans m’acquitter de ma commission. Puis je songeai que j’allais montrer là une susceptibilité de mauvais goût. Mon ami avait pu d’ailleurs fermer ce mot sans y prendre garde, dans le trouble où il était.

Le manoir semblait abandonné depuis vingt ans. La barrière, ouverte et pourrie, tenait debout on ne sait comment. L’herbe emplissait les allées ; on ne distinguait plus les plates-bandes du gazon.

Au bruit que je fis en tapant à coups de pied dans un volet un vieil homme sortit d’une porte de côté et parut stupéfait de me voir. Je sautai à terre et je remis ma lettre. Il la lut, la relut, la retourna, me considéra en dessous, mit le papier dans sa poche et prononça :

« Eh bien ! qu’est-ce que vous désirez ? »

Je répondis brusquement :

« Vous devez le savoir, puisque vous avez reçu là-dedans les ordres de votre maître ; je veux entrer dans ce château. »

Il semblait atterré. Il déclara :

« Alors, vous allez dans… dans sa chambre ? »

Je commençais à m’impatienter.

« Parbleu ! Mais est-ce que vous auriez l’intention de m’interroger, par hasard ? »

Il balbutia :

« Non… monsieur… mais c’est que… c’est qu’elle n’a pas été ouverte depuis… depuis la… mort. Si vous voulez m’attendre cinq minutes, je vais aller… aller voir si… »

Je l’interrompis avec colère :

« Ah ! çà, voyons, vous fichez-vous de moi ? Vous n’y pouvez pas entrer, puisque voici la clef. »

Il ne savait plus que dire.

« Alors, monsieur, je vais vous montrer la route.

— Montrez-moi l’escalier et laissez-moi seul. Je la trouverai bien sans vous.

Mais… monsieur… cependant… »

Cette fois, je m’emportai tout à fait :

« Maintenant, taisez-vous, n’est-ce pas ? ou vous aurez affaire à moi. »

Je l’écartai violemment et je pénétrai dans la maison.

Je traversai d’abord la cuisine, puis deux petites pièces que cet homme habitait avec sa femme. Je franchis ensuite un grand vestibule, je montai l’escalier et je reconnus la porte indiquée par mon ami.

Je l’ouvris sans peine et j’entrai.

L’appartement était tellement sombre que je n’y distinguai rien d’abord. Je m’arrêtai, saisi par cette odeur moisie et fade des pièces inhabitées et condamnées, des chambres mortes. Puis, peu à peu, mes yeux s’habituèrent à l’obscurité, et je vis assez nettement une grande pièce en désordre, avec un lit sans draps, mais gardant ses matelas et ses oreillers, dont l’un portait l’empreinte profonde d’un coude ou d’une tête comme si on venait de se poser dessus.

Les sièges semblaient en déroute. Je remarquai qu’une porte, celle d’une armoire sans doute, était demeurée entrouverte.

J’allai d’abord à la fenêtre pour donner du jour et je l’ouvris ; mais les ferrures du contrevent étaient tellement rouillées que je ne pus les faire céder.

J’essayai même de les casser avec mon sabre, sans y parvenir. Comme je m’irritais de ces efforts inutiles, et comme mes yeux s’étaient enfin parfaitement accoutumés à l’ombre, je renonçai à l’espoir d’y voir plus clair et j’allai au secrétaire.

Je m’assis dans un fauteuil, j’abattis la tablette, j’ouvris le tiroir indiqué. Il était plein jusqu’aux bords. Il ne me fallait que trois paquets, que je savais comment reconnaître, et je me mis à les chercher.

Je m’écarquillais les yeux à déchiffrer les suscriptions, quand je crus entendre ou plutôt sentir un frôlement derrière moi. Je n’y pris point garde, pensant qu’un courant d’air avait fait remuer quelque étoffe. Mais, au bout d’une minute, un autre mouvement, presque indistinct, me fit passer sur la peau un singulier petit frisson désagréable. C’était tellement bête d’être ému, même à peine, que je ne voulus pas me retourner, par pudeur pour moi-même. Je venais alors de découvrir la seconde des liasses qu’il me fallait ; et je trouvais justement la troisième, quand un grand et pénible soupir, poussé contre mon épaule, me fit faire un bond de fou à deux mètres de là. Dans mon élan je m’étais retourné, la main sur la poignée de mon sabre, et certes, si je ne l’avais pas senti à mon côté, je me serais enfui comme un lâche.

Une grande femme vêtue de blanc me regardait, debout derrière le fauteuil où j’étais assis une seconde plus tôt.

Une telle secousse me courut dans les membres que je faillis m’abattre à la renverse ! Oh ! personne ne peut comprendre, à moins de les avoir ressenties, ces épouvantables et stupides terreurs. L’âme se fond ; on ne sent plus son cœur ; le corps entier devient mou comme une éponge ; on dirait que tout l’intérieur de nous s’écroule.

Je ne crois pas aux fantômes ; eh bien ! j’ai défailli sous la hideuse peur des morts, et j’ai souffert, oh ! souffert en quelques instants plus qu’en tout le reste de ma vie, dans l’angoisse irrésistible des épouvantes surnaturelles.

Si elle n’avait pas parlé, je serais mort peut-être ! Mais elle parla ; elle parla d’une voix douce et douloureuse qui faisait vibrer les nerfs. Je n’oserais pas dire que je redevins maître de moi et que je retrouvai ma raison. Non. J’étais éperdu à ne plus savoir ce que je faisais ; mais cette espèce de fierté intime que j’ai en moi, un peu d’orgueil de métier aussi, me faisaient garder, presque malgré moi, une contenance honorable. Je posais pour moi, et pour elle sans doute, pour elle, quelle qu’elle fût, femme ou spectre. Je me suis rendu compte de tout cela plus tard, car je vous assure que, dans l’instant de l’apparition, je ne songeais à rien. J’avais peur.

Elle dit :

« Oh ! monsieur, vous pouvez me rendre un grand service ! »

Je voulus répondre, mais il me fut impossible de prononcer un mot. Un bruit vague sortit de ma gorge.

Elle reprit :

« Voulez-vous ? Vous pouvez me sauver, me guérir. Je souffre affreusement. Je souffre, oh ! je souffre ! »

Et elle s’assit doucement dans mon fauteuil. Elle me regardait :

« Voulez-vous ? »

Je fis : « Oui ! » de la tête, ayant encore la voix paralysée.

Alors elle me tendit un peigne en écaille et elle murmura :

« Peignez-moi, oh ! peignez-moi ; cela me guérira ; il faut qu’on me peigne. Regardez ma tête… Comme je souffre ; et mes cheveux comme ils me font mal ! »

Ses cheveux dénoués, très longs, très noirs, me semblait-il, pendaient par-dessus le dossier du fauteuil et touchaient la terre.

Pourquoi ai-je fait ceci ? Pourquoi ai-je reçu en frissonnant ce peigne, et pourquoi ai-je pris dans mes mains ses longs cheveux qui me donnèrent à la peau une sensation de froid atroce comme si j’eusse manié des serpents ? Je n’en sais rien.

Cette sensation m’est restée dans les doigts et je tressaille en y songeant.

Je la peignai. Je maniai je ne sais comment cette chevelure de glace. Je la tordis, je la renouai et la dénouai ; je la tressai comme on tresse la crinière d’un cheval. Elle soupirait, penchait la tête, semblait heureuse.

Soudain elle me dit : « Merci ! » m’arracha le peigne des mains et s’enfuit par la porte que j’avais remarquée entrouverte.

Resté seul, j’eus, pendant quelques secondes, ce trouble effaré des réveils après les cauchemars. Puis je repris enfin mes sens ; je courus à la fenêtre et je brisai les contrevents d’une poussée furieuse.

Un flot de jour entra. Je m’élançai sur la porte par où cet être était parti. Je la trouvai fermée et inébranlable.

Alors une fièvre de fuite m’envahit, une panique, la vraie panique des batailles. Je saisis brusquement les trois paquets de lettres sur le secrétaire ouvert ; je traversai l’appartement en courant, je sautai les marches de l’escalier quatre par quatre, je me trouvai dehors je ne sais par où, et, apercevant mon cheval à dix pas de moi, je l’enfourchai d’un bond et partis au galop.

Je ne m’arrêtai qu’à Rouen, et devant mon logis. Ayant jeté la bride à mon ordonnance, je me sauvai dans ma chambre où je m’enfermai pour réfléchir.

Alors, pendant une heure, je me demandai anxieusement si je n’avais pas été le jouet d’une hallucination. Certes, j’avais eu un de ces incompréhensibles ébranlements nerveux, un de ces affolements du cerveau qui enfantent les miracles, à qui le Surnaturel doit sa puissance.

Et j’allais croire à une vision, à une erreur de mes sens, quand je m’approchai de ma fenêtre. Mes yeux, par hasard, descendirent sur ma poitrine. Mon dolman était plein de longs cheveux de femme qui s’étaient enroulés aux boutons !

Je les saisis un à un et je les jetai dehors avec des tremblements dans les doigts.

Puis j’appelai mon ordonnance. Je me sentais trop ému, trop troublé, pour aller le jour même chez mon ami. Et puis je voulais mûrement réfléchir à ce que je devais lui dire.

Je lui fis porter ses lettres, dont il remit un reçu au soldat. Il s’informa beaucoup de moi. On lui dit que j’étais souffrant, que j’avais reçu un coup de soleil, je ne sais quoi. Il parut inquiet.

Je me rendis chez lui le lendemain, dès l’aube, résolu à lui dire la vérité. Il était sorti la veille au soir et pas rentré.

Je revins dans la journée, on ne l’avait pas revu. J’attendis une semaine. Il ne reparut pas. Alors je prévins la justice. On le fit rechercher partout, sans découvrir une trace de son passage ou de sa retraite.

Une visite minutieuse fut faite du château abandonné. On n’y découvrit rien de suspect.

Aucun indice ne révéla qu’une femme y eût été cachée.

L’enquête n’aboutissant à rien, les recherches furent interrompues.

Et, depuis cinquante-six ans, je n’ai rien appris. Je ne sais rien de plus.


<t Condamné à mort (Le)>

Le Condamné à mort

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

En voici un exemple de plus.

Tous les Parisiens, ceux qui rentrent à Paris en cette saison, connaissent ce long chapelet de villes charmantes qui va de Marseille à Gênes. On arrive en ces mignonnes cités en quittant les plages du Nord ; on en part dans les premiers jours d’avril, juste en ce moment ; c’est-à-dire quand elles vont devenir de vrais bouquets, quand toute leur campagne n’est plus qu’un jardin, quand les roses et les orangers fleurissent.

Entre toutes ces résidences, il en est une particulièrement aimée ; mais celle-là est plus qu’une cité, c’est un royaume, un tout petit royaume, il est vrai, un grand-duché de Gérolstein.

Perché sur un rocher fleuri, qui porte sur son dos un paquet de maisons blanches et son palais princier, le minuscule État de Monaco obéit à un souverain plus indépendant que le roi Makoko, plus autoritaire que S. M. Guillaume de Prusse, plus cérémonieux que feu Louis XIV de France.

Sans peur des invasions et des révolutions, il règne en paix, avec étiquette, sur son heureux petit peuple, au milieu des cérémonies d’une cour où l’on fait encore la révérence.

Il a son général et ses quatre-vingts soldats, son évêque, son clergé, son introducteur des ambassadeurs, comme M. Grévy, et toute la série des fonctionnaires à titres magnifiques qu’on doit toujours rencontrer autour des souverains absolus et convaincus de leur majesté.

Ce monarque pourtant n’est point sanguinaire ni vindicatif ; et quand il bannit, car il bannit, la mesure est appliquée avec des ménagements infinis.

En faut-il donner des preuves ?

Un joueur obstiné, dans un jour de déveine, insulta le souverain. Il fut expulsé par décret.

Pendant un mois il rôda autour du Paradis défendu, craignant le glaive de l’archange, sous la forme du sabre d’un gendarme. Un jour enfin il s’enhardit, franchit la frontière, gagne en trente secondes le cœur du pays, pénètre dans le Casino. Mais soudain un fonctionnaire l’arrête : « N’êtes-vous pas banni, monsieur ? — Oui, monsieur, mais je repars par le premier train. — Oh ! en ce cas, fort bien, monsieur, vous pouvez entrer. »

Et chaque semaine il revient ; et chaque fois le même fonctionnaire lui pose la même question à laquelle il répond de la même façon.

La justice peut-elle être plus douce ?

Mais, une des années dernières, un cas fort grave et tout nouveau se produisit dans le royaume.

Un assassinat eut lieu.

Un homme, un Monégasque, pas un de ces étrangers errants qu’on rencontre par légions sur ces côtes, un mari, dans un moment de colère, tua sa femme.

Oh ! il la tua sans raison, sans prétexte acceptable. L’émotion fut unanime dans toute la principauté.

La Cour suprême se réunit pour juger ce cas exceptionnel (jamais un assassinat n’avait eu lieu), et le misérable fut condamné à mort à l’unanimité.

Le souverain indigné ratifia l’arrêt.

Il ne restait plus qu’à exécuter le criminel. Alors une difficulté surgit. Le pays ne possédait ni bourreau ni guillotine.

Que faire ? Sur l’avis du ministre des Affaires étrangères, le prince entama des négociations avec le gouvernement français pour obtenir le prêt d’un coupeur de têtes avec son appareil.

De longues délibérations eurent lieu au ministère à Paris. On répondit enfin en envoyant la note des frais pour déplacement des bois et du praticien. Le tout montant à seize mille francs.

Sa Majesté Monégasque songea que l’opération lui coûterait bien cher ; l’assassin ne valait certes pas ce prix. Seize mille francs pour le cou d’un drôle ! Ah ! mais non.

On adressa alors la même demande au gouvernement italien. Un roi, un frère ne se montrerait pas sans doute si exigeant qu’une République.

Le gouvernement italien envoya un mémoire qui montait à douze mille francs.

Douze mille francs ! Il faudrait prélever un impôt nouveau, un impôt de deux francs par tête d’habitant. Cela suffirait pour amener des troubles inconnus dans l’État.

On songea à faire décapiter le gueux par un simple soldat. Mais le général, consulté, répondit en hésitant que ses hommes n’avaient peut-être pas une pratique suffisante de l’arme blanche pour s’acquitter d’une tâche demandant une grande expérience dans le maniement du sabre.

Alors le prince convoqua de nouveau la Cour suprême et lui soumit ce cas embarrassant.

On délibéra longtemps, sans découvrir aucun moyen pratique. Enfin le premier président proposa de commuer la peine de mort en celle de prison perpétuelle ; et la mesure fut adoptée.

Mais on ne possédait pas de prison. Il fallut en installer une, et un geôlier fut nommé, qui prit livraison du prisonnier.

Pendant six mois tout alla bien. Le captif dormait tout le jour sur une paillasse dans son réduit, et le gardien en faisait autant sur une chaise devant la porte en regardant passer les voyageurs.

Mais le prince est économe, c’est là son moindre défaut, et il se fait rendre compte des plus petites dépenses accomplies dans son État (la liste n’en est pas longue). On lui remit donc la note des frais relatifs à la création de cette fonction nouvelle, à l’entretien de la prison, du prisonnier et du veilleur. Le traitement de ce dernier grevait lourdement le budget du souverain.

Il fit d’abord la grimace ; mais quand il songea que cela pouvait durer toujours (le condamné était jeune), il prévint son ministre de la Justice d’avoir à prendre des mesures pour supprimer cette dépense.

Le ministre consulta le président du tribunal, et tous deux convinrent qu’on supprimerait la charge de geôlier. Le prisonnier, invité à se garder tout seul, ne pourrait manquer de s’évader, ce qui résoudrait la question à la satisfaction de tous.

Le geôlier fut donc rendu à sa famille, et un aide de cuisine du palais resta chargé simplement de porter, matin et soir, la nourriture du coupable. Mais celui-ci ne fit aucune tentative pour reconquérir sa liberté.

Or, un jour, comme on avait négligé de lui fournir ses aliments, on le vit arriver tranquillement pour les réclamer ; et il prit dès lors l’habitude, afin d’éviter une course au cuisinier, de venir aux heures des repas manger avec les gens de service, dont il devint l’ami.

Après le déjeuner, il allait faire un tour, jusqu’à Monte-Carlo. Il entrait parfois au Casino risquer cinq francs sur le tapis vert. Quand il avait gagné, il s’offrait un bon dîner dans un hôtel en renom, puis il rentrait dans sa prison dont il fermait avec soin la porte, au dedans.

Il ne découcha pas une seule fois.

La situation devenait difficile, non pour le condamné, mais pour les juges.

La Cour se réunit de nouveau, et il fut décidé qu’on inviterait le criminel à sortir des États de Monaco.

Lorsqu’on lui signifia cet arrêt, il répondit simplement :

« Je vous trouve plaisants. Eh bien, qu’est-ce que je deviendrai, moi ? Je n’ai pas de moyens d’existence. Je n’ai plus de famille. Que voulez-vous que je fasse ? J’étais condamné à mort. Vous ne m’avez pas exécuté. Je n’ai rien dit. Je fus ensuite condamné à la prison perpétuelle et remis aux mains d’un geôlier. Vous m’avez enlevé mon gardien. Je n’ai rien dit encore.

« Aujourd’hui vous voulez me chasser du pays. Ah ! mais non. Je suis prisonnier, votre prisonnier, jugé et condamné par vous. J’accomplis ma peine fidèlement. Je reste ici. »

La Cour suprême fut atterrée. Le prince eut une colère terrible et ordonna de prendre des mesures.

On se remit à délibérer.

Alors il fut décidé qu’on offrirait au coupable une pension de six cents francs pour aller vivre à l’étranger.

Il accepta.

Il a loué un petit enclos à cinq minutes de l’État de son ancien souverain, et il vit heureux sur sa terre, cultivant quelques légumes et méprisant les potentats.

Mais la cour de Monaco, instruite un peu tard par cet exemple, s’est décidée à traiter avec le gouvernement français ; maintenant elle nous livre ses condamnés que nous mettons à l’ombre, moyennant une pension modique.

On peut voir, aux archives judiciaires de la Principauté, l’arrêt surprenant qui règle la pension du drôle en l’obligeant à sortir du territoire monégasque.

Certifié vrai, s.g.d.g., pour les menus détails.


<t Aventure de Walter Schnaffs (L’)>

L’Aventure de Walter Schnaffs

À Robert Pinchon.

Depuis son entrée en France avec l’armée d’invasion, Walter Schnaffs se jugeait le plus malheureux des hommes. Il était gros, marchait avec peine, soufflait beaucoup et souffrait affreusement des pieds qu’il avait fort plats et fort gras. Il était en outre pacifique et bienveillant, nullement magnanime ou sanguinaire, père de quatre enfants qu’il adorait et marié avec une jeune femme blonde, dont il regrettait désespérément chaque soir les tendresses, les petits soins et les baisers. Il aimait se lever tard et se coucher tôt, manger lentement de bonnes choses et boire de la bière dans les brasseries. Il songeait en outre que tout ce qui est doux dans l’existence disparaît avec la vie ; et il gardait au cœur une haine épouvantable, instinctive et raisonnée en même temps, pour les canons, les fusils, les revolvers et les sabres, mais surtout pour les baïonnettes, se sentant incapable de manœuvrer assez vivement cette arme rapide pour défendre son gros ventre.

Et, quand il se couchait sur la terre, la nuit venue, roulé dans son manteau à côté des camarades qui ronflaient, il pensait longuement aux siens laissés là-bas et aux dangers semés sur sa route : « S’il était tué, que deviendraient les petits ? Qui donc les nourrirait et les élèverait ? À l’heure même, ils n’étaient pas riches, malgré les dettes qu’il avait contractées en partant pour leur laisser quelque argent. » Et Walter Schnaffs pleurait quelquefois.

Au commencement des batailles il se sentait dans les jambes de telles faiblesses qu’il se serait laissé tomber, s’il n’avait songé que toute l’armée lui passerait sur le corps. Le sifflement des balles hérissait le poil sur sa peau.

Depuis des mois il vivait ainsi dans la terreur et dans l’angoisse.

Son corps d’armée s’avançait vers la Normandie ; et il fut un jour envoyé en reconnaissance avec un faible détachement qui devait simplement explorer une partie du pays et se replier ensuite. Tout semblait calme dans la campagne ; rien n’indiquait une résistance préparée.

Or, les Prussiens descendaient avec tranquillité dans une petite vallée que coupaient des ravins profonds quand une fusillade violente les arrêta net, jetant bas une vingtaine des leurs ; et une troupe de francs-tireurs, sortant brusquement d’un petit bois grand comme la main, s’élança en avant, la baïonnette au fusil.

Walter Schnaffs demeura d’abord immobile, tellement surpris et éperdu qu’il ne pensait même pas à fuir. Puis un désir fou de détaler le saisit ; mais il songea aussitôt qu’il courait comme une tortue en comparaison des maigres Français qui arrivaient en bondissant comme un troupeau de chèvres. Alors, apercevant à six pas devant lui un large fossé plein de broussailles couvertes de feuilles sèches, il y sauta à pieds joints, sans songer même à la profondeur, comme on saute d’un pont dans une rivière.

Il passa, à la façon d’une flèche, à travers une couche épaisse de lianes et de ronces aiguës qui lui déchirèrent la face et les mains, et il tomba lourdement assis sur un lit de pierres.

Levant aussitôt les yeux, il vit le ciel par le trou qu’il avait fait. Ce trou révélateur le pouvait dénoncer, et il se traîna avec précaution, à quatre pattes, au fond de cette ornière, sous le toit de branchages enlacés, allant le plus vite possible, en s’éloignant du lieu du combat. Puis il s’arrêta et s’assit de nouveau, tapi comme un lièvre au milieu des hautes herbes sèches.

Il entendit pendant quelque temps encore des détonations, des cris et des plaintes. Puis les clameurs de la lutte s’affaiblirent, cessèrent. Tout redevint muet et calme.

Soudain quelque chose remua contre lui. Il eut un sursaut épouvantable. C’était un petit oiseau qui, s’étant posé sur une branche, agitait des feuilles mortes. Pendant près d’une heure, le cœur de Walter Schnaffs en battit à grands coups pressés.

La nuit venait, emplissant d’ombre le ravin. Et le soldat se mit à songer. Qu’allait-il faire ? Qu’allait-il devenir ? Rejoindre son armée ?… Mais comment ? Mais par où ? Et il lui faudrait recommencer l’horrible vie d’angoisses, d’épouvantes, de fatigues et de souffrances qu’il menait depuis le commencement de la guerre ! Non ! Il ne se sentait plus ce courage ! Il n’aurait plus l’énergie qu’il fallait pour supporter les marches et affronter les dangers de toutes les minutes.

Mais que faire ? Il ne pouvait rester dans ce ravin et s’y cacher jusqu’à la fin des hostilités. Non, certes. S’il n’avait pas fallu manger, cette perspective ne l’aurait pas trop atterré ; mais il fallait manger, manger tous les jours.

Et il se trouvait ainsi tout seul, en armes, en uniforme, sur le territoire ennemi, loin de ceux qui le pouvaient défendre. Des frissons lui couraient sur la peau.

Soudain il pensa : « Si seulement j’étais prisonnier ! » et son cœur frémit de désir, d’un désir violent, immodéré, d’être prisonnier des Français. Prisonnier ! Il serait sauvé, nourri, logé, à l’abri des balles et des sabres, sans appréhension possible, dans une bonne prison bien gardée. Prisonnier ! Quel rêve !

Et sa résolution fut prise immédiatement :

« Je vais me constituer prisonnier. »

Il se leva, résolu à exécuter ce projet sans tarder d’une minute. Mais il demeura immobile, assailli soudain par des réflexions fâcheuses et par des terreurs nouvelles.

Où allait-il se constituer prisonnier ? Comment ? De quel côté ? Et des images affreuses, des images de mort, se précipitèrent dans son âme.

Il allait courir des dangers terribles en s’aventurant seul avec son casque à pointe, par la campagne.

S’il rencontrait des paysans ? Ces paysans, voyant un Prussien perdu, un Prussien sans défense, le tueraient comme un chien errant ! Ils le massacreraient avec leurs fourches, leurs pioches, leurs faux, leurs pelles ! Ils en feraient une bouillie, une pâtée, avec l’acharnement des vaincus exaspérés.

S’il rencontrait des francs-tireurs ? Ces francs-tireurs, des enragés sans loi ni discipline, le fusilleraient pour s’amuser, pour passer une heure, histoire de rire en voyant sa tête. Et il se croyait déjà appuyé contre un mur en face de douze canons de fusils, dont les petits trous ronds et noirs semblaient le regarder.

S’il rencontrait l’armée française elle-même ? Les hommes d’avant-garde le prendraient pour un éclaireur, pour quelque hardi et malin troupier parti seul en reconnaissance, et ils lui tireraient dessus. Et il entendait déjà les détonations irrégulières des soldats couchés dans les broussailles, tandis que lui, debout au milieu d’un champ, s’affaissait, troué comme une écumoire par les balles qu’il sentait entrer dans sa chair.

Il se rassit, désespéré. Sa situation lui paraissait sans issue.

La nuit était tout à fait venue, la nuit muette et noire. Il ne bougeait plus, tressaillant à tous les bruits inconnus et légers qui passent dans les ténèbres. Un lapin, tapant du cul au bord d’un terrier, faillit faire s’enfuir Walter Schnaffs. Les cris des chouettes lui déchiraient l’âme, le traversant de peurs soudaines, douloureuses comme des blessures. Il écarquillait ses gros yeux pour tâcher de voir dans l’ombre ; et il s’imaginait à tout moment entendre marcher près de lui.

Après d’interminables heures et des angoisses de damné, il aperçut, à travers son plafond de branchages, le ciel qui devenait clair. Alors un soulagement immense le pénétra ; ses membres se détendirent, reposés soudain ; son cœur s’apaisa ; ses yeux se fermèrent. Il s’endormit.

Quand il se réveilla, le soleil lui parut arrivé à peu près au milieu du ciel ; il devait être midi. Aucun bruit ne troublait la paix morne des champs ; et Walter Schnaffs s’aperçut qu’il était atteint d’une faim aiguë.

Il bâillait, la bouche humide à la pensée du saucisson, du bon saucisson des soldats ; et son estomac lui faisait mal.

Il se leva, fit quelques pas, sentit que ses jambes étaient faibles, et se rassit pour réfléchir. Pendant deux ou trois heures encore, il établit le pour et le contre, changeant à tout moment de résolution, combattu, malheureux, tiraillé par les raisons les plus contraires.

Une idée lui parut enfin logique et pratique, c’était de guetter le passage d’un villageois seul, sans armes, et sans outils de travail dangereux, de courir au-devant de lui et de se remettre en ses mains en lui faisant bien comprendre qu’il se rendait.

Alors il ôta son casque, dont la pointe le pouvait trahir, et il sortit sa tête au bord de son trou, avec des précautions infinies.

Aucun être isolé ne se montrait à l’horizon. Là-bas, à droite, un petit village envoyait au ciel la fumée de ses toits, la fumée des cuisines ! Là-bas à gauche, il apercevait, au bout des arbres d’une avenue, un grand château flanqué de tourelles.

Il attendit ainsi jusqu’au soir, souffrant affreusement, ne voyant rien que des vols de corbeaux, n’entendant rien que les plaintes sourdes de ses entrailles.

Et la nuit encore tomba sur lui.

Il s’allongea au fond de sa retraite et il s’endormit d’un sommeil fiévreux, hanté de cauchemars, d’un sommeil d’homme affamé.

L’aurore se leva de nouveau sur sa tête. Il se remit en observation. Mais la campagne restait vide comme la veille ; et une peur nouvelle entrait dans l’esprit de Walter Schnaffs, la peur de mourir de faim ! Il se voyait étendu au fond de son trou, sur le dos, les yeux fermés. Puis des bêtes, des petites bêtes de toute sorte s’approchaient de son cadavre et se mettaient à le manger, l’attaquant partout à la fois, se glissant sous ses vêtements pour mordre sa peau froide. Et un grand corbeau lui piquait les yeux de son bec effilé.

Alors, il devint fou, s’imaginant qu’il allait s’évanouir de faiblesse et ne plus pouvoir marcher. Et déjà, il s’apprêtait à s’élancer vers le village, résolu à tout oser, à tout braver, quand il aperçut trois paysans qui s’en allaient aux champs avec leurs fourches sur l’épaule, et il replongea dans sa cachette.

Mais, dès que le soir obscurcit la plaine, il sortit lentement du fossé, et se mit en route, courbé, craintif, le cœur battant, vers le château lointain, préférant entrer là-dedans plutôt qu’au village qui lui semblait redoutable comme une tanière pleine de tigres.

Les fenêtres d’en bas brillaient. Une d’elles était même ouverte ; et une forte odeur de viande cuite s’en échappait, une odeur qui pénétra brusquement dans le nez et jusqu’au fond du ventre de Walter Schnaffs ; qui le crispa, le fit haleter, l’attirant irrésistiblement, lui jetant au cœur une audace désespérée.

Et brusquement, sans réfléchir, il apparut, casqué, dans le cadre de la fenêtre.

Huit domestiques dînaient autour d’une grande table. Mais soudain une bonne demeura béante, laissant tomber son verre, les yeux fixes. Tous les regards suivirent le sien !

On aperçut l’ennemi !

Seigneur ! les Prussiens attaquaient le château !…

Ce fut d’abord un cri, un seul cri, fait de huit cris poussés sur huit tons différents, un cri d’épouvante horrible, puis une levée tumultueuse, une bousculade, une mêlée, une fuite éperdue vers la porte du fond. Les chaises tombaient, les hommes renversaient les femmes et passaient dessus. En deux secondes, la pièce fut vide, abandonnée, avec la table couverte de mangeaille en face de Walter Schnaffs stupéfait, toujours debout dans sa fenêtre.

Après quelques instants d’hésitation, il enjamba le mur d’appui et s’avança vers les assiettes. Sa faim exaspérée le faisait trembler comme un fiévreux : mais une terreur le retenait, le paralysait encore. Il écouta. Toute la maison semblait frémir ; des portes se fermaient, des pas rapides couraient sur le plancher du dessus. Le Prussien inquiet tendait l’oreille à ces confuses rumeurs ; puis il entendit des bruits sourds comme si des corps fussent tombés dans la terre molle, au pied des murs, des corps humains sautant du premier étage.

Puis tout mouvement, toute agitation cessèrent, et le grand château devint silencieux comme un tombeau.

Walter Schnaffs s’assit devant une assiette restée intacte, et il se mit à manger. Il mangeait par grandes bouchées comme s’il eût craint d’être interrompu trop tôt, de n’en pouvoir engloutir assez. Il jetait à deux mains les morceaux dans sa bouche ouverte comme une trappe ; et des paquets de nourriture lui descendaient coup sur coup dans l’estomac, gonflant sa gorge en passant. Parfois, il s’interrompait, prêt à crever à la façon d’un tuyau trop plein. Il prenait alors la cruche au cidre et se déblayait l’œsophage comme on lave un conduit bouché.

Il vida toutes les assiettes, tous les plats et toutes les bouteilles ; puis, saoul de liquide et de mangeaille, abruti, rouge, secoué par des hoquets, l’esprit troublé et la bouche grasse, il déboutonna son uniforme pour souffler, incapable d’ailleurs de faire un pas. Ses yeux se fermaient, ses idées s’engourdissaient ; il posa son front pesant dans ses bras croisés sur la table, et il perdit doucement la notion des choses et des faits.

Le dernier croissant éclairait vaguement l’horizon au-dessus des arbres du parc. C’était l’heure froide qui précède le jour.

Des ombres glissaient dans les fourrés, nombreuses et muettes ; et parfois, un rayon de lune faisait reluire dans l’ombre une pointe d’acier.

Le château tranquille dressait sa grande silhouette noire. Deux fenêtres seules brillaient encore au rez-de-chaussée.

Soudain, une voix tonnante hurla :

« En avant ! nom d’un nom ! à l’assaut ! mes enfants ! »

Alors, en un instant, les portes, les contrevents et les vitres s’enfoncèrent sous un flot d’hommes qui s’élança, brisa, creva tout, envahit la maison. En un instant cinquante soldats armés jusqu’aux cheveux, bondirent dans la cuisine où reposait pacifiquement Walter Schnaffs, et, lui posant sur la poitrine cinquante fusils chargés, le culbutèrent, le roulèrent, le saisirent, le lièrent des pieds à la tête.

Il haletait d’ahurissement, trop abruti pour comprendre, battu, crossé et fou de peur.

Et tout d’un coup, un gros militaire chamarré d’or lui planta son pied sur le ventre en vociférant :

« Vous êtes mon prisonnier, rendez-vous ! »

Le Prussien n’entendit que ce seul mot « prisonnier », et il gémit : « ya, ya, ya ».

Il fut relevé, ficelé sur une chaise, et examiné avec une vive curiosité par ses vainqueurs qui soufflaient comme des baleines. Plusieurs s’assirent, n’en pouvant plus d’émotion et de fatigue.

Il souriait, lui, il souriait maintenant, sûr d’être enfin prisonnier !

Un autre officier entra et prononça :

« Mon colonel, les ennemis se sont enfuis ; plusieurs semblent avoir été blessés. Nous restons maîtres de la place. »

Le gros militaire qui s’essuyait le front vociféra : « Victoire ! »

Et il écrivit sur un petit agenda de commerce tiré de sa poche :

« Après une lutte acharnée, les Prussiens ont dû battre en retraite, emportant leurs morts et leurs blessés, qu’on évalue à cinquante hommes hors de combat. Plusieurs sont restés entre nos mains. »

Le jeune officier reprit :

«Quelles dispositions dois-je prendre, mon colonel ? »

Le colonel répondit :

« Nous allons nous replier pour éviter un retour offensif avec de l’artillerie et des forces supérieures. »

Et il donna l’ordre de repartir.

La colonne se reforma dans l’ombre, sous les murs du château, et se mit en mouvement, enveloppant de partout Walter Schnaffs garrotté, tenu par six guerriers le revolver au poing.

Des reconnaissances furent envoyées pour éclairer la route. On avançait avec prudence, faisant halte de temps en temps.

Au jour levant, on arrivait à la sous-préfecture de La Roche-Oysel, dont la garde nationale avait accompli ce fait d’armes.

La population anxieuse et surexcitée attendait. Quand on aperçut le casque du prisonnier, des clameurs formidables éclatèrent. Les femmes levaient les bras ; des vieilles pleuraient ; un aïeul lança sa béquille au Prussien et blessa le nez d’un de ses gardiens.

Le colonel hurlait.

« Veillez à la sûreté du captif. »

On parvint enfin à la maison de ville. La prison fut ouverte, et Walter Schnaffs jeté dedans, libre de liens.

Deux cents hommes en armes montèrent la garde autour du bâtiment.

Alors, malgré des symptômes d’indigestion qui le tourmentaient depuis quelque temps, le Prussien, fou de joie, se mit à danser, à danser éperdument, en levant les bras et les jambes, à danser en poussant des cris frénétiques, jusqu’au moment où il tomba, épuisé au pied d’un mur.

Il était prisonnier ! Sauvé !

C’est ainsi que le château de Champignet fut repris à l’ennemi après six heures seulement d’occupation.

Le colonel Ratier, marchand de drap, qui enleva cette affaire à la tête des gardes nationaux de La Roche-Oysel, fut décoré.


<t Reine Hortense (La)>

La Reine Hortense

On l’appelait, dans Argenteuil, la reine Hortense. Personne ne sut jamais pourquoi. Peut-être parce qu’elle parlait ferme comme un officier qui commande ? Peut-être parce qu’elle était grande, osseuse, impérieuse ? Peut-être parce qu’elle gouvernait un peuple de bêtes domestiques, poules, chiens, chats, serins et perruches, de ces bêtes chères aux vieilles filles ? Mais elle n’avait pour ces animaux familiers ni gâteries, ni mots mignards, ni ces puériles tendresses qui semblent couler des lèvres des femmes sur le poil velouté du chat qui ronronne. Elle gouvernait ses bêtes avec autorité, elle régnait.

C’était une vieille fille, en effet, une de ces vieilles filles à la voix cassante, au geste sec, dont l’âme semble dure. Elle avait toujours eu de jeunes bonnes, parce que la jeunesse se plie mieux aux brusques volontés. Elle n’admettait jamais ni contradiction, ni réplique, ni hésitation, ni nonchalance, ni paresse, ni fatigue. Jamais on ne l’avait entendue se plaindre, regretter quoi que ce fût, envier n’importe qui. Elle disait « Chacun sa part » avec une conviction de fataliste. Elle n’allait pas à l’église, n’aimait pas les prêtres, ne croyait guère à Dieu, appelant toutes les choses religieuses de la « marchandise à pleureurs. »

Depuis trente ans qu’elle habitait sa petite maison, précédée d’un petit jardin longeant la rue, elle n’avait jamais modifié ses habitudes, ne changeant que ses bonnes impitoyablement, lorsqu’elles prenaient vingt et un ans.

Elle remplaçait sans larmes et sans regrets ses chiens, ses chats et ses oiseaux quand ils mouraient de vieillesse ou d’accident, et elle enterrait les animaux trépassés dans une plate-bande, au moyen d’une petite bêche, puis tassait la terre dessus de quelques coups de pied indifférents.

Elle avait dans la ville quelques connaissances, des familles d’employés dont les hommes allaient à Paris tous les jours. De temps en temps, on l’invitait à venir prendre une tasse de thé le soir. Elle s’endormait inévitablement dans ces réunions, il fallait la réveiller pour qu’elle retournât chez elle. Jamais elle ne permit à personne de l’accompagner, n’ayant peur ni le jour ni la nuit. Elle ne semblait pas aimer les enfants.

Elle occupait son temps à mille besognes de mâle, menuisant, jardinant, coupant le bois avec la scie ou la hache, réparant sa maison vieillie, maçonnant même quand il le fallait.

Elle avait des parents qui la venaient voir deux fois l’an ; les Cimme et les Colombel, ses deux sœurs ayant épousé l’une un herboriste, l’autre un petit rentier. Les Cimme n’avaient pas de descendants ; les Colombel en possédaient trois : Henri, Pauline et Joseph. Henri avait vingt ans, Pauline dix-sept et Joseph trois ans seulement, étant venu alors qu’il semblait impossible que sa mère fût encore fécondée.

Aucune tendresse n’unissait la vieille fille à ses parents.

Au printemps de l’année 1882, la reine Hortense tomba malade tout à coup. Les voisins allèrent chercher un médecin qu’elle chassa. Un prêtre s’étant alors présenté, elle sortit de son lit à moitié nue pour le jeter dehors.

La petite bonne, éplorée, lui faisait de la tisane.

Après trois jours de lit, la situation parut devenir si grave, que le tonnelier d’à côté, d’après le conseil du médecin, rentré d’autorité dans la maison, prit sur lui d’appeler les deux familles.

Elles arrivèrent par le même train vers dix heures du matin, les Colombel ayant amené le petit Joseph.

Quand elles se présentèrent à l’entrée du jardin, elles aperçurent d’abord la bonne qui pleurait, sur une chaise, contre le mur.

Le chien dormait couché sur le paillasson de la porte d’entrée, sous une brûlante tombée de soleil ; deux chats, qu’on eût crus morts, étaient allongés sur le rebord des deux fenêtres, les yeux fermés, les pattes et la queue tout au long étendues.

Une grosse poule gloussante promenait un bataillon de poussins, vêtus de duvet jaune, léger comme de la ouate, à travers le petit jardin ; et une grande cage accrochée au mur, couverte de mouron, contenait un peuple d’oiseaux qui s’égosillaient dans la lumière de cette chaude matinée de printemps.

Deux inséparables dans une autre cagette en forme de chalet restaient bien tranquilles, côte à côte sur leur bâton.

M. Cimme, un très gros personnage soufflant, qui entrait toujours le premier partout, écartant les autres, hommes ou femmes, quand il le fallait, demanda :

« Eh bien ! Céleste, ça ne va donc pas ? »

La petite bonne gémit à travers ses larmes :

« Elle ne me reconnaît seulement plus. Le médecin dit que c’est la fin. »

Tout le monde se regarda.

Mme Cimme et Mme Colombel s’embrassèrent instantanément, sans dire un mot. Elles se ressemblaient beaucoup, ayant toujours porté des bandeaux plats et des châles rouges, des cachemires français éclatants comme des brasiers.

Cimme se tourna vers son beau-frère, homme pâle, jaune et maigre, ravagé par une maladie d’estomac, et qui boitait affreusement, et il prononça d’un ton sérieux :

« Bigre ! Il était temps. »

Mais personne n’osait pénétrer dans la chambre de la mourante située au rez-de-chaussée. Cimme lui-même cédait le pas. Ce fut Colombel qui se décida le premier, et il entra en se balançant comme un mât de navire, faisant sonner sur les pavés le fer de sa canne.

Les deux femmes se hasardèrent ensuite, et M. Cimme ferma la marche.

Le petit Joseph était resté dehors, séduit par la vue du chien.

Un rayon de soleil coupait en deux le lit, éclairant tout juste les mains qui s’agitaient nerveusement, s’ouvrant et se refermant sans cesse. Les doigts remuaient comme si une pensée les eût animés, comme s’ils eussent signifié des choses, indiqué des idées, obéi à une intelligence. Tout le reste du corps restait immobile sous le drap. La figure anguleuse n’avait pas un tressaillement. Les yeux demeuraient fermés.

Les parents se déployèrent en demi-cercle et se mirent à regarder, sans dire un mot, la poitrine serrée, la respiration courte. La petite bonne les avait suivis et larmoyait toujours.

À la fin, Cimme demanda :

« Qu’est-ce que dit au juste le médecin ? »

La servante balbutia :

« Il dit qu’on la laisse tranquille, qu’il n’y a plus rien à faire. »

Mais, soudain, les lèvres de la vieille fille se mirent à s’agiter. Elles semblaient prononcer des mots silencieux, des mots cachés dans cette tête de mourante, et ses mains précipitaient leur mouvement singulier.

Tout à coup elle parla d’une petite voix maigre qu’on ne lui connaissait pas, d’une voix qui semblait venir de loin, du fond de ce cœur toujours fermé peut-être ?

Cimme s’en alla sur la pointe du pied, trouvant pénible ce spectacle. Colombel, dont la jambe estropiée se fatiguait, s’assit.

Les deux femmes restaient debout.

La reine Hortense babillait maintenant très vite sans qu’on comprît rien à ses paroles. Elle prononçait des noms, beaucoup de noms, appelait tendrement des personnes imaginaires.

« Viens ici, mon petit Philippe, embrasse ta mère. Tu l’aimes bien ta maman, dis, mon enfant ? Toi, Rose, tu vas veiller sur ta petite sœur pendant que je serai sortie. Surtout, ne la laisse pas seule, tu m’entends ? Et je te défends de toucher aux allumettes. »

Elle se taisait quelques secondes, puis, d’un ton plus haut, comme si elle eût appelé : « Henriette ! » Elle attendait un peu, et reprenait : « Dis à ton père de venir me parler avant d’aller à son bureau. » Et soudain : « Je suis un peu souffrante aujourd’hui, mon chéri ; promets-moi de ne pas revenir tard. Tu diras à ton chef que je suis malade. Tu comprends qu’il est dangereux de laisser les enfants seuls quand je suis au lit. Je vais te faire pour le dîner un plat de riz au sucre. Les petits aiment beaucoup cela. C’est Claire qui sera contente ! »

Elle se mettait à rire, d’un rire jeune et bruyant, comme elle n’avait jamais ri : « Regarde Jean, quelle drôle de tête il a. Il s’est barbouillé avec les confitures, le petit sale ! Regarde donc, mon chéri, comme il est drôle ! »

Colombel, qui changeait de place à tout moment sa jambe fatiguée par le voyage, murmura :

« Elle rêve qu’elle a des enfants et un mari, c’est l’agonie qui commence. »

Les deux sœurs ne bougeaient toujours point, surprises et stupides.

La petite bonne prononça :

« Faut retirer vos châles et vos chapeaux, voulez-vous passer dans la salle ? »

Elles sortirent sans avoir prononcé une parole. Et Colombel les suivit en boitant, laissant de nouveau toute seule la mourante.

Quand elles se furent débarrassées de leurs vêtements de route, les femmes s’assirent enfin. Alors un des chats quitta sa fenêtre, s’étira, sauta dans la salle, puis sur les genoux de Mme Cimme, qui se mit à le caresser.

On entendait à côté la voix de l’agonisante, vivant, à cette heure dernière, la vie qu’elle avait attendue sans doute, vivant ses rêves eux-mêmes au moment où tout allait finir pour elle.

Cimme, dans le jardin, jouait avec le petit Joseph et le chien, s’amusant beaucoup, d’une gaieté de gros homme aux champs, sans aucun souvenir de la mourante.

Mais tout à coup il rentra, et, s’adressant à la bonne :

« Dis donc, ma fille, tu vas nous faire à déjeuner. Qu’est-ce que vous allez manger, mesdames ? »

On convint d’une omelette aux fines herbes, d’un morceau de faux filet avec des pommes nouvelles, d’un fromage et d’une tasse de café.

Et comme Mme Colombel fouillait dans sa poche pour chercher son porte-monnaie, Cimme l’arrêta ; puis, se tournant vers la bonne : « Tu dois avoir de l’argent ? » Elle répondit :

« Oui, monsieur.

— Combien ?

— Quinze francs.

— Ça suffit. Dépêche-toi, ma fille, car je commence à avoir faim. »

Mme Cimme, regardant au dehors les fleurs grimpantes baignées de soleil, et deux pigeons amoureux sur le toit en face, prononça d’un air navré :

« C’est malheureux d’être venus pour une aussi triste circonstance. Il ferait bien bon dans la campagne aujourd’hui. »

Sa sœur soupira sans répondre, et Colombel murmura, ému peut-être par la pensée d’une marche :

« Ma jambe me tracasse bougrement. »

Le petit Joseph et le chien faisaient un bruit terrible : l’un poussant des cris de joie, l’autre aboyant éperdument. Ils jouaient à cache-cache autour des trois plates-bandes, courant l’un après l’autre comme deux fous.

La mourante continuait à appeler ses enfants, causant avec chacun, s’imaginant qu’elle les habillait, qu’elle les caressait, qu’elle leur apprenait à lire : « Allons ! Simon, répète : A B C D. Tu ne dis pas bien, voyons, D D D, m’entends-tu ? Répète alors…»

Cimme prononça : « C’est curieux ce que l’on dit à ces moments-là. »

Mme Colombel alors demanda :

« Il vaudrait peut-être mieux retourner auprès d’elle. » Mais Cimme aussitôt l’en dissuada :

« Pour quoi faire, puisque vous ne pouvez rien changer à son état ? Nous sommes aussi bien ici. »

Personne n’insista. Mme Cimme considéra les deux oiseaux verts, dits inséparables. Elle loua en quelques phrases cette fidélité singulière et blâma les hommes de ne pas imiter ces bêtes. Cimme se mit à rire, regarda sa femme, chantonna d’un air goguenard : « Tra-la-la. Tra-la-la-la », comme pour laisser entendre bien des choses sur sa fidélité, à lui, Cimme.

Colombel, pris maintenant de crampes d’estomac, frappait le pavé de sa canne.

L’autre chat entra la queue en l’air.

On ne se mit à table qu’à une heure.

Dès qu’il eut goûté au vin, Colombel à qui on avait recommandé de ne boire que du bordeaux de choix, rappela la servante :

« Dis donc, ma fille, est-ce qu’il n’y a rien de meilleur que cela dans la cave ?

— Oui, monsieur, il y a du vin fin qu’on vous servait quand vous veniez.

— Eh bien ! va nous en chercher trois bouteilles. »

On goûta ce vin qui parut excellent ; non pas qu’il provînt d’un cru remarquable, mais il avait quinze ans de cave. Cimme déclara : « C’est du vrai vin de malade. »

Colombel, saisi d’une envie ardente de posséder ce bordeaux, interrogea de nouveau la bonne :

« Combien en reste-t-il, ma fille ?

— Oh ! presque tout, monsieur ; Mam’zelle n’en buvait jamais. C’est le tas du fond. »

Alors il se tourna vers son beau-frère :

« Si vous vouliez, Cimme, je vous reprendrais ce vin-là pour autre chose, il convient merveilleusement à mon estomac. »

La poule était entrée à son tour avec son troupeau de poussins ; les deux femmes s’amusaient à lui jeter des miettes.

On renvoya au jardin Joseph et le chien qui avaient assez mangé.

La reine Hortense parlait toujours, mais à voix basse maintenant, de sorte qu’on ne distinguait plus les paroles.

Quand on eut achevé le café, tout le monde alla constater l’état de la malade. Elle semblait calme.

On ressortit et on s’assit en cercle dans le jardin pour digérer.

Tout à coup le chien se mit à tourner autour des chaises de toute la vitesse de ses pattes, portant quelque chose en sa gueule. L’enfant courait derrière éperdument. Tous deux disparurent dans la maison.

Cimme s’endormit le ventre au soleil.

La mourante se remit à parler haut. Puis, tout à coup, elle cria.

Les deux femmes et Colombel s’empressèrent de rentrer pour voir ce qu’elle avait. Cimme, réveillé, ne se dérangea pas, n’aimant point ces choses-là.

Elle s’était assise, les yeux hagards. Son chien, pour échapper à la poursuite du petit Joseph, avait sauté sur le lit, franchi l’agonisante ; et, retranché derrière l’oreiller, il regardait son camarade de ses yeux luisants, prêt à sauter de nouveau pour recommencer la partie. Il tenait à la gueule une des pantoufles de sa maîtresse, déchirée à coups de crocs, depuis une heure qu’il jouait avec.

L’enfant, intimidé par cette femme dressée soudain devant lui, restait immobile en face de la couche.

La poule, entrée aussi, effarouchée par le bruit, avait sauté sur une chaise ; et elle appelait désespérément ses poussins qui pépiaient, effarés, entre les quatre jambes du siège.

La reine Hortense criait d’une voix déchirante : « Non, non, je ne veux pas mourir, je ne veux pas ! je ne veux pas ! Qui est-ce qui élèvera mes enfants ? Qui les soignera ? Qui les aimera ? Non, je ne veux pas !… je ne… »

Elle se renversa sur le dos. C’était fini.

Le chien, très excité, sauta dans la chambre en gambadant.

Colombel courut à la fenêtre, appela son beau-frère : « Arrivez vite, arrivez vite. Je crois qu’elle vient de passer. »

Alors Cimme se leva et, prenant son parti, il pénétra dans la chambre en balbutiant :

« C’a été moins long que je n’aurais cru. »


<t En voyage [1883]>

En voyage [1883]

À Gustave Toudouze.

I

Le wagon était au complet depuis Cannes ; on causait, tout le monde se connaissant. Lorsqu’on passa Tarascon, quelqu’un dit : « C’est ici qu’on assassine ». Et on se mit à parler du mystérieux et insaisissable meurtrier qui, depuis deux ans, s’offre, de temps en temps, la vie d’un voyageur. Chacun faisait des suppositions, chacun donnait son avis ; les femmes regardaient en frissonnant la nuit sombre derrière les vitres, avec la peur de voir apparaître soudain une tête d’homme à la portière. Et on se mit à raconter des histoires effrayantes de mauvaises rencontres, des tête-à-tête avec des fous dans un rapide, des heures passées en face d’un personnage suspect.

Chaque homme savait une anecdote à son honneur, chacun avait intimidé, terrassé et garrotté quelque malfaiteur en des circonstances surprenantes, avec une présence d’esprit et une audace admirables. Un médecin, qui passait chaque hiver dans le Midi, voulut à son tour conter une aventure :

Moi, dit-il, je n’ai jamais eu la chance d’expérimenter mon courage dans une affaire de cette sorte ; mais j’ai connu une femme, une de mes clientes, morte aujourd’hui, à qui arriva la plus singulière chose du monde, et aussi la plus mystérieuse et la plus attendrissante.

C’était une Russe, la comtesse Marie Baranow, une très grande dame, d’une exquise beauté. Vous savez comme les Russes sont belles, du moins comme elles nous semblent belles, avec leur nez fin, leur bouche délicate, leurs yeux rapprochés, d’une indéfinissable couleur, d’un bleu gris, et leur grâce froide, un peu dure ! Elles ont quelque chose de méchant et de séduisant, d’altier et de doux, de tendre et de sévère, tout à fait charmant pour un Français. Au fond, c’est peut-être seulement la différence de race et de type qui me fait voir tant de choses en elles.

Son médecin, depuis plusieurs années, la voyait menacée d’une maladie de poitrine et tâchait de la décider à venir dans le Midi de la France ; mais elle refusait obstinément de quitter Petersbourg. Enfin l’automne dernier, la jugeant perdue, le docteur prévint le mari qui ordonna aussitôt à sa femme de partir pour Menton.

Elle prit le train, seule dans son wagon, ses gens de service occupant un autre compartiment. Elle restait contre la portière, un peu triste, regardant passer les campagnes et les villages, se sentant bien isolée, bien abandonnée dans la vie, sans enfants, presque sans parents, avec un mari dont l’amour était mort et qui la jetait ainsi au bout du monde sans venir avec elle, comme on envoie à l’hôpital un valet malade.

À chaque station, son serviteur Ivan venait s’informer si rien ne manquait à sa maîtresse. C’était un vieux domestique aveuglément dévoué, prêt à accomplir tous les ordres qu’elle lui donnerait.

La nuit tomba, le convoi roulait à toute vitesse. Elle ne pouvait dormir, énervée à l’excès. Soudain la pensée lui vint de compter l’argent que son mari lui avait remis à la dernière minute, en or de France. Elle ouvrit son petit sac et vida sur ses genoux le flot luisant de métal.

Mais tout à coup un souffle d’air froid lui frappa le visage. Surprise, elle leva la tête. La portière venait de s’ouvrir. La comtesse Marie, éperdue, jeta brusquement un châle sur son argent répandu dans sa robe, et attendit. Quelques secondes s’écoulèrent, puis un homme parut, nu-tête, blessé à la main, haletant, en costume de soirée. Il referma la porte, s’assit, regarda sa voisine avec des yeux luisants, puis enveloppa d’un mouchoir son poignet dont le sang coulait.

La jeune femme se sentait défaillir de peur. Cet homme, certes, l’avait vue compter son or, et il était venu pour la voler et la tuer.

Il la fixait toujours, essoufflé, le visage convulsé, prêt à bondir sur elle sans doute.

Il dit brusquement :

« Madame, n’ayez pas peur ! »

Elle ne répondit rien, incapable d’ouvrir la bouche, entendant son cœur battre et ses oreilles bourdonner.

Il reprit :

« Je ne suis pas un malfaiteur, madame. »

Elle ne disait toujours rien, mais, dans un brusque mouvement qu’elle fit, ses genoux s’étant rapprochés, son or se mit à couler sur le tapis comme l’eau coule d’une gouttière.

L’homme, surpris, regardait ce ruisseau de métal, et il se baissa tout à coup pour le ramasser.

Elle, effarée, se leva, jetant à terre toute sa fortune, et elle courut à la portière pour se précipiter sur la voie. Mais il comprit ce qu’elle allait faire, s’élança, la saisit dans ses bras, la fit asseoir de force, et la maintenant par les poignets : « Écoutez-moi, madame, je ne suis pas un malfaiteur, et, la preuve, c’est que je vais ramasser cet argent et vous le rendre. Mais je suis un homme perdu, un homme mort, si vous ne m’aidez pas à passer la frontière. Je ne puis vous en dire davantage. Dans une heure, nous serons à la dernière station russe ; dans une heure vingt, nous franchirons la limite de l’Empire. Si vous ne me secourez point, je suis perdu. Et cependant, madame, je n’ai ni tué, ni volé, ni rien fait de contraire à l’honneur. Cela je vous le jure. Je ne puis vous en dire davantage. »

Et, se mettant à genoux, il ramassa l’or jusque sous les banquettes, cherchant les dernières pièces roulées au loin. Puis, quand ce petit sac de cuir fut plein de nouveau, il le remit à sa voisine sans ajouter un mot, et il retourna s’asseoir à l’autre coin du wagon.

Ils ne remuaient plus ni l’un ni l’autre. Elle demeurait immobile et muette, encore défaillante de terreur, mais s’apaisant peu à peu. Quant à lui, il ne faisait pas un geste, pas un mouvement ; il restait droit, les yeux fixés devant lui, très pâle, comme s’il eût été mort. De temps en temps elle jetait vers lui un regard brusque, vite détourné. C’était un homme de trente ans environ, fort beau, avec toute l’apparence d’un gentilhomme.

Le train courait dans les ténèbres, jetait par la nuit ses appels déchirants, ralentissait parfois sa marche, puis repartait à toute vitesse. Mais soudain il calma son allure, siffla plusieurs fois et s’arrêta tout à fait.

Ivan parut à la portière afin de prendre les ordres.

La comtesse Marie, la voix tremblante, considéra une dernière fois son étrange compagnon, puis elle dit à son serviteur, d’une voix brusque :

« Ivan, tu vas retourner près du comte, je n’ai plus besoin de toi. »

L’homme, interdit, ouvrait des yeux énormes. Il balbutia :

« Mais… barine. »

Elle reprit :

« Non, tu ne viendras pas, j’ai changé d’avis. Je veux que tu restes en Russie. Tiens, voici de l’argent pour retourner. Donne-moi ton bonnet et ton manteau. »

Le vieux domestique, effaré, se décoiffa et tendit son manteau, obéissant toujours sans répondre, habitué aux volontés soudaines et aux irrésistibles caprices des maîtres. Et il s’éloigna, les larmes aux yeux.

Le train repartit, courant à la frontière.

Alors la comtesse Marie dit à son voisin :

« Ces choses sont pour vous, monsieur, vous êtes Ivan, mon serviteur. Je ne mets qu’une condition à ce que je fais : c’est que vous ne me parlerez jamais, que vous ne me direz pas un mot, ni pour me remercier, ni pour quoi que ce soit. »

L’inconnu s’inclina sans prononcer une parole.

Bientôt on s’arrêta de nouveau et des fonctionnaires en uniforme visitèrent le train. La comtesse leur tendit les papiers et, montrant l’homme assis au fond de son wagon :

« C’est mon domestique Ivan, dont voici le passeport. »

Le train se remit en route.

Pendant toute la nuit, ils restèrent en tête-à-tête, muets tous deux.

Le matin venu, comme on s’arrêtait dans une gare allemande, l’inconnu descendit ; puis, debout à la portière :

« Pardonnez-moi, madame, de rompre ma promesse ; mais je vous ai privée de votre domestique, il est juste que je le remplace. N’avez-vous besoin de rien ? »

Elle répondit froidement :

« Allez chercher ma femme de chambre. »

Il y alla. Puis disparut.

Quand elle descendait à quelque buffet, elle l’apercevait de loin qui la regardait. Ils arrivèrent à Menton.


II

Le docteur se tut une seconde, puis reprit :

Un jour, comme je recevais mes clients dans mon cabinet, je vis entrer un grand garçon qui me dit :

« Docteur, je viens vous demander des nouvelles de la comtesse Marie Baranow. Je suis, bien qu’elle ne me connaisse point, un ami de son mari. »

Je répondis :

« Elle est perdue. Elle ne retournera pas en Russie. »

Et cet homme brusquement se mit à sangloter, puis il se leva et sortit en trébuchant comme un ivrogne.

Je prévins, le soir même, la comtesse qu’un étranger était venu m’interroger sur sa santé. Elle parut émue et me raconta toute l’histoire que je viens de vous dire. Elle ajouta :

« Cet homme que je ne connais point me suit maintenant comme mon ombre, je le rencontre chaque fois que je sors ; il me regarde d’une étrange façon, mais il ne m’a jamais parlé. »

Elle réfléchit, puis ajouta :

« Tenez, je parie qu’il est sous mes fenêtres. »

Elle quitta sa chaise longue, alla écarter les rideaux et me montra en effet l’homme qui était venu me trouver, assis sur un banc de la promenade, les yeux levés vers l’hôtel. Il nous aperçut, se leva et s’éloigna sans retourner une fois la tête.

Alors, j’assistai à une chose surprenante et douloureuse, à l’amour muet de ces deux êtres qui ne se connaissaient point.

Il l’aimait, lui, avec le dévouement d’une bête sauvée, reconnaissante et dévouée à la mort. Il venait chaque jour me dire : « Comment va-t-elle ? » comprenant que je l’avais deviné. Et il pleurait affreusement quand il l’avait vue passer plus faible et plus pâle chaque jour.

Elle me disait :

« Je ne lui ai parlé qu’une fois, à ce singulier homme, et il me semble que je le connais depuis vingt ans. »

Et quand ils se rencontraient, elle lui rendait son salut avec un sourire grave et charmant. Je la sentais heureuse, elle si abandonnée et qui se savait perdue, je la sentais heureuse d’être aimée ainsi, avec ce respect et cette constance, avec cette poésie exagérée, avec ce dévouement prêt à tout. Et pourtant, fidèle à son obstination d’exaltée, elle refusait désespérément de le recevoir, de connaître son nom, de lui parler. Elle disait : « Non, non, cela me gâterait cette étrange amitié. Il faut que nous demeurions étrangers l’un à l’autre. »

Quant à lui, il était certes également une sorte de Don Quichotte, car il ne fit rien pour se rapprocher d’elle. Il voulait tenir jusqu’au bout l’absurde promesse de ne lui jamais parler qu’il avait faite dans le wagon.

Souvent, pendant ses longues heures de faiblesse, elle se levait de sa chaise longue et allait entrouvrir son rideau pour regarder s’il était là, sous sa fenêtre. Et quand elle l’avait vu, toujours immobile sur son banc, elle revenait se coucher avec un sourire aux lèvres.

Elle mourut un matin, vers dix heures. Comme je sortais de l’hôtel, il vint à moi, le visage bouleversé ; il savait déjà la nouvelle.

« Je voudrais la voir une seconde, devant vous », dit-il.

Je lui pris le bras et rentrai dans la maison.

Quand il fut devant le lit de la morte, il lui saisit la main et la baisa d’un interminable baiser, puis il se sauva comme un insensé.

ê

Le docteur se tut de nouveau, et reprit :

« Voilà, certes, la plus singulière aventure de chemin de fer que je connaisse. Il faut dire aussi que les hommes sont des drôles de toqués. »

Une femme murmura à mi-voix :

« Ces deux êtres-là ont été moins fous que vous ne croyez… Ils étaient… ils étaient… » Mais elle ne pouvait plus parler, tant elle pleurait. Comme on changea de conversation pour la calmer, on ne sut pas ce qu’elle voulait dire.


<t Une surprise>

Une surprise

Nous avons été élevés, mon frère et moi, par notre oncle l’abbé Loisel, « le curé Loisel », comme nous disions. Nos parents étant morts pendant notre petite enfance, l’abbé nous prit au presbytère et nous garda.

Il desservait depuis dix-huit ans la commune de Join-le-Sault, non loin d’Yvetot. C’était un petit village, planté au beau milieu de ce plateau du pays de Caux, semé de fermes qui dressent çà et là leurs carrés d’arbres dans les champs.

La commune, en dehors des chaumes disséminés par la plaine, ne comptait que six maisons alignées des deux côtés de la grande route, avec l’église à un bout du pays et la mairie neuve à l’autre bout.

Nous avons passé notre enfance, mon frère et moi, à jouer dans le cimetière. Comme il était à l’abri du vent, mon oncle nous y donnait nos leçons, assis tous trois sur la seule tombe de pierre, celle du précédent curé dont la famille, riche, l’avait fait enterrer somptueusement.

L’abbé Loisel, pour exercer notre mémoire, nous faisait apprendre par cœur les noms des morts peints sur les croix de bois noir ; et, afin d’exercer en même temps notre discernement, il nous faisait commencer cette étrange récitation tantôt par un bout du champ funèbre, tantôt par l’autre bout, tantôt par le milieu, indiquant soudain une sépulture déterminée : « Voyons, celle du troisième rang, dont la croix penche à gauche. » Quand se présentait un enterrement, nous avions hâte de connaître ce qu’on peindrait sur le symbole de bois, et nous allions même souvent chez le menuisier pour lire l’épitaphe, avant qu’elle fût placée sur la tombe. Mon oncle demandait : « Savez-vous la nouvelle ? » Nous répondions tous deux ensemble : « Oui, mon oncle », et nous nous mettions aussitôt à bredouiller : « Ici, repose Joséphine, Rosalie, Gertrude Malaudain, veuve de Théodore Magloire Césaire, décédée à l’âge de soixante-deux ans, regrettée de sa famille, bonne fille, bonne épouse et bonne mère. Son âme est au céleste séjour. »

Mon oncle était un grand curé osseux, carré d’idées comme de corps. Son âme elle-même semblait dure et précise, ainsi qu’une réponse de catéchisme. Il nous parlait souvent de Dieu avec une voix tonnante. Il prononçait ce mot violemment comme s’il eût tiré un coup de pistolet. Son Dieu, d’ailleurs, n’était pas « le bon Dieu », mais « Dieu » tout court. Il devait songer à lui comme un maraudeur songe au gendarme, un prisonnier au juge d’instruction.

Il nous éleva rudement, mon frère et moi, nous apprenant à trembler plus qu’à aimer.

Quand nous eûmes l’un quatorze ans et l’autre quinze, il nous mit en pension, à prix réduit, à l’institution ecclésiastique d’Yvetot. C’était un grand bâtiment triste, peuplé de curés et d’élèves presque tous destinés au sacerdoce. Je n’y puis songer encore sans des frissons de tristesse. On sentait la prière là-dedans comme on sent le poisson au marché, un jour de marée. Oh ! le triste collège, avec ses éternelles cérémonies religieuses, la messe froide de chaque matin, les méditations, les récitations d’évangile, les lectures pieuses aux repas ! Oh ! le vieux et triste temps passé dans ces murs cloîtrés où l’on n’entendait parler de rien que de Dieu, du Dieu à détonation de mon oncle.

Nous vivions là dans la piété étroite, ruminante et forcée, et aussi dans une saleté vraiment méritante, car, je me rappelle qu’on ne faisait laver les pieds aux enfants que trois fois l’an, la veille des vacances. Quant aux bains, on les ignorait tout aussi complètement que le nom de M. Victor Hugo. Nos maîtres devaient les tenir en grand mépris.

Je sortis de là bachelier, la même année que mon frère, et, munis de quelques sous, nous nous éveillâmes tous les deux un matin dans Paris, employés à dix-huit cents francs dans les administrations publiques, grâce à la protection de Mgr de Rouen.

Pendant quelque temps encore nous demeurâmes bien sages, mon frère et moi, habitant ensemble le petit logement que nous avions loué, pareils à des oiseaux de nuit qu’on tire de leur trou pour les jeter en plein soleil, étourdis, effarés.

Mais peu à peu l’air de Paris, les camarades, les théâtres nous eurent légèrement dégourdis. Des désirs nouveaux, étrangers aux joies célestes, commencèrent à pénétrer en nous, et ma foi, un soir, le même soir, après de longues hésitations, de grandes inquiétudes et des peurs de soldat à la première bataille, nous nous sommes laissé… comment dirai-je… laissé séduire par deux petites voisines, deux amies employées dans le même magasin, et qui habitaient le même logis.

Or, il arriva bientôt qu’un échange eut lieu entre les deux ménages, un partage. Mon frère prit l’appartement des deux fillettes et garda l’une d’elles. Je m’emparai de l’autre, qui vint chez moi. La mienne s’appelait Louise ; elle avait peut-être vingt-deux ans. C’était une bonne fille fraîche, gaie, ronde de partout, très ronde même de quelque part. Elle s’installa chez moi en petite femme qui prend possession d’un homme et de tout ce qui dépend de cet homme. Elle organisa, rangea, fit la cuisine, régla les dépenses avec économie, et me procura, en outre, beaucoup d’agréments nouveaux pour moi.

Mon frère était, de son côté, très content. Nous dînions tous les quatre, un jour chez l’un, un jour chez l’autre, sans un nuage dans l’âme ni un souci au cœur.

De temps en temps je recevais une lettre de mon oncle qui me croyait toujours logé avec mon frère, et qui me donnait des nouvelles du pays, de sa bonne, des morts récentes, de la terre, des récoltes, mêlées à beaucoup de conseils sur les dangers de la vie et les turpitudes du monde.

Ces lettres arrivaient le matin par le courrier de huit heures. Le concierge les glissait sous la porte en donnant un coup de balai dans le mur pour prévenir. Louise se levait, allait ramasser l’enveloppe de papier bleu, et s’asseyait au bord du lit pour me lire les « épîtres du curé Loisel », comme elle disait aussi.

Pendant six mois nous fûmes heureux.

Or, une nuit, vers une heure du matin, un violent coup de sonnette nous fit tressaillir en même temps, car nous ne dormions pas, mais pas du tout à ce moment-là. Louise dit : « Qu’est-ce que ça peut être ? » Je répondis : « Je n’en sais rien. On se trompe sans doute d’étage. » Et nous ne bougions plus, bien que… enfin nous demeurions serrés l’un contre l’autre, l’oreille tendue, très énervés.

Et soudain un second coup de sonnette, puis un troisième, puis un quatrième emplirent de vacarme le petit logement, nous firent nous dresser et nous asseoir en même temps, dans notre lit. On ne se trompait pas ; c’était bien à nous qu’on en voulait. Je passai vite un pantalon, je mis mes savates et courus à la porte du vestibule, craignant un malheur. Mais, avant d’ouvrir, je demandai : « Qui est là ? Que me veut-on ? »

Une voix, une grosse voix, celle de mon oncle, répondit : « C’est moi, Jean, ouvre vite, nom d’un petit bonhomme, je n’ai pas envie de coucher dans l’escalier. »

Je me sentis devenir fou. Mais que faire ? Je courus à la chambre, et d’une voix haletante, je dis à Louise : « C’est mon oncle, cache-toi. » Puis, je revins, j’ouvris la porte du dehors ; et le curé Loisel faillit me renverser avec sa valise en tapisserie.

Il cria : « Qu’est-ce que tu faisais donc, galopin, pour ne pas m’ouvrir ? »

Je répondis en balbutiant : « Je dormais, mon oncle. »

Il reprit : « Tu dormais, bon, mais ensuite, quand tu m’as parlé, là, derrière la porte. »

Je bégayais : « J’avais laissé la clef dans la poche de ma culotte, mon oncle. » Puis, pour éviter d’autres explications, je lui sautai au cou, l’embrassant avec violence.

Il s’adoucit, s’expliqua : « Me voici pour quatre jours, garnement. J’ai voulu jeter un coup d’œil sur cet enfer de Paris pour me donner une idée de l’autre. » Et il rit d’un rire de tempête, puis reprit :

« Tu vas me loger où tu voudras. Nous retirerons un matelas de ton lit. Mais où est ton frère ? Il dort ? Va donc l’éveiller ? »

Je perdais la tête ; enfin je murmurai : « Jacques n’est pas rentré : ils ont un gros travail supplémentaire, cette nuit, au bureau. »

Mon oncle, sans défiance, se frotta les mains en demandant :

« Alors, ça va, la besogne ? »

Et il se dirigea vers la porte de ma chambre. Je lui sautai presque au collet. « Non… non…, par ici, mon oncle. » Une idée m’avait illuminé ; j’ajoutai : « Vous devez avoir faim, après ce voyage, venez donc manger un morceau. »

Il sourit.

« Ça, c’est vrai que j’ai faim. Je casserais bien une petite croûte. » Et je le poussai dans la salle.

On avait justement dîné chez nous, ce jour-là, l’armoire était bien garnie. J’en tirai d’abord un morceau de bœuf en daube que le curé attaqua gaillardement. Je l’excitais à manger, lui versant à boire, lui rappelant des souvenirs de bons repas normands pour activer son appétit.

Quand il eut fini, il repoussa son assiette devant lui en déclarant : « Voilà, c’est fait, j’ai mon compte » mais j’avais mes réserves ; je connaissais le faible du bonhomme, et je rapportai un pâté de volaille, une salade de pommes de terre, un pot de crème et du vin fin qu’on n’avait pas achevé.

Il faillit tomber à la renverse et s’écria : « Nom d’un petit bonhomme, quel garde-manger ! »

Et il reprit son assiette, en se rapprochant de la table. La nuit s’avançait, il mangeait toujours ; et je cherchais un moyen de me tirer d’affaire, sans en découvrir un seul qui me parût pratique.

Enfin, mon oncle se leva. Je me sentais défaillir. Je voulus le retenir encore : « Allons, mon oncle, un verre d’eau-de-vie ; c’est de la vieille ; elle est bonne. » Mais il déclara : « Non, cette fois, j’ai mon compte. Voyons ton logement. »

On ne résistait pas à mon oncle, je le savais ; et des frissons me couraient dans le dos ! Qu’allait-il arriver ? Quelle scène ? Quel scandale ? Quelles violences peut-être ?

Je le suivais avec une envie folle d’ouvrir la fenêtre et de me jeter dans la rue. Je le suivais stupidement sans oser dire un mot pour le retenir ; je le suivais me sentant perdu, prêt à m’évanouir d’angoisse, espérant cependant je ne sais quel hasard.

Il entra dans ma chambre. Une suprême espérance me fit bondir le cœur. La brave fille avait fermé les rideaux du lit ; et pas un chiffon de femme ne traînait. Les robes, les collerettes, les manchettes, les bas fins, les bottines, les gants, la broche, les bagues, tout avait disparu.

Je balbutiai : « Nous n’allons pas nous coucher maintenant, mon oncle, voici le jour. »

Le curé Loisel répondit : « Tu es bon, toi, mais je dormirai fort bien une heure ou deux. »

Et il s’approcha du lit, sa bougie à la main. J’attendais, haletant, éperdu. D’un seul coup, il ouvrit les rideaux !… Il faisait chaud (c’était en juin) ; nous avions retiré toutes les couvertures, et il ne restait que le drap que Louise affolée avait tiré sur sa tête. Pour mieux se cacher sans doute elle s’était roulée en boule, et on voyait… on voyait… ses contours collés contre la toile.

Je sentis que j’allais tomber à la renverse.

Mon oncle se tourna vers moi riant jusqu’aux oreilles, si bien que je faillis fondre de stupéfaction.

Il s’écria : « Ah ! ah ! mon farceur, tu n’as pas voulu éveiller ton frère. Eh bien, tu vas voir comment je le réveille, moi. »

Et je vis sa main, sa grosse main de paysan qui se levait ; et, pendant qu’il étouffait de rire, elle retomba avec un bruit formidable sur… sur les contours exposés devant lui.

Il y eut un cri terrible dans le lit ; et puis une tempête furieuse sous le drap. Ça remuait, remuait, s’agitait, frétillait. Elle ne pouvait plus se dégager, tout enroulée là-dedans.

Enfin une jambe apparut par un bout, un bras par l’autre, puis la tête, puis toute la poitrine, nue et secouée ; et Louise, furieuse, s’assit en nous regardant avec des yeux brillants comme des lanternes.

Mon oncle, muet, s’éloignait à reculons, la bouche ouverte comme s’il avait vu le diable, et soufflant comme un bœuf.

Je jugeai la situation trop grave pour l’affronter, et je me sauvai follement.

Je ne revins que deux jours plus tard. Louise était partie en laissant la clef au concierge. Je ne l’ai jamais revue.

Quant à mon oncle ? Il m’a déshérité en faveur de mon frère qui, prévenu par ma maîtresse, a juré qu’il s’était séparé de moi à la suite de mes débordements dont il ne pouvait rester témoin.

Je ne me marierai jamais, les femmes sont trop dangereuses.


<t Père Milon (Le)>

Le Père Milon

Depuis un mois, le large soleil jette aux champs sa flamme cuisante. La vie radieuse éclôt sous cette averse de feu ; la terre est verte à perte de vue. Jusqu’aux bords de l’horizon, le ciel est bleu. Les fermes normandes semées par la plaine semblent, de loin, de petits bois, enfermées dans leur ceinture de hêtres élancés. De près, quand on ouvre la barrière vermoulue, on croit voir un jardin géant, car tous les antiques pommiers, osseux comme les paysans, sont en fleurs. Les vieux troncs noirs, crochus, tortus, alignés par la cour, étalent sous le ciel leurs dômes éclatants, blancs et roses. Le doux parfum de leur épanouissement se mêle aux grasses senteurs des étables ouvertes et aux vapeurs du fumier qui fermente, couvert de poules.

Il est midi. La famille dîne à l’ombre du poirier planté devant la porte : le père, la mère, les quatre enfants, les deux servantes et les trois valets. On ne parle guère. On mange la soupe, puis on découvre le plat de fricot plein de pommes de terre au lard.

De temps en temps, une servante se lève et va remplir au cellier la cruche au cidre.

L’homme, un grand gars de quarante ans, contemple, contre sa maison, une vigne restée nue, et courant, tordue comme un serpent, sous les volets, tout le long du mur.

Il dit enfin : « La vigne au père bourgeonne de bonne heure c’t’année. P’t-être qu’a donnera. »

La femme aussi se retourne et regarde, sans dire un mot.

Cette vigne est plantée juste à la place où le père a été fusillé.

C’était pendant la guerre de 1870. Les Prussiens occupaient tout le pays. Le général Faidherbe, avec l’armée du Nord, leur tenait tête.

Or l’état-major prussien s’était posté dans cette ferme. Le vieux paysan qui la possédait, le père Milon, Pierre, les avait reçus et installés de son mieux.

Depuis un mois l’avant-garde allemande restait en observation dans le village. Les Français demeuraient immobiles, à dix lieues de là ; et cependant, chaque nuit, des uhlans disparaissaient.

Tous les éclaireurs isolés, ceux qu’on envoyait faire des rondes, alors qu’ils partaient à deux ou trois seulement, ne rentraient jamais.

On les ramassait morts, au matin, dans un champ, au bord d’une cour, dans un fossé. Leurs chevaux eux-mêmes gisaient le long des routes, égorgés d’un coup de sabre.

Ces meurtres semblaient accomplis par les mêmes hommes, qu’on ne pouvait découvrir.

Le pays fut terrorisé. On fusilla des paysans sur une simple dénonciation, on emprisonna des femmes ; on voulut obtenir, par la peur, des révélations des enfants. On ne découvrit rien.

Mais voilà qu’un matin, on aperçut le père Milon étendu dans son écurie, la figure coupée d’une balafre.

Deux uhlans éventrés furent retrouvés à trois kilomètres de la ferme. Un d’eux tenait encore à la main son arme ensanglantée. Il s’était battu, défendu.

Un conseil de guerre ayant été aussitôt constitué, en plein air, devant la ferme, le vieux fut amené.

Il avait soixante-huit ans. Il était petit, maigre, un peu tors, avec de grandes mains pareilles à des pinces de crabe. Ses cheveux ternes, rares et légers comme un duvet de jeune canard, laissaient voir partout la chair du crâne. La peau brune et plissée du cou montrait de grosses veines qui s’enfonçaient sous les mâchoires et reparaissaient aux tempes. Il passait dans la contrée pour avare et difficile en affaires.

On le plaça debout, entre quatre soldats, devant la table de cuisine tirée dehors. Cinq officiers et le colonel s’assirent en face de lui.

Le colonel prit la parole en français.

« Père Milon, depuis que nous sommes ici, nous n’avons eu qu’à nous louer de vous. Vous avez toujours été complaisant et même attentionné pour nous. Mais aujourd’hui une accusation terrible pèse sur vous, et il faut que la lumière se fasse. Comment avez-vous reçu la blessure que vous portez sur la figure ? »

Le paysan ne répondit rien.

Le colonel reprit :

« Votre silence vous condamne, père Milon. Mais je veux que vous me répondiez, entendez-vous ? Savez-vous qui a tué les deux uhlans qu’on a trouvés ce matin près du Calvaire ? »

Le vieux articula nettement :

« C’est mé. »

Le colonel, surpris, se tut une seconde, regardant fixement le prisonnier. Le père Milon demeurait impassible, avec son air abruti de paysan, les yeux baissés comme s’il eût parlé à son curé. Une seule chose pouvait révéler un trouble intérieur, c’est qu’il avalait coup sur coup sa salive, avec un effort visible, comme si sa gorge eût été tout à fait étranglée.

La famille du bonhomme, son fils Jean, sa bru et deux petits enfants se tenaient à dix pas en arrière, effarés et consternés.

Le colonel reprit :

« Savez-vous aussi qui a tué tous les éclaireurs de notre armée qu’on retrouve chaque matin, par la campagne, depuis un mois ? »

Le vieux répondit avec la même impassibilité de brute :

« C’est mé.

— C’est vous qui les avez tués tous ?

— Tretous, oui, c’est mé.

— Vous seul ?

— Mé seul.

— Dites-moi comment vous vous y preniez. » Cette fois l’homme parut ému ; la nécessité de parler longtemps le gênait visiblement. Il balbutia :

« Je sais-ti, mé ? J’ai fait ça comme ça s’ trouvait. »

Le colonel reprit :

« Je vous préviens qu’il faudra que vous me disiez tout. Vous ferez donc bien de vous décider immédiatement. Comment avez-vous commencé ? »

L’homme jeta un regard inquiet sur sa famille attentive derrière lui. Il hésita un instant encore, puis, tout à coup, se décida.

« Je r’venais un soir, qu’il était p’t-être dix heures, le lend’main que vous étiez ici. Vous, et pi vos soldats, vous m’aviez pris pour pus de chinquante écus de fourrage avec une vaque et deux moutons. Je me dis : Tant qu’i me prendront de fois vingt écus, tant que je leur y revaudrai ça. Et pi j’avais d’autres choses itou su l’ cœur, que j’ vous dirai. Vl’à qu’ j’en aperçois un d’ vos cavaliers qui fumait sa pipe su mon fossé, derrière ma grange. J’allai décrocher ma faux et je r’vins à p’tits pas par derrière, qu’il n’entendit seulement rien. Et j’ li coupai la tête d’un coup, d’un seul, comme un épi, qu’il n’a pas seulement dit « ouf ! ». Vous n’auriez qu’à chercher au fond d’ la mare : vous le trouveriez dans un sac à charbon, avec une pierre de la barrière.

« J’avais mon idée. J’ pris tous ses effets d’puis les bottes jusqu’au bonnet et je les cachai dans le four à plâtre du bois Martin, derrière la cour. »

Le vieux se tut. Les officiers, interdits, se regardaient. L’interrogatoire recommença ; et voici ce qu’ils apprirent :

Une fois son meurtre accompli, l’homme avait vécu avec cette pensée : « Tuer des Prussiens ! » Il les haïssait d’une haine sournoise et acharnée de paysan cupide et patriote aussi. Il avait son idée, comme il disait. Il attendit quelques jours.

On le laissait libre d’aller et de venir, d’entrer et de sortir à sa guise, tant il s’était montré humble envers les vainqueurs, soumis et complaisant. Or il voyait, chaque soir, partir les estafettes : et il sortit, une nuit, ayant entendu le nom du village où se rendaient les cavaliers, et ayant appris, dans la fréquentation des soldats, les quelques mots d’allemand qu’il lui fallait.

Il sortit de sa cour, se glissa dans le bois, gagna le four à plâtre, pénétra au fond de la longue galerie et, ayant retrouvé par terre les vêtements du mort, il s’en vêtit.

Alors il se mit à rôder par les champs, rampant, suivant les talus pour se cacher, écoutant les moindres bruits, inquiet comme un braconnier.

Lorsqu’il crut l’heure arrivée, il se rapprocha de la route et se cacha dans une broussaille. Il attendit encore. Enfin, vers minuit, un galop de cheval sonna sur la terre dure du chemin. L’homme mit l’oreille à terre pour s’assurer qu’un seul cavalier s’approchait, puis il s’apprêta.

Le uhlan arrivait au grand trot, rapportant des dépêches. Il allait, l’œil en éveil, l’oreille tendue. Dès qu’il ne fut plus qu’à dix pas, le père Milon se traîna en travers de la route en gémissant : « Hilfe ! Hilfe ! À l’aide, à l’aide ! » Le cavalier s’arrêta, reconnut un Allemand démonté, le crut blessé, descendit de cheval, s’approcha sans soupçonner rien, et, comme il se penchait sur l’inconnu, il reçut au milieu du ventre la longue lame courbée du sabre. Il s’abattit, sans agonie, secoué seulement par quelques frissons suprêmes.

Alors le Normand, radieux d’une joie muette de vieux paysan, se releva, et, pour son plaisir, coupa la gorge du cadavre. Puis, il le traîna jusqu’au fossé et l’y jeta.

Le cheval, tranquille, attendait son maître. Le père Milon se mit en selle, et il partit au galop à travers les plaines.

Au bout d’une heure, il aperçut encore deux uhlans côte à côte qui rentraient au quartier. Il alla droit sur eux, criant encore : « Hilfe ! Hilfe ! » Les Prussiens le laissaient venir, reconnaissant l’uniforme, sans méfiance aucune. Et il passa, le vieux, comme un boulet entre les deux, les abattant l’un et l’autre avec son sabre et un revolver.

Puis il égorgea les chevaux, des chevaux allemands ! Puis il rentra doucement au four à plâtre et cacha un cheval au fond de la sombre galerie. Il y quitta son uniforme, reprit ses hardes de gueux et, regagnant son lit, dormit jusqu’au matin.

Pendant quatre jours, il ne sortit pas, attendant la fin de l’enquête ouverte ; mais, le cinquième jour, il repartit, et tua encore deux soldats par le même stratagème. Dès lors, il ne s’arrêta plus. Chaque nuit, il errait, il rôdait à l’aventure, abattant des Prussiens tantôt ici, tantôt là, galopant par les champs déserts, sous la lune, uhlan perdu, chasseur d’hommes. Puis, sa tâche finie, laissant derrière lui des cadavres couchés le long des routes, le vieux cavalier rentrait cacher au fond du four à plâtre son cheval et son uniforme.

Il allait vers midi, d’un air tranquille, porter de l’avoine et de l’eau à sa monture restée au fond du souterrain, et il la nourrissait à profusion, exigeant d’elle un grand travail.

Mais, la veille, un de ceux qu’il avait attaqués se tenait sur ses gardes et avait coupé d’un coup de sabre la figure du vieux paysan.

Il les avait tués cependant tous les deux ! Il était revenu encore, avait caché le cheval et repris ses humbles habits ; mais, en rentrant, une faiblesse l’avait saisi et il s’était traîné jusqu’à l’écurie, ne pouvant plus gagner la maison.

On l’avait trouvé là tout sanglant, sur la paille…

Quand il eut fini son récit, il releva soudain la tête et regarda fièrement les officiers prussiens.

Le colonel, qui tirait sa moustache, lui demanda : « Vous n’avez plus rien à dire ?

— Non, pus rien ; l’ compte est juste : j’en ai tué seize, pas un de pus, pas un de moins.

— Vous savez que vous allez mourir ?

— J’ vous ai pas d’mandé de grâce.

— Avez-vous été soldat ?

— Oui. J’ai fait campagne, dans le temps. Et puis, c’est vous qu’avez tué mon père, qu’était soldat de l’Empereur premier. Sans compter que vous avez tué mon fils cadet, François, le mois dernier, auprès d’Évreux. Je vous en devais, j’ai payé. Je sommes quittes. »

Les officiers se regardaient.

Le vieux reprit :

« Huit pour mon père, huit pour mon fieu, je sommes quittes. J’ai pas été vous chercher querelle, mé ! J’ vous connais point ! J’ sais pas seulement d’où qu’ vous v’nez. Vous v’là chez mé, que vous y commandez comme si c’était chez vous. Je m’ suis vengé su l’s autres. J’ m’en r’pens point. »

Et, redressant son torse ankylosé, le vieux croisa ses bras dans une pose d’humble héros.

Les Prussiens se parlèrent bas longtemps. Un capitaine, qui avait aussi perdu son fils, le mois dernier, défendait ce gueux magnanime.

Alors le colonel se leva et, s’approchant du père Milon, baissant la voix :

« Écoutez, le vieux, il y a peut-être un moyen de vous sauver la vie, c’est de… »

Mais le bonhomme n’écoutait point, et, les yeux plantés droit sur l’officier vainqueur, tandis que le vent agitait les poils follets de son crâne, il fit une grimace affreuse qui crispa sa maigre face toute coupée par la balafre, et, gonflant sa poitrine, il cracha, de toute sa force, en pleine figure du Prussien.

Le colonel, affolé, leva la main, et l’homme, pour la seconde fois, lui cracha par la figure.

Tous les officiers s’étaient dressés et hurlaient des ordres en même temps.

En moins d’une minute, le bonhomme, toujours impassible, fut collé contre le mur et fusillé, alors qu’il envoyait des sourires à Jean, son fils aîné ; à sa bru et aux deux petits, qui regardaient, éperdus.


<t Pain maudit (Le)>

Le Pain maudit

À Henry Brainne.

I

Le père Taille avait trois filles. Anna, l’aînée, dont on ne parlait guère dans la famille, Rose la cadette âgée maintenant de dix-huit ans, et Claire, la dernière, encore gosse, qui venait de prendre son quinzième printemps.

Le père Taille, veuf aujourd’hui, était maître mécanicien dans la fabrique de boutons de M. Lebrument. C’était un brave homme, très considéré, très droit, très sobre, une sorte d’ouvrier modèle. Il habitait rue d’Angoulême, au Havre.

Quand Anna avait pris la clef des champs, comme on dit, le vieux était entré dans une colère épouvantable ; il avait menacé de tuer le séducteur, un blanc-bec, un chef de rayon d’un grand magasin de nouveautés de la ville. Puis, on lui avait dit de divers côtés que la petite se rangeait, qu’elle mettait de l’argent sur l’État, qu’elle ne courait pas, liée maintenant avec un homme d’âge, un juge au tribunal de commerce, M. Dubois ; et le père s’était calmé.

Il s’inquiétait même de ce qu’elle faisait ; demandait des renseignements sur sa maison à ses anciennes camarades qui avaient été la revoir ; et quand on lui affirmait qu’elle était dans ses meubles et qu’elle avait un tas de vases de couleur sur ses cheminées, des tableaux peints sur les murs, des pendules dorées et des tapis partout, un petit sourire content lui glissait sur les lèvres. Depuis trente ans il travaillait, lui, pour amasser cinq ou six pauvres mille francs ! La fillette n’était pas bête, après tout !

Or, voilà qu’un matin, le fils Touchard, dont le père était tonnelier au bout de la rue, vint lui demander la main de Rose, la seconde. Le cœur du vieux se mit à battre. Les Touchard étaient riches et bien posés ; il avait décidément de la chance dans ses filles.

La noce fut décidée ; et on résolut qu’on la ferait d’importance. Elle aurait lieu à Sainte-Adresse, au restaurant de la mère Jusa. Cela coûterait bon, par exemple, ma foi tant pis, une fois n’était pas coutume.

Mais un matin, comme le vieux était rentré au logis pour déjeuner, au moment où il se mettait à table avec ses deux filles, la porte s’ouvrit brusquement et Anna parut. Elle avait une toilette brillante, et des bagues, et un chapeau à plumes. Elle était gentille comme un cœur avec tout ça. Elle sauta au cou du père, qui n’eut pas le temps de dire « ouf », puis elle tomba en pleurant dans les bras de ses deux sœurs, puis elle s’assit en s’essuyant les yeux et demanda une assiette pour manger la soupe avec la famille. Cette fois, le père Taille fut attendri jusqu’aux larmes à son tour, et il répéta à plusieurs reprises : « C’est bien, ça, petite, c’est bien, c’est bien. » Alors, elle dit tout de suite son affaire. — Elle ne voulait pas qu’on fît la noce de Rose à Sainte-Adresse, elle ne voulait pas, ah mais non. On la ferait chez elle, donc, cette noce, et ça ne coûterait rien au père. Ses dispositions étaient prises, tout arrangé, tout réglé ; elle se chargerait de tout, voilà ! »

Le vieux répéta : « Ça, c’est bien, petite, c’est bien. » Mais un scrupule lui vint. Les Touchard consentiraient-ils ? Rose, la fiancée, surprise, demanda : « Pourquoi qu’ils ne voudraient pas, donc ? Laisse faire, je m’en charge, je vais en parler à Philippe, moi. »

Elle en parla à son prétendu, en effet le jour même ; et Philippe déclara que ça lui allait parfaitement. Le père et la mère Touchard furent aussi ravis de faire un bon dîner qui ne coûterait rien. Et ils disaient : « Ça sera bien, pour sûr, vu que M. Dubois roule sur l’or. »

Alors ils demandèrent la permission d’inviter une amie, Mlle Florence, la cuisinière des gens du premier. Anna consentit à tout.

Le mariage était fixé au dernier mardi du mois.


II

Après la formalité de la mairie et la cérémonie religieuse, la noce se dirigea vers la maison d’Anna. Les Taille avaient amené, de leur côté, un cousin d’âge, M. Sauvetanin, homme à réflexions philosophiques, cérémonieux et compassé, dont on attendait l’héritage, et une vieille tante, Mme Lamondois.

M. Sauvetanin avait été désigné pour offrir son bras à Anna. On les avait accouplés, les jugeant les deux personnes les plus importantes et les plus distinguées de la société.

Dès qu’on arriva devant la porte d’Anna, elle quitta immédiatement son cavalier et courut en avant en déclarant : « Je vais vous montrer le chemin. »

Elle monta, en courant, l’escalier, tandis que la procession des invités suivait plus lentement.

Dès que la jeune fille eut ouvert son logis, elle se rangea pour laisser passer le monde qui défilait devant elle en roulant des grands yeux et en tournant la tête de tous les côtés pour voir ce luxe mystérieux.

La table était mise dans le salon, la salle à manger ayant été jugée trop petite. Un restaurateur voisin avait loué les couverts, et les carafes pleines de vin luisaient sous un rayon de soleil qui tombait d’une fenêtre.

Les dames pénétrèrent Dans la chambre à coucher pour se débarrasser de leurs châles et de leurs coiffures, et le père Touchard, debout sur la porte, clignait de l’œil vers le lit bas et large, et faisait aux hommes des petits signes farceurs et bienveillants. Le père Taille, très digne, regardait avec un orgueil intime l’ameublement somptueux de son enfant, et il allait de pièce en pièce, tenant toujours à la main son chapeau, inventoriant les objets d’un regard, marchant à la façon d’un sacristain dans une église.

Anna allait, venait, courait, donnait des ordres, hâtait le repas.

Enfin, elle apparut sur le seuil de la salle à manger démeublée, en criant : « Venez tous par ici une minute. » Les douze invités se précipitèrent et aperçurent douze verres de madère en couronne sur un guéridon.

Rose et son mari se tenaient par la taille, s’embrassaient déjà dans les coins. M. Sauvetanin ne quittait pas Anna de l’œil, poursuivi sans doute par cette ardeur, par cette attente qui remuent les hommes, même vieux et laids, auprès des femmes galantes, comme si elles devaient par métier, par obligation professionnelle, un peu d’elles à tous les mâles.

Puis on se mit à table, et le repas commença. Les parents occupaient un bout, les jeunes gens tout l’autre bout. Mme Touchard la mère présidait à droite, la jeune mariée présidait à gauche. Anna s’occupait de tous et de chacun, veillait à ce que les verres fussent toujours pleins et les assiettes toujours garnies. Une certaine gêne respectueuse, une certaine intimidation devant la richesse du logis et la solennité du service paralysaient les convives. On mangeait bien, on mangeait bon, mais on ne rigolait pas comme on doit rigoler dans les noces. On se sentait dans une atmosphère trop distinguée, cela gênait. Mme Touchard, la mère, qui aimait rire, tâchait d’animer la situation ; et, comme on arrivait au dessert, elle cria : « Dis donc, Philippe, chante-nous quelque chose. » Son fils passait dans sa rue pour posséder une des plus jolies voix du Havre.

Le marié aussitôt se leva, sourit, et se tournant vers sa belle-sœur, par politesse et par galanterie, il chercha quelque chose de circonstance, de grave, de comme il faut, qu’il jugeait en harmonie avec le sérieux du dîner.

Anna prit un air content et se renversa sur sa chaise pour écouter. Tous les visages devinrent attentifs et vaguement souriants.

Le chanteur annonça « Le Pain maudit » et arrondissant le bras droit, ce qui fit remonter son habit dans son cou, il commença :

Il est un pain béni qu’à la terre économe

Il nous faut arracher d’un bras victorieux.

C’est le pain du travail, celui que l’honnête homme,

Le soir, à ses enfants, apporte tout joyeux.

Mais il en est un autre, à mine tentatrice,

Pain maudit que l’Enfer pour nous damner sema (bis).

Enfants, n’y touchez pas, car c’est le pain du vice !

Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là ! (bis).

Toute la table applaudit avec frénésie. Le père Touchard déclara : « Ça, c’est tapé. » La cuisinière invitée tourna dans sa main un croûton qu’elle regardait avec attendrissement. M. Sauvetanin murmura : « Très bien ! » Et la tante Lamondois s’essuyait déjà les yeux avec sa serviette.

Le marié annonça : « Deuxième couplet », et le lança avec une énergie croissante :

Respect au malheureux qui, tout brisé par l’âge,

Nous implore en passant sur le bord du chemin,

Mais flétrissons celui qui, désertant l’ouvrage,

Alerte et bien portant, ose tendre la main.

Mendier sans besoin, c’est voler la vieillesse,

C’est voler l’ouvrier que le travail courba (bis).

Honte à celui qui vit du pain de la paresse,

Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là ! (bis).

Tous, même les deux servants restés debout contre les murs, hurlèrent en chœur le refrain. Les voix fausses et pointues des femmes faisaient détonner les voix grasses des hommes.

La tante et la mariée pleuraient tout à fait. Le père Taille se mouchait avec un bruit de trombone, et le père Touchard affolé brandissait un pain tout entier jusqu’au milieu de la table. La cuisinière amie laissait tomber des larmes muettes sur son croûton qu’elle tourmentait toujours.

M. Sauvetanin prononça au milieu de l’émotion générale : « Voilà des choses saines, bien différentes des gaudrioles. » Anna, troublée aussi, envoyait des baisers à sa sœur et lui montrait d’un signe amical son mari, comme pour la féliciter.

Le jeune homme, grisé par le succès, reprit :

Dans ton simple réduit, ouvrière gentille,

Tu sembles écouter la voix du tentateur !

Pauvre enfant, va, crois-moi, ne quitte pas l’aiguille.

Tes parents n’ont que toi, toi seule es leur bonheur.

Dans un luxe honteux trouveras-tu des charmes

Lorsque, te maudissant, ton père expirera ? (bis).

Le pain du déshonneur se pétrit dans les larmes.

Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là ! (bis).

Seuls les deux servants et le père Touchard reprirent le refrain. Anna, toute pâle, avait baissé les yeux. Le marié, interdit, regardait autour de lui sans comprendre la cause de ce froid subit. La cuisinière avait soudain lâché son croûton comme s’il était devenu empoisonné.

M. Sauvetanin déclara gravement, pour sauver la situation : « Le dernier couplet est de trop. » Le père Taille, rouge jusqu’aux oreilles, roulait des regards féroces autour de lui.

Alors, Anna, qui avait les yeux pleins de larmes dit aux valets d’une voix mouillée, d’une voix de femme qui pleure : « Apportez le champagne. »

Aussitôt une joie secoua les invités. Les visages redevinrent radieux. Et comme le père Touchard, qui n’avait rien vu, rien senti, rien compris, brandissait toujours son pain et chantait tout seul, en le montrant aux convives :

Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là,

toute la noce, électrisée en voyant apparaître les bouteilles coiffées d’argent, reprit avec un bruit de tonnerre :

Chers enfants, gardez-vous de toucher ce pain-là.


<t Ami Joseph (L’)>

L’Ami Joseph

On s’était connu intimement pendant tout l’hiver à Paris. Après s’être perdus de vue, comme toujours, à la sortie du collège, les deux amis s’étaient retrouvés, un soir, dans le monde, déjà vieux et blanchis, l’un garçon, l’autre marié.

M. de Méroul habitait six mois Paris et six mois son petit château de Tourbeville. Ayant épousé la fille d’un châtelain des environs, il avait vécu d’une vie paisible et bonne dans l’indolence d’un homme qui n’a rien à faire. De tempérament calme et d’esprit rassis, sans audaces d’intelligence, ni révoltes indépendantes, il passait son temps à regretter doucement le passé, à déplorer les mœurs et les institutions d’aujourd’hui, et à répéter à tout moment à sa femme, qui levait les yeux au ciel, et parfois aussi les mains en signe d’assentiment énergique : « Sous quel gouvernement vivons-nous, mon Dieu ? »

Mme de Méroul ressemblait intellectuellement à son mari, comme s’ils eussent été frère et sœur. Elle savait, par tradition, qu’on doit d’abord respecter le Pape et le Roi !

Et elle les aimait et les respectait du fond du cœur, sans les connaître, avec une exaltation poétique, avec un dévouement héréditaire, avec un attendrissement de femme bien née. Elle était bonne jusque dans tous les replis de l’âme. Elle n’avait point eu d’enfant et le regrettait sans cesse.

Lorsque M. de Méroul retrouva dans un bal Joseph Mouradour, son ancien camarade, il éprouva de cette rencontre une joie profonde et naïve, car ils s’étaient beaucoup aimés dans leur jeunesse.

Après les exclamations d’étonnement sur les changements que l’âge avait apportés à leur corps et à leur figure, ils s’étaient informés réciproquement de leurs existences.

Joseph Mouradour, un Méridional, était devenu conseiller général dans son pays. D’allures franches, il parlait vivement et sans retenue, disant toute sa pensée avec ignorance des ménagements. Il était républicain ; de cette race de républicains bons garçons qui se font une loi du sans-gêne et qui posent pour l’indépendance de parole allant jusqu’à la brutalité.

Il vint dans la maison de son ami, et y fut tout de suite aimé pour sa cordialité facile, malgré ses opinions avancées. Mme de Méroul s’écriait : « Quel malheur ! un si charmant homme ! »

M. de Méroul disait à son ami, d’un ton pénétré et confidentiel : « Tu ne te doutes pas du mal que vous faites à notre pays. » Il le chérissait cependant ; car rien n’est plus solide que les liaisons d’enfances reprises à l’âge mûr. Joseph Mouradour blaguait la femme et le mari, les appelait « mes aimables tortues », et parfois se laissait aller à des déclamations sonores contre les gens arriérés, contre les préjugés et les traditions.

Quand il déversait ainsi le flot de son éloquence démocratique, le ménage, mal à l’aise, se taisait par convenance et savoir-vivre ; puis le mari tâchait de détourner la conversation, pour éviter les froissements. On ne voyait Joseph Mouradour que dans l’intimité.

L’été vint. Les Méroul n’avaient pas de plus grande joie que de recevoir leurs amis dans leur propriété de Tourbeville. C’était une joie intime et saine, une joie de braves gens et de propriétaires campagnards. Ils allaient au-devant des invités jusqu’à la gare voisine et les ramenaient dans leur voiture, guettant les compliments sur leur pays, sur la végétation, sur l’état des routes dans le département, sur la propreté des maisons des paysans, sur la grosseur des bestiaux qu’on apercevait dans les champs, sur tout ce qu’on voyait par l’horizon.

Ils faisaient remarquer que leur cheval trottait d’une façon surprenante pour une bête employée une partie de l’année aux travaux des champs ; et ils attendaient avec anxiété l’opinion du nouveau venu sur leur domaine de famille, sensibles au moindre mot, reconnaissants de la moindre intention gracieuse.

Joseph Mouradour fut invité, et il annonça son arrivée.

La femme et le mari étaient venus au train, ravis d’avoir à faire les honneurs de leur logis.

Dès qu’il les aperçut, Joseph Mouradour sauta de son wagon avec une vivacité qui augmenta leur satisfaction. Il leur serrait les mains, les félicitait, les enivrait de compliments.

Tout le long de la route il fut charmant, s’étonna de la hauteur des arbres, de l’épaisseur des récoltes, de la rapidité du cheval.

Quand il mit le pied sur le perron du château, M. de Méroul lui dit avec une certaine solennité amicale :

« Tu es chez toi, maintenant. »

Joseph Mouradour répondit :

« Merci, mon cher, j’y comptais. Moi, d’ailleurs, je ne me gêne pas avec mes amis. Je ne comprends l’hospitalité que comme ça. »

Puis il monta dans sa chambre, pour se vêtir en paysan, disait-il, et il redescendit tout costumé de toile bleue, coiffé d’un chapeau canotier, chaussé de cuir jaune, dans un négligé complet de Parisien en goguette. Il semblait aussi devenu plus commun, plus jovial, plus familier, ayant revêtu avec son costume des champs un laisser-aller et une désinvolture qu’il jugeait de circonstance. Sa tenue nouvelle choqua quelque peu M. et Mme de Méroul qui demeuraient toujours sérieux et dignes, même en leurs terres, comme si la particule qui précédait leur nom les eût forcés à un certain cérémonial jusque dans l’intimité.

Après le déjeuner, on alla visiter les fermes : et le Parisien abrutit les paysans respectueux par le ton camarade de sa parole.

Le soir, le curé dînait à la maison, un vieux gros curé, habitué des dimanches, qu’on avait prié ce jour-là exceptionnellement en l’honneur du nouveau venu.

Joseph, en l’apercevant, fit une grimace, puis il le considéra avec étonnement, comme un être rare d’une race particulière qu’il n’avait jamais vue de si près. Il eut, dans le cours du repas, des anecdotes libres, permises dans l’intimité, mais qui semblèrent déplacées aux Méroul, en présence d’un ecclésiastique. Il ne disait point : « Monsieur l’abbé », mais : « Monsieur » tout court ; et il embarrassa le prêtre par des considérations philosophiques sur les diverses superstitions établies à la surface du globe. Il disait : « Votre Dieu, monsieur, est de ceux qu’il faut respecter, mais aussi de ceux qu’il faut discuter. Le mien s’appelle Raison : il a été de tout temps l’ennemi du vôtre… »

Les Méroul, désespérés, s’efforçaient de détourner les idées. Le curé partit de très bonne heure.

Alors le mari prononça doucement :

« Tu as peut-être été un peu loin devant ce prêtre ? »

Mais Joseph aussitôt s’écria :

« Elle est bien bonne, celle-là ! Avec ça que je me gênerais pour un calotin ! Tu sais, d’ailleurs, tu vas me faire le plaisir de ne plus m’imposer ce bonhomme-là pendant les repas. Usez-en, vous autres, autant que vous voudrez, dimanche et jours ouvrables, mais ne le servez pas aux amis, saperlipopette !

— Mais, mon cher, son caractère sacré… »

Joseph Mouradour l’interrompit :

« Oui, je sais, il faut les traiter comme des rosières ! Connu, mon bon ! Quand ces gens-là respecteront mes convictions, je respecterai les leurs ! »

Ce fut tout, ce jour-là.

Lorsque Mme de Méroul entra dans son salon, le lendemain matin, elle aperçut au milieu de sa table trois journaux qui la firent reculer : Le Voltaire, La République française et La Justice.

Aussitôt Joseph Mouradour, toujours en bleu, parut sur le seuil, lisant avec attention L’Intransigeant. Il s’écria :

« Il y a, là-dedans, un fameux article de Rochefort. Ce gaillard-là est surprenant. »

Il en fit la lecture à haute voix, appuyant sur les traits, tellement enthousiasmé, qu’il ne remarqua pas l’entrée de son ami.

M. de Méroul tenait à la main le Gaulois pour lui, le Clairon pour sa femme.

La prose ardente du maître écrivain qui jeta bas l’empire, déclamée avec violence, chantée dans l’accent du Midi, sonnait par le salon pacifique, secouait les vieux rideaux à plis droits, semblait éclabousser les murs, les grands fauteuils de tapisserie, les meubles graves posés depuis un siècle aux mêmes endroits, d’une grêle de mots bondissants, effrontés, ironiques et saccageurs.

L’homme et la femme, l’un debout, l’autre assise, écoutaient avec stupeur, tellement scandalisés qu’ils ne faisaient pas un geste.

Mouradour lança le trait final comme on tire un bouquet d’artifice, puis déclara d’un ton triomphant :

« Hein ? C’est salé, cela ? »

Mais soudain il aperçut les deux feuilles qu’apportait son ami, et il demeura lui-même perclus d’étonnement. Puis il marcha vers lui, à grands pas, demandant d’un ton furieux :

« Qu’est-ce que tu veux faire de ces papiers-là ? »

M. de Méroul répondit en hésitant :

« Mais… ce sont mes… mes journaux !

— Tes journaux… Ça, voyons, tu te moques de moi ! Tu vas me faire le plaisir de lire les miens, qui te dégourdiront les idées, et, quant aux tiens… voici ce que j’en fais, moi… »

Et, avant que son hôte interdit eût pu s’en défendre, il avait saisi les deux feuilles et les lançait par la fenêtre. Puis il déposa gravement La Justice entre les mains de Mme de Méroul, remit Le Voltaire au mari, et il s’enfonça dans un fauteuil pour achever L’Intransigeant.

L’homme et la femme, par délicatesse, firent semblant de lire un peu, puis lui rendirent les feuilles républicaines qu’ils touchaient du bout des doigts comme si elles eussent été empoisonnées.

Alors il se remit à rire et déclara :

« Huit jours de cette nourriture-là, et je vous convertis à mes idées. »

Au bout de huit jours, en effet, il gouvernait la maison. Il avait fermé la porte au curé, que Mme de Méroul allait voir en secret ; il avait interdit l’entrée au château du Gaulois et du Clairon, qu’un domestique allait mystérieusement chercher au bureau de poste et qu’on cachait, lorsqu’il entrait, sous les coussins du canapé ; il réglait tout à sa guise, toujours charmant, toujours bonhomme, tyran jovial et tout-puissant.

D’autres amis devaient venir, des gens pieux et légitimistes. Les châtelains jugèrent une rencontre impossible et, ne sachant que faire, annoncèrent un soir à Joseph Mouradour qu’ils étaient obligés de s’absenter quelques jours pour une petite affaire, et ils le prièrent de rester seul. Il ne s’émut pas et répondit :

« Très bien, cela m’est égal, je vous attendrai ici autant que vous voudrez. Je vous l’ai dit : entre amis pas de gêne. Vous avez raison d’aller à vos affaires, que diable ! Je ne me formaliserai pas pour cela, bien au contraire ; ça me met tout à fait à l’aise avec vous. Allez, mes amis, je vous attends. »

M. et Mme de Méroul partirent le lendemain.

Il les attend.


<t Mère aux monstres (La)>

La Mère aux monstres

Je me suis rappelé cette horrible histoire et cette horrible femme en voyant passer l’autre jour, sur une plage aimée des riches, une Parisienne connue, jeune, élégante, charmante, adorée et respectée de tous.

Mon histoire date de loin déjà, mais on n’oublie point ces choses.

J’avais été invité par un ami à demeurer quelque temps chez lui dans une petite ville de province. Pour me faire les honneurs du pays, il me promena de tous les côtés, me fit voir les paysages vantés, les châteaux, les industries, les ruines ; il me montra les monuments, les églises, les vieilles portes sculptées, des arbres de taille énorme ou de forme étrange, le chêne de saint André et l’if de Roqueboise.

Quand j’eus examiné avec des exclamations d’enthousiasme bienveillant toutes les curiosités de la contrée, mon ami me déclara avec un visage navré qu’il n’y avait plus rien à visiter. Je respirai. J’allais donc pouvoir me reposer un peu, à l’ombre des arbres. Mais tout à coup il poussa un cri :

« Ah, si ! nous avons la mère aux monstres, il faut que je te la fasse connaître. »

Je demandai :

« Qui ça ? la mère aux monstres ? »

Il reprit :

« C’est une femme abominable, un vrai démon, un être qui met au jour chaque année, volontairement, des enfants difformes, hideux, effrayants, des monstres enfin, et qui les vend aux montreurs de phénomènes.

« Ces affreux industriels viennent s’informer de temps en temps si elle a produit quelque avorton nouveau, et, quand le sujet leur plaît, ils l’enlèvent en payant une rente à la mère.

« Elle a onze rejetons de cette nature. Elle est riche.

« Tu crois que je plaisante, que j’invente, que j’exagère. Non, mon ami. Je ne te raconte que la vérité, l’exacte vérité.

« Allons voir cette femme. Je te dirai ensuite comment elle est devenue une fabrique de monstres. »

Il m’emmena dans la banlieue.

Elle habitait une jolie petite maison sur le bord de la route. C’était gentil et bien entretenu. Le jardin plein de fleurs sentait bon. On eût dit la demeure d’un notaire retiré des affaires.

Une bonne nous fit entrer dans une sorte de petit salon campagnard, et la misérable parut.

Elle avait quarante ans environ. C’était une grande personne aux traits durs, mais bien faite, vigoureuse et saine, le vrai type de la paysanne robuste, demi-brute et demi-femme.

Elle savait la réprobation qui la frappait et ne semblait recevoir les gens qu’avec une humilité haineuse.

Elle demanda :

« Qu’est-ce que désirent ces messieurs ? »

Mon ami reprit :

« On m’a dit que votre dernier enfant était fait comme tout le monde, qu’il ne ressemblait nullement à ses frères. J’ai voulu m’en assurer. Est-ce vrai ? »

Elle jeta sur nous un regard sournois et furieux et répondit :

« Oh non ! Oh non ! mon pauv’e monsieur. Il est p’t’être encore pu laid que l’saute. J’ai pas de chance, pas de chance. Tous comme ça, mon brave monsieur, tous comme ça, c’est une désolation, ça s’ peut-i que l’ bon Dieu soit dur ainsi à une pauv’e femme toute seule au monde, ça s’ peut-i ? »

Elle parlait vite, les yeux baissés, d’un air hypocrite, pareille à une bête féroce qui a peur. Elle adoucissait le ton âpre de sa voix, et on s’étonnait que ces paroles larmoyantes et filées en fausset sortissent de ce grand corps osseux, trop fort, aux angles grossiers, qui semblait fait pour les gestes véhéments et pour hurler à la façon des loups.

Mon ami demanda :

« Nous voudrions voir votre petit. »

Elle me parut rougir. Peut-être me suis-je trompé ? Après quelques instants de silence, elle prononça d’une voix plus haute :

« À quoi qu’ ça vous servirait ? »

Et elle avait relevé la tête, nous dévisageant par coups d’œil brusques avec du feu dans le regard.

Mon compagnon reprit :

« Pourquoi ne voulez-vous pas nous le faire voir ? Il y a bien des gens à qui vous le montez. Vous savez de qui je parle ! »

Elle eut un sursaut, et lâchant sa voix, lâchant sa colère, elle cria :

« C’est pour ça qu’ vous êtes venus, dites ? Pour m’insulter, quoi ? Parce que mes enfants sont comme des bêtes, dites ? Vous ne le verrez pas, non, non, vous ne le verrez pas ; allez-vous-en, allez-vous-en. J’ sais t’i c’ que vous avez tous à m’agoniser comme ça ? »

Elle marchait vers nous, les mains sur les hanches. Au son brutal de sa voix, une sorte de gémissement ou plutôt un miaulement, un cri lamentable d’idiot partit de la pièce voisine. J’en frissonnai jusqu’aux moelles. Nous reculions devant elle.

Mon ami prononça d’un ton sévère :

« Prenez garde, la Diable (on l’appelait la Diable dans le peuple), prenez garde, un jour ou l’autre ça vous portera malheur. »

Elle se mit à trembler de fureur, agitant ses poings, bouleversée, hurlant :

« Allez-vous-en ! Quoi donc qui me portera malheur ? Allez-vous-en ! tas de mécréants ! »

Elle allait nous sauter au visage. Nous nous sommes enfuis, le cœur crispé.

Quand nous fûmes devant la porte, mon ami me demanda :

« Eh bien ! Tu l’as vue ? Qu’en dis-tu ? »

Je répondis :

« Apprends-moi donc l’histoire de cette brute. »

Et voici ce qu’il me conta en revenant à pas lents sur la grand-route blanche, bordée de récoltes déjà mûres, qu’un vent léger, passant par souffles, faisait onduler comme une mer calme.

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Cette fille était servante autrefois dans une ferme, vaillante, rangée et économe. On ne lui connaissait point d’amoureux, on ne lui soupçonnait point de faiblesse.

Elle commit une faute, comme elles font toutes, un soir de récolte, au milieu des gerbes fauchées, sous un ciel d’orage, alors que l’air immobile et pesant semble plein d’une chaleur de four, et trempe de sueur les corps bruns des gars et des filles.

Elle se sentit bientôt enceinte et fut torturée de honte et de peur. Voulant à tout prix cacher son malheur, elle se serrait le ventre violemment avec un système qu’elle avait inventé, corset de force, fait de planchettes et de cordes. Plus son flanc s’enflait sous l’effort de l’enfant grandissant, plus elle serrait l’instrument de torture, souffrant le martyre, mais courageuse à la douleur, toujours souriante et souple, sans laisser rien voir ou soupçonner.

Elle estropia dans ses entrailles le petit être étreint par l’affreuse machine ; elle le comprima, le déforma, en fit un monstre. Son crâne pressé s’allongea, jaillit en pointe avec deux gros yeux en dehors tout sortis du front. Les membres opprimés contre le corps poussèrent, tortus comme le bois des vignes, s’allongèrent démesurément, terminés par des doigts pareils à des pattes d’araignée.

Le torse demeura tout petit et rond comme une noix.

Elle accoucha en plein champ par un matin de printemps.

Quand les sarcleuses, accourues à son aide, virent la bête qui lui sortait du corps, elles s’enfuirent en poussant des cris. Et le bruit se répandit dans la contrée qu’elle avait mis au monde un démon. C’est depuis ce temps qu’on l’appelle « la Diable ».

Elle fut chassée de sa place. Elle vécut de charité et peut-être d’amour dans l’ombre, car elle était belle fille, et tous les hommes n’ont pas peur de l’enfer.

Elle éleva son monstre qu’elle haïssait d’ailleurs d’une haine sauvage et qu’elle eût étranglé peut-être, si le curé, prévoyant le crime, ne l’avait épouvantée par la menace de la justice.

Or, un jour, des montreurs de phénomènes qui passaient entendirent parler de l’avorton effrayant et demandèrent à le voir pour l’emmener s’il leur plaisait. Il leur plut, et ils versèrent à la mère cinq cents francs comptant. Elle, honteuse d’abord, refusait de laisser voir cette sorte d’animal ; mais quand elle découvrit qu’il valait de l’argent, qu’il excitait l’envie de ces gens, elle se mit à marchander, à discuter sou par sou, les allumant par les difformités de son enfant, haussant ses prix avec une ténacité de paysan.

Pour n’être pas volée, elle fit un papier avec eux. Et ils s’engagèrent à lui compter en outre quatre cents francs par an, comme s’ils eussent pris cette bête à leur service.

Ce gain inespéré affola la mère, et le désir ne la quitta plus d’enfanter un autre phénomène, pour se faire des rentes comme une bourgeoise.

Comme elle était féconde, elle réussit à son gré, et elle devint habile, paraît-il, à varier les formes de ses monstres selon les pressions qu’elle leur faisait subir pendant le temps de sa grossesse.

Elle en eut de longs et de courts, les uns pareils à des crabes, les autres semblables à des lézards. Plusieurs moururent ; elle fut désolée.

La justice essaya d’intervenir, mais on ne put rien prouver. On la laissa donc en paix fabriquer ses phénomènes.

Elle en possède en ce moment onze bien vivants, qui lui rapportent, bon an mal an, cinq à six mille francs. Un seul n’est pas encore placé, celui qu’elle n’a pas voulu nous montrer. Mais elle ne le gardera pas longtemps, car elle est connue aujourd’hui de tous les bateleurs du monde, qui viennent de temps en temps voir si elle a quelque chose de nouveau.

Elle établit même des enchères entre eux quand le sujet en vaut la peine.

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Mon ami se tut. Un dégoût profond me soulevait le cœur, et une colère tumultueuse, un regret de n’avoir pas étranglé cette brute quand je l’avais sous la main.

Je demandai :

« Qui donc est le père ? »

Il répondit :

« On ne sait pas. Il ou ils ont une certaine pudeur. Il ou ils se cachent. Peut-être partagent-ils les bénéfices. »

Je ne songeais plus à cette lointaine aventure, quand j’aperçus, l’autre jour, sur une plage à la mode, une femme élégante, charmante, coquette, aimée, entourée d’hommes qui la respectent.

J’allais sur la grève, au bras d’un ami, le médecin de la station. Dix minutes plus tard, j’aperçus une bonne qui gardait trois enfants roulés dans le sable.

Une paire de petites béquilles gisait à terre et m’émut. Je m’aperçus alors que ces trois petits êtres étaient difformes, bossus et crochus, hideux.

Le docteur me dit :

« Ce sont les produits de la charmante femme que tu viens de rencontrer. »

Une pitié profonde pour elle et pour eux m’entra dans l’âme. Je m’écriai :

« Oh la pauvre mère ! Comment peut-elle encore rire ! »

Mon ami reprit :

« Ne la plains pas, mon cher. Ce sont les pauvres petits qu’il faut plaindre. Voilà les résultats des tailles restées fines jusqu’au dernier jour. Ces monstres-là sont fabriqués au corset. Elle sait bien qu’elle risque sa vie à ce jeu-là. Que lui importe, pourvu qu’elle soit belle, et aimée ! »

Et je me rappelai l’autre, la campagnarde, la Diable, qui les vendait, ses phénomènes.


<t Orphelin (L’)>

L’Orphelin

Mlle Source avait adopté ce garçon autrefois en des circonstances bien tristes. Elle était âgée alors de trente-six ans et sa difformité (elle avait glissé des genoux de sa bonne dans la cheminée, étant enfant, et toute sa figure, brûlée horriblement, était demeurée affreuse à voir), sa difformité l’avait décidée à ne se point marier, car elle ne voulait pas être épousée pour son argent.

Une voisine, devenue veuve étant grosse, mourut en couches, ne laissant pas un sou. Mlle Source recueillit le nouveau-né, le mit en nourrice, l’éleva, l’envoya en pension, puis le reprit à l’âge de quatorze ans, afin d’avoir dans sa maison vide quelqu’un qui l’aimât, qui prît soin d’elle, qui lui rendît douce la vieillesse.

Elle habitait une petite propriété de campagne à quatre lieues de Rennes, et elle vivait maintenant sans servante. La dépense ayant augmenté de plus du double depuis l’arrivée de cet orphelin, ses trois mille francs de revenu ne pouvaient plus suffire à nourrir trois personnes.

Elle faisait elle-même le ménage et la cuisine, et elle envoyait aux commissions le petit, qui s’occupait encore à cultiver le jardin. Il était doux, timide, silencieux et caressant. Et elle éprouvait une joie profonde, une joie nouvelle à être embrassée par lui, sans qu’il parût surpris ou effrayé de sa laideur. Il l’appelait tante et la traitait comme une mère.

Le soir, ils s’asseyaient tous deux au coin du feu, et elle lui préparait des douceurs. Elle faisait chauffer du vin et griller une tranche de pain, et c’était une petite dînette charmante avant d’aller se mettre au lit. Souvent elle le prenait sur ses genoux et le couvrait de caresses en lui murmurant dans l’oreille des mots tendrement passionnés. Elle l’appelait : « Ma petite fleur, mon chérubin, mon ange adoré, mon divin bijou. » Il se laissait faire doucement, cachant sa tête sur l’épaule de la vieille fille.

Bien qu’il eût maintenant près de quinze ans, il était demeuré frêle et petit, avec un air un peu maladif.

Quelquefois, Mlle Source l’emmenait à la ville voir deux parentes qu’elle avait, cousines éloignées, mariées dans un faubourg, sa seule famille. Les deux femmes lui en voulaient toujours d’avoir adopté cet enfant, à cause de l’héritage ; mais elles la recevaient quand même avec empressement, espérant encore leur part, un tiers sans doute, si on divisait également sa succession.

Elle était heureuse, très heureuse, à toute heure occupée de son enfant. Elle lui acheta des livres pour lui orner l’esprit, et il se mit à lire passionnément.

Le soir, maintenant, il ne montait plus sur ses genoux pour la câliner comme autrefois ; mais il s’asseyait vivement sur sa petite chaise au coin de la cheminée, et il ouvrait un volume. La lampe posée au bord de la tablette, au-dessus de sa tête, éclairait ses cheveux bouclés et un morceau de la chair du front ; il ne remuait plus, il ne relevait pas les yeux, il ne faisait pas un geste, il lisait, entré, disparu tout entier dans l’aventure du livre.

Elle, assise en face de lui, le contemplait d’un regard ardent et fixe, étonnée de son attention, jalouse, prête à pleurer souvent.

Elle lui disait par instants : « Tu vas te fatiguer, mon trésor ! » espérant qu’il relèverait la tête et viendrait l’embrasser ; mais il ne répondait même pas, il n’avait pas entendu, il n’avait pas compris : il ne savait rien autre chose que ce qu’il voyait dans les pages.

Pendant deux ans il dévora des volumes en nombre incalculable. Son caractère changea.

Plusieurs fois ensuite, il demanda à Mlle Source de l’argent, qu’elle lui donna. Comme il lui en fallait toujours davantage, elle finit par refuser, car elle avait de l’ordre et de l’énergie, et elle savait être raisonnable quand il le fallait.

À force de supplications, il obtint d’elle encore, un soir, une forte somme ; mais comme il l’implorait de nouveau quelques jours plus tard, elle se montra inflexible, et elle ne céda plus en effet.

Il parut en prendre son parti.

Il redevint tranquille, comme autrefois, aimant rester assis pendant des heures entières sans faire un mouvement, les yeux baissés, enfoncé en des songeries. Il ne parlait plus même avec Mlle Source, répondant à peine à ce qu’elle lui disait, par phrases courtes et précises.

Il était gentil pour elle, cependant, et plein de soins ; mais il ne l’embrassait plus jamais.

Le soir, maintenant, quand ils demeuraient face à face des deux côtés de la cheminée, immobiles et silencieux, il lui faisait peur quelquefois. Elle voulait le réveiller, dire quelque chose, n’importe quoi, pour sortir de ce silence effrayant comme les ténèbres d’un bois. Mais il ne paraissait plus l’entendre, et elle frémissait d’une terreur de pauvre femme faible quand elle lui avait parlé cinq ou six fois de suite sans obtenir un mot.

Qu’avait-il ? Que se passait-il en cette tête fermée ? Quand elle était demeurée ainsi deux ou trois heures en face de lui, elle se sentait devenir folle, prête à fuir, à se sauver dans la campagne, pour éviter ce muet et éternel tête-à-tête, et, aussi, un danger vague qu’elle ne soupçonnait pas, mais qu’elle sentait.

Elle pleurait souvent, toute seule.

Qu’avait-il ? Qu’elle témoignât un désir, il l’exécutait sans murmurer. Qu’elle eût besoin de quelque chose à la ville, il s’y rendait aussitôt. Elle n’avait pas à se plaindre de lui, non certes ! Cependant…

Une année encore s’écoula, et il lui sembla qu’une nouvelle modification s’était accomplie dans l’esprit mystérieux du jeune homme. Elle s’en aperçut, elle le sentit, elle le devina. Comment ? N’importe ! Elle était sûre de ne s’être point trompée ; mais elle n’aurait pu dire en quoi les pensées inconnues de cet étrange garçon avaient changé.

Il lui semblait qu’il avait été jusque-là comme un homme hésitant qui aurait pris tout à coup une résolution. Cette idée lui vint un soir en rencontrant son regard, un regard fixe, singulier, qu’elle ne connaissait point.

Alors il se mit à la contempler à tout moment, et elle avait envie de se cacher pour éviter cet œil froid, planté sur elle.

Pendant des soirs entiers il la fixait, se détournant seulement quand elle disait, à bout de force :

« Ne me regarde donc pas comme ça, mon enfant ! »

Alors il baissait la tête.

Mais dès qu’elle avait tourné le dos, elle sentait de nouveau son œil sur elle. Où qu’elle allât, il la poursuivait de son regard obstiné.

Parfois, quand elle se promenait dans son petit jardin, elle l’apercevait tout à coup blotti dans un massif comme s’il se fût mis en embuscade ; ou bien, lorsqu’elle s’installait devant son logis à raccommoder des bas, et qu’il bêchait quelque carré de légumes, il la guettait, tout en travaillant, d’une façon sournoise et continue.

Elle avait beau lui demander :

« Qu’as-tu, mon petit ? Depuis trois ans, tu deviens tout différent. Je ne te reconnais pas. Dis-moi ce que tu as, ce que tu penses, je t’en supplie. »

Il prononçait invariablement, d’un ton calme et fatigué :

« Mais je n’ai rien, ma tante ! »

Et quand elle insistait, le suppliant :

« Eh ! mon enfant, réponds-moi, réponds-moi quand je te parle. Si tu savais quel chagrin tu me fais, tu me répondrais toujours et tu ne me regarderais pas comme ça. As-tu de la peine ? Dis-le-moi, je te consolerai… »

Il s’en allait d’un air las en murmurant :

« Mais je t’assure que je n’ai rien. »

Il n’avait pas beaucoup grandi, ayant toujours l’aspect d’un enfant, bien que les traits de sa figure fussent d’un homme. Ils étaient durs et comme inachevés cependant. Il semblait incomplet, mal venu, ébauché seulement, et inquiétant comme un mystère. C’était un être fermé, impénétrable, en qui semblait se faire sans cesse un travail mental, actif et dangereux.

Mlle Source sentait bien tout cela et elle ne dormait plus d’angoisse. Des terreurs affreuses l’assaillaient, des cauchemars épouvantables. Elle s’enfermait dans sa chambre et barricadait sa porte, torturée par l’épouvante !

De quoi avait-elle peur ?

Elle n’en savait rien.

Peur de tout, de la nuit, des murs, des formes que la lune projette à travers les rideaux blancs des fenêtres, et peur de lui surtout !

Pourquoi ?

Qu’avait-elle à craindre ? Le savait-elle !…

Elle ne pouvait plus vivre ainsi ! Elle était sûre qu’un malheur la menaçait, un malheur affreux.

Elle partit un matin, en secret, et se rendit à la ville auprès de ses parentes. Elle leur raconta la chose d’une voix haletante. Les deux femmes pensèrent qu’elle devenait folle et tâchèrent de la rassurer.

Elle disait :

« Si vous saviez comme il me regarde du matin au soir ! Il ne me quitte pas des yeux ! Par moments, j’ai envie de crier au secours, d’appeler les voisins, tant j’ai peur ! Mais qu’est-ce que je leur dirais ? Il ne me fait rien que de me regarder. »

Les deux cousines demandaient :

« Est-il quelquefois brutal avec vous ; vous répond-il durement ?

Elle reprenait :

« Non, jamais ; il fait tout ce que je veux ; il travaille bien, il est rangé maintenant ; mais je n’y tiens plus de peur. Il a quelque chose dans la tête, j’en suis certaine, bien certaine. Je ne veux plus rester toute seule avec lui comme ça dans la campagne. »

Les parentes, effarées, lui représentaient qu’on s’étonnerait, qu’on ne comprendrait pas : et elles lui conseillèrent de taire ses craintes et ses projets, sans la dissuader cependant de venir habiter la ville, espérant par là un retour de l’héritage entier.

Elles lui promirent même de l’aider à vendre sa maison et à en trouver une autre auprès d’elles.

Mlle Source rentra dans son logis. Mais elle avait l’esprit tellement bouleversé qu’elle tressaillait au moindre bruit et que ses mains se mettaient à trembler à la plus petite émotion.

Deux fois encore elle retourna s’entendre avec ses parentes, bien résolue maintenant à ne plus rester ainsi dans sa demeure isolée. Elle découvrit enfin dans le faubourg un petit pavillon qui lui convenait et elle l’acheta en secret.

La signature du contrat eut lieu un mardi matin, et Mlle Source occupa le reste de la journée à faire ses préparatifs de déménagement.

Elle reprit, à huit heures du soir, la diligence qui passait à un kilomètre de sa maison ; et elle se fit arrêter à l’endroit où le conducteur avait l’habitude de la déposer. L’homme lui cria en fouettant ses chevaux :

« Bonsoir, mademoiselle Source, bonne nuit ! »

Elle répondit en s’éloignant :

« Bonsoir, père Joseph. »

Le lendemain, à sept heures trente du matin, le facteur qui porte les lettres au village remarqua sur le chemin de traverse, non loin de la grand-route, une grande flaque de sang encore frais. Il se dit : « Tiens ! quelque pochard qui aura saigné du nez. » Mais il aperçut dix pas plus loin un mouchoir de poche aussi taché de sang. Il le ramassa. Le linge était fin, et le piéton surpris s’approcha du fossé où il crut voir un objet étrange.

Mlle Source était couchée sur l’herbe du fond, la gorge ouverte d’un coup de couteau.

Une heure après, les gendarmes, le juge d’instruction et beaucoup d’autorités faisaient des suppositions autour du cadavre.

Les deux parentes, appelées en témoignage, vinrent raconter les craintes de la vieille fille, et ses derniers projets.

L’orphelin fut arrêté. Depuis la mort de celle qui l’avait adopté, il pleurait du matin au soir, plongé, du moins en apparence, dans le plus violent des chagrins.

Il prouva qu’il avait passé la soirée, jusqu’à onze heures, dans un café. Dix personnes l’avaient vu, étaient restées jusqu’à son départ.

Or le cocher de la diligence déclara avoir déposé sur la route l’assassinée entre neuf heures et demie et dix heures. Le crime ne pouvait avoir eu lieu que dans le trajet de la grand-route à la maison, au plus tard à dix heures.

Le prévenu fut acquitté.

Un testament, ancien déjà, déposé chez un notaire de Rennes, le faisait légataire universel ; il hérita.

Les gens du pays, pendant longtemps, le mirent en quarantaine, le soupçonnant toujours. Sa maison, celle de la morte, était regardée comme maudite. On l’évitait dans la rue.

Mais il se montra si bon enfant, si ouvert, si familier qu’on oublia peu à peu l’horrible doute. Il était généreux, prévenant, causant avec les plus humbles, de tout, tant qu’on voulait.

Le notaire, Me Rameau, fut un des premiers à revenir sur son compte, séduit par sa loquacité souriante. Il déclara un soir, dans un dîner chez le percepteur :

« Un homme qui parle avec tant de facilité et qui est toujours de bonne humeur ne peut pas avoir un pareil crime sur la conscience. »

Touchés par cet argument, les assistants réfléchirent, et ils se rappelèrent en effet les longues conversations de cet homme qui les arrêtait, presque de force, au coin des chemins, pour leur communiquer ses idées, qui les forçait à entrer chez lui quand ils passaient devant son jardin, qui avait le bon mot plus facile que le lieutenant de gendarmerie lui-même, et la gaieté si communicative que, malgré la répugnance qu’il inspirait, on ne pouvait s’empêcher de rire toujours en sa compagnie.

Toutes les portes s’ouvrirent pour lui.

Il est maire de sa commune, aujourd’hui.


<t Serre (La)>

La Serre

M. et Mme Lerebour avaient le même âge. Mais monsieur paraissait plus jeune, bien qu’il fût le plus affaibli des deux. Ils vivaient près de Nantes dans une jolie campagne qu’ils avaient créée après fortune faite en vendant des rouenneries.

La maison était entourée d’un beau jardin contenant basse-cour, kiosque chinois et une petite serre tout au bout de la propriété. M. Lerebour était court, rond et jovial, d’une jovialité de boutiquier bon vivant. Sa femme, maigre, volontaire et toujours mécontente, n’était point parvenue à vaincre la bonne humeur de son mari. Elle se teignait les cheveux, lisait parfois des romans qui lui faisaient passer des rêves dans l’âme, bien qu’elle affectât de mépriser ces sortes d’écrits. On la déclarait passionnée, sans qu’elle eût jamais rien fait pour autoriser cette opinion. Mais son époux disait parfois : « Ma femme, c’est une gaillarde ! » avec un certain air entendu qui éveillait des suppositions.

Depuis quelques années cependant elle se montrait agressive avec M. Lerebour, toujours irritée et dure, comme si un chagrin secret et inavouable l’eût torturée. Une sorte de mésintelligence en résulta. Ils ne se parlaient plus qu’à peine, et madame, qui s’appelait Palmyre, accablait sans cesse monsieur, qui s’appelait Gustave, de compliments désobligeants, d’allusions blessantes, de paroles acerbes, sans raison apparente.

Il courbait le dos, ennuyé mais gai quand même, doué d’un tel fonds de contentement qu’il prenait son parti de ces tracasseries intimes. Il se demandait cependant quelle cause inconnue pouvait aigrir ainsi de plus en plus sa compagne, car il sentait bien que son irritation avait une raison cachée, mais si difficile à pénétrer qu’il y perdait ses efforts.

Il lui demandait souvent : « Voyons, ma bonne, dis-moi ce que tu as contre moi ? Je sens que tu me dis simules quelque chose. »

Elle répondait invariablement : « Mais je n’ai rien, absolument rien. D’ailleurs si j’avais quelque sujet de mécontentement, ce serait à toi de le deviner. Je n’aime pas les hommes qui ne comprennent rien, qui sont tellement mous et incapables qu’il faut venir à leur aide pour qu’ils saisissent la moindre des choses. »

Il murmurait, découragé : « Je vois bien que tu ne veux rien dire. »

Et il s’éloignait en cherchant le mystère.

Les nuits surtout devenaient très pénibles pour lui ; car ils partageaient toujours le même lit, comme on fait dans les bons et simples ménages. Il n’était point alors de vexations dont elle n’usât à son égard. Elle choisissait le moment où ils étaient étendus côte à côte pour l’accabler de ses railleries les plus vives. Elle lui reprochait principalement d’engraisser : « Tu tiens toute la place, tant tu deviens gros. Et tu me sues dans le dos comme du lard fondu. Si tu crois que cela m’est agréable ! »

Elle le forçait à se relever sous le moindre prétexte, l’envoyant chercher en bas un journal qu’elle avait oublié, ou la bouteille d’eau de fleurs d’oranger qu’il ne trouvait pas, car elle l’avait cachée. Et elle s’écriait d’un ton furieux et sarcastique : « Tu devrais pourtant savoir où on trouve ça, grand nigaud ! » Lorsqu’il avait erré pendant une heure dans la maison endormie et qu’il remontait les mains vides, elle lui disait pour tout remerciement : « Allons, recouche-toi, ça te fera maigrir de te promener un peu, tu deviens flasque comme une éponge. »

Elle le réveillait à tout moment en affirmant qu’elle souffrait de crampes d’estomac et exigeait qu’il lui frictionnât le ventre avec de la flanelle imbibée d’eau de Cologne. Il s’efforçait de la guérir, désolé de la voir malade ; et il proposait d’aller réveiller Céleste, leur bonne. Alors, elle se fâchait tout à fait, criant : « Faut-il qu’il soit bête, ce dindon-là. Allons ! c’est fini, je n’ai plus mal, rendors-toi, grande chiffe. »

Il demandait : « C’est bien sûr que tu ne souffres plus ? »

Elle lui jetait durement dans la figure : « Oui, tais-toi, laisse-moi dormir. Ne m’embête pas davantage. Tu es incapable de rien faire, même de frictionner une femme. »

Il se désespérait : « Mais… ma chérie… »

Elle s’exaspérait : « Pas de mais… Assez, n’est-ce pas. Fiche-moi la paix, maintenant… »

Et elle se tournait vers le mur.

Or une nuit, elle se secoua si brusquement, qu’il fit un bond de peur et se trouva sur son séant avec une rapidité qui ne lui était pas habituelle.

Il balbutia : « Quoi ?… Qu’y a-t-il ?… »

Elle le tenait par le bras et le pinçait à le faire crier. Elle lui souffla dans l’oreille : « J’ai entendu du bruit dans la maison. »

Accoutumé aux fréquentes alertes de Mme Lerebour, il ne s’inquiéta pas outre mesure, et demanda tranquillement : « Quel bruit, ma chérie ? »

Elle tremblait, comme affolée, et répondit : « Du bruit… mais du bruit… des bruits de pas… Il y a quelqu’un. »

Il demeurait incrédule : « Quelqu’un ? Tu crois ? Mais non ; tu dois te tromper. Qui veux-tu que ce soit, d’ailleurs ? »

Elle frémissait : « Qui ?… qui ?… Mais des voleurs, imbécile ! »

Il se renfonça doucement dans ses draps : « Mais non, ma chérie, il n’y a personne, tu as rêvé, sans doute. »

Alors, elle rejeta la couverture, et, sautant du lit, exaspérée : « Mais tu es donc aussi lâche qu’incapable ! Dans tous les cas, je ne me laisserai pas massacrer grâce à ta pusillanimité. »

Et saisissant les pinces de la cheminée, elle se porta debout, devant la porte verrouillée, dans une attitude de combat.

Ému par cet exemple de vaillance, honteux peut-être, il se leva à son tour en rechignant, et sans quitter son bonnet de coton, il prit la pelle et se plaça vis-à-vis de sa moitié.

Ils attendirent vingt minutes dans le plus grand silence. Aucun bruit nouveau ne troubla le repos de la maison. Alors, madame, furieuse, regagna son lit en déclarant : « Je suis sûre pourtant qu’il y avait quelqu’un. »

Pour éviter quelque querelle, il ne fit aucune allusion pendant le jour à cette panique.

Mais, la nuit suivante, Mme Lerebour réveilla son mari avec plus de violence encore que la veille et, haletante, elle bégayait : « Gustave, Gustave, on vient d’ouvrir la porte du jardin, »

Étonné de cette persistance, il crut sa femme atteinte de somnambulisme et il allait s’efforcer de secouer ce sommeil dangereux quand il lui sembla entendre, en effet, un bruit léger sous les murs de la maison.

Il se leva, courut à la fenêtre, et il vit, oui, il vit une ombre blanche qui traversait vivement une allée.

Il murmura, défaillant : « Il y a quelqu’un ! » Puis il reprit ses sens, s’affermit, et, soulevé tout à coup par une formidable colère de propriétaire dont on a violé la clôture, il prononça : « Attendez, attendez, vous allez voir. »

Il s’élança vers le secrétaire, l’ouvrit, prit son revolver, et se précipita dans l’escalier.

Sa femme éperdue le suivait en criant : « Gustave, Gustave, ne m’abandonne pas, ne me laisse pas seule. Gustave ! Gustave ! »

Mais il ne l’écoutait guère ; il tenait déjà la porte du jardin.

Alors elle remonta bien vite se barricader dans la chambre conjugale.

Elle attendit cinq minutes, dix minutes, un quart d’heure. Une terreur folle l’envahissait. Ils l’avaient tué sans doute, saisi, garrotté, étranglé. Elle eût mieux aimé entendre retentir les six coups de revolver, savoir qu’il se battait, qu’il se défendait. Mais ce grand silence, ce silence effrayant de la campagne la bouleversait.

Elle sonna Céleste. Céleste ne vint pas, ne répondit point. Elle sonna de nouveau, défaillante, prête à perdre connaissance. La maison entière demeura muette.

Elle colla contre la vitre son front brûlant, cherchant à pénétrer les ténèbres du dehors. Elle ne distinguait rien que les ombres plus noires des massifs à côté des traces grises des chemins.

La demie de minuit sonna. Son mari était absent depuis quarante-cinq minutes. Elle ne le reverrait plus ! Non ! certainement elle ne le reverrait plus ! Et elle tomba à genoux en sanglotant.

Deux coups légers contre la porte de la chambre la firent se redresser d’un bond. M. Lerebour l’appelait : « Ouvre donc, Palmyre, c’est moi. » Elle s’élança, ouvrit, et debout devant lui, les poings sur les hanches, les yeux encore pleins de larmes : « D’où viens-tu, sale bête ! Ah ! tu me laisses comme ça à crever de peur toute seule, ah ! tu ne t’inquiètes pas plus de moi que si je n’existais pas… »

Il avait refermé la porte ; et il riait, il riait comme un fou, les deux joues fendues par sa bouche, les mains sur son ventre, les yeux humides.

Mme Lerebour, stupéfaite, se tut.

Il bégayait : « C’était… c’était… Céleste qui avait un… un… un rendez-vous dans la serre… Si tu savais ce que… ce que… ce que j’ai vu… »

Elle était devenue blême, étouffant d’indignation. « Hein ?… tu dis ?… Céleste ?… chez moi ?… dans ma… ma… ma maison… dans ma… ma… dans ma serre. Et tu n’as pas tué l’homme, un complice ! Tu avais un revolver et tu ne l’as pas tué… Chez moi… chez moi…»

Elle s’assit, n’en pouvant plus.

Il battit un entrechat, fit les castagnettes avec ses doigts, claqua de la langue, et, riant toujours : « Si tu savais… si tu savais… »

Brusquement, il l’embrassa.

Elle se débarrassa de lui. Et la voix coupée par la colère : « Je ne veux pas que cette fille reste un jour de plus chez moi, tu entends ? Pas un jour… pas une heure. Quand elle va rentrer, nous allons la jeter dehors… »

M. Lerebour avait saisi sa femme par la taille et il lui plantait des rangs de baisers dans le cou, des baisers à bruits, comme jadis. Elle se tut de nouveau, percluse d’étonnement. Mais lui, la tenant à pleins bras, l’entraînait doucement vers le lit…

Vers neuf heures et demie du matin, Céleste, étonnée de ne pas voir encore ses maîtres qui se levaient toujours de bonne heure, vint frapper doucement à leur porte.

Ils étaient couchés, et ils causaient gaiement côte à côte. Elle demeura saisie, et demanda : « Madame, c’est le café au lait. »

Mme Lerebour prononça d’une voix très douce : « Apporte-le ici, ma fille, nous sommes un peu fatigués, nous avons très mal dormi. »

À peine la bonne fut-elle sortie que M. Lerebour se remit à rire en chatouillant sa femme et répétant : « Si tu savais ! Oh ! si tu savais ! » Mais elle lui prit les mains : « Voyons, reste tranquille, mon chéri, si tu ris tant que ça, tu vas te faire du mal. »

Et elle l’embrassa, doucement, sut les yeux.

Mme Lerebour n’a plus d’aigreurs. Par les nuits claires quelquefois, les deux époux vont, à pas furtifs, le long à pas furtifs, le long des massifs et des plates-bandes jusqu’à la petite serre au bout du jardin. Et ils restent là blottis l’un près de l’autre contre le vitrage comme s’ils regardaient au-dedans une chose étrange et pleine d’intérêt.

Ils ont augmenté les gages de Céleste.

M. Lerebour a maigri.


<t Denis>

Denis

À Léon Chapron.

I

M. Marambot ouvrit la lettre que lui remettait Denis, son serviteur, et il sourit.

Denis, depuis vingt ans dans la maison, petit homme trapu et jovial, qu’on citait dans toute la contrée comme le modèle des domestiques, demanda :

« Monsieur est content, Monsieur a reçu une bonne nouvelle ? »

M. Marambot n’était pas riche. Ancien pharmacien de village, célibataire, il vivait d’un petit revenu acquis avec peine en vendant des drogues aux paysans. Il répondit :

« Oui, mon garçon. Le père Malois recule devant le procès dont je le menace ; je recevrai demain mon argent. Cinq mille francs ne font pas de mal dans la caisse d’un vieux garçon. »

Et M. Marambot se frottait les mains. C’était un homme d’un caractère résigné, plutôt triste que gai, incapable d’un effort prolongé, nonchalant dans ses affaires.

Il aurait pu certainement gagner une aisance plus considérable en profitant du décès de confrères établis en des centres importants, pour aller occuper leur place et prendre leur clientèle. Mais l’ennui de déménager, et la pensée de toutes les démarches qu’il lui faudrait accomplir, l’avaient sans cesse retenu ; et il se contentait de dire après deux jours de réflexion :

« Baste ! ce sera pour la prochaine fois. Je ne perds rien à attendre. Je trouverai mieux peut-être. »

Denis, au contraire, poussait son maître aux entreprises. D’un caractère actif, il répétait sans cesse :

« Oh ! moi, si j’avais eu le premier capital, j’aurais fait fortune. Seulement mille francs, et je tenais mon affaire. »

M. Marambot souriait sans répondre et sortait dans son petit jardin, où il se promenait, les mains derrière le dos, en rêvassant.

Denis, tout le jour, chanta, comme un homme en joie, des refrains et des rondes du pays. Il montra même une activité inusitée, car il nettoya les carreaux de toute la maison, essuyant le verre avec ardeur, en entonnant à plein gosier ses couplets.

M. Marambot, étonné de son zèle, lui dit à plusieurs reprises, en souriant :

« Si tu travailles comme ça, mon garçon, tu ne garderas rien à faire pour demain. »

Le lendemain, vers neuf heures du matin, le facteur remit à Denis quatre lettres pour son maître, dont une très lourde. M. Marambot s’enferma aussitôt dans sa chambre jusqu’au milieu de l’après-midi. Il confia alors à son domestique quatre enveloppes pour la poste. Une d’elles était adressée à M. Malois, c’était sans doute un reçu de l’argent.

Denis ne posa point de questions à son maître ; il parut aussi triste et sombre ce jour-là, qu’il avait été joyeux la veille.

La nuit vint. M. Marambot se coucha à son heure ordinaire et s’endormit.

Il fut réveillé par un bruit singulier. Il s’assit aussitôt dans son lit et écouta. Mais brusquement sa porte s’ouvrit, et Denis parut sur le seuil, tenant une bougie d’une main, un couteau de cuisine de l’autre, avec de gros yeux fixes, la lèvre et les joues contractées comme celles des gens qu’agite une horrible émotion, et si pâle qu’il semblait un revenant.

M. Marambot, interdit, le crut devenu somnambule, et il allait se lever pour courir au-devant de lui, quand le domestique souffla la bougie en se ruant vers le lit. Son maître tendit les mains en avant pour recevoir le choc qui le renversa sur le dos ; et il cherchait à saisir les mains de son domestique qu’il pensait maintenant atteint de folie, afin de parer les coups précipités qu’il lui portait.

Il fut atteint une première fois à l’épaule par le couteau, une seconde fois au front, une troisième fois à la poitrine. Il se débattait éperdument, agitant ses mains dans l’obscurité, lançant aussi des coups de pied et criant :

« Denis ! Denis ! es-tu fou, voyons, Denis ! »

Mais l’autre, haletant, s’acharnait, frappait toujours, repoussé tantôt d’un coup de pied, tantôt d’un coup de poing, et revenant furieusement. M. Marambot fut encore blessé deux fois à la jambe et une fois au ventre. Mais soudain une pensée rapide lui traversa l’esprit et il se mit à crier :

« Finis donc, finis donc, Denis, je n’ai pas reçu mon argent. »

L’homme aussitôt s’arrêta ; et son maître entendait, dans l’obscurité, sa respiration sifflante.

M. Marambot reprit aussitôt :

« Je n’ai rien reçu. M. Malois se dédit, le procès va avoir lieu ; c’est pour ça que tu as porté les lettres à la poste. Lis plutôt celles qui sont sur mon secrétaire. »

Et, d’un dernier effort, il saisit les allumettes sur sa table de nuit et alluma sa bougie.

Il était couvert de sang. Des jets brûlants avaient éclaboussé le mur. Les draps, les rideaux, tout était rouge. Denis, sanglant aussi des pieds à la tête, se tenait debout au milieu de la chambre.

Quand il vit cela, M. Marambot se crut mort, et il perdit connaissance.

Il se ranima au point du jour. Il fut quelque temps avant de reprendre ses sens, de comprendre, de se rappeler. Mais soudain le souvenir de l’attentat et de ses blessures lui revint, et une peur si véhémente l’envahit, qu’il ferma les yeux pour ne rien voir. Au bout de quelques minutes son épouvante se calma, et il réfléchit. Il n’était pas mort sur le coup, il pouvait donc en revenir. Il se sentait faible, très faible, mais sans souffrance vive, bien qu’il éprouvât en divers points du corps une gêne sensible, comme des pinçures. Il se sentait aussi glacé, et tout mouillé, et serré, comme roulé, dans des bandelettes. Il pensa que cette humidité venait du sang répandu ; et des frissons d’angoisse le secouaient à la pensée affreuse de ce liquide rougi sorti de ses veines et dont son lit était couvert. L’idée de revoir ce spectacle épouvantable le bouleversait et il tenait ses yeux fermés avec force comme s’ils allaient s’ouvrir malgré lui.

Qu’était devenu Denis ? Il s’était sauvé, probablement.

Mais qu’allait-il faire, maintenant, lui, Marambot ? Se lever ? appeler au secours ? Or, s’il faisait un seul mouvement, ses blessures se rouvriraient sans aucun doute ; et il tomberait mort au bout de son sang.

Tout à coup, il entendit pousser la porte de sa chambre. Son cœur cessa presque de battre. C’était Denis qui venait l’achever, certainement. Il retint sa respiration pour que l’assassin crût tout bien fini, l’ouvrage terminé.

Il sentit qu’on relevait son drap, puis qu’on lui palpait le ventre. Une douleur vive, près de la hanche, le fit tressaillir. On le lavait maintenant avec de l’eau fraîche, tout doucement. Donc, on avait découvert le forfait et on le soignait, on le sauvait. Une joie éperdue le saisit ; mais, par un geste de prudence, il ne voulut pas montrer qu’il avait repris connaissance, et il entrouvrit un œil, un seul, avec les plus grandes précautions.

Il reconnut Denis debout près de lui, Denis en personne ! Miséricorde ! Il referma son œil avec précipitation.

Denis ! Que faisait-il alors ? Que voulait-il ? Quel projet affreux nourrissait-il encore ?

Ce qu’il faisait ? Mais il le lavait pour effacer les traces ! Et il allait l’enfouir maintenant dans le jardin, à dix pieds sous terre, pour qu’on ne le découvrît pas ? Ou peut-être dans la cave, sous les bouteilles de vin fin ?

Et M. Marambot se mit à trembler si fort que tous ses membres palpitaient.

Il se disait : « Je suis perdu, perdu ! » Et il serrait désespérément les paupières pour ne pas voir arriver le dernier coup de couteau. Il ne le reçut pas. Denis, maintenant, le soulevait et le ligaturait dans un linge. Puis il se mit à panser la plaie de la jambe avec soin, comme il avait appris à le faire quand son maître était pharmacien.

Aucune hésitation n’était plus possible pour un homme du métier : son domestique, après avoir voulu le tuer, essayait de le sauver.

Alors M. Marambot, d’une voix mourante, lui donna ce conseil pratique :

« Opère les lavages et les pansements avec de l’eau coupée de coaltar saponiné ! »

Denis répondit :

« C’est ce que je fais, Monsieur. »

M. Marambot ouvrit les deux yeux.

Il n’y avait plus de trace de sang ni sur le lit, ni dans la chambre, ni sur l’assassin. Le blessé était étendu en des draps bien blancs.

Les Deux hommes se regardèrent.

Enfin, M. Marambot prononça avec douceur :

« Tu as commis un grand crime. »

Denis répondit :

« Je suis en train de le réparer, Monsieur. Si vous ne me dénoncez pas, je vous servirai fidèlement comme par le passé. »

Ce n’était pas le moment de mécontenter son domestique. M. Marambot articula en refermant les yeux :

« Je te jure de ne pas te dénoncer. »


II

Denis sauva son maître. Il passa les nuits et les jours sans sommeil, ne quitta point la chambre du malade, lui prépara les drogues, les tisanes, les potions, lui tâtant le pouls, comptant anxieusement les pulsations, le maniant avec une habileté de garde-malade et un dévouement de fils.

À tout moment il demandait :

« Eh bien, Monsieur, comment vous trouvez-vous ? »

M. Marambot répondait d’une voix faible :

« Un peu mieux, mon garçon, je te remercie. »

Et quand le blessé s’éveillait, la nuit, il voyait souvent son gardien qui pleurait dans son fauteuil et s’essuyait les yeux en silence.

Jamais l’ancien pharmacien n’avait été si bien soigné, si dorloté, si câliné. Il s’était dit tout d’abord :

« Dès que je serai guéri, je me débarrasserai de ce garnement. »

Il entrait maintenant en convalescence et remettait de jour en jour le moment de se séparer de son meurtrier. Il songeait que personne n’aurait pour lui autant d’égards et d’attentions, qu’il tenait ce garçon par la peur ; et il le prévint qu’il avait déposé chez un notaire un testament le dénonçant à la justice s’il arrivait quelque accident nouveau.

Cette précaution lui paraissait le garantir dans l’avenir de tout nouvel attentat ; et il se demandait alors s’il ne serait même pas plus prudent de conserver près de lui cet homme, pour le surveiller attentivement.

Comme autrefois, quand il hésitait à acquérir quelque pharmacie plus importante, il ne se pouvait décider à prendre une résolution.

« Il sera toujours temps », se disait-il.

Denis continuait à se montrer un incomparable serviteur. M. Marambot était guéri. Il le garda.

Or, un matin, comme il achevait de déjeuner, il entendit tout à coup un grand bruit dans la cuisine. Il y courut. Denis se débattait, saisi par deux gendarmes. Le brigadier prenait gravement des notes sur son carnet.

Dès qu’il aperçut son maître, le domestique se mit à sangloter, criant :

« Vous m’avez dénoncé, Monsieur ; ce n’est pas bien, après ce que vous m’aviez promis. Vous manquez à votre parole d’honneur, monsieur Marambot ; ce n’est pas bien, ce n’est pas bien !… »

M. Marambot, stupéfait et désolé d’être soupçonné, leva la main :

« Je te jure devant Dieu, mon garçon, que je ne t’ai pas dénoncé. J’ignore absolument comment messieurs es gendarmes ont pu connaître la tentative d’assassinat sur moi. »

Le brigadier eut un sursaut :

« Vous dites qu’il a voulu vous tuer, monsieur Marambot ? »

Le pharmacien, éperdu, répondit :

« Mais, oui… Mais je ne l’ai pas dénoncé… Je n’ai rien dit… Je jure que je n’ai rien dit… Il me servait très bien depuis ce moment-là… »

Le brigadier articula sévèrement :

« Je prends note de votre déposition. La justice appréciera ce nouveau motif dont elle ignorait, monsieur Marambot. Je suis chargé d’arrêter votre domestique pour vol de deux canards enlevés subrepticement par lui chez M. Duhamel, pour lesquels il y a des témoins du délit. Je vous demande pardon, monsieur Marambot. Je rendrai compte de votre déclaration. »

Et, se tournant vers ses hommes, il commanda :

« Allons, en route ! »

Les deux gendarmes entraînèrent Denis.


III

L’avocat venait de plaider la folie, appuyant les deux délits l’un sur l’autre pour fortifier son argumentation. Il avait clairement prouvé que le vol des deux canards provenait du même état mental que les huit coups de couteau dans la personne de Marambot. Il avait finement analysé toutes les phases de cet état passager d’aliénation mentale, qui céderait, sans aucun doute, à un traitement de quelques mois dans une excellente maison de santé. Il avait parlé en termes enthousiastes du dévouement continu de cet honnête serviteur, des soins incomparables dont il avait entouré son maître blessé par lui dans une seconde d’égarement.

Touché jusqu’au cœur par ce souvenir, M. Marambot se sentit les yeux humides.

L’avocat s’en aperçut, ouvrit les bras d’un geste large, déployant ses longues manches noires comme des ailes de chauve-souris. Et, d’un ton vibrant, il cria :

« Regardez, regardez, regardez, messieurs les jurés, regardez ces larmes. Qu’ai-je à dire maintenant pour mon client ? Quel discours, quel argument, quel raisonnement vaudraient ces larmes de son maître ! Elles parlent plus haut que moi, plus haut que la loi ; elles crient : “ Pardon pour l’insensé d’une heure ! ” Elles implorent, elles absolvent, elles bénissent ! »

Il se tut, et s’assit.

Le président, alors se tournant vers Marambot, dont la déposition avait été excellente pour son domestique, lui demanda :

« Mais enfin, monsieur, en admettant même que vous ayez considéré cet homme comme dément, cela n’explique pas que vous l’ayez gardé. Il n’en était pas moins dangereux. »

Marambot répondit en s’essuyant les yeux :

« Que voulez-vous, monsieur le président, on a tant de mal à trouver des domestiques par le temps qui court… je n’aurais pas rencontré mieux. » Denis fut acquitté et mis, aux frais de son maître, dans un asile d’aliénés.


<t Lui ?>

Lui ?

À Pierre Decourcelle.

Mon cher ami, tu n’y comprends rien ? et je le conçois. Tu me crois devenu fou ? Je le suis peut-être un peu, mais non pas pour les raisons que tu supposes.

Oui. Je me marie. Voilà.

Et pourtant mes idées et mes convictions n’ont pas changé. Je considère l’accouplement légal comme une bêtise. Je suis certain que huit maris sur dix sont cocus. Et ils ne méritent pas moins pour avoir eu l’imbécillité d’enchaîner leur vie, de renoncer à l’amour libre, la seule chose gaie et bonne au monde, de couper l’aile à la fantaisie qui nous pousse sans cesse à toutes les femmes, etc., etc. Plus que jamais je me sens incapable d’aimer une femme parce que j’aimerai toujours trop toutes les autres. Je voudrais avoir mille bras, mille lèvres et mille… tempéraments pour pouvoir étreindre en même temps une armée de ces êtres charmants et sans importance.

Et cependant je me marie.

J’ajoute que je ne connais guère ma femme de demain. Je l’ai vue seulement quatre ou cinq fois. Je sais qu’elle ne me déplaît point ; cela me suffit pour ce que j’en veux faire. Elle est petite, blonde et grasse. Après demain, je désirerai ardemment une femme grande, brune et mince.

Elle n’est pas riche. Elle appartient à une famille moyenne. C’est une jeune fille comme on en trouve à la grosse, bonnes à marier, sans qualités et sans défauts apparents, dans la bourgeoisie ordinaire. On dit d’elle : « Mlle Lajolle est bien gentille. » On dira demain : « Elle est fort gentille, Mme Raymon. » Elle appartient enfin à la légion des jeunes filles honnêtes « dont on est heureux de faire sa femme » jusqu’au jour où on découvre qu’on préfère justement toutes les autres femmes à celle qu’on a choisie.

Alors pourquoi me marier, diras-tu ?

J’ose à peine t’avouer l’étrange et invraisemblable raison qui me pousse à cet acte insensé.

Je me marie pour n’être pas seul !

Je ne sais comment dire cela, comment me faire comprendre. Tu auras pitié de moi, et tu me mépriseras, tant mon état d’esprit est misérable.

Je ne veux plus être seul, la nuit. Je veux sentir un être près de moi, contre moi, un être qui peut parler, dire quelque chose, n’importe quoi.

Je veux pouvoir briser son sommeil ; lui poser une question quelconque brusquement, une question stupide pour entendre une voix, pour sentir habitée ma demeure, pour sentir une âme en éveil, un raisonnement en travail, pour voir, allumant brusquement ma bougie, une figure humaine à mon côté… parce que… parce que… (je n’ose pas avouer cette honte)… parce que j’ai peur, tout seul.

Oh ! tu ne me comprends pas encore.

Je n’ai pas peur d’un danger. Un homme entrerait, je le tuerais sans frissonner. Je n’ai pas peur des revenants ; je ne crois pas au surnaturel. Je n’ai pas peur des morts ; je crois à l’anéantissement définitif de chaque être qui disparaît.

Alors !… oui. Alors !… Eh bien ! j’ai peur de moi ! j’ai peur de la peur ; peur des spasmes de mon esprit qui s’affole, peur de cette horrible sensation de la terreur incompréhensible.

Ris si tu veux. Cela est affreux, inguérissable. J’ai peur des murs, des meubles, des objets familiers qui s’animent, pour moi, d’une sorte de vie animale. J’ai peur surtout du trouble horrible de ma pensée, de ma raison qui m’échappe brouillée, dispersée par une mystérieuse et invisible angoisse.

Je sens d’abord une vague inquiétude qui me passe dans l’âme et me fait courir un frisson sur la peau. Je regarde autour de moi. Rien ! Et je voudrais quelque chose ! Quoi ? Quelque chose de compréhensible. Puisque j’ai peur uniquement parce que je ne comprends pas ma peur.

Je parle ! j’ai peur de ma voix. Je marche ! j’ai peur de l’inconnu de derrière la porte, de derrière le rideau, de dans l’armoire, de sous le lit. Et pourtant je sais qu’il n’y a rien nulle part.

Je me retourne brusquement parce que j’ai peur de ce qui est derrière moi, bien qu’il n’y ait rien et que je le sache.

Je m’agite, je sens mon effarement grandir ; et je m’enferme dans ma chambre ; et je m’enfonce dans mon lit, et je me cache sous mes draps ; et blotti, roulé comme une boule, je ferme les yeux désespérément, et je demeure ainsi pendant un temps infini avec cette pensée que ma bougie demeure allumée sur ma table de nuit et qu’il faudrait pourtant l’éteindre. Et je n’ose pas.

N’est-ce pas affreux, d’être ainsi ?

Autrefois je n’éprouvais rien de cela. Je rentrais tranquillement. J’allais et je venais en mon logis sans que rien troublât la sérénité de mon âme. Si l’on m’avait dit quelle maladie de peur invraisemblable, stupide et terrible, devait me saisir un jour, j’aurais bien ri ; j’ouvrais les portes dans l’ombre avec assurance : je me couchais lentement, sans pousser les verrous, et je ne me relevais jamais au milieu des nuits pour m’assurer que toutes les issues de ma chambre étaient fortement closes.

Cela a commencé l’an dernier d’une singulière façon.

C’était en automne, par un soir humide. Quand ma bonne fut partie, après mon dîner, je me demandai ce que j’allais faire. Je marchai quelque temps à travers ma chambre. Je me sentais las, accablé sans raison, incapable de travailler, sans force même pour lire. Une pluie fine mouillait les vitres ; j’étais triste, tout pénétré par une de ces tristesses sans causes qui vous donnent envie de pleurer, qui vous font désirer de parler à n’importe qui pour secouer la lourdeur de notre pensée.

Je me sentais seul. Mon logis me paraissait vide comme il n’avait jamais été. Une solitude infinie et navrante m’entourait. Que faire ? Je m’assis. Alors une impatience nerveuse me courut dans les jambes. Je me relevai, et je me remis à marcher. J’avais peut-être aussi un peu de fièvre, car mes mains, que je tenais rejointes derrière mon dos, comme on fait souvent quand on se promène avec lenteur, se brûlaient l’une à l’autre, et je le remarquai. Puis soudain un frisson de froid me courut dans le dos. Je pensai que l’humidité du dehors entrait chez moi, et l’idée de faire du feu me vint. J’en allumai ; c’était la première fois de l’année. Et je m’assis de nouveau en regardant la flamme. Mais bientôt l’impossibilité de rester en place me fit encore me relever, et je sentis qu’il fallait m’en aller, me secouer, trouver un ami.

Je sortis. J’allai chez trois camarades que je ne rencontrai pas ; puis, je gagnai le boulevard, décidé à découvrir une personne de connaissance.

Il faisait triste partout. Les trottoirs trempés luisaient. Une tiédeur d’eau, une de ces tiédeurs qui vous glacent par frissons brusques, une tiédeur pesante de pluie impalpable accablait la rue, semblait lasser et obscurcir la flamme du gaz.

J’allais d’un pas mou, me répétant : « Je ne trouverai personne avec qui causer. »

J’inspectai plusieurs fois les cafés, depuis la Madeleine jusqu’au faubourg Poissonnière. Des gens tristes, assis devant des tables, semblaient n’avoir pas même la force de finir leurs consommations.

J’errai longtemps ainsi, et vers minuit, je me mis en route pour rentrer chez moi. J’étais fort calme, mais fort las. Mon concierge, qui se couche avant onze heures, m’ouvrit tout de suite, contrairement à son habitude ; et je pensai : « Tiens, un autre locataire vient sans doute de remonter. »

Quand je sors de chez moi, je donne toujours à ma porte deux tours de clef. Je la trouvai simplement tirée, et cela me frappa. Je supposai qu’on m’avait monté des lettres dans la soirée.

J’entrai. Mon feu brûlait encore et éclairait même un peu l’appartement. Je pris une bougie pour aller l’allumer au foyer, lorsqu’en jetant les yeux devant moi, j’aperçus quelqu’un assis dans mon fauteuil, et qui se chauffait les pieds en me tournant le dos.

Je n’eus pas peur, oh ! non, pas le moins du monde. Une supposition très vraisemblable me traversa l’esprit ; celle qu’un de mes amis était venu pour me voir. La concierge, prévenue par moi à ma sortie, avait dit que j’allais rentrer, avait prêté sa clef. Et toutes les circonstances de mon retour, en une seconde, me revinrent à la pensée : le cordon tiré tout de suite, ma porte seulement poussée.

Mon ami, dont je ne voyais que les cheveux, s’était endormi devant mon feu en m’attendant, et je m’avançai pour le réveiller. Je le voyais parfaitement, un de ses bras pendant à droite ; ses pieds étaient croisés l’un sur l’autre ; sa tête, penchée un peu sur le côté gauche du fauteuil, indiquait bien le sommeil. Je me demandais : « Qui est-ce ? » On y voyait peu d’ailleurs dans la pièce. J’avançai la main pour lui toucher l’épaule !…

Je rencontrai le bois du siège ! Il n’y avait plus personne. Le fauteuil était vide !

Quel sursaut, miséricorde !

Je reculai d’abord comme si un danger terrible eût apparu devant moi.

Puis je me retournai, sentant quelqu’un derrière mon dos ; puis, aussitôt, un impérieux besoin de revoir le fauteuil me fit pivoter encore une fois. Et je demeurai debout, haletant d’épouvante, tellement éperdu que je n’avais plus une pensée, prêt à tomber.

Mais je suis un homme de sang-froid, et tout de suite la raison me revint. Je songeai : « Je viens d’avoir une hallucination, voilà tout. » Et je réfléchis immédiatement sur ce phénomène. La pensée va vite dans ces moments-là.

J’avais eu une hallucination — c’était là un fait incontestable. Or, mon esprit était demeuré tout le temps lucide, fonctionnant régulièrement et logiquement. Il n’y avait donc aucun trouble du côté du cerveau. Les yeux seuls s’étaient trompés, avaient trompé ma pensée. Les yeux avaient eu une vision, une de ces visions qui font croire aux miracles les gens naïfs. C’était là un accident nerveux de l’appareil optique, rien de plus, un peu de congestion peut-être.

Et j’allumai ma bougie. Je m’aperçus, en me baissant vers le feu, que je tremblais, et je me relevai d’une secousse, comme si on m’eût touché par derrière.

Je n’étais point tranquille assurément.

Je fis quelques pas ; je parlai haut. Je chantai à mi-voix quelques refrains.

Puis je fermai la porte de ma chambre à double tour, et je me sentis un peu rassuré. Personne ne pouvait entrer, au moins.

Je m’assis encore et je réfléchis longtemps à mon aventure ; puis je me couchai, et je soufflai ma lumière.

Pendant quelques minutes, tout alla bien. Je restais sur le dos, assez paisiblement. Puis le besoin me vint de regarder dans ma chambre ; et je me mis sur le côté.

Mon feu n’avait plus que deux ou trois tisons rouges qui éclairaient juste les pieds du fauteuil ; et je crus revoir l’homme assis dessus.

J’enflammai une allumette d’un mouvement rapide. Je m’étais trompé, je ne voyais plus rien.

Je me levai, cependant, et j’allai cacher le fauteuil derrière mon lit.

Puis je refis l’obscurité et je tâchai de m’endormir. Je n’avais pas perdu connaissance » depuis plus de cinq minutes, quand j’aperçus, en songe, et nettement comme dans la réalité, toute la scène de la soirée. Je me réveillai éperdument, et, ayant éclairé mon logis, je demeurai assis dans mon lit, sans oser même essayer de redormir.

Deux fois cependant le sommeil m’envahit, malgré moi, pendant quelques secondes. Deux fois je revis la chose. Je me croyais devenu fou.

Quand le jour parut, je me sentis guéri et je sommeillai paisiblement jusqu’à midi.

C’était fini, bien fini. J’avais eu la fièvre, le cauchemar, que sais-je ? J’avais été malade, enfin. Je me trouvai néanmoins fort bête.

Je fus très gai ce jour-là. Je dînai au cabaret ; j’allai voir le spectacle, puis je me mis en chemin pour rentrer. Mais voilà qu’en approchant de ma maison une inquiétude étrange me saisit. J’avais peur de le revoir, lui. Non pas peur de lui, non pas peur de sa présence, à laquelle je ne croyais point, mais j’avais peur d’un trouble nouveau de mes yeux, peur de l’hallucination, peur de l’épouvante qui me saisirait.

Pendant plus d’une heure, j’errai de long en large sur le trottoir ; puis je me trouvai trop imbécile à la fin et j’entrai. Je haletais tellement que je ne pouvais plus monter mon escalier. Je restai encore plus de dix minutes devant mon logement sur le palier, puis, brusquement, j’eus un élan de courage, un roidissement de volonté. J’enfonçai ma clef ; je me précipitai en avant une bougie à la main, je poussai d’un coup de pied la porte entrebâillée de ma chambre, et je jetai un regard effaré vers la cheminée. Je ne vis rien. « Ah !… »

Quel soulagement ! Quelle joie ! Quelle délivrance ! J’allais et je venais d’un air gaillard. Mais je ne me sentais pas rassuré ; je me retournais par sursauts ; l’ombre des coins m’inquiétait.

Je dormis mal, réveillé sans cesse par des bruits imaginaires. Mais je ne le vis pas. Non. C’était fini !

Depuis ce jour-là j’ai peur tout seul, la nuit. Je la sens là, près de moi, autour de moi, la vision. Elle ne m’est point apparue de nouveau. Oh non ! Et qu’importe, d’ailleurs, puisque je n’y crois pas, puisque je sais que ce n’est rien !

Elle me gêne cependant parce que j’y pense sans cesse. — Une main pendait du côté droit, sa tête était penchée du côté gauche comme celle d’un homme qui dort… Allons, assez, nom de Dieu ! je n’y veux plus songer !

Qu’est-ce que cette obsession, pourtant ? Pourquoi cette persistance ? ses pieds étaient tout près du feu !

Il me hante, c’est fou, mais c’est ainsi. Qui, Il ? Je sais bien qu’il n’existe pas, que ce n’est rien ! Il n’existe que dans mon appréhension, que dans ma crainte, que dans mon angoisse ! Allons, assez !…

Oui, mais j’ai beau me raisonner, me roidir, je ne peux plus rester seul chez moi, parce qu’il y est. Je ne le verrai plus, je le sais, il ne se montrera plus, c’est fini cela. Mais il y est tout de même, dans ma pensée. Il demeure invisible, cela n’empêche qu’il y soit. Il est derrière les portes, dans l’armoire fermée, sous le lit, dans tous les coins obscurs, dans toutes les ombres. Si je tourne la porte, si j’ouvre l’armoire, si je baisse ma lumière sous le lit, si j’éclaire les coins, les ombres, il n’y est plus ; mais alors je le sens derrière moi. Je me retourne, certain cependant que je ne le verrai pas, que je ne le verrai plus. Il n’en est pas moins derrière moi, encore.

C’est stupide, mais c’est atroce. Que veux-tu ? Je n’y peux rien.

Mais si nous étions deux chez moi, je sens, oui, je sens assurément, qu’il n’y serait plus ! Car il est là parce que je suis seul, uniquement parce que je suis seul !


<t Miss Harriet>

Miss Harriet

À Madame….

Nous étions sept dans le break, quatre femmes et trois hommes, dont un sur le siège à côté du cocher, et nous montions, au pas des chevaux, la grande côte où serpentait la route.

Partis d’Étretat dès l’aurore, pour aller visiter les ruines de Tancarville, nous somnolions encore, engourdis dans l’air frais du matin. Les femmes surtout, peu accoutumées à ces réveils de chasseurs, laissaient à tout moment retomber leurs paupières, penchaient la tête ou bien bâillaient, insensibles à l’émotion du jour levant.

C’était l’automne. Des deux côtés du chemin les champs dénudés s’étendaient, jaunis par le pied court des avoines et des blés fauchés qui couvraient le sol comme une barbe mal rasée. La terre embrumée semblait fumer. Des alouettes chantaient en l’air, d’autres oiseaux pépiaient dans les buissons.

Le soleil enfin se leva devant nous, tout rouge au bord de l’horizon ; et, à mesure qu’il montait, plus clair de minute en minute, la campagne paraissait s’éveiller, sourire, se secouer, et ôter, comme une fille qui sort du lit, sa chemise de vapeurs blanches.

Le comte d’Étraille, assis sur le siège, cria : « Tenez, un lièvre », et il étendait le bras vers la gauche, indiquant une pièce de trèfle. L’animal filait, presque caché par ce champ, montrant seulement ses grandes oreilles ; puis il détala à travers un labouré, s’arrêta, repartit d’une course folle, changea de direction, s’arrêta de nouveau, inquiet, épiant tout danger, indécis sur la route à prendre ; puis il se remit à courir avec de grands sauts de l’arrière-train, et il disparut dans un large carré de betteraves. Tous les hommes s’éveillèrent, suivant la marche de la bête.

René Lemanoir prononça : « Nous ne sommes pas galants, ce matin », et regardant sa voisine, la petite baronne de Sérennes, qui luttait contre le sommeil, il lui dit à mi-voix : « Vous pensez à votre mari, baronne. Rassurez-vous, il ne revient que samedi. Vous avez encore quatre jours. »

Elle répondit avec un sourire endormi : « Que vous êtes bête ! » Puis, secouant sa torpeur, elle ajouta : « Voyons, dites-nous quelque chose pour nous faire rire. Vous, monsieur Chenal, qui passez pour avoir eu plus de bonnes fortunes que le duc de Richelieu, racontez une histoire d’amour qui vous soit arrivée, ce que vous voudrez. »

Léon Chenal, un vieux peintre qui avait été très beau, très fort, très fier de son physique, et très aimé, prit dans sa main sa longue barbe blanche et sourit, puis, après quelques moments de réflexion, il devint grave tout à coup.

« Ce ne sera pas gai, mesdames ; je vais vous raconter le plus lamentable amour de ma vie. Je souhaite à mes amis de n’en point inspirer de semblable, »


I

J’avais alors vingt-cinq ans et je faisais le rapin le long des côtes normandes.

J’appelle « faire le rapin », ce vagabondage sac au dos, d’auberge en auberge, sous prétexte d’études et de paysages sur nature. Je ne sais rien de meilleur que cette vie errante, au hasard. On est libre, sans entraves d’aucune sorte, sans soucis, sans préoccupations, sans penser même au lendemain. On va par le chemin qui vous plaît, sans autre guide que sa fantaisie, sans autre conseiller que le plaisir des yeux. On s’arrête parce qu’un ruisseau vous a séduit, parce qu’on sentait bon les pommes de terre frites devant la porte d’un hôtelier. Parfois c’est un parfum de clématite qui a décidé votre choix, ou l’œillade naïve d’une fille d’auberge. N’ayez point de mépris pour ces rustiques tendresses. Elles ont une âme et des sens aussi, ces filles, et des joues fermes et des lèvres fraîches ; et leur baiser violent est fort et savoureux comme un fruit sauvage. L’amour a toujours du prix, d’où qu’il vienne. Un cœur qui bat quand vous paraissez, un œil qui pleure quand vous partez, sont des choses si rares, si douces, si précieuses, qu’il ne les faut jamais mépriser.

J’ai connu les rendez-vous dans les fossés pleins de primevères, derrière l’étable où dorment les vaches, et sur la paille des greniers encore tièdes de la chaleur du jour. J’ai des souvenirs de grosse toile grise sur des chairs élastiques et rudes, et des regrets de naïves et franches caresses, plus délicates en leur brutalité sincère, que les subtils plaisirs obtenus de femmes charmantes et distinguées.

Mais ce qu’on aime surtout dans ces courses à l’aventure, c’est la campagne, les bois, les levers de soleil, les crépuscules, les clairs de lune. Ce sont, pour les peintres, des voyages de noce avec la terre. On est seul tout près d’elle dans ce long rendez-vous tranquille. On se couche dans une prairie, au milieu des marguerites et des coquelicots, et, les yeux ouverts, sous une claire tombée de soleil, on regarde au loin le petit village avec son clocher pointu qui sonne midi.

On s’assied au bord d’une source qui sort au pied d’un chêne, au milieu d’une chevelure d’herbes frêles, hautes, luisantes de vie. On s’agenouille, on se penche, on boit cette eau froide et transparente qui vous mouille la moustache et le nez, on la boit avec un plaisir physique, comme si on baisait la source, lèvre à lèvre. Parfois, quand on rencontre un trou, le long de ces minces cours d’eau, on s’y plonge, tout nu, et on sent sur sa peau, de la tête aux pieds, comme une caresse glacée et délicieuse, le frémissement du courant vif et léger.

On est gai sur la colline, mélancolique au bord des étangs, exalté lorsque le soleil se noie dans un océan de nuages sanglants et qu’il jette aux rivières des reflets rouges. Et, le soir, sous la lune qui passe au fond du ciel, on songe à mille choses singulières qui ne vous viendraient pas à l’esprit sous la brûlante clarté du jour.

Donc, en errant ainsi par ce pays même où nous sommes cette année, j’arrivai un soir au petit village de Bénouville, sur la Falaise, entre Yport et Étretat. Je venais de Fécamp en suivant la côte, la haute côte droite comme une muraille, avec ses saillies de rochers crayeux tombant à pic dans la mer. J’avais marché depuis le matin sur ce gazon ras, fin et souple comme un tapis, qui pousse au bord de l’abîme sous le vent salé du large. Et, chantant à plein gosier, allant à grands pas, regardant tantôt la fuite lente et arrondie d’une mouette promenant sur le ciel bleu la courbe blanche de ses ailes, tantôt, sur la mer verte, la voile brune d’une barque de pêche, j’avais passé un jour heureux d’insouciance et de liberté.

On m’indiqua une petite ferme où on logeait des voyageurs, sorte d’auberge tenue par une paysanne au milieu d’une cour normande entourée d’un double rang de hêtres.

Quittant la falaise, je gagnai donc le hameau enfermé dans ses grands arbres et je me présentai chez la mère Lecacheur.

C’était une vieille campagnarde, ridée ?, sévère, qui semblait toujours recevoir les pratiques à contrecœur, avec une sorte de méfiance.

Nous étions en mai ; les pommiers épanouis couvraient la cour d’un toit de fleurs parfumées, semaient incessamment une pluie tournoyante de folioles roses qui tombaient sans fin sur les gens et sur l’herbe.

Je demandai : « Eh bien, madame Lecacheur, avez-vous une chambre pour moi ? »

Étonnée de voir que je savais son nom, elle répondit : « C’est selon, tout est loué. On pourrait voir tout de même. »

En cinq minutes nous fûmes d’accord, et je déposai mon sac sur le sol de terre d’une pièce rustique, meublée d’un lit, de deux chaises, d’une table et d’une cuvette. Elle donnait dans la cuisine, grande, enfumée, où les pensionnaires prenaient leurs repas avec les gens de la ferme et la patronne, qui était veuve.

Je me lavai les mains, puis je ressortis. La vieille faisait fricasser un poulet pour le dîner dans sa large cheminée où pendait la crémaillère noire de fumée.

« Vous avez donc des voyageurs en ce moment ? » lui dis-je.

Elle répondit, de son air mécontent : « J’ons eune dame, eune Anglaise d’âge. Alle occupe l’autre chambre. »

J’obtins, moyennant une augmentation de cinq sols par jour, le droit de manger seul dans la cour quand il ferait beau.

On mit donc mon couvert devant la porte, et je commençai à dépecer à coups de dents les membres maigres de la poule normande en buvant du cidre clair et en mâchant du gros pain blanc, vieux de quatre jours, mais excellent.

Tout à coup la barrière de bois qui donnait sur le chemin s’ouvrit, et une étrange personne se dirigea vers la maison. Elle était très maigre, très grande, tellement serrée dans un châle écossais à carreaux rouges, qu’on l’eût crue privée de bras si on n’avait vu une longue main paraître à la hauteur des hanches, tenant une ombrelle blanche de touriste. Sa figure de momie, encadrée de boudins de cheveux gris roulés, qui sautillaient à chacun de ses pas, me fit penser, je ne sais pourquoi, à un hareng saur qui aurait porté des papillotes. Elle passa devant moi vivement, en baissant les yeux, et s’enfonça dans la chaumière.

Cette singulière apparition m’égaya ; c’était ma voisine assurément, l’Anglaise d’âge dont avait parlé notre hôtesse.

Je ne la revis pas ce jour-là. Le lendemain, comme je m’étais installé pour peindre au fond de ce vallon charmant que vous connaissez et qui descend jusqu’à Étretat, j’aperçus, en levant les yeux tout à coup, quelque chose de singulier dressé sur la crête du coteau ; on eût dit un mât pavoisé. C’était elle. En me voyant elle disparut.

Je rentrai à midi pour déjeuner et je pris place à la table commune, afin de faire connaissance avec cette vieille originale. Mais elle ne répondit pas à mes politesses, insensible même à mes petits soins. Je lui versais de l’eau avec obstination, je lui passais les plats avec empressement. Un léger mouvement de tête, presque imperceptible, et un mot anglais murmuré si bas que je ne l’entendais point, étaient ses seuls remerciements.

Je cessai de m’occuper d’elle, bien qu’elle inquiétât ma pensée.

Au bout de trois jours j’en savais sur elle aussi long que Mme Lecacheur elle-même.

Elle s’appelait miss Harriet. Cherchant un village perdu pour y passer l’été, elle s’était arrêtée à Bénouville, six semaines auparavant, et ne semblait point disposée à s’en aller. Elle ne parlait jamais à table, mangeait vite, tout en lisant un petit livre de propagande protestante. Elle en distribuait à tout le monde, de ces livres. Le curé lui-même en avait reçu quatre apportés par un gamin moyennant deux sous de commission. Elle disait quelquefois à notre hôtesse, tout à coup, sans que rien préparât cette déclaration : « Je aimé le Seigneur plus que tout ; je le admiré dans toute son création, je le adoré dans toute son nature, je le pôrté toujours dans mon cœur. » Et elle remettait aussitôt à la paysanne interdite une de ses brochures destinées à convertir l’univers.

Dans le village on ne l’aimait point. L’instituteur ayant déclaré : « C’est une athée », une sorte de réprobation pesait sur elle. Le curé, consulté par Mme Lecacheur, répondit : « C’est une hérétique, mais Dieu ne veut pas la mort du pécheur, et je la crois une personne d’une moralité parfaite. »

Ces mots « Athée — Hérétique », dont on ignorait le sens précis, jetaient des doutes dans les esprits. On prétendait en outre que l’Anglaise était riche et qu’elle avait passé sa vie à voyager dans tous les pays du monde, parce que sa famille l’avait chassée. Pourquoi sa famille l’avait-elle chassée ? À cause de son impiété naturellement.

C’était, en vérité, une de ces exaltées à principes, une de ces puritaines opiniâtres comme l’Angleterre en produit tant, une de ces vieilles et bonnes filles insupportables qui hantent toutes les tables d’hôte de l’Europe, gâtent l’Italie, empoisonnent la Suisse, rendent inhabitables les villes charmantes de la Méditerranée, apportent partout leurs manies bizarres, leurs mœurs de vestales pétrifiées, leurs toilettes indescriptibles et une certaine odeur de caoutchouc qui ferait croire qu’on les glisse, la nuit, dans un étui.

Quand j’en apercevais une dans un hôtel, je me sauvais comme les oiseaux qui voient un mannequin dans un champ.

Celle-là cependant me paraissait tellement singulière qu’elle ne me déplaisait point.

Mme Lecacheur, hostile par instinct à tout ce qui n’était pas paysan, sentait en son esprit borné une sorte de haine pour les allures extatiques de la vieille fille. Elle avait trouvé un terme pour la qualifier, un terme méprisant assurément, venu je ne sais comment sur ses lèvres, appelé par je ne sais quel confus et mystérieux travail d’esprit. Elle disait : « C’est une démoniaque. » Et ce mot, collé sur cet être austère et sentimental, me semblait d’un irrésistible comique. Je ne l’appelais plus moi-même que « la démoniaque », éprouvant un plaisir drôle à prononcer tout haut ces syllabes en l’apercevant.

Je demandais à la mère Lecacheur : « Eh bien, qu’est-ce que fait notre démoniaque aujourd’hui ? »

Et la paysanne répondait d’un air scandalisé :

« Croiriez-vous, monsieur qu’all’a ramassé un crapaud dont on avait pilé la patte, et qu’all’ l’a porté dans sa chambre, et qu’all’ l’a mis dans sa cuvette et qu’all’y met un pansage comme à un homme. Si c’est pas une profanation ! »

Une autre fois, en se promenant au pied de la falaise, elle avait acheté un gros poisson qu’on venait de pêcher, rien que pour le rejeter à la mer. Et le matelot, bien que payé largement, l’avait injuriée à profusion, plus exaspéré que si elle lui eût pris son argent dans sa poche. Après un mois il ne pouvait encore parler de cela sans se mettre en fureur et sans crier des outrages. Oh, oui ! c’était bien une démoniaque, miss Harriet, la mère Lecacheur avait eu une inspiration de génie en la baptisant ainsi.

Le garçon d’écurie, qu’on appelait Sapeur parce qu’il avait servi en Afrique dans son jeune temps, nourrissait d’autres opinions. Il disait d’un air malin : « Ça est une ancienne qu’a fait son temps. »

Si la pauvre fille avait su ?

La petite bonne Céleste ne la servait pas volontiers, sans que j’eusse pu comprendre pourquoi. Peut-être uniquement parce qu’elle était étrangère, d’une autre race, d’une autre langue, et d’une autre religion. C’était une démoniaque enfin !

Elle passait son temps à errer par la campagne, cherchant et adorant Dieu dans la nature. Je la trouvai, un soir, à genoux dans un buisson. Ayant distingué quelque chose de rouge à travers les feuilles, j’écartai les branches, et miss Harriet se dressa, confuse d’avoir été vue ainsi, fixant sur moi des yeux effarés comme ceux des chats-huants surpris en plein jour.

Parfois, quand je travaillais dans les rochers, je l’apercevais tout à coup sur le bord de la falaise, pareille à un signal de sémaphore. Elle regardait passionnément la vaste mer dorée de lumière et le grand ciel empourpré de feu. Parfois je la distinguais au fond d’un vallon, marchant vite, de son pas élastique d’Anglaise ; et j’allais vers elle, attiré je ne sais par quoi, uniquement pour voir son visage d’illuminée, son visage sec, indicible, content d’une joie intérieure et profonde.

Souvent aussi je la rencontrais au coin d’une ferme, assise sur l’herbe, sous l’ombre d’un pommier, avec son petit livre biblique ouvert sur les genoux, et le regard flottant au loin.

Car je ne m’en allais plus, attaché dans ce pays calme par mille liens d’amour pour ses larges et doux paysages. J’étais bien dans cette ferme ignorée, loin de tout, près de la Terre, de la bonne, saine, belle et verte terre que nous engraisserons nous-mêmes de notre corps, un jour. Et peut-être, faut-il l’avouer, un rien de curiosité aussi me retenait chez la mère Lecacheur. J’aurais voulu connaître un peu cette étrange miss Harriet et savoir ce qui se passe dans les âmes solitaires de ces vieilles Anglaises errantes.


II

Nous fîmes connaissance assez singulièrement. Je venais d’achever une étude qui me paraissait crâne, et qui l’était. Elle fut vendue dix mille francs quinze ans plus tard. C’était plus simple d’ailleurs que deux et deux font quatre et en dehors des règles académiques. Tout le côté droit de ma toile représentait une roche, une énorme roche à verrues, couverte de varechs bruns, jaunes et rouges, sur qui le soleil coulait comme de l’huile. La lumière, sans qu’on vît l’astre caché derrière moi, tombait sur la pierre et la dorait de feu. C’était ça. Un premier plan étourdissant de clarté, enflammé, superbe.

À gauche la mer, pas la mer bleue, la mer d’ardoise, mais la mer de jade, verdâtre, laiteuse et dure aussi sous le ciel foncé.

J’étais tellement content de mon travail que je dansais en le rapportant à l’auberge. J’aurais voulu que le monde entier le vît tout de suite. Je me rappelle que je le montrai à une vache au bord du sentier, en lui criant :

« Regarde ça, ma vieille. Tu n’en verras pas souvent de pareilles. »

En arrivant devant la maison, j’appelai aussitôt la mère Lecacheur en braillant à tue-tête :

« Ohé ! ohé ! La patronne, amenez-vous et pigez-moi ça. »

La paysanne arriva et considéra mon œuvre de son œil stupide qui ne distinguait rien, qui ne voyait même pas si cela représentait un bœuf ou une maison.

Miss Harriet rentrait, et elle passait derrière moi juste au moment où, tenant ma toile à bout de bras, je la montrais à l’aubergiste. La démoniaque ne put pas ne pas la voir, car j’avais soin de présenter la chose de telle sorte qu’elle n’échappât point à son œil. Elle s’arrêta net, saisie, stupéfaite. C’était sa roche, paraît-il, celle où elle grimpait pour rêver à son aise.

Elle murmura un « Aoh ! » britannique si accentué et si flatteur, que je me tournai vers elle en souriant ; et je lui dis :

« C’est ma dernière étude, mademoiselle. »

Elle murmura, extasiée, comique et attendrissante :

« Oh ! monsieur, vô comprené le nature d’une fâçon palpitante. »

Je rougis, ma foi, plus ému par ce compliment que s’il fût venu d’une reine. J’étais séduit, conquis, vaincu. Je l’aurais embrassée, parole d’honneur !

Je m’assis à table à côté d’elle, comme toujours. Pour la première fois elle parla, continuant à haute voix sa pensée : « Oh ! j’aimé tant le nature ! »

Je lui offris du pain, de l’eau, du vin. Elle acceptait maintenant avec un petit sourire de momie. Et je commençai à causer paysage.

Après le repas, nous étant levés ensemble, nous nous mîmes à marcher à travers la cour ; puis, attiré sans doute par l’incendie formidable que le soleil couchant allumait sur la mer, j’ouvris la barrière qui donnait vers la falaise, et nous voilà partis, côte à côte, contents comme deux personnes qui viennent de se comprendre et de se pénétrer.

C’était un soir tiède, amolli, un de ces soirs de bien-être où la chair et l’esprit sont heureux. Tout est jouissance et tout est charme. L’air tiède, embaumé, plein de senteurs d’herbes et de senteurs d’algues, caresse l’odorat de son parfum sauvage, caresse le palais de sa saveur marine, caresse l’esprit de sa douceur pénétrante. Nous allions maintenant au bord de l’abîme, au-dessus de la vaste mer qui roulait, à cent mètres sous nous, ses petits flots. Et nous buvions, la bouche ouverte et la poitrine dilatée, ce souffle frais qui avait passé l’Océan et qui nous glissait sur la peau, lent et salé par le long baiser des vagues.

Serrée dans son châle à carreaux, l’air inspiré, les dents au vent, l’Anglaise regardait l’énorme soleil s’abaisser vers la mer. Devant nous, là-bas, là-bas, à la limite de la vue, un trois-mâts couvert de voiles dessinait sa silhouette sur le ciel enflammé, et un vapeur, plus proche, passait en déroulant sa fumée qui laissait derrière lui un nuage sans fin traversant tout l’horizon.

Le globe rouge descendait toujours, lentement. Et bientôt il toucha l’eau, juste derrière le navire immobile qui apparut, comme dans un cadre de feu, au milieu de l’astre éclatant. Il s’enfonçait peu à peu, dévoré par l’Océan. On le voyait plonger, diminuer, disparaître. C’était fini. Seul le petit bâtiment montrait toujours son profil découpé sur le fond d’or du ciel lointain.

Miss Harriet contemplait d’un regard passionné la fin flamboyante du jour. Et elle avait certes une envie immodérée d’étreindre le ciel, la mer, tout l’horizon.

Elle murmura : « Aoh ! j’aimé… j’aimé… j’aimé… » Je vis une larme dans son œil. Elle reprit : « Je vôdré être une petite oiseau pour m’envolé dans le firmament. »

Et elle restait debout, comme je l’avais vue souvent, piquée sur la falaise, rouge aussi dans son châle de pourpre. J’eus envie de la croquer sur mon album. On eût dit la caricature de l’extase.

Je me retournai pour ne pas sourire.

Puis, je lui parlai peinture, comme j’aurais fait à un camarade, notant les tons, les valeurs, les vigueurs, avec des termes du métier. Elle m’écoutait attentivement, comprenant, cherchant à deviner le sens obscur des mots, à pénétrer ma pensée. De temps en temps elle prononçait : « Oh ! je comprené, je comprené. C’été très palpitante. »

Nous rentrâmes.

Le lendemain, en m’apercevant, elle vint vivement me tendre la main. Et nous fûmes amis tout de suite.

C’était une brave créature qui avait une sorte d’âme à ressorts, partant par bonds dans l’enthousiasme. Elle manquait d’équilibre, comme toutes les femmes restées filles à cinquante ans. Elle semblait confite dans une innocence surie ; mais elle avait gardé au cœur quelque chose de très jeune, d’enflammé. Elle aimait la nature et les bêtes, de l’amour exalté, fermenté comme une boisson trop vieille, de l’amour sensuel qu’elle n’avait point donné aux hommes.

Il est certain que la vue d’une chienne allaitant, d’une jument courant dans un pré avec son poulain dans les jambes, d’un nid d’oiseau plein de petits, piaillant, le bec ouvert, la tête énorme, le corps tout nu, la faisait palpiter d’une émotion exagérée.

Pauvres êtres solitaires, errants et tristes des tables d’hôte, pauvres êtres ridicules et lamentables, je vous aime depuis que j’ai connu celui-là !

Je m’aperçus bientôt qu’elle avait quelque chose à me dire, mais elle n’osait point, et je m’amusais de sa timidité. Quand je partais, le matin, avec ma boîte sur le dos, elle m’accompagnait jusqu’au bout du village, muette, visiblement anxieuse et cherchant ses mots pour commencer. Puis elle me quittait brusquement et s’en allait vite, de son pas sautillant.

Un jour enfin, elle prit courage : « Je vôdré voir vô comment vô faites le peinture ? Volé vô ? Je été très curieux. » Et elle rougissait comme si elle eût prononcé des paroles extrêmement audacieuses.

Je l’emmenai au fond du Petit-Val, où je commençais une grande étude.

Elle resta debout derrière moi, suivant tous mes gestes avec une attention concentrée.

Puis soudain, craignant peut-être de me gêner, elle me dit « Merci » et s’en alla.

Mais en peu de temps elle devint plus familière et elle se mit à m’accompagner chaque jour avec un plaisir visible. Elle apportait sous son bras son pliant, ne voulant point permettre que je le prisse, et elle s’asseyait à mon côté. Elle demeurait là pendant des heures, immobile et muette, suivant de l’œil le bout de mon pinceau dans tous ses mouvements. Quand j’obtenais, par une large plaque de couleur posée brusquement avec le couteau, un effet juste et inattendu, elle poussait malgré elle un petit « Aoh » d’étonnement, de joie et d’admiration. Elle avait un sentiment de respect attendri pour mes toiles, de respect presque religieux pour cette reproduction humaine d’une parcelle de l’œuvre divine. Mes études lui apparaissaient comme des sortes de tableaux de sainteté ; et parfois elle me parlait de Dieu, essayant de me convertir.

Oh ! c’était un drôle de bonhomme que son bon Dieu, une sorte de philosophe de village, sans grands moyens et sans grande puissance, car elle se le figurait toujours désolé des injustices commises sous ses yeux — comme s’il n’avait pas pu les empêcher.

Elle était, d’ailleurs, en termes excellents avec lui, paraissant même confidente de ses secrets et de ses contrariétés. Elle disait : « Dieu veut » ou « Dieu ne veut pas », comme un sergent qui annoncerait au conscrit que : « Le colonel il a ordonné. »

Elle déplorait du fond du cœur mon ignorance des intentions célestes qu’elle s’efforçait de me révéler ; et je trouvais chaque jour dans mes poches, dans mon chapeau quand je le laissais par terre, dans ma boîte à couleurs, dans mes souliers cirés devant ma porte au matin, ces petites brochures de piété qu’elle recevait sans doute directement du Paradis.

Je la traitais comme une ancienne amie, avec une franchise cordiale. Mais je m’aperçus bientôt que ses allures avaient un peu changé. Je n’y pris pas garde dans les premiers temps.

Quand je travaillais, soit au fond de mon vallon, soit dans quelque chemin creux, je la voyais soudain paraître, arrivant de sa marche rapide et scandée. Elle s’asseyait brusquement, essoufflée comme si elle eût couru ou comme si quelque émotion profonde l’agitait. Elle était fort rouge, de ce rouge anglais qu’aucun autre peuple ne possède ; puis, sans raison, elle pâlissait, devenait couleur de terre et semblait près de défaillir. Peu à peu, cependant, je la voyais reprendre sa physionomie ordinaire et elle se mettait à parler.

Puis, tout à coup, elle laissait une phrase au milieu, se levait et se sauvait si vite et si étrangement que je cherchais si je n’avais rien fait qui pût lui déplaire ou la blesser.

Enfin je pensai que ce devaient être là ses allures normales, un peu modifiées sans doute en mon honneur dans les premiers temps de notre connaissance.

Quand elle rentrait à la ferme après des heures de marche sur la côte battue du vent, ses longs cheveux tordus en spirales s’étaient souvent déroulés et pendaient comme si leur ressort eût été cassé. Elle ne s’en inquiétait guère, autrefois, et s’en venait dîner sans gêne, dépeignée ainsi par sa sœur la brise.

Maintenant elle montait dans sa chambre pour rajuster ce que j’appelais ses verres de lampe ; et quand je lui disais avec une galanterie familière qui la scandalisait toujours : « Vous êtes belle comme un astre aujourd’hui, miss Harriet », un peu de sang lui montait aussitôt aux joues, du sang de jeune fille, du sang de quinze ans.

Puis elle redevint tout à fait sauvage et cessa de venir me voir peindre. Je pensai : « C’est une crise, cela se passera. » Mais cela ne se passait point. Quand je lui parlais, maintenant, elle me répondait, soit avec une indifférence affectée, soit avec une irritation sourde. Et elle avait des brusqueries, des impatiences, des nerfs. Je ne l’apercevais qu’aux repas et nous ne causions plus guère. Je pensai vraiment que je l’avais froissée en quelque chose ; et je lui demandai un soir : « Miss Harriet, pourquoi n’êtes-vous plus avec moi comme autrefois ? Qu’est-ce que j’ai fait pour vous déplaire ? Vous me causez beaucoup de peine ! »

Elle répondit, avec un accent de colère tout à fait drôle : « J’été toujours avec vô le même qu’autrefois. Ce n’été pas vrai, pas vrai », et elle courut s’enfermer dans sa chambre.

Elle me regardait par moments d’une étrange façon. Je me suis dit souvent depuis ce temps que les condamnés à mort doivent regarder ainsi quand on leur annonce le dernier jour. Il y avait dans son œil une espèce de folie, une folie mystique et violente ; et autre chose encore, une fièvre, un désir exaspéré, impatient et impuissant de l’irréalisé et de l’irréalisable ! Et il me semblait qu’il y avait aussi en elle un combat où son cœur luttait contre une force inconnue qu’elle voulait dompter, et peut-être encore autre chose… Que sais-je ? que sais-je ?


III

Ce fut vraiment une singulière révélation.

Depuis quelque temps je travaillais chaque matin, dès l’aurore, à un tableau dont voici le sujet :

Un ravin profond, encaissé, dominé par deux talus de ronces et d’arbres s’allongeait, perdu, noyé dans cette vapeur laiteuse, dans cette ouate qui flotte parfois sur les vallons, au lever du jour. Et tout au fond de cette brume épaisse et transparente, on voyait venir, ou plutôt on devinait, un couple humain, un gars et une fille, embrassés, enlacés, elle la tête levée vers lui, lui penché vers elle, et bouche à bouche.

Un premier rayon de soleil, glissant entre les branches, traversait ce brouillard d’aurore, l’illuminait d’un reflet rose derrière les rustiques amoureux, faisait passer leurs ombres vagues dans une clarté argentée. C’était bien, ma foi, fort bien.

Je travaillais dans la descente qui mène au petit val d’Étretat. J’avais par chance, ce matin-là, la buée flottante qu’il me fallait.

Quelque chose se dressa devant moi, comme un fantôme : c’était miss Harriet. En me voyant elle voulut fuir. Mais je l’appelai, criant : « Venez, venez donc, mademoiselle, j’ai un petit tableau pour vous. »

Elle s’approcha, comme à regret. Je lui tendis mon esquisse. Elle ne dit rien, mais elle demeura longtemps immobile à regarder, et brusquement elle se mit à pleurer. Elle pleurait avec des spasmes nerveux comme les gens qui ont beaucoup lutté contre les larmes, et qui ne peuvent plus, qui s’abandonnent en résistant encore. Je me levai d’une secousse, ému moi-même de ce chagrin que je ne comprenais pas, et je lui pris les mains par un mouvement d’affection brusque, un vrai mouvement de Français qui agit plus vite qu’il ne pense.

Elle laissa quelques secondes ses mains dans les miennes, et je les sentis frémir comme si tous ses nerfs se fussent tordus. Puis elle les retira brusquement, ou plutôt, les arracha.

Je l’avais reconnu, ce frisson-là, pour l’avoir déjà senti ; et rien ne m’y tromperait. Ah ! le frisson d’amour d’une femme, qu’elle ait quinze ou cinquante ans, qu’elle soit du peuple ou du monde, me va si droit au cœur que je n’hésite jamais à le comprendre.

Tout son pauvre être avait tremblé, vibré, défailli. Je le savais. Elle s’en alla sans que j’eusse dit un mot, me laissant surpris comme devant un miracle, et désolé comme si j’eusse commis un crime.

Je ne rentrai pas pour déjeuner. J’allai faire un tour au bord de la falaise, ayant autant envie de pleurer que de rire, trouvant l’aventure comique et déplorable, me sentant ridicule et la jugeant malheureuse à devenir folle.

Je me demandais ce que je devais faire.

Je jugeai que je n’avais plus qu’à partir, et j’en pris tout de suite la résolution.

Après avoir vagabondé jusqu’au dîner, un peu triste, un peu rêveur, je rentrai à l’heure de la soupe.

On se mit à table comme de coutume. Miss Harriet était là, mangeait gravement, sans parler à personne et sans lever les yeux. Elle avait d’ailleurs son visage et son allure ordinaires.

J’attendis la fin du repas, puis, me tournant vers la patronne : « Eh bien, madame Lecacheur, je ne vais pas tarder à vous quitter. »

La bonne femme, surprise et chagrine, s’écria de sa voix traînante : « Qué qu’ vous dites là, mon brave monsieur ? vous allez nous quitter ! J’étions si bien accoutumés à vous ! »

Je regardais de coin miss Harriet ; sa figure n’avait point tressailli. Mais Céleste, la petite bonne, venait de lever les yeux vers moi. C’était une grosse fille de dix-huit ans, rougeaude, fraîche, forte comme un cheval, et propre, chose rare. Je l’embrassais quelquefois dans les coins, par habitude de coureur d’auberges, rien de plus.

Et le dîner s’acheva.

J’allai fumer ma pipe sous les pommiers, en marchant de long en large, d’un bout à l’autre de la cour. Toutes les réflexions que j’avais faites dans le jour, l’étrange découverte du matin, cet amour grotesque et passionné attaché à moi, des souvenirs venus à la suite de cette révélation, des souvenirs charmants et troublants, peut-être aussi ce regard de servante levé sur moi à l’annonce de mon départ, tout cela mêlé, combiné, me mettait maintenant une humeur gaillarde au corps, un picotement de baisers sur les lèvres, et, dans les veines, ce je ne sais quoi qui pousse à faire des bêtises.

La nuit venait, glissant son ombre sous les arbres, et j’aperçus Céleste qui s’en allait fermer le poulailler de l’autre côté de l’enclos. Je m’élançai, courant à pas si légers qu’elle n’entendit rien, et comme elle se relevait, après avoir baissé la petite trappe par où entrent et sortent les poules, je la saisis à pleins bras, jetant sur sa figure large et grasse une grêle de caresses. Elle se débattait, riant tout de même, accoutumée à cela.

Pourquoi l’ai-je lâchée vivement ? Pourquoi me suis-je retourné d’une secousse ? Comment ai-je senti quelqu’un derrière moi ?

C’était miss Harriet qui rentrait, et qui nous avait vus, et qui restait immobile comme en face d’un spectre. Puis elle disparut dans la nuit.

Je revins honteux, troublé, plus désespéré d’avoir été surpris ainsi par elle que si elle m’avait trouvé commettant quelque acte criminel.

Je dormis mal, énervé à l’excès, hanté de pensées tristes. Il me sembla entendre pleurer. Je me trompais sans doute. Plusieurs fois aussi je crus qu’on marchait dans la maison et qu’on ouvrait la porte du dehors.

Vers le matin la fatigue m’accablant, le sommeil enfin me saisit. Je m’éveillai tard et ne me montrai que pour déjeuner, confus encore, ne sachant quelle contenance garder.

On n’avait point aperçu miss Harriet. On l’attendit ; elle ne parut pas. La mère Lecacheur entra dans sa chambre, l’Anglaise était partie. Elle avait dû même sortir dès l’aurore, comme elle sortait souvent, pour voir se lever le soleil.

On ne s’en étonna point et on se mit à manger en silence.

Il faisait chaud, très chaud, c’était un de ces jours brûlants et lourds où pas une feuille ne remue. On avait tiré la table dehors, sous un pommier ; et de temps en temps Sapeur allait remplir au cellier la cruche au cidre, tant on buvait. Céleste apportait les plats de la cuisine, un ragoût de mouton aux pommes de terre, un lapin sauté et une salade. Puis elle posa devant nous une assiette de cerises, les premières de la saison.

Voulant les laver et les rafraîchir, je priai la petite bonne d’aller me tirer un seau d’eau bien froide.

Elle revint au bout de cinq minutes en déclarant que le puits était tari. Ayant laissé descendre toute la corde, le seau avait touché le fond, puis il était remonté vide. La mère Lecacheur voulut se rendre compte par elle-même, et s’en alla regarder par le trou. Elle revint en annonçant qu’on voyait bien quelque chose dans son puits, quelque chose qui n’était pas naturel. Un voisin sans doute y avait jeté des bottes de paille, par vengeance.

Je voulus aussi regarder, espérant que je saurais mieux distinguer, et je me penchai sur le bord. J’aperçus vaguement un objet blanc. Mais quoi ? J’eus alors l’idée de descendre une lanterne au bout d’une corde. La lueur jaune dansait sur les parois de pierre, s’enfonçant peu à peu. Nous étions tous les quatre inclinés sur l’ouverture, Sapeur et Céleste nous ayant rejoints. La lanterne s’arrêta au-dessus d’une masse indistincte, blanche et noire, singulière, incompréhensible. Sapeur s’écria :

« C’est un cheval. Je vé le sabot. Y s’ra tombé c’te nuit après s’avoir écapé du pré. »

Mais soudain, je frissonnai jusqu’aux moelles. Je venais de reconnaître un pied, puis une jambe dressée ; le corps entier et l’autre jambe disparaissaient sous l’eau.

Je balbutiai, très bas, et tremblant si fort que la lanterne dansait éperdument au-dessus du soulier :

« C’est une femme qui… qui… qui est là-dedans… c’est miss Harriet. »

Sapeur seul ne sourcilla pas. Il en avait vu bien d’autres en Afrique !

La mère Lecacheur et Céleste se mirent à pousser des cris perçants, et elles s’enfuirent en courant.

Il fallut faire le sauvetage de la morte. J’attachai solidement le valet par les reins et je le descendis ensuite au moyen de la poulie, très lentement, en le regardant s’enfoncer dans l’ombre. Il tenait aux mains la lanterne et une autre corde. Bientôt sa voix, qui semblait venir du centre de la terre, cria : « Arr’tez » ; et je le vis qui repêchait quelque chose dans l’eau, l’autre jambe, puis il ligatura les deux pieds ensemble et cria de nouveau : « Halez. »

Je le fis remonter ; mais je me sentais les bras cassés, les muscles mous, j’avais peur de lâcher l’attache et de laisser retomber l’homme. Quand sa tête apparut à la margelle, je demandai : « Eh bien ? » comme si je m’étais attendu à ce qu’il me donnât des nouvelles de celle qui était là, au fond.

Nous montâmes tous deux sur la pierre du rebord et, face à face, penchés sur l’ouverture, nous nous mîmes à hisser le corps.

La mère Lecacheur et Céleste nous guettaient de loin, cachées derrière le mur de la maison. Quand elles aperçurent, sortant du trou, les souliers noirs et les bas blancs de la noyée, elles disparurent.

Sapeur saisit les chevilles, et on la tira de là, la pauvre et chaste fille, dans la posture la plus immodeste. La tête était affreuse, noire et déchirée ; et ses longs cheveux gris, tout à fait dénoués, déroulés pour toujours, pendaient, ruisselants et fangeux. Sapeur prononça d’un ton de mépris :

« Nom d’un nom, qu’all’est maigre ! »

Nous la portâmes dans sa chambre, et comme les deux femmes ne reparaissaient point, je fis sa toilette mortuaire avec le valet d’écurie.

Je lavai sa triste face décomposée. Sous mon doigt un œil s’ouvrit un peu, qui me regarda de ce regard pâle, de ce regard froid, de ce regard terrible des cadavres, qui semble venir de derrière la vie. Je soignai comme je le pus ses cheveux répandus ?, et, de mes mains inhabiles, j’ajustai sur son front une coiffure nouvelle et singulière. Puis j’enlevai ses vêtements trempés d’eau, découvrant un peu, avec honte, comme si j’eusse commis une profanation, ses épaules et sa poitrine, et ses longs bras aussi minces que des branches.

Puis, j’allai chercher des fleurs, des coquelicots, des bluets, des marguerites et de l’herbe fraîche et parfumée, dont je couvris sa couche funèbre.

Puis il me fallut remplir les formalités d’usage, étant seul auprès d’elle. Une lettre trouvée dans sa poche, écrite au dernier moment, demandait qu’on l’enterrât dans ce village où s’étaient passés ses derniers jours. Une pensée affreuse me serra le cœur. N’était-ce point à cause de moi qu’elle voulait rester en ce lieu ?

Vers le soir, les commères du voisinage s’en vinrent pour contempler la défunte ; mais j’empêchai qu’on entrât ; je voulais rester seul près d’elle ; et je veillai toute la nuit.

Je la regardais à la lueur des chandelles, la misérable femme inconnue à tous, morte si loin, si lamentablement. Laissait-elle quelque part des amis, des parents ? Qu’avaient été son enfance, sa vie ? D’où venait-elle ainsi, toute seule, errante, perdue comme un chien chassé de sa maison. Quel secret de souffrance et de désespoir était enfermé dans ce corps disgracieux, dans ce corps porté, ainsi qu’une tare honteuse, durant toute son existence, enveloppe ridicule qui avait chassé loin d’elle toute affection et tout amour ?

Comme il y a des êtres malheureux ! Je sentais peser sur cette créature humaine l’éternelle injustice de l’implacable nature ! C’était fini pour elle, sans que, peut-être, elle eût jamais eu ce qui soutient les plus déshérités, l’espérance d’être aimée une fois ! Car pourquoi se cachait-elle ainsi, fuyait-elle les autres ? Pourquoi aimait-elle d’une tendresse si passionnée toutes les choses et tous les êtres vivants qui ne sont point les hommes ?

Et je comprenais qu’elle crût à Dieu, celle-là, et qu’elle eût espéré ailleurs la compensation de sa misère. Elle allait maintenant se décomposer et devenir plante à son tour. Elle fleurirait au soleil, serait broutée par les vaches, emportée en graine par les oiseaux, et, chair des bêtes, elle redeviendrait de la chair humaine. Mais ce qu’on appelle l’âme s’était éteint au fond du puits noir. Elle ne souffrait plus. Elle avait changé sa vie contre d’autres vies qu’elle ferait naître.

Les heures passaient dans ce tête-à-tête sinistre et silencieux. Une lueur pâle annonça l’aurore ; puis un rayon rouge glissa jusqu’au lit, mit une barre de feu sur les draps et sur les mains. C’était l’heure qu’elle aimait tant. Les oiseaux réveillés chantaient dans les arbres.

J’ouvris toute grande la fenêtre, j’écartai les rideaux pour que le ciel entier nous vît, et me penchant sur le cadavre glacé, je pris dans mes mains la tête défigurée, puis, lentement, sans terreur et sans dégoût, je mis un baiser, un long baiser, sur ces lèvres qui n’en avaient jamais reçu.

Léon Chenal se tut. Les femmes pleuraient. On entendait sur le siège le comte d’Étraille se moucher coup sur coup. Seul le cocher sommeillait. Et les chevaux, qui ne sentaient plus le fouet, avaient ralenti leur marche, tiraient mollement. Et le break n’avançait plus qu’à peine, devenu lourd tout à coup comme s’il eût été chargé de tristesse.


<t Fenêtre (La)>

La Fenêtre

Je fis la connaissance de Mme de Jadelle à Paris, cet hiver. Elle me plut infiniment tout de suite. Vous la connaissez d’ailleurs autant que moi…, non… pardon… presque autant que moi… Vous savez comme elle est fantasque et poétique en même temps. Libre d’allures et de cœur impressionnable, volontaire, émancipée, hardie, entreprenante, audacieuse, enfin au-dessus de tout préjugé, et, malgré cela, sentimentale, délicate, vite froissée, tendre et pudique.

Elle était veuve, j’adore les veuves, par paresse. Je cherchais alors à me marier, je lui fis la cour. Plus je la connaissais, plus elle me plaisait ; et je crus le moment venu de risquer ma demande. J’étais amoureux d’elle et j’allais le devenir trop. Quand on se marie, il ne faut pas trop aimer sa femme, parce qu’alors on fait des bêtises ; on se trouble, on devient en même temps niais et brutal. Il faut se dominer encore. Si on perd la tête le premier soir, on risque fort de l’avoir boisée un an plus tard.

Donc, un jour, je me présentai chez elle avec des gants clairs et je lui dis : « Madame, j’ai le bonheur de vous aimer et je viens vous demander si je puis avoir quelque espoir de vous plaire, en y mettant tous mes soins, et de vous donner mon nom. »

Elle me répondit tranquillement : « Comme vous y allez, monsieur ! J’ignore absolument si vous me plairez tôt ou tard ; mais je ne demande pas mieux que d’en faire l’épreuve. Comme homme, je ne vous trouve pas mal. Reste à savoir ce que vous êtes comme cœur, comme caractère et comme habitudes. La plupart des mariages deviennent orageux ou criminels, parce qu’on ne se connaît pas assez en s’accouplant. Il suffit d’un rien, d’une manie enracinée, d’une opinion tenace sur un point quelconque de morale, de religion ou de n’importe quoi, d’un geste qui déplaît, d’un tic, d’un tout petit défaut ou même d’une qualité désagréable pour faire deux ennemis irréconciliables, acharnés et enchaînés l’un à l’autre jusqu’à la mort, des deux fiancés les plus tendres et les plus passionnés.

« Je ne me marierai pas, monsieur, sans connaître à fond, dans les coins et replis de l’âme, l’homme dont je partagerai l’existence. Je le veux étudier à loisir, de tout près, pendant des mois.

« Voici donc ce que je vous propose. Vous allez venir passer l’été chez moi, dans ma propriété de Lauville et nous verrons là, tranquillement, si nous sommes faits pour vivre côte à côte…

« Je vous vois rire ! Vous avez une mauvaise pensée. Oh ! monsieur, si je n’étais pas sûre de moi, je ne vous ferais point cette proposition. J’ai pour l’amour, tel que vous le comprenez, vous autres hommes, un tel mépris et un tel dégoût qu’une chute est impossible pour moi. Acceptez-vous ? »

Je lui baisai la main.

« Quand partons-nous, madame ?

— Le 10 mai. C’est entendu ?

— C’est entendu. »

Un mois plus tard, je m’installais chez elle. C’était vraiment une singulière femme. Du matin au soir, elle m’étudiait. Comme elle adore les chevaux, nous passions chaque jour des heures à nous promener par les bois, en parlant de tout, car elle cherchait à pénétrer mes plus intimes pensées autant qu’elle s’efforçait d’observer jusqu’à mes moindres mouvements.

Quant à moi, je devenais follement amoureux et je ne m’inquiétais nullement de l’accord de nos caractères. Je m’aperçus bientôt que mon sommeil lui-même était soumis à une surveillance. Quelqu’un couchait dans une petite chambre à côté de la mienne, où l’on n’entrait que fort tard et avec des précautions infinies. Cet espionnage de tous les instants finit par m’impatienter. Je voulus hâter le dénouement, et je devins, un soir, entreprenant. Elle me reçut de telle façon que je m’abstins de toute tentative nouvelle ; mais un violent désir m’envahit de lui faire payer, d’une façon quelconque, le régime policier auquel j’étais soumis, et je m’avisai d’un moyen.

Vous connaissez Césarine, sa femme de chambre, une jolie fille de Granville, où toutes les femmes sont belles, mais aussi blonde que sa maîtresse est brune.

Donc un après-midi j’attirai la soubrette dans ma chambre, je lui mis cent francs dans la main et je lui dis :

« Ma chère enfant, je ne veux te demander rien de vilain, mais je désire faire envers ta maîtresse ce qu’elle fait envers moi. »

La petite bonne souriait d’un air sournois. Je repris :

« On me surveille jour et nuit, je le sais. On me regarde manger, boire, m’habiller, me raser et mettre mes chaussettes, je le sais. »

La fillette articula : « Dame, monsieur… », puis se tut. Je continuai :

« Tu couches dans la chambre à côté pour écouter si je souffle ou si je rêve tout haut, ne le nie pas !… »

Elle se mit à rire tout à fait et prononça :

« Dame, monsieur… », puis se tut encore.

Je m’animai : « Eh bien, tu comprends, ma fille, qu’il n’est pas juste qu’on sache tout sur mon compte et que je ne sache rien sur celui de la personne qui sera ma femme. Je l’aime de toute mon âme. Elle a le visage, le cœur, l’esprit que je rêvais, je suis le plus heureux des hommes sous ce rapport ; cependant il y a des choses que je voudrais bien savoir… »

Césarine se décida à enfoncer dans sa poche mon billet de banque. Je compris que le marché était conclu.

« Écoute, ma fille, nous autres hommes, nous tenons beaucoup à certains… à certains… détails… physiques, qui n’empêchent pas une femme d’être charmante, mais qui peuvent changer son prix à nos yeux. Je ne te demande pas de me dire du mal de ta maîtresse, ni même de m’avouer ses défauts secrets si elle en a. Réponds seulement avec franchise aux quatre ou cinq questions que je vais te poser. Tu connais Mme de Jadelle comme toi-même, puisque tu l’habilles et que tu la déshabilles tous les jours. Eh bien, voyons, dis-moi cela. Est-elle aussi grasse qu’elle en a l’air ? »

La petite bonne ne répondit pas.

Je repris :

« Voyons, mon enfant, tu n’ignores pas qu’il y a des femmes qui se mettent du coton, tu sais, du coton là où, là où… enfin du coton là où on nourrit les petits enfants, et aussi là où on s’assoit. Dis-moi, met-elle du coton ? »

Césarine avait baissé les yeux. Elle prononça timidement :

« Demandez toujours, monsieur, je répondrai tout à la fois.

— Eh bien, ma fille, il y a aussi des femmes qui ont les genoux rentrés, si bien qu’ils s’entre-frottent à chaque pas qu’elles font. Il y en a d’autres qui les ont écartés, ce qui leur fait des jambes pareilles aux arches d’un pont. On voit le paysage au milieu. C’est très joli des deux façons. Dis-moi comment sont les jambes de ta maîtresse ? »

La petite bonne ne répondit pas.

Je continuai :

« Il y en a qui ont la poitrine si belle qu’elle forme un gros pli dessous. Il y en a qui ont des gros bras avec une taille mince. Il y en a qui sont très fortes par-devant et pas du tout par-derrière ; d’autres qui sont très fortes par-derrière et pas du tout par-devant. Tout cela est très joli, très joli ; mais je voudrais bien savoir comment est faite ta maîtresse. Dis-le-moi franchement et je te donnerai encore beaucoup d’argent… »

Césarine me regarda au fond des yeux et répondit en riant de tout son cœur : « Monsieur, à part qu’elle est noire, Madame est faite tout comme moi. » Puis elle s’enfuit.

J’étais joué.

Cette fois, je me trouvai ridicule et je résolus de me venger au moins de cette bonne impertinente.

Une heure plus tard, j’entrai avec précaution dans la petite chambre, d’où elle m’écoutait dormir, et je dévissai les verrous.

Elle arriva vers minuit à son poste d’observation. Je la suivis aussitôt. En m’apercevant, elle voulut crier ; mais je lui fermai la bouche avec ma main et je me convainquis, sans trop d’efforts, que, si elle n’avait pas menti, Mme de Jadelle devait être très bien faite.

Je pris même grand goût à cette constatation qui, d’ailleurs poussée un peu loin, ne semblait plus déplaire à Césarine.

C’était, ma foi, un ravissant échantillon de la race bas-normande, forte et fine en même temps. Il lui manquait peut-être certaines délicatesses de soins qu’aurait méprisées Henri IV. Je les lui révélai bien vite, et comme j’adore les parfums, je lui fis cadeau, le soir même, d’un flacon de lavande ambrée.

Nous fûmes bientôt plus liés même que je n’aurais cru, presque amis. Elle devint une maîtresse exquise, naturellement spirituelle, et rouée à plaisir. C’eût été, à Paris, une courtisane de grand mérite.

Les douceurs qu’elle me procura me permirent d’attendre sans impatience la fin de l’épreuve de Mme de Jadelle. Je devins d’un caractère incomparable, souple, docile, complaisant.

Quant à ma fiancée, elle me trouvait sans doute délicieux, et je compris, à certains signes, que j’allais bientôt être agréé. J’étais certes le plus heureux homme du monde, attendant tranquillement le baiser légal d’une femme que j’aimais dans les bras d’une jeune et belle fille pour qui j’avais de la tendresse.

C’est ici, madame, qu’il faut vous tourner un peu ; j’arrive à l’endroit délicate.

Mme de Jadelle, un soir, comme nous revenions de notre promenade à cheval, se plaignit vivement que ses palefreniers n’eussent point pour la bête qu’elle montait certaines précautions exigées par elle. Elle répéta même plusieurs fois : « Qu’ils prennent garde, qu’ils prennent garde, j’ai un moyen de les surprendre. »

Je passai une nuit calme, dans mon lit. Je m’éveillai tôt, plein d’ardeur et d’entrain. Et je m’habillai.

J’avais l’habitude d’aller chaque matin fumer une cigarette sur une tourelle du château où montait un escalier en limaçon, éclairé par une grande fenêtre à la hauteur du premier étage.

Je m’avançais sans bruit, les pieds en mes pantoufles de maroquin aux semelles ouatées, pour gravir les premières marches, quand j’aperçus Césarine, penchée à la fenêtre, regardant au-dehors.

Je n’aperçus pas Césarine tout entière, mais seulement une moitié de Césarine, la seconde moitié d’elle ; j’aimais autant cette moitié-là. De Mme de Jadelle j’eusse préféré peut-être la première. Elle était charmante ainsi, si ronde, vêtue à peine d’un petit jupon blanc, cette moitié qui s’offrait à moi.

Je m’approchai si doucement que la jeune fille n’entendit rien. Je me mis à genoux ; je pris avec mille précautions les deux bords du fin jupon, et, brusquement, je relevai. Je la reconnus aussitôt, pleine, fraîche, grasse et douce, la face secrète de ma maîtresse, et j’y jetai, pardon, madame, j’y jetai un tendre baiser, un baiser d’amant qui peut tout oser.

Je fus surpris. Cela sentait la verveine ! Mais je n’eus pas le temps d’y réfléchir. Je reçus un grand coup, ou plutôt une poussée dans la figure qui faillit me briser le nez. J’entendis un cri qui me fit dresser les cheveux. La personne s’était retournée — c’était Mme de Jadelle !

Elle battit l’air de ses mains comme une femme qui perd connaissance ; elle haleta quelques secondes, fit le geste de me cravacher, puis s’enfuit.

Dix minutes plus tard, Césarine, stupéfaite, m’apportait une lettre ; je lus : « Mme de Jadelle espère que M. de Brives la débarrassera immédiatement de sa présence. »

Je partis.

Eh bien, je ne suis pas encore consolé. J’ai tenté de tous les moyens et de toutes les explications pour me faire pardonner cette méprise. Toutes mes démarches ont échoué.

Depuis ce moment, voyez-vous, j’ai dans… dans le cœur un goût de verveine qui me donne un désir immodéré de sentir encore ce bouquet-là.


<t Âne (L’)>

L’Âne

À Louis Le Poittevin.

Aucun souffle d’air ne passait dans la brume épaisse endormie sur le fleuve. C’était comme un nuage de coton terme posé sur l’eau. Les berges elles-mêmes restaient indistinctes, disparues sous de bizarres vapeurs festonnées comme des montagnes. Mais le jour étant près d’éclore, le coteau commençait à devenir visible. À son pied, dans les lueurs naissantes de l’aurore, apparaissaient peu à peu les grandes taches blanches des maisons cuirassées de plâtre. Des coqs chantaient dans les poulaillers.

Là-bas, de l’autre côté de la rivière, ensevelie sous le brouillard, juste en face de la Frette, un bruit léger troublait par moments le grand silence du ciel sans brise. C’était tantôt un vague clapotis, comme la marche prudente d’une barque, tantôt un coup sec, comme un choc d’aviron sur un bordage, tantôt comme la chute d’un objet mou dans l’eau. Puis, plus rien.

Et parfois des paroles basses, venues on ne sait d’où, peut-être de très loin, peut-être de très près, errantes dans ces brumes opaques, nées sur la terre ou sur le fleuve, glissaient, timides aussi, passaient, comme ces oiseaux sauvages qui ont dormi dans les joncs et qui partent aux premières pâleurs du ciel, pour fuir encore, pour fuir toujours, et qu’on aperçoit une seconde traversant la brume à tire-d’aile en poussant un cri doux et craintif qui réveille leurs frères le long des berges.

Soudain, près de la rive, contre le village, une ombre apparut sur l’eau, à peine indiquée d’abord ; puis elle grandit, s’accentua, et, sortant du rideau nébuleux jeté sur la rivière, un bateau plat, monté par deux hommes, vint s’échouer contre l’herbe.

Celui qui ramait se leva et prit au fond de l’embarcation un seau plein de poissons ; puis il jeta sur son épaule l’épervier encore ruisselant. Son compagnon, qui n’avait pas remué, prononça :

« Apporte ton fusil, nous allons dégoter quéque lapin dans les berges, hein, Mailloche ? »

L’autre répondit :

« Ça me va. Attends-moi, je te rejoins. »

Et il s’éloigna pour mettre à l’abri leur pêche.

L’homme resté dans la barque bourra lentement sa pipe et l’alluma.

Il s’appelait Labouise dit Chicot, et était associé avec son compère Maillochon, vulgairement appelé Mailloche, pour exercer la profession louche et vague de ravageurs.

Mariniers de bas étage, ils ne naviguaient régulièrement que dans les mois de famine. Le reste du temps ils ravageaient. Rôdant jour et nuit sur le fleuve, guettant toute proie morte ou vivante, braconniers d’eau, chasseurs nocturnes, sortes d’écumeurs d’égouts, tantôt à l’affût des chevreuils de la forêt de Saint-Germain, tantôt à la recherche des noyés filant entre deux eaux et dont ils soulageaient les poches, ramasseurs de loques flottantes, de bouteilles vides qui vont au courant la gueule en l’air avec un balancement d’ivrognes, de morceaux de bois partis à la dérive, Labouise et Maillochon se la coulaient douce.

Par moments, ils partaient à pied, vers midi, et s’en allaient en flânant devant eux. Ils dînaient dans quelque auberge de la rive et repartaient encore côte à côte. Ils demeuraient absents un jour ou deux ; puis un matin on les revoyait rôdant dans l’ordure qui leur servait de bateau.

Là-bas, à Joinville, à Nogent, des canotiers désolés cherchaient leur embarcation disparue une nuit, détachée et partie, volée sans doute ; tandis qu’à vingt ou trente lieues de là, sur l’Oise, un bourgeois propriétaire se frottait les mains en admirant le canot acheté d’occasion, la veille, pour cinquante francs, à deux hommes qui le lui avaient vendu, comme ça, en passant, le lui ayant offert spontanément sur la mine.

Maillochon reparut avec son fusil enveloppé dans une loque. C’était un homme de quarante ou cinquante ans, grand, maigre, avec cet œil vif qu’ont les gens tracassés par des inquiétudes légitimes, et les bêtes souvent traquées. Sa chemise ouverte laissait voir sa poitrine velue d’une toison grise. Mais il semblait n’avoir jamais eu d’autre barbe qu’une brosse de courtes moustaches et une pincée de poils raides sous la lèvre inférieure. Il était chauve des tempes.

Quand il enlevait la galette de crasse qui lui servait de casquette, la peau de sa tête semblait couverte d’un duvet vaporeux, d’une ombre de cheveux, comme le corps d’un poulet plumé qu’on va flamber.

Chicot, au contraire, rouge et bourgeonneux, gros, court et poilu, avait l’air d’un bifteck cru caché dans un bonnet de sapeur. Il tenait sans cesse fermé l’œil gauche comme s’il visait quelque chose ou quelqu’un, et quand on le plaisantait sur ce tic, en lui criant : « Ouvre l’œil, Labouise », il répondait d’un ton tranquille : « Aie pas peur, ma sœur, je l’ouvre à l’occase. » Il avait d’ailleurs cette habitude d’appeler tout le monde « ma sœur », même son compagnon ravageur.

Il reprit à son tour les avirons ; et la barque de nouveau s’enfonça dans la brume immobile sur le fleuve, mais qui devenait blanche comme du lait dans le ciel éclairé de lueurs roses.

Labouise demanda :

« Qué plomb qu’ t’as pris, Maillochon ? »

Maillochon répondit :

« Du tout p’tit, du neuf, c’est c’ qui faut pour le lapin. »

Ils approchaient de l’autre berge si lentement, si doucement, qu’aucun bruit ne les révélait. Cette berge appartient à la forêt de Saint-Germain et limite les tirés aux lapins. Elle est couverte de terriers cachés sous les racines d’arbres ; et les bêtes, à l’aurore, gambadent là-dedans, vont, viennent, entrent et sortent.

Maillochon, à genoux à l’avant, guettait, le fusil caché sur le plancher de la barque. Soudain il le saisit, visa, et la détonation roula longtemps par la calme campagne.

Labouise, en deux coups de rame, toucha la berge, et son compagnon, sautant à terre, ramassa un petit lapin gris, tout palpitant encore.

Puis le bateau s’enfonça de nouveau dans le brouillard pour regagner l’autre rive et se remettre à l’abri des gardes.

Les deux hommes semblaient maintenant se promener doucement sur l’eau. L’arme avait disparu sous la planche qui servait de cachette, et le lapin dans la chemise bouffante de Chicot.

Au bout d’un quart d’heure, Labouise demanda :

« Allons, ma sœur, encore un. »

Maillochon répondit :

« Ça me va, en route. »

Et la barque repartit, descendant vivement le courant. Les brumes qui couvraient le fleuve commençaient à se lever. On apercevait, comme à travers un voile, les arbres des rives ; et le brouillard déchiré s’en allait au fil de l’eau, par petits nuages.

Quand ils approchèrent de l’île dont la pointe est devant Herblay, les deux hommes ralentirent leur marche et recommencèrent à guetter. Puis bientôt un second lapin fut tué.

Ils continuèrent ensuite à descendre jusqu’à mi-route de Conflans ; puis ils s’arrêtèrent, amarrèrent leur bateau contre un arbre, et, se couchant au fond, s’endormirent.

De temps en temps, Labouise se soulevait et, de son œil ouvert, parcourait l’horizon. Les dernières vapeurs du matin s’étaient évaporées et le grand soleil d’été montait, rayonnant, dans le ciel bleu.

Là-bas, de l’autre côté de la rivière, le coteau planté de vignes s’arrondissait en demi-cercle. Une seule maison se dressait au faîte, dans un bouquet d’arbres. Tout était silencieux.

Mais sur le chemin de halage quelque chose remuait doucement, avançant à peine. C’était une femme traînant un âne. La bête, ankylosée, raide et rétive, allongeait une jambe de temps en temps, cédant aux efforts de sa compagne quand elle ne pouvait plus s’y refuser ; et elle allait ainsi le cou tendu, les oreilles couchées, si lentement qu’on ne pouvait prévoir quand elle serait hors de vue.

La femme tirait, courbée en deux, et se retournait parfois pour frapper l’âne avec une branche.

Labouise, l’ayant aperçue, prononça :

« Ohé ! Mailloche ? »

Mailloche répondit :

« Qué qu’y a ?

— Veux-tu rigoler ?

— Tout de même.

Allons, secoue-toi, ma sœur, j’allons rire. »

Et Chicot prit les avirons.

Quand il eut traversé le fleuve et qu’il fut en face du groupe, il cria :

« Ohé, ma sœur ! »

La femme cessa de traîner sa bourrique et regarda. Labouise reprit :

« Vas-tu à la foire aux locomotives ? »

La femme ne répondit rien. Chicot continua :

« Ohé ! dis, il a été primé à la course, ton bourri. Oùsque tu l’ conduis, de c’te vitesse ? »

La femme, enfin, répondit :

« Je vais chez Macquart, aux Champioux, pour l’faire abattre. Il ne vaut pus rien. »

Labouise répondit :

« J’ te crois. Et combien qu’y t’en donnera Macquart ? »

La femme, qui s’essuyait le front du revers de la main, hésita :

« J’ sais ti ? P’t-être trois francs, p’t-être quatre ? »

Chicot s’écria :

« J’ t’en donne cent sous, et v’là ta course faite, c’est pas peu. »

La femme, après une courte réflexion, prononça :

« C’est dit. »

Et les ravageurs abordèrent.

Labouise saisit la bride de l’animal. Maillochon, surpris, demanda :

« Qué que tu veux faire de c’te peau ? »

Chicot, cette fois, ouvrit son autre œil pour exprimer sa gaieté. Toute sa figure rouge grimaçait de joie ; il gloussa :

« Aie pas peur, ma sœur, j’ai mon truc. »

Il donna cent sous à la femme, qui s’assit sur le fossé pour voir ce qui allait arriver.

Alors Labouise, en belle humeur, alla chercher le fusil, et le tendant à Maillochon :

« Chacun son coup, ma vieille ; nous allons chasser le gros gibier, ma sœur, pas si près que ça, nom d’un nom, tu vas l’ tuer du premier. Faut faire durer l’ plaisir un peu »

Et il plaça son compagnon à quarante pas de la victime. L’âne, se sentant libre, essayait de brouter l’herbe haute de la berge, mais il était tellement exténué qu’il vacillait sur ses jambes comme s’il allait tomber.

Maillochon l’ajusta lentement et dit :

« Un coup de sel aux oreilles, attention, Chicot. »

Et il tira.

Le plomb menu cribla les longues oreilles de l’âne, qui se mit à les secouer vivement, les agitant tantôt l’une après l’autre, tantôt ensemble, pour se débarrasser de ce picotement.

Les deux hommes riaient à se tordre, courbés, tapant du pied. Mais la femme indignée s’élança, ne voulant pas qu’on martyrisât son bourri, offrant de rendre les cent sous, furieuse et geignante.

Labouise la menaça d’une tripotée et fit mine de relever ses manches. Il avait payé, n’est-ce pas ? Alors zut. Il allait lui en tirer un dans les jupes, pour lui montrer qu’on ne sentait rien.

Et elle s’en alla en les menaçant des gendarmes. Longtemps ils l’entendirent qui criait des injures plus violentes à mesure qu’elle s’éloignait.

Maillochon tendit le fusil à son camarade.

« À toi, Chicot. »

Labouise ajusta et fit feu. L’âne reçut la charge dans les cuisses, mais le plomb était si petit et tiré de si loin qu’il se crut sans doute piqué des taons. Car il se mit à s’émoucher de sa queue avec force, se battant les jambes et le dos.

Labouise s’assit pour rire à son aise, tandis que Maillochon rechargeait l’arme, si joyeux qu’il semblait éternuer dans le canon.

Il s’approcha de quelques pas et, visant le même endroit que son camarade, il tira de nouveau. La bête, cette fois, fit un soubresaut, essaya de ruer, tourna la tête. Un peu de sang coulait enfin. Elle avait été touchée profondément, et une souffrance aiguë se déclara, car elle se mit à fuir sur la berge, d’un galop lent, boiteux et saccadé.

Les deux hommes s’élancèrent à sa poursuite, Maillochon à grandes enjambées, Labouise à pas pressés, courant d’un trot essoufflé de petit homme.

Mais l’âne, à bout de force, s’était arrêté, et il regardait, d’un œil éperdu, venir ses meurtriers. Puis, tout à coup, il tendit la tête et se mit à braire.

Labouise, haletant, avait pris le fusil. Cette fois, il s’approcha tout près, n’ayant pas envie de recommencer la course.

Quand le baudet eut fini de pousser sa plainte lamentable, comme un appel de secours, un dernier cri d’impuissance, l’homme, qui avait son idée, cria : « Mailloche, ohé ! ma sœur, amène-toi, je vas lui faire prendre médecine. » Et, tandis que l’autre ouvrait de force la bouche serrée de l’animal, Chicot lui introduisait au fond du gosier le canon de son fusil, comme s’il eût voulu lui faire boire un médicament ; puis il dit :

« Ohé ! ma sœur, attention, je verse la purge. »

Et il appuya sur la gâchette. L’âne recula de trois pas, tomba sur le derrière, tenta de se relever et s’abattit à la fin sur le flanc en fermant les yeux. Tout son vieux corps pelé palpitait ; ses jambes s’agitaient comme s’il eût voulu courir. Un flot de sang lui coulait entre les dents. Bientôt il ne remua plus. Il était mort.

Les deux hommes ne riaient pas, ça avait été fini trop vite, ils étaient volés.

Maillochon demanda :

« Eh bien, qué que j’en faisons à c’t’heure ? »

Labouise répondit :

« Aie pas peur, ma sœur, embarquons-le, j’allons rigoler à la nuit tombée. »

Et ils allèrent chercher la barque. Le cadavre de l’animal fut couché dans le fond, couvert d’herbes fraîches, et les deux rôdeurs, s’étendant dessus, se rendormirent.

Vers midi, Labouise tira des coffres secrets de leur bateau vermoulu et boueux un litre de vin, un pain, du beurre et des oignons crus, et ils se mirent à manger.

Quand leur repas fut terminé, ils se couchèrent de nouveau sur l’âne mort et recommencèrent à dormir. À la nuit tombante, Labouise se réveilla et, secouant son camarade, qui ronflait comme un orgue, il commanda :

« Allons, ma sœur, en route. »

Et Maillochon se mit à ramer. Ils remontaient la Seine tout doucement, ayant du temps devant eux. Ils longeaient les berges couvertes de lis d’eau fleuris, parfumées par les aubépines penchant sur le courant leurs touffes blanches ; et la lourde barque, couleur de vase, glissait sur les grandes feuilles plates des nénuphars, dont elle courbait les fleurs pâles, rondes et fendues comme des grelots, qui se redressaient ensuite.

Lorsqu’ils furent au mur de l’Éperon, qui sépare la forêt de Saint-Germain du parc de Maisons-Laffitte, Labouise arrêta son camarade et lui exposa son projet, qui agita Maillochon d’un rire silencieux et prolongé.

Ils jetèrent à l’eau les herbes étendues sur le cadavre, prirent la bête par les pieds, la débarquèrent et s’en furent la cacher dans un fourré.

Puis ils remontèrent dans leur barque et gagnèrent Maisons-Laffitte.

La nuit était tout à fait noire quand ils entrèrent chez le père Jules, traiteur et marchand de vins. Dès qu’il les aperçut, le commerçant s’approcha, leur serra les mains et prit place à leur table, puis on causa de choses et d’autres.

Vers onze heures, le dernier consommateur étant parti, le père Jules, clignant de l’œil, dit à Labouise :

« Hein, y en a-t-il ? »

Labouise fit un mouvement de tête et prononça :

« Y en a et y en a pas, c’est possible. »

Le restaurateur insistait :

« Des gris, rien que des gris, peut-être ? »

Alors, Chicot, plongeant la main dans sa chemise de laine, tira les oreilles d’un lapin et déclara :

« Ça vaut trois francs la paire. »

Alors, une longue discussion commença sur le prix. On convint de deux francs soixante-cinq. Et les deux lapins furent livrés.

Comme les maraudeurs se levaient, le père Jules qui les guettait, prononça :

« Vous avez autre chose, mais vous ne voulez pas le dire. »

Labouise riposta :

« C’est possible, mais pas pour toi, t’es trop chien. »

L’homme, allumé, le pressait.

« Hein, du gros, allons, dis quoi, on pourra s’entendre. »

Labouise, qui semblait perplexe, fit mine de consulter Maillochon de l’œil, puis il répondit d’une voix lente :

« V’là l’affaire. J’étions embusqué à l’Éperon quand quéque chose nous passe dans le premier buisson à gauche, au bout du mur.

« Mailloche y lâche un coup, ça tombe. Et je filons, vu les gardes. Je peux pas te dire ce que c’est, vu que je l’ignore. Pour gros, c’est gros. Mais quoi ? si je te le disais, je te tromperais, et tu sais, ma sœur, entre nous, cœur sur la main. »

L’homme, palpitant, demanda :

« C’est-i pas un chevreuil ? »

Labouise reprit :

« Ça s’peut bien, ça ou autre chose ? Un chevreuil ?… Oui… C’est p’t-être pus gros ? Comme qui dirait une biche. Oh ! j’ te dis pas qu’ c’est une biche, vu que j’ l’ignore, mais ça s’ peut ! »

Le gargotier insistait :

« P’t’-être un cerf ? »

Labouise étendit la main :

« Ça non ! Pour un cerf, c’est pas un cerf, j’ te trompe pas, c’est pas un cerf. J’ l’aurais vu, attendu les bois. Non, pour un cerf, c’est pas un cerf.

— Pourquoi que vous l’avez pas pris ? demanda l’homme.

— Pourquoi, ma sœur, parce que je vendons sur place, désormais. J’ai preneur. Tu comprends, on va flâner par là, on trouve la chose, on s’en empare. Pas de risques pour Bibi. Voilà. »

Le fricotier, soupçonneux, prononça :

« S’il n’y était pu, maintenant. »

Mais Labouise leva de nouveau la main :

« Pour y être, il y est, je te l’ promets, je te l’jure. Dans le premier buisson à gauche. Pour ce que c’est, je l’ignore. J’ sais que c’est pas un cerf, ça, non, j’en suis sûr. Pour le reste, à toi d’y aller voir. C’est vingt francs sur place, ça te va-t-il ? »

L’homme hésitait encore :

« Tu ne pourrais pas me l’apporter ? »

Maillochon prit la parole :

« Alors pus de jeu. Si c’est un chevreuil, cinquante francs ; si c’est une biche, soixante-dix ; voilà nos prix. »

Le gargotier se décida :

« Ça va pour vingt francs. C’est dit. » Et on se tapa dans la main.

Puis il sortit de son comptoir quatre grosses pièces de cent sous que les deux amis empochèrent.

Labouise se leva, vida son verre et sortit ; au moment d’entrer dans l’ombre, il se retourna pour spécifier :

« C’est pas un cerf, pour sûr. Mais, quoi ?… Pour y être, il y est. Je te rendrai l’argent si tu ne trouves rien. »

Et il s’enfonça dans la nuit.

Maillochon, qui le suivait, lui tapait dans le dos de grands coups de poing pour témoigner son allégresse.


<t Aux eaux>

Aux eaux

Journal du marquis de Roseveyre

12 juin 1880. — À Loëche ! On veut que j’aille passer un mois à Loëche ! Miséricorde ! Un mois dans cette ville qu’on dit être la plus triste, la plus morte, la plus ennuyeuse des villes d’eaux ! Que dis-je, une ville ? C’est un trou, à peine un village ! On me condamne à un mois de bagne, enfin !

13 juin. — J’ai songé toute la nuit à ce voyage qui m’épouvante. Une seule chose me reste à faire, je vais emmener une femme ! Cela pourra me distraire, peut-être ? Et puis j’apprendrai, par cette épreuve, si je suis mûr pour le mariage.

Un mois de tête-à-tête, un mois de vie commune avec quelqu’un, de vie à deux complète, de causerie à toute heure du jour et de la nuit. Diable !

Prendre une femme pour un mois n’est pas si grave, il est vrai, que de la prendre pour la vie ; mais c’est déjà beaucoup plus sérieux que de la prendre pour un soir. Je sais que je pourrai la renvoyer, avec quelques centaines de louis ; mais alors je resterai seul à Loëche, ce qui n’est pas drôle !

Le choix sera difficile. Je ne veux ni une coquette ni une sotte. Il faut que je ne puisse être ni ridicule ni honteux d’elle. Je veux bien qu’on dise : « Le marquis de Roseveyre est en bonne fortune » ; mais je ne veux pas qu’on chuchote : « Ce pauvre marquis de Roseveyre ! » En somme, il faut que je demande à ma compagne passagère toutes les qualités que j’exigerais de ma compagne définitive. La seule différence à faire est celle qui existe entre l’objet neuf et l’objet d’occasion. Baste ! on peut trouver, j’y vais songer !

14 juin. — Berthe !… Voilà mon affaire. Vingt ans, jolie, sortant du Conservatoire, attendant un rôle, future étoile. De la tenue, de la fierté, de l’esprit et de… l’amour. Objet d’occasion pouvant passer pour neuf.

15 juin. — Elle est libre. Sans engagement d’affaires ou de cœur, elle accepte, j’ai commandé moi-même ses robes, pour qu’elle n’ait pas l’air d’une fille-

20 juin. — Bâle. Elle dort. Je vais commencer mes notes de voyage.

Elle est charmante tout à fait. Quand elle est venue au-devant de moi à la gare, je ne la reconnaissais pas, tant elle avait l’air femme du monde. Certes elle a de l’avenir, cette enfant… au théâtre.

Elle me sembla changée de manières, de démarche, d’attitude, de gestes, de sourire, de voix, de tout, irréprochable enfin. Et coiffée ! oh ! coiffée d’une façon divine, d’une façon charmante et simple, en femme qui n’a plus à attirer les yeux, qui n’a plus à plaire à tous, dont le rôle n’est plus de séduire, du premier coup, ceux qui la voient, mais qui veut plaire à un seul, discrètement, uniquement. Et cela se montrait en toute son allure. C’était indiqué si finement et si complètement, la métamorphose m’a paru si absolue et si savante, que je lui offris mon bras comme j’aurais fait à ma femme. Elle le prit avec aisance comme si elle eût été ma femme.

En tête à tête dans le coupé, nous sommes restés d’abord immobiles et muets. Puis elle releva sa voilette et sourit… Rien de plus. Un sourire de bon ton. Oh ! je craignais le baiser, la comédie de la tendresse, l’éternel et banal jeu des filles ; mais non, elle s’est tenue. Elle est forte.

Puis nous avons causé, un peu comme des jeunes époux, un peu comme des étrangers. C’était gentil. Elle souriait souvent en me regardant. C’est moi maintenant qui avais envie de l’embrasser. Mais je suis demeuré calme. À la frontière, un fonctionnaire galonné ouvrit brusquement la portière et me demanda :

« Votre nom, monsieur ? »

Je fus surpris. Je répondis :

« Marquis de Roseveyre.

— Vous allez ?

Aux eaux de Loëche, dans le Valais. »

Il écrivait sur un registre. Il reprit :

« Madame est votre femme ? »

Que faire ? Que répondre ? Je levai les yeux vers elle, en hésitant. Elle était pâle et regardait au loin… Je sentis que j’allais l’outrager bien gratuitement. Et puis, enfin, j’en faisais ma compagne, pour un mois.

Je prononçai :

« Oui, monsieur. »

Je la vis soudain rougir. J’en fus heureux.

Mais à l’hôtel, ici, en arrivant, le propriétaire lui tendit le registre. Elle me le passa tout aussitôt ; et je compris qu’elle me regardait écrire. C’était notre premier soir d’intimité !… Une fois la page tournée, qui donc le lirait, ce registre ? Je traçai : « Marquis et marquise de Roseveyre, se rendant à Loëche. »

21 juin. — Six heures du matin. Bâle. Nous partons pour Berne. J’ai eu la main heureuse, décidément.

21 juin. — Dix heures du soir. Singulière journée. Je suis un peu ému. C’est bête et drôle.

Pendant le trajet, nous avons peu parlé. Elle s’était levée un peu tôt ; elle était fatiguée ; elle sommeillait.

Sitôt à Berne, nous avons voulu contempler ce panorama des Alpes que je ne connaissais point ; et nous voici partis à travers la ville, comme deux jeunes mariés. Et soudain nous apercevons une plaine démesurée, et là-bas, là-bas, les glaciers. De loin, comme ça, ils ne semblaient pas immenses, et cependant cette vue m’a fait passer un frisson dans les veines. Un radieux soleil couchant tombait sur nous ; la chaleur était terrible. Ils restaient froids et blancs, eux, les monts de glace. La Jungfrau, la Vierge, dominant ses frères, tendait son large flanc de neige, et tous, jusqu’à perte de vue, se dressaient autour d’elle, les géants à tête pâle, les éternels sommets gelés que le jour mourant faisait plus clairs, comme argentés sur l’azur foncé du soir.

Leur foule inerte et colossale donnait l’idée du commencement d’un monde surprenant et nouveau, d’une région escarpée, morte, figée, mais attirante comme la mer, pleine d’un pouvoir de séduction mystérieuse. L’air qui avait caressé ces cimes toujours gelées semblait venir à nous par-dessus les campagnes étroites et fleuries, autre que l’air fécondant des plaines. Il avait quelque chose d’âpre et de fort, de stérile, comme une saveur des espaces inaccessibles.

Berthe, éperdue, regardait sans cesse sans pouvoir prononcer un mot.

Tout à coup elle me prit la main et la serra. J’avais moi-même à l’âme cette sorte de fièvre, cette exaltation qui nous saisit devant certains spectacles inattendus. Je pris cette petite main frémissante et je la portai à mes lèvres ; et je la baisai, ma foi, avec amour.

J’en suis resté un peu troublé. Mais par qui ? Par elle, ou par les glaciers ?

24 juin, — Loëche, dix heures du soir.

Tout le voyage a été délicieux. Nous avons passé un demi-jour à Thun, à regarder la rude frontière des montagnes que nous devions franchir le lendemain.

Au soleil levant, nous avons traversé le lac, le plus beau de la Suisse peut-être. Des mulets nous attendaient. Nous nous sommes assis sur leur dos et nous voici partis. Après avoir déjeuné dans une petite ville, nous avons commencé à gravir, entrant lentement dans la gorge qui monte, boisée, toujours dominée par de hautes cimes. De place en place, sur les pentes qui semblent venir du ciel, on distingue des points blancs, des chalets poussés là on ne sait comment. Nous avons franchi des torrents, aperçu parfois, entre deux sommets élancés et couverts de sapins, une immense pyramide de neige qui semblait si proche qu’on aurait juré d’y parvenir en vingt minutes, mais qu’on aurait à peine atteinte en vingt-quatre heures.

Parfois nous traversions des chaos de pierres, des plaines étroites jonchées de rocs éboulés comme si deux montagnes s’étaient heurtées dans cette lice, laissant sur le champ de bataille les débris de leurs membres de granit Berthe, exténuée, dormait sur sa bête, ouvrant parfois les yeux pour voir encore. Elle finit par s’assoupir, et je la soutenais d’une main, heureux de ce contact, de sentir à travers sa robe la douce chaleur de son corps. La nuit vint, nous montions toujours. On s’arrêta devant la porte d’une petite auberge perdue dans la montagne. Nous avons dormi ! Oh ! dormi !

Au jour levant, je courus à la fenêtre, et je poussai un cri. Berthe arriva près de moi et demeura stupéfaite et ravie. Nous avions dormi dans les neiges.

Tout autour de nous, des monts énormes et stériles dont les os gris saillaient sous leur manteau blanc, des monts sans pins, mornes et glacés, s’élevaient si haut qu’ils semblaient inaccessibles.

Une heure après nous être remis en route, nous aperçûmes, au fond de cet entonnoir de granit et de neige, un lac noir, sombre, sans une ride, que nous avons longtemps suivi. Un guide nous apporta quelques edelweiss, les pâles fleurs des glaciers. Berthe s’en fit un bouquet de corsage.

Soudain, la gorge de rochers s’ouvrit devant nous, découvrant un horizon surprenant : toute la chaîne des Alpes piémontaises au-delà de la vallée du Rhône.

Les grands sommets, de place en place, dominaient la foule des moindres cimes. C’étaient le mont Rose, grave et pesant ; le Cervin, droite pyramide où tant d’hommes sont morts ; la dent du Midi ; cent autres pointes blanches luisantes comme des têtes de diamants, sous le soleil.

Mais brusquement le sentier que nous suivions s’arrêta au bord d’un abîme, et dans le gouffre, dans le fond du trou noir creux de deux mille mètres, enfermé entre quatre murailles de rochers droits, bruns, farouches, sur une nappe de gazon, nous aperçûmes quelques points blancs assez semblables à des moutons dans un pré. C’étaient les maisons de Loëche.

Il fallut quitter les mulets, la route étant périlleuse. Le sentier descend le long du roc, serpente, tourne, va, revient, dominant toujours le précipice, et toujours aussi le village qui grandit à mesure qu’on approche. C’est là ce qu’on appelle le passage de la Gemmi, un des plus beaux des Alpes, sinon le plus beau.

Berthe s’appuyant sur moi, poussait des cris de joie et des cris d’effroi, heureuse et peureuse comme une enfant. Comme nous étions à quelques pas des guides et cachés par une saillie de roche, elle m’embrassa. Je l’étreignis…

Je m’étais dit :

À Loëche, j’aurai soin de faire comprendre que je ne suis point avec ma femme. »

Mais partout je l’avais traitée comme telle, partout je l’avais fait passer pour la marquise de Roseveyre. Je ne pouvais guère maintenant l’inscrire sous un autre nom. Et puis je l’aurais blessée au cœur, et vraiment elle était charmante.

Mais je lui dis :

« Ma chère amie, tu portes mon nom ; on me croit ton mari ; j’espère que tu te conduiras envers tout le monde avec une extrême prudence et une extrême discrétion. Pas de connaissances, pas de causeries, pas de relations. Qu’on te croie fière, mais agis en sorte que je n’aie jamais à me reprocher ce que j’ai fait. »

Elle répondit :

« N’aie pas peur, mon petit René. »

26 juin. — Loëche n’est pas triste. Non. C’est sauvage, mais très beau. Cette muraille de roches hautes de deux mille mètres, d’où glissent cent torrents pareils à des filets d’argent ; ce bruit éternel de l’eau qui roule ; ce village enseveli dans les Alpes d’où l’on voit, comme du fond d’un puits, le soleil lointain traverser le ciel ; le glacier voisin, tout blanc dans l’échancrure de la montagne, et ce vallon plein de ruisseaux, plein d’arbres, plein de fraîcheur et de vie, qui descend vers le Rhône et laisse voir à l’horizon les cimes neigeuses du Piémont : tout cela me séduit et m’enchante. Peut-être que… si Berthe n’était pas là ?…

Elle est parfaite, cette enfant, réservée et distinguée plus que personne. J’entends dire :

« Comme elle est jolie, cette petite marquise !… »

27 juin. — Premier bain. On descend directement de la chambre dans les piscines, où vingt baigneurs trempent, déjà vêtus de longues robes de laine, hommes et femmes ensemble. Les uns mangent, les autres lisent, les autres causent. On pousse devant soi de petites tables flottantes. Parfois on joue au furet, ce qui n’est pas toujours convenable. Vus des galeries qui entourent le bain, nous avons l’air de gros crapauds dans un baquet.

Berthe est venue s’asseoir dans cette galerie pour causer un peu avec moi. On l’a beaucoup regardée.

28 juin. — Deuxième bain. Quatre heures d’eau. J’en aurai huit heures dans huit jours. J’ai pour compagnons plongeurs le prince de Vanoris (Italie), le comte Lovenberg (Autriche), le baron Samuel Vernhe (Hongrie ou ailleurs), plus une quinzaine de personnages de moindre importance, mais tous nobles. Tout le monde est noble dans les villes d’eaux.

Ils me demandent, l’un après l’autre, à être présentés à Berthe. Je réponds : « Oui ! » et je me dérobe. On me croit jaloux, c’est bête !

29 juin. — Diable ! diable ! la princesse de Vanoris est venue elle-même me trouver, désirant faire la connaissance de ma femme, au moment où nous rentrions à l’hôtel. J’ai présenté Berthe, mais je l’ai priée d’éviter avec soin de rencontrer cette dame.

2 juillet. — Le prince nous a pris au collet pour nous mener dans son appartement, où tous les baigneurs de marque prenaient le thé. Berthe était certes mieux que toutes les femmes ; mais que faire ?

3 juillet. — Ma foi, tant pis ! Parmi ces trente gentilshommes, n’en est-il pas au moins dix de fantaisie ? Parmi ces seize ou dix-sept femmes, en est-il plus de douze sérieusement mariées ; et, sur ces douze, en est-il plus de six irréprochables ? Tant pis pour elles, tant pis pour eux ! Ils l’ont voulu !

10 juillet. — Berthe est la reine de Loëche ! Tout le monde en est fou ; on la fête, on la gâte, on l’adore ! Elle est d’ailleurs superbe de grâce et de distinction. On m’envie.

La princesse de Vanoris m’a demandé :

« Ah ! çà, marquis, où donc avez-vous trouvé ce trésor-là ? »

J’avais envie de répondre :

« Premier prix du Conservatoire, classe de comédie, engagée à l’Odéon, libre à partir du 5 août 1880 ! » Quelle tête elle aurait fait, miséricorde !

20 juillet. — Berthe est vraiment surprenante. Pas une faute de tact, pas une faute de goût ; une merveille !

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

10 août. — Paris. Fini. J’ai le cœur gros. La veille du départ, je crus que tout le monde allait pleurer. On résolut d’aller voir lever le soleil sur le Torrenthorn, puis de redescendre pour l’heure de notre départ.

On se mit en route vers minuit, sur des mulets. Des guides portaient des falots : et la longue caravane se déroulait dans les chemins tournants de la forêt de pins. Puis on traversa les pâturages où des troupeaux de vaches errent en liberté. Puis on atteignit la région des pierres, où l’herbe elle-même disparaît.

Parfois, dans l’ombre, on distinguait, soit à droite, soit à gauche, une masse blanche, un amoncellement de neige dans un trou de la montagne.

Le froid devenait mordant, piquait les yeux et la peau. Le vent desséchant des sommets soufflait, brûlant les gorges, apportant les haleines gelées de cent lieues de pics de glace.

Quand on parvint au faîte, il faisait nuit encore. On déballa toutes les provisions pour boire le champagne au soleil levant.

Le ciel pâlissait sur nos têtes. Nous apercevions déjà un gouffre à nos pieds ; puis, à quelques centaines de mètres, un autre sommet.

L’horizon entier semblait livide, sans qu’on distinguât rien encore au loin.

Bientôt on découvrit, à gauche, une cime énorme, la Jungfrau, puis une autre, puis une autre. Elles apparaissaient peu à peu comme si elles se fussent levées dans le jour naissant. Et nous demeurions stupéfaits de nous trouver ainsi au milieu de ces colosses, dans ce pays désolé de la neige éternelle. Soudain, en face, se déroula la chaîne démesurée du Piémont. D’autres cimes apparurent au nord. C’était bien l’immense pays des grands monts aux fronts glacés, depuis le Rhindenhorn, lourd comme son nom, jusqu’au fantôme à peine visible du patriarche des Alpes, le mont Blanc.

Les uns étaient fiers et droits, d’autres accroupis, d’autres difformes, mais tous pareillement blancs, comme si quelque Dieu avait jeté sur la terre bossue une nappe immaculée.

Les uns semblaient si près qu’on aurait pu sauter dessus ; les autres étaient si loin qu’on les distinguait à peine. Le ciel devint rouge ; et tous rougirent. Les nuages semblaient saigner sur eux. C’était superbe, presque effrayant.

Mais bientôt la nue enflammée pâlit, et toute l’armée des cimes insensiblement devint rose, d’un rose doux et tendre comme des robes de jeune fille.

Et le soleil parut au-dessus de la nappe des neiges. Alors, tout à coup, le peuple entier des glaciers fut blanc, d’un blanc luisant, comme si l’horizon eût été plein d’une foule de dômes d’argent.

Les femmes, extasiées, regardaient cela.

Elles tressaillirent, un bouchon de champagne venait de sauter ; et le prince de Vanoris, présentant un verre à Berthe, s’écria :

« Je bois à la marquise de Roseveyre ! »

Tous crièrent : « Je bois à la marquise de Roseveyre ! »

Elle monta debout sur sa mule et répondit :

« Je bois à tous mes amis ! »

Trois heures plus tard, nous prenions le train pour Genève, dans la vallée du Rhône.

À peine fûmes-nous seuls que Berthe, si heureuse et si gaie tout à l’heure, se mit à sangloter, la figure dans ses mains.

Je m’élançai à ses genoux :

« Qu’as-tu ? qu’as-tu ? dis-moi, qu’as-tu ? »

Elle balbutia à travers ses larmes :

« C’est… c’est… c’est donc fini d’être une honnête femme ! »

Certes, je fus à ce moment sur le point de faire une bêtise, une grande bêtise !… Je ne la fis pas.

Je quittai Berthe en rentrant à Paris. J’aurais peut-être été trop faible, plus tard.

(Le journal du marquis de Roseveyre n’offre aucun intérêt pendant les deux années qui suivirent. Nous retrouvons à la date du 20 juillet 1883 les lignes suivantes.)

20 juillet 1883. — Florence. Triste souvenir tantôt. Je me promenais aux Cassines quand une femme fit arrêter sa voiture et m’appela. C’était la princesse de Vanoris. Dès qu’elle me vit à portée de voix :

« Oh ! marquis, mon cher marquis, que je suis contente de vous rencontrer ! Vite, vite, donnez-moi des nouvelles de la marquise ; c’est bien la plus charmante femme que j’aie vue en toute ma vie. »

Je restai surpris, ne sachant que dire et frappé au cœur d’un coup violent. Je balbutiai :

« Ne me parlez jamais d’elle, princesse, voici trois ans que je l’ai perdue. »

Elle me prit la main.

« Oh ! que je vous plains, mon ami. »

Elle me quitta. Je suis rentré triste, mécontent, pensant à Berthe, comme si nous venions de nous séparer.

Le Destin bien souvent se trompe !

Combien de femmes honnêtes étaient nées pour être des filles, et le prouvent.

Pauvre Berthe ! Combien d’autres étaient nées pour être des femmes honnêtes… Et celle-là… plus que toutes… peut-être… Enfin… n’y pensons plus.


<t Mal d’André (Le)>

Le Mal d’André

À Edgar Courtois.

La maison du notaire avait façade sur la place. Par derrière, un beau jardin bien planté s’étendait jusqu’au passage des Piques, toujours désert, dont il était séparé par un mur.

C’est au bout de ce jardin que la femme de Maître Moreau avait donné rendez-vous, pour la première fois, au capitaine Sommerive qui la poursuivait depuis longtemps.

Son mari était parti passer huit jours à Paris. Elle se trouvait donc libre pour la semaine entière. Le capitaine avait tant prié, l’avait implorée avec des paroles si douces ; elle était persuadée qu’il l’aimait si violemment, elle se sentait elle-même si isolée, si méconnue, si négligée au milieu des contrats dont s’occupait uniquement le notaire, qu’elle avait laissé prendre son cœur sans se demander si elle donnerait plus un jour.

Puis, après des mois d’amour platonique, de mains pressées, de baisers rapides volés derrière une porte, le capitaine avait déclaré qu’il quitterait immédiatement la ville en demandant son changement s’il n’obtenait pas un rendez-vous, un vrai rendez-vous, dans l’ombre des arbres, pendant l’absence du mari.

Elle avait cédé ; elle avait promis.

Elle l’attendait maintenant, blottie contre le mur, le cœur battant, tressaillant aux moindres bruits.

Tout à coup elle entendit qu’on escaladait le mur, et elle faillit se sauver. Si ce n’était pas lui ? Si c’était un voleur ? Mais non ; une voix appelait doucement « Mathilde ». Elle répondit « Étienne ». Et un homme tomba dans le chemin avec un bruit de ferraille.

C’était lui ! quel baiser !

Ils demeurèrent longtemps debout, enlacés, les lèvres unies. Mais tout à coup une pluie fine se mit à tomber, et les gouttes glissant de feuille en feuille faisaient dans l’ombre un frémissement d’eau. Elle tressaillit lorsqu’elle reçut la première goutte sur le cou.

Il lui disait : « Mathilde, ma chérie, mon adorée, mon amie, mon ange, entrons chez vous. Il est minuit, nous n’avons rien à craindre. Allons chez vous ; je vous supplie. »

Elle répondait : « Non, mon bien-aimé, j’ai peur. Qui sait ce qui peut nous arriver ? »

Mais il la tenait serrée en ses bras, et lui murmurait dans l’oreille : « Vos domestiques sont au troisième étage, sur la place. Votre chambre est au premier, sur le jardin. Personne ne nous entendra. Je vous aime, je veux t’aimer librement, tout entière, des pieds à la tête. » Et il l’étreignait avec violence, en l’affolant de baisers.

Elle résistait encore, effrayée, honteuse aussi. Mais il la saisit par la taille, l’enleva et l’emporta, sous la pluie qui devenait terrible.

La porte était restée ouverte ; ils montèrent à tâtons l’escalier ; puis, lorsqu’ils furent entrés dans la chambre, elle poussa les verrous, pendant qu’il enflammait une allumette.

Mais elle tomba défaillante sur un fauteuil. Il se mit à ses genoux et, lentement, il la dévêtait, ayant commencé par les bottines et par les bas, pour baiser ses pieds.

Elle disait, haletante : « Non, non, Étienne, je vous en supplie, laissez-moi rester honnête ; je vous en voudrais trop, après ! c’est si laid, cela, si grossier ! Ne peut-on s’aimer avec les âmes seulement… Étienne. »

Avec une adresse de femme de chambre, et une vivacité d’homme pressé, il déboutonnait, dénouait, dégrafait, délaçait sans repos. Et quand elle voulut se lever et fuir pour échapper à ses audaces, elle sortit brusquement de ses robes, de ses jupes et de son linge toute nue, comme une main sort d’un manchon.

Éperdue, elle courut vers le lit pour se cacher sous les rideaux. La retraite était dangereuse. Il l’y suivit. Mais comme il voulait la joindre et qu’il se hâtait, son sabre, détaché trop vite, tomba sur le parquet avec un bruit retentissant.

Aussitôt une plainte prolongée, un cri aigu et continu, un cri d’enfant partit de la chambre voisine, dont la porte était restée ouverte.

Elle murmura : « Oh ! vous venez de réveiller André ; il ne pourra pas se rendormir. »

Son fils avait quinze mois et il couchait près de sa mère, afin qu’elle pût sans cesse veiller sur lui.

Le capitaine, fou d’ardeur, n’écoutait pas. « Qu’importe ? qu’importe ? Je t’aime ; tu es à moi, Mathilde. »

Mais elle se débattait, désolée, épouvantée. « Non, non ! écoute comme il crie ; il va réveiller la nourrice. Si elle venait, que ferions-nous ? Nous serions perdus ! Étienne, écoute, quand il fait ça, la nuit, son père le prend dans notre lit pour le calmer. Il se tait tout de suite, tout de suite, il n’y a pas d’autre moyen. Laisse-moi le prendre, Étienne… »

L’enfant hurlait, poussait ces clameurs perçantes qui traversent les murs les plus épais, qu’on entend de la rue en passant près des logis.

Le capitaine, consterné, se releva, et Mathilde, s’élançant, alla chercher le mioche qu’elle apporta dans sa couche. Il se tut.

Étienne s’assit à cheval sur une chaise et roula une cigarette. Au bout de cinq minutes à peine, André dormait. La mère murmura : « Je vais le reporter maintenant. » Et elle alla reposer l’enfant dans son berceau avec des précautions infinies.

Quand elle revint, le capitaine l’attendait les bras ouverts.

Il l’enlaça, fou d’amour. Et elle, vaincue enfin, l’étreignant, balbutiait :

« Étienne… Étienne… mon amour ! Oh ! si tu savais comme… comme… »

André se remit à crier. Le capitaine, furieux, jura : « Nom de Dieu de chenapan ! Il ne va pas se taire, ce morveux-là ! »

Non, il ne se taisait pas, le morveux, il beuglait.

Mathilde crut entendre remuer au-dessus. C’était la nourrice qui venait sans doute. Elle s’élança, prit son fils, et le rapporta dans son lit. Il redevint muet aussitôt.

Trois fois de suite on le recoucha dans son berceau. Trois fois de suite il fallut le reprendre.

Le capitaine Sommerive partit une heure avant l’aurore en sacrant à bouche que veux-tu.

Mais, pour calmer son impatience, Mathilde lui avait promis de le recevoir encore, le soir même.

Il arriva, comme la veille, mais plus impatient, plus enflammé, rendu furieux par l’attente.

Il eut soin de poser son sabre avec douceur, sur les deux bras d’un fauteuil ; il ôta ses bottes comme un voleur, et parla si bas que Mathilde ne l’entendait plus. Enfin, il allait être heureux, tout à fait heureux, quand le parquet ou quelque meuble, ou, peut-être, le lit lui-même, craqua. Ce fut un bruit sec comme si quelque support s’était brisé ; et, aussitôt un cri, faible d’abord, puis suraigu y répondit. André s’était réveillé.

Il glapissait comme un renard. S’il continuait ainsi, certes, toute la maison allait se lever.

La mère affolée s’élança et le rapporta. Le capitaine ne se releva pas. Il rageait. Alors, tout doucement, il étendit la main, prit entre deux doigts un peu de chair du marmot, n’importe où, à la cuisse ou bien au derrière, et il pinça. L’enfant se débattit, hurlant à déchirer les oreilles. Alors le capitaine, exaspéré, pinça plus fort, partout, avec fureur. Il saisissait vivement le bourrelet de peau et le tordait en le serrant violemment, puis le lâchait pour en prendre un autre à côté, puis un autre plus loin, puis encore un autre.

L’enfant poussait des clameurs de poulet qu’on égorge ou de chien qu’on flagelle. La mère éplorée l’embrassait, le caressait, tâchait de le calmer, d’étouffer ses cris sous les baisers. Mais André devenait violet comme s’il allait avoir des convulsions, et il agitait ses petits pieds et ses petites mains d’une façon effrayante et navrante.

Le capitaine dit d’une voix douce : « Essayez donc de le reporter dans son berceau ; il s’apaisera peut-être. » Et Mathilde s’en alla vers l’autre chambre avec son enfant dans ses bras.

Dès qu’il fut sorti du lit de sa mère, il cria moins fort ; et dès qu’il fut rentré dans le sien, il se tut, avec quelques sanglots encore, de temps en temps.

Le reste de la nuit fut tranquille ; et le capitaine fut heureux.

La nuit suivante, il revint encore. Comme il parlait un peu fort, André se réveilla de nouveau et se mit à glapir. Sa mère bien vite l’alla chercher ; mais le capitaine pinça si bien, si durement et si longtemps que le marmot suffoqua, les yeux tournés, l’écume aux lèvres.

On le remit en son berceau. Il se calma tout aussitôt.

Au bout de quatre jours, il ne pleurait plus pour aller dans le lit maternel.

Le notaire revint le samedi soir. Il reprit sa place au foyer et dans la chambre conjugale.

Il se coucha de bonne heure, étant fatigué du voyage ; puis, dès qu’il eut bien retrouvé ses habitudes et accompli scrupuleusement tous ses devoirs d’homme honnête et méthodique, il s’étonna : « Tiens, mais André ne pleure pas, ce soir. Va donc le chercher un peu, Mathilde, ça me fait plaisir de le sentir entre nous deux.

La femme aussitôt se leva et alla prendre l’enfant ; mais dès qu’il se vit dans ce lit où il aimait tant s’endormir quelques jours auparavant, le marmot épouvanté se tordit, et hurla si furieusement qu’il fallut le reporter en son berceau.

Maître Moreau n’en revenait pas : « Quelle drôle de chose ? Qu’est-ce qu’il a ce soir ? Peut-être qu’il a sommeil ? »

Sa femme répondit : « Il a été toujours comme ça pendant ton absence. Je n’ai pas pu le prendre une seule fois. »

Au matin, l’enfant réveillé se mit à jouer et à rire en remuant ses menottes.

Le notaire attendri accourut, embrassa son produit, puis l’enleva dans ses bras pour le rapporter dans la couche conjugale. André riait, du rire ébauché des petits êtres dont la pensée est vague encore. Tout à coup il aperçut le lit, sa mère dedans ; et sa petite figure heureuse se plissa, décomposée, tandis que des cris furieux sortaient de sa gorge et qu’il se débattait comme si on l’eût martyrisé.

Le père, étonné, murmura : « Il a quelque chose, cet enfant », et d’un mouvement naturel il releva sa chemise.

Il poussa un « ah ! » de Stupeur. Les mollets, les cuisses, les reins, tout le derrière du petit étaient marbrés de taches bleues, grandes comme des sous.

Maître Moreau cria : « Mathilde, regarde, c’est affreux ! » La mère, éperdue, se précipita. Le milieu de chacune des taches semblait traversé d’une ligne violette où le sang était venu mourir. C’était là, certes, quelque maladie effroyable et bizarre, le commencement d’une sorte de lèpre, d’une de ces affections étranges où la peau devient tantôt pustuleuse comme le dos des crapauds, tantôt écailleuse comme celui des crocodiles.

Les parents éperdus se regardaient. Maître Moreau s’écria : « Il faut aller chercher le médecin. »

Mais Mathilde, plus pâle qu’une morte, contemplait fixement son fils aussi tacheté qu’un léopard. Et soudain, poussant un cri, un cri violent, irréfléchi, comme si elle eût aperçu quelqu’un qui l’emplissait d’horreur, elle jeta : « Oh ! le misérable !… »

M. Moreau, surpris, demanda : « Hein ? De qui parles-tu ? Quel misérable ? »

Elle devint rouge jusqu’aux cheveux et balbutia : « Rien… c’est… vois-tu… je devine… c’est… il ne faut pas aller chercher le médecin… c’est assurément cette misérable nourrice qui pince le petit pour le faire taire quand il crie. »

Le notaire, exaspéré, alla quérir la nourrice et faillit la battre. Elle nia avec effronterie, mais fut chassée.

Et sa conduite, signalée à la municipalité, l’empêcha de trouver d’autres places.


<t Moustache (La)>

La Moustache

Château de Solles, lundi 30 juillet 1883.

Ma chère Lucie, rien de nouveau. Nous vivons dans le salon en regardant tomber la pluie. On ne peut guère sortir par ces temps affreux ; alors nous jouons la comédie. Qu’elles sont bêtes, ô ma chérie, les pièces de salon du répertoire actuel. Tout y est forcé, grossier, lourd. Les plaisanteries portent à la façon des boulets de canon, en cassant tout. Pas d’esprit, pas de naturel, pas de bonne humeur, aucune élégance. Ces hommes de lettres, vraiment, ne savent rien du monde. Ils ignorent tout à fait comment on pense et comment on parle chez nous. Je leur permettrais parfaitement de mépriser nos usages, nos conventions et nos manières, mais je ne leur permets point de ne les pas connaître. Pour être fins, ils font des jeux de mots qui seraient bons à dérider une caserne ; pour être gais ils nous servent de l’esprit qu’ils ont dû cueillir sur les hauteurs du boulevard extérieur, dans ces brasseries dites d’artistes où on répète, depuis cinquante ans, les mêmes paradoxes d’étudiants.

Enfin nous jouons la comédie. Comme nous ne sommes que deux femmes, mon mari remplit les rôles de soubrette, et pour cela il s’est rasé. Tu ne te figures pas, ma chère Lucie, comme ça le change ! Je ne le reconnais plus… ni le jour ni la nuit. S’il ne laissait pas repousser immédiatement sa moustache je crois que je lui deviendrais infidèle, tant il me déplaît ainsi.

Vraiment, un homme sans moustache n’est plus un homme. Je n’aime pas beaucoup la barbe ; elle donne presque toujours l’air négligé, mais la moustache, ô la moustache ! est indispensable à une physionomie virile. Non, jamais tu ne pourrais imaginer comme cette petite brosse de poils sur la lèvre est utile à l’œil et… aux… relations entre époux. Il m’est venu sur cette matière un tas de réflexions que je n’ose guère t’écrire. Je te les dirai volontiers… tout bas. Mais les mots sont si difficiles à trouver pour exprimer certaines choses, et certains d’entre eux, qu’on ne peut guère remplacer, ont sur le papier une si vilaine figure, que je ne peux les tracer. Et puis, le sujet est si difficile, si délicat, si scabreux qu’il faudrait une science infinie pour l’aborder sans danger.

Enfin ! tant pis si tu ne me comprends pas. Et puis, ma chère, tâche un peu de lire entre les lignes.

Oui, quand mon mari m’est arrivé rasé, j’ai compris d’abord que je n’aurais jamais de faiblesse pour un cabotin, ni pour un prédicateur, fût-il le père Didon, le plus séduisant de tous ! Puis, quand je me suis trouvée, plus tard, seule avec lui (mon mari), ce fut bien pis. Oh ! ma chère Lucie, ne te laisse jamais embrasser par un homme sans moustaches ; ses baisers n’ont aucun goût, aucun, aucun ! Cela n’a plus ce charme, ce moelleux et ce… poivre, oui, ce poivre du vrai baiser. La moustache en est le piment.

Figure-toi qu’on t’applique sur la lèvre un parchemin sec… ou humide. Voilà la caresse de l’homme rasé. Elle n’en vaut plus la peine assurément.

D’où vient donc la séduction de la moustache, me diras-tu ? Le sais-je ? D’abord elle chatouille d’une façon délicieuse. On la sent avant la bouche et elle vous fait passer dans tout le corps, jusqu’au bout des pieds, un frisson charmant. C’est elle qui caresse, qui fait frémir et tressaillir la peau, qui donne aux nerfs cette vibration exquise qui fait pousser ce petit « ah ! » comme si on avait grand froid.

Et sur le cou ! Oui, as-tu jamais senti une moustache sur ton cou ? Cela vous grise et vous crispe, vous descend dans le dos, vous court au bout des doigts. On se tord, on secoue ses épaules, on renverse la tête ; on voudrait fuir et rester ; c’est adorable et irritant ! mais que c’est bon !

Et puis encore… vraiment, je n’ose plus ? Un mari qui vous aime, mais là, tout à fait, sait trouver un tas de petits coins où cacher des baisers, des petits coins dont on ne s’aviserait guère toute seule. Eh bien, sans moustaches, ces baisers-là perdent aussi beaucoup de leur goût, sans compter qu’ils deviennent presque inconvenants ! Explique cela comme tu pourras. Quant à moi, voici la raison que j’en ai trouvée. Une lèvre sans moustaches est nue comme un corps sans vêtements ; et il faut toujours des vêtements, très peu si tu veux, mais il en faut !

Le créateur (je n’ose point écrire un autre mot en parlant de ces choses), le créateur a eu soin de voiler ainsi tous les abris de notre chair où devait se cacher l’amour. Une bouche rasée me paraît ressembler à un bois abattu autour de quelque fontaine où l’on allait boire et dormir.

Cela me rappelle une phrase (d’un homme politique) qui me trotte depuis trois mois dans la cervelle. Mon mari, qui suit les journaux, m’a lu, un soir, un bien singulier discours de notre ministre de l’Agriculture qui s’appelait alors M. Méline. A-t-il été remplacé par quelque autre ? Je l’ignore.

Je n’écoutais pas, mais ce nom, Méline, m’a frappée. Il m’a rappelé, je ne sais trop pourquoi, les scènes de la vie de Bohème. J’ai cru qu’il s’agissait d’une grisette. Voilà comment quelques bribes de ce morceau me sont entrées dans la tête. Donc M. Méline faisait aux habitants d’Amiens, je crois, cette déclaration dont je cherchais jusqu’ici le sens : « Il n’y a pas de patriotisme sans agriculture ! » Eh bien, ce sens, je l’ai trouvé tout à l’heure ; et je te déclare à mon tour qu’il n’y a pas d’amour sans moustaches. Quand on le lit comme ça, ça semble drôle, n’est-ce pas ?

Il n’y a point d’amour sans moustaches !

« Il n’y a point de patriotisme sans agriculture », affirmait M. Méline ; et il avait raison, ce ministre, je le pénètre à présent !

À un tout autre point de vue, la moustache est essentielle. Elle détermine la physionomie. Elle vous donne l’air doux, tendre, violent, croquemitaine, bambocheur, entreprenant ! L’homme barbu, vraiment barbu, celui qui porte tout son poil (oh ! le vilain mot) sur les joues n’a jamais de finesse dans le visage, les traits étant cachés. Et la forme de la mâchoire et du menton dit bien des choses, à qui sait voir.

L’homme à moustaches garde son allure propre et sa finesse en même temps.

Et que d’aspects variés elles ont, ces moustaches ! Tantôt elles sont retournées, frisées, coquettes. Celles-là semblent aimer les femmes avant tout !

Tantôt elles sont pointues, aiguës comme des aiguilles, menaçantes. Celles-là préfèrent le vin, les chevaux et les batailles.

Tantôt elles sont énormes, tombantes, effroyables. Ces grosses-là dissimulent généralement un caractère excellent, une bonté qui touche à la faiblesse et une douceur qui confine à la timidité.

Et puis, ce que j’adore d’abord dans la moustache, c’est qu’elle est française, bien française. Elle nous vient de nos pères les Gaulois, et elle est demeurée le signe de notre caractère national enfin.

Elle est hâbleuse, galante et brave. Elle se mouille gentiment au vin et sait rire avec élégance, tandis que les larges mâchoires barbues sont lourdes en tout ce qu’elles font.

Tiens, je me rappelle une chose qui m’a fait pleurer toutes mes larmes, et qui m’a fait aussi, je m’en aperçois à présent, aimer les moustaches sur les lèvres des hommes.

C’était pendant la guerre, chez papa. J’étais jeune fille, alors. Un jour on se battit près du château. J’avais entendu depuis le matin le canon et la fusillade, et le soir un colonel allemand entra chez nous et s’y installa. Puis il partit le lendemain. On vint prévenir père qu’il y avait beaucoup de morts dans les champs. Il les fit ramasser et apporter chez nous pour les enterrer ensemble. On les couchait, tout le long de la grande avenue de sapins, des deux côtés, à mesure qu’on les apportait ; et comme ils commençaient à sentir mauvais, on leur jetait de la terre sur le corps en attendant qu’on eût creusé la grande fosse. De la sorte, on n’apercevait plus que leurs têtes qui semblaient sortir du sol, jaunes comme lui, avec leurs yeux fermés.

Je voulus les voir ; mais quand j’aperçus ces deux grandes lignes de figures affreuses, je crus que j’allais me trouver mal ; puis je me mis à les examiner, une à une, cherchant à deviner ce qu’avaient été ces hommes.

Les uniformes étaient ensevelis, cachés sous la terre, et pourtant tout à coup, oui ma chérie, tout à coup je reconnus les Français, à leur moustache !

Quelques-uns s’étaient rasés le jour même du combat, comme s’ils eussent voulu être coquets jusqu’au dernier moment ! Leur barbe cependant avait un peu repoussé, car tu sais qu’elle pousse encore après la mort. D’autres semblaient l’avoir de huit jours ; mais tous enfin portaient la moustache française, bien distincte, la fière moustache, qui semblait dire : « Ne me confonds pas avec mon ami barbu, petite, je suis un frère. »

Et j’ai pleuré, oh ! j’ai pleuré bien plus que si je ne les avais pas reconnus ainsi, ces pauvres morts.

J’ai eu tort de te conter cela. Me voici triste maintenant et incapable de bavarder plus longtemps. Allons, adieu, ma chère Lucie, je t’embrasse de tout mon cœur. Vive la moustache !

Jeanne.

Pour copie conforme :

Maufrigneuse.


<t Tombouctou>

Tombouctou

Le boulevard, ce fleuve de vie, grouillait dans la poudre d’or du soleil couchant. Tout le ciel était rouge, aveuglant ; et, derrière la Madeleine, une immense nuée flamboyante jetait dans toute la longue avenue une oblique averse de feu, vibrante comme une vapeur de brasier.

La foule gaie, palpitante, allait sous cette brume enflammée et semblait dans une apothéose. Les visages étaient dorés ; les chapeaux noirs et les habits avaient des reflets de pourpre ; le vernis des chaussures jetait des flammes sur l’asphalte des trottoirs.

Devant les cafés, un peuple d’hommes buvait des boissons brillantes et colorées qu’on aurait prises pour des pierres précieuses fondues dans le cristal.

Au milieu des consommateurs aux légers vêtements plus foncés, deux officiers en grande tenue faisaient baisser tous les yeux par l’éblouissement de leurs dorures. Ils causaient, joyeux sans motif, dans cette gloire de vie, dans ce rayonnement radieux du soir ; et ils regardaient contre la foule, les hommes lents et les femmes pressées qui laissent derrière elles une odeur savoureuse et troublante.

Tout à coup un nègre énorme, vêtu de noir, ventru, chamarré de breloques sur un gilet de coutil, la face luisante comme si elle eût été cirée, passa devant eux avec un air de triomphe. Il riait aux passants, il riait aux vendeurs de journaux, il riait au ciel éclatant, il riait à Paris entier. Il était si grand qu’il dépassait toutes les têtes ; et, derrière lui, tous les badauds se retournaient pour le contempler de dos.

Mais soudain il aperçut les officiers, et, culbutant les buveurs, il s’élança. Dès qu’il fut devant leur table, il planta sur eux ses yeux luisants et ravis, et les coins de sa bouche lui montèrent jusqu’aux oreilles, découvrant ses dents blanches, claires comme un croissant de lune dans un ciel noir. Les deux hommes, stupéfaits, contemplaient ce géant d’ébène, sans rien comprendre à sa gaieté.

Et il s’écria, d’une voix qui fit rire toutes les tables :

« Bonjou, mon lieutenant. »

Un des officiers était chef de bataillon, l’autre colonel. Le premier dit :

« Je ne vous connais pas, monsieur ; j’ignore ce que vous me voulez. »

Le nègre reprit :

« Moi aimé beaucoup toi, lieutenant Védié, siège Bézi, beaucoup raisin, cherché moi. »

L’officier, tout à fait éperdu, regardait fixement l’homme, cherchant au fond de ses souvenirs ; mais brusquement il s’écria :

« Tombouctou ? »

Le nègre, radieux, tapa sur sa cuisse en poussant un rire d’une invraisemblable violence et beuglant :

« Si, si, ya, mon lieutenant, reconné Tombouctou, ya, bonjou. »

Le commandant lui tendit la main en riant lui-même de tout son cœur. Alors Tombouctou redevint grave. Il saisit la main de l’officier, et, si vite que l’autre ne put l’empêcher, il la baisa, selon la coutume nègre et arabe. Confus, le militaire lui dit d’une voix sévère :

« Allons, Tombouctou, nous ne sommes pas en Afrique. Assieds-toi là et dis-moi comment je te trouve ici. »

Tombouctou tendit son ventre, et, bredouillant, tant il parlait vite :

« Gagné beaucoup d’agent, beaucoup, grand’ estaurant, bon mangé, Prussiens, moi, beaucoup volé, beaucoup, cuisine française, Tombouctou, cuisinié de l’Empéeu, deux cent mille fancs à moi. Ah ! ah ! ah ! ah ! »

Et il riait, tordu, hurlant avec une folie de joie dans le regard.

Quand l’officier, qui comprenait son étrange langage, l’eut interrogé quelque temps, il lui dit :

« Eh bien, au revoir, Tombouctou ; à bientôt. »

Le nègre aussitôt se leva, serra, cette fois, la main qu’on lui tendait, et, riant toujours, cria :

« Bonjou, bonjou, mon lieutenant ! »

Il s’en alla, si content, qu’il gesticulait en marchant, et qu’on le prenait pour un fou.

Le colonel demanda :

« Qu’est-ce que cette brute ? »

Le commandant répondit :

« Un brave garçon et un brave soldat. Je vais vous dire ce que je sais de lui ; c’est assez drôle. »

ê

Vous savez qu’au commencement de la guerre de 1870 je fus enfermé dans Bézières, que ce nègre appelle Bézi. Nous n’étions point assiégés, mais bloqués. Les lignes prussiennes nous entouraient de partout, hors de portée des canons, ne tirant pas non plus sur nous, mais nous affamant peu à peu.

J’étais alors lieutenant. Notre garnison se trouvait composée de troupes de toute nature, débris de régiments écharpés, fuyards, maraudeurs séparés des corps d’armée. Nous avions de tout enfin, même onze turcos arrivés un soir on ne sait comment, on ne sait par où. Ils s’étaient présentés aux portes de la ville, harassés, déguenillés, affamés et saouls. On me les donna.

Je reconnus bientôt qu’ils étaient rebelles à toute discipline, toujours dehors et toujours gris. J’essayai de la salle de police, même de la prison, rien n’y fit. Mes hommes disparaissaient des jours entiers, comme s’ils se fussent enfoncés sous terre, puis reparaissaient ivres à tomber. Ils n’avaient pas d’argent. Où buvaient-ils ? Et comment, et avec quoi ?

Cela commençait à m’intriguer vivement, d’autant plus que ces sauvages m’intéressaient avec leur rire éternel et leur caractère de grands enfants espiègles.

Je m’aperçus alors qu’ils obéissaient aveuglément au plus grand d’eux tous, celui que vous venez de voir. Il les gouvernait à son gré, préparait leurs mystérieuses entreprises en chef tout-puissant et incontesté. Je le fis venir chez moi et je l’interrogeai. Notre conversation dura bien trois heures, tant j’avais de peine à pénétrer son surprenant charabia. Quant à lui, le pauvre diable, il faisait des efforts inouïs pour être compris, inventait des mots, gesticulait, suait de peine, s’essuyait le front, soufflait, s’arrêtait et repartait brusquement quand il croyait avoir trouvé un nouveau moyen de s’expliquer.

Je devinai enfin qu’il était fils d’un grand chef, d’une sorte de roi nègre des environs de Tombouctou. Je lui demandai son nom. Il répondit quelque chose comme Chavaharibouhalikhranafotapolara. Il me parut plus simple de lui donner le nom de son pays : « Tombouctou. » Et, huit jours plus tard, toute la garnison ne le nommait plus autrement.

Mais une envie folle nous tenait de savoir où cet ex-prince africain trouvait à boire. Je le découvris d’une singulière façon.

J’étais un matin sur les remparts, étudiant l’horizon, quand j’aperçus dans une vigne quelque chose qui remuait. On arrivait au temps des vendanges, les raisins étaient mûrs, mais je ne songeais guère à cela. Je pensai qu’un espion s’approchait de la ville, et j’organisai une expédition complète pour saisir le rôdeur. Je pris moi-même le commandement, après avoir obtenu l’autorisation du général.

J’avais fait sortir, par trois portes différentes, trois petites troupes qui devaient se rejoindre auprès de la vigne suspecte et la cerner. Pour couper la retraite à l’espion, un de ces détachements avait à faire une marche d’une heure au moins. Un homme resté en observation sur les murs m’indiqua par signe que l’être aperçu n’avait point quitté le champ. Nous allions en grand silence, rampant, presque couchés dans les ornières. Enfin, nous touchons au point désigné ; je déploie brusquement mes soldats, qui s’élancent dans la vigne, et trouvent… Tombouctou voyageant à quatre pattes au milieu des ceps et mangeant du raisin, ou plutôt happant du raisin comme un chien qui mange sa soupe, à pleine bouche, à la plante même, en arrachant la grappe d’un coup de dent.

Je voulus le faire relever ; il n’y fallait pas songer, et je compris alors pourquoi il se traînait ainsi sur les mains et sur les genoux. Dès qu’on l’eut planté sur ses jambes, il oscilla quelques secondes, tendit les bras et s’abattit sur le nez. Il était gris comme je n’ai jamais vu un homme être gris.

On le rapporta sur deux échalas. Il ne cessa de rire tout le long de la route en gesticulant des bras et des jambes.

C’était là tout le mystère. Mes gaillards buvaient au raisin lui-même. Puis, lorsqu’ils étaient saouls à ne plus bouger, ils dormaient sur place.

Quant à Tombouctou, son amour de la vigne passait toute croyance et toute mesure. Il vivait là-dedans à la façon des grives, qu’il haïssait d’ailleurs d’une haine de rival jaloux. Il répétait sans cesse :

« Les gives mangé tout le aisin, capules ! »

Un soir on vint me chercher. On apercevait par la plaine quelque chose arrivant vers nous. Je n’avais point pris ma lunette et je distinguais fort mal. On eût dit un grand serpent qui se déroulait, un convoi, que sais-je ?

J’envoyai quelques hommes au-devant de cette étrange caravane qui fit bientôt son entrée triomphale. Tombouctou et neuf de ses compagnons portaient sur une sorte d’autel, fait avec des chaises de campagne, huit têtes coupées, sanglantes et grimaçantes. Le dixième turco traînait un cheval à la queue duquel un autre était attaché, et six autres bêtes suivaient encore, retenues de la même façon.

Voici ce que j’appris. Étant partis aux vignes, mes Africains avaient aperçu tout à coup un détachement prussien s’approchant d’un village. Au lieu de fuir, ils s’étaient cachés ; puis, lorsque les officiers eurent mis pied à terre devant une auberge pour se rafraîchir, les onze gaillards s’élancèrent, mirent en fuite les uhlans qui se crurent attaqués, tuèrent les deux sentinelles, plus le colonel et les cinq officiers de son escorte.

Ce jour-là, j’embrassai Tombouctou. Mais je m’aperçus qu’il marchait avec peine. Je le crus blessé ; il se mit à rire et me dit :

« Moi, povisions pou pays. »

C’est que Tombouctou ne faisait point la guerre pour l’honneur, mais bien pour le gain. Tout ce qu’il trouvait, tout ce qui lui paraissait avoir une valeur quelconque, tout ce qui brillait surtout, il le plongeait dans sa poche ! Quelle poche ! un gouffre qui commençait à la hanche et finissait aux chevilles. Ayant retenu un terme de troupier, il l’appelait sa « profonde », et c’était sa profonde, en effet !

Donc il avait détaché l’or des uniformes prussiens, le cuivre des casques, les boutons, etc., et jeté le tout dans sa « profonde » qui était pleine à déborder.

Chaque jour, il précipitait là-dedans tout objet luisant qui lui tombait sous les yeux, morceaux d’étain ou pièces d’argent, ce qui lui donnait parfois une tournure infiniment drôle.

Il comptait remporter cela au pays des autruches, dont il semblait bien le frère, ce fils de roi torturé par le besoin d’engloutir les corps brillants. S’il n’avait pas eu sa profonde, qu’aurait-il fait ? Il les aurait sans doute avalés.

Chaque matin sa poche était vide. Il avait donc un magasin général où s’entassaient ses richesses. Mais où ? Je ne l’ai pu découvrir.

Le général, prévenu du haut fait de Tombouctou, fit bien vite enterrer les corps demeurés au village voisin, pour qu’on ne découvrît point qu’ils avaient été décapités. Les Prussiens y revinrent le lendemain. Le maire et sept habitants notables furent fusillés sur-le-champ, par représailles, comme ayant dénoncé la présence des Allemands.

L’hiver était venu. Nous étions harassés et désespérés. On se battait maintenant tous les jours. Les hommes affamés ne marchaient plus. Seuls les huit turcos (trois avaient été tués) demeuraient gras et luisants, vigoureux et toujours prêts à se battre. Tombouctou engraissait même. Il me dit un jour :

« Toi beaucoup faim, moi bon viande. »

Et il m’apporta en effet un excellent filet. Mais de quoi ? Nous n’avions plus ni bœufs, ni moutons, ni chèvres, ni ânes, ni porcs. Il était impossible de se procurer du cheval. Je réfléchis à tout cela après avoir dévoré ma viande. Alors une pensée horrible me vint. Ces nègres étaient nés bien près du pays où l’on mange des hommes ! Et chaque jour tant de soldats tombaient autour de la ville ! J’interrogeai Tombouctou. Il ne voulut pas répondre. Je n’insistai point, mais je refusai désormais ses présents.

Il m’adorait. Une nuit, la neige nous surprit aux avant-postes. Nous étions assis par terre. Je regardais avec pitié les pauvres nègres grelottant sous cette poussière blanche et glacée. Comme j’avais grand froid, je me mis à tousser. Je sentis aussitôt quelque chose s’abattre sur moi, comme une grande et chaude couverture. C’était le manteau de Tombouctou qu’il me jetait sur les épaules.

Je me levai et, lui rendant son vêtement :

« Garde ça, mon garçon ; tu en as plus besoin que moi. »

Il répondit :

« Non, mon lieutenant, pou toi, moi pas besoin, moi chaud, chaud. »

Et il me contemplait avec des yeux suppliants.

Je repris :

« Allons, obéis, garde ton manteau, je le veux. »

Le nègre alors se leva, tira son sabre qu’il savait rendre coupant comme une faux, et tenant de l’autre main sa large capote que je refusais :

« Si toi pas gadé manteau, moi coupé ; pésonne manteau. »

Il l’aurait fait. Je cédai.

Huit jours plus tard, nous avions capitulé. Quelques-uns d’entre nous avaient pu s’enfuir. Les autres allaient sortir de la ville et se rendre aux vainqueurs.

Je me dirigeais vers la place d’Armes où nous devions nous réunir, quand je demeurai stupide d’étonnement devant un nègre géant vêtu de coutil blanc et coiffé d’un chapeau de paille. C’était Tombouctou. Il semblait radieux et se promenait, les mains dans ses poches, devant une petite boutique où l’on voyait en montre deux assiettes et deux verres.

Je lui dis :

« Qu’est-ce que tu fais ? »

Il répondit :

« Moi pas pati, moi bon cuisinié, moi fait mangé colonel, Algéie ; moi mangé Pussiens, beaucoup volé, beaucoup. »

Il gelait à dix degrés. Je grelottais devant ce nègre en coutil. Alors il me prit par le bras et me fit entrer. J’aperçus une enseigne démesurée qu’il allait pendre devant sa porte sitôt que nous serions partis, car il avait quelque pudeur.

Et je lus, tracé par la main de quelque complice, cet appel :

Cuisine militaire de M. Tombouctou

Ancien cuisinier de S. M. l’Empereur

Artiste de Paris. — Prix modérés.

Malgré le désespoir qui me rongeait le cœur, je ne pus m’empêcher de rire, et je laissai mon nègre à son nouveau commerce.

Cela ne valait-il pas mieux que de le faire emmener prisonnier ?

Vous venez de voir qu’il a réussi, le gaillard.

Bézières, aujourd’hui, appartient à l’Allemagne. Le restaurant Tombouctou est un commencement de revanche.


<t Enragée ?>

Enragée ?

Ma chère Geneviève, tu me demandes de te raconter mon voyage de noces. Comment veux-tu que j’ose ? Ah ! sournoise, qui ne m’avais rien dit, qui ne m’avais même rien laissé deviner, mais là, rien de rien !… Comment ! tu es mariée depuis dix-huit mois, oui, depuis dix-huit mois, toi qui te dis ma meilleure amie, toi qui ne me cachais rien, autrefois, et tu n’as pas eu la charité de me prévenir ? Si tu m’avais seulement donné l’éveil, si tu m’avais mise en garde, si tu avais laissé entrer un simple soupçon dans mon âme, un tout petit, tu m’aurais empêchée de faire une grosse bêtise dont je rougis encore, dont mon mari rira jusqu’à sa mort, et dont tu es seule coupable !

Je me suis rendue affreusement ridicule à tout jamais ; j’ai commis une de ces erreurs dont le souvenir ne s’efface pas, par ta faute, par ta faute, méchante !… Oh ! si j’avais su !

Tiens, je prends du courage en écrivant et je me décide à tout dire. Mais promets-moi de ne pas trop rire.

Ne t’attends pas à une comédie. C’est un Drame.

Tu te rappelles mon mariage. Je devais partir le soir même pour mon voyage de noces. Certes, je ne ressemblais guère à la Paulette, dont Gyp nous a si drôlement conté l’histoire dans un spirituel roman : Autour du mariage. Et si ma mère m’avait dit, comme Mme d’Hautretan à sa fille : « Ton mari te prendra dans ses bras… et… », je n’aurais certes pas répondu comme Paulette en éclatant de rire : « Ne va pas plus loin, maman… je sais tout ça aussi bien que toi, va… »

Moi je ne savais rien du tout, et maman, ma pauvre maman que tout effraye, n’a pas osé effleurer ce sujet délicat.

Donc, à cinq heures du soir, après la collation, on nous a prévenus que la voiture nous attendait. Les invités étaient partis, j’étais prête. Je me rappelle encore le bruit des malles dans l’escalier et la voix de nez de papa, qui ne voulait pas avoir l’air de pleurer. En m’embrassant, le pauvre homme m’a dit : « Bon courage ! » comme si j’allais me faire arracher une dent. Quant à maman, c’était une fontaine. Mon mari me pressait pour éviter ces adieux difficiles, j’étais moi-même tout en larmes, quoique bien heureuse. Cela ne s’explique guère, et pourtant c’est vrai. Tout à coup, je sentis quelque chose qui tirait ma robe. C’était Bijou, tout à fait oublié depuis le matin. La pauvre bête me disait adieu à sa manière. Cela me donna comme un petit coup dans le cœur, et un grand désir d’embrasser mon chien. Je le saisis (tu sais qu’il est gros comme le poing), et me mis à le dévorer de baisers. Moi, j’adore caresser les bêtes. Cela me fait un plaisir doux, ça me donne des sortes de frissons, c’est délicieux.

Quant à lui, il était comme fou ; il remuait ses pattes, il me léchait, il mordillait comme il fait quand il est très content. Tout à coup, il me prit le nez dans ses crocs et je sentis qu’il me faisait mal. Je poussai un petit cri et je reposai le chien par terre. Il m’avait vraiment mordue en voulant jouer. Je saignais. Tout le monde fut désolé. On apporta de l’eau, du vinaigre, des linges, et mon mari voulut lui-même me soigner. Ce n’était rien d’ailleurs, deux petits trous qu’on eût dit faits avec des aiguilles. Au bout de cinq minutes le sang était arrêté et je partis.

Il était décidé que nous ferions un voyage en Normandie, de six semaines environ.

Le soir, nous arrivions à Dieppe. Quand je dis « le soir », j’entends à minuit.

Tu sais comme j’aime la mer. Je déclarai à mon mari que je ne me coucherais pas avant de l’avoir vue. Il parut très contrarié. Je lui demandai en riant : « Est-ce que vous avez sommeil ? »

Il répondit : « Non, mon amie ; mais vous devriez comprendre que j’ai hâte de me trouver seul avec vous. »

Je fus surprise : « Seul avec moi ? Mais nous sommes seuls depuis Paris dans le wagon. »

Il sourit : « Oui… mais… dans le wagon, ce n’est pas la même chose que si nous étions dans notre chambre. »

Je ne cédai pas : « Eh bien, monsieur, nous sommes seuls sur la plage, et voilà tout. »

Décidément cela ne lui plaisait pas. Il dit pourtant : « Soit, puisque vous le désirez. »

La nuit était magnifique, une de ces nuits qui vous font passer dans l’âme des idées grandes et vagues, plutôt des sensations que des pensées, avec des envies d’ouvrir les bras, d’ouvrir les ailes, d’embrasser le ciel, que sais-je ? On croit toujours qu’on va comprendre des choses inconnues.

Il y a dans l’air du Rêve, de la Poésie pénétrante, du bonheur d’autre part que de la terre, une sorte d’ivresse infinie qui vient des étoiles, de la lune, de l’eau argentée et remuante. Ce sont là les meilleurs instants qu’on ait dans la vie. Ils font voir l’existence différente, embellie, délicieuse ; ils sont comme la révélation de ce qui pourrait être… ou de ce qui sera.

Cependant mon mari paraissait impatient de rentrer. Je lui disais : « As-tu froid ? — Non. — Alors regarde donc ce petit bateau là-bas, qui semble endormi sur l’eau. Peut-on être mieux qu’ici ? J’y resterais volontiers jusqu’au jour. Dis, veux-tu que nous attendions l’aurore ? »

Il crut que je me moquais de lui, et il m’entraîna presque de force jusqu’à l’hôtel ! Si j’avais su ? Oh ! le misérable !

Quand nous fûmes seuls, je me sentis honteuse, gênée, sans savoir pourquoi, je te le jure. Enfin je le fis passer dans le cabinet de toilette et je me couchai.

Oh ! ma chère, comment dire ça ? Enfin voici. Il prit sans doute mon extrême innocence pour de la malice, mon extrême simplicité pour de la rouerie, mon abandon confiant et niais pour une tactique, et il ne garda point les délicats ménagements qu’il faut pour expliquer, faire comprendre et accepter de pareils mystères à une âme sans défiance et nullement préparée.

Et tout à coup, je crus qu’il avait perdu la tête. Puis, la peur m’envahissant, je me demandai s’il me voulait tuer. Quand la terreur vous saisit, on ne raisonne pas, on ne pense plus, on devient fou. En une seconde je m’imaginai des choses effroyables. Je pensai aux faits divers des journaux, aux crimes mystérieux, à toutes les histoires chuchotées de jeunes filles épousées par des misérables ! Est-ce que je le connaissais, cet homme ? Je me débattais, le repoussant, éperdue d’épouvante. Je lui arrachai même une poignée de cheveux et un côté de la moustache, et, délivrée par cet effort, je me levai en hurlant « au secours ! ». Je courus à la porte, je tirai les verrous et je m’élançai, presque nue, dans l’escalier.

D’autres portes s’ouvrirent. Des hommes en chemise apparurent avec des lumières à la main. Je tombai dans les bras de l’un d’eux en implorant sa protection. Il se jeta sur mon mari.

Je ne sais plus le reste. On se battait, on criait ; puis on a ri, mais ri comme tu ne peux pas croire. Toute la maison riait, de la cave au grenier. J’entendais dans les corridors de grandes fusées de gaieté, d’autres dans les chambres au-dessus. Les marmitons riaient sous les toits, et le garçon de garde se tordait sur son matelas, dans le vestibule !

Songe donc : dans un hôtel !

Je me retrouvai ensuite seule avec mon mari, qui me donna quelques explications sommaires, comme on explique une expérience de chimie avant de la tenter. Il n’était pas du tout content. Je pleurai jusqu’au jour, et nous sommes partis dès l’ouverture des portes.

Ce n’est pas tout.

Le lendemain nous arrivions à Pourville, qui n’est encore qu’un embryon de station de bains. Mon mari m’accablait de petits soins, de tendresses. Après un premier mécontentement il paraissait enchanté. Honteuse et désolée de mon aventure de la veille, je fus aussi aimable qu’on peut l’être, et docile. Mais tu ne te figures pas l’horreur, le dégoût, presque la haine qu’Henry m’inspira lorsque je sus cet infâme secret qu’on cache si soigneusement aux jeunes filles. Je me sentais désespérée, triste à mourir, revenue de tout et harcelée du besoin de retourner auprès de mes pauvres parents. Le surlendemain nous arrivions à Étretat. Tous les baigneurs étaient en émoi : une jeune femme mordue par un petit chien, venait de mourir enragée. Un grand frisson me courut dans le dos quand j’entendis raconter cela à table d’hôte. Il me sembla tout de suite que je souffrais dans le nez et je sentis des choses singulières tout le long des membres.

Je ne dormis pas de la nuit ; j’avais complètement oublié mon mari. Si j’allais aussi mourir enragée ! Je demandai des détails le lendemain au maître d’hôtel. Il m’en donna d’affreux. Je passai le jour à me promener sur la falaise. Je ne parlais plus, je songeais. La rage ! quelle mort horrible ! Henry me demandait : « Qu’as-tu ? Tu sembles triste. » Je répondais : « Mais rien, mais rien. » Mon regard égaré se fixait sur la mer sans la voir, sur les fermes, sur les plaines, sans que j’eusse pu dire ce que j’avais sous les yeux. Pour rien au monde je n’aurais voulu avouer la pensée qui me torturait. Quelques douleurs, de vraies douleurs, me passèrent dans le nez. Je voulus rentrer.

À peine revenue à l’hôtel, je m’enfermai pour regarder la plaie. On ne la voyait plus. Et pourtant, je n’en pouvais douter, elle me faisait mal.

J’écrivis tout de suite à ma mère une courte lettre qui dut lui paraître étrange. Je demandais une réponse immédiate à des questions insignifiantes. J’écrivis, après avoir signé : « Surtout n’oublie pas de me donner des nouvelles de Bijou. »

Le lendemain je ne pus manger, mais je refusai de voir un médecin. Je demeurai assise toute la journée sur la plage à regarder les baigneurs dans l’eau. Ils arrivaient gros ou minces, tous laids dans leurs affreux costumes ; mais je ne songeais guère à rire. Je pensais : « Sont-ils heureux, ces gens ! ils n’ont pas été mordus. Ils vivront, eux ! ils ne craignent rien. Ils peuvent s’amuser à leur gré. Sont-ils tranquilles ! »

À tout instant je portais la main à mon nez pour le tâter. N’enflait-il pas ? Et à peine rentrée à l’hôtel, je m’enfermais pour le regarder dans la glace. Oh ! s’il avait changé de couleur, je serais morte sur le coup.

Le soir, je me sentis tout à coup une sorte de tendresse pour mon mari, une tendresse de désespérée. Il me parut bon, je m’appuyai sur son bras. Vingt fois je faillis lui dire mon abominable secret, mais je me tus.

Il abusa odieusement de mon abandon et de l’affaissement de mon âme. Je n’eus pas la force de lui résister, ni même la volonté. J’aurais tout supporté, tout souffert ! Le lendemain, je reçus une lettre de ma mère. Elle répondait à mes questions, mais ne me parlait pas de Bijou. Je pensai sur-le-champ : « Il est mort et on me le cache. » Puis je voulus courir au télégraphe pour envoyer une dépêche. Une réflexion m’arrêta : « S’il est vraiment mort, on ne me le dira pas. » Je me résignai donc encore à deux jours d’angoisses. Et j’écrivis de nouveau. Je demandais qu’on m’envoyât le chien qui me distrairait, car je m’ennuyais un peu.

Des tremblements me prirent dans l’après-midi. Je ne pouvais lever un verre plein sans en répandre la moitié. L’état de mon âme était lamentable. J’échappai à mon mari vers le crépuscule et je courus à l’église. Je priai longtemps.

En revenant, je sentis de nouvelles douleurs dans le nez et j’entrai chez le pharmacien dont la boutique était éclairée. Je lui parlai d’une de mes amies qui aurait été mordue et je lui demandai des conseils. C’était un aimable homme, plein d’obligeance. Il me renseigna abondamment. Mais j’oubliais les choses à mesure qu’il me les disait, tant j’avais l’esprit troublé. Je ne retins que ceci : « Les purgations étaient souvent recommandées. » J’achetai plusieurs bouteilles de je ne sais quoi, sous prétexte de les envoyer à mon amie.

Les chiens que je rencontrais me faisaient horreur et me donnaient envie de fuir à toutes jambes. Il me sembla plusieurs fois que j’avais aussi envie de les mordre.

Ma nuit fut horriblement agitée. Mon mari en profita. Dès le lendemain, je reçus la réponse de ma mère. « Bijou, disait-elle, se portait fort bien. Mais on l’exposerait trop en l’expédiant ainsi tout seul par le chemin de fer. » Donc on ne voulait pas me l’envoyer. Il était mort !

Je ne pus encore dormir. Quant à Henry, il ronfla. Il se réveilla plusieurs fois. J’étais anéantie.

Le lendemain, je pris un bain de mer. Je faillis me trouver mal en entrant dans l’eau, tant je fus saisie par le froid. Je demeurai plus ébranlée encore par cette sensation de glace. J’avais dans les jambes des tressaillements affreux ; mais je ne souffrais plus du tout du nez.

On me présenta, par hasard, le médecin inspecteur des bains, un charmant homme. Je mis une habileté extrême à l’amener sur mon sujet. Je lui dis alors que mon jeune chien m’avait mordue quelques jours auparavant et je lui demandai ce qu’il faudrait faire s’il survenait quelque inflammation. Il se mit à rire et répondit : « Dans votre situation, je ne verrais qu’un moyen, madame, ce serait de vous faire un nouveau nez. »

Et comme je ne comprenais pas, il ajouta : « Cela d’ailleurs regarde votre mari. »

Je n’étais pas plus avancée ni mieux renseignée en le quittant.

Henry, ce soir-là, semblait très gai, très heureux. Nous vînmes le soir au Casino, mais il n’attendit pas la fin du spectacle pour me proposer de rentrer. Rien n’avait plus d’intérêt pour moi, je le suivis.

Mais je ne pouvais tenir au lit, tous mes nerfs étaient ébranlés et vibrants. Lui, non plus, ne dormait pas. Il m’embrassait, me caressait, devenu doux et tendre comme s’il eût deviné enfin combien je souffrais. Je subissais ses caresses sans même les comprendre, sans y songer.

Mais tout à coup une crise subite, extraordinaire, foudroyante, me saisit. Je poussai un cri effroyable, et repoussant mon mari qui s’attachait à moi, je m’élançai dans la chambre et j’allai m’abattre sur la face, contre la porte. C’était la rage, l’horrible rage. J’étais perdue !

Henry me releva, effaré, voulut savoir. Mais je me tus. J’étais résignée maintenant. J’attendais la mort. Je savais qu’après quelques heures de répit, une autre crise me saisirait, puis une autre, puis une autre, jusqu’à la dernière qui serait mortelle.

Je me laissai reporter dans le lit. Au point du jour, les irritantes obsessions de mon mari déterminèrent un nouvel accès, qui fut plus long que le premier. J’avais envie de déchirer, de mordre, de hurler ; c’était terrible, et cependant moins douloureux que je n’aurais cru.

Vers huit heures du matin, je m’endormis pour la première fois depuis quatre nuits.

À onze heures, une voix aimée me réveilla. C’était maman que mes lettres avaient effrayée, et qui accourait pour me voir. Elle tenait à la main un grand panier d’où sortirent soudain des aboiements. Je le saisis, éperdue, folle d’espoir. Je l’ouvris, et Bijou sauta sur le lit, m’embrassant, gambadant, se roulant sur mon oreiller, pris d’une frénésie de joie.

Eh bien, ma chérie, tu me croiras si tu veux… Je n’ai encore compris que le lendemain !

Oh ! l’imagination ! comme ça travaille ! Et penser que j’ai cru… ? Dis, n’est-ce pas trop bête ?…

Je n’ai jamais avoué à personne, tu le comprendras, n’est-ce pas, les tortures de ces quatre jours. Songe, si mon mari l’avait su ? Il se moque déjà assez de moi avec mon aventure de Pourville. Du reste, je ne me fâche pas trop de ses plaisanteries. J’y suis faite. On s’accoutume à tout dans la vie…


<t Mon oncle Jules>

Mon oncle Jules

À M. Achille Bénouville.

Un vieux pauvre, à barbe blanche, nous demanda l’aumône. Mon camarade Joseph Davranche lui donna cent sous. Je fus surpris. Il me dit :

« Ce misérable m’a rappelé une histoire que je vais te dire et dont le souvenir me poursuit sans cesse. La voici. »

ê

Ma famille, originaire du Havre, n’était pas riche. On s’en tirait, voilà tout. Le père travaillait, rentrait tard du bureau et ne gagnait pas grand-chose. J’avais deux sœurs.

Ma mère souffrait beaucoup de la gêne où nous vivions, et elle trouvait souvent des paroles aigres pour son mari, des reproches voilés et perfides. Le pauvre homme avait alors un geste qui me navrait. Il se passait la main ouverte sur le front, comme pour essuyer une sueur qui n’existait pas, et il ne répondait rien. Je sentais sa douleur impuissante. On économisait sur tout ; on n’acceptait jamais un dîner, pour n’avoir pas à le rendre ; on achetait les provisions au rabais, les fonds de boutique. Mes sœurs faisaient leurs robes elles-mêmes et avaient de longues discussions sur le prix d’un galon qui valait quinze centimes le mètre. Notre nourriture ordinaire consistait en soupe grasse et bœuf accommodé à toutes les sauces. Cela est sain et réconfortant, paraît-il ; j’aurais préféré autre chose.

On me faisait des scènes abominables pour les boutons perdus et les pantalons déchirés.

Mais chaque dimanche nous allions faire notre tour de jetée en grande tenue. Mon père, en redingote, en grand chapeau, en gants, offrait le bras à ma mère, pavoisée comme un navire un jour de fête. Mes sœurs, prêtes les premières, attendaient le signal du départ ; mais, au dernier moment, on découvrait toujours une tache oubliée sur la redingote du père de famille, et il fallait bien vite l’effacer avec un chiffon mouillé de benzine.

Mon père, gardant son grand chapeau sur la tête, attendait, en manches de chemise, que l’opération fût terminée, tandis que ma mère se hâtait, ayant ajusté ses lunettes de myope, et ôté ses gants pour ne les pas gâter.

On se mettait en route avec cérémonie. Mes sœurs marchaient devant, en se donnant le bras. Elles étaient en âge de mariage, et on en faisait montre en ville. Je me tenais à gauche de ma mère, dont mon père gardait la droite. Et je me rappelle l’air pompeux de mes pauvres parents dans ces promenades du dimanche, la rigidité de leurs traits, la sévérité de leur allure. Ils avançaient d’un pas grave, le corps droit, les jambes raides, comme si une affaire d’une importance extrême eût dépendu de leur tenue.

Et chaque dimanche, en voyant entrer les grands navires qui revenaient de pays inconnus et lointains, mon père prononçait invariablement les mêmes paroles :

« Hein ! si Jules était là-dedans, quelle surprise ! »

Mon oncle Jules, le frère de mon père, était le seul espoir de la famille, après en avoir été la terreur. J’avais entendu parler de lui depuis mon enfance, et il me semblait que je l’aurais reconnu du premier coup, tant sa pensée m’était devenue familière. Je savais tous les détails de son existence jusqu’au jour de son départ pour l’Amérique, bien qu’on ne parlât qu’à voix basse de cette période de sa vie.

Il avait eu, paraît-il, une mauvaise conduite, c’est-à-dire qu’il avait mangé quelque argent, ce qui est bien le plus grand des crimes pour les familles pauvres. Chez les riches, un homme qui s’amuse fait des bêtises. Il est ce qu’on appelle, en souriant, un noceur. Chez les nécessiteux, un garçon qui force les parents à écorner le capital devient un mauvais sujet, un gueux, un drôle !

Et cette distinction est juste, bien que le fait soit le même, car les conséquences seules déterminent la gravité de l’acte.

Enfin l’oncle Jules avait notablement diminué l’héritage sur lequel comptait mon père ; après avoir d’ailleurs mangé sa part jusqu’au dernier sou.

On l’avait embarqué pour l’Amérique, comme on faisait alors, sur un navire marchand allant du Havre à New-York.

Une fois là-bas, mon oncle Jules s’établit marchand de je ne sais quoi, et il écrivit bientôt qu’il gagnait un peu d’argent et qu’il espérait pouvoir dédommager mon père du tort qu’il lui avait fait. Cette lettre causa dans la famille une émotion profonde. Jules, qui ne valait pas, comme on dit, les quatre fers d’un chien, devint tout à coup un honnête homme, un garçon de cœur, un vrai Davranche, intègre comme tous les Davranche.

Un capitaine nous apprit en outre qu’il avait loué une grande boutique et qu’il faisait un commerce important.

Une seconde lettre, deux ans plus tard, disait : « Mon cher Philippe, je t’écris pour que tu ne t’inquiètes pas de ma santé, qui est bonne. Les affaires aussi vont bien. Je pars demain pour un long voyage dans l’Amérique du Sud. Je serai peut-être plusieurs années sans te donner de mes nouvelles. Si je ne t’écris pas, ne sois pas inquiet. Je reviendrai au Havre une fois fortune faite. J’espère que ce ne sera pas trop long, et nous vivrons heureux ensemble… »

Cette lettre était devenue l’évangile de la famille. On la lisait à tout propos, on la montrait à tout le monde.

Pendant dix ans, en effet, l’oncle Jules ne donna plus de nouvelles ; mais l’espoir de mon père grandissait à mesure que le temps marchait ; et ma mère aussi disait souvent :

« Quand ce bon Jules sera là, notre situation changera. En voilà un qui a su se tirer d’affaire ! »

Et chaque dimanche, en regardant venir de l’horizon les gros vapeurs noirs vomissant sur le ciel des serpents de fumée, mon père répétait sa phrase éternelle :

« Hein ! si Jules était là-dedans, quelle surprise ! »

Et on s’attendait presque à le voir agiter un mouchoir, et crier :

« Ohé ! Philippe. »

On avait échafaudé mille projets sur ce retour assuré ; on devait même acheter, avec l’argent de l’oncle, une petite maison de campagne près d’Ingouville. Je n’affirmerais pas que mon père n’eût point entamé déjà des négociations à ce sujet.

L’aînée de mes sœurs avait alors vingt-huit ans ; l’autre vingt-six. Elles ne se mariaient pas, et c’était là un gros chagrin pour tout le monde.

Un prétendant enfin se présenta pour la seconde. Un employé, pas riche, mais honorable. J’ai toujours eu la conviction que la lettre de l’oncle Jules, montrée un soir, avait terminé les hésitations et emporté la résolution du jeune homme.

On l’accepta avec empressement, et il fut décidé qu’après le mariage toute la famille ferait ensemble un petit voyage à Jersey.

Jersey est l’idéal du voyage pour les gens pauvres. Ce n’est pas loin ; on passe la mer dans un paquebot et on est en terre étrangère, cet îlot appartenant aux Anglais. Donc, un Français, avec deux heures de navigation, peut s’offrir la vue d’un peuple voisin chez lui et étudier les mœurs, déplorables d’ailleurs, de cette île couverte par le pavillon britannique, comme disent les gens qui parlent avec simplicité.

Ce voyage de Jersey devint notre préoccupation, notre unique attente, notre rêve de tous les instants.

On partit enfin. Je vois cela comme si c’était d’hier : le vapeur chauffant contre le quai de Granville ; mon père, effaré, surveillant l’embarquement de nos trois colis ; ma mère inquiète ayant pris le bras de ma sœur non mariée, qui semblait perdue depuis le départ de l’autre, comme un poulet resté seul de sa couvée ; et, derrière nous, les nouveaux époux qui restaient toujours en arrière, ce qui me faisait souvent tourner la tête.

Le bâtiment siffla. Nous voici montés, et le navire, quittant la jetée, s’éloigna sur une mer plate comme une table de marbre vert. Nous regardions les côtes s’enfuir, heureux et fiers comme tous ceux qui voyagent peu.

Mon père tendait son ventre, sous sa redingote dont on avait, le matin même, effacé avec soin toutes les taches, et il répandait autour de lui cette odeur de benzine des jours de sortie, qui me faisait reconnaître les dimanches.

Tout à coup, il avisa deux dames élégantes à qui deux messieurs offraient des huîtres. Un vieux matelot déguenillé ouvrait d’un coup de couteau les coquilles et les passait aux messieurs, qui les tendaient ensuite aux dames. Elles mangeaient d’une manière délicate, en tenant l’écaille sur un mouchoir fin et en avançant la bouche pour ne point tacher leurs robes. Puis elles buvaient l’eau d’un petit mouvement rapide et jetaient la coquille à la mer.

Mon père, sans doute, fut séduit par cet acte distingué de manger des huîtres sur un navire en marche. Il trouva cela bon genre, raffiné, supérieur, et il s’approcha de ma mère et de mes sœurs en demandant :

« Voulez-vous que je vous offre quelques huîtres ? »

Ma mère hésitait, à cause de la dépense ; mais mes deux sœurs acceptèrent tout de suite. Ma mère dit, d’un ton contrarié :

« J’ai peur de me faire mal à l’estomac. Offre ça aux enfants seulement, mais pas trop, tu les rendrais malades. »

Puis, se tournant vers moi, elle ajouta :

« Quant à Joseph, il n’en a pas besoin ; il ne faut point gâter les garçons. »

Je restai donc à côté de ma mère, trouvant injuste cette distinction. Je suivais de l’œil mon père, qui conduisait pompeusement ses deux filles et son gendre vers le vieux matelot déguenillé.

Les deux dames venaient de partir, et mon père indiquait à mes sœurs comment il fallait s’y prendre pour manger sans laisser couler l’eau ; il voulut même donner l’exemple et il s’empara d’une huître. En essayant d’imiter les dames, il renversa immédiatement tout le liquide sur sa redingote et j’entendis ma mère murmurer :

« Il ferait mieux de se tenir tranquille. »

Mais tout à coup mon père me parut inquiet ; il s’éloigna de quelques pas, regarda fixement sa famille pressée autour de l’écailleur, et, brusquement, il vint vers nous. Il me sembla fort pâle, avec des yeux singuliers. Il dit, à mi-voix, à ma mère :

« C’est extraordinaire, comme cet homme qui ouvre les huîtres ressemble à Jules. »

Ma mère, interdite, demanda :

« Quel Jules ?… »

Mon père reprit :

« Mais… mon frère… Si je ne le savais pas en bonne position, en Amérique, je croirais que c’est lui. »

Ma mère effarée balbutia :

« Tu es fou ! Du moment que tu sais bien que ce n’est pas lui, pourquoi dire ces bêtises-là ? »

Mais mon père insistait :

« Va donc le voir, Clarisse ; j’aime mieux que tu t’en assures toi-même, de tes propres yeux. »

Elle se leva et alla rejoindre ses filles. Moi aussi, je regardais l’homme. Il était vieux, sale, tout ridé, et ne détournait pas le regard de sa besogne.

Ma mère revint. Je m’aperçus qu’elle tremblait. Elle prononça très vite :

« Je crois que c’est lui. Va donc demander des renseignements au capitaine. Surtout sois prudent, pour que ce garnement ne nous retombe pas sur les bras, maintenant ! »

Mon père s’éloigna, mais je le suivis. Je me sentais étrangement ému.

Le capitaine, un grand monsieur, maigre, à longs favoris, se promenait sur la passerelle d’un air important, comme s’il eût commandé le courrier des Indes.

Mon père l’aborda avec cérémonie, en l’interrogeant sur son métier avec accompagnement de compliments :

« Quelle était l’importance de Jersey ? Ses productions ? Sa population ? Ses mœurs ? Ses coutumes ? La nature du sol », etc., etc.

On eût cru qu’il s’agissait au moins des États-Unis d’Amérique.

Puis on parla du bâtiment qui nous portait, l’Express ; puis on en vint à l’équipage. Mon père, enfin, d’une voix troublée :

« Vous avez là un vieil écailleur d’huîtres qui paraît bien intéressant. Savez-vous quelques détails sur ce bonhomme ? »

Le capitaine, que cette conversation finissait par irriter, répondit sèchement :

« C’est un vieux vagabond français que j’ai trouvé en Amérique l’an dernier, et que j’ai rapatrié. Il a, paraît-il, des parents au Havre, mais il ne veut pas retourner près d’eux, parce qu’il leur doit de l’argent. Il s’appelle Jules… Jules Darmanche ou Darvanche, quelque chose comme ça, enfin. Il parait qu’il a été riche un moment là-bas, mais vous voyez où il en est réduit maintenant. »

Mon père qui devenait livide, articula, la gorge serrée, les yeux hagards :

« Ah ! ah ! très bien…, fort bien… Cela ne m’étonne pas… Je vous remercie beaucoup, capitaine. »

Et il s’en alla, tandis que le marin le regardait s’éloigner avec stupeur.

Il revint auprès de ma mère, tellement décomposé qu’elle lui dit :

« Assieds-toi ; on va s’apercevoir de quelque chose. »

Il tomba sur le banc en bégayant :

« C’est lui, c’est bien lui ! »

Puis il demanda :

« Qu’allons-nous faire ?… »

Elle répondit vivement :

« Il faut éloigner les enfants. Puisque Joseph sait tout, il va aller les chercher. Il faut prendre garde surtout que notre gendre ne se doute de rien. »

Mon père paraissait atterré. Il murmura :

« Quelle catastrophe ! »

Ma mère ajouta, devenue tout à coup furieuse :

« Je me suis toujours doutée que ce voleur ne ferait rien, et qu’il nous retomberait sur le dos ! Comme si on pouvait attendre quelque chose d’un Davranche !… »

Et mon père se passa la main sur le front, comme il faisait sous les reproches de sa femme.

Elle ajouta :

« Donne de l’argent à Joseph pour qu’il aille payer ces huîtres, à présent. Il ne manquerait plus que d’être reconnus par ce mendiant. Cela ferait un joli effet sur le navire. Allons-nous-en à l’autre bout, et fais en sorte que cet homme n’approche pas de nous ! »

Elle se leva, et ils s’éloignèrent après m’avoir remis une pièce de cent sous.

Mes sœurs, surprises, attendaient leur père. J’affirmai que maman s’était trouvée un peu gênée par la mer, et je demandai à l’ouvreur d’huîtres :

« Combien est-ce que nous vous devons, monsieur ? »

J’avais envie de dire : mon oncle.

Il répondit :

« Deux francs cinquante. »

Je tendis mes cent sous et il me rendit la monnaie.

Je regardais sa main, une pauvre main de matelot toute plissée, et je regardais son visage, un vieux et misérable visage, triste, accablé, en me disant :

« C’est mon oncle, le frère de papa, mon oncle ! »

Je lui laissai dix sous de pourboire. Il me remercia :

« Dieu vous bénisse, mon jeune monsieur ! »

Avec l’accent d’un pauvre qui reçoit l’aumône. Je pensai qu’il avait dû mendier, là-bas !

Mes sœurs me contemplaient, stupéfaites de ma générosité.

Quand je remis les deux francs à mon père, ma mère, surprise, demanda :

« Il y en avait pour trois francs ?… Ce n’est pas possible. »

Je déclarai d’une voix ferme :

« J’ai donné dix sous de pourboire. »

Ma mère eut un sursaut et me regarda dans les yeux :

« Tu es fou ! Donner dix sous à cet homme, à ce gueux !… »

Elle s’arrêta sous un regard de mon père, qui désignait son gendre.

Puis on se tut.

Devant nous, à l’horizon, une ombre violette semblait sortir de la mer. C’était Jersey.

Lorsqu’on approcha des jetées, un désir violent me vint au cœur de voir encore une fois mon oncle Jules, de m’approcher, de lui dire quelque chose de consolant, de tendre.

Mais, comme personne ne mangeait plus d’huîtres, il avait disparu, descendu sans doute au fond de la cale infecte où logeait ce misérable.

Et nous sommes revenus par le bateau de Saint-Malo, pour ne pas le rencontrer. Ma mère était dévorée d’inquiétude.

Je n’ai jamais revu le frère de mon père !

Voilà pourquoi tu me verras quelquefois donner cent sous aux vagabonds.


<t Caresses (Les)>

Les Caresses

Non, mon ami, n’y songez plus. Ce que vous me demandez me révolte et me dégoûte. On dirait que Dieu, car je crois à Dieu, moi, a voulu gâter tout ce qu’il a fait de bon en y joignant quelque chose d’horrible. Il nous avait donné l’amour, la plus douce chose qui soit au monde, mais, trouvant cela trop beau et trop pur pour nous, il a imaginé les sens, les sens ignobles, sales, révoltants, brutaux, les sens qu’il a façonnés comme par dérision et qu’il a mêlés aux ordures du corps, qu’il a conçus de telle sorte que nous n’y pouvons songer sans rougir, que nous n’en pouvons parler qu’à voix basse. Leur acte affreux est enveloppé de honte. Il se cache, révolte l’âme, blesse les yeux, et, honni par la morale, poursuivi par la loi, il se commet dans l’ombre, comme s’il était criminel.

Ne me parlez jamais de cela, jamais !

Je ne sais point si je vous aime, mais je sais que je me plais près de vous, que votre regard m’est doux et que votre voix me caresse le cœur. Du jour où vous auriez obtenu de ma faiblesse ce que vous désirez, vous me deviendriez odieux. Le lien délicat qui nous attache l’un à l’autre serait brisé. Il y aurait entre nous un abîme d’infamie.

Restons ce que nous sommes. Et… aimez-moi si vous voulez, je le permets.

Votre amie,

Geneviève.

Madame, voulez-vous me permettre à mon tour de vous parler brutalement, sans ménagements galants, comme je parlerais à un ami qui voudrait prononcer des vœux éternels ?

Moi non plus je ne sais pas si je vous aime. Je ne le saurais vraiment qu’après cette chose qui vous révolte tant.

Avez-vous oublié les vers de Musset :

Je me souviens encor de ces spasmes terribles,

De ces baisers muets, de ces muscles ardents,

De cet être absorbé, blême et serrant les dents.

S’ils ne sont pas divins, ces moments sont horribles.

Cette sensation d’horreur et d’insurmontable dégoût, nous l’éprouvons aussi quand, emportés par l’impétuosité du sang, nous nous laissons aller aux accouplements d’aventure. Mais quand une femme est pour nous l’être d’élection, de charme constant, de séduction infinie que vous êtes pour moi, la caresse devient le plus ardent, le plus complet et le plus infini des bonheurs.

La caresse, Madame, c’est l’épreuve de l’amour. Quand notre ardeur s’éteint après l’étreinte, nous nous étions trompés. Quand elle grandit, nous vous aimons.

Un philosophe, qui ne pratiquait point ces doctrines, nous a mis en garde contre ce piège de la nature. La nature veut des êtres, dit-il, et pour nous contraindre à les créer, il a mis le double appât de l’amour et de la volupté auprès du piège. Et il ajoute : Dès que nous nous sommes laissé prendre, dès que l’affolement d’un instant est passé, une tristesse immense nous saisit, car nous comprenons la ruse qui nous a trompés, nous voyons, nous sentons, nous touchons la raison secrète et voilée qui nous a poussés malgré nous.

Cela est vrai souvent, très souvent. Alors nous nous relevons écœurés. La nature nous a vaincus, nous a jetés, à son gré, dans des bras qui s’ouvraient parce qu’elle veut que des bras s’ouvrent.

Oui, je sais les baisers froids et violents sur des lèvres inconnues, les regards fixes et ardents en des yeux qu’on n’a jamais vus et qu’on ne verra plus jamais, et tout ce que je ne peux pas dire, tout ce qui nous laisse à l’âme une amère mélancolie.

Mais, quand cette sorte de nuage d’affection, qu’on appelle l’amour, a enveloppé deux êtres, quand ils ont pensé l’un à l’autre longtemps, toujours, quand le souvenir pendant l’éloignement veille sans cesse, le jour, la nuit, apportant à l’âme les traits du visage, et le sourire, et le son de la voix ; quand on a été obsédé, possédé par la forme absente et toujours visible, dites n’est-il pas naturel que les bras s’ouvrent enfin, que les lèvres s’unissent et que les corps se mêlent ?

N’avez-vous jamais eu le désir du baiser ? Dites-moi si les lèvres n’appellent pas les lèvres, et si le regard clair, qui semble couler dans les veines, ne soulève pas des ardeurs furieuses, irrésistibles.

Certes, c’est là le piège, le piège immonde, dites-vous ? Qu’importe, je le sais, j’y tombe, et je l’aime ! La Nature nous donne la caresse pour nous cacher sa ruse, pour nous forcer, malgré nous, à éterniser les générations. Eh bien, volons-lui la caresse, faisons-la nôtre, raffinons-la, changeons-la, idéalisons-la, si vous voulez. Trompons, à notre tour, la Nature, cette trompeuse. Faisons plus qu’elle n’a voulu, plus qu’elle n’a pu ou osé nous apprendre. Que la caresse soit comme une matière précieuse sortie brute de la terre, prenons-la et travaillons-la et perfectionnons-la, sans souci des desseins premiers, de la volonté dissimulée de ce que vous appelez Dieu. Et comme c’est la pensée qui poétise tout, poétisons-la, Madame, jusque dans ses brutalités terribles, dans ses plus impures combinaisons, jusque dans ses plus monstrueuses inventions.

Aimons la caresse savoureuse comme le vin qui grise, comme le fruit mûr qui parfume la bouche, comme tout ce qui pénètre notre corps de bonheur. Aimons la chair parce qu’elle est belle, parce qu’elle est blanche et ferme, et ronde et douce, et délicieuse sous la lèvre et sous les mains.

Quand les artistes ont cherché la forme la plus rare et la plus pure pour les coupes où l’art devait boire l’ivresse, ils ont choisi la courbe des seins, dont la fleur ressemble à celle des roses.

Or, j’ai lu dans un livre érudit, qui s’appelle le Dictionnaire des Sciences médicales, cette définition de la gorge des femmes, qu’on dirait imaginée par M. Joseph Prudhomme devenu docteur en médecine :

« Le sein peut être considéré chez la femme comme un objet en même temps d’utilité et d’agrément. »

Supprimons, si vous voulez, l’utilité et ne gardons que l’agrément. Aurait-il cette forme adorable qui appelle irrésistiblement la caresse s’il n’était destiné qu’à nourrir les enfants ?

Oui, Madame, laissons les moralistes nous prêcher la pudeur, et les médecins la prudence ; laissons les poètes, ces trompeurs toujours trompés eux-mêmes, chanter l’union chaste des âmes et le bonheur immatériel ; laissons les femmes laides à leurs devoirs et les hommes raisonnables à leurs besognes inutiles ; laissons les doctrinaires à leurs doctrines, les prêtres à leurs commandements, et nous, aimons avant tout la caresse qui grise, affole, énerve, épuise, ranime, est plus douce que les parfums, plus légère que la brise, plus aiguë que les blessures, rapide et dévorante, qui fait crier, qui fait commettre tous les crimes et tous les actes de courage !

Aimons-la, non pas tranquille, normale, légale ; mais violente, furieuse, immodérée ! Recherchons-la comme on recherche l’or et le diamant, car elle vaut plus, étant inestimable et passagère ! Poursuivons-la sans cesse, mourons pour elle et par elle.

Et si vous voulez, Madame, que je vous dise une vérité que vous ne trouverez, je crois, en aucun livre, — les seules femmes heureuses sur cette terre sont celles à qui nulle caresse ne manque. Elles vivent, celles-là, sans soucis, sans pensées torturantes, sans autre désir que celui du baiser prochain qui sera délicieux et apaisant comme le dernier baiser.

Les autres, celles pour qui les caresses sont mesurées, ou incomplètes, ou rares, vivent harcelées par mille inquiétudes misérables, par des désirs d’argent ou de vanité, par tous les événements qui deviennent des chagrins.

Mais les femmes caressées à satiété n’ont besoin de rien, ne désirent rien, ne regrettent rien. Elles rêvent tranquilles et souriantes, effleurées à peine par ce qui serait pour les autres d’irréparables catastrophes, car la caresse remplace tout, guérit de tout, console de tout !

Et j’aurais encore tant de choses à dire !…

Henri.

Ces deux lettres, écrites sur du papier japonais en paille de riz, ont été trouvées dans un petit portefeuille en cuir de Russie, sous un prie-Dieu de la Madeleine, hier dimanche, après la messe d’une heure, par

Maufrigneuse


<t Un duel>

Un duel

La guerre était finie ; les Allemands occupaient la France ; le pays palpitait comme un lutteur vaincu tombé sous le genou du vainqueur.

De Paris affolé, affamé, désespéré, les premiers trains sortaient, allant aux frontières nouvelles, traversant avec lenteur les campagnes et les villages. Les premiers voyageurs regardaient par les portières les plaines ruinées et les hameaux incendiés. Devant les portes des maisons restées debout, des soldats prussiens, coiffés du casque noir à la pointe de cuivre, fumaient leur pipe, à cheval sur des chaises. D’autres travaillaient ou causaient comme s’ils eussent fait partie des familles. Quand on passait les villes, on voyait des régiments entiers manœuvrant sur les places, et, malgré le bruit des roues, les commandements rauques arrivaient par instants.

M. Dubuis, qui avait fait partie de la garde nationale de Paris pendant toute la durée du siège, allait rejoindre en Suisse sa femme et sa fille, envoyées par prudence à l’étranger, avant l’invasion.

La famine et les fatigues n’avaient point diminué son gros ventre de marchand riche et pacifique. Il avait subi les événements terribles avec une résignation désolée et des phrases amères sur la sauvagerie des hommes. Maintenant qu’il gagnait la frontière, la guerre finie, il voyait pour la première fois des Prussiens, bien qu’il eût fait son devoir sur les remparts et monté bien des gardes par les nuits froides.

Il regardait avec une terreur irritée ces hommes armés et barbus installés comme chez eux sur la terre de France, et il se sentait à l’âme une sorte de fièvre de patriotisme impuissant en même temps que ce grand besoin, que cet instinct nouveau de prudence qui ne nous a plus quittés.

Dans son compartiment, deux Anglais, venus pour voir, regardaient de leurs yeux tranquilles et curieux. Ils étaient gros aussi tous deux et causaient en leur langue, parcourant parfois leur guide, qu’ils lisaient à haute voix en cherchant à bien reconnaître les lieux indiqués.

Tout à coup, le train s’étant arrêté à la gare d’une petite ville, un officier prussien monta avec son grand bruit de sabre sur le double marchepied du wagon. Il était grand, serré dans son uniforme et barbu jusqu’aux yeux. Son poil roux semblait flamber, et ses longues moustaches, plus pâles, s’élançaient des deux côtés du visage qu’elles coupaient en travers.

Les Anglais aussitôt se mirent à le contempler avec des sourires de curiosité satisfaite, tandis que M. Dubuis faisait semblant de lire un journal. Il se tenait blotti dans son coin, comme un voleur en face d’un gendarme.

Le train se remit en marche. Les Anglais continuaient à causer, à chercher les lieux précis des batailles ; et soudain, comme l’un d’eux tendait le bras vers l’horizon en indiquant un village, l’officier prussien prononça en français, en étendant ses longues jambes et se renversant sur le dos :

« Ché tué touze Français tans ce fillage. Ché bris plus te cent brisonniers. »

Les Anglais, tout à fait intéressés, demandèrent aussitôt :

« Aoh ! comment s’appelé, cette village ? »

Le Prussien répondit : « Pharsbourg. »

Il reprit :

« Ché bris ces bolissons de Français bar les oreilles. »

Et il regardait M. Dubuis en riant orgueilleusement dans son poil.

Le train roulait, traversant toujours des hameaux occupés. On voyait les soldats allemands le long des routes, au bord des champs, debout au coin des barrières, ou causant devant les cafés. Ils couvraient la terre comme les sauterelles d’Afrique.

L’officier tendit la main :

« Si ch’afrais le gommandement ch’aurais bris Paris, et brûlé tout, et tué tout le monde. Blus de France ! »

Les Anglais par politesse répondirent simplement :

« Aoh yes. »

Il continua :

« Tans vingt ans, toute l’Europe, toute, abartiendra à nous. La Brusse blus forte que tous. »

Les Anglais inquiets ne répondaient plus. Leurs faces, devenues impassibles, semblaient de cire entre leurs longs favoris. Alors l’officier prussien se mit à rire. Et, toujours renversé sur le dos, il blagua. Il blaguait la France écrasée, insultait les ennemis à terre ; il blaguait l’Autriche vaincue naguère ; il blaguait la défense acharnée et impuissante des départements ; il blaguait les mobiles, l’artillerie inutile. Il annonça que Bismarck allait bâtir une ville de fer avec les canons capturés. Et soudain il mit ses bottes contre la cuisse de M. Dubuis, qui détournait les yeux, rouge jusqu’aux oreilles.

Les Anglais semblaient devenus indifférents à tout, comme s’ils s’étaient trouvés brusquement renfermés dans leur île, loin des bruits du monde.

L’officier tira sa pipe et, regardant fixement le Français :

« Vous n’auriez bas de tabac ? »

M. Dubuis répondit :

« Non, monsieur. »

L’Allemand reprit :

« Je fous brie t’aller en acheter gand le gonvoi s’arrêtera. »

Et il se mit à rire de nouveau :

« Je vous tonnerai un bourboire. »

Le train siffla, ralentissant sa marche. On passait devant les bâtiments incendiés d’une gare : puis on s’arrêta tout à fait.

L’Allemand ouvrit la portière et, prenant par le bras M. Dubuis :

« Allez faire ma gommission, fite, fite ! »

Un détachement prussien occupait la station. D’autres soldats regardaient, debout le long des grilles de bois. La machine déjà sifflait pour repartir. Alors, brusquement, M. Dubuis s’élança sur le quai et, malgré les gestes du chef de gare, il se précipita dans le compartiment voisin.

Il était seul ! Il ouvrit son gilet, tant son cœur battait, et il s’essuya le front, haletant.

Le train s’arrêta de nouveau dans une station. Et tout à coup l’officier parut à la portière et monta, suivi bientôt des deux Anglais que la curiosité poussait. L’Allemand s’assit en face du Français et, riant toujours :

« Fous n’afez pas foulu faire ma gommission. »

M. Dubuis répondit :

« Non, monsieur. »

Le train venait de repartir.

L’officier dit :

« Che fais gouper fotre moustache pour bourrer ma pipe. »

Et il avança la main vers la figure de son voisin.

Les Anglais, toujours impassibles, regardaient de leurs yeux fixes.

Déjà, l’Allemand avait pris une pincée de poils et tirait dessus, quand M. Dubuis d’un revers de main lui releva le bras et, le saisissant au collet, le rejeta sur la banquette. Puis fou de colère, les tempes gonflées, les yeux pleins de sang, l’étranglant toujours d’une main, il se mit avec l’autre, fermée, à lui taper furieusement des coups de poing par la figure. Le Prussien se débattait, tâchait de tirer son sabre, d’étreindre son adversaire couché sur lui. Mais M. Dubuis l’écrasait du poids énorme de son ventre, et tapait, tapait sans repos, sans prendre haleine, sans savoir où tombaient ses coups. Le sang coulait ; l’Allemand, étranglé, râlait, crachait ses dents, essayait, mais en vain, de rejeter ce gros homme exaspéré, qui l’assommait.

Les Anglais s’étaient levés et rapprochés pour mieux voir. Ils se tenaient debout, pleins de joie et de curiosité, prêts à parier pour ou contre chacun des combattants.

Et soudain M. Dubuis, épuisé par un pareil effort, se releva et se rassit sans dire un mot.

Le Prussien ne se jeta pas sur lui, tant il demeurait effaré, stupide d’étonnement et de douleur. Quand il eut repris haleine, il prononça :

« Si fous ne foulez pas me rendre raison avec le bistolet, che vous tuerai. »

M. Dubuis répondit :

« Quand vous voudrez. Je veux bien. »

L’Allemand reprit :

« Foici la fille de Strasbourg, che brendrai deux officiers bour témoins, ché le temps avant que le train rebarte. »

M. Dubuis, qui soufflait autant que la machine, dit aux Anglais :

« Voulez-vous être mes témoins ? »

Tous deux répondirent ensemble :

« Aoh yes ! »

Et le train s’arrêta.

En une minute, le Prussien avait trouvé deux camarades qui apportèrent des pistolets, et on gagna les remparts.

Les Anglais sans cesse tiraient leur montre, pressant le pas, hâtant les préparatifs, inquiets de l’heure pour ne point manquer le départ.

M. Dubuis n’avait jamais tenu un pistolet. On le plaça à vingt pas de son ennemi. On lui demanda :

« Êtes-vous prêt ? »

En répondant « oui, monsieur », il s’aperçut qu’un des Anglais avait ouvert son parapluie pour se garantir du soleil.

Une voix commanda :

« Feu ! »

M. Dubuis tira, au hasard, sans attendre, et il aperçut avec stupeur le Prussien debout en face de lui qui chancelait, levait les bras et tombait raide sur le nez. Il l’avait tué.

Un Anglais cria un « Aoh » vibrant de joie, de curiosité satisfaite et d’impatience heureuse. L’autre, qui tenait toujours sa montre à la main, saisit M. Dubuis par le bras, et l’entraîna, au pas gymnastique, vers la gare.

Le premier Anglais marquait le pas, tout en courant, les poings fermés, les coudes au corps.

« Une, deux ! une, deux ! »

Et tous trois de front trottaient, malgré leurs ventres, comme trois grotesques d’un journal pour rire.

Le train partait. Ils sautèrent dans leur voiture. Alors, les Anglais, ôtant leurs toques de voyage, les levèrent en les agitant, puis, trois fois de suite, ils crièrent :

« Hip, hip, hip, hurrah ! »

Puis, ils tendirent gravement, l’un après l’autre, la main droite à M. Dubuis, et ils retournèrent s’asseoir côte à côte dans leur coin.


<t Petit (Le)>

Le Petit

M. Lemonnier était demeuré veuf avec un enfant. Il avait aimé follement sa femme, d’un amour exalté et tendre, sans une défaillance, pendant toute leur vie commune. C’était un bon homme, un brave homme, simple, tout simple, sincère, sans défiance et sans malice.

Étant devenu amoureux d’une voisine qui était pauvre, il la demanda en mariage et l’épousa. Il faisait un commerce de draperie assez prospère, gagnait pas mal d’argent et ne douta pas une seconde qu’il n’eût été accepté pour lui-même par la jeune fille.

Elle le rendit heureux d’ailleurs. Il ne voyait qu’elle au monde, ne pensait qu’à elle, la regardait sans cesse avec des yeux d’adorateur prosterné. Pendant les repas, il commettait mille maladresses pour ne point détourner son regard du visage chéri, versait le vin dans son assiette et l’eau dans la salière, puis se mettait à rire comme un enfant, en répétant :

« Je t’aime trop, vois-tu ; cela me fait faire un tas de bêtises. »

Elle souriait, d’un air calme et résigné ; puis détournait les yeux, comme gênée par l’adoration de son mari, et elle tâchait de le faire parler, de causer de n’importe quoi, mais il lui prenait la main à travers la table, et la gardait dans la sienne en murmurant :

« Ma petite Jeanne, ma chère petite Jeanne ! »

Elle finissait par s’impatienter et par dire :

« Allons, voyons, sois raisonnable ; mange, et laisse-moi manger. »

Il poussait un soupir et cassait une bouchée de pain, qu’il mâchait ensuite avec lenteur.

Pendant cinq ans, ils n’eurent pas d’enfants. Puis tout à coup elle devint enceinte. Ce fut un bonheur délirant. Il ne la quitta point de tout le temps de sa grossesse : si bien que sa bonne, une vieille bonne qui l’avait élevé et qui parlait haut dans la maison, le mettait parfois dehors et fermait la porte pour le forcer à prendre l’air.

Il s’était lié d’une intime amitié avec un jeune homme qui avait connu sa femme dès son enfance et qui était sous-chef de bureau à la Préfecture. M. Duretour dînait trois fois par semaine chez M. Lemonnier, apportait des fleurs à Madame, et parfois une loge de théâtre ; et, souvent, au dessert, ce bon Lemonnier attendri s’écriait, en se tournant vers sa femme :

« Avec une compagne comme toi et un ami comme lui, on est parfaitement heureux sur la terre. »

Elle mourut en couches. Il en faillit mourir aussi. Mais la vue de l’enfant lui donna du courage : un petit être crispé qui geignait.

Il l’aima d’un amour passionné et douloureux, d’un amour malade où restait le souvenir de la mort, mais où survivait quelque chose de son adoration pour la morte. C’était la chair de sa femme, son être continué, comme une quintessence d’elle. Il était, cet enfant, sa vie même tombée en un autre corps : elle était disparue pour qu’il existât. — Et le père l’embrassait avec fureur. — Mais aussi il l’avait tuée, cet enfant, il avait pris, volé cette existence adorée, il s’en était nourri, il avait bu sa part de vie. — Et M. Lemonnier reposait son fils dans le berceau, et s’asseyait auprès de lui pour le contempler. Il restait là des heures et des heures, le regardant, songeant à mille choses tristes ou douces. Puis, comme le petit dormait, il se penchait sur son visage et pleurait dans ses dentelles.

L’enfant grandit. Le père ne pouvait plus se passer une heure de sa présence ; il rôdait autour de lui, le promenait, l’habillait lui-même, le nettoyait, le faisait manger. Son ami, M. Duretour, semblait aussi chérir ce gamin, et il l’embrassait par grands élans, avec ces frénésies de tendresse qu’ont les parents. Il le faisait sauter dans ses bras, le faisait danser pendant des heures à cheval sur une jambe, et soudain, le renversant sur ses genoux, relevait sa courte jupe et baisait ses cuisses grasses de moutard et ses petits mollets ronds. M. Lemonnier, ravi, murmurait :

« Est-il mignon, est-il mignon ! »

Et M. Duretour serrait l’enfant dans ses bras en lui chatouillant le cou de sa moustache.

Seule, Céleste, la vieille bonne, ne semblait avoir aucune tendresse pour le petit. Elle se fâchait de ses espiègleries, et semblait exaspérée par les câlineries des deux hommes. Elle s’écriait :

« Peut-on élever un enfant comme ça ! Vous en ferez un joli singe. »

Des années encore passèrent, et Jean prit neuf ans. Il savait à peine lire, tant on l’avait gâté, et n’en faisait jamais qu’à sa tête. Il avait des volontés tenaces, des résistances opiniâtres, des colères furieuses. Le père cédait toujours, accordait tout. M. Duretour achetait et apportait sans cesse les joujoux convoités par le petit, et il le nourrissait de gâteaux et de bonbons.

Céleste alors s’emportait, criait :

« C’est une honte, monsieur, une honte. Vous faites le malheur de cet enfant, son malheur, entendez-vous. Mais il faudra bien que cela finisse ; oui, oui, ça finira, je vous le dis, je vous le promets, et pas avant longtemps encore. »

M. Lemonnier répondait en souriant :

« Que veux-tu, ma fille ? je l’aime trop, je ne sais pas lui résister ; il faudra bien que tu en prennes ton parti. »

Jean était faible, un peu malade. Le médecin constata de l’anémie, ordonna du fer, de la viande rouge et de la soupe grasse.

Or, le petit n’aimait que les gâteaux et refusait toute autre nourriture ; et le père, désespéré, le bourrait de tartes à la crème et d’éclairs au chocolat.

Un soir, comme ils se mettaient à table en tête-à-tête, Céleste apporta la soupière avec une assurance et un air d’autorité qu’elle n’avait point d’ordinaire. Elle la découvrit brusquement, plongea la louche au milieu, et déclara :

« Voilà du bouillon comme je ne vous en ai pas encore fait ; il faudra bien que le petit en mange, cette fois. »

M. Lemonnier, épouvanté, baissa la tête. Il vit que cela tournait mal.

Céleste prit son assiette, l’emplit elle-même, la reposa devant lui.

Il goûta aussitôt le potage et prononça :

« En effet, il est excellent. »

Alors la bonne s’empara de l’assiette du petit et y versa une pleine cuillerée de soupe. Puis elle recula de deux pas et attendit.

Jean flaira, repoussa l’assiette et fit un « pouah » de dégoût. Céleste, devenue pâle, s’approcha brusquement et, saisissant la cuiller, l’enfonça de force, toute pleine, dans la bouche entrouverte de l’enfant.

Il s’étrangla, toussa, éternua, cracha, et, hurlant, empoigna à pleine main son verre qu’il lança contre la bonne. Elle le reçut en plein ventre. Alors, exaspérée, elle prit sous son bras la tête du moutard, et commença à lui entonner coup sur coup des cuillerées de soupe dans le gosier. Il les vomissait à mesure, trépignait, se tordait, suffoquait, battait de ses mains, rouge comme s’il allait mourir étouffé.

Le père demeura d’abord tellement surpris qu’il ne faisait plus un mouvement. Puis, soudain, il s’élança avec une rage de fou furieux, étreignit sa servante à la gorge et la jeta contre le mur. Il balbutiait :

« Dehors !… dehors !… dehors !… brute ! »

Mais elle, d’une secousse, le repoussa, et, dépeignée, le bonnet dans le dos, les yeux ardents, cria :

« Qu’est-ce qui vous prend à c’t’heure ? Vous voulez me battre parce que je fais manger de la soupe à c’t’enfant que vous allez tuer avec vos gâteries !… »

Il répétait, tremblant de la tête aux pieds :

« Dehors !… va-t’en… va-t’en, brute !… »

Alors, affolée, elle revint sur lui et, l’œil dans l’œil, la voix tremblante :

« Ah !… vous croyez… vous croyez que vous allez me traiter comme ça, moi, moi ?… Ah ! mais non… Et pour qui, pour qui… pour ce morveux qui n’est seulement point à vous… Non… point à vous !… Non… point à vous !… point à vous !… point à vous !… Tout le monde le sait, parbleu ! excepté vous… Demandez à l’épicier, au boucher, au boulanger, à tous, à tous… »

Elle bredouillait, étranglée par la colère ; puis, elle se tut, le regardant.

Il ne bougeait plus, livide, les bras ballants. Au bout de quelques secondes, il balbutia d’une voix éteinte, tremblante, où palpitait pourtant une émotion formidable :

« Tu dis ?… tu dis ?… Qu’est-ce que tu dis ? »

Elle se taisait, effrayée par son visage. Il fit encore un pas, répétant :

« Tu dis ?… Qu’est-ce que tu dis ? »

Alors, elle répondit d’une voix calmée :

« Je dis ce que je sais, parbleu ! ce que tout le monde sait. »

Il leva les deux mains et, se jetant sur elle avec un emportement de bête, essaya de la terrasser. Mais elle était forte, quoique vieille, et agile aussi. Elle lui glissa dans les bras et, courant autour de la table, redevenue soudain furieuse, elle glapissait :

« Regardez-le, regardez-le donc, bête que vous êtes, si ce n’est pas tout le portrait de M. Duretour ; mais regardez son nez et ses yeux, les avez-vous comme ça, les yeux ? et le nez ? et les cheveux ? les avait-elle comme ça aussi, elle ? Je vous dis que tout le monde le sait, tout le monde, excepté vous ! C’est la risée de la ville ! Regardez-le… »

Elle passait devant la porte, elle l’ouvrit, et disparut.

Jean, épouvanté, demeurait immobile, en face de son assiette à soupe.

Au bout d’une heure, elle revint, tout doucement, pour voir. Le petit, après avoir dévoré les gâteaux, le compotier de crème et celui des poires au sucre, mangeait maintenant le pot de confitures avec sa cuiller à potage.

Le père était sorti.

Céleste prit l’enfant, l’embrassa et, à pas muets, l’emporta dans sa chambre, puis le coucha. Et elle revint dans la salle à manger, défit la table, rangea tout,’ très inquiète.

On n’entendait aucun bruit dans la maison, aucun. Elle alla coller son oreille à la porte de son maître. Il ne faisait aucun mouvement. Elle posa son œil au trou de la serrure. Il écrivait, et semblait tranquille.

Alors elle retourna s’asseoir dans sa cuisine pour être prête en toute circonstance, car elle flairait bien quelque chose.

Elle s’endormit sur une chaise, et ne se réveilla qu’au jour.

Elle fit le ménage, comme elle avait coutume, chaque matin ; elle balaya, elle épousseta, et, vers huit heures, prépara le café de M. Lemonnier.

Mais elle n’osait point le porter à son maître, ne sachant trop comment elle allait être reçue ; et elle attendit qu’il sonnât. Il ne sonna point. Neuf heures, puis dix heures passèrent.

Céleste, effarée, prépara son plateau et se mit en route, le cœur battant. Devant la porte elle s’arrêta, écouta. Rien ne remuait. Elle frappa ; on ne répondit pas. Alors, rassemblant tout son courage, elle ouvrit, entra, puis, poussant un cri terrible, laissa choir le déjeuner qu’elle tenait aux mains.

M. Lemonnier pendait au beau milieu de sa chambre, accroché par le cou à l’anneau du plafond. Il avait la langue tirée affreusement. La savate droite gisait, tombée à terre. La gauche était restée au pied. Une chaise renversée avait roulé jusqu’au lit.

Céleste, éperdue, s’enfuit en hurlant. Tous les voisins accoururent. Le médecin constata que la mort remontait à minuit.

Une lettre adressée à M. Duretour fut trouvée sur la table du suicidé. Elle ne contenait que cette ligne :

« Je vous laisse et je vous confie le petit. »


<t Cas de Mme Luneau (Le)>

Le Cas de Mme Luneau

À Georges Duval.

Le juge de paix, gros, avec un œil fermé et l’autre à peine ouvert, écoute les plaignants d’un air mécontent. Parfois il pousse une sorte de grognement qui fait préjuger son opinion, et il interrompt d’une voix grêle comme celle d’un enfant pour poser des questions.

Il vient de régler l’affaire de M. Joly contre M. Petitpas, au sujet de la borne d’un champ qui aurait été déplacée par mégarde par le charretier de M. Petitpas, en labourant.

Il appelle l’affaire d’Hippolyte Lacour, sacristain et quincaillier, contre Mme Céleste-Césarine Luneau, veuve d’Anthime-Isidore.

Hippolyte Lacour a quarante-cinq ans ; grand, maigre, portant des cheveux longs et rasé comme un homme d’église, il parle d’une voix lente, traînante et chantante.

Mme Luneau semble avoir quarante ans. Charpentée en lutteur, elle gonfle de partout sa robe étroite et collante. Ses hanches énormes supportent une poitrine débordante par devant, et, par derrière, des omoplates grasses comme des seins. Son cou large soutient une tête aux traits saillants, et sa voix pleine, sans être grave, pousse des notes qui font vibrer les vitres et les tympans. Enceinte, elle présente en avant un ventre énorme comme une montagne.

Les témoins à décharge attendent leur tour.

M. le juge de paix attaque la question.

« Hippolyte Lacour, exposez votre réclamation. »

Le plaignant prend la parole.

« Voilà, monsieur le juge de paix. Il y aura neuf mois à la Saint-Michel que Mme Luneau est venue me trouver, un soir, comme j’avais sonné l’Angélus, et elle m’exposa sa situation par rapport à sa stérilité… »

Le Juge de Paix : Soyez plus explicite, je vous prie.

Hippolyte : Je m’éclaircis, monsieur le juge. Or, qu’elle voulait un enfant et qu’elle me demandait ma participation. Je ne fis pas de difficultés, et elle me promit cent francs. La chose accordée et réglée, elle refuse aujourd’hui sa promesse. Je la réclame devant vous, monsieur le juge de paix.

Le Juge de Paix : Je ne vous comprends pas du tout. Vous dites qu’elle voulait un enfant ? Comment ? Quel genre d’enfant ? Un enfant pour l’adopter ?

Hippolyte : Non, monsieur le juge, un neuf.

Le Juge de Paix : Qu’entendez-vous par ces mots : « Un neuf » ?

Hippolyte : J’entends un enfant à naître, que nous aurions ensemble, comme si nous étions mari et femme.

Le Juge de Paix : Vous me surprenez infiniment. Dans quel but pouvait-elle vous faire cette proposition anormale ?

Hippolyte : Monsieur le juge, le but ne m’apparut pas au premier abord et je fus aussi un peu intercepté. Comme je ne fais rien sans me rendre compte de tout, je voulus me pénétrer de ses raisons et elle me les énuméra.

Or, son époux, Anthime-Isidore, que vous avez connu comme vous et moi, était mort la semaine d’avant, avec tout son bien en retour à sa famille. Donc, la chose la contrariant, vu l’argent, elle s’en fut trouver un législateur qui la renseigna sur le cas d’une naissance dans les dix mois. Je veux dire que si elle accouchait dans les dix mois après l’extinction de feu Anthime-Isidore, le produit était considéré comme légitime et donnait droit à l’héritage.

Elle se résolut sur-le-champ à courir les conséquences et elle s’en vint me trouver à la sortie de l’église comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, vu que je suis père légitime de huit enfants, tous viables, dont mon premier est épicier à Caen, département du Calvados, et uni en légitime mariage à Victoire-Élisabeth Rabou…

Le Juge de Paix : Ces détails sont inutiles. Revenez au fait.

Hippolyte : J’y entre, monsieur le juge. Donc elle me dit : « Si tu réussis, je te donnerai cent francs dès que j’aurai fait constater la grossesse par le médecin. »

Or, je me mis en état, monsieur le juge, d’être à même de la satisfaire. Au bout de six semaines ou deux mois, en effet, j’appris avec satisfaction la réussite. Mais ayant demandé les cent francs, elle me les refusa. Je les réclamai de nouveau à diverses reprises sans obtenir un radis. Elle me traita même de flibustier et d’impuissant, dont la preuve du contraire est de la regarder.

Le Juge de Paix : Qu’avez-vous à dire, femme Luneau ?

Mme Luneau : Je dis, monsieur le juge de paix, que cet homme est un flibustier !

Le Juge de Paix : Quelle preuve apportez-vous à l’appui de cette assertion ?

Mme Luneau, rouge, suffoquant, balbutiant : Quelle preuve ? quelle preuve ? Je n’en ai pas eu une, de preuve, de vraie, de preuve que l’enfant n’est pas à lui. Non, pas à lui, monsieur le juge, j’en jure sur la tête de mon défunt mari, pas à lui.

Le Juge de Paix : À qui est-il donc, dans ce cas ?

Mme Luneau, bégayant de colère : Je sais ti, moi, je sais ti ? À tout le monde, pardi. Tenez, v’là mes témoins, monsieur le juge ; les v’là tous. Ils sont six. Tirez-leur des dépositions, tirez-leur. Ils répondront…

Le Juge de Paix : Calmez-vous, madame Luneau, calmez-vous, et répondez froidement. Quelles raisons avez-vous de douter que cet homme soit le père de l’enfant que vous portez ?

Mme Luneau : Quelles raisons ? J’en ai cent pour une, cent, deux cents, cinq cents, dix mille, un million et plus, de raisons. Vu qu’après lui avoir fait la proposition que vous savez avec promesse de cent francs, j’appris qu’il était cocu, sauf votre respect, monsieur le juge, et que les siens n’étaient pas à lui, ses enfants, pas à lui, pas un.

Hippolyte Lacour, avec calme : C’est des menteries.

Mme Luneau, exaspérée : Des menteries ! des menteries ! Si on peut dire ! À preuve que sa femme s’est fait rencontrer par tout le monde, que je vous dis, par tout le monde. Tenez, v’là mes témoins, m’sieur le juge de paix. Tirez-leur des dépositions.

Hippolyte Lacour, froidement : C’est des menteries.

Mme Luneau : Si on peut dire ! Et les rouges, c’est-il toi qui les a faits, les rouges ?

Le Juge de Paix : Pas de personnalités, s’il vous plaît, ou je serai contraint de sévir.

Mme Luneau : Donc, la doutance m’étant venue sur ses capacités, je me dis, comme on dit, que deux précautions valent mieux qu’une, et je comptai mon affaire à Césaire Lepic, que voilà, mon témoin ; qu’il me dit : « À votre disposition, madame Luneau », et qu’il m’a prêté son concours pour le cas où Hippolyte aurait fait défaut. Mais vu qu’alors ça fut connu des autres témoins que je voulais me prémunir, il s’en est trouvé plus de cent, si j’avais voulu, monsieur le juge.

« Le grand que vous voyez là, celui qui s’appelle Lucas Chandelier, m’a juré alors que j’avais tort de donner les cent francs à Hippolyte Lacour, vu qu’il n’avait pas fait plus que l’s’autres qui ne réclamaient rien. »

Hippolyte : Fallait point me les promettre, alors. Moi, j’ai compté, monsieur le juge. Avec moi, pas d’erreur : chose promise, chose tenue.

Mme Luneau, hors d’elle : Cent francs ! cent francs ! Cent francs pour ça, flibustier, cent francs ! Ils ne m’ont rien demandé, eusse, rien de rien. Tiens, les v’là, ils sont six. Tirez-leur des dépositions, monsieur le juge de paix, ils répondront pour sûr, ils répondront. (À Hippolyte :) Guète-les donc, flibustier, s’ils te valent pas. Ils sont six, j’en aurais eu cent, deux cents, cinq cents, tant que j’aurais voulu, pour rien ! flibustier !

Hippolyte : Quand y en aurait cent mille !…

Mme Luneau : Oui, cent mille, si j’avais voulu…

Hippolyte : je n’en ai pas moins fait mon devoir.., ça ne change pas nos conventions.

Mme Luneau, tapant à deux mains sur son ventre : Eh bien, prouve que c’est toi, prouve-le, prouve-le, flibustier. J’t’en défie !

Hippolyte, avec calme : C’est p’t-être pas plus moi qu’un autre. Ça n’empêche que vous m’avez promis cent francs pour ma part. Fallait pas vous adresser à tout le monde ensuite. Ça ne change rien. J’l’aurais bien fait tout seul.

Mme Luneau : C’est pas vrai ! Flibustier ! Interpellez mes témoins, monsieur le juge de paix. Ils répondront pour sûr.

Le juge de paix appelle les témoins à décharge. Ils sont six, rouges, les mains ballantes, intimidés.

Le Juge de Paix : Lucas Chandelier, avez-vous lieu de présumer que vous soyez le père de l’enfant que Mme Luneau porte dans son flanc ?

Lucas Chandelier : Oui, m’sieu.

Le Juge de Paix : Célestin-Pierre Sidoine, avez-vous lieu de présumer que vous soyez le père de l’enfant que Mme Luneau porte dans son flanc ?

Célestin-Pierre Sidoine : Oui, m’sieu.

(Les quatre autres témoins déposent identiquement de la même façon.)

Le juge de paix, après s’être recueilli, prononce :

« Attendu que si Hippolyte Lacour a lieu de s’estimer le père de l’enfant que réclamait Mme Luneau, les nommés Lucas Chandelier, etc., etc., ont des raisons analogues, sinon prépondérantes, de réclamer la même paternité ;

« Mais attendu que Mme Luneau avait primitivement invoqué l’assistance de Hippolyte Lacour, moyennant une indemnité convenue et consentie de cent francs ;

« Attendu pourtant que si on peut estimer entière la bonne foi du sieur Lacour, il est permis de contester son droit strict de s’engager d’une pareille façon, étant donné que le plaignant est marié, et tenu par la loi à rester fidèle à son épouse légitime ;

« Attendu, en outre, etc., etc., etc.,

« Condamne Mme Luneau à vingt-cinq francs de dommages-intérêts envers le sieur Hippolyte Lacour, pour perte de temps et détournement insolite. »


<t Ami Patience (L’)>

L’Ami Patience

« Sais-tu ce qu’est devenu Leremy ?

— Il est capitaine au 6e dragons.

— Et Pinson ?

— Sous-préfet.

— Et Racollet ?

— Mort. »

Nous cherchions d’autres noms qui nous rappelaient des figures jeunes coiffées du képi à galons d’or. Nous avions retrouvé plus tard quelques-uns de ces camarades barbus, chauves, mariés, pères de plusieurs enfants ; et ces rencontres avec ces changements nous avaient donné des frissons désagréables, nous montrant comme la vie est courte, comme tout passe, comme tout change.

Mon ami demanda :

« Et Patience, le gros Patience ? »

Je poussai une sorte de hurlement :

ê

Oh ! quant à celui-là, écoute un peu. J’étais, voici quatre ou cinq ans, en tournée d’inspection à Limoges, attendant l’heure du dîner. Assis devant le grand café de la place du Théâtre, je m’ennuyais ferme. Les commerçants s’en venaient, à deux, trois ou quatre, prendre l’absinthe ou le vermouth, parlaient tout haut de leurs affaires et de celles des autres, riaient violemment ou baissaient le ton pour se communiquer des choses importantes et délicates.

Je me disais : « Que vais-je faire après dîner ?» Et je songeais à la longue soirée dans cette ville de province, à la promenade lente et sinistre à travers les rues inconnues, à la tristesse accablante qui se dégage, pour le voyageur solitaire, de ces gens qui passent et qui vous sont étrangers en tout, par tout, par la forme du veston provincial, du chapeau et de la culotte, par les habitudes et l’accent local, tristesse pénétrante venue aussi des maisons, des boutiques, des voitures aux formes singulières, des bruits ordinaires auxquels on n’est point accoutumé, tristesse harcelante qui vous fait presser peu à peu le pas comme si on était perdu dans un pays dangereux qui vous oppresse, vous fait désirer l’hôtel, le hideux hôtel dont la chambre a conservé mille odeurs suspectes, dont le lit fait hésiter, dont la cuvette garde un cheveu collé dans la poussière du fond.

Je songeais à tout cela en regardant allumer le gaz, sentant ma détresse d’isolé accrue par la tombée des ombres. Que vais-je faire après dîner ? J’étais seul, tout seul, perdu lamentablement.

Un gros homme vint s’asseoir à la table voisine, et il commanda d’une voix formidable :

« Garçon, mon bitter ! »

Le mon sonna dans la phrase comme un coup de canon. Je compris aussitôt que tout était à lui, bien à lui, dans l’existence, et pas à un autre, qu’il avait son caractère, nom d’un nom, son appétit, son pantalon, son n’importe quoi d’une façon propre, absolue, plus complète que n’importe qui. Puis il regarda autour de lui d’un air satisfait. On lui apporta son bitter, et il appela :

« Mon journal ! »

Je me demandais : « Quel peut bien être son journal ? » Le titre, certes, allait me révéler son opinion, ses théories, ses principes, ses marottes, ses naïvetés.

Le garçon apporta Le Temps. Je fus surpris. Pourquoi Le Temps, journal grave, gris, doctrinaire, pondéré ? Je pensai :

« C’est donc un homme sage, de mœurs sérieuses, d’habitudes régulières, un bon bourgeois, enfin. »

Il posa sur son nez des lunettes d’or, se renversa et avant de commencer à lire, il jeta de nouveau un regard circulaire. Il m’aperçut et se mit aussitôt à me considérer d’une façon insistante et gênante. J’allais même lui demander la raison de cette attention, quand il me cria de sa place :

« Nom d’une pipe, c’est bien Gontran Lardois. »

Je répondis :

« Oui, monsieur, vous ne vous trompez pas. »

Alors il se leva brusquement, et s’en vint, les mains tendues :

« Ah ! mon vieux, comment vas-tu ? »

Je demeurais fort gêné, ne le reconnaissant pas du tout. Je balbutiai :

« Mais… très bien… et… vous ? »

Il se mit à rire :

« Je parie que tu ne me reconnais pas ?

— Non, pas tout à fait… Il me semble… cependant. » Il me tapa sur l’épaule :

« Allons, pas de blague. Je suis Patience, Robert Patience, ton copain, ton camarade. »

Je le reconnus. Oui, Robert Patience, mon camarade de collège. C’était cela. Je serrai la main qu’il me tendait :

« Et toi, tu vas bien ?

Moi, comme un charme. » Son sourire chantait le triomphe.

Il demanda :

« Qu’est-ce que tu viens faire ici ? » J’expliquai que j’étais inspecteur des finances en tournée.

Il reprit, montrant ma décoration :

« Alors, tu as réussi ? »

Je répondis :

« Oui, pas mal, et toi ?

— Oh ! moi, très bien !

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Je suis dans les affaires.

— Tu gagnes de l’argent ?

— Beaucoup, je suis très riche. Mais, viens donc me demander à déjeuner, demain matin, midi, 17, rue du Coq-qui-chante ; tu verras mon installation. »

Il parut hésiter une seconde, puis reprit :

« Tu es toujours le bon zig d’autrefois ?

— Mais… je l’espère !

— Pas marié, n’est-ce pas ?

— Non.

— Tant mieux. Et tu aimes toujours la joie et les pommes de terre ? »

Je commençais à le trouver déplorablement commun. Je répondis néanmoins :

— Mais oui.

— Et les belles filles ?

— Quant à ça, oui. »

Il se mit à rire d’un bon rire satisfait :

« Tant mieux, tant mieux. Te rappelles-tu notre première farce à Bordeaux, quand nous avons été souper à l’estaminet Roupie. Hein, quelle noce ? »

Je me rappelais, en effet, cette noce ; et ce souvenir m’égaya. D’autres faits me revinrent à la mémoire, d’autres encore, nous disions :

« Dis donc, et cette fois où nous avons enfermé le pion dans la cave du père Latoque ? »

Et il riait, tapait du poing sur la table, reprenait :

« Oui… oui… oui…, et te rappelles-tu la gueule du professeur de géographie, M. Marin, quand nous avons fait partir un pétard dans la mappemonde au moment où il pérorait sur les principaux volcans du globe ? »

Mais, brusquement, je lui demandai :

« Et toi, es-tu marié ? »

Il cria :

« Depuis dix ans, mon cher, et j’ai quatre enfants, des mioches étonnants. Mais tu les verras avec la mère. »

Nous parlions fort ; les voisins se retournaient pour nous considérer avec étonnement.

Tout à coup, mon ami regarda l’heure à sa montre, un chronomètre gros comme une citrouille, et il cria :

« Tonnerre, c’est embêtant, mais il faut que je te quitte ; le soir, je ne suis pas libre. »

Il se leva, me prit les deux mains, les secoua comme s’il voulait m’arracher les bras et prononça :

« À demain, midi, c’est entendu !

— C’est entendu. »

Je passai la matinée à travailler chez le trésorier-payeur général. Il voulait me retenir à déjeuner, mais j’annonçai que j’avais rendez-vous chez un ami. Devant sortir, il m’accompagna.

Je lui demandai :

« Savez-vous où est la rue du Coq-qui-chante ? »

Il répondit :

« Oui, c’est à cinq minutes d’ici. Comme je n’ai rien à faire, je vais vous conduire. »

Et nous nous mîmes en route.

J’atteignis bientôt la rue cherchée. Elle était grande, assez belle, sur la limite de la ville et des champs. Je regardais les maisons et j’aperçus le 17. C’était une sorte d’hôtel avec un jardin derrière. La façade ornée de fresques à la mode italienne me parut de mauvais goût. On voyait des déesses penchant des urnes, d’autres dont un nuage cachait les beautés secrètes. Deux amours de pierre tenaient le numéro.

Je dis au trésorier-payeur général :

« C’est ici que je vais. »

Et je tendis la main pour le quitter. Il fit un geste brusque et singulier, mais ne dit rien et serra la main que je lui présentais.

Je sonnai. Une bonne apparut. Je demandai :

« Monsieur Patience, s’il vous plaît ? »

Elle répondit :

« C’est ici, monsieur… C’est à lui-même que vous désirez parler ?

— Mais, oui. »

Le vestibule était également orné de peintures dues au pinceau de quelque artiste du lieu. Des Paul et des Virginie s’embrassaient sous des palmiers noyés dans une lumière rose. Une lanterne orientale et hideuse pendait au plafond. Plusieurs portes étaient masquées par des tentures éclatantes.

Mais ce qui me frappait surtout, c’était l’odeur. Une odeur écœurante et parfumée, rappelant la poudre de riz et la moisissure des caves. Une odeur indéfinissable dans une atmosphère lourde, accablante comme celle des étuves où l’on pétrit des corps humains. Je montai, derrière la bonne, un escalier de marbre que couvrait un tapis de genre oriental, et on m’introduisit dans un somptueux salon.

Resté seul, je regardai autour de moi.

La pièce était richement meublée, mais avec une prétention de parvenu polisson. Des gravures du siècle dernier, assez belles d’ailleurs, représentaient des femmes à haute coiffure poudrée, à moitié nues, surprises par des messieurs galants en des postures intéressantes. Une autre dame couchée en un grand lit ravagé batifolait du pied avec un petit chien noyé dans les draps ; une autre résistait avec complaisance à son amant, dont la main fuyait sous les jupes. Un dessin montrait quatre pieds dont les corps se devinaient cachés derrière un rideau. La vaste pièce, entourée de divans moelleux, était toute entière imprégnée de cette odeur énervante et fade qui m’avait déjà saisi. Quelque chose de suspect se dégageait des murs, des étoffes, du luxe exagéré, de tout.

Je m’approchai de la fenêtre pour regarder le jardin dont j’apercevais les arbres. Il était fort grand, ombragé, superbe. Un large chemin contournait un gazon où s’égrenait dans l’air un jet d’eau, entrait sous des massifs, en ressortait plus loin. Et tout à coup, là-bas, tout au fond, entre deux taillis d’arbustes, trois femmes apparurent. Elles marchaient lentement, se tenant par le bras, vêtues de longs peignoirs blancs ennuagés de dentelles. Deux étaient blondes, et l’autre brune. Elles rentrèrent aussitôt sous les arbres. Je demeurai saisi, ravi, devant cette courte et charmante apparition qui fit surgir en moi tout un monde poétique. Elles s’étaient montrées à peine, dans le jour qu’il fallait, dans ce cadre de feuilles, dans ce fond de parc secret et délicieux. J’avais revu, d’un seul coup, les belles dames de l’autre siècle errant sous les charmilles, ces belles dames dont les gravures galantes des murs rappelaient les légères amours. Et je pensais au temps heureux, fleuri, spirituel et tendre où les mœurs étaient si douces et les lèvres si faciles…

Une grosse voix me fit bondir sur place. Patience était entré, et, radieux, me tendit les mains.

Il me regarda au fond des yeux de l’air sournois qu’on prend pour les confidences amoureuses, et, d’un geste large et circulaire, d’un geste de Napoléon, il me montra son salon somptueux, son parc, les trois femmes qui repassaient au fond, puis, d’une voix triomphante où chantait l’orgueil :

« Et dire que j’ai commencé avec rien… ma femme et ma belle-sœur. »


<t Martine (La)>

La Martine

Cela lui était venu, un dimanche, après la messe. Il sortait de l’église et suivait le chemin creux qui le reconduisait chez lui, quand il se trouva derrière la Martine qui rentrait aussi chez elle.

Le père marchait à côté de sa fille, d’un pas important de fermier riche. Dédaignant la blouse, il portait une sorte de veston de drap gris et il était coiffé d’un chapeau melon à larges bords.

Elle, serrée dans un corset qu’elle ne laçait qu’une fois par semaine, s’en allait droite, la taille étranglée, les épaules larges, les hanches saillantes, en se dandinant un peu.

Coiffée d’un chapeau à fleurs, confectionné par une modiste d’Yvetot, elle montrait tout entière sa nuque forte, ronde, souple, où ses petits cheveux follets voltigeaient, roussis par le grand air et le soleil.

Lui, Benoist, ne voyait que son dos ; mais il connaissait bien le visage qu’elle avait, sans qu’il l’eût cependant jamais remarqué plus que ça.

Et tout d’un coup, il se dit : « Nom d’un nom, c’est une belle fille tout de même que la Martine. » Il la regardait aller, l’admirant brusquement, se sentant pris d’un désir. Il n’avait point besoin de revoir la figure, non. Il gardait les yeux plantés sur sa taille, se répétant à lui-même, comme s’il eût parlé : « Nom d’un nom, c’est une belle fille. »

La Martine prit à droite pour entrer à « la Martinière », la ferme de son père, Jean Martin ; et elle se retourna en jetant un regard derrière elle. Elle vit Benoist qui lui parut tout drôle. Elle cria : « Bonjour, Benoist. » Il répondit : « Bonjour, la Martine, bonjour, maît’ Martin », et il passa.

Quand il rentra chez lui, la soupe était sur la table. Il s’assit en face de sa mère, à côté du valet et du goujat, tandis que la servante allait tirer le cidre.

Il mangea quelques cuillerées, puis repoussa son assiette. Sa mère demanda :

« C’est-i que t’es indispos ? »

Il répondit : « Non, c’est comme une bouillie que j’aurais dans l’vente et qui m’ôte la faim. »

Il regardait les autres manger, tout en coupant de temps à autre une bouchée de pain qu’il portait lentement à ses lèvres et mastiquait longtemps. Il pensait à la Martine : « C’est tout de même une belle fille. » Et dire qu’il ne s’en était pas aperçu jusque-là, et que ça lui venait comme ça, tout d’un coup, et si fort qu’il n’en mangeait plus.

Il ne toucha guère au ragoût. Sa mère disait :

« Allons, Benoist, efforce té un p’tieu ; c’est d’la côte de mouton, ça te fera du bien. Quand on n’a point d’appétit, faut s’efforcer. »

Il avalait quelque morceau, puis repoussait encore son assiette : — non, ça ne se passait point, décidément.

Sur la relevée, il alla faire un tour aux terres et donna congé au goujat, promettant de remuer les bêtes en passant.

La campagne était vide, vu le jour de repos. De place en place, dans un champ de trèfle, des vaches écroulées lourdement, le ventre répandu, ruminaient sous le grand soleil. Des charrues dételées attendaient au coin d’un labouré ; et les terres retournées, prêtes pour la semence, développaient leurs larges carrés bruns au milieu de pièces jaunes où pourrissait le pied court des blés et des avoines fauchés depuis peu.

Un vent d’automne un peu sec passait sur la plaine, annonçant une soirée fraîche après le coucher du soleil. Benoist s’assit sur un fossé, mit son chapeau sur ses genoux, comme s’il eût eu besoin de garder la tête à l’air, et il prononça tout haut, dans le silence de la campagne : « Pour une belle fille, c’est une belle fille. »

Il y pensa encore le soir, dans son lit, et le lendemain en s’éveillant.

Il n’était pas triste, il n’était pas mécontent ; il n’eût pu dire ce qu’il avait. C’était quelque chose qui le tenait, quelque chose d’accroché dans son âme, une idée qui ne s’en allait pas et qui lui faisait au cœur une espèce de chatouillement. Parfois une grosse mouche se trouve enfermée dans une chambre. On l’entend voler en ronflant, et ce bruit vous obsède, vous irrite. Soudain elle s’arrête ; on l’oublie ; mais tout à coup elle repart, vous forçant à relever la tête. On ne peut ni la prendre, ni la chasser, ni la tuer, ni la faire rester en place. À peine posée, elle se remet à bourdonner.

Or le souvenir de la Martine s’agitait dans l’esprit de Benoist comme une mouche emprisonnée.

Puis un désir le prit de la revoir, et il passa plusieurs fois devant la Martinière. Il l’aperçut enfin étendant du linge sur une corde, entre deux pommiers.

Il faisait chaud ; elle n’avait gardé qu’une courte jupe, et sa seule chemise sur sa peau dessinait bien ses reins cambrés quand elle levait les bras pour accrocher ses serviettes.

Il resta blotti contre le fossé pendant plus d’une heure, même après qu’elle fut partie. Il s’en revint plus hanté encore qu’auparavant.

Pendant un mois, il eut l’esprit plein d’elle. Il tressaillait quand on la nommait devant lui. Il ne mangeait plus, il avait chaque nuit des sueurs qui l’empêchaient de dormir.

Le dimanche, à la messe, il ne la quittait pas des yeux. Elle s’en aperçut et lui fit des sourires, flattée d’être appréciée ainsi.

Or, un soir, tout à coup, il la rencontra dans un chemin. Elle s’arrêta en le voyant venir. Alors il marcha droit sur elle, suffoqué par la peur et le saisissement, mais aussi résolu à lui parler. Il commença en bredouillant :

« Voyez-vous, la Martine, ça ne peut plus durer comme ça. »

Elle répondit, comme en se moquant de lui :

« Qu’est-ce qui ne peut plus durer, Benoist ? »

Il reprit : « Que je pense à vous tant qu’il y a d’heures au jour. »

Elle posa ses poings sur ses hanches : « C’est pas moi qui vous force. »

Il balbutia : « Oui, c’est vous ; je n’ai plus ni sommeil, ni repos, ni faim, ni rien. »

Elle prononça très bas :

« Qu’est-ce qu’il faut, alors, pour vous guérir de ça ? » Il resta saisi, les bras ballants, les yeux ronds, la bouche ouverte.

Elle lui tapa un grand coup de main dans l’estomac et s’enfuit en courant.

À partir de ce jour, ils se rencontrèrent le long des fossés, dans les chemins creux, ou bien, au jour tombant, au bord d’un champ, alors qu’il rentrait avec ses chevaux et qu’elle ramenait ses vaches à l’étable.

Il se sentait porté, jeté vers elle par un grand élan de son cœur et de son corps. Il aurait voulu l’étreindre, l’étrangler, la manger, la faire entrer en lui. Et il avait des frémissements d’impuissance, d’impatience, de rage, de ce qu’elle n’était point à lui complètement, comme s’ils n’eussent fait qu’un seul être.

On en jasait dans le pays. On les disait promis l’un à l’autre. Il lui avait demandé, d’ailleurs, si elle voulait être sa femme, et elle lui avait répondu : « Oui. »

Ils attendaient une occasion pour en parler à leurs parents.

Or, brusquement, elle ne vint plus aux heures de rencontre. Il ne l’apercevait même point en rôdant autour de la ferme. Il ne pouvait que l’entrevoir à la messe le dimanche. Et, justement un dimanche, après le prône, le curé annonça du haut de la chaire qu’il y avait promesse de mariage entre Victoire-Adélaïde Martin et Joséphin-Isidore Vallin.

Benoist sentit quelque chose dans ses mains, comme si on en avait enlevé le sang. Ses oreilles bourdonnaient ; il n’entendait plus rien, et il s’aperçut au bout de quelque temps qu’il pleurait dans son livre de messe.

Pendant un mois, il garda la chambre. Puis il se remit au travail.

Mais il n’était point guéri et il y pensait toujours. Il évitait de passer par les chemins qui contournaient sa demeure, pour ne point même apercevoir les arbres de sa cour, ce qui le forçait à un grand circuit qu’il faisait matin et soir.

Elle était mariée maintenant avec Vallin, le plus riche fermier du canton. Benoist et lui ne se parlaient plus, bien qu’ils fussent camarades depuis l’enfance.

Or, un soir, comme Benoist passait devant la mairie, il apprit qu’elle était grosse. Au lieu d’en ressentir une grande douleur, il en éprouva au contraire une espèce de soulagement. C’était fini, maintenant, bien fini. Ils étaient plus séparés par cela que par le mariage. Vraiment, il aimait mieux ça.

Des mois passèrent, encore des mois. Il l’apercevait quelquefois, s’en allant au village de sa démarche alourdie. Elle devenait rouge en le voyant, baissait la tête et hâtait le pas. Et lui se détournait de sa route pour ne la point croiser et rencontrer ses yeux.

Mais il songeait avec terreur qu’il pouvait au premier matin se trouver face à face avec elle et contraint de lui parler. Que lui dirait-il maintenant, après tout ce qu’il lui avait dit autrefois en lui tenant les mains et lui baisant les cheveux auprès des joues ? Il pensait souvent encore à leurs rendez-vous le long des fossés. C’était vilain ce qu’elle avait fait, après tant de promesses.

Peu à peu, cependant, le chagrin s’en allait de son cœur ; il n’y restait plus que de la tristesse. Et, un jour, pour la première fois, il reprit son ancien chemin contre la ferme qu’elle habitait. Il regardait de loin le toit de la maison. C’était là-dedans ! là-dedans qu’elle vivait avec un autre ! Les pommiers étaient en fleur, les coqs chantaient sur le fumier. Toute la demeure semblait vide, les gens étant partis aux champs pour les travaux printaniers. Il s’arrêta près de la barrière et regarda dans la cour. Le chien dormait devant sa niche, trois veaux s’en allaient d’un pas lent, l’un derrière l’autre, vers la mare. Un gros dindon faisait la roue devant la porte, en paradant devant les poules avec des manières de chanteur en scène.

Benoist s’appuya contre le pilier et il se sentit soudain repris par une grosse envie de pleurer. Mais, tout à coup, il entendit un cri, un grand cri d’appel qui sortait de la maison. Il demeura éperdu, les mains crispées sur les barres de bois, écoutant toujours. Un autre cri, prolongé, déchirant, lui entra dans les oreilles, dans l’âme et dans la chair. C’était elle qui criait comme ça ! Il s’élança, traversa la prairie, poussa la porte et il la vit, étendue par terre, crispée, la figure livide, les yeux hagards, saisie par les douleurs de l’enfantement.

Alors il resta debout, plus pâle et plus tremblant qu’elle, balbutiant :

« Me v’là, me v’là, la Martine. »

Elle répondit, en haletant :

« Oh ! ne me quittez point, ne me quittez point, Benoist. »

Il la regardait, ne sachant plus que dire, que faire. Elle se remit à crier. « Oh ! oh ! ça me déchire ! Oh ! Benoist ? »

Et elle se tordait affreusement.

Soudain un besoin furieux envahit Benoist de la secourir, de l’apaiser, d’ôter son mal. Il se pencha, la prit, l’enleva, la porta sur son lit ; et, pendant qu’elle geignait toujours, il la dévêtit, enlevant son caraco, sa robe, sa jupe. Elle se mordait les poings pour ne point crier. Alors il fit comme il avait coutume de faire aux bêtes, aux vaches, aux brebis, aux juments : il l’aida et il reçut dans ses mains un gros enfant qui geignait.

Il l’essuya, l’enveloppa d’un torchon qui séchait devant le feu et le posa sur un tas de linge à repasser demeuré sur la table ; puis il revint à la mère.

Il la mit de nouveau par terre, changea le lit, la recoucha. Elle balbutiait : « Merci, Benoist, t’es un brave cœur. » Et elle pleurait un peu, comme si un regret l’eût envahie.

Lui, il ne l’aimait plus, plus du tout. C’était fini. Pourquoi ? Comment ? Il n’eût pas su le dire. Ce qui venait de se passer l’avait guéri mieux que n’auraient fait dix ans d’absence.

Elle demanda, épuisée et palpitante :

« Qué que c’est ? »

Il répondit d’une voix calme :

« C’est une fille qu’est bien avenante. »

Ils se turent de nouveau. Au bout de quelques secondes, la mère, d’une voix faible, prononça :

« Montre-la-moi, Benoist. »

Il alla chercher la petite et il la présentait comme s’il eût tenu le pain bénit, quand la porte s’ouvrit et Isidore Vallin parut.

Il ne comprit point d’abord ; puis, soudain, il devina.

Benoist, consterné, balbutiait : « J’passais, je passais comme ça, quand j’ai entendu qu’elle criait et j’ suis v’nu… v’là t’n’éfant, Vallin ! »

Alors, le mari, les larmes aux yeux, fit un pas, prit le frêle moutard que lui tendait l’autre, l’embrassa, demeura quelques secondes suffoqué, reposa l’enfant sur le lit, et présentant à Benoist ses deux mains :

« Tope là, tope là, Benoist, maintenant, entre nous, vois-tu, tout est dit. Si tu veux j’srons une paire d’amis, mais là, une paire d’amis !… »

Et Benoist répondit : « J’veux bien, pour sûr, j’veux bien. »


<t Orient (L’)>

L’Orient

Voici l’automne ! Je ne puis sentir ce premier frisson d’hiver sans songer à l’ami qui vit là-bas sur la frontière de l’Asie.

La dernière fois que j’entrai chez lui, je compris que je ne le reverrais plus. C’était vers la fin de septembre, voici trois ans. Je le trouvai tantôt couché sur un divan, en plein rêve d’opium. Il me tendit la main sans remuer le corps, et me dit :

—Reste là, parle, je te répondrai de temps en temps, mais je ne bougerai point, car tu sais qu’une fois la drogue avalée il faut demeurer sur le dos.

Je m’assis et je lui racontai mille choses, des choses de Paris et du boulevard.

Il me dit :

—Tu ne m’intéresses pas ; je ne songe plus qu’aux pays clairs. Oh ! comme ce pauvre Gautier devait souffrir, toujours habité par le désir de l’Orient. Tu ne sais pas ce que c’est, comme il vous prend, ce pays, vous captive, vous pénètre jusqu’au cœur, et ne vous lâche plus. Il entre en vous par l’œil, par la peau, par toutes ses séductions invincibles, et il vous tient par un invisible fil qui vous tire sans cesse, en quelque lieu du monde que le hasard vous ait jeté. Je prends la drogue pour y penser dans la délicieuse torpeur de l’opium.

Il se tut et ferma les yeux. Je demandai :

—Qu’éprouves-tu de si agréable à prendre ce poison ? Quel bonheur physique donne-t-il donc, qu’on en absorbe jusqu’à la mort ?

Il répondit :

—Ce n’est point un bonheur physique ; c’est mieux, c’est plus. Je suis souvent triste ; je déteste la vie, qui me blesse chaque jour par tous ses angles, par toutes ses duretés. L’opium console de tout, fait prendre son parti de tout. Connais-tu cet état de l’âme que je pourrais appeler l’irritation harcelante ? Je vis ordinairement dans cet état. Deux choses m’en peuvent guérir : l’opium, ou l’Orient. À peine ai-je pris l’opium que je me couche, et j’attends. J’attends une heure, deux heures parfois. Puis, je sens d’abord de légers frémissements dans les mains et dans les pieds, non pas une crampe, mais un engourdissement vibrant. Puis peu à peu j’ai l’étrange et délicieuse sensation de la disparition de mes membres. Il me semble qu’on me les ôte. Cela gagne, monte, m’envahit entièrement. Je n’ai plus de corps. Je n’en garde plus qu’une sorte de souvenir agréable. Ma tête seule est là, et travaille. Je pense. Je pense avec une joie matérielle infinie, avec une lucidité sans égale, avec une pénétration surprenante. Je raisonne, je déduis, je comprends tout, je découvre des idées qui ne m’avaient jamais effleuré ; je descends en des profondeurs nouvelles, je monte à des hauteurs merveilleuses ; je flotte dans un océan de pensées, et je savoure l’incomparable bonheur, l’idéale jouissance de cette pure et sereine ivresse de la seule intelligence.

Il se tut encore et ferma de nouveau les yeux. Je repris :

—Ton désir de l’Orient ne vient que de cette constante ivresse. Tu vis dans une hallucination. Comment désirer ce pays barbare où l’Esprit est mort, où la Pensée stérile ne sort point des étroites limites de la vie, ne fait aucun effort pour s’élancer, grandir et conquérir ?

Il répondit :

—Qu’importe la pensée pratique ! Je n’aime que le rêve. Lui seul est bon, lui seul est doux. La réalité implacable me conduirait au suicide si le rêve ne me permettait d’attendre.

« Mais tu as dit que l’Orient était la terre des barbares ; tais-toi, malheureux, c’est la terre des sages, la terre chaude où on laisse couler la vie, où on arrondit les angles.

« Nous sommes les barbares, nous autres gens de l’Occident qui nous disons civilisés ; nous sommes d’odieux barbares qui vivons durement, comme des brutes.

« Regarde nos villes de pierres, nos meubles de bois anguleux et durs. Nous montons en haletant des escaliers étroits et rapides pour entrer en des appartements étranglés, où le vent glacé pénètre en sifflant pour s’enfuir aussitôt par un tuyau de cheminée en forme de pompe, qui établit des courants d’air mortels, forts à faire tourner des moulins. Nos chaises sont dures, nos murs froids, couverts d’un odieux papier ; partout des angles nous blessent. Angles des tables, des cheminées, des portes, des lits. Nous vivons debout ou assis, jamais couchés, sauf pour dormir, ce qui est absurde, car on ne perçoit plus dans le sommeil le bonheur d’être étendu.

« Mais songe aussi à notre vie intellectuelle. C’est la lutte, la bataille incessante. Le souci plane sur nous, les préoccupations nous harcèlent ; nous n’avons plus le temps de chercher et de poursuivre les deux ou trois bonnes choses à portée de nos mains.

« C’est le combat à outrance. Plus que nos meubles encore, notre caractère a des angles, toujours des angles !

« À peine levés, nous courons au travail par la pluie ou la gelée. Nous luttons contre les rivalités, les compétitions, les hostilités. Chaque homme est un ennemi qu’il faut craindre et terrasser, avec qui il faut ruser. L’amour même a, chez nous, des aspects de victoire et de défaite : c’est encore une lutte. »

Il songea quelques secondes et reprit :

—La maison que je vais acheter, je la connais. Elle est carrée, avec un toit plat et des découpures de bois à la mode orientale. De la terrasse, on voit la mer, où passent ces voiles blanches, en forme d’ailes pointues, des bateaux grecs ou musulmans. Les murs du dehors sont presque sans ouvertures. Un grand jardin, où l’air est lourd sous le parasol des palmiers, forme le milieu de cette demeure, Un jet d’eau monte sous les arbres et s’émiette en retombant dans un large bassin de marbre dont le fond est sablé de poudre d’or. Je m’y baignerai à tout moment, entre deux pipes, deux rêves ou deux baisers.

« Je n’aurai point la servante, la hideuse bonne au tablier gras, et qui relève en s’en allant, d’un coup de sa savate usée, le bas fangeux de sa jupe. Oh ! ce coup de talon qui montre la cheville jaune, il me remue le cœur de dégoût, et je ne le puis éviter. Elles l’ont toutes, les misérables !

« Je n’entendrai plus le claquement de la semelle sur le parquet, le battement des portes lancées à toute volée, le fracas de la vaisselle qui tombe.

« J’aurai des esclaves noirs et beaux, drapés dans un voile blanc et qui courent, nu-pieds, sur les tapis sourds.

« Mes murs seront moelleux et rebondissants comme des poitrines de femmes, et, sur mes divans en cercle autour de chaque appartement, toutes les formes de coussins me permettront de me coucher dans toutes les postures qu’on peut prendre.

« Puis, quand je serai las du repos délicieux, las de jouir de l’immobilité de mon rêve éternel, las du calme plaisir d’être bien, je ferai amener devant ma porte un cheval blanc ou noir qui courra très vite.

« Et je partirai sur son dos, en buvant l’air qui fouette et grise, l’air sifflant des galops furieux.

« Et j’irai comme une flèche sur cette terre colorée qui enivre le regard, dont la vue est savoureuse comme un vin.

« À l’heure calme du soir, j’irai, d’une course affolée, vers le large horizon que le soleil couchant teinte en rose. Tout devient rose, là-bas, au crépuscule : les montagnes brûlées, le sable, les vêtements des Arabes, la robe blanche des chevaux.

« Les flamants roses s’envoleront des marais sur le ciel rose ; et je pousserai des cris de délire, noyé dans la roseur illimitée du monde.

« Je ne verrai plus, le long des trottoirs, assourdis par le bruit dur des fiacres sur les pavés, des hommes vêtus de noir, assis sur des chaises incommodes, boire l’absinthe en parlant d’affaires.

« J’ignorerai le cours de la Bourse, les fluctuations des valeurs, toutes les inutiles bêtises où nous gaspillons notre courte, misérable et trompeuse existence. Pourquoi ces peines, ces souffrances, ces luttes ? Je me reposerai à l’abri du vent dans ma somptueuse et claire demeure.

« Et j’aurai quatre ou cinq épouses en des appartements moelleux, cinq épouses venues des cinq parties du monde, et qui m’apporteront la saveur de la beauté féminine épanouie dans toutes les races. »

Il se tut encore, puis prononça doucement :

—Laisse-moi.

Je m’en allai. Je ne le revis plus.

Deux mois plus tard, il m’écrivit ces trois mots seuls : « Je suis heureux. » Sa lettre sentait l’encens et d’autres parfums très doux.


<t Enfant (L’) [1883])>

L’Enfant [1883]

On parlait, après le dîner, d’un avortement qui venait d’avoir lieu dans la commune. La baronne s’indignait : Était-ce possible, une chose pareille ! La fille, séduite par un garçon boucher, avait jeté son enfant dans une marnière ! Quelle horreur ! On avait même prouvé que le pauvre petit être n’était pas mort sur le coup.

Le médecin, qui dînait au château ce soir-là, donnait des détails horribles d’un air tranquille ; et il paraissait émerveillé du courage de la misérable mère, qui avait fait deux kilomètres à pied, ayant accouché toute seule, pour assassiner son enfant. Il répétait : « Elle est en fer, cette femme ! Et quelle énergie sauvage il lui a fallu pour traverser le bois, la nuit, avec son petit qui gémissait dans ses bras ! Je demeure éperdu devant de pareilles souffrances morales. Songez donc à l’épouvante de cette âme, au déchirement de ce cœur ! Comme la vie est odieuse et misérable ! D’infâmes préjugés, oui, madame, d’infâmes préjugés, un faux honneur, plus abominable que le crime, toute une accumulation de sentiments factices, d’honorabilité odieuse, de révoltante honnêteté poussent à l’assassinat, à l’infanticide de pauvres filles qui ont obéi sans résistance à la loi impérieuse de la vie. Quelle honte pour l’humanité d’avoir établi une pareille morale et fait un crime de l’embrassement libre de deux êtres ! »

La baronne était devenue pâle d’indignation.

Elle répliqua : « Alors, docteur, vous mettez le vice au-dessus de la vertu, la prostituée avant l’honnête femme ! Celle qui s’abandonne à ses instincts honteux vous paraît l’égale de l’épouse irréprochable qui accomplit son devoir dans l’intégrité de sa conscience ! »

Le médecin, un vieux homme qui avait touché à bien des plaies, se leva, et, d’une voix forte : « Vous parlez, madame, de choses que vous ignorez, n’ayant point connu les invincibles passions. Laissez-moi vous dire une aventure récente dont je fus témoin. »

ê

Oh ! madame, soyez toujours indulgente, et bonne, et miséricordieuse ; vous ne savez pas !

Malheur à ceux à qui la perfide nature a donné des sens inapaisables ! Les gens calmes, nés sans instincts violents, vivent honnêtes, par nécessité. Le devoir est facile à ceux que ne torturent jamais les désirs enragés.

Je vois des petites bourgeoises au sang froid, aux mœurs rigides, d’un esprit moyen et d’un cœur modéré, pousser des cris d’indignation quand elles apprennent les fautes des femmes tombées.

Ah ! vous dormez tranquille dans un lit pacifique que ne hantent point les rêves éperdus. Ceux qui vous entourent sont comme vous, font comme vous, préservés par la sagesse instinctive de leurs sens. Vous luttez à peine contre des apparences d’entraînement. Seul, votre esprit suit parfois des pensées malsaines, sans que tout votre corps se soulève rien qu’à l’effleurement de l’idée tentatrice.

Mais chez ceux-là que le hasard a faits passionnés, madame, les sens sont invincibles. Pouvez-vous arrêter le vent, pouvez-vous arrêter la mer démontée ? Pouvez-vous entraver les forces de la nature ? Non. Les sens aussi sont des forces de la nature, invincibles comme la mer et le vent. Ils soulèvent et entraînent l’homme et le jettent à la volupté sans qu’il puisse résister à la véhémence de son désir. Les femmes irréprochables sont les femmes sans tempérament. Elles sont nombreuses. Je ne leur sais pas gré de leur vertu, car elles n’ont pas à lutter. Mais jamais, entendez-vous, jamais une Messaline, une Catherine ne sera sage. Elle ne le peut pas. Elle est créée pour la caresse furieuse ! Ses organes ne ressemblent point aux vôtres, sa chair est différente, plus vibrante, plus affolée au moindre contact d’une autre chair ; et ses nerfs travaillent, la bouleversent et la domptent alors que les vôtres n’ont rien ressenti. Essayez donc de nourrir un épervier avec les petits grains ronds que vous donnez au perroquet ? Ce sont deux oiseaux pourtant qui ont un gros bec crochu. Mais leurs instincts sont différents.

Oh ! les sens ! Si vous saviez quelle puissance ils ont. Les sens qui vous tiennent haletants pendant des nuits entières, la peau chaude, le cœur précipité, l’esprit harcelé de visions affolantes ! Voyez-vous, madame, les gens à principes inflexibles sont tout simplement des gens froids, désespérément jaloux des autres, sans le savoir.

Écoutez-moi.

Celle que j’appellerai Mme Hélène avait des sens. Elle les avait eus dès sa petite enfance. Chez elle ils s’étaient éveillés alors que la parole commence. Vous me direz que c’était une malade. Pourquoi ? N’êtes-vous pas plutôt des affaiblis ? On me consulta lorsqu’elle avait douze ans. Je constatai qu’elle était femme déjà et harcelée sans repos par des désirs d’amour. Rien qu’à la voir on le sentait. Elle avait des lèvres grasses, retournées, ouvertes comme des fleurs, un cou fort, une peau chaude, un nez large, un peu ouvert et palpitant, de grands yeux clairs dont le regard allumait les hommes.

Qui donc aurait pu calmer le sang de cette bête ardente ? Elle passait des nuits à pleurer sans cause. Elle souffrait à mourir de rester sans mâle.

À quinze ans, enfin, on la maria.

Deux ans plus tard, son mari mourait poitrinaire. Elle l’avait épuisé.

Un autre en dix-huit mois eut le même sort. Le troisième résista quatre ans, puis la quitta. Il était temps. Demeurée seule, elle voulut rester sage. Elle avait tous vos préjugés. Un jour enfin elle m’appela, ayant des crises nerveuses qui l’inquiétaient. Je reconnus immédiatement qu’elle allait mourir de son veuvage.

Je le lui dis. C’était une honnête femme, madame ; malgré les tortures qu’elle endurait, elle ne voulut pas suivre mon conseil de prendre un amant.

Dans le pays on la disait folle. Elle sortait la nuit et faisait des courses désordonnées pour affaiblir son corps révolté. Puis elle tombait en des syncopes que suivaient des spasmes effrayants.

Elle vivait seule en son château proche du château de sa mère et de ceux de ses parents. Je l’allais voir de temps en temps, ne sachant que faire contre cette volonté acharnée de la nature ou contre sa volonté à elle.

Or, un soir, vers huit heures, elle entra chez moi comme je finissais de dîner. À peine fûmes-nous seuls, elle me dit :

« Je suis perdue. Je suis enceinte ! »

Je fis un soubresaut sur ma chaise.

« Vous dites ?

— Je suis enceinte.

— Vous ?

— Oui, moi. » Et brusquement, d’une voix saccadée, en me regardant bien en face : « Enceinte de mon jardinier, docteur. J’ai eu un commencement d’évanouissement en me promenant dans le parc. L’homme, m’ayant vue tomber, est accouru et m’a prise en ses bras pour m’emporter. Qu’ai-je fait ? Je ne sais plus ! L’ai-je étreint, embrassé ? Peut-être. Vous connaissez ma misère et ma honte. Enfin il m’a possédée ! Je suis coupable, car je me suis encore donnée le lendemain de la même façon, et d’autres fois encore. C’était fini. Je ne savais plus résister !… »

Elle eut dans la gorge un sanglot, puis reprit d’une voix fière : « Je le payais, je préférais cela à l’amant que vous me conseilliez de prendre. Il m’a rendue grosse.

« Oh ! je me confesse à vous sans réserve et sans hésitations. J’ai essayé de me faire avorter. J’ai pris des bains brûlants ; j’ai monté des chevaux difficiles, j’ai fait du trapèze, j’ai bu des drogues, de l’absinthe, du safran, d’autres encore. Mais je n’ai point réussi.

« Vous connaissez mon père, mes frères ! Je suis perdue. Ma sœur est mariée à un honnête homme. Ma honte aussi rejaillira sur eux. Et songez à tous nos amis, à tous nos voisins, à notre nom…, à ma mère… »

Elle se mit à sangloter. Je lui pris les mains et je l’interrogeai. Puis je lui donnai le conseil de faire un long voyage et d’aller accoucher au loin.

Elle répondait : « Oui… oui… oui… c’est cela… », sans avoir l’air d’écouter. Puis elle partit.

J’allai la voir plusieurs fois. Elle devenait folle.

L’idée de cet enfant grandissant dans son ventre, de cette honte vivante lui était entrée dans l’âme comme une flèche aiguë. Elle y pensait sans repos, n’osait plus sortir le jour, ni voir personne de peur qu’on ne découvrît son abominable secret. Chaque soir elle se dévêtait devant son armoire à glace et regardait son flanc déformé ; puis elle se jetait par terre, une serviette dans la bouche pour étouffer ses cris. Vingt fois par nuit elle se relevait, allumait sa bougie et retournait devant le large miroir qui lui renvoyait l’image bosselée de son corps nu. Alors, éperdue, elle se frappait le ventre à coups de poing pour le tuer, cet être qui la perdait. C’était entre eux une lutte terrible. Mais il ne mourait pas ; et, sans cesse, il s’agitait comme s’il se fût défendu. Elle se roulait sur le parquet pour l’écraser contre terre ; elle essaya de dormir avec un poids sur le corps pour l’étouffer. Elle le haïssait comme on hait l’ennemi acharné qui menace votre vie.

Après ces luttes inutiles, ces impuissants efforts pour se débarrasser de lui, elle se sauvait par les champs, courant éperdument folle de malheur et d’épouvanté. On la ramassa un matin, les pieds dans un ruisseau, les yeux égarés ; on crut qu’elle avait un accès de délire, mais on ne s’aperçut de rien.

Une idée fixe la tenait. Ôter de son corps cet enfant maudit.

Or sa mère, un soir, lui dit en riant : « Comme tu engraisses, Hélène ; si tu étais mariée, je te croirais enceinte. »

Elle dut recevoir un coup mortel de ces paroles. Elle partit presque aussitôt et rentra chez elle.

Que fit-elle ? Sans doute encore elle regarda longtemps son ventre enflé ; sans doute, elle le frappa, le meurtrit, le heurta aux angles des meubles comme elle faisait chaque soir. Puis elle descendit, nu-pieds, à la cuisine, ouvrit l’armoire et prit le grand couteau qui sert à couper les viandes. Elle remonta, alluma quatre bougies et s’assit, sur une chaise d’osier tressé, devant sa glace. Alors, exaspérée de haine contre cet embryon inconnu et redoutable, le voulant arracher, et tuer enfin, le voulant tenir en ses mains, étrangler et jeter au loin, elle pressa la place où remuait cette larve et d’un seul coup de la lame aiguë elle se fendit le ventre. Oh ! elle opéra, certes, très vite et très bien, car elle le saisit, cet ennemi qu’elle n’avait pu encore atteindre. Elle le prit par une jambe, l’arracha d’elle et le voulut lancer dans la cendre du foyer. Mais il tenait par des liens qu’elle n’avait pu trancher, et, avant qu’elle eût compris peut-être ce qui lui restait à faire pour se séparer de lui, elle tomba inanimée sur l’enfant noyé dans un flot de sang. Fut-elle bien coupable, madame ?

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Le médecin se tut et attendit. La baronne ne répondit pas.


<t Une soirée [1883]>

Une soirée [1883]

Maître Saval, notaire à Vernon, aimait passionnément la musique. Jeune encore, chauve déjà, rasé toujours avec soin, un peu gros, comme il sied, portant un pince-nez d’or au lieu des antiques lunettes, actif, galant et joyeux, il passait, dans Vernon pour un artiste. Il touchait du piano et jouait du violon, donnait des soirées musicales où l’on interprétait les opéras nouveaux.

Il avait même ce qu’on appelle un filet de voix, rien qu’un filet, un tout petit filet ; mais il le conduisait avec tant de goût que les « Bravo ! Exquis ! Surprenant ! Adorable ! » jaillissaient de toutes les bouches, dès qu’il avait murmuré la dernière note.

Il était abonné chez un éditeur de musique de Paris, qui lui adressait les nouveautés, et il envoyait de temps en temps à la haute société de la ville des petits billets ainsi tournés :

« Vous êtes prié d’assister, lundi soir, chez M. Saval, notaire, à la première audition, à Vernon, du Saïs. »

Quelques officiers, doués de jolie voix, faisaient les chœurs. Deux ou trois dames du cru chantaient aussi. Le notaire remplissait le rôle de chef d’orchestre avec tant de sûreté, que le chef de musique du 190e de ligne avait dit de lui, un jour, au café de l’Europe :

« Oh ! M. Saval, c’est un maître. Il est bien malheureux qu’il n’ait pas embrassé la carrière des arts. »

Quand on citait son nom dans un salon, il se trouvait toujours quelqu’un pour déclarer :

« Ce n’est pas un amateur, c’est un artiste, un véritable artiste. »

Et deux ou trois personnes répétaient, avec une conviction profonde :

« Oh ! oui, un véritable artiste » ; en appuyant beaucoup sur « véritable ».

Chaque fois qu’une œuvre nouvelle était interprétée sur une grande scène de Paris, M. Saval faisait le voyage.

Or, l’an dernier, il voulut, selon sa coutume, aller entendre Henri VIII. Il prit donc l’express qui arrive à Paris à quatre heures et trente minutes, étant résolu à repartir par le train de minuit trente-cinq, pour ne point coucher à l’hôtel. Il avait endossé chez lui la tenue de soirée, habit noir et cravate blanche, qu’il dissimulait sous son pardessus au col relevé.

Dès qu’il eut mis le pied rue d’Amsterdam, il se sentit tout joyeux. Il se disait :

« Décidément l’air de Paris ne ressemble à aucun air. Il a un je ne sais quoi de montant, d’excitant, de grisant qui vous donne une drôle d’envie de gambader et de faire bien autre chose encore. Dès que je débarque ici, il me semble, tout d’un coup, que je viens de boire une bouteille de champagne. Quelle vie on pourrait mener dans cette ville, au milieu des artistes ! Heureux les élus, les grands hommes qui jouissent de la renommée dans une pareille ville ! Quelle existence est la leur ! »

Et il faisait des projets ; il aurait voulu connaître quelques-uns de ces hommes célèbres, pour parler d’eux à Vernon et passer de temps en temps une soirée chez eux lorsqu’il venait à Paris.

Mais tout à coup une idée le frappa. Il avait entendu citer de petits cafés du boulevard extérieur où se réunissaient des peintres déjà connus, des hommes de lettres, même des musiciens, et il se mit à monter vers Montmartre d’un pas lent.

Il avait deux heures devant lui. Il voulait voir. Il passa devant les brasseries fréquentées par les derniers bohèmes, regardant les têtes, cherchant à deviner les artistes. Enfin il entra au Rat-Mort, alléché par le titre.

Cinq ou six femmes accoudées sur les tables de marbre parlaient bas de leurs affaires d’amour, des querelles de Lucie avec Hortense, de la gredinerie d’Octave. Elles étaient mûres, trop grasses ou trop maigres, fatiguées, usées. On les devinait presque chauves ; et elles buvaient des bocks, comme des hommes.

M. Saval s’assit loin d’elles, et attendit, car l’heure de l’absinthe approchait.

Un grand jeune homme vint bientôt se placer près de lui. La patronne l’appela M. « Romantin ». Le notaire tressaillit. Est-ce ce Romantin qui venait d’avoir une première médaille au dernier Salon ?

Le jeune homme, d’un geste, fit venir le garçon :

« Tu vas me donner à dîner tout de suite, et puis tu porteras à mon nouvel atelier, 15, boulevard de Clichy, trente bouteilles de bière et le jambon que j’ai commandé ce matin. Nous allons pendre la crémaillère. »

M. Saval, aussitôt, se fit servir à dîner. Puis il ôta son pardessus, montrant un habit et sa cravate blanche.

Son voisin ne paraissait point le remarquer. Il avait pris un journal et lisait. M. Saval le regardait de côté, brûlant du désir de lui parler.

Deux jeunes hommes entrèrent, vêtus de vestes de velours rouge, et portant des barbes en pointe à la Henri III. Ils s’assirent en face de Romantin.

Le premier dit :

« C’est pour ce soir ? »

Romantin lui serra la main :

« Je te crois, mon vieux, et tout le monde y sera. J’ai Bonnat, Guillemet, Gervex, Béraud, Hébert, Duez, Clairin, Jean-Paul Laurens ; ce sera une fête épatante. Et des femmes, tu verras ! Toutes les actrices sans exception, toutes celles qui n’ont rien à faire ce soir, bien entendu. »

Le patron de l’établissement s’était approché.

« Vous la pendez souvent, cette crémaillère ? »

Le peintre répondit :

« Je vous crois, tous les trois mois, à chaque terme. »

M. Saval n’y tint plus et d’une voix hésitante :

« Je vous demande pardon de vous déranger, monsieur, mais j’ai entendu prononcer votre nom et je serais fort désireux de savoir si vous êtes bien M. Romantin dont j’ai tant admiré l’œuvre au dernier Salon. »

L’artiste répondit :

« Lui-même, en personne, monsieur. »

Le notaire alors fit un compliment bien tourné, prouvant qu’il avait des lettres.

Le peintre, séduit, répondit par des politesses. On causa.

Romantin en revint à sa crémaillère, détaillant les magnificences de la fête.

M. Saval l’interrogea sur tous les hommes qu’il allait recevoir, ajoutant :

« Ce serait pour un étranger une extraordinaire bonne fortune que de rencontrer, d’un seul coup, tant de célébrités réunies chez un artiste de votre valeur. »

Romantin, conquis, répondit :

« Si ça peut vous être agréable, venez. »

M. Saval accepta avec enthousiasme, pensant :

« J’aurai toujours le temps de voir Henri VIII. »

Tous deux avaient achevé leur repas. Le notaire s’acharna à payer les deux notes, voulant répondre aux gracieusetés de son voisin. Il paya aussi les consommations des jeunes gens en velours rouge ; puis il sortit avec son peintre.

Ils s’arrêtèrent devant une maison très longue et peu élevée, dont tout le premier étage avait l’air d’une serre interminable. Six ateliers s’alignaient à la file, en façade sur le boulevard.

Romantin entra le premier, monta l’escalier, ouvrit une porte, alluma une allumette, puis une bougie.

Ils se trouvaient dans une pièce démesurée dont le mobilier consistait en trois chaises, deux chevalets, et quelques esquisses posées par terre, le long des murs. M. Saval, stupéfait, restait immobile sur la porte.

Le peintre prononça :

« Voilà, — nous avons la place ; mais tout est à faire. »

Puis, examinant le haut appartement nu dont le plafond se perdait dans l’ombre, il déclara :

« On pourrait tirer un grand parti de cet atelier. »

Il en fit le tour en le contemplant avec la plus grande attention, puis reprit :

« J’ai bien une maîtresse qui aurait pu nous aider. Pour draper des étoffes, les femmes sont incomparables ; mais je l’ai envoyée à la campagne pour aujourd’hui, afin de m’en débarrasser ce soir. Ce n’est pas qu’elle m’ennuie, mais elle manque par trop d’usage : cela m’aurait gêné pour mes invités. »

Il réfléchit quelques secondes, puis ajouta :

« C’est une bonne fille, mais pas commode. Si elle savait que je reçois du monde, elle m’arracherait les yeux. »

M. Saval n’avait point fait un mouvement ; il ne comprenait pas.

L’artiste s’approcha de lui.

« Puisque je vous ai invité, vous allez m’aider à quelque chose. »

Le notaire déclara :

« Usez de moi comme vous voudrez. Je suis à votre disposition. »

Romantin ôta sa jaquette.

« Eh bien, citoyen, à l’ouvrage. Nous allons d’abord nettoyer. »

Il alla derrière le chevalet qui portait une toile représentant un chat, et prit un balai très usé.

« Tenez, balayez pendant que je vais me préoccuper de l’éclairage. »

M. Saval prit le balai, le considéra, et se mit à frotter maladroitement le parquet en soulevant un ouragan de poussière.

Romantin, indigné, l’arrêta :

« Vous ne savez donc pas balayer, sacrebleu ! Tenez, regardez-moi. »

Et il commença à rouler devant lui des tas d’ordure grise, comme s’il n’eût fait que cela toute sa vie ; puis il rendit le balai au notaire, qui l’imita.

En cinq minutes, une telle fumée de poussière emplissait l’atelier que Romantin demanda :

« Où êtes-vous ? Je ne vous vois plus. »

M. Saval, qui toussait, se rapprocha. Le peintre lui dit :

« Comment vous y prendriez-vous pour faire un lustre ? »

L’autre, abasourdi demanda :

« Quel lustre ?

— Mais un lustre pour éclairer, un lustre avec des bougies. »

Le notaire ne comprenait point. Il répondit :

« Je ne sais pas. »

Le peintre se mit à gambader en jouant des castagnettes avec ses doigts :

« Eh bien ! moi, j’ai trouvé, monseigneur. »

Puis il reprit avec plus de calme :

« Vous avez bien cinq francs sur vous ? »

M. Saval répondit :

« Mais oui. »

L’artiste reprit :

« Eh bien ! vous allez m’acheter pour cinq francs de bougies pendant que je vais aller chez le tonnelier. »

Et il poussa dehors le notaire en habit. Au bout de cinq minutes ils étaient revenus rapportant, l’un des bougies, l’autre un cercle de futaille. Puis Romantin plongea dans un placard et en tira une vingtaine de bouteilles vides, qu’il attacha en couronne autour du cercle. Il descendit ensuite emprunter une échelle à la concierge, après avoir expliqué qu’il avait obtenu les faveurs de la vieille femme en faisant le portrait de son chat exposé sur le chevalet.

Lorsqu’il fut remonté avec un escabeau, il demanda à M. Saval :

« Êtes-vous souple ? »

L’autre, sans comprendre, répondit :

« Mais oui.

— Eh bien, vous allez grimper là-dessus et m’attacher ce lustre-là à l’anneau du plafond. Puis vous mettrez une bougie dans chaque bouteille, et vous allumerez. Je vous dis que j’ai le génie de l’éclairage. Mais retirez votre habit, sacrebleu ! vous avez l’air d’un larbin. »

La porte s’ouvrit brutalement ; une femme parut, les yeux brillants, et demeura debout sur le seuil.

Romantin la considérait avec une épouvante dans le regard.

Elle attendit quelques secondes, croisa les bras sur sa poitrine ; puis d’une voix aiguë, vibrante, exaspérée :

« Ah ! sale mufle, c’est comme ça que tu me lâches ? »

Romantin ne répondit pas. Elle reprit :

« Ah ! gredin. Tu faisais le gentil encore en m’envoyant à la campagne. Tu vas voir un peu comme je vais l’arranger ta fête. Oui, c’est moi qui [vas] les recevoir, tes amis… »

Elle s’animait :

« Je vas leur en flanquer par la figure des bouteilles et des bougies… »

Romantin prononça d’une voix douce :

« Mathilde… »

Mais elle ne l’écoutait pas. Elle continuait :

« Attends un peu, mon gaillard, attends un peu ! »

Romantin s’approcha, essayant de lui prendre les mains :

« Mathilde… »

Mais elle était lancée, maintenant ; elle allait, elle allait vidant sa hotte aux gros mots et son sac aux reproches. Cela coulait de sa bouche comme un ruisseau qui roule des ordures. Les paroles précipitées semblaient se battre pour sortir. Elle bredouillait, bégayait, bafouillait, retrouvant soudain de la voix pour jeter une injure, un juron.

Il lui avait saisi les mains, sans qu’elle s’en aperçût ; elle ne semblait même pas le voir, tout occupée à parler, à soulager son cœur. Et soudain elle pleura. Les larmes lui coulaient des yeux sans qu’elle arrêtât le flux de ses plaintes. Mais les mots avaient pris des intonations criardes et fausses, des notes mouillées. Puis des sanglots l’interrompirent. Elle reprit encore deux ou trois fois, arrêtée soudain par un étranglement, et enfin se tut, dans un débordement de larmes.

Alors il la serra dans ses bras, lui baisant les cheveux, attendri lui-même.

« Mathilde, ma petite Mathilde, écoute. Tu vas être bien raisonnable. Tu sais, si je donne une fête, c’est pour remercier ces messieurs pour ma médaille du Salon. Je ne peux pas recevoir de femmes. Tu devrais comprendre ça. Avec les artistes, ça n’est pas comme avec tout le monde. »

Elle balbutia dans ses pleurs :

« Pourquoi ne me l’as-tu pas dit ? »

Il reprit :

« C’était pour ne point te fâcher, ne point te faire de peine. Écoute, je vais te reconduire chez toi. Tu seras bien sage, bien gentille, tu resteras tranquillement à m’attendre dans le dodo et je reviendrai sitôt que ce sera fini. »

Elle murmura :

« Oui, mais tu ne recommenceras pas ?

— Non, je te le jure. »

Il se tourna vers M. Saval, qui venait d’accrocher enfin le lustre :

« Mon cher ami, je reviens dans cinq minutes. Si quelqu’un arrivait en mon absence, faites les honneurs pour moi, n’est-ce pas ? »

Et il entraîna Mathilde, qui s’essuyait les yeux et se mouchait coup sur coup.

Resté seul, M. Saval acheva de mettre de l’ordre autour de lui. Puis il alluma les bougies et attendit.

Il attendit un quart d’heure, une demi-heure, une heure. Romantin ne revenait pas. Puis, tout à coup, ce fut dans l’escalier un bruit effroyable, une chanson hurlée en chœur par vingt bouches, et un pas rythmé comme celui d’un régiment prussien. Les secousses régulières des pieds ébranlaient la maison tout entière. La porte s’ouvrit, une foule parut. Hommes et femmes à la file, se tenant par les bras, deux par deux, et tapant du talon en cadence, s’avancèrent dans l’atelier, comme un serpent qui se déroule. Ils hurlaient :

Entrez dans mon établissement,

Bonnes d’enfants et soldats !…

M. Saval, éperdu, en grande tenue, restait debout sous le lustre. La procession l’aperçut et poussa un hurlement : « Un larbin ! un larbin ! » et se mit à tourner autour de lui, l’enfermant dans un cercle de vociférations. Puis on se prit par la main et on dansa une ronde affolée.

Il essayait de s’expliquer :

« Messieurs… messieurs… mesdames… »

Mais on ne l’écoutait pas. On tournait, on sautait, on braillait.

À la fin la danse s’arrêta.

M. Saval prononça :

« Messieurs… »

Un grand garçon blond et barbu jusqu’au nez, lui coupa la parole :

« Comment vous appelez-vous, mon ami ? »

Le notaire, effaré, prononça :

« Je suis M. Saval. »

Une voix cria :

« Tu veux dire Baptiste. »

Une femme dit :

« Laissez-le donc tranquille, ce garçon ; il va se fâcher à la fin. Il est payé pour nous servir et pas pour se faire moquer de lui. »

Alors M. Saval s’aperçut que chaque invité apportait ses provisions. L’un tenait une bouteille et l’autre un pâté. Celui-ci un pain, celui-là un jambon.

Le grand garçon blond lui mit dans les bras un saucisson démesuré et commanda :

« Tiens, va dresser le buffet dans le coin, là-bas. Tu mettras les bouteilles à gauche et les provisions à droite. »

Saval, perdant la tête, s’écria :

« Mais, messieurs, je suis un notaire ! »

Il y eut un instant de silence, puis un rire fou. Un monsieur soupçonneux demanda :

« Comment êtes-vous ici ? »

Il s’expliqua, raconta son projet d’écouter l’opéra, son départ de Vernon, son arrivée à Paris, toute sa soirée.

On s’était assis autour de lui pour l’écouter ; on lui lançait des mots ; on l’appelait Schéhérazade.

Romantin ne revenait pas. D’autres invités arrivaient. On leur présentait M. Saval pour qu’il recommençât son histoire. Il refusait, on le forçait à raconter ; on l’attacha sur une des trois chaises, entre deux femmes qui lui versaient sans cesse à boire. Il buvait, il riait, il parlait, il chantait aussi. Il voulut danser avec sa chaise, il tomba.

À partir de ce moment, il oublia tout. Il lui sembla pourtant qu’on le déshabillait, qu’on le couchait, et qu’il avait mal au cœur.

Il faisait grand jour quand il s’éveilla, étendu, au fond d’un placard dans un lit qu’il ne connaissait pas.

Une vieille femme, un balai à la main le regardait d’un air furieux. À la fin, elle prononça :

« Salop, va ! Salop ! Si c’est permis de se soûler comme ça ! »

Il s’assit sur son séant, il se sentait mal à son aise. Il demanda :

« Où suis-je ?

— Où vous êtes, salop ? Vous êtes gris. Allez-vous bientôt décaniller, et plus vite que ça ! »

Il voulut se lever. Il était nu, dans ce lit. Ses habits avaient disparu. Il prononça :

« Madame, je… ! »

Puis il se souvint… Que faire ? Il demanda :

« M. Romantin n’est pas rentré ? »

La concierge vociféra :

« Voulez-vous bien décaniller, qu’il ne vous trouve pas ici, au moins ! »

M. Saval confus déclara :

« Je n’ai plus mes habits. On me les a pris. »

Il dut attendre, expliquer son cas, prévenir des amis, emprunter de l’argent pour se vêtir. Il ne repartit que le soir.

Et quand on parle musique chez lui, dans son beau salon de Vernon, il déclare avec autorité que la peinture est un art fort inférieur.


<t Odyssée d’une fille (L’)>

L’Odyssée d’une fille

Oui, le souvenir de ce soir-là ne s’effacera jamais. J’ai eu, pendant une demi-heure, la sinistre sensation de la fatalité invincible ; j’ai éprouvé ce frisson qu’on a en descendant aux puits des mines. J’ai touché ce fond noir de la misère humaine ; j’ai compris l’impossibilité de la vie honnête pour quelques-uns.

Il était minuit passé. J’allais du Vaudeville à la rue Drouot, suivant d’un pas pressé le boulevard où couraient des parapluies. Une poussière d’eau voltigeait plutôt qu’elle ne tombait, voilant les becs de gaz, attristant la rue. Le trottoir luisait, gluant plus que mouillé. Les gens pressés ne regardaient rien.

Les filles, la jupe relevée, montrant leurs jambes, laissant entrevoir un bas blanc à la lueur terne de la lumière nocturne, attendaient dans l’ombre des portes, appelaient, ou bien passaient pressées, hardies, vous jetant à l’oreille deux mots obscurs et stupides. Elles suivaient l’homme quelques secondes, se serrant contre lui, lui soufflant au visage leur haleine putride ; puis, voyant inutiles leurs exhortations, elles le quittaient d’un mouvement brusque et mécontent, et se remettaient à marcher en frétillant des hanches.

J’allais, appelé par toutes, pris par la manche, harcelé et soulevé de dégoût. Tout à coup, j’en vis trois qui couraient comme affolées, jetant aux autres quelques paroles rapides. Et les autres aussi se mettaient à courir, à fuir, tenant à pleines mains leurs robes pour aller plus vite. On donnait ce jour-là un coup de filet à la prostitution.

Et soudain je sentis un bras sous le mien, tandis qu’une voix éperdue me murmurait dans l’oreille : « Sauvez-moi, monsieur, sauvez-moi, ne me quittez pas. »

Je regardai la fille. Elle n’avait pas vingt ans, bien que fanée déjà. Je lui dis : « Reste avec moi. » Elle murmura : « Oh merci. »

Nous arrivions dans la ligne des agents. Elle s’ouvrit pour me laisser passer.

Et je m’engageai dans la rue Drouot.

Ma compagne me demanda : « Viens-tu chez moi ?

— Non.

— Pourquoi pas ? Tu m’as rendu un rude service que je n’oublierai pas. »

Je répondis, pour me débarrasser d’elle : « Parce que je suis marié.

— Qu’est-ce que ça fait ?

— Voyons, mon enfant, ça suffit. Je t’ai tirée d’affaire. Laisse-moi tranquille maintenant. »

La rue était déserte et noire, vraiment sinistre. Et cette femme qui me serrait le bras rendait plus affreuse encore cette sensation de tristesse qui m’avait envahi. Elle voulut m’embrasser. Je me reculai avec horreur ; et d’une voix dure :

« Allons, f…-moi la paix, n’est-ce pas ? »

Elle eut une sorte de mouvement de rage, puis, brusquement, se mit à sangloter. Je demeurai éperdu, attendri, sans comprendre.

« Voyons, qu’est-ce que tu as ? »

Elle murmura dans ses larmes : « Si tu savais, ça n’est pas gai, va.

— Quoi donc !

— C’te vie-là.

— Pourquoi l’as-tu choisie ?

— Est-ce que c’est ma faute ?

— À qui la faute, alors ?

— J’sais-ti, moi ! »

Une sorte d’intérêt me prit pour cette abandonnée. Je lui demandai : « Dis-moi ton histoire ? » Elle me la conta.

ê

J’avais seize ans, j’étais en service à Yvetot, chez M. Lerable, un grainetier. Mes parents étaient morts. Je n’avais personne ; je voyais bien que mon maître me regardait d’une drôle de façon et qu’il me chatouillait les joues ; mais je ne m’en demandais pas plus long. Je savais les choses, certainement. À la campagne, on est dégourdi ; mais M. Lerable était un vieux dévot qu’allait à la messe chaque dimanche. Je l’en aurais jamais cru capable, enfin !

V’là qu’un jour il veut me prendre dans ma cuisine. Je lui résiste. Il s’en va.

Y avait en face de nous un épicier, M. Dutan, qui avait un garçon de magasin bien plaisant ; si tant est que je me laissai enjôler par lui. Ça arrive à tout le monde, n’est-ce pas ? Donc je quittais la porte ouverte, les soirs, et il venait me retrouver.

Mais v’là qu’une nuit M. Lerable entend du bruit. Il monte et il trouve Antoine qu’il veut tuer. Ça fait une bataille à coups de chaise, de pot à eau, de tout. Moi j’avais saisi mes hardes et je me sauvai dans la rue. Me v’là partie.

J’avais une peur, une peur de loup. Je m’habillai sous une porte. Puis je me mis à marcher tout droit. Je croyais pour sûr qu’il y avait quelqu’un de tué et que les gendarmes me cherchaient déjà. Je gagnai la grand-route de Rouen. Je me disais qu’à Rouen je pourrais me cacher très bien.

Il faisait noir à ne pas voir les fossés, et j’entendais des chiens qui aboyaient dans les fermes. Sait-on tout ce qu’on entend la nuit ? Des oiseaux qui crient comme des hommes qu’on égorge, des bêtes qui jappent, des bêtes qui sifflent, et puis tant de choses que l’on ne comprend pas. J’en avais la chair de poule. À chaque bruit, je faisais le signe de croix. On ne s’imagine point ce que ça vous émouve le cœur. Quand le jour parut v’là que l’idée des gendarmes me reprit, et que je me mis à courir. Puis je me calmai.

Je me sentis faim tout de même, malgré ma confusion ; mais je ne possédais rien, pas un sou, j’avais oublié mon argent, tout ce qui m’appartenait sur terre, dix-huit francs.

Me v’là donc à marcher avec un ventre qui chante. Il faisait chaud. Le soleil piquait. Midi passe. J’allai toujours.

Tout à coup j’entends des chevaux derrière moi. Je me retourne. Les gendarmes ! Mon sang ne fait qu’un tour ; j’ai cru que j’allais tomber ; mais je me contiens. Ils me rattrapent. Ils me regardent. Il y en a un, le plus vieux, qui dit :

« Bonjour, mamzelle.

— Bonjour, monsieur.

— Oùsque vous allez comme ça ?

— J’ vas t’a Rouen, en service dans une place qu’on m’a t’offerte.

— Comme ça, pédestrement ?

— Oui, comme ça. »

Mon cœur battait, monsieur, à ce que je ne pouvais plus parler. Je me disais : « Ils me tiennent. » Et j’avais une envie de courir qui me frétillait dans les jambes. Mais ils m’auraient rattrapée tout de suite, vous comprenez.

Le vieux recommença : « Nous allons faire route ensemble jusqu’à Baratin, mamzelle, vu que nous suivons le même itinéraire.

— Avec satisfaction, monsieur. »

Et nous v’là causant. Je me faisais plaisante autant que je pouvais, n’est-ce pas ; si bien qu’ils ont cru des choses qui n’étaient point. Or, comme je passais dans un bois, le vieux dit : « Voulez-vous, mamzelle, que j’allions faire un repos sur la mousse ? »

Moi, je répondis sans y penser : « À votre désir, monsieur. »

Donc il descend et il donne son cheval à l’autre, et nous v’là partis dans le bois tous deux.

Il n’y avait plus à dire non. Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? Il en prit ce qu’il a voulu ; puis il me dit : « Faut pas oublier le camarade. » Et il retourna tenir les chevaux, pendant que l’autre m’a rejointe. J’en étais honteuse que j’en aurais pleuré, monsieur. Mais je n’osais point résister, vous comprenez.

Donc nous v’là repartis. Je ne parlions plus. J’avais trop de deuil au cœur. Et puis je ne pouvais plus marcher tant j’avais faim. Tout de même, dans un village, ils m’ont offert un verre de vin, qui m’a r’donné des forces pour quelque temps. Et puis ils ont pris le trot pour pas traverser Barantin de compagnie. Alors je m’assis dans le fossé et je pleurai tout ce que j’avais de larmes.

Je marchai encore plus de trois heures durant avant Rouen. Il était sept heures du soir quand j’arrivai. D’abord toutes ces lumières m’éblouirent. Et puis je ne savais point où m’asseoir. Sur les routes, y a les fossés et l’herbe oùsqu’on peut même se coucher pour dormir. Mais dans les villes, rien.

Les jambes me rentraient dans le corps, et j’avais des éblouissements à croire que j’allais tomber. Et puis, il se mit à pleuvoir, une petite pluie fine, comme ce soir, qui vous traverse sans que ça ait l’air de rien. J’ai pas de chance les jours qu’il pleut. Je commençai donc à marcher dans les rues. Je regardais toutes ces maisons en me disant : « Y a tant de lits et tant de pain dans tout ça, et je ne pourrai point seulement trouver une croûte et une paillasse. » Je pris par des rues où il y avait des femmes qui appelaient les hommes de passage. Dans ces cas-là, monsieur, on fait ce qu’on peut. Je me mis, comme elles, à inviter le monde. Mais on ne me répondait point. J’aurais voulu être morte. Ça dura bien jusqu’à minuit. Je ne savais même plus ce que je faisais. À la fin, v’là un homme qui m’écoute. Il me demande : « Oùsque tu demeures ? » On devient vite rusée dans la nécessité. Je répondis : « Je ne peux pas vous mener chez moi, vu que j’habite avec maman. Mais n’y a-t-il point de maisons où l’on peut aller ? »

Il répondit : « Plus souvent que je vas dépenser vingt sous de chambre. »

Puis il réfléchit et ajouta : « Viens-t’en. Je connais un endroit tranquille oùsque nous ne serons point interrompus. »

Il me fit passer un pont et puis il m’emmena au bout de la ville, dans un pré qu’était près de la rivière. Je ne pouvais pus le suivre.

Il me fit asseoir et puis il se mit à causer pourquoi nous étions venus. Mais comme il était long dans son affaire, je me trouvai tant percluse de fatigue que je m’endormis.

Il s’en alla sans rien me donner. Je ne m’en aperçus seulement pas. Il pleuvait, comme je vous l’disais. C’est d’puis ce jour-là que j’ai des douleurs que je n’ai pas pu m’en guérir, vu que j’ai dormi toute la nuit dans la crotte.

Je fus réveillée par deux sergots qui me mirent au poste, et puis, de là, en prison, où je restai huit jours, pendant qu’on cherchait ce que je pouvais bien être et d’où je venais. Je ne voulus point le dire par peur des conséquences.

On le sut pourtant et on me lâcha, après un jugement d’innocence.

Il fallait recommencer à trouver du pain. Je tâchai d’avoir une place, mais je ne pus pas, à cause de la prison d’où je venais.

Alors je me rappelai d’un vieux juge qui m’avait tourné de l’œil, pendant qu’il me jugeait, à la façon du père Lerable, d’Yvetot. Et j’allai le trouver. Je ne m’étais point trompée. Il me donna cent sous quand je le quittai, en me disant : « T’en auras autant toutes les fois ; mais viens pas plus souvent que deux fois par semaine. »

Je compris bien ça, vu son âge. Mais ça me donna une réflexion. Je me dis : « Les jeunes gens, ça rigole, ça s’amuse ; mais il n’y a jamais gras, tandis que les vieux, c’est autre chose. » Et puis je les connaissais maintenant, les vieux singes, avec leurs yeux en coulisse et leur petit simulacre de tête.

Savez-vous ce que je fis, monsieur ? Je m’habillai en bobonne qui vient du marché, et je courais les rues en cherchant mes nourriciers. Oh ! je les pinçais du premier coup. Je me disais : « En v’là un qui mord. »

Il s’approchait. Il commençait :

« Bonjour, mamzelle.

— Bonjour, monsieur.

— Oùsque vous allez, comme ça ?

— Je rentre chez mes maîtres.

— Ils demeurent loin, vos maîtres ?

— Comme ci, comme ça. »

Alors il ne savait plus quoi dire. Moi je ralentissais le pas pour le laisser s’expliquer.

Alors il prononçait, tout bas, quelques compliments, et puis il me demandait de passer chez lui. Je me faisais prier, vous comprenez, puis je cédais. J’en avais de la sorte deux ou trois pour chaque matin, et toutes mes après-midi libres. Ç’a été le bon temps de ma vie. Je ne me faisais pas de bile.

Mais voilà. On n’est jamais tranquille longtemps. Le malheur a voulu que je fisse la connaissance d’un grand richard du grand monde. Un ancien président qui avait bien soixante-quinze ans.

Un soir, il m’emmena dîner dans un restaurant des environs. Et puis, vous comprenez, il n’a pas su se modérer. Il est mort au dessert.

J’ai eu trois mois de prison, vu que je n’étais point sous la surveillance.

C’est alors que je vins à Paris.

Oh ! ici, monsieur, c’est dur de vivre. On ne mange pas tous les jours, allez. Y en a trop. Enfin, tant pis, chacun sa peine, n’est-ce pas ?

ê

Elle se tut. Je marchais à son côté, le cœur serré. Tout à coup elle se remit à me tutoyer.

« Alors tu ne montes pas chez moi, mon chéri ?

— Non, je te l’ai déjà dit.

— Eh bien ! au revoir, merci tout de même, sans rancune. Mais je t’assure que tu as tort. »

Et elle partit, s’enfonçant dans la pluie fine comme un voile. Je la vis passer sous un bec de gaz, puis disparaître dans l’ombre. Pauvre fille !


<t Un coup d’État>

Un coup d’État

Paris venait d’apprendre le désastre de Sedan. La République était proclamée. La France entière haletait au début de cette démence qui dura jusqu’après la Commune. On jouait au soldat d’un bout à l’autre du pays.

Des bonnetiers étaient colonels faisant fonctions de généraux ; des revolvers et des poignards s’étalaient autour de gros ventres pacifiques enveloppés de ceintures rouges ; de petits bourgeois devenus guerriers d’occasion commandaient des bataillons de volontaires braillards et juraient comme des charretiers pour se donner de la prestance.

Le seul fait de tenir des armes, de manier des fusils à système affolait ces gens qui n’avaient jusqu’ici manié que des balances, et les rendait, sans aucune raison, redoutables au premier venu. On exécutait des innocents pour prouver qu’on savait tuer ; on fusillait, en rôdant par les campagnes vierges encore de Prussiens, les chiens errants, les vaches ruminant en paix, les chevaux malades pâturant dans les herbages.

Chacun se croyait appelé à jouer un grand rôle militaire. Les cafés des moindres villages, pleins de commerçants en uniforme, ressemblaient à des casernes ou à des ambulances.

Le bourg de Canneville ignorait encore les affolantes nouvelles de l’armée et de la capital ; mais une extrême agitation le remuait depuis un mois, les partis adverses se trouvaient face à face.

Le maire, M. le vicomte de Varnetot, petit homme maigre, vieux déjà, légitimiste rallié à l’Empire depuis peu, par ambition, avait vu surgir un adversaire déterminé dans le docteur Massarel, gros homme sanguin, chef du parti républicain dans l’arrondissement, vénérable de la loge maçonnique du chef-lieu, président de la Société d’agriculture et du banquet des pompiers, et organisateur de la milice rurale qui devait sauver la contrée.

En quinze jours, il avait trouvé le moyen de décider à la défense du pays soixante-trois volontaires mariés et pères de famille, paysans prudents et marchands du bourg, et il les exerçait, chaque matin, sur la place de la mairie.

Quand le maire, par hasard, venait au bâtiment communal, le commandant Massarel, bardé de pistolets, passant fièrement, le sabre en main, devant le front de sa troupe, faisait hurler à son monde : « Vive la patrie ! » Et ce cri, on l’avait remarqué, agitait le petit vicomte, qui voyait là sans doute une menace, un défi, en même temps qu’un souvenir odieux de la grande Révolution.

Le 5 septembre au matin, le docteur en uniforme, son revolver sur sa table, donnait une consultation à un couple de vieux campagnards, dont l’un, le mari, atteint de varices depuis sept ans, avait attendu que sa femme en eût aussi pour venir trouver le médecin, quand le facteur apporta le journal.

M. Massarel l’ouvrit, pâlit, se dressa brusquement, et, levant les bras au ciel dans un geste d’exaltation, il se mit à vociférer de toute sa voix devant les deux ruraux affolés :

« Vive la République ! vive la République ! vive la République ! »

Puis il retomba sur son fauteuil, défaillant d’émotion.

Et comme le paysan reprenait : « Ça a commencé par des fourmis qui me couraient censément le long des jambes », le docteur Massarel s’écria :

« Fichez-moi la paix ; j’ai bien le temps de m’occuper de vos bêtises. La République est proclamée, l’empereur est prisonnier, la France est sauvée. Vive la République ! » Et courant à la porte, il beugla : « Céleste, vite, Céleste ! »

La bonne épouvantée accourut ; il bredouillait tant il parlait rapidement :

« Mes bottes, mon sabre, ma cartouchière et le poignard espagnol qui est sur ma table de nuit : dépêche-toi ! »

Comme le paysan obstiné, profitant d’un instant de silence, continuait :

« Ça a devenu comme des poches qui me faisaient mal en marchant. »

Le médecin exaspéré hurla :

« Fichez-moi donc la paix, nom d’un chien, si vous vous étiez lavé les pieds, ça ne serait pas arrivé. »

Puis, le saisissant au collet, il lui jeta dans la figure :

« Tu ne sens donc pas que nous sommes en république, triple brute ?

Mais le sentiment professionnel le calma tout aussitôt, et il poussa dehors le ménage abasourdi, en répétant :

« Revenez demain, revenez demain, mes amis. Je n’ai pas le temps aujourd’hui. »

Tout en s’équipant des pieds à la tête, il donna de nouveau une série d’ordres urgents à sa bonne :

« Cours chez le lieutenant Picart et chez le sous-lieutenant Pommel, et dis-leur que je les attends ici immédiatement. Envoie-moi aussi Torchebeuf avec son tambour, vite, vite ! »

Et quand Céleste fut sortie, il se recueillit, se préparant à surmonter les difficultés de la situation.

Les trois hommes arrivèrent ensemble, en vêtement de travail. Le commandant, qui s’attendait à les voir en tenue, eut un sursaut.

« Vous ne savez donc rien, sacrebleu ? L’Empereur est prisonnier, la République est proclamée. Il faut agir. Ma position est délicate, je dirai plus, périlleuse. »

Il réfléchit quelques secondes devant les visages ahuris de ses subordonnés, puis reprit :

« Il faut agir et ne pas hésiter ; les minutes valent des heures dans des instants pareils. Tout dépend de la promptitude des décisions. Vous, Picart, allez trouver le curé et sommez-le de sonner le tocsin pour réunir la population que je vais prévenir. Vous, Torchebeuf, battez le rappel dans toute la commune jusqu’aux hameaux de la Gerisaie et de Salmare pour rassembler la milice en armes sur la place. Vous, Pommel, revêtez promptement votre uniforme, rien que la tunique et le képi. Nous allons occuper ensemble la mairie et sommer M. de Varnetot de me remettre ses pouvoirs. C’est compris ?

— Oui.

— Exécutez, et promptement. Je vous accompagne jusque chez vous, Pommel, puisque nous opérons ensemble. »

Cinq minutes plus tard, le commandant et son subalterne, armés jusqu’aux dents, apparaissaient sur la place juste au moment où le petit vicomte de Varnetot, les jambes guêtrées comme pour une partie de chasse, son lefaucheux sur l’épaule, débouchait à pas rapides par l’autre rue, suivi de ses trois gardes en tunique verte, le couteau sur la cuisse et le fusil en bandoulière.

Pendant que le docteur s’arrêtait, stupéfait, les quatre hommes pénétrèrent dans la mairie dont la porte se referma derrière eux.

« Nous sommes devancés, murmura le médecin, il faut maintenant attendre du renfort. Rien à faire pour le quart d’heure. »

Le lieutenant Picart reparut :

« Le curé a refusé d’obéir, dit-il ; il s’est même enfermé dans l’église avec le bedeau et le suisse. »

Et, de l’autre côté de la place, en face de la mairie blanche et close, l’église, muette et noire, montrait sa grande porte de chêne garnie de ferrures de fer.

Alors, comme les habitants intrigués mettaient le nez aux fenêtres ou sortaient sur le seuil des maisons, le tambour soudain roula, et Torchebeuf apparut, battant avec fureur les trois coups précipités du rappel. Il traversa la place au pas gymnastique, puis disparut dans le chemin des champs.

Le commandant tira son sabre, s’avança seul, à moitié distance environ entre les deux bâtiments où s’était barricadé l’ennemi et, agitant son arme au-dessus de sa tête, il mugit de toute la force de ses poumons :

« Vive la République ! Mort aux traîtres ! »

Puis il se replia vers ses officiers.

Le boucher, le boulanger et le pharmacien, inquiets, accrochèrent leurs volets et fermèrent leurs boutiques. Seul l’épicier demeura ouvert.

Cependant les hommes de la milice arrivaient peu à peu, vêtus diversement et tous coiffés d’un képi noir à galon rouge, le képi constituant tout l’uniforme du corps. Ils étaient armés de leurs vieux fusils rouillés, ces vieux fusils pendus depuis trente ans sur les cheminées des cuisines, et ils ressemblaient assez à un détachement de gardes champêtres.

Lorsqu’il en eut une trentaine autour de lui, le commandant, en quelques mots, les mit au fait des événements ; puis, se tournant vers son état-major : « Maintenant, agissons », dit-il.

Les habitants se rassemblaient, examinaient et devisaient.

Le docteur eut vite arrêté son plan de campagne :

« Lieutenant Picart, vous allez vous avancer sous les fenêtres de cette mairie et sommer M. de Varnetot, au nom de la République, de me remettre la maison de ville. »

Mais le lieutenant, un maître maçon, refusa :

« Vous êtes encore un malin, vous. Pour me faire flanquer un coup de fusil, merci. Ils tirent bien ceux qui sont là-dedans, vous savez. Faites vos commissions vous-même. »

Le commandant devint rouge.

« Je vous ordonne d’y aller au nom de la discipline. »

Le lieutenant se révolta :

« Plus souvent que je me ferai casser la figure sans savoir pourquoi. »

Les notables, rassemblés en un groupe voisin, se mirent à rire. Un d’eux cria :

« T’as raison, Picart, c’est pas l’ moment ! »

Le docteur, alors, murmura :

« Lâches ! »

Et, déposant son sabre et son revolver aux mains d’un soldat, il s’avança d’un pas lent, l’œil fixé sur les fenêtres, s’attendant à en voir sortir un canon de fusil braqué sur lui.

Comme il n’était qu’à quelques pas du bâtiment, les portes des deux extrémités donnant entrée dans les deux écoles s’ouvrirent, et un flot de petits êtres, garçons par-ci, filles par-là, s’en échappèrent et se mirent à jouer sur la grande place vide, piaillant, comme un troupeau d’oies, autour du docteur, qui ne pouvait se faire entendre.

Aussitôt les derniers élèves sortis, les deux portes s’étaient refermées.

Le gros des marmots enfin se dispersa, et le commandant appela d’une voix forte :

« Monsieur de Varnetot ? »

Une fenêtre du premier étage s’ouvrit. M. de Varnetot parut.

Le commandant reprit :

« Monsieur, vous savez les grands événements qui viennent de changer la face du gouvernement. Celui que vous représentiez n’est plus. Celui que je représente monte au pouvoir. En ces circonstances douloureuses, mais décisives, je viens vous demander, au nom de la nouvelle République, de remettre en mes mains les fonctions dont vous avez été investi par le précédent pouvoir. »

M. de Varnetot répondit :

« Monsieur le docteur, je suis maire de Canneville, nommé par l’autorité compétente, et je resterai maire de Canneville tant que je n’aurai pas été révoqué et remplacé par un arrêté de mes supérieurs. Maire, je suis chez moi dans la mairie, et j’y reste. Au surplus, essayez de m’en faire sortir. »

Et il referma la fenêtre.

Le commandant retourna vers sa troupe. Mais, avant de s’expliquer, toisant du haut en bas le lieutenant Picart.

« Vous êtes un crâne, vous, un fameux lapin, la honte de l’armée. Je vous casse de votre grade. »

Le lieutenant répondit :

« Je m’en fiche un peu. »

Et il alla se mêler au groupe murmurant des habitants.

Alors le docteur hésita. Que faire ? Donner l’assaut ? Mais ses hommes marcheraient-ils ? Et puis, en avait-il le droit ?

Une idée l’illumina. Il courut au télégraphe dont le bureau faisait face à la mairie, de l’autre côté de la place. Et il expédia trois dépêches :

À MM. les membres du gouvernement républicain, à Paris ;

À M. le nouveau préfet républicain de la Seine-Inférieure, à Rouen ;

À M. le nouveau sous-préfet républicain de Dieppe.

Il exposait la situation, disait le danger couru par la commune demeurée aux mains de l’ancien maire monarchiste, offrait ses services dévoués, demandait des ordres et signait en faisant suivre son nom de tous ses titres.

Puis il revint vers son corps d’armée et, tirant dix francs de sa poche : « Tenez, mes amis, allez manger et boire un coup ; laissez seulement ici un détachement de dix hommes pour que personne ne sorte de la mairie. »

Mais l’ex-lieutenant Picart, qui causait avec l’horloger, entendit ; il se mit à ricaner et prononça : « Pardi, s’ils sortent, ce sera une occasion d’entrer. Sans ça, je ne vous vois pas encore là-dedans, moi ! »

Le docteur ne répondit pas, et il alla déjeuner.

Dans l’après-midi, il disposa des postes tout autour de la commune, comme si elle était menacée d’une surprise.

Il passa plusieurs fois devant les portes de la maison de ville et de l’église sans rien remarquer de suspect ; on aurait cru vides ces deux bâtiments.

Le boucher, le boulanger et le pharmacien rouvrirent leurs boutiques.

On jasait beaucoup dans les logis. Si l’empereur était prisonnier, il y avait quelque traîtrise là-dessous. On ne savait pas au juste laquelle des républiques était revenue.

La nuit tomba.

Vers neuf heures, le docteur s’approcha seul, sans bruit, de l’entrée du bâtiment communal, persuadé que son adversaire était parti se coucher ; et, comme il se disposait à enfoncer la porte à coups de pioche, une voix forte, celle d’un garde, demanda tout à coup :

« Qui va là ? »

Et M. Massarel battit en retraite à toutes jambes.

Le jour se leva sans que rien fût changé dans la situation.

La milice en armes occupait la place. Tous les habitants s’étaient réunis autour de cette troupe, attendant une solution. Ceux des villages voisins arrivaient pour voir.

Alors, le docteur, comprenant qu’il jouait sa réputation, résolut d’en finir d’une manière ou d’une autre ; et il allait prendre une résolution quelconque, énergique assurément, quand la porte du télégraphe s’ouvrit et la petite servante de la directrice parut, tenant à la main deux papiers.

Elle se dirigea d’abord vers le commandant et lui remit une des dépêches ; puis, traversant le milieu désert de la place, intimidée par tous les yeux fixés sur elle, baissant la tête et trottant menu, elle alla frapper doucement à la maison barricadée, comme si elle eût ignoré qu’un parti armé s’y cachait.

L’huis s’entrebâilla ; une main d’homme reçut le message, et la fillette revint, toute rouge, prête à pleurer, d’être dévisagée ainsi par le pays entier.

Le docteur demanda d’une voix vibrante :

« Un peu de silence, s’il vous plaît. »

Et comme le populaire s’était tu, il reprit fièrement :

« Voici la communication que je reçois du gouvernement. » Et, élevant sa dépêche, il lut :

« Ancien maire révoqué. Veuillez aviser au plus pressé. Recevrez instructions ultérieures.

« Pour le sous-préfet,

« Sapin, conseiller. »

Il triomphait ; son cœur battait de joie ; ses mains tremblaient, mais Picart, son ancien subalterne, lui cria d’un groupe voisin :

« C’est bon, tout ça ; mais si les autres ne sortent pas, ça vous fait une belle jambe, votre papier. »

Et M. Massarel pâlit. Si les autres ne sortaient pas, en effet, il fallait aller de l’avant maintenant. C’était non seulement son droit, mais aussi son devoir.

Et il regardait anxieusement la mairie, espérant qu’il allait voir la porte s’ouvrir et son adversaire se replier.

La porte restait fermée. Que faire ? la foule augmentait, se serrait autour de la milice. On riait.

Une réflexion surtout torturait le médecin. S’il donnait l’assaut, il faudrait marcher à la tête de ses hommes ; et comme, lui mort, toute contestation cesserait, c’était sur lui, sur lui seul que tireraient M. de Varnetot et ses trois gardes. Et ils tiraient bien, très bien ; Picart venait encore de le lui répéter. Mais une idée l’illumina et, se tournant vers Pommel :

« Allez vite prier le pharmacien de me prêter une serviette et un bâton. »

Le lieutenant se précipita.

Il allait faire un drapeau parlementaire, un drapeau blanc dont la vue réjouirait peut-être le cœur légitimiste de l’ancien maire.

Pommel revint avec le linge demandé et un manche à balai. Au moyen de ficelles, on organisa cet étendard que M. Massarel saisit à deux mains ; et il s’avança de nouveau vers la mairie en le tenant devant lui. Lorsqu’il fut en face de la porte, il appela encore : « Monsieur de Varnetot. » La porte s’ouvrit soudain, et M. de Varnetot apparut sur le seuil avec ses trois gardes.

Le docteur recula par un mouvement instinctif ; puis, il salua courtoisement son ennemi et prononça, étranglé par l’émotion : « Je viens, monsieur, vous communiquer les instructions que j’ai reçues. »

Le gentilhomme, sans lui rendre son salut, répondit : « Je me retire, monsieur, mais sachez bien que ce n’est ni par crainte, ni par obéissance à l’odieux gouvernement qui usurpe le pouvoir. » Et, appuyant sur chaque mot, il déclara : « Je ne veux pas avoir l’air de servir un seul jour la République. Voilà tout. »

Massarel, interdit, ne répondit rien ; et M. de Varnetot, se mettant en marche d’un pas rapide, disparut au coin de la place, suivi toujours de son escorte.

Alors le docteur, éperdu d’orgueil, revint vers la foule. Dès qu’il fut assez près pour se faire entendre, il cria : « Hurrah ! hurrah ! La République triomphe sur toute la ligne. »

Aucune émotion ne se manifesta. Le médecin reprit : « Le peuple est libre, vous êtes libres, indépendants. Soyez fiers ! »

Les villageois inertes le regardaient sans qu’aucune gloire illuminât leurs yeux.

À son tour, il les contempla, indigné de leur indifférence, cherchant ce qu’il pourrait dire, ce qu’il pourrait faire pour frapper un grand coup, électriser ce pays placide, remplir sa mission d’initiateur.

Mais une inspiration l’envahit et, se tournant vers Pommel : « Lieutenant, allez chercher le buste de l’ex-empereur qui est dans la salle des délibérations du conseil municipal, et apportez-le avec une chaise.

Et bientôt l’homme reparut portant sur l’épaule droite le Bonaparte de plâtre, et tenant de la main gauche une chaise de paille.

M. Massarel vint au-devant de lui, prit la chaise, la posa par terre, plaça dessus le buste blanc, puis se reculant de quelques pas, l’interpella d’une voix sonore :

« Tyran, tyran, te voici tombé, tombé dans la boue, tombé dans la fange. La patrie expirante râlait sous ta botte. Le Destin vengeur t’a frappé. La défaite et la honte se sont attachées à toi ; tu tombes vaincu, prisonnier du Prussien ; et, sur les ruines de ton empire croulant, la jeune et radieuse République se dresse, ramassant ton épée brisée… »

Il attendait des applaudissements. Aucun cri, aucun battement de mains n’éclata. Les paysans effarés se taisaient ; et le buste aux moustaches pointues qui dépassaient les joues de chaque côté, le buste immobile et bien peigné comme une enseigne de coiffeur, semblait regarder M. Massarel avec son sourire de plâtre, un sourire ineffaçable et moqueur.

Ils demeuraient ainsi face à face, Napoléon sur sa chaise, le médecin debout, à trois pas de lui. Une colère saisit le commandant. Mais que faire ? que faire pour émouvoir ce peuple et gagner définitivement cette victoire de l’opinion ?

Sa main, par hasard, se posa sur son ventre, et il rencontra, sous sa ceinture rouge, la crosse de son revolver.

Aucune inspiration, aucune parole ne lui venaient plus. Alors, il tira son arme, fit deux pas et, à bout portant, foudroya l’ancien monarque.

La balle creusa dans le front un petit trou noir, pareil à une tache, presque rien. L’effet était manqué. M. Massarel tira un second coup, qui fit un second trou, puis un troisième, puis, sans s’arrêter, il lâcha les trois derniers. Le front de Napoléon volait en poussière blanche, mais les yeux, le nez et les fines pointes des moustaches restaient intacts.

Alors, exaspéré, le docteur renversa la chaise d’un coup de poing et, appuyant un pied sur le reste du buste, dans une posture de triomphateur, il se tourna vers le public abasourdi en vociférant : « Périssent ainsi tous les traîtres ! »

Mais comme aucun enthousiasme ne se manifestait encore, comme les spectateurs semblaient stupides d’étonnement, le commandant cria aux hommes de la milice : « Vous pouvez maintenant regagner vos foyers. » Et il se dirigea lui-même à grands pas vers sa maison, comme s’il eût fui.

Sa bonne, dès qu’il parut, lui dit que des malades l’attendaient depuis plus de trois heures dans son cabinet. Il y courut. C’étaient les deux paysans aux varices, revenus dès l’aube, obstinés et patients.

Et le vieux aussitôt reprit son explication : « Ça a commencé par des fourmis qui me couraient censément le long des jambes… »


<t Humble drame>

Humble drame

Les rencontres font le charme des voyages. Qui ne connaît cette joie de retrouver soudain, à cinq cents lieues du pays, un Parisien, un camarade de collège, un voisin de campagne ? Qui n’a passé la nuit, les yeux ouverts, dans la petite diligence drelindante des contrées où la vapeur est encore ignorée, à côté d’une jeune femme inconnue, entrevue seulement à la lueur de la lanterne alors qu’elle montait dans le coupé devant la porte d’une blanche maison de petite ville ?

Et, le matin venu, quand on a l’esprit et les oreilles tout engourdies du continu tintement des grelots et du fracas éclatant des vitres, quelle charmante sensation de voir la jolie voisine ébouriffée ouvrir les yeux, regarder autour d’elle, faire, du bout de ses doigts fins, la toilette de ses cheveux rebelles, rajuster sa coiffure, tâter d’une main sûre si son corset n’a point tourné, si la taille est droite et la jupe pas trop écrasée !

Elle vous regarde aussi, d’un seul coup d’œil froid et curieux. Puis elle se carre dans un coin et ne semble plus occupée que du pays.

Malgré soi on la guette sans cesse, malgré soi on pense à elle toujours. Qui est-elle ? D’où vient-elle ? Où va-t-elle ? Malgré soi on ébauche en pensée un petit roman. Elle est jolie ; elle semble charmante ! Heureux celui… La vie serait peut-être exquise à côté d’elle ? Qui sait ? C’est peut-être la femme qu’il fallait à notre cœur, à notre rêve, à notre humeur.

Et comme il est délicieux aussi le dépit qu’on a de la voir descendre devant la barrière d’une maison de campagne. Un homme est là, qui l’attend avec deux enfants et deux bonnes. Il la reçoit dans ses bras, l’embrasse en la déposant à terre. Elle se penche, prend les petits qui tendent les mains ; les caresse avec tendresse ; et tous s’éloignent dans une allée pendant que les bonnes reçoivent les paquets jetés de l’impériale par le conducteur.

Adieu ! c’est fini. On ne la verra plus, plus jamais. Adieu la jeune femme qui a passé la nuit à votre côté. On ne la connaît pas, on ne lui a point parlé ; on est tout de même un peu triste de son départ. Adieu !

J’en ai, de ces souvenirs de voyage, des gais, des sombres, j’en ai beaucoup.

J’étais en Auvergne, errant à pied dans ces charmantes montagnes françaises pas trop hautes, pas trop dures, intimes, familières. J’avais grimpé sur le Sancy et j’entrais dans une petite auberge auprès d’une chapelle à pèlerinage qu’on nomme Notre-Dame-de-Vassivière quand j’aperçus déjeunant seule à la table du fond une vieille femme, étrange et ridicule.

Elle était âgée de soixante-dix ans au moins, grande, sèche, anguleuse avec des cheveux blancs en boudins sur les tempes, suivant la mode ancienne. Vêtue comme une Anglaise vagabonde d’une façon maladroite et drôle, en personne à qui toute toilette est indifférente, elle mangeait une omelette et buvait de l’eau.

Elle avait un aspect singulier, des yeux inquiets, une physionomie d’être que l’existence a maltraité. Je la regardais malgré moi, me demandant : « Qui est-ce ? Quelle est la vie de cette femme ? Pourquoi erre-t-elle seule dans ces montagnes ? »

Elle paya, puis se leva pour partir, en rajustant sur ses épaules un étonnant petit châle dont les deux bouts pendaient sur ses bras. Elle prit dans un coin un long bâton de voyage couvert de noms imprimés au fer rouge, puis elle sortit, droite, roide, d’un grand pas de facteur qui se met en course.

Un guide l’attendait devant la porte. Ils s’éloignèrent. Je les regardais descendre le vallon, le long du chemin qu’indique une ligne de hautes croix de bois. Elle était plus grande que son compagnon et semblait aller plus vite que lui.

Deux heures plus tard je gravissais les bords de l’entonnoir profond qui contient, dans un merveilleux et énorme trou de verdure, plein d’arbres, de broussailles, de rocs et de fleurs, le lac Pavin, si rond qu’il semble fait au compas, si clair et si bleu qu’on dirait un flot d’azur coulé du ciel, si charmant qu’on voudrait vivre dans une hutte, sur le versant du bois qui domine ce cratère où dort l’eau tranquille et froide.

Elle était là debout, immobile, contemplant la nappe transparente au fond du volcan mort. Elle regardait comme pour voir dessous, dans la profondeur inconnue, peuplée, dit-on, de truites grosses comme des monstres et qui ont dévoré tous les autres poissons. Comme je passais près d’elle, il me sembla que deux larmes roulaient dans ses yeux. Mais elle partit à grandes enjambées pour rejoindre son guide, demeuré dans un cabaret au pied de la montée qui mène au lac.

Je ne la revis point ce jour-là.

Le lendemain, à la nuit tombante, j’arrivai au château de Murol. La vieille forteresse, tour géante debout sur un pic au milieu d’une large vallée, au croisement de trois vallons, se dresse sur le ciel, brune, crevassée, bosselée, mais ronde, depuis son large pied circulaire, jusqu’aux tourelles croulantes de son faîte.

Elle surprend plus qu’aucune autre ruine par son énormité simple, sa majesté, son air antique puissant et grave. Elle est là, seule, haute comme une montagne, reine morte, mais toujours la reine des vallées couchées sous elle. On y monte par une pente plantée de sapins, on y pénètre par une porte étroite, on s’arrête au pied des murs, dans la première enceinte, au-dessus du pays entier.

Là-dedans, des salles tombées, des escaliers égrenés, des trous inconnus, des souterrains, des oubliettes, des murs coupés au milieu, des voûtes tenant on ne sait comment, un dédale de pierres, de crevasses où pousse l’herbe, où glissent des bêtes.

J’étais seul, rôdant par cette ruine.

Soudain, derrière un pan de muraille, j’aperçus un être, une sorte de fantôme, comme l’esprit de cette demeure antique et détruite. J’eus un sursaut de surprise, presque de peur. Puis je reconnus la vieille femme rencontrée deux fois déjà.

Elle pleurait. Elle pleurait de grosses larmes, et tenait à la main son mouchoir. Je me retournais pour m’en aller. Elle me parla, honteuse d’avoir été surprise.

« Oui, monsieur, je pleure… Cela ne m’arrive pas souvent. »

Je balbutiai, confus, ne sachant que répondre : « Pardon, madame, de vous avoir troublée. Vous avez sans doute été frappée par quelque malheur. »

Elle murmura : « Oui… non. — Je suis comme un chien perdu. »

Et posant son mouchoir sur ses yeux, elle sanglota. Je lui pris les mains tâchant de l’apaiser, ému par ces larmes contagieuses.

Et brusquement elle me conta son histoire comme pour n’être plus seule à porter son chagrin.

ê

Oh !… Oh !… monsieur… Si vous saviez… dans quelle détresse je vis… dans quelle détresse…

J’étais heureuse… J’ai une maison… là-bas… chez moi. Je n’y peux plus retourner ; je n’y retournerai plus. C’est trop dur.

J’ai un fils… C’est lui ! c’est lui ! Les enfants ne savent pas… On a si peu de temps à vivre ! Si je le voyais maintenant, je ne le reconnaîtrais peut-être plus ! Comme je l’aimais ! Même avant qu’il fût né, quand je le sentais remuer dans mon corps. Et puis après. Comme je l’ai embrassé, caressé, chéri ! Si vous saviez combien j’ai passé de nuits à le regarder dormir, et de nuits à penser à lui. J’en étais folle.

Il avait huit ans quand son père le mit en pension. C’était fini. Il ne fut plus à moi. Oh ! mon Dieu ! Il venait tous les dimanches, voilà tout.

Puis il alla au collège, à Paris. Il ne venait plus que quatre fois l’an ; et chaque fois je m’étonnais des changements de sa personne ; de le retrouver plus grand sans l’avoir vu grandir. On m’a volé son enfance, sa confiance, sa tendresse qui ne se serait plus détachée de moi, toute ma joie de le sentir croître, devenir un petit homme.

Je le voyais quatre fois l’an ! Songez ! À chacune de ses visites, son corps, son regard, ses mouvements, sa voix, son rire, n’étaient plus les mêmes, n’étaient plus les miens. Ça change si vite un enfant ; et, quand on n’est pas là pour le voir changer c’est si triste ; on ne le retrouve plus.

Une année il arriva avec du duvet sur les joues ! Lui ! mon fils ! Je fus stupéfaite… et triste, le croiriez-vous ? J’osais à peine l’embrasser. Était-ce lui ? mon petit, tout petit blondin frisé d’autrefois, mon cher, cher enfant que j’avais tenu, dans ses langes, sur mes genoux qui avait bu mon lait de ses petites lèvres goulues, ce grand garçon brun qui ne savait plus me caresser, qui semblait m’aimer surtout par devoir, qui m’appelait « ma mère » par convenance et qui m’embrassait sur le front alors que j’aurais voulu l’écraser dans mes bras ?

Mon mari mourut. Puis ce fut le tour de mes parents ; puis je perdis mes deux sœurs. Quand la mort entre dans une maison, on dirait qu’elle se dépêche de faire le plus de besogne possible pour n’avoir pas à y revenir de longtemps. Elle ne laisse vivantes qu’une ou deux personnes, pour pleurer les autres.

Je restai seule. Mon grand fils faisait alors son droit. J’espérais vivre et mourir près de lui. J’allai le rejoindre pour demeurer ensemble. Il avait pris des habitudes de jeune homme ; il me fit comprendre que je le gênais. Je partis ; j’ai eu tort ; mais je souffrais trop de me sentir importune, moi, sa mère. Je revins chez moi.

Je ne le revis plus, presque plus.

Il se maria. Quelle joie ! Nous allions enfin nous rejoindre pour toujours. J’aurais des petits-enfants ! Il avait épousé une Anglaise qui me prit en haine. Pourquoi ? Elle a senti peut-être que je l’aimais trop ? Je fus forcée de m’éloigner encore. Je me retrouvai seule. Oui, monsieur.

Puis il partit pour l’Angleterre. Il allait vivre chez Eux, chez les parents de sa femme. Comprenez-vous ? Ils l’ont pour eux, mon fils ! Ils me l’ont volé ! Il m’écrit tous les mois. Il venait me voir dans les premiers temps. Maintenant, il ne vient plus.

Voici quatre ans que je ne l’ai vu ! Il avait la figure ridée et des cheveux blancs. Était-ce possible ? Cet homme presque vieux, mon fils ? Mon petit enfant rose de jadis ? Sans doute je ne le reverrai pas.

Et je voyage toute l’année. Je vais à droite, à gauche, comme vous voyez, sans personne avec moi.

Je suis comme un chien perdu. Adieu, monsieur, ne restez pas près de moi, ça me fait mal de vous avoir dit tout cela.

ê

Et comme je redescendais la colline, m’étant retourné, j’aperçus la vieille femme debout sur une muraille crevassée, regardant les monts, la longue vallée et le lac Chambon dans le lointain. Et le vent agitait comme un drapeau le bas de sa robe et le petit châle étrange qu’elle portait sur ses maigres épaules.


<t Confession de Théodule Sabot (La)>

La Confession de Théodule Sabot

Quand Sabot entrait dans le cabaret de Martinville, on riait d’avance. Ce bougre de Sabot était-il donc farce ? En voilà un qui n’aimait pas les curés, par exemple ! Ah ! mais non ! ah ! mais non ! Il en mangeait, le gaillard.

Sabot (Théodule), maître menuisier, représentait le parti avancé à Martinville. C’était un grand homme maigre, à l’œil gris et sournois, aux cheveux collés sur les tempes, à la bouche mince. Quand il disait : « Notre saint père le paf » d’une certaine façon, tout le monde se tordait. Il avait soin de travailler le dimanche pendant la messe. Il tuait son cochon tous les ans le lundi de la semaine sainte pour avoir du boudin jusqu’à Pâques, et quand passait le curé il disait toujours, par manière de plaisanterie : « En voilà un qui vient d’avaler son bon Dieu sur le zing. »

Le prêtre, un gros homme, très grand aussi, le redoutait à cause de sa blague, qui lui faisait des partisans. L’abbé Maritime était un homme politique, ami des moyens habiles. La lutte entre eux durait depuis dix ans, lutte secrète, acharnée, incessante. Sabot était conseiller municipal. On croyait qu’il serait maire, ce qui constituerait certainement la défaite définitive de l’Église.

Les élections allaient avoir lieu. Le camp religieux tremblait dans Martinville. Or, un matin, le curé partit pour Rouen, annonçant à sa servante qu’il allait à l’archevêché.

Il revint deux jours plus tard. Il avait l’air joyeux, triomphant. Et tout le monde sut le lendemain que le chœur de l’église allait être refait à neuf. Une somme de six cents francs avait été donnée par Monseigneur sur sa cassette particulière.

Toutes les anciennes stalles de sapin devaient être détruites et remplacées par des stalles nouvelles en cœur de chêne. C’était un travail de menuiserie considérable dont on parlait, le soir même, dans toutes les maisons.

Théodule Sabot ne riait pas.

Quand il sortit le lendemain par le village, les voisins, amis ou ennemis, lui demandaient, par manière de plaisanterie :

« C’est-il té qui vas faire le chœur de l’église ? »

Il ne trouvait rien à répondre, mais il rageait, il rageait ferme.

Les malins ajoutaient :

« C’est un bon ouvrage ; y aura pas moins de deux cents à trois cents de profit. »

Deux jours plus tard, on savait que la réparation serait confiée à Célestin Chambrelan, le menuisier de Percheville. Puis on démentit la nouvelle, puis on annonça que tous les bancs de l’église allaient aussi être refaits. Ça valait bien deux mille francs qu’on avait demandés au ministère. L’émotion fut grande.

Théodule Sabot n’en dormait plus. Jamais, de mémoire d’homme, un menuisier du pays n’avait exécuté une pareille besogne. Puis une rumeur courut. On disait tout bas que le curé se désolait de donner ce travail à un ouvrier étranger à la commune, mais que cependant les opinions de Sabot s’opposaient à ce qu’il lui fût confié.

Sabot le sut. Il se rendit au presbytère à la nuit tombante. La servante lui répondit que le curé était à l’église. Il y alla.

Deux demoiselles de la Vierge, vieilles filles suries, décoraient l’autel pour le mois de Marie, sous la direction du prêtre. Lui, debout au milieu du chœur, gonflant son ventre énorme, dirigeait le travail des deux femmes qui, montées sur des chaises, disposaient des bouquets autour du tabernacle.

Sabot se sentait gêné là-dedans, comme s’il fût entré chez son plus grand ennemi, mais le désir du gain lui picotait le cœur. Il s’approcha, la casquette à la main, sans même s’occuper des demoiselles de la Vierge qui demeuraient saisies, stupéfaites, immobiles sur leurs chaises.

Il balbutia :

« Bonjour, monsieur le curé. »

Le prêtre répondit, sans le regarder, tout occupé de son autel :

« Bonjour, monsieur le menuisier. »

Sabot, désorienté, ne trouvait plus rien. Après un silence, il dit cependant :

« Vous faites des préparatifs ? »

L’abbé Maritime répondit :

« Oui, nous approchons du mois de Marie. »

Sabot, encore, prononça : « Voilà, voilà », puis se tut.

Il avait envie maintenant de se retirer sans parler de rien, mais un coup d’œil jeté dans le chœur le retint. Il aperçut seize stalles à refaire, six à droite et huit à gauche, la porte de la sacristie occupant deux places. Seize stalles en chêne, cela valait au plus trois cents francs, et, en les fignolant bien, certes, on pouvait gagner deux cents francs sur le travail si on n’était pas maladroit.

Alors il bredouilla :

« Je viens pour l’ouvrage. »

Le curé parut surpris. Il demanda :

« Quel ouvrage ? »

Sabot, éperdu, murmura :

« L’ouvrage à faire. »

Alors le prêtre se tourna vers lui, et le regarda dans les yeux :

« Est-ce que vous voulez parler des réparations du chœur de mon église ? »

Au ton que prit l’abbé Maritime, Théodule Sabot sentit un frisson lui courir dans le dos, et il eut encore une furieuse envie de détaler. Il répondit cependant avec humilité :

« Mais oui, monsieur le curé. »

Alors l’abbé croisa ses bras sur sa large bedaine, et comme perclus de stupéfaction :

« C’est vous… vous… vous, Sabot… qui venez me demander cela… Vous… le seul impie de ma paroisse… Mais ce serait un scandale, un scandale public. Monseigneur me réprimanderait, me changerait peut-être. »

Il respira quelques secondes, puis reprit d’un ton plus calme :

« Je comprends qu’il vous soit pénible de voir un travail de cette importance confié à un menuisier d’une paroisse voisine. Mais je ne peux faire autrement, à moins que… mais non… c’est impossible… Vous n’y consentiriez point, et, sans ça, jamais. »

Sabot regardait maintenant la file des bancs alignés jusqu’à la porte de sortie. Cristi, si on changeait tout ça ?

Et il demanda :

« Qu’est-ce qu’il vous faudrait ? Dites toujours. »

Le prêtre, d’un ton ferme, répondit :

« Il me faudrait un gage éclatant de votre bon vouloir. »

Sabot murmura :

« Je ne dis pas. Je ne dis pas, p’t-être qu’on s’entendrait. »

Le curé déclara :

« Il faut communier publiquement à la grand-messe de dimanche prochain. »

Le menuisier se sentit pâlir, et, sans répondre, il demanda :

« Et les bancs, est-ce qu’on va les refaire itou ? »

L’abbé répondit avec assurance :

« Oui, mais plus tard. »

Sabot reprit :

« Je n’ dis pas, je n’ dis pas. Je n’ sieus point rédhibitoire, mé, je sieus consentant à la religion, pour sûr ; c’ qui m’ chiffonne c’est la pratique, mais, dans ce cas-là, je ne me montrerai pas réfractaire. »

Les demoiselles de la Vierge, descendues de leurs chaises, s’étaient cachées derrière l’autel ; et elles écoutaient, pâles d’émotion.

Le curé, se voyant victorieux, devint tout à coup bon enfant, familier :

« à la bonne heure, à la bonne heure. Voilà une parole sage, et pas bête, entendez-vous. Vous verrez, vous verrez. »

Sabot souriait d’un air gêné, il demanda :

« Y aurait-il pas moyen d’ la r’mettre un brin c’te communion ? »

Mais le prêtre reprit son visage sévère :

« Du moment que les travaux vous seront confiés, je veux être certain de votre conversion. »

Puis il continua plus doucement :

« Vous viendrez vous confesser demain ; car il faudra que je vous examine au moins deux fois. »

Sabot répéta :

« Deux fois ?…

— Oui. »

Le prêtre souriait :

« Vous comprenez bien qu’il vous faudra un nettoyage général, un lessivage complet. Donc, je vous attends demain. »

Le menuisier, très ému, demanda :

« Ousque vous faites ça ?

— Mais… dans le confessionnal.

— Dans… c’te boîte, là-bas, au coin ?

— Mais oui.

— C’est que… c’est que… ça ne me va guère, votre boîte.

— Pourquoi ça ?

— Vu que… vu que je ne suis point accoutumé de ça. Et vu aussi que j’ai l’oreille un peu dure. »

Le curé se montra complaisant :

« Eh bien ! vous viendrez chez moi, dans ma salle. Nous ferons ça tous les deux, en tête-à-tête. Ça vous va-t-il ?

— Oui, pour ça, ça me va, mais votre boîte, non.

— Eh bien, à demain, après la journée faite, à six heures.

— C’est entendu, c’est tout vu, c’est convenu ; à demain, monsieur le curé. Couillon qui s’en dédit ! »

Et il tendit sa grande main rude où le prêtre laissa tomber bruyamment la sienne.

Le bruit de la claque courut sous les voûtes, alla mourir là-bas, derrière les tuyaux de l’orgue.

Théodule Sabot ne fut pas tranquille pendant toute la journée du lendemain. Il éprouvait quelque chose d’analogue à l’appréhension qu’on a quand on doit se faire arracher une dent. À tout moment cette pensée lui revenait : « Il faudra me confesser ce soir. » Et son âme troublée, une âme d’athée mal convaincu, s’affolait devant la peur confuse et puissante du mystère divin.

Il se dirigea vers le presbytère dès qu’il eut fini son travail. Le curé l’attendait dans le jardin en lisant son bréviaire le long d’une petite allée. Il semblait radieux et l’aborda avec un gros rire :

« Eh bien ! nous y voilà. Entrez, entrez, monsieur Sabot, on ne vous mangera pas. »

Et Sabot passa le premier. Il balbutia :

« Si ça ne vous faisait rien je s’rais d’avis d’ terminer incontinent not’ p’tite affaire. »

Le curé répondit :

« à votre service. J’ai là mon surplis. Une minute et je vous écoute. »

Le menuisier, ému à ne plus avoir deux idées, le regardait se couvrir du blanc vêtement à plis pressés. Le prêtre lui fit un signe :

« Mettez-vous à genoux sur ce coussin. »

Sabot restait debout, honteux d’avoir à s’agenouiller. Il bredouilla :

« C’est-il bien utile ? »

Mais l’abbé était devenu majestueux :

« On ne peut approcher qu’à genoux du tribunal de la pénitence. »

Et Sabot s’agenouilla.

Le prêtre dit :

« Récitez le Confiteor. »

Sabot demanda :

« Quoi ça ?

— Le Confiteor. Si vous ne le savez plus, répétez une à une les paroles que je vais prononcer. »

Et le curé articula la prière sacrée, d’une voix lente, en scandant les mots que le menuisier répétait ; puis il dit :

« Maintenant, confessez-vous. »

Mais Sabot ne disait plus rien, ne sachant par où commencer.

Alors l’abbé Maritime vint à son aide :

« Mon enfant, je vais vous interroger puisque vous paraissez peu au courant. Nous allons prendre, un à un, les commandements de Dieu. Écoutez-moi et ne vous troublez pas. Parlez bien franchement et ne craignez jamais d’en dire trop.

Un seul Dieu tu adoreras

Et aimeras parfaitement.

« Avez-vous aimé quelqu’un ou quelque chose autant que Dieu ? L’avez-vous aimé de toute votre âme, de tout votre cœur, de toute l’énergie de votre amour ? »

Sabot suait de l’effort de sa pensée. Il répondit :

« Non. Oh non, m’sieu l’ curé. J’aime l’ bon Dieu autant que j’ peux. Ça — oui — j’ l’aime bien. Dire que j’aime point m’s’éfants, non : j’ peux pas. Dire que s’il fallait choisir entre eux et l’ bon Dieu, pour ça je n’dis pas. Dire que s’il fallait perdre cent francs pour l’amour du bon Dieu, pour ça je n’ dis pas. Mais j’ l’aime bien, pour sûr, j’ l’aime bien tout de même. »

Le prêtre, grave, prononça :

« Il faut l’aimer plus que tout. »

Et Sabot, plein de bonne volonté, déclara :

« J’ frai mon possible, m’sieu l’ curé. »

L’abbé Maritime reprit :

Dieu en vain tu ne jureras

Ni autre chose pareillement.

« Avez-vous quelquefois prononcé quelque juron ?

— Non. Oh ! ça non ! — Je ne jure jamais, jamais. Quéquefois, dans un moment de colère, je dis bien sacré nom de Dieu ! Pour ça, je ne jure point. »

Le prêtre s’écria :

« C’est jurer cela ! »

Et gravement :

« Ne le faites plus. Je continue :

Les dimanches tu garderas

En servant Dieu dévotement.

« Que faites-vous le dimanche ? »

Cette fois, Sabot se grattait l’oreille :

« Mais, je sers l’ bon Dieu de mon mieux, m’sieur le curé. Je l’ sers… chez moi-Je travaille le dimanche… »

Le curé, magnanime, l’interrompit :

« Je sais, vous serez plus convenable à l’avenir. Je passe les trois commandements suivants, sûr que vous n’avez point failli contre les deux premiers. Nous verrons le sixième avec le neuvième. Je reprends :

Le bien d’autrui tu ne prendras

Ni retiendras à ton escient.

« Avez-vous détourné, par quelque moyen, le bien d’autrui ? »

Mais Théodule Sabot s’indigna :

« Ah ! mais non. Ah ! mais non. Je sieus un honnête homme, m’sieu le curé. Ça, je le jure, pour sûr. Dire que j’ai point, quéquefois, compté quéque heure de plus de travail aux pratiques qu’ont des moyens, pour ça, je ne dis pas. Dire que je n’ mets point quéque centimes de plus sur les notes, seulement quéque centimes, pour ça je ne dis pas. Mais pour volé, non ; ah ! mais ça, non. »

Le curé reprit sévèrement :

« Détourner un seul centime constitue un vol. Ne le faites plus.

Faux témoignage ne diras

Ni mentiras aucunement.

« Avez-vous menti ?

— Non, pour ça non. Je ne sieus point menteux. C’est ma qualité. Dire que j’ai point conté quéque blague, pour ça, je ne dis pas. Dire que j’ai point fait accroire ce qui n’était point, quand c’était d’ mon intérêt, pour ça, je ne dis pas. Mais pour menteux, je ne sieux point menteux. »

Le prêtre dit simplement :

« Observez-vous davantage. »

Puis il prononça :

L’œuvre de chair ne désireras

Qu’en mariage seulement.

« Avez-vous désiré ou possédé quelque autre femme que la vôtre ? »

Sabot s’écria avec sincérité :

« Pour ça non ; oh ! pour ça non, m’sieu le curé. Ma pauvre femme, la tromper ! Non ! Non ! Pas seulement du bout du doigt ; pas plus t’en pensée qu’en action. Bien vrai. »

Il se tut quelques secondes, puis, plus bas, comme si un doute lui fût venu :

« Quand j’vas t’a la ville, dire que je n’ vas jamais dans une maison, vous savez bien dans une maison de tolérance, histoire de rire et d’ badiner un brin et d’ changer d’ peau pour voir, pour ça je n’ dis pas… Mais j’ paye, monsieur le curé, j’ paye toujours, du moment qu’on paye, ni vu ni connu je t’embrouille. »

Le curé n’insista pas et donna l’absolution.

Théodule Sabot exécute les travaux du chœur et communie tous les mois.


<t Une vendetta>

Une vendetta

La veuve de Paolo Saverini habitait seule avec son fils une petite maison pauvre sur les remparts de Bonifacio. La ville, bâtie sur une avancée de la montagne, suspendue même par places au-dessus de la mer, regarde, par-dessus le détroit hérissé d’écueils, la côte plus basse de la Sardaigne. À ses pieds, de l’autre côté, la contournant presque entièrement, une coupure de la falaise, qui ressemble à un gigantesque corridor, lui sert de port, amène jusqu’aux premières maisons, après un long circuit entre deux murailles abruptes, les petits bateaux pêcheurs italiens ou sardes, et, chaque quinzaine, le vieux vapeur poussif qui fait le service d’Ajaccio.

Sur la montagne blanche, le tas de maisons pose une tache plus blanche encore. Elles ont l’air de nids d’oiseaux sauvages, accrochées ainsi sur ce roc, dominant ce passage terrible où ne s’aventurent guère les navires. Le vent, sans repos, fatigue la mer, fatigue la côte nue, rongée par lui, à peine vêtue d’herbe ; il s’engouffre dans le détroit, dont il ravage les deux bords. Les traînées d’écume pâle, accrochées aux pointes noires des innombrables rocs qui percent partout les vagues, ont l’air de lambeaux de toiles flottant et palpitant à la surface de l’eau.

La maison de la veuve Saverini, soudée au bord même de la falaise, ouvrait ses trois fenêtres sur cet horizon sauvage et désolé.

Elle vivait là, seule, avec son fils Antoine et leur chienne « Sémillante », grande bête maigre, aux poils longs et rudes, de la race des gardeurs de troupeaux. Elle servait au jeune homme pour chasser.

Un soir, après une dispute, Antoine Saverini fut tué traîtreusement, d’un coup de couteau, par Nicolas Ravolati, qui, la nuit même, gagna la Sardaigne.

Quand la vieille mère reçut le corps de son enfant, que des passants lui rapportèrent, elle ne pleura pas, mais elle demeura longtemps immobile à le regarder ; puis, étendant sa main ridée sur le cadavre, elle lui promit la vendetta. Elle ne voulut point qu’on restât avec elle, et elle s’enferma auprès du corps avec la chienne, qui hurlait. Elle hurlait, cette bête, d’une façon continue, debout au pied du lit, la tête tendue vers son maître, et la queue serrée entre les pattes. Elle ne bougeait pas plus que la mère, qui, penchée maintenant sur le corps, l’œil fixe, pleurait de grosses larmes muettes en le contemplant.

Le jeune homme, sur le dos, vêtu de sa veste de gros drap trouée et déchirée à la poitrine, semblait dormir ; mais il avait du sang partout : sur la chemise arrachée pour les premiers soins ; sur son gilet, sur sa culotte, sur la face, sur les mains. Des caillots de sang s’étaient figés dans la barbe et dans les cheveux.

La vieille mère se mit à lui parler. Au bruit de cette voix, la chienne se tut.

« Va, va, tu seras vengé, mon petit, mon garçon, mon pauvre enfant. Dors, dors, tu seras vengé, entends-tu ? C’est la mère qui le promet ! Et elle tient toujours sa parole, la mère, tu le sais bien. »

Et lentement elle se pencha vers lui, collant ses lèvres froides sur les lèvres mortes.

Alors, Sémillante se remit à gémir. Elle poussait une longue plainte monotone, déchirante, horrible.

Elles restèrent là, toutes les deux, la femme et la bête, jusqu’au matin.

Antoine Saverini fut enterré le lendemain, et bientôt on ne parla plus de lui dans Bonifacio.

Il n’avait laissé ni frère ni proches cousins. Aucun homme n’était là pour poursuivre la vendetta. Seule, la mère y pensait, la vieille.

De l’autre côté du détroit, elle voyait du matin au soir un point blanc sur la côte. C’est un petit village sarde, Longosardo, où se réfugient les bandits corses traqués de trop près. Ils peuplent presque seuls ce hameau, en face des côtes de leur patrie, et ils attendent là le moment de revenir, de retourner au maquis. C’est dans ce village, elle le savait, que s’était réfugié Nicolas Ravolati.

Toute seule, tout le long du jour, assise à sa fenêtre, elle regardait là-bas en songeant à la vengeance. Comment ferait-elle sans personne, infirme, si près de la mort ? Mais elle avait promis, elle avait juré sur le cadavre. Elle ne pouvait oublier, elle ne pouvait attendre. Que ferait-elle ? Elle ne dormait plus la nuit, elle n’avait plus ni repos ni apaisement, elle cherchait, obstinée. La chienne, à ses pieds, sommeillait, et, parfois, levant la tête, hurlait au loin. Depuis que son maître n’était plus là, elle hurlait souvent ainsi, comme si elle l’eût appelé, comme si son âme de bête, inconsolable, eût aussi gardé le souvenir que rien n’efface.

Or, une nuit, comme Sémillante se remettait à gémir, la mère, tout à coup, eut une idée, une idée de sauvage vindicatif et féroce. Elle la médita jusqu’au matin ; puis, levée dès les approches du jour, elle se rendit à l’église. Elle pria, prosternée sur le pavé, abattue devant Dieu, le suppliant de l’aider, de la soutenir, de donner à son pauvre corps usé la force qu’il lui fallait pour venger le fils.

Puis elle rentra. Elle avait dans sa cour un ancien baril défoncé, qui recueillait l’eau des gouttières ; elle le renversa, le vida, l’assujettit contre le sol avec des pieux et des pierres ; puis elle enchaîna Sémillante à cette niche, et elle rentra.

Elle marchait maintenant, sans repos, dans sa chambre, l’œil fixé toujours sur la côte de Sardaigne. Il était là-bas, l’assassin.

La chienne, tout le jour et toute la nuit, hurla. La vieille, au matin, lui porta de l’eau dans une jatte ; mais rien de plus : pas de soupe, pas de pain.

La journée encore s’écoula. Sémillante, exténuée, dormait. Le lendemain, elle avait les yeux luisants, le poil hérissé, et elle tirait éperdument sur sa chaîne.

La vieille ne lui donna encore rien à manger. La bête, devenue furieuse, aboyait d’une voix rauque. La nuit encore se passa.

Alors, au jour levé, la mère Saverini alla chez le voisin, prier qu’on lui donnât deux bottes de paille. Elle prit de vieilles hardes qu’avait portées autrefois son mari, et les bourra de fourrage, pour simuler un corps humain.

Ayant piqué un bâton dans le sol, devant la niche de Sémillante, elle noua dessus ce mannequin, qui semblait ainsi se tenir debout. Puis elle figura la tête au moyen d’un paquet de vieux linge.

La chienne, surprise, regardait cet homme de paille, et se taisait, bien que dévorée de faim.

Alors la vieille alla acheter chez le charcutier un long morceau de boudin noir. Rentrée chez elle, elle alluma un feu de bois dans sa cour, auprès de la niche, et fit griller son boudin. Sémillante, affolée, bondissait, écumait, les yeux fixés sur le gril, dont le fumet lui entrait au ventre.

Puis la mère fit de cette bouillie fumante une cravate à l’homme de paille. Elle la lui ficela longtemps autour du cou, comme pour la lui entrer dedans. Quand ce fut fini, elle déchaîna la chienne.

D’un saut formidable, la bête atteignit la gorge du mannequin, et, les pattes sur les épaules, se mit à la déchirer. Elle retombait, un morceau de sa proie à la gueule, puis s’élançait de nouveau, enfonçait ses crocs dans les cordes, arrachait quelques parcelles de nourriture, retombait encore, et rebondissait, acharnée. Elle enlevait le visage par grands coups de dents, mettait en lambeaux le col entier.

La vieille, immobile et muette, regardait, l’œil allumé. Puis elle renchaîna sa bête, la fit encore jeûner deux jours, et recommença cet étrange exercice.

Pendant trois mois, elle l’habitua à cette sorte de lutte, à ce repas conquis à coups de crocs. Elle ne l’enchaînait plus maintenant, mais elle la lançait d’un geste sur le mannequin.

Elle lui avait appris à le déchirer, à le dévorer, sans même qu’aucune nourriture fût cachée en sa gorge. Elle lui donnait ensuite, comme récompense, le boudin grillé pour elle.

Dès qu’elle apercevait l’homme, Sémillante frémissait, puis tournait les yeux vers sa maîtresse, qui lui criait : « Va ! » d’une voix sifflante, en levant le doigt.

Quand elle jugea le temps venu, la mère Saverini alla se confesser et communia un dimanche matin, avec une ferveur extatique ; puis, ayant revêtu des habits de mâle, semblable à un vieux pauvre déguenillé, elle fit marché avec un pêcheur sarde, qui la conduisit, accompagnée de sa chienne, de l’autre côté du détroit.

Elle avait, dans un sac de toile, un grand morceau de boudin. Sémillante jeûnait depuis deux jours. La vieille femme, à tout moment, lui faisait sentir la nourriture odorante, et l’excitait.

Elles entrèrent dans Longosardo. La Corse allait en boitillant. Elle se présenta chez un boulanger et demanda la demeure de Nicolas Ravolati. Il avait repris son ancien métier, celui de menuisier. Il travaillait seul au fond de sa boutique.

La vieille poussa la porte et l’appela :

« Hé ! Nicolas ! »

Il se tourna ; alors, lâchant sa chienne, elle cria :

« Va, va, dévore, dévore ! »

L’animal, affolé, s’élança, saisit la gorge. L’homme étendit les bras, l’étreignit, roula par terre. Pendant quelques secondes, il se tordit, battant le sol de ses pieds ; puis il demeura immobile, pendant que Sémillante lui fouillait le cou, qu’elle arrachait par lambeaux.

Deux voisins, assis sur leur porte, se rappelèrent parfaitement avoir vu sortir un vieux pauvre avec un chien noir efflanqué qui mangeait, tout en marchant, quelque chose de brun que lui donnait son maître.

La vieille, le soir, était rentrée chez elle. Elle dormit bien, cette nuit-là.


<t Confession (La) [1883]>

La Confession [1883]

Marguerite de Thérelles allait mourir. Bien qu’elle n’eût que cinquante et six ans, elle en paraissait au moins soixante et quinze. Elle haletait, plus pâle que ses draps, secouée de frissons épouvantables, la figure convulsée, l’œil hagard, comme si une chose horrible lui eût apparu.

Sa sœur aînée, Suzanne, plus âgée de six ans, à genoux près du lit, sanglotait. Une petite table approchée de la couche de l’agonisante portait, sur une serviette, deux bougies allumées, car on attendait le prêtre qui devait donner l’extrême-onction et la communion dernière.

L’appartement avait cet aspect sinistre qu’ont les chambres des mourants, cet air d’adieu désespéré. Des fioles traînaient sur les meubles, des linges traînaient dans les coins, repoussés d’un coup de pied ou de balai. Les sièges en désordre semblaient eux-mêmes effarés, comme s’ils avaient couru dans tous les sens. La redoutable mort était là, cachée, attendant.

L’histoire des deux sœurs était attendrissante. On la citait au loin ; elle avait fait pleurer bien des yeux.

Suzanne, l’aînée, avait été aimée follement, jadis, d’un jeune homme qu’elle aimait aussi. Ils furent fiancés, et on n’attendait plus que le jour fixé pour le contrat, quand Henry de Sampierre était mort brusquement.

Le désespoir de la jeune fille fut affreux, et elle jura de ne se jamais marier. Elle tint parole. Elle prit des habits de veuve qu’elle ne quitta plus.

Alors sa sœur, sa petite sœur Marguerite, qui n’avait encore que douze ans, vint, un matin, se jeter dans les bras de l’aînée, et lui dit : « Grande sœur, je ne veux pas que tu sois malheureuse. Je ne veux pas que tu pleures toute ta vie. Je ne te quitterai jamais, jamais, jamais ! Moi non plus, je ne me marierai pas. Je resterai près de toi, toujours, toujours, toujours. »

Suzanne l’embrassa attendrie par ce dévouement d’enfant, et n’y crut pas.

Mais la petite aussi tint parole et, malgré les prières des parents, malgré les supplications de l’aînée, elle ne se maria jamais. Elle était jolie, fort jolie ; elle refusa bien des jeunes gens qui semblaient l’aimer ; elle ne quitta plus sa sœur.

Elles vécurent ensemble tous les jours de leur existence, sans se séparer une seule fois. Elles allèrent côte à côte, inséparablement unies. Mais Marguerite sembla toujours triste, accablée, plus morne que l’aînée comme si peut-être son sublime sacrifice l’eût brisée. Elle vieillit plus vite, prit des cheveux blancs dès l’âge de trente ans et, souvent souffrante, semblait atteinte d’un mal inconnu qui la rongeait.

Maintenant elle allait mourir la première.

Elle ne parlait plus depuis vingt-quatre heures. Elle avait dit seulement, aux premières lueurs de l’aurore :

« Allez chercher monsieur le curé, voici l’instant. »

Et elle était demeurée ensuite sur le dos, secouée de spasmes, les lèvres agitées comme si des paroles terribles lui fussent montées du cœur, sans pouvoir sortir, le regard affolé d’épouvante, effroyable à voir.

Sa sœur, déchirée par la douleur, pleurait éperdument, le front sur le bord du lit et répétait :

« Margot, ma pauvre Margot, ma petite ! »

Elle l’avait toujours appelée : « ma petite », de même que la cadette l’avait toujours appelée : « grande sœur ».

On entendit des pas dans l’escalier. La porte s’ouvrit. Un enfant de chœur parut, suivi du vieux prêtre en surplis. Dès qu’elle l’aperçut, la mourante s’assit d’une secousse, ouvrit les lèvres, balbutia deux ou trois paroles, et se mit à gratter le drap de ses ongles comme si elle eût voulu y faire un trou.

L’abbé Simon s’approcha, lui prit la main, la baisa sur le front et, d’une voix douce :

« Dieu vous pardonne, mon enfant ; ayez du courage, voici le moment venu, parlez. »

Alors, Marguerite, grelottant de la tête aux pieds, secouant toute sa couche de ses mouvements nerveux, balbutia :

« Assieds-toi, grande sœur, écoute. »

Le prêtre se baissa vers Suzanne, toujours abattue au pied du lit, la releva, la mit dans un fauteuil et prenant dans chaque main la main d’une des deux sœurs, il prononça :

« Seigneur, mon Dieu ! envoyez-leur la force, jetez sur elles votre miséricorde. »

Et Marguerite se mit à parler. Les mots lui sortaient de la gorge un à un, rauques, scandés, comme exténués.

« Pardon, pardon, grande sœur, pardonne-moi ! Oh ! si tu savais comme j’ai eu peur de ce moment-là, toute ma vie !… »

Suzanne balbutia, dans ses larmes :

« Quoi te pardonner, petite ? Tu m’as tout donné, tout sacrifié ; tu es un ange… »

Mais Marguerite l’interrompit :

« Tais-toi, tais-toi ! Laisse-moi dire… ne m’arrête pas… C’est affreux… laisse-moi dire tout… jusqu’au bout, sans bouger… Écoute… Tu te rappelles… tu te rappelles… Henry… »

Suzanne tressaillit et regarda sa sœur. La cadette reprit :

« Il faut que tu entendes tout pour comprendre. J’avais douze ans, seulement douze ans, tu te rappelles bien, n’est-ce pas ? Et j’étais gâtée, je faisais tout ce que je voulais !… Tu te rappelles bien comme on me gâtait ?… Écoute… La première fois qu’il est venu, il avait des bottes vernies ; il est descendu de cheval devant le perron, et il s’est excusé sur son costume, mais il venait apporter une nouvelle à papa. Tu te le rappelles, n’est-ce pas ?… Ne dis rien… écoute. Quand je l’ai vu, j’ai été toute saisie, tant je l’ai trouvé beau, et je suis demeurée debout dans un coin du salon tout le temps qu’il a parlé. Les enfants sont singuliers… et terribles… Oh ! oui… j’en ai rêvé !

« Il est revenu… plusieurs fois… je le regardais de tous mes yeux, de toute mon âme… j’étais grande pour mon âge… et bien plus rusée qu’on ne croyait. Il est revenu souvent… Je ne pensais qu’à lui. Je prononçais tout bas :

« — Henry… Henry de Sampierre !

« Puis on a dit qu’il allait t’épouser. Ce fut un chagrin… oh ! grande sœur… un chagrin… un chagrin ! J’ai pleuré trois nuits, sans dormir. Il revenait tous les jours, l’après-midi, après son déjeuner… tu te le rappelles, n’est-ce pas ! Ne dis rien… écoute. Tu lui faisais des gâteaux qu’il aimait beaucoup… avec de la farine, du beurre et du lait… Oh ! je sais bien comment… J’en ferais encore s’il le fallait. Il les avalait d’une seule bouchée, et puis il buvait un verre de vin… et puis il disait : “ C’est délicieux. ” Tu te rappelles comme il disait ça ?

« J’étais jalouse, jalouse !… Le moment de ton mariage approchait. Il n’y avait plus que quinze jours. Je devenais folle. Je me disais : Il n’épousera pas Suzanne, non, je ne veux pas !… C’est moi qu’il épousera, quand je serai grande. Jamais je n’en trouverai un que j’aime autant… Mais un soir, dix jours avant ton contrat, tu t’es promenée avec lui devant le château, au clair de lune… et là-bas… sous le sapin, sous le grand sapin… il t’a embrassée… embrassée… dans ses deux bras… si longtemps… Tu te le rappelles, n’est-ce pas ! C’était probablement la première fois… oui… Tu étais si pâle en rentrant au salon !

« Je vous ai vus ; j’étais là, dans le massif. J’ai eu une rage ! Si j’avais pu, je vous aurais tués !

« Je me suis dit : Il n’épousera pas Suzanne, jamais ! Il n’épousera personne. Je serais trop malheureuse… Et tout d’un coup je me suis mise à le haïr affreusement.

« Alors, sais-tu ce que j’ai fait ?… écoute. J’avais vu le jardinier préparer des boulettes pour tuer les chiens errants. Il écrasait une bouteille avec une pierre et mettait le verre pilé dans une boulette de viande.

« J’ai pris chez maman une petite bouteille de pharmacien, je l’ai broyée avec un marteau, et j’ai caché le verre dans ma poche. C’était une poudre brillante… Le lendemain, comme tu venais de faire les petits gâteaux, je les ai fendus avec un couteau et j’ai mis le verre dedans… Il en a mangé trois… moi aussi, j’en ai mangé un… J’ai jeté les six autres dans l’étang… les deux cygnes sont morts trois jours après… Tu te le rappelles ?… Oh ! ne dis rien… écoute, écoute… Moi seule, je ne suis pas morte… mais j’ai toujours été malade… écoute… Il est mort… tu sais bien… écoute… ce n’est rien cela… C’est après, plus tard… toujours… le plus terrible… écoute…

« Ma vie, toute ma vie… quelle torture ! Je me suis dit : Je ne quitterai plus ma sœur. Et je lui dirai tout, au moment de mourir… Voilà. Et depuis, j’ai toujours pensé à ce moment-là, à ce moment-là où je te dirais tout… Le voici venu… C’est terrible… Oh !… grande sœur !

« J’ai toujours pensé, matin et soir, le jour, la nuit : Il faudra que je lui dise cela, une fois… J’attendais… Quel supplice !… C’est fait… Ne dis rien… Maintenant, j’ai peur… j’ai peur… oh ! j’ai peur ! Si j’allais le revoir, tout à l’heure, quand je serai morte… Le revoir… y songes-tu ?… La première !… Je n’oserai pas… Il le faut… Je vais mourir… Je veux que tu me pardonnes. Je le veux… Je ne peux pas m’en aller sans cela devant lui. Oh ! dites-lui de me pardonner, monsieur le curé, dites-lui… je vous en prie. Je ne peux mourir sans ça…»

Elle se tut, et demeura haletante, grattant toujours le drap de ses ongles crispés…

Suzanne avait caché sa figure dans ses mains et ne bougeait plus. Elle pensait à lui qu’elle aurait pu aimer si longtemps ! Quelle bonne vie ils auraient eue ! Elle le revoyait, dans l’autrefois disparu, dans le vieux passé à jamais éteint. Morts chéris ! comme ils vous déchirent le cœur ! Oh ! ce baiser, son seul baiser ! Elle l’avait gardé dans l’âme. Et puis plus rien, plus rien dans toute son existence !…

Le prêtre tout à coup se dressa et, d’une voix forte, vibrante, il cria :

« Mademoiselle Suzanne, votre sœur va mourir ! »

Alors Suzanne ouvrant ses mains, montra sa figure trempée de larmes, et, se précipitant sur sa sœur, elle la baisa de toute sa force en balbutiant :

« Je te pardonne, je te pardonne, petite… »


<t Au bord du lit>

Au bord du lit

Un grand feu flambait dans l’âtre. Sur la table japonaise, deux tasses à thé se faisaient face, tandis que la théière fumait à côté contre le sucrier flanqué du carafon de rhum.

Le comte de Sallure jeta son chapeau, ses gants et sa fourrure sur une chaise, tandis que la comtesse, débarrassée de sa sortie de bal, rajustait un peu ses cheveux devant la glace. Elle se souriait aimablement à elle-même en tapotant, du bout de ses doigts fins et luisants de bagues, les cheveux frisés des tempes. Puis elle se tourna vers son mari. Il la regardait depuis quelques secondes, et semblait hésiter comme si une pensée intime l’eût gêné.

Enfin il dit :

« Vous a-t-on assez fait la cour, ce soir ? »

Elle le considéra dans les yeux, le regard allumé d’une flamme de triomphe et de défi, et répondit :

« Je l’espère bien ! »

Puis elle s’assit à sa place. Il se mit en face d’elle et reprit en cassant une brioche :

« C’en était presque ridicule… pour moi. »

Elle demanda : « Est-ce une scène ? avez-vous l’intention de me faire des reproches ?

— Non, ma chère amie, je dis seulement que ce M. Burel a été presque inconvenant auprès de vous. Si… si… si j’avais eu des droits… je me serais fâché.

— Mon cher ami, soyez franc. Vous ne pensez plus aujourd’hui comme vous pensiez l’an dernier, voilà tout. Quand j’ai su que vous aviez une maîtresse, une maîtresse que vous aimiez, vous ne vous occupiez guère si on me faisait ou si on ne me faisait pas la cour. Je vous ai dit mon chagrin, j’ai dit, comme vous ce soir, mais avec plus de raison : “ Mon ami, vous compromettez Mme de Servy, vous me faites de la peine et vous me rendez ridicule. ” Qu’avez-vous répondu ? Oh ! vous m’avez parfaitement laissé entendre que j’étais libre, que le mariage, entre gens intelligents, n’était qu’une association d’intérêts, un lien social, mais non un lien moral. Est-ce vrai ? Vous m’avez laissé comprendre que votre maîtresse était infiniment mieux que moi, plus séduisante, plus femme ! Vous avez dit : plus femme ! Tout cela était entouré, bien entendu, de ménagements d’homme bien élevé, enveloppé de compliments, énoncé avec une délicatesse à laquelle je rends hommage. Je n’en ai pas moins parfaitement compris.

« Il a été convenu que nous vivrions désormais ensemble, mais complètement séparés. Nous avions un enfant qui formait entre nous un trait d’union.

« Vous m’avez presque laissé deviner que vous ne teniez qu’aux apparences, que je pouvais, s’il me plaisait, prendre un amant pourvu que cette liaison restât secrète. Vous avez longuement disserté et fort bien, sur la finesse des femmes, sur leur habileté pour ménager les convenances, etc., etc.

« J’ai compris, mon ami, parfaitement compris. Vous aimiez alors beaucoup, beaucoup Mme de Servy, et ma tendresse légitime, ma tendresse légale vous gênait. Je vous enlevais, sans doute, quelques-uns de vos moyens. Nous avons, depuis lors, vécu séparés. Nous allons dans le monde ensemble, nous en revenons ensemble, puis nous rentrons chacun chez nous.

« Or, depuis un mois ou deux, vous prenez des allures d’homme jaloux. Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Ma chère amie, je ne suis point jaloux, mais j’ai peur de vous voir vous compromettre. Vous êtes jeune, vive, aventureuse…

— Pardon, si nous parlons d’aventures, je demande à faire la balance entre nous.

— Voyons, ne plaisantez pas, je vous prie. Je vous parle en ami, en ami sérieux. Quant à tout ce que vous venez de dire, c’est fortement exagéré.

— Pas du tout. Vous avez avoué, vous m’avez avoué votre liaison, ce qui équivalait à me donner l’autorisation de vous imiter. Je ne l’ai pas fait…

— Permettez…

— Laissez-moi donc parler. Je ne l’ai pas fait. Je n’ai point d’amant, et je n’en ai pas eu… jusqu’ici. J’attends… je cherche… je ne trouve pas. Il me faut quelqu’un de bien… de mieux que vous… C’est un compliment que je vous fais et vous n’avez pas l’air de le remarquer.

— Ma chère, toutes ces plaisanteries sont absolument déplacées.

— Mais je ne plaisante pas le moins du monde. Vous m’avez parlé du dix-huitième siècle, vous m’avez laissé entendre que vous étiez régence. Je n’ai rien oublié. Le jour où il me conviendra de cesser d’être ce que je suis, vous aurez beau faire, entendez-vous, vous serez, sans même vous en douter… cocu comme d’autres.

— Oh !… pouvez-vous prononcer de pareils mots ?

— De pareils mots !… Mais vous avez ri comme un fou quand Mme de Gers a déclaré que M. de Servy avait l’air d’un cocu à la recherche de ses cornes.

— Ce qui peut paraître drôle dans la bouche de Mme de Gers devient inconvenant dans la vôtre.

— Pas du tout. Mais vous trouvez très plaisant le mot cocu quand il s’agit de M. de Servy, et vous le jugez fort malsonnant quand il s’agit de vous. Tout dépend du point de vue. D’ailleurs je ne tiens pas à ce mot, je ne l’ai prononcé que pour voir si vous êtes mûr.

— Mûr… Pour quoi ?

— Mais pour l’être. Quand un homme se fâche en entendant dire cette parole, c’est qu’il… brûle. Dans deux mois, vous rirez tout le premier si je parle d’un… coiffé. Alors… oui… quand on l’est, on ne le sent pas.

— Vous êtes, ce soir, tout à fait mal élevée. Je ne vous ai jamais vue ainsi.

— Ah ! voilà… j’ai changé… en mal. C’est votre faute.

— Voyons, ma chère, parlons sérieusement. Je vous prie, je vous supplie de ne pas autoriser, comme vous l’avez fait ce soir, les poursuites inconvenantes de M. Burel.

— Vous êtes jaloux. Je le disais bien.

— Mais non, non. Seulement je désire n’être pas ridicule. Je ne veux pas être ridicule. Et si je revois ce monsieur vous parler dans les… épaules, ou entre les seins…

— Il cherchait un porte-voix.

— Je… je lui tirerai les oreilles.

— Seriez-vous amoureux de moi, par hasard ?

— On le pourrait être de femmes moins jolies.

— Tiens, comme vous voilà ! C’est que je ne suis plus amoureuse de vous, moi ! »

Le comte s’est levé. Il fait le tour de la petite table, et, passant derrière sa femme, lui dépose vivement un baiser sur la nuque. Elle se dresse d’une secousse, et le regardant au fond des yeux :

« Plus de ces plaisanteries-là, entre nous, s’il vous plaît. Nous vivons séparés. C’est fini.

— Voyons, ne vous fâchez pas. Je vous trouve ravissante depuis quelque temps.

— Alors… alors… c’est que j’ai gagné. Vous aussi… vous me trouvez… mûre.

— Je vous trouve ravissante, ma chère ; vous avez des bras, un teint, des épaules…

— Qui plairaient à M. Burel…

— Vous êtes féroce. Mais là… vrai… je ne connais pas de femme aussi séduisante que vous.

— Vous êtes à jeun.

— Hein ?

— Je dis : Vous êtes à jeun.

— Comment ça ?

— Quand on est à jeun, on a faim, et quand on a faim, on se décide à manger des choses qu’on n’aimerait point à un autre moment. Je suis le plat… négligé jadis que vous ne seriez pas fâché de vous mettre sous la dent… ce soir.

— Oh ! Marguerite ! Qui vous a appris à parler comme ça ?

— Vous ! Voyons : depuis votre rupture avec Mme de Servy, vous avez eu, à ma connaissance, quatre maîtresses, des cocottes celles-là, des artistes dans leur partie. Alors, comment voulez-vous que j’explique autrement que par un jeûne momentané vos… velléités de ce soir ?

— Je serai franc et brutal, sans politesse. Je suis redevenu amoureux de vous. Pour de vrai, très fort. Voilà.

— Tiens, tiens ! Alors vous voudriez… recommencer ?

— Oui, madame.

— Ce soir !

— Oh ! Marguerite !

— Bon. Vous voilà encore scandalisé. Mon cher, entendons-nous. Nous ne sommes plus rien l’un à l’autre, n’est-ce pas ? je suis votre femme, c’est vrai, mais votre femme — libre. J’allais prendre un engagement d’un autre côté, vous me demandez la préférence. Je vous la donnerai… à prix égal.

— Je ne comprends pas.

— Je m’explique. Suis-je aussi bien que vos cocottes ? Soyez franc.

— Mille fois mieux.

— Mieux que la mieux ?

— Mille fois.

— Eh bien, combien vous a-t-elle coûté, la mieux, en trois mois ?

— Je n’y suis plus.

— Je dis : combien vous a coûté, en trois mois, la plus charmante de vos maîtresses, en argent, bijoux, soupers, dîners, théâtre, etc., entretien complet, enfin ?

— Est-ce que je sais, moi ?

— Vous devez savoir. Voyons, un prix moyen, modéré. Cinq mille francs par mois : est-ce à peu près juste ?

— Oui… à peu près.

— Eh bien, mon ami, donnez-moi tout de suite cinq mille francs et je suis à vous pour un mois, à compter de ce soir.

— Vous êtes folle.

— Vous le prenez ainsi : bonsoir. »

La comtesse sort, et entre dans sa chambre à coucher. Le lit est entrouvert. Un vague parfum flotte, imprègne les tentures.

Le comte apparaissant à la porte :

« Ça sent très bon, ici.

— Vraiment ?… Ça n’a pourtant pas changé. Je me sers toujours de peau d’Espagne.

— Tiens, c’est étonnant… ça sent très bon.

— C’est possible. Mais vous, faites-moi le plaisir de vous en aller parce que je vais me coucher.

— Marguerite !

— Allez-vous-en ! »

Il entre tout à fait et s’assied dans un fauteuil.

La comtesse : « Ah ! c’est comme ça. Eh bien, tant pis pour vous. »

Elle ôte son corsage de bal lentement, dégageant ses bras nus et blancs. Elle les lève au-dessus de sa tête pour se décoiffer devant la glace ; et, sous une mousse de dentelle, quelque chose de rose apparaît au bord du corset de soie noire.

Le comte se lève vivement et vient vers elle.

La comtesse : « Ne m’approchez pas, ou je me fâche !… »

Il la saisit à pleins bras et cherche ses lèvres.

Alors, elle, se penchant vivement, saisit sur sa toilette un verre d’eau parfumée pour sa bouche, et, par-dessus l’épaule, le lance en plein visage de son mari.

Il se relève, ruisselant d’eau, furieux, murmurant :

« C’est stupide.

— Ça se peut… Mais vous savez mes conditions : cinq mille francs.

— Mais ce serait idiot !…

— Pourquoi ça !

— Comment, pourquoi ? Un mari payer pour coucher avec sa femme !…

— Oh !… quels vilains mots vous employez !…

— C’est possible. Je répète que ce serait idiot de payer sa femme, sa femme légitime.

— Il est bien plus bête, quand on a une femme légitime, d’aller payer des cocottes.

— Soit, mais je ne veux pas être ridicule. »

La comtesse s’est assise sur une chaise longue. Elle retire lentement ses bas en les retournant comme une peau de serpent. Sa jambe rose sort de la gaine de soie mauve, et le pied mignon se pose sur le tapis.

Le comte s’approcha un peu et d’une voix tendre :

« Quelle drôle d’idée vous avez là ?

— Quelle idée ?

— De me demander cinq mille francs.

— Rien de plus naturel. Nous sommes étrangers l’un à l’autre, n’est-ce pas ? Or, vous me désirez. Vous ne pouvez pas m’épouser puisque nous sommes mariés. Alors vous m’achetez, un peu moins peut-être qu’une autre.

« Or, réfléchissez. Cet argent, au lieu d’aller chez une gueuse qui en ferait je ne sais quoi, restera dans votre maison, dans votre ménage. Et puis, pour un homme intelligent, est-il quelque chose de plus amusant, de plus original que de se payer sa propre femme ? On n’aime bien, en amour illégitime, que ce qui coûte cher, très cher. Vous donnez à notre amour… légitime, un prix nouveau, une saveur de débauche, un ragoût de… polissonnerie en le… tarifant comme un amour coté. Est-ce pas vrai ? »

Elle s’est levée presque nue et se dirige vers un cabinet de toilette.

« Maintenant, monsieur, allez-vous-en, ou je sonne ma femme de chambre. »

Le comte debout, perplexe, mécontent, la regarde, et, brusquement, lui jetant à la tête son portefeuille.

« Tiens, gredine, en voilà six mille… Mais tu sais ?… »

La comtesse ramasse l’argent, le compte, et d’une voix lente :

« Quoi ?

— Ne t’y accoutume pas. »

Elle éclate de rire, et allant vers lui :

« Chaque mois, cinq mille, monsieur, ou bien je vous renvoie à vos cocottes. Et même si… si vous êtes content… je vous demanderai de l’augmentation. »


<t Regret>

Regret

À Léon Dierx.

M. Saval, qu’on appelle dans Mantes « le père Saval », vient de se lever. Il pleut. C’est un triste jour d’automne ; les feuilles tombent. Elles tombent lentement dans la pluie, comme une autre pluie plus épaisse et plus lente. M. Saval n’est pas gai. Il va de sa cheminée à sa fenêtre et de sa fenêtre à sa cheminée. La vie a des jours sombres. Elle n’aura plus que des jours sombres pour lui maintenant, car il a soixante-deux ans ! Il est seul, vieux garçon, sans personne autour de lui. Comme c’est triste de mourir ainsi, tout seul, sans une affection dévouée !

Il songe à son existence si nue, si vide. Il se rappelle, dans l’ancien passé, dans le passé de son enfance, la maison, la maison avec les parents ; puis le collège, les sorties, le temps de son droit à Paris. Puis la maladie du père, sa mort.

Il est revenu habiter avec sa mère. Ils ont vécu tous les deux, le jeune homme et la vieille femme, paisiblement, sans rien désirer de plus. Elle est morte aussi. Que c’est triste, la vie !

Il est resté seul. Et maintenant il mourra bientôt à son tour. Il disparaîtra, lui, et ce sera fini. Il n’y aura plus de M. Paul Saval sur la terre. Quelle affreuse chose ! D’autres gens vivront, s’aimeront, riront. Oui, on s’amusera et il n’existera plus, lui ! Est-ce étrange qu’on puisse rire, s’amuser, être joyeux sous cette éternelle certitude de la mort. Si elle était seulement probable, cette mort, on pourrait encore espérer ; mais non, elle est inévitable, aussi inévitable que la nuit après le jour.

Si encore sa vie avait été remplie ! S’il avait fait quelque chose ; s’il avait eu des aventures, de grands plaisirs, des succès, des satisfactions de toute sorte. Mais non, rien. Il n’avait rien fait, jamais rien que se lever, manger, aux mêmes heures, et se coucher. Et il était arrivé comme cela à l’âge de soixante-deux ans. Il ne s’était même pas marié, comme les autres hommes. Pourquoi ? Oui, pourquoi ne s’était-il pas marié ? Il l’aurait pu, car il possédait quelque fortune. Est-ce l’occasion qui lui avait manqué ? Peut-être ! Mais on les fait naître, ces occasions ! Il était nonchalant, voilà. La nonchalance avait été son grand mal, son défaut, son vice. Combien de gens ratent leur vie par nonchalance. Il est si difficile à certaines natures de se lever, de remuer, de faire des démarches, de parler, d’étudier des questions.

Il n’avait même pas été aimé. Aucune femme n’avait dormi sur sa poitrine dans un complet abandon d’amour. Il ne connaissait pas les angoisses délicieuses de l’attente, le divin frisson de la main pressée, l’extase de la passion triomphante.

Quel bonheur surhumain devait vous inonder le cœur quand les lèvres se rencontrent pour la première fois, quand l’étreinte de quatre bras fait un seul être, un être souverainement heureux, de deux êtres affolés l’un par l’autre.

M. Saval s’était assis, les pieds au feu, en robe de chambre.

Certes, sa vie était ratée, tout à fait ratée. Pourtant il avait aimé, lui. Il avait aimé secrètement, douloureusement et nonchalamment, comme il faisait tout. Oui, il avait aimé sa vieille amie Mme Sandres, la femme de son vieux camarade Sandres. Ah ! s’il l’avait connue jeune fille ! Mais il l’avait rencontrée trop tard ; elle était déjà mariée. Certes, il l’aurait demandée, celle-là ! Comme il l’avait aimée pourtant, sans répit, depuis le premier jour !

Il se rappelait son émotion toutes les fois qu’il la revoyait, ses tristesses en la quittant, les nuits où il ne pouvait pas s’endormir parce qu’il pensait à elle.

Le matin, il se réveillait toujours un peu moins amoureux que le soir. Pourquoi ?

Comme elle était jolie, autrefois, et mignonne, blonde, frisée, rieuse ! Sandres n’était pas l’homme qu’il lui aurait fallu. Maintenant, elle avait cinquante-huit ans. Elle semblait heureuse. Ah ! si elle l’avait aimé, celle-là, jadis ; si elle l’avait aimé ! Et pourquoi ne l’aurait-elle pas aimé, lui, Saval, puisqu’il l’aimait bien, elle, Mme Sandres ?

Si seulement elle avait deviné quelque chose… N’avait-elle rien deviné, n’avait-elle rien vu, rien compris jamais ? Alors qu’aurait-elle pensé ? S’il avait parlé, qu’aurait-elle répondu ?

Et Saval se demandait mille autres choses. Il revivait sa vie, cherchait à ressaisir une foule de détails.

Il se rappelait toutes les longues soirées d’écarté chez Sandres, quand sa femme était jeune et si charmante.

Il se rappelait des choses qu’elle lui avait dites, des intonations qu’elle avait autrefois, des petits sourires muets qui signifiaient tant de pensées.

Il se rappelait leurs promenades, à trois, le long de la Seine, leurs déjeuners sur l’herbe, le dimanche, car Sandres était employé à la sous-préfecture. Et soudain le souvenir net lui revint d’un après-midi passé avec elle dans un petit bois le long de la rivière.

Ils étaient partis le matin, emportant leurs provisions dans des paquets. C’était par une vive journée de printemps, une de ces journées qui grisent. Tout sent bon, tout semble heureux. Les oiseaux ont des cris plus gais et des coups d’ailes plus rapides. On avait mangé sur l’herbe, sous des saules, tout près de l’eau engourdie par le soleil. L’air était tiède, plein d’odeurs de sève ; on le buvait avec délices. Qu’il faisait bon, ce jour-là !

Après le déjeuner, Sandres s’était endormi sur le dos : « Le meilleur somme de sa vie », disait-il en se réveillant.

Mme Sandres avait pris le bras de Saval, et ils étaient partis tous les deux le long de la rive.

Elle s’appuyait sur lui. Elle riait, elle disait : « Je suis grise, mon ami, tout à fait grise. » Il la regardait, frémissant jusqu’au cœur, se sentant pâlir, redoutant que ses yeux ne fussent trop hardis, qu’un tremblement de sa main ne révélât son secret.

Elle s’était fait une couronne avec de grandes herbes et des lis d’eau, et lui avait demandé : « M’aimez-vous, comme ça ? »

Comme il ne répondait rien, — car il n’avait rien trouvé à répondre, il serait plutôt tombé à genoux, —elle s’était mise à rire, d’un rire mécontent, en lui jetant par la figure : « Gros bête, va ! On parle, au moins ! »

Il avait failli pleurer sans trouver encore un seul mot.

Tout cela lui revenait maintenant, précis comme au premier jour. Pourquoi lui avait-elle dit cela : « Gros bête, va ! On parle, au moins ! »

Et il se rappela comme elle s’appuyait tendrement sur lui. En passant sous un arbre penché, il avait senti son oreille, à elle, contre sa joue, à lui, et il s’était reculé brusquement, dans la crainte qu’elle ne crût volontaire ce contact.

Quand il avait dit : « Ne serait-il pas temps de revenir ? » elle lui avait lancé un regard singulier. Certes, elle l’avait regardé d’une curieuse façon. Il n’y avait pas songé, alors ; et voilà qu’il s’en souvenait maintenant.

« Comme vous voudrez, mon ami. Si vous êtes fatigué, retournons. »

Et il avait répondu :

« Ce n’est pas que je sois fatigué ; mais Sandres est peut-être réveillé maintenant. »

Et elle avait dit, en haussant les épaules :

« Si vous craignez que mon mari soit réveillé, c’est autre chose ; retournons ! »

En revenant, elle demeura silencieuse ; et elle ne s’appuyait plus sur son bras. Pourquoi ?

Ce « pourquoi »-là, il ne se l’était point encore posé. Maintenant il lui semblait apercevoir quelque chose qu’il n’avait jamais compris.

Est-ce que… ?

M. Saval se sentit rougir, et il se leva bouleversé comme si, de trente ans plus jeune, il avait entendu Mme Sandres lui dire : « Je vous aime ! »

Était-ce possible ? Ce soupçon qui venait de lui entrer dans l’âme le torturait ! Était-ce possible qu’il n’eût pas vu, pas deviné ?

Oh ! si cela était vrai, s’il avait passé contre ce bonheur sans le saisir !

Il se dit : Je veux savoir. Je ne peux rester dans ce doute. Je veux savoir !

Et il s’habilla vite, se vêtant à la hâte. Il pensait : « J’ai soixante-deux ans, elle en a cinquante-huit ; je peux bien lui demander cela. »

Et il sortit.

La maison de Sandres se trouvait de l’autre côté de la rue, presque en face de la sienne. Il s’y rendit. La petite servante vint ouvrir au coup de marteau.

Elle fut étonnée de le voir si tôt :

« Vous déjà, monsieur Saval ; est-il arrivé quelque accident ? »

Saval répondit :

« Non, ma fille, mais va dire à ta maîtresse que je voudrais lui parler tout de suite.

— C’est que Madame fait sa provision de confitures de poires pour l’hiver ; et elle est dans son fourneau ; et pas habillée, vous comprenez.

— Oui, mais dis-lui que c’est pour une chose très importante. »

La petite bonne s’en alla, et Saval se mit à marcher dans le salon, à grands pas nerveux. Il ne se sentait pas embarrassé cependant. Oh ! il allait lui demander cela comme il lui aurait demandé une recette de cuisine. C’est qu’il avait soixante-deux ans !

La porte s’ouvrit ; elle parut. C’était maintenant une grosse femme large et ronde, aux joues pleines, au rire sonore. Elle marchait les mains loin du corps et les manches relevées sur ses bras nus, poissés de jus sucré. Elle demanda, inquiète :

« Qu’est-ce que vous avez, mon ami ; vous n’êtes pas malade ? »

Il reprit :

« Non, ma chère amie, mais je veux vous demander une chose qui a pour moi beaucoup d’importance, et qui me torture le cœur. Me promettez-vous de me répondre franchement ? »

Elle sourit.

« Je suis toujours franche. Dites.

— Voilà. Je vous ai aimée du jour où je vous ai vue. Vous en étiez-vous doutée ? »

Elle répondit en riant, avec quelque chose de l’intonation d’autrefois :

« Gros bête, va ! Je l’ai bien vu du premier jour ! »

Saval se mit à trembler ; il balbutia :

« Vous le saviez ?… Alors…»

Et il se tut.

Elle demanda :

« Alors ?… Quoi ? »

Il reprit :

« Alors… que pensiez-vous ?… que… que… Qu’auriez-vous répondu ? »

Elle rit plus fort. Des gouttes de sirop lui coulaient au bout des doigts et tombaient sur le parquet.

« Moi ?… Mais vous ne m’avez rien demandé. Ce n’était pas à moi de vous faire une déclaration ! »

Alors il fit un pas vers elle :

« Dites-moi… dites-moi… Vous rappelez-vous ce jour où Sandres s’est endormi sur l’herbe après déjeuner… où nous avons été ensemble, jusqu’au tournant, là-bas… »

Il attendit. Elle avait cessé de rire et le regardait dans les yeux :

« Mais certainement, je me le rappelle. »

Il reprit en frissonnant :

« En bien… ce jour-là… si j’avais été… si j’avais été… entreprenant… qu’est-ce que vous auriez fait ? »

Elle se mit à sourire en femme heureuse qui ne regrette rien, et elle répondit franchement, d’une voix claire où pointait une ironie :

« J’aurais cédé, mon ami. »

Puis elle tourna ses talons et s’enfuit vers ses confitures.

Saval ressortit dans la rue, atterré comme après un désastre. Il filait à grands pas sous la pluie, droit devant lui, descendant vers la rivière, sans songer où il allait. Quand il arriva sur la berge, il tourna à droite et la suivit. Il marcha longtemps, comme poussé par un instinct. Ses vêtements ruisselaient d’eau, son chapeau déformé, mou comme une loque, dégouttait à la façon d’un toit. Il allait toujours, toujours devant lui. Et il se trouva sur la place où ils avaient déjeuné au jour lointain dont le souvenir lui torturait le cœur.

Alors il s’assit sous les arbres dénudés, et il pleura.


<t Vengeur (Le)>

Le Vengeur

Quand M. Antoine Leuillet épousa Mme veuve Mathilde Souris, il était amoureux d’elle depuis bientôt dix ans.

M. Souris avait été son ami, son vieux camarade de collège. Leuillet l’aimait beaucoup, mais le trouvait un peu godiche. Il disait souvent : « Ce pauvre Souris n’a pas inventé la poudre. »

Quand Souris épousa Mlle Mathilde Duval, Leuillet fut surpris et un peu vexé, car il avait pour elle un léger béguin. C’était la fille d’une voisine, ancienne mercière retirée avec une toute petite fortune. Elle était jolie, fine, intelligente. Elle prit Souris pour son argent.

Alors Leuillet eut d’autres espoirs. Il fit la cour à la femme de son ami. Il était bien de sa personne, pas bête, riche aussi. Il se croyait sûr du succès ; il échoua. Alors il devint amoureux tout à fait, un amoureux que son intimité avec le mari rendait discret, timide, embarrassé. Mme Souris crut qu’il ne pensait plus à elle avec des idées entreprenantes et devint franchement son amie. Cela dura neuf ans.

Or, un matin, un commissionnaire apporta à Leuillet un mot éperdu de la pauvre femme. Souris venait de mourir subitement de la rupture d’un anévrisme.

Il eut une secousse épouvantable, car ils étaient du même âge, mais presque aussitôt une sensation de joie profonde, de soulagement infini, de délivrance lui pénétra le corps et l’âme. Mme Souris était libre.

Il sut montrer cependant l’air affligé qu’il fallait, il attendit le temps voulu, observa toutes les convenances. Au bout de quinze mois il épousa la veuve.

On jugea cet acte naturel et même généreux. C’était le fait d’un bon ami et d’un honnête homme.

Il fut heureux enfin, tout à fait heureux.

Ils vécurent dans la plus cordiale intimité, s’étant compris et appréciés du premier coup. Ils n’avaient rien de secret l’un pour l’autre et se racontaient leurs plus intimes pensées. Leuillet aimait sa femme maintenant d’un amour tranquille et confiant, il l’aimait comme une compagne tendre et dévouée qui est une égale et une confidente. Mais il lui restait à l’âme une singulière et inexplicable rancune contre feu Souris qui avait possédé cette femme le premier, qui avait eu la fleur de sa jeunesse et de son âme, qui l’avait même un peu dépoétisée. Le souvenir du mari mort gâtait la félicité du mari vivant ; et cette jalousie posthume harcelait maintenant jour et nuit le cœur de Leuillet.

Il en arrivait à parler sans cesse de Souris, à demander sur lui mille détails intimes et secrets, à vouloir tout connaître de ses habitudes et de sa personne. Et il le poursuivait de railleries jusqu’au fond de son tombeau, rappelant avec complaisance ses travers, insistant sur ses ridicules, appuyant sur ses défauts.

À tout moment il appelait sa femme, d’un bout à l’autre de la maison :

« Hé ! Mathilde ?

— Voilà, mon ami.

— Viens me dire un mot. »

Elle arrivait, toujours souriante, sachant bien qu’on allait parler de Souris et flattant cette manie inoffensive de son nouvel époux.

« Dis donc, te rappelles-tu un jour où Souris a voulu me démontrer comme quoi les petits hommes sont toujours plus aimés que les grands ? »

Et il se lançait en des réflexions désagréables pour le défunt qui était petit, et discrètement avantageuses pour lui, Leuillet, qui était grand.

Et Mme Leuillet lui laissait entendre qu’il avait bien raison, bien raison ; et elle riait de tout son cœur, se moquant doucement de l’ancien époux pour le plus grand plaisir du nouveau qui finissait toujours par ajouter :

« C’est égal, ce Souris, quel godiche. »

Ils étaient heureux, tout à fait heureux. Et Leuillet ne cessait de prouver à sa femme son amour inapaisé par toutes les manifestations d’usage.

Or, une nuit, comme ils ne parvenaient point à s’endormir, émus tous deux par un regain de jeunesse, Leuillet qui tenait sa compagne étroitement serrée en ses bras et qui l’embrassait à pleines lèvres, lui demanda tout à coup :

« Dis donc, chérie.

— Hein ?

— Souris… c’est difficile ce que je vais te demander — Souris était-il bien… bien amoureux ? »

Elle lui rendit un gros baiser, et murmura : « Pas tant que toi, mon chat. »

Il fut flatté dans son amour-propre d’homme et reprit : « Il devait être… godiche… dis ? »

Elle ne répondit pas. Elle eut seulement un petit rire de malice en cachant sa figure dans le cou de son mari.

Il demanda : « Il devait être très godiche, et pas… pas… comment dirais-je… pas habile ?»

Elle fit de la tête un léger mouvement qui signifiait : « Non… pas habile du tout. »

Il reprit : « Il devait bien t’ennuyer, la nuit, hein ? »

Elle eut, cette fois, un accès de franchise en répondant : « Oh ! oui ! »

Il l’embrassa de nouveau pour cette parole et murmura : « Quelle brute c’était ! Tu n’étais pas heureuse avec lui ? »

Elle répondit : « Non. Ça n’était pas gai tous les jours. »

Leuillet se sentit enchanté, établissant en son esprit une comparaison toute à son avantage entre l’ancienne situation de sa femme et la nouvelle.

Il demeura quelque temps sans parler, puis il eut une secousse de gaieté, et demanda :

« Dis donc ?

— Quoi ?

— Veux-tu être bien franche, bien franche avec moi ?

— Mais oui, mon ami.

— Eh bien, là, vrai, est-ce que tu n’as jamais eu la tentation de le… de le… de le tromper, cet imbécile de Souris ?»

Mme Leuillet fit un petit « Oh ! » de pudeur et se cacha encore plus étroitement dans la poitrine de son mari. Mais il s’aperçut qu’elle riait.

Il insista : « Là, vraiment, avoue-le ? Il avait si bien une tête de cocu, cet animal-là ! Ce serait si drôle, si drôle ! Ce bon Souris. Voyons, voyons, ma chérie, tu peux bien me dire ça, à moi, à moi, surtout. »

Il insistait sur « à moi », pensant bien que si elle avait eu quelque goût pour tromper Souris, c’est avec lui, Leuillet, qu’elle l’aurait fait ; et il frémissait de plaisir dans l’attente de cet aveu, sûr que, si elle n’avait pas été la femme vertueuse qu’elle était, il l’aurait obtenue alors.

Mais elle ne répondait pas, riant toujours comme au souvenir d’une chose infiniment comique.

Leuillet, à son tour, se mit à rire à cette pensée qu’il aurait pu faire Souris cocu ! Quel bon tour ! Quelle belle farce ! Ah, oui, la bonne farce, vraiment !

Il balbutiait, tout secoué par sa joie : « Ce pauvre Souris, ce pauvre Souris, ah, oui, il en avait la tête ; ah, oui, ah, oui ! »

Mme Leuillet maintenant se tordait sous les draps, riant à pleurer, poussant presque des cris.

Et Leuillet répétait : « Allons, avoue-le, avoue-le. Sois franche. Tu comprends bien que ça ne peut pas m’être désagréable, à moi. »

Alors elle balbutia, en étouffant : « Oui, oui. »

Son mari insistait : « Oui, quoi ? voyons, dis tout. »

Elle ne rit plus que d’une façon discrète et, haussant la bouche jusqu’aux oreilles de Leuillet qui s’attendait à une agréable confidence, elle murmura : « Oui… je l’ai trompé. »

Il sentit un frisson de glace qui lui courut jusque dans les os, et bredouilla, éperdu : « Tu… tu… l’as… trompé… tout à fait ? »

Elle crut encore qu’il trouvait la chose infiniment plaisante et répondit : « Oui… tout à fait… tout à fait. »

Il fut obligé de s’asseoir dans le lit tant il se sentit saisi, la respiration coupée, bouleversé comme s’il venait d’apprendre qu’il était lui-même cocu.

Il ne dit rien d’abord ; puis, au bout de quelques secondes, il prononça simplement : « Ah ! »

Elle avait aussi cessé de rire, comprenant trop tard sa faute.

Leuillet, enfin, demanda : « Et avec qui ? »

Elle demeura muette, cherchant une argumentation.

Il reprit : « Avec qui ? »

Elle dit enfin : « Avec un jeune homme. »

Il se tourna vers elle brusquement, et, d’une voix sèche : « Je pense bien que ce n’est pas avec une cuisinière. Je te demande quel jeune homme, entends-tu ? »

Elle ne répondit rien. Il saisit le drap dont elle se couvrait la tête et le rejeta au milieu du lit, répétant :

« Je veux savoir avec quel jeune homme, entends-tu ? »

Alors elle prononça péniblement : « Je voulais rire. »

Mais il frémissait de colère : « Quoi ? Comment ? Tu voulais rire ? Tu te moquais de moi, alors ? Mais je ne me paye pas de ces défaites-là, entends-tu ? Je te demande le nom du jeune homme ? »

Elle ne répondit pas, demeurant sur le dos, immobile.

Il lui prit le bras qu’il serra vivement : « M’entends-tu, à la fin ? Je prétends que tu me répondes quand je te parle. »

Alors elle prononça nerveusement : « Je crois que tu deviens fou, laisse-moi tranquille ! »

Il tremblait de fureur, ne sachant plus que dire, exaspéré, et il la secouait de toute sa force, répétant : « M’entends-tu ? m’entends-tu ? »

Elle fit pour se dégager un geste brusque, et du bout des doigts atteignit le nez de son mari. Il eut une rage, se croyant frappé, et d’un élan il se rua sur elle.

Il la tenait maintenant sous lui, la giflant de toute sa force et criant : « Tiens, tiens, tiens, voilà, voilà, gueuse, catin ! catin ! »

Puis quand il fut essoufflé, à bout d’énergie, il se leva, et se dirigea vers la commode pour se préparer un verre d’eau sucrée à la fleur d’oranger, car il se sentait brisé à défaillir.

Et elle pleurait au fond du lit, poussant de gros sanglots, sentant tout son bonheur fini, par sa faute.

Alors, au milieu des larmes, elle balbutia : « Écoute, Antoine, viens ici, je t’ai menti, tu vas comprendre, écoute. »

Et, prête à la défense maintenant, armée de raisons et de ruses, elle souleva un peu sa tête ébouriffée dans son bonnet chaviré.

Et lui, se tournant vers elle, s’approcha, honteux d’avoir frappé, mais sentant vivre au fond de son cœur de mari une haine inépuisable contre cette femme qui avait trompé l’autre, Souris.


<t Attente (L’)>

L’Attente

On causait, entre hommes, après dîner, dans le fumoir. On parlait de successions inattendues, d’héritages bizarres. Alors Me Le Brument, qu’on appelait tantôt l’illustre maître, tantôt l’illustre avocat, vint s’adosser à la cheminée.

« J’ai, dit-il, à rechercher en ce moment un héritier disparu dans des circonstances particulièrement terribles. C’est là un de ces drames simples et féroces de la vie commune ; une histoire qui peut arriver tous les jours, et qui est cependant une des plus épouvantables que je connaisse. La voici. »

ê

Je fus appelé, voici à peu près six mois, auprès d’une mourante. Elle me dit :

« Monsieur, je voudrais vous charger de la mission la plus délicate, la plus difficile et la plus longue qui soit. Prenez, s’il vous plaît, connaissance de mon testament, là, sur cette table. Une somme de cinq mille francs vous est léguée, comme honoraires, si vous ne réussissez pas, et de cent mille francs si vous réussissez. Il faut retrouver mon fils après ma mort. »

Elle me pria de l’aider à s’asseoir dans son lit, pour parler plus facilement, car sa voix saccadée, essoufflée, sifflait dans sa gorge.

Je me trouvais dans une maison fort riche. La chambre luxueuse, d’un luxe simple, était capitonnée avec des étoffes épaisses comme des murs, si douces à l’œil qu’elles donnaient une sensation de caresse, si muettes que les paroles semblaient y entrer, y disparaître, y mourir.

L’agonisante reprit :

« Vous êtes le premier être à qui je vais dire mon horrible histoire. Je tâcherai d’avoir la force d’aller jusqu’au bout. Il faut que vous n’ignoriez rien pour avoir, vous que je sais être un homme de cœur en même temps qu’un homme du monde, le désir sincère de m’aider de tout votre pouvoir.

« Écoutez-moi.

« Avant mon mariage, j’avais aimé un jeune homme dont ma famille repoussa la demande, parce qu’il n’était pas assez riche. J’épousai, peu de temps après, un homme fort riche. Je l’épousai par ignorance, par crainte, par obéissance, par nonchalance, comme épousent les jeunes filles.

« J’en eus un enfant, un garçon. Mon mari mourut au bout de quelques années.

« Celui que j’avais aimé s’était marié à son tour. Quand il me vit veuve, il éprouva une horrible douleur de n’être plus libre. Il me vint voir, il pleura et sanglota devant moi à me briser le cœur. Il devint mon ami. J’aurais dû, peut-être, ne le pas recevoir. Que voulez-vous ? j’étais seule, si triste, si seule, si désespérée ! Et je l’aimais encore. Comme on souffre, parfois !

« Je n’avais que lui au monde, mes parents étant morts aussi. Il venait souvent ; il passait des soirs entiers auprès de moi. Je n’aurais pas dû le laisser venir si souvent, puisqu’il était marié. Mais je n’avais pas la force de l’en empêcher.

« Que vous dirai-je ?… il devint mon amant ! Comment cela s’est-il fait ? Est-ce que je le sais ? Est-ce qu’on sait ! Croyez-vous qu’il puisse en être autrement quand deux créatures humaines sont poussées l’une vers l’autre par cette force irrésistible de l’amour partagé ? Croyez-vous, monsieur, qu’on puisse toujours résister, toujours lutter, toujours refuser ce que demande avec des prières, des supplications, des larmes, des paroles affolantes, des agenouillements, des emportements de passion, l’homme qu’on adore, qu’on voudrait voir heureux en ses moindres désirs, qu’on voudrait accabler de toutes les joies possibles et qu’on désespère, pour obéir à l’honneur du monde ? Quelle force il faudrait, quel renoncement au bonheur, quelle abnégation, et même quel égoïsme d’honnêteté, n’est-il pas vrai ?

« Enfin, monsieur, je fus sa maîtresse ; et je fus heureuse. Pendant douze ans, je fus heureuse. J’étais devenue, et c’est là ma plus grande faiblesse et ma grande lâcheté, j’étais devenue l’amie de sa femme.

« Nous élevions mon fils ensemble, nous en faisions un homme, un homme véritable, intelligent, plein de sens et de volonté, d’idées généreuses et larges. L’enfant atteignit dix-sept ans.

« Lui, le jeune homme, aimait mon… mon amant presque autant que je l’aimais moi-même, car il avait été également chéri et soigné par nous deux. Il l’appelait : « Bon ami » et le respectait infiniment, n’ayant jamais reçu de lui que des enseignements sages et des exemples de droiture, d’honneur et de probité. Il le considérait comme un vieux, loyal et dévoué camarade de sa mère, comme une sorte de père moral, de tuteur, de protecteur, que sais-je ?

« Peut-être ne s’était-il jamais rien demandé, accoutumé dès son plus jeune âge à voir cet homme dans la maison, près de moi, près de lui, occupé de nous sans cesse.

« Un soir, nous devions dîner tous les trois ensemble (c’étaient là mes plus grandes fêtes), et je les attendais tous les deux, me demandant lequel arriverait le premier. La porte s’ouvrit ; c’était mon vieil ami. J’allai vers lui, les bras tendus ; et il me mit sur les lèvres un long baiser de bonheur.

« Tout à coup un bruit, un frôlement, presque rien, cette sensation mystérieuse qui indique la présence d’une personne, nous fit tressaillir et nous retourner d’une secousse. Jean, mon fils, était là, debout, livide, nous regardant.

« Ce fut une seconde atroce d’affolement. Je reculai, tendant les mains vers mon enfant comme pour une prière. Je ne le vis plus. Il était parti.

« Nous sommes demeurés face à face, atterrés, incapables de parler. Je m’affaissai sur un fauteuil, et j’avais envie, une envie confuse et puissante de fuir, de m’en aller dans la nuit, de disparaître pour toujours. Puis des sanglots convulsifs m’emplirent la gorge, et je pleurai, secouée de spasmes, l’âme déchirée, tous les nerfs tordus par cette horrible sensation d’un irrémédiable malheur, et par cette honte épouvantable qui tombe sur le cœur d’une mère en ces moments-là.

« Lui… restait effaré devant moi, n’osant ni m’approcher, ni me parler, ni me toucher, de peur que l’enfant ne revînt. Il dit enfin :

« “ Je vais le chercher… lui dire… lui faire comprendre… Enfin il faut que je le voie… qu’il sache… ”

« Et il sortit.

« J’attendis… j’attendis éperdue, tressaillant aux moindres bruits, soulevée de peur, et je ne sais de quelle émotion indicible et intolérable à chacun des petits craquements du feu dans la cheminée.

« J’attendis une heure, deux heures, sentant grandir en mon cœur une épouvante inconnue, une angoisse telle que je ne souhaiterais point au plus criminel des hommes dix minutes de ces moments-là. Où était mon enfant ? Que faisait-il ?

« Vers minuit, un commissionnaire m’apporta un billet de mon amant. Je le sais encore par cœur.

« “ Votre fils est-il rentré ? Je ne l’ai pas trouvé. Je suis en bas. Je ne peux pas monter à cette heure. ”

« J’écrivis, au crayon, sur le même papier :

« “ Jean n’est pas revenu ; il faut que vous le retrouviez. ”

« Et je passai toute la nuit sur mon fauteuil, attendant.

« Je devenais folle. J’avais envie de hurler, de courir, de me rouler par terre. Et je ne faisais pas un mouvement, attendant toujours. Qu’allait-il arriver ? Je cherchais à le savoir, à le deviner. Mais je ne le prévoyais point, malgré mes efforts, malgré les tortures de mon âme !

« J’avais peur maintenant qu’ils ne se rencontrassent. Que feraient-ils ? Que ferait l’enfant ? Des doutes effrayants me déchiraient, des suppositions affreuses.

« Vous comprenez bien cela, n’est-ce pas, monsieur ?

« Ma femme de chambre, qui ne savait rien, qui ne comprenait rien, venait sans cesse, me croyant folle sans doute. Je la renvoyais d’une parole ou d’un geste. Elle alla chercher le médecin, qui me trouva tordue dans une crise de nerfs.

« On me mit au lit. J’eus une fièvre cérébrale.

« Quand je repris connaissance après une longue maladie, j’aperçus près de mon lit mon… amant… seul. Je criai : “ Mon fils ?… où est mon fils ? ” Il ne répondit pas. Je balbutiai :

« “ Mort… mort… Il s’est tué ? ”

« Il répondit :

« “ Non, non, je vous le jure. Mais nous ne l’avons pas pu rejoindre, malgré mes efforts. ”

« Alors, je prononçai, exaspérée soudain, indignée même, car on a de ces colères inexplicables et déraisonnables :

« Je vous défends de revenir, de me revoir, si vous ne le retrouvez pas ; allez-vous-en. »

« Il sortit.

« Je ne les ai jamais revus ni l’un ni l’autre, monsieur, et je vis ainsi depuis vingt ans.

« Vous figurez-vous cela ? Comprenez-vous ce supplice monstrueux, ce lent et constant déchirement de mon cœur de mère, de mon cœur de femme, cette attente abominable et sans fin… sans fin !… — Non… — elle va finir… car je meurs. Je meurs sans les avoir revus… ni l’un… ni l’autre !

« Lui, mon ami, m’a écrit chaque jour depuis vingt ans ; et, moi, je n’ai jamais voulu le recevoir, même une seconde ; car il me semble que, s’il revenait ici, c’est juste à ce moment-là que je verrais reparaître mon fils ! — Mon fils ! — mon fils ! — Est-il mort ? Est-il vivant ? Où se cache-t-il ? Là-bas, peut-être, derrière les grandes mers, dans un pays si lointain que je n’en sais même pas le nom ! Pense-t-il à moi ?… Oh ! s’il savait ! Que les enfants sont cruels ! A-t-il compris à quelle épouvantable souffrance il me condamnait ; dans quel désespoir, dans quelle torture il me jetait vivante, et jeune encore, pour jusqu’à mes derniers jours, moi sa mère, qui l’aimais de toute la violence de l’amour maternel. Que c’est cruel, dites ?

« Vous lui direz tout cela, monsieur. Vous lui répéterez mes dernières paroles :

« “ Mon enfant, mon cher, cher enfant, sois moins dur pour les pauvres créatures. La vie est déjà assez brutale et féroce ! Mon cher enfant, songe à ce qu’a été l’existence de ta mère, de ta pauvre mère, à partir du jour où tu l’as quittée. Mon cher enfant, pardonne-lui, et aime-la, maintenant qu’elle est morte, car elle a subi la plus affreuse des pénitences. ” »

Elle haletait, frémissante, comme si elle eût parlé à son fils, debout devant elle. Puis elle ajouta :

« Vous lui direz encore, monsieur, que je n’ai jamais revu… l’autre. »

Elle se tut encore, puis reprit d’une voix brisée : « Laissez-moi maintenant, je vous prie. Je voudrais mourir seule, puisqu’ils ne sont point auprès de moi. »

ê

Maître Le Brument ajouta :

« Et je suis sorti, messieurs, en pleurant comme une bête, si fort que mon cocher se retournait pour me regarder.

« Et dire que, tous les jours, il se passe autour de nous un tas de drames comme celui-là !

« Je n’ai pas retrouvé le fils… ce fils… Pensez-en ce que vous voudrez ; moi, je dis : ce fils… criminel. »


<t Décoré !>

Décoré !

Des gens naissent avec un instinct prédominant, une vocation ou simplement un désir éveillé, dès qu’ils commencent à parler, à penser.

M. Sacrement, n’avait, depuis son enfance, qu’une idée en tête, être décoré. Tout jeune, il portait des croix de la Légion d’honneur en zinc comme d’autres enfants portent un képi et il donnait fièrement la main à sa mère, dans la rue, en bombant sa petite poitrine ornée du ruban rouge et de l’étoile de métal.

Après de pauvres études il échoua au baccalauréat, et, ne sachant plus que faire, il épousa une jolie fille, car il avait de la fortune.

Ils vécurent à Paris comme vivent des bourgeois riches, allant dans leur monde, sans se mêler au monde, fiers de la connaissance d’un député qui pouvait devenir ministre, et amis de deux chefs de division.

Mais la pensée entrée aux premiers jours de sa vie dans la tête de M. Sacrement, ne le quittait plus et il souffrait d’une façon continue de n’avoir point le droit de montrer sur sa redingote un petit ruban de couleur.

Les gens décorés qu’il rencontrait sur le boulevard lui portaient un coup au cœur. Il les regardait de coin avec une jalousie exaspérée. Parfois, par les longs après-midi de désœuvrement il se mettait à les compter. Il se disait : « Voyons, combien j’en trouverai de la Madeleine à la rue Drouot. »

Et il allait lentement, inspectant les vêtements, l’œil exercé à distinguer de loin le petit point rouge. Quand il arrivait au bout de sa promenade il s’étonnait toujours des chiffres : « Huit officiers, et dix-sept chevaliers. Tant que ça ! C’est stupide de prodiguer les croix d’une pareille façon. Voyons si j’en trouverai autant au retour. »

Et il revenait à pas lents, désolé quand la foule pressée des passants pouvait gêner ses recherches, lui faire oublier quelqu’un.

Il connaissait les quartiers où on en trouvait le plus. Ils abondaient au Palais-Royal. L’avenue de l’Opéra ne valait pas la rue de la Paix ; le côté droit du boulevard était mieux fréquenté que le gauche.

Ils semblaient aussi préférer certains cafés, certains théâtres. Chaque fois que M. Sacrement apercevait un groupe de vieux messieurs à cheveux blancs arrêtés au milieu du trottoir, et gênant la circulation, il se disait : « Voici des officiers de la Légion d’honneur ! » Et il avait envie de les saluer.

Les officiers (il l’avait souvent remarqué) ont une autre allure que les simples chevaliers. Leur port de tête est différent. On sent bien qu’ils possèdent officiellement une considération plus haute, une importance plus étendue.

Parfois aussi une rage saisissait M. Sacrement, une fureur contre tous les gens décorés ; et il sentait pour eux une haine de socialiste.

Alors, en rentrant chez lui, excité par la rencontre de tant de croix, comme l’est un pauvre affamé après avoir passé devant les grandes boutiques de nourriture, il déclarait d’une voix forte : « Quand donc, enfin, nous débarrassera-t-on de ce sale gouvernement ? » Sa femme surprise, lui demandait : « Qu’est-ce que tu as aujourd’hui ? »

Et il répondait : « J’ai que je suis indigné par les injustices que je vois commettre partout. Ah ! que les communards avaient raison ! »

Mais il ressortait après son dîner, et il allait considérer les magasins de décorations. Il examinait tous ces emblèmes de formes diverses, de couleurs variées. Il aurait voulu les posséder tous, et, dans une cérémonie publique, dans une immense salle pleine de monde, pleine de peuple émerveillé, marcher en tête d’un cortège, la poitrine étincelante, zébrée de brochettes alignées l’une sur l’autre, suivant la forme de ses côtes, et passer gravement, le claque sous le bras, luisant comme un astre au milieu des chuchotements admiratifs, dans une rumeur de respect.

Il n’avait, hélas ! aucun titre pour aucune décoration.

Il se dit : « La Légion d’honneur est vraiment par trop difficile pour un homme qui ne remplit aucune fonction publique. Si j’essayais de me faire nommer officier d’académie ! »

Mais il ne savait comment s’y prendre. Il en parla à sa femme qui demeura stupéfaite.

« Officier d’académie ? Qu’est-ce que tu as fait pour cela ? »

Il s’emporta : « Mais comprends donc ce que je veux dire. Je cherche justement ce qu’il faut faire. Tu es stupide par moments. »

Elle sourit : « Parfaitement, tu as raison. Mais je ne sais pas, moi ! »

Il avait une idée : « Si tu en parlais au député Rosselin, il pourrait me donner un excellent conseil. Moi, tu comprends que je n’ose guère aborder cette question directement avec lui. C’est assez délicat, assez difficile ; venant de toi, la chose devient toute naturelle. »

Mme Sacrement fit ce qu’il demandait. M. Rosselin promit d’en parler au ministre. Alors Sacrement le harcela. Le député finit par lui répondre qu’il fallait faire une demande et énumérer ses titres.

Ses titres ? Voilà. Il n’était pas même bachelier.

Il se mit cependant à la besogne et commença une brochure traitant : « Du droit du peuple à l’instruction. » Il ne la put achever par pénurie d’idées.

Il chercha des sujets plus faciles et en aborda plusieurs successivement. Ce fut d’abord : « L’instruction des enfants par les yeux. » Il voulait qu’on établît dans les quartiers pauvres des espèces de théâtres gratuits pour les petits enfants. Les parents les y conduiraient dès leur plus jeune âge, et on leur donnerait là, par le moyen d’une lanterne magique, des notions de toutes les connaissances humaines. Ce seraient de véritables cours. Le regard instruirait le cerveau, et les images resteraient gravées dans la mémoire, rendant pour ainsi dire visible la science.

Quoi de plus simple que d’enseigner ainsi l’histoire universelle, la géographie, l’histoire naturelle, la botanique, la zoologie, l’anatomie, etc., etc. ?

Il fit imprimer ce mémoire et en envoya un exemplaire à chaque député, dix à chaque ministre, cinquante au président de la République, dix également à chacun des journaux parisiens, cinq aux journaux de province.

Puis il traita la question des bibliothèques des rues, voulant que l’État fît promener par les rues des petites voitures pleines de livres, pareilles aux voitures des marchands d’oranges. Chaque habitant aurait droit à dix volumes par mois en location, moyennant un sou d’abonnement.

« Le peuple, disait M. Sacrement, ne se dérange que pour ses plaisirs. Puisqu’il ne va pas à l’instruction, il faut que l’instruction vienne à lui, etc. »

Aucun bruit ne se fit autour de ces essais. Il adressa cependant sa demande. On lui répondit qu’on prenait note, qu’on instruisait. Il se crut sûr du succès ; il attendit. Rien ne vint.

Alors il se décida à faire des démarches personnelles. Il sollicita une audience du ministre de l’Instruction publique, et il fut reçu par un attaché de cabinet tout jeune et déjà grave, important même, et qui jouait, comme d’un piano, d’une série de petits boutons blancs pour appeler les huissiers et les garçons de l’antichambre ainsi que les employés subalternes. Il affirma au solliciteur que son affaire était en bonne voie et il lui conseilla de continuer ses remarquables travaux.

Et M. Sacrement se remit à l’œuvre.

M. Rosselin, le député, semblait maintenant s’intéresser beaucoup à son succès, et il lui donnait même une foule de conseils pratiques excellents. Il était décoré d’ailleurs, sans qu’on sût quels motifs lui avaient valu cette distinction.

Il indiqua à Sacrement des études nouvelles à entreprendre, il le présenta à des Sociétés savantes qui s’occupaient de points de science particulièrement obscurs, dans l’intention de parvenir à des honneurs. Il le patronna même au ministère.

Or, un jour, comme il venait déjeuner chez son ami (il mangeait souvent dans la maison depuis plusieurs mois) il lui dit tout bas en lui serrant la main : « Je viens d’obtenir pour vous une grande faveur. Le comité des travaux historiques vous charge d’une mission. Il s’agit de recherches à faire dans diverses bibliothèques de France. »

Sacrement, défaillant, n’en put manger ni boire. Il partit huit jours plus tard.

Il allait de ville en ville, étudiant les catalogues, fouillant en des greniers bondés de bouquins poudreux, en proie à la haine des bibliothécaires.

Or, un soir, comme il se trouvait à Rouen, il voulut aller embrasser sa femme qu’il n’avait point vue depuis une semaine ; et il prit le train de neuf heures qui devait le mettre à minuit chez lui.

Il avait sa clef. Il entra sans bruit, frémissant de plaisir, tout heureux de lui faire cette surprise. Elle s’était enfermée, quel ennui ! Alors il cria à travers la porte : « Jeanne, c’est moi ! »

Elle dut avoir grand-peur, car il l’entendit sauter du lit et parler seule comme dans un rêve. Puis elle courut à son cabinet de toilette, l’ouvrit et le referma, traversa plusieurs fois sa chambre dans une course rapide, nu-pieds, secouant les meubles dont les verreries sonnaient. Puis, enfin, elle demanda : « C’est bien toi, Alexandre ? »

Il répondit : « Mais oui, c’est moi, ouvre donc ! »

La porte céda, et sa femme se jeta sur son cœur en balbutiant : « Oh ! quelle terreur ! quelle surprise, quelle joie ! »

Alors, il commença à se dévêtir, méthodiquement, comme il faisait tout. Et il reprit sur une chaise, son pardessus qu’il avait l’habitude d’accrocher dans le vestibule. Mais, soudain, il demeura stupéfait. La boutonnière portait un ruban rouge !

Il balbutia : « Ce… ce… ce paletot est décoré ! »

Alors sa femme, d’un bond, se jeta sur lui, et lui saisissant dans les mains le vêtement : « Non… tu te trompes… donne-moi ça. »

Mais il le tenait toujours par une manche, ne le lâchant pas, répétant dans une sorte d’affolement : « Hein ?… Pourquoi ?… Explique-moi ?… à qui ce pardessus ?… Ce n’est pas le mien, puisqu’il porte la Légion d’honneur ? »

Elle s’efforçait de le lui arracher, éperdue, bégayant : « Écoute… écoute… donne-moi ça… je ne peux pas te dire… c’est un secret… écoute. »

Mais il se fâchait, devenait pâle : « Je veux savoir comment ce paletot est ici. Ce n’est pas le mien. »

Alors, elle lui cria dans la figure : « Si, tais-toi, jure-moi… écoute… eh bien ! tu es décoré ! »

Il eut une telle secousse d’émotion qu’il lâcha le pardessus et alla tomber dans un fauteuil.

« Je suis… tu dis… je suis… décoré.

— Oui… c’est un secret, un grand secret… »

Elle avait enfermé dans une armoire le vêtement glorieux, et revenait vers son mari, tremblante et pâle. Elle reprit : « Oui, c’est un pardessus neuf que je t’ai fait faire. Mais j’avais juré de ne te rien dire. Cela ne sera pas officiel avant un mois ou six semaines. Il faut que ta mission soit terminée. Tu ne devais le savoir qu’à ton retour. C’est M. Rosselin qui a obtenu ça pour toi… »

Sacrement, défaillant, bégayait : « Rosselin… décoré… Il m’a fait décorer… moi… lui… Ah !… »

Et il fut obligé de boire un verre d’eau.

Un petit papier blanc gisait par terre, tombé de la poche du pardessus. Sacrement le ramassa, c’était une carte de visite. Il lut : « Rosselin — député. »

« Tu vois bien », dit la femme.

Et il se mit à pleurer de joie.

Huit jours plus tard l’Officiel annonçait que M. Sacrement était nommé chevalier de la Légion d’honneur, pour services exceptionnels.


<t Père (Le) [1883]>

Le Père

Comme il habitait les Batignolles, étant employé au ministère de l’Instruction publique, il prenait chaque matin l’omnibus, pour se rendre à son bureau. Et chaque matin il voyageait jusqu’au centre de Paris, en face d’une jeune fille dont il devint amoureux.

Elle allait à son magasin, tous les jours, à la même heure. C’était une petite brunette, de ces brunes dont les yeux sont si noirs qu’ils ont l’air de taches, et dont le teint a des reflets d’ivoire. Il la voyait apparaître toujours au coin de la même rue ; et elle se mettait à courir pour rattraper la lourde voiture. Elle courait d’un petit air pressé, souple et gracieux ; et elle sautait sur le marchepied avant que les chevaux fussent tout à fait arrêtés. Puis elle pénétrait dans l’intérieur en soufflant un peu, et, s’étant assise, jetait un regard autour d’elle.

La première fois qu’il la vit, François Tessier sentit que cette figure-là lui plaisait infiniment. On rencontre parfois de ces femmes qu’on a envie de serrer éperdument dans ses bras, tout de suite, sans les connaître. Elle répondait, cette jeune fille, à ses désirs intimes, à ses attentes secrètes, à cette sorte d’idéal d’amour qu’on porte, sans le savoir, au fond du cœur.

Il la regardait obstinément, malgré lui. Gênée par cette contemplation, elle rougit. Il s’en aperçut et voulut détourner les yeux ; mais il les ramenait à tout moment sur elle, quoiqu’il s’efforçât de les fixer ailleurs.

Au bout de quelques jours, ils se connurent sans s’être parlé. Il lui cédait sa place quand la voiture était pleine et montait sur l’impériale, bien que cela le désolât. Elle le saluait maintenant d’un petit sourire ; et, quoiqu’elle baissât toujours les yeux sous son regard qu’elle sentait trop vif, elle ne semblait plus fâchée d’être contemplée ainsi.

Ils finirent par causer. Une sorte d’intimité rapide s’établit entre eux, une intimité d’une demi-heure par jour. Et c’était là, certes, la plus charmante demi-heure de sa vie à lui. Il pensait à elle tout le reste du temps, la revoyait sans cesse pendant les longues séances du bureau, hanté, possédé, envahi par cette image flottante et tenace qu’un visage de femme aimée laisse en nous. Il lui semblait que la possession entière de cette petite personne serait pour lui un bonheur fou, presque au-dessus des réalisations humaines.

Chaque matin maintenant elle lui donnait une poignée de main, et il gardait jusqu’au soir la sensation de ce contact, le souvenir dans sa chair de la faible pression de ces petits doigts ; il lui semblait qu’il en avait conservé l’empreinte sur sa peau.

Il attendait anxieusement pendant tout le reste du temps ce court voyage en omnibus. Et les dimanches lui semblaient navrants.

Elle aussi l’aimait, sans doute, car elle accepta, un samedi de printemps, d’aller déjeuner avec lui, à Maisons-Laffitte, le lendemain.

Elle était la première à l’attendre à la gare. Il fut surpris ; mais elle lui dit :

« Avant de partir, j’ai à vous parler. Nous avons vingt minutes : c’est plus qu’il ne faut. »

Elle tremblait, appuyée à son bras, les yeux baissés et les joues pâles. Elle reprit :

« Il ne faut pas que vous vous trompiez sur moi. Je suis une honnête fille, et je n’irai là-bas avec vous que si vous me promettez, si vous me jurez de ne rien… de ne rien faire… qui soit… qui ne soit pas… convenable…»

Elle était devenue soudain plus rouge qu’un coquelicot. Elle se tut. Il ne savait que répondre, heureux et désappointé en même temps. Au fond du cœur, il préférait peut-être que ce fût ainsi ; et pourtant… pourtant il s’était laissé bercer, cette nuit, par des rêves qui lui avaient mis le feu dans les veines. Il l’aimerait moins assurément s’il la savait de conduite légère ; mais alors ce serait si charmant, si délicieux pour lui ! Et tous les calculs égoïstes des hommes en matière d’amour lui travaillaient l’esprit.

Comme il ne disait rien, elle se remit à parler d’une voix émue, avec des larmes au coin des paupières :

« Si vous ne me promettez pas de me respecter tout à fait, je m’en retourne à la maison. »

Il lui serra le bras tendrement et répondit :

« Je vous le promets ; vous ne ferez que ce que vous voudrez. »

Elle parut soulagée et demanda en souriant :

« C’est bien vrai, ça ? »

Il la regarda au fond des yeux.

« Je vous le jure !

— Prenons les billets », dit-elle.

Ils ne purent guère parler en route, le wagon étant au complet.

Arrivés à Maisons-Laffitte, ils se dirigèrent vers la Seine.

L’air tiède amollissait la chair et l’âme. Le soleil tombant en plein sur le fleuve, sur les feuilles et les gazons, jetait mille reflets de gaieté dans les corps et dans les esprits. Ils allaient, la main dans la main, le long de la berge, en regardant les petits poissons qui glissaient, par troupes, entre deux eaux. Ils allaient, inondés de bonheur, comme soulevés de terre dans une félicité éperdue.

Elle dit enfin :

« Comme vous devez me trouver folle. »

Il demanda :

« Pourquoi ça ? »

Elle reprit :

« N’est-ce pas une folie de venir comme ça toute seule avec vous ?

— Mais non ! c’est bien naturel.

— Non ! non ! ce n’est pas naturel — pour moi, — parce que je ne veux pas fauter, — et c’est comme ça qu’on faute, cependant. Mais si vous saviez ! c’est si triste, tous les jours, la même chose, tous les jours du mois et tous les mois de l’année. Je suis toute seule avec maman. Et comme elle a eu bien des chagrins, elle n’est pas gaie. Moi, je fais comme je peux. Je tâche de rire quand même ; mais je ne réussis pas toujours.

C’est égal, c’est mal d’être venue. Vous ne m’en voudrez pas, au moins ? »

Pour répondre, il l’embrassa vivement dans l’oreille. Mais elle se sépara de lui, d’un mouvement brusque ; et, fâchée soudain :

« Oh ! monsieur François ! après ce que vous m’avez juré. »

Et ils revinrent vers Maisons-Laffitte.

Ils déjeunèrent au Petit-Havre, maison basse, ensevelie sous quatre peupliers énormes, au bord de l’eau.

Le grand air, la chaleur, le petit vin blanc et le trouble de se sentir l’un près de l’autre les rendaient rouges, oppressés et silencieux.

Mais après le café une joie brusque les envahit, et, ayant traversé la Seine, ils repartirent le long de la rive, vers le village de La Frette.

Tout à coup il demanda :

« Comment vous appelez-vous ?

— Louise. »

Il répéta : Louise ; et il ne dit plus rien.

La rivière, décrivant une longue courbe, allait baigner au loin une rangée de maisons blanches qui se miraient dans l’eau, la tête en bas. La jeune fille cueillait des marguerites, faisait une grosse gerbe champêtre, et lui, il chantait à pleine bouche, gris comme un jeune cheval qu’on vient de mettre à l’herbe.

À leur gauche, un coteau planté de vignes suivait la rivière. Mais François soudain s’arrêta et demeurant immobile d’étonnement :

« Oh ! regardez », dit-il.

Les vignes avaient cessé, et toute la côte maintenant était couverte de lilas en fleurs. C’était un bois violet ! une sorte de grand tapis étendu sur la terre, allant jusqu’au village, là-bas, à deux ou trois kilomètres.

Elle restait aussi saisie, émue. Elle murmura :

« Oh ! que c’est joli ! »

Et, traversant un champ, ils allèrent, en courant, vers cette étrange colline, qui fournit, chaque année, tous les lilas traînés, à travers Paris, dans les petites voitures des marchandes ambulantes.

Un étroit sentier se perdait sous les arbustes. Ils le prirent et, ayant rencontré une petite clairière, ils s’assirent.

Des légions de mouches bourdonnaient au-dessus d’eux, jetaient dans l’air un ronflement doux et continu. Et le soleil, le grand soleil d’un jour sans brise, s’abattait sur le long coteau épanoui, faisait sortir de ce bois de bouquets un arôme puissant, un immense souffle de parfums, cette sueur des fleurs.

Une cloche d’église sonnait au loin.

Et, tout doucement, ils s’embrassèrent, puis s’étreignirent, étendus sur l’herbe, sans conscience de rien que de leur baiser. Elle avait fermé les yeux et le tenait à pleins bras, le serrant éperdument, sans une pensée, la raison perdue, engourdie de la tête aux pieds dans une attente passionnée. Et elle se donna tout entière sans savoir ce qu’elle faisait, sans comprendre même qu’elle s’était livrée à lui.

Elle se réveilla dans l’affolement des grands malheurs et elle se mit à pleurer, gémissant de douleur, la figure cachée sous ses mains.

Il essayait de la consoler. Mais elle voulut repartir, revenir, rentrer tout de suite. Elle répétait sans cesse, en marchant à grands pas :

« Mon Dieu ! mon Dieu ! »

Il lui disait :

« Louise ! Louise ! restons, je vous en prie. »

Elle avait maintenant les pommettes rouges et les yeux caves. Dès qu’ils furent dans la gare de Paris, elle le quitta sans même lui dire adieu.

Quand il la rencontra le lendemain, dans l’omnibus, elle lui parut changée, amaigrie. Elle lui dit :

« Il faut que je vous parle ; nous allons descendre au boulevard. »

Dès qu’ils furent seuls sur le trottoir :

« Il faut nous dire adieu, dit-elle. Je ne peux pas vous revoir après ce qui s’est passé. »

Il balbutia :

« Mais, pourquoi ?

— Parce que je ne peux pas. J’ai été coupable. Je ne le serai plus. »

Alors il l’implora, la supplia, torturé de désirs, affolé du besoin de l’avoir tout entière, dans l’abandon absolu des nuits d’amour.

Elle répondait obstinément :

« Non, je ne peux pas. Non, je ne peux pas. »

Mais il s’animait, s’excitait davantage. Il promit de l’épouser. Elle dit encore :

« Non. »

Et le quitta.

Pendant huit jours, il ne la vit pas. Il ne la put rencontrer, et, comme il ne savait point son adresse, il la croyait perdue pour toujours.

Le neuvième, au soir, on sonna chez lui. Il alla ouvrir. C’était elle. Elle se jeta dans ses bras, et ne résista plus.

Pendant trois mois, elle fut sa maîtresse. Il commençait à se lasser d’elle, quand elle lui apprit qu’elle était grosse. Alors, il n’eut plus qu’une idée en tête : rompre à tout prix.

Comme il n’y pouvait parvenir, ne sachant s’y prendre, ne sachant que dire, affolé d’inquiétudes, avec la peur de cet enfant qui grandissait, il prit un parti suprême. Il déménagea, une nuit, et disparut.

Le coup fut si rude qu’elle ne chercha pas celui qui l’avait ainsi abandonnée. Elle se jeta aux genoux de sa mère en lui confessant son malheur ; et, quelques mois plus tard, elle accoucha d’un garçon.

Des années s’écoulèrent. François Tessier vieillissait sans qu’aucun changement se fît en sa vie. Il menait l’existence monotone et morne des bureaucrates, sans espoirs et sans attentes. Chaque jour, il se levait à la même heure, suivait les mêmes rues, passait par la même porte devant le même concierge, entrait dans le même bureau, s’asseyait sur le même siège, et accomplissait la même besogne. Il était seul au monde, seul, le jour, au milieu de ses collègues indifférents, seul, la nuit, dans son logement de garçon. Il économisait cent francs par mois pour la vieillesse.

Chaque dimanche, il faisait un tour aux Champs-Élysées, afin de regarder passer le monde élégant, les équipages et les jolies femmes.

Il disait le lendemain, à son compagnon de peine :

« Le retour du Bois était fort brillant, hier. »

Or, un dimanche, par hasard, ayant suivi des rues nouvelles, il entra au parc Monceau. C’était par un clair matin d’été.

Les bonnes et les mamans, assises le long des allées, regardaient les enfants jouer devant elles.

Mais soudain François Tessier frissonna. Une femme passait, tenant par la main deux enfants : un petit garçon d’environ dix ans, et une petite fille de quatre ans. C’était elle.

Il fit encore une centaine de pas, puis s’affaissa sur une chaise, suffoqué par l’émotion. Elle ne l’avait pas reconnu. Alors il revint, cherchant à la voir encore. Elle s’était assise, maintenant. Le garçon demeurait très sage, à son côté, tandis que la fillette faisait des pâtés de terre. C’était elle, c’était bien elle. Elle avait un air sérieux de dame, une toilette simple, une allure assurée et digne.

Il la regardait de loin, n’osant pas approcher. Le petit garçon leva la tête. François Tessier se sentit trembler. C’était son fils, sans doute. Et il le considéra, et il crut se reconnaître lui-même tel qu’il était sur une photographie faite autrefois.

Et il demeura caché derrière un arbre, attendant qu’elle s’en allât, pour la suivre.

Il n’en dormit pas la nuit suivante. L’idée de l’enfant surtout le harcelait. Son fils ! Oh ! s’il avait pu savoir, être sûr ? Mais qu’aurait-il fait ?

Il avait vu sa maison ; il s’informa. Il apprit qu’elle avait été épousée par un voisin, un honnête homme de mœurs graves, touché par sa détresse. Cet homme, sachant la faute et la pardonnant, avait même reconnu l’enfant, son enfant à lui, François Tessier.

Il revint au parc Monceau chaque dimanche. Chaque dimanche il la voyait, et chaque fois une envie folle, irrésistible, l’envahissait, de prendre son fils dans ses bras, de le couvrir de baisers, de l’emporter, de le voler.

Il souffrait affreusement dans son isolement misérable de vieux garçon sans affections ; il souffrait une torture atroce, déchiré par une tendresse paternelle faite de remords, d’envie, de jalousie, et de ce besoin d’aimer ses petits que la nature a mis aux entrailles des êtres.

Il voulut enfin faire une tentative désespérée, et, s’approchant d’elle, un jour, comme elle entrait au parc, il lui dit, planté au milieu du chemin, livide, les lèvres secouées de frissons :

« Vous ne me reconnaissez pas ? »

Elle leva les yeux, le regarda, poussa un cri d’effroi, un cri d’horreur, et, saisissant par les mains ses deux enfants, elle s’enfuit, en les traînant derrière elle.

Il rentra chez lui pour pleurer.

Des mois encore passèrent. Il ne la voyait plus. Mais il souffrait jour et nuit, rongé, dévoré par sa tendresse de père.

Pour embrasser son fils, il serait mort, il aurait tué, il aurait accompli toutes les besognes, bravé tous les dangers, tenté toutes les audaces.

Il lui écrivit à elle. Elle ne répondit pas. Après vingt lettres, il comprit qu’il ne devait point espérer la fléchir. Alors il prit une résolution désespérée, et prêt à recevoir dans le cœur une balle de revolver s’il le fallait. Il adressa à son mari un billet de quelques mots :

« Monsieur,

« Mon nom doit être pour vous un sujet d’horreur. Mais je suis si misérable, si torturé par le chagrin, que je n’ai plus d’espoir qu’en vous.

« Je viens vous demander seulement un entretien de dix minutes.

« J’ai l’honneur, etc. »

Il reçut le lendemain la réponse :

« Monsieur,

« Je vous attends mardi à cinq heures. »

En gravissant l’escalier, François Tessier s’arrêtait de marche en marche, tant son cœur battait. C’était dans sa poitrine un bruit précipité, comme un galop de bête, un bruit sourd et violent. Et il ne respirait plus qu’avec effort, tenant la rampe pour ne pas tomber.

Au troisième étage, il sonna. Une bonne vint ouvrir. Il demanda :

« Monsieur Flamel.

— C’est ici, monsieur. Entrez. »

Et il pénétra dans un salon bourgeois. Il était seul ; il attendit éperdu, comme au milieu d’un catastrophe.

Un porte s’ouvrit. Un homme parut. Il était grand, grave, un peu gros, en redingote noire. Il montra un siège de la main.

François Tessier s’assit, puis, d’une voix haletante :

« Monsieur… monsieur… je ne sais pas si vous connaissez mon nom… si vous savez… »

M. Flamel l’interrompit :

« C’est inutile, monsieur, je sais. Ma femme m’a parlé de vous. »

Il avait le ton digne d’un homme bon qui veut être sévère, et une majesté bourgeoise d’honnête homme. François Tessier reprit :

« Eh bien, monsieur, voilà. Je meurs de chagrin, de remords, de honte. Et je voudrais une fois, rien qu’une fois, embrasser… l’enfant… »

M. Flamel se leva, s’approcha de la cheminée, sonna. La bonne parut. Il lui dit :

« Allez me chercher Louis. »

Elle sortit. Ils restèrent face à face, muets, n’ayant plus rien à se dire, attendant.

Et, tout à coup, un petit garçon de dix ans se précipita dans le salon, et courut à celui qu’il croyait son père. Mais il s’arrêta, confus, en apercevant un étranger.

M. Flamel le baisa sur le front, puis lui dit :

« Maintenant, embrasse monsieur, mon chéri. »

Et l’enfant s’en vint gentiment, en regardant cet inconnu.

François Tessier s’était levé. Il laissa tomber son chapeau, prêt à choir lui-même. Et il contemplait son fils.

M. Flamel, par délicatesse, s’était détourné, et il regardait par la fenêtre, dans la rue.

L’enfant attendait, tout surpris. Il ramassa le chapeau et le rendit à l’étranger. Alors François, saisissant le petit dans ses bras, se mit à l’embrasser follement à travers tout son visage, sur les yeux, sur les joues, sur la bouche, sur les cheveux.

Le gamin, effaré par cette grêle de baisers, cherchait à les éviter, détournait la tête, écartait de ses petites mains les lèvres goulues de cet homme.

Mais François Tessier, brusquement, le remit à terre. Il cria :

« Adieu ! adieu ! »

Et il s’enfuit comme un voleur.


<t Ficelle (La)>

La Ficelle

À Harry Alis.

Sur toutes les routes autour de Goderville, les paysans et leurs femmes s’en venaient vers le bourg ; car c’était jour de marché. Les mâles allaient, à pas tranquilles, tout le corps en avant à chaque mouvement de leurs longues jambes torses, déformées par les rudes travaux, par la pesée sur la charrue qui fait en même temps monter l’épaule gauche et dévier la taille, par le fauchage des blés qui fait écarter les genoux pour prendre un aplomb solide, par toutes les besognes lentes et pénibles de la campagne. Leur blouse bleue, empesée, brillante, comme vernie, ornée au col et aux poignets d’un petit dessin de fil blanc, gonflée autour de leur torse osseux, semblait un ballon prêt à s’envoler, d’où sortaient une tête, deux bras et deux pieds.

Les uns t iraient au bout d’une corde une vache, un veau. Et leurs femmes, derrière l’animal, lui fouettaient les reins d’une branche encore garnie de feuilles, pour hâter sa marche. Elles portaient au bras de larges paniers d’où sortaient des têtes de poulets par-ci, des têtes de canards par-là. Et elles marchaient d’un pas plus court et plus vif que leurs hommes, la taille sèche, droite et drapée dans un petit châle étriqué, épinglé sur leur poitrine plate, la tête enveloppée d’un linge blanc collé sur les cheveux et surmontée d’un bonnet.

Puis, un char à bancs passait, au trot saccadé d’un bidet, secouant étrangement deux hommes assis côte à côte et une femme dans le fond du véhicule, dont elle tenait le bord pour atténuer les durs cahots.

Sur la place de Goderville, c’était une foule, une cohue d’humains et de bêtes mélangés. Les cornes des bœufs, les hauts chapeaux à longs poils des paysans riches et les coiffes des paysannes émergeaient à la surface de l’assemblée. Et les voix criardes, aiguës, glapissantes formaient une clameur continue et sauvage que dominait parfois un grand éclat poussé par la robuste poitrine d’un campagnard en gaieté, ou le long meuglement d’une vache attachée au mur d’une maison.

Tout cela sentait l’étable, le lait et le fumier, le foin et la sueur, dégageait cette saveur aigre, affreuse, humaine et bestiale, particulière aux gens des champs.

Maître Hauchecorne, de Bréauté, venait d’arriver à Goderville, et il se dirigeait vers la place, quand il aperçut par terre un petit bout de ficelle. Maître Hauchecorne, économe en vrai Normand, pensa que tout était bon à ramasser qui peut servir ; et il se baissa péniblement, car il souffrait de rhumatismes. Il prit, par terre, le morceau de corde mince, et il se disposait à le rouler avec soin, quand il remarqua, sur le seuil de sa porte, maître Malandain, le bourrelier, qui le regardait. Ils avaient eu des affaires ensemble au sujet d’un licol, autrefois, et ils étaient restés fâchés, étant rancuniers tous deux. Maître Hauchecorne fut pris d’une sorte de honte d’être vu ainsi, par son ennemi, cherchant dans la crotte un bout de ficelle. Il cacha brusquement sa trouvaille sous sa blouse, puis dans la poche de sa culotte ; puis il fit semblant de chercher encore par terre quelque chose qu’il ne trouvait point, et il s’en alla vers le marché, la tête en avant, courbé en deux par ses douleurs.

Il se perdit aussitôt dans la foule criarde et lente, agitée par les interminables marchandages. Les paysans tâtaient les vaches, s’en allaient, revenaient, perplexes, toujours dans la crainte d’être mis dedans, n’osant jamais se décider, épiant l’œil du vendeur, cherchant sans fin à découvrir la ruse de l’homme et le défaut de la bête.

Les femmes, ayant posé à leurs pieds leurs grands paniers, en avaient tiré leurs volailles qui gisaient par terre, liées par les pattes, l’œil effaré, la crête écarlate.

Elles écoutaient les propositions, maintenaient leurs prix, l’air sec, le visage impassible ; ou bien tout à coup, se décidant au rabais proposé, criaient au client qui s’éloignait lentement :

« C’est dit, maît’ Anthime. J’vous l’donne. »

Puis, peu à peu, la place se dépeupla, et l’angelus sonnant midi, ceux qui demeuraient trop loin se répandirent dans les auberges.

Chez Jourdain, la grande salle était pleine de mangeurs, comme la vaste cour était pleine de véhicules de toute race, charrettes, cabriolets, chars à bancs, tilburys, carrioles innommables, jaunes de crotte, déformées, rapiécées, levant au ciel, comme deux bras, leurs brancards, ou bien le nez par terre et le derrière en l’air.

Tout contre les dîneurs attablés, l’immense cheminée, pleine de flamme claire, jetait une chaleur vive dans le dos de la rangée de droite. Trois broches tournaient, chargées de poulets, de pigeons et de gigots ; et une délectable odeur de viande rôtie et de jus ruisselant sur la peau rissolée, s’envolait de l’âtre, allumait les gaietés, mouillait les bouches.

Toute l’aristocratie de la charrue mangeait là, chez maît’ Jourdain, aubergiste et maquignon, un malin qui avait des écus.

Les plats passaient, se vidaient comme les brocs de cidre jaune. Chacun racontait ses affaires, ses achats et ses ventes. On prenait des nouvelles des récoltes. Le temps était bon pour les verts, mais un peu mucre pour les blés.

Tout à coup, le tambour roula, dans la cour, devant la maison. Tout le monde aussitôt fut debout, sauf quelques indifférents, et on courut à la porte, aux fenêtres, la bouche encore pleine et la serviette à la main.

Après qu’il eut terminé son roulement, le crieur public lança d’une voix saccadée, scandant ses phrases à contretemps :

« Il est fait assavoir aux habitants de Goderville, et en général à toutes — les personnes présentes au marché, qu’il a été perdu ce matin, sur la route de Beuzeville, entre — neuf heures et dix heures, un portefeuille en cuir noir, contenant cinq cents francs et des papiers d’affaires. On est prié de le rapporter — à la mairie, incontinent, ou chez maître Fortuné Houlbrèque, de Manneville. Il y aura vingt francs de récompense. »

Puis l’homme s’en alla. On entendit encore une fois au loin les battements sourds de l’instrument et la voix affaiblie du crieur.

Alors on se mit à parler de cet événement, en énumérant les chances qu’avait maître Houlbrèque de retrouver ou de ne pas retrouver son portefeuille.

Et le repas s’acheva.

On finissait le café, quand le brigadier de gendarmerie parut sur le seuil.

Il demanda :

« Maître Hauchecorne, de Bréauté, est-il ici ? »

Maître Hauchecorne, assis à l’autre bout de la table, répondit :

« Me v’là. »

Et le brigadier reprit :

« Maître Hauchecorne, voulez-vous avoir la complaisance de m’accompagner à la mairie. M. le maire voudrait vous parler. »

Le paysan, surpris, inquiet, avala d’un coup son petit verre, se leva et, plus courbé encore que le matin, car les premiers pas après chaque repos étaient particulièrement difficiles, il se mit en route en répétant :

« Me v’là, me v’là. »

Et il suivit le brigadier.

Le maire l’attendait, assis dans un fauteuil. C’était le notaire de l’endroit, homme gros, grave, à phrases pompeuses.

« Maître Hauchecorne, dit-il, on vous a vu ce matin ramasser, sur la route de Beuzeville, le portefeuille perdu par maître Houlbrèque, de Manneville. »

Le campagnard, interdit, regardait le maire, apeuré déjà par ce soupçon qui pesait sur lui, sans qu’il comprît pourquoi.

« Mé, mé, j’ai ramassé çu portafeuille ?

— Oui, vous-même.

— Parole d’honneur, je n’en ai seulement point eu connaissance.

— On vous a vu.

— On m’a vu, mé ? Qui ça qui m’a vu ?

— M. Malandain, le bourrelier. »

Alors le vieux se rappela, comprit et, rougissant de colère :

« Ah ! i m’a vu, çu manant ! I m’a vu ramasser c’te ficelle-là, tenez, m’sieu le Maire. »

Et, fouillant au fond de sa poche, il en retira le petit bout de corde.

Mais le maire, incrédule, remuait la tête.

« Vous ne me ferez pas accroire, maître Hauchecorne, que M. Malandain, qui est un homme digne de foi, a pris ce fil pour un portefeuille. »

Le paysan, furieux, leva la main, cracha de côté pour attester son honneur, répétant :

« C’est pourtant la vérité du bon Dieu, la sainte vérité, m’sieu le Maire. Là, sur mon âme et mon salut, je l’répète. »

Le maire reprit :

« Après avoir ramassé l’objet, vous avez même encore cherché longtemps dans la boue, si quelque pièce de monnaie ne s’en était pas échappée. »

Le bonhomme suffoquait d’indignation et de peur.

« Si on peut dire !… si on peut dire… des menteries comme ça pour dénaturer un honnête homme ! Si on peut dire !… »

Il eut beau protester, on ne le crut pas.

Il fut confronté avec M. Malandain, qui répéta et soutint son affirmation. Ils s’injurièrent une heure durant. On fouilla, sur sa demande, maître Hauchecorne. On ne trouva rien sur lui.

Enfin, le maire, fort perplexe, le renvoya, en le prévenant qu’il allait aviser le parquet et demander des ordres.

La nouvelle s’était répandue. À sa sortie de la mairie, le vieux fut entouré, interrogé avec une curiosité sérieuse ou goguenarde, mais où n’entrait aucune indignation. Et il se mit à raconter l’histoire de la ficelle. On ne le crut pas. On riait.

Il allait, arrêté par tous, arrêtant ses connaissances, recommençant sans fin son récit et ses protestations, montrant ses poches retournées, pour prouver qu’il n’avait rien.

On lui disait :

« Vieux malin, va ! »

Et il se fâchait, s’exaspérant, enfiévré, désolé de n’être pas cru, ne sachant que faire, et contant toujours son histoire.

La nuit vint. Il fallait partir. Il se mit en route avec trois voisins à qui il montra la place où il avait ramassé le bout de corde ; et tout le long du chemin il parla de son aventure.

Le soir, il fit une tournée dans le village de Bréauté, afin de la dire à tout le monde. Il ne rencontra que des incrédules.

Il en fut malade toute la nuit.

Le lendemain, vers une heure de l’après-midi, Marius Paumelle, valet de ferme de maître Breton, cultivateur à Ymauville, rendait le portefeuille et son contenu à maître Houlbrèque, de Manneville.

Cet homme prétendait avoir, en effet, trouvé l’objet sur la route ; mais, ne sachant pas lire, il l’avait rapporté à la maison et donné à son patron.

La nouvelle se répandit aux environs. Maître Hauchecorne en fut informé. Il se mit aussitôt en tournée et commença à narrer son histoire complétée du dénouement. Il triomphait.

« C’ qui m’ faisait deuil, disait-il, c’est point tant la chose, comprenez-vous ; mais c’est la menterie. Y a rien qui vous nuit comme d’être en réprobation pour une menterie. »

Tout le jour il parlait de son aventure, il la contait sur les routes aux gens qui passaient, au cabaret aux gens qui buvaient, à la sortie de l’église le dimanche suivant. Il arrêtait des inconnus pour la leur dire. Maintenant, il était tranquille, et pourtant quelque chose le gênait sans qu’il sût au juste ce que c’était. On avait l’air de plaisanter en l’écoutant. On ne paraissait pas convaincu. Il lui semblait sentir des propos derrière son dos.

Le mardi de l’autre semaine, il se rendit au marché de Goderville, uniquement poussé par le besoin de conter son cas.

Malandain, debout sur sa porte, se mit à rire en le voyant passer. Pourquoi ?

Il aborda un fermier de Criquetot, qui ne le laissa pas achever et, lui jetant une tape dans le creux de son ventre, lui cria par la figure : « Gros malin, va ! » Puis lui tourna les talons.

Maître Hauchecorne demeura interdit et de plus en plus inquiet. Pourquoi l’avait-on appelé « gros malin » ?

Quand il fut assis à table, dans l’auberge de Jourdain, il se remit à expliquer l’affaire.

Un maquignon de Montivilliers lui cria :

« Allons, allons vieille pratique, je la connais, ta ficelle !»

Hauchecorne balbutia :

« Puisqu’on l’a retrouvé, çu portafeuille ! »

Mais l’autre reprit :

« Tais-té, mon pé, y en a un qui trouve, et y en a un qui r’porte. Ni vu ni connu, je t’embrouille. »

Le paysan resta suffoqué. Il comprenait enfin. On l’accusait d’avoir fait reporter le portefeuille par un compère, par un complice.

Il voulut protester. Toute la table se mit à rire.

Il ne put achever son dîner et s’en alla, au milieu des moqueries.

Il rentra chez lui, honteux et indigné, étranglé par la colère, par la confusion, d’autant plus atterré qu’il était capable, avec sa finauderie de Normand, de faire ce dont on l’accusait, et même de s’en vanter comme d’un bon tour. Son innocence lui apparaissait confusément comme impossible à prouver, sa malice étant connue. Et il se sentait frappé au cœur par l’injustice du soupçon.

Alors il recommença à conter l’aventure, en allongeant chaque jour son récit, ajoutant chaque fois des raisons nouvelles, des protestations plus énergiques, des serments plus solennels qu’il imaginait, qu’il préparait dans ses heures de solitude, l’esprit uniquement occupé de l’histoire de la ficelle. On le croyait d’autant moins que sa défense était plus compliquée et son argumentation plus subtile.

« Ça, c’est des raisons d’menteux », disait-on derrière son dos.

Il le sentait, se rongeait les sangs, s’épuisait en efforts inutiles.

Il dépérissait à vue d’œil.

Les plaisants maintenant lui faisaient conter « la Ficelle » pour s’amuser, comme on fait conter sa bataille au soldat qui a fait campagne. Son esprit, atteint à fond, s’affaiblissait.

Vers la fin de décembre, il s’alita.

Il mourut dans les premiers jours de janvier, et, dans le délire de l’agonie, il attestait son innocence, répétant :

« Une ‘tite ficelle… une ‘tite ficelle… t’nez, la voilà, m’sieu le maire. »


<t Un sage>

Un sage

Au baron de Vaux.

Blérot était mon ami d’enfance, mon plus cher camarade ; nous n’avions rien de secret. Nous étions liés par une amitié profonde des cœurs et des esprits, une intimité fraternelle, une confiance absolue l’un dans l’autre. Il me disait ses plus délicates pensées, jusqu’à ces petites hontes de la conscience qu’on ose à peine s’avouer à soi-même. J’en faisais autant pour lui.

J’avais été confident de toutes ses amours. Il l’avait été de toutes les miennes.

Quand il m’annonça qu’il allait se marier, j’en fus blessé comme d’une trahison. Je sentis que c’était fini de cette cordiale et absolue affection qui nous unissait. Sa femme était entre nous. L’intimité du lit établit entre deux êtres, même quand ils ont cessé de s’aimer, une sorte de complicité, d’alliance mystérieuse. Ils sont, l’homme et la femme, comme deux associés discrets qui se défient de tout le monde. Mais ce lien si serré, que noue le baiser conjugal, cesse brusquement du jour où la femme prend un amant.

Je me rappelle comme d’hier toute la cérémonie du mariage de Blérot. Je n’avais pas voulu assister au contrat, ayant peu de goût pour ces sortes d’événements ; j’allai seulement à la mairie et à l’église.

Sa femme, que je ne connaissais point, était une grande jeune fille, blonde, un peu mince, jolie, avec des yeux pâles, des cheveux pâles, un teint pâle, des mains pâles. Elle marchait avec un léger mouvement onduleux, comme si elle eût été portée par une barque. Elle semblait faire en avançant une suite de longues révérences gracieuses.

Blérot en paraissait fort amoureux. Il la regardait sans cesse, et je sentais frémir en lui un désir immodéré de cette femme.

J’allai le voir au bout de quelques jours. Il me dit : « Tu ne te figures pas comme je suis heureux. Je l’aime follement. D’ailleurs elle est… elle est… » Il n’acheva pas la phrase, mais posant deux doigts sur sa bouche, il fit un geste qui signifie : divine, exquise, parfaite, et bien d’autres choses encore.

Je demandai en riant : « Tant que ça ? »

Il répondit : « Tout ce que tu peux rêver ! »

Il me présenta. Elle fut charmante, familière comme il faut, me dit que la maison était mienne. Mais je sentais qu’il n’était plus mien, lui, Blérot. Notre intimité était coupée net. C’est à peine si nous trouvions quelque chose à nous dire.

Je m’en allai. Puis je fis un voyage en Orient. Je revins par la Russie, l’Allemagne, la Suède et la Hollande.

Je ne rentrai à Paris qu’après dix-huit mois d’absence.

Le lendemain de mon arrivée, comme j’errais sur le boulevard pour reprendre l’air de Paris, j’aperçus, venant à moi, un homme fort pâle, aux traits creusés, qui ressemblait à Blérot autant qu’un phtisique décharné peut ressembler à un fort garçon rouge et bedonnant un peu. Je le regardais, surpris, inquiet, me demandant : « Est-ce lui ? » Il me vit, poussa un cri, tendit les bras. J’ouvris les miens, et nous nous embrassâmes en plein boulevard.

Après quelques allées et venues de la rue Drouot au Vaudeville, comme nous nous disposions à nous séparer, car il paraissait déjà exténué d’avoir marché, je lui dis : « Tu n’as pas l’air bien portant. Es-tu malade ? » Il répondit : « Oui, un peu souffrant. »

Il avait l’apparence d’un homme qui va mourir ; et un flot d’affection me monta au cœur pour ce vieux et si cher ami, le seul que j’aie jamais eu. Je lui serrai les mains.

« Qu’est-ce que tu as donc ? Souffres-tu ?

— Non, un peu de fatigue. Ce n’est rien.

— Que dit ton médecin ?…

— Il parle d’anémie et m’ordonne du fer et de la viande rouge. »

Un soupçon me traversa l’esprit. Je demandai :

« Es-tu heureux ?

— Oui, très heureux.

— Tout à fait heureux ?

— Tout à fait.

— Ta femme ?…

— Charmante. Je l’aime plus que jamais. »

Mais je m’aperçus qu’il avait rougi. Il paraissait embarrassé comme s’il eût craint de nouvelles questions. Je lui saisis le bras, je le poussai dans un café vide à cette heure, je le fis asseoir de force, et, les yeux dans les yeux :

« Voyons, mon vieux René, dis-moi la vérité. » Il balbutia : « Mais je n’ai rien à te dire. »

Je repris d’une voix ferme : « Ce n’est pas vrai. Tu es malade, malade de cœur sans doute, et tu n’oses révéler à personne ton secret. C’est quelque chagrin qui te ronge. Mais tu me le diras à moi. Voyons, j’attends. »

Il rougit encore, puis bégaya, en tournant la tête :

« C’est stupide !… mais je suis… je suis foutu !… »

Comme il se taisait, je repris : « Ça, voyons, parle. » Alors, il prononça brusquement, comme s’il eût jeté hors de lui une pensée torturante, inavouée encore.

« Eh bien ! j’ai une femme qui me tue… voilà. »

Je ne comprenais pas. « Elle te rend malheureux ? Elle te fait souffrir jour et nuit ? Mais comment ? En quoi ? »

Il murmura d’une voix faible, comme s’il se fût confessé d’un crime : « Non… je l’aime trop. »

Je demeurai interdit devant cet aveu brutal. Puis une envie de rire me saisit, puis, enfin, je pus répondre :

« Mais il me semble que tu… que tu pourrais… l’aimer moins. »

Il était redevenu très pâle. Il se décida enfin à me parler à cœur ouvert, comme autrefois :

« Non. Je ne peux pas. Et je meurs. Je le sais. Je meurs. Je me tue. Et j’ai peur. Dans certains jours, comme aujourd’hui, j’ai envie de la quitter, de m’en aller pour tout à fait, de partir au bout du monde, pour vivre, pour vivre longtemps. Et puis, quand le soir vient, je rentre à la maison, malgré moi, à petits pas, l’esprit torturé. Je monte l’escalier lentement. Je sonne. Elle est là, assise dans un fauteuil. Elle me dit : “ Comme tu viens tard. ” Je l’embrasse. Puis nous nous mettons à table. Je pense tout le temps pendant le repas : “ Je vais sortir après le dîner et je prendrai le train pour aller n’importe où. ” Mais quand nous retournons au salon, je me sens tellement fatigué que je n’ai plus le courage de me lever. Je reste. Et puis… et puis… Je succombe toujours… »

Je ne pus m’empêcher de sourire encore. Il le vit et reprit : « Tu ris, mais je t’assure que c’est horrible.

— Pourquoi, lui dis-je, ne préviens-tu pas ta femme ? à moins d’être un monstre, elle comprendrait. »

Il haussa les épaules. « Oh ! tu en parles à ton aise. Si je ne la préviens pas, c’est que je connais sa nature. As-tu jamais entendu dire de certaines femmes :

« “ Elle en est à son troisième mari ” ? Oui, n’est-ce pas, et cela t’a fait sourire, comme tout à l’heure. Et pourtant, c’était vrai. Qu’y faire ? Ce n’est ni sa faute, ni la mienne. Elle est ainsi, parce que la nature l’a faite ainsi. Elle a, mon cher, un tempérament de Messaline. Elle l’ignore, mais je le sais bien, tant pis pour moi. Et elle est charmante, douce, tendre, trouvant naturelles et modérées nos caresses folles qui m’épuisent, qui me tuent. Elle a l’air d’une pensionnaire ignorante. Et elle est ignorante, la pauvre enfant.

« Oh ! je prends chaque jour des résolutions énergiques. Comprends donc que je meurs. Mais il me suffit d’un regard de ses yeux, un de ces regards où je lis le désir ardent de ses lèvres, et je succombe aussitôt, me disant : “ C’est la dernière fois. Je ne veux plus de ces baisers mortels. ” Et puis, quand j’ai encore cédé, comme aujourd’hui, je sors, je vais devant moi en pensant à la mort ; en me disant que je suis perdu, que c’est fini.

« J’ai l’esprit tellement frappé, tellement malade, qu’hier j’ai été faire un tour au Père-Lachaise. Je regardais ces tombes alignées comme des dominos. Et je pensais : “ Je serai là, bientôt. ” Je suis rentré, bien résolu à me dire malade, à la fuir. Je n’ai pas pu.

« Oh ! tu ne connais pas cela. Demande à un fumeur que la nicotine empoisonne s’il peut renoncer à son habitude délicieuse et mortelle. Il te dira qu’il a essayé cent fois sans y parvenir. Et il ajoutera : “ Tant pis. J’aime mieux en mourir. ” Je suis ainsi. Quand on est pris dans l’engrenage d’une pareille passion ou d’un pareil vice, il faut y passer tout entier. »

Il se leva, me tendit la main. Une colère tumultueuse m’envahissait, une colère haineuse contre cette femme, contre la femme, contre cet être inconscient, charmant, terrible. Il boutonnait son paletot pour s’en aller. Je lui jetai brutalement par la face : « Mais, sacrebleu, donne-lui des amants plutôt que de te laisser tuer ainsi. »

Il haussa encore les épaules, sans répondre, et s’éloigna.

Je fus six mois sans le revoir. Je m’attendais chaque matin à recevoir une lettre de faire-part me priant à son enterrement. Mais je ne voulais point mettre les pieds chez lui, obéissant à un sentiment compliqué, fait de mépris pour cette femme et pour lui, de colère, d’indignation, de mille sensations diverses.

Je me promenais aux Champs-Élysées par un beau jour de printemps. C’était un de ces après-midi tièdes qui remuent en nous des joies secrètes, qui nous allument les yeux et versent sur nous un tumultueux bonheur de vivre. Quelqu’un me frappa sur l’épaule. Je me retournai : c’était lui ; c’était lui, superbe, bien portant, rose, gras, ventru.

Il me tendit les deux mains, épanoui de plaisir, et criant : « Te voilà donc, lâcheur ? »

Je le regardais, perclus de surprise : « Mais… oui. Bigre, mes compliments. Tu as changé depuis six mois. »

Il devint cramoisi, et reprit, en riant faux : « On fait ce qu’on peut. »

Je le regardais avec une obstination qui le gênait visiblement. Je prononçai : « Alors, tu es… tu es guéri ? »

Il balbutia très vite : « Oui, tout à fait. Merci. » Puis, changeant de ton : « Quelle chance de te rencontrer, mon vieux. Hein ! on va se revoir maintenant, et souvent j’espère ? »

Mais je ne lâchais point mon idée. Je voulais savoir. Je demandai : « Voyons, tu te rappelles bien la confidence que tu m’as faite, voilà six mois… Alors…, alors…, tu résistes maintenant. »

Il articula en bredouillant : « Mettons que je ne t’ai rien dit, et laisse-moi tranquille. Mais, tu sais, je te trouve et je te garde. Tu viens dîner à la maison. »

Une envie folle me saisit soudain de voir cet intérieur, de comprendre. J’acceptai.

Deux heures plus tard, il m’introduisait chez lui.

Sa femme me reçut d’une façon charmante. Elle avait un air simple, adorablement naïf et distingué qui ravissait les yeux. Ses longues mains, sa joue, son cou, étaient d’une blancheur et d’une finesse exquises ; c’était là de la chair fine et noble, de la chair de race. Et elle marchait toujours avec ce long mouvement de chaloupe comme si chaque jambe, à chaque pas, eût légèrement fléchi.

René l’embrassa sur le front, fraternellement et demanda : « Lucien n’est pas encore arrivé ? »

Elle répondit, d’une voix claire et légère : « Non, pas encore, mon ami. Tu sais qu’il est toujours un peu en retard. »

Le timbre retentit. Un grand garçon parut, fort brun, avec des joues velues et un aspect d’hercule mondain. On nous présenta l’un à l’autre. Il s’appelait : Lucien Delabarre.

René et lui se serrèrent énergiquement les mains. Et puis on se mit à table.

Le dîner fut délicieux, plein de gaieté. René ne cessait de me parler, familièrement, cordialement, franchement, comme autrefois. C’était : « Tu sais, mon vieux. Dis donc, mon vieux. Écoute, mon vieux. » Puis soudain il s’écriait : « Tu ne te doutes pas du plaisir que j’ai à te retrouver. Il me semble que je renais. »

Je regardais sa femme et l’autre. Ils demeuraient parfaitement corrects. Il me sembla pourtant une ou deux fois qu’ils échangeaient un rapide et furtif coup d’œil.

Dès qu’on eut achevé le repas, René se tournant vers sa femme déclara : « Ma chère amie, j’ai retrouvé Pierre et je l’enlève ; nous allons bavarder le long du boulevard, comme jadis. Tu nous pardonneras cette équipée… de garçons. Je te laisse d’ailleurs M. Delabarre. »

La jeune femme sourit et me dit, en me tendant la main : « Ne le gardez pas trop longtemps. »

Et nous voilà, bras dessus, bras dessous, dans la rue. Alors, voulant savoir à tout prix : « Voyons, que s’est-il passé ? Dis-moi ?… » Mais il m’interrompit brusquement, et du ton grognon d’un homme tranquille qu’on dérange sans raison, il répondit : « Ah ça ! mon vieux, fiche-moi donc la paix avec tes questions ! » Puis il ajouta à mi-voix, comme se parlant à lui-même, avec cet air convaincu des gens qui ont pris une sage résolution : « C’était trop bête de se laisser crever comme ça, à la fin. »

Je n’insistai pas. Nous marchions vite. Nous nous mîmes à bavarder. Et tout à coup il me souffla dans l’oreille : « Si nous allions voir des filles, hein ? »

Je me mis à rire franchement. « Comme tu voudras. Allons, mon viaux. »


<t Première neige>

Première neige

La longue promenade de la Croisette s’arrondit au bord de l’eau bleue. Là-bas, à droite, l’Esterel s’avance au loin dans la mer. Il barre la vue, fermant l’horizon par le joli décor méridional de ses sommets pointus, nombreux et bizarres.

À gauche les îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat, couchées dans l’eau, montrent leur dos, couvert de sapins.

Et tout le long du large golfe, tout le long des grandes montagnes assises autour de Cannes, le peuple blanc des villas semble endormi dans le soleil. On les voit au loin, les maisons claires, semées du haut en bas des monts, tachant de points de neige la verdure sombre.

Les plus proches de l’eau ouvrent leurs grilles sur la vaste promenade que viennent baigner les flots tranquilles. Il fait bon, il fait doux. C’est un tiède jour d’hiver où passe à peine un frisson de fraîcheur. Par-dessus les murs des jardins, on aperçoit les orangers et les citronniers pleins de fruits d’or. Des dames vont à pas lents sur le sable de l’avenue, suivies d’enfants qui roulent des cerceaux, ou causant avec des messieurs.

Une jeune femme vient de sortir de sa petite et coquette maison dont la porte est sur la Croisette. Elle s’arrête un instant à regarder les promeneurs, sourit et gagne, d’une allure accablée, un banc vide en face de la mer. Fatiguée d’avoir fait vingt pas, elle s’assied en haletant. Son pâle visage semble celui d’une morte. Elle tousse, et porte à ses lèvres ses doigts transparents comme pour arrêter ces secousses qui l’épuisent.

Elle regarde le ciel plein de soleil et d’hirondelles, les sommets capricieux de l’Esterel là-bas, et, tout près, la mer si bleue, si tranquille, si belle.

Elle sourit encore, et murmure :

« Oh ! que je suis heureuse. »

Elle sait pourtant qu’elle va mourir, qu’elle ne verra point le printemps, que, dans un an, le long de la même promenade, ces mêmes gens qui passent devant elle viendront encore respirer l’air tiède de ce doux pays, avec leurs enfants un peu plus grands, avec le cœur toujours rempli d’espoirs, de tendresses, de bonheur, tandis qu’au fond d’un cercueil de chêne la pauvre chair qui lui reste encore aujourd’hui sera tombée en pourriture, laissant ses os seulement couchés dans la robe de soie qu’elle a choisie pour linceul.

Elle ne sera plus. Toutes les choses de la vie continueront pour d’autres. Ce sera fini pour elle, fini pour toujours. Elle ne sera plus. Elle sourit, et respire tant qu’elle peut, de ses poumons malades, les souffles parfumés des jardins.

Et elle songe.

Elle se souvient. On l’a mariée, voici quatre ans, avec un gentilhomme normand. C’était un fort garçon barbu, coloré, large d’épaules, d’esprit court et de joyeuse humeur.

On les accoupla pour des raisons de fortune qu’elle ne connut point. Elle aurait volontiers dit « non ». Elle fit « oui » d’un mouvement de tête, pour ne point contrarier père et mère. Elle était Parisienne, gaie, heureuse de vivre.

Son mari l’emmena en son château normand. C’était un vaste bâtiment de pierre entouré de grands arbres très vieux. Un haut massif de sapins arrêtait le regard en face. Sur la droite, une trouée donnait vue sur la plaine qui s’étalait, toute nue, jusqu’aux fermes lointaines. Un chemin de traverse passait devant la barrière et conduisait à la grand-route éloignée de trois kilomètres.

Oh ! elle se rappelle tout : son arrivée, sa première journée en sa nouvelle demeure, et sa vie isolée ensuite.

Quand elle descendit de voiture, elle regarda le vieux bâtiment et déclara, en riant :

« Ça n’est pas gai ! »

Son mari se mit à rire à son tour et répondit :

« Baste ! on s’y fait. Tu verras. Je ne m’y ennuie jamais, moi. »

Ce jour-là, ils passèrent le temps à s’embrasser, et elle ne le trouva pas trop long. Le lendemain ils recommencèrent et toute la semaine, vraiment, fut mangée par les caresses.

Puis elle s’occupa d’organiser son intérieur. Cela dura bien un mois. Les jours passaient, l’un après l’autre, en des occupations insignifiantes et cependant absorbantes. Elle apprenait la valeur et l’importance des petites choses de la vie. Elle sut qu’on peut s’intéresser au prix des œufs qui coûtent quelques centimes de plus ou de moins suivant les saisons.

C’était l’été. Elle allait aux champs voir moissonner. La gaieté du soleil entretenait celle de son cœur.

L’automne vint. Son mari se mit à chasser. Il sortait le matin avec ses deux chiens Médor et Mirza. Elle restait seule alors, sans s’attrister d’ailleurs de l’absence d’Henry. Elle l’aimait bien, pourtant, mais il ne lui manquait pas. Quand il rentrait, les chiens surtout absorbaient sa tendresse. Elle les soignait chaque soir avec une affection de mère, les caressait sans fin, leur donnait mille petits noms charmants qu’elle n’eût point eu l’idée d’employer pour son mari.

Il lui racontait invariablement sa chasse. Il désignait les places où il avait rencontré les perdrix ; s’étonnait de n’avoir point trouvé de lièvre dans le trèfle de Joseph Ledentu, ou bien paraissait indigné du procédé de M. Lechapelier, du Havre, qui suivait sans cesse la lisière de ses terres pour tirer le gibier levé par lui, Henry de Parville.

Elle répondait :

« Oui, vraiment, ce n’est pas bien », en pensant à autre chose.

L’hiver vint, l’hiver normand, froid et pluvieux. Les interminables averses tombaient sur les ardoises du grand toit anguleux, dressé comme une lame vers le ciel. Les chemins semblaient des fleuves de boue ; la campagne, une plaine de boue ; et on n’entendait aucun bruit que celui de l’eau tombant ; on ne voyait aucun mouvement que le vol tourbillonnant des corbeaux qui se déroulait comme un nuage, s’abattait dans un champ, puis repartait.

Vers quatre heures, l’armée des bêtes sombres et volantes venait se percher dans les grands hêtres à gauche du château, en poussant des cris assourdissants. Pendant près d’une heure, ils voletaient de cime en cime, semblaient se battre, croassaient, mettaient dans le branchage grisâtre un mouvement noir.

Elle les regardait, chaque soir, le cœur serré, toute pénétrée par la lugubre mélancolie de la nuit tombant sur les terres désertes.

Puis elle sonnait pour qu’on apportât la lampe ; et elle se rapprochait du feu. Elle brûlait des monceaux de bois sans parvenir à échauffer les pièces immenses envahies par l’humidité. Et elle avait froid tout le jour, partout, au salon, aux repas, dans sa chambre. Elle avait froid, jusqu’aux os, lui semblait-il. Son mari ne rentrait que pour dîner, car il chassait sans cesse, ou bien s’occupait des semences, des labours, de toutes les choses de la campagne.

Il rentrait joyeux et crotté, se frottait les mains, déclarait :

« Quel fichu temps ! »

Ou bien :

« C’est bon d’avoir du feu ! »

Ou parfois il demandait :

« Qu’est-ce qu’on dit aujourd’hui ? Est-on contente ? »

Il était heureux, bien portant, sans désirs, ne rêvant pas autre chose que cette vie simple, saine et tranquille.

Vers décembre, quand les neiges arrivèrent, elle souffrit tellement de l’air glacé du château, du vieux château qui semblait s’être refroidi avec les siècles, comme font les humains avec les ans, qu’elle demanda, un soir, à son mari :

« Dis donc, Henry, tu devrais bien faire mettre ici un calorifère ; cela sécherait les murs. Je t’assure que je ne peux pas me réchauffer du matin au soir. »

Il demeura d’abord interdit à cette idée extravagante d’installer un calorifère en son manoir. Il lui eût semblé plus naturel de servir ses chiens dans de la vaisselle plate. Puis il poussa, de toute la vigueur de sa poitrine, un rire énorme, en répétant :

« Un calorifère ici ! Un calorifère ici ! Ah ! ah ! ah ! quelle bonne farce ! »

Elle insistait :

« Je t’assure qu’on gèle, mon ami ; tu ne t’en aperçois pas, parce que tu es toujours en mouvement, mais on gèle. »

Il répondit, en riant toujours :

« Bast ! on s’y fait, et d’ailleurs c’est excellent pour la santé. Tu ne t’en porteras que mieux. Nous ne sommes pas des Parisiens, sacrebleu ! pour vivre dans les tisons. Et, d’ailleurs, voici le printemps tout à l’heure. »

Vers le commencement de janvier un grand malheur la frappa. Son père et sa mère moururent d’un accident de voiture. Elle vint à Paris pour les funérailles. Et le chagrin occupa seul son esprit pendant six mois environ.

La douceur des beaux jours finit par la réveiller, et elle se laissa vivre dans un alanguissement triste jusqu’à l’automne.

Quand revinrent les froids, elle envisagea, pour la première fois, le sombre avenir. Que ferait-elle ? Rien. Qu’arriverait-il désormais pour elle ? Rien. Quelle attente, quelle espérance pouvaient ranimer son cœur ? Aucune. Un médecin, consulté, avait déclaré qu’elle n’aurait jamais d’enfants.

Plus âpre, plus pénétrant encore que l’autre année, le froid la faisait continuellement souffrir. Elle tendait aux grandes flammes ses mains grelottantes. Le feu flamboyant lui brûlait le visage ; mais des souffles glacés semblaient se glisser dans son dos, pénétrer entre la chair et les étoffes. Et elle frémissait de la tête aux pieds. Des courants d’air innombrables paraissaient installés dans les appartements, des courants d’air vivants, sournois, acharnés comme des ennemis. Elle les rencontrait à tout instant ; ils lui soufflaient sans cesse, tantôt sur le visage, tantôt sur les mains, tantôt sur le cou, leur haine perfide et gelée.

Elle parla de nouveau d’un calorifère ; mais son mari l’écouta comme si elle lui eût demandé la lune. L’installation d’un appareil semblable à Parville lui paraissait aussi impossible que la découverte de la pierre philosophale.

Ayant été à Rouen, un jour, pour affaire, il rapporta à sa femme une mignonne chaufferette de cuivre qu’il appelait en riant un « calorifère portatif ; et il jugeait que cela suffirait désormais à l’empêcher d’avoir jamais froid.

Vers la fin de décembre, elle comprit qu’elle ne pourrait vivre ainsi toujours, et elle demanda timidement, un soir, en dînant :

« Dis donc, mon ami, est-ce que nous n’irons point passer une semaine ou deux à Paris avant le printemps ? »

Il fut stupéfait.

« à Paris ? à Paris ? Mais pour quoi faire ? Ah ! mais non, par exemple ! On est trop bien ici, chez soi. Quelles drôles d’idées tu as par moments ! »

Elle balbutia :

« Cela nous distrairait un peu. »

Il ne comprenait pas.

« Qu’est-ce qu’il te faut pour te distraire ? Des théâtres, des soirées, des dîners en ville ? Tu savais pourtant bien en venant ici que tu ne devais pas t’attendre à des distractions de cette nature ! »

Elle vit un reproche dans ces paroles et dans le ton dont elles étaient dites. Elle se tut. Elle était timide et douce, sans révoltes et sans volonté.

En janvier, les froids revinrent avec violence. Puis la neige couvrit la terre.

Un soir, comme elle regardait le grand nuage tournoyant des corbeaux se déployer autour des arbres, elle se mit, malgré elle, à pleurer.

Son mari entrait. Il demanda tout surpris :

« Qu’est-ce que tu as donc ? »

Il était heureux, lui, tout à fait heureux, n’ayant jamais rêvé une autre vie, d’autres plaisirs. Il était né dans ce triste pays, il y avait grandi, il s’y trouvait bien, chez lui, à son aise de corps et d’esprit.

Il ne comprenait pas qu’on pût désirer des événements, avoir soif de joies changeantes ; il ne comprenait point qu’il ne semble pas naturel à certains êtres de demeurer aux mêmes lieux pendant les quatre saisons ; il semblait ne pas savoir que le printemps, que l’été, que l’automne, que l’hiver ont, pour des multitudes de personnes, des plaisirs nouveaux en des contrées nouvelles.

Elle ne pouvait rien répondre et s’essuyait vivement les yeux. Elle balbutia enfin, éperdue :

« J’ai… je… je suis un peu triste… je m’ennuie un peu… »

Mais une terreur la saisit d’avoir dit cela, et elle ajouta bien vite :

« Et puis… j’ai… j’ai un peu froid. »

À cette parole, il s’irrita :

« Ah ! oui… toujours ton idée de calorifère. Mais voyons, sacrebleu ! tu n’as seulement pas eu un rhume depuis que tu es ici. »

La nuit vint. Elle monta dans sa chambre, car elle avait exigé une chambre séparée. Elle se coucha. Même en son lit, elle avait froid. Elle pensait :

« Ce sera ainsi toujours, toujours, jusqu’à la mort. »

Et elle songeait à son mari. Comment avait-il pu lui dire cela :

« Tu n’as seulement pas eu un rhume depuis que tu es ici. »

Il fallait donc qu’elle fût malade, qu’elle toussât pour qu’il comprît qu’elle souffrait !

Et une indignation la saisit, une indignation exaspérée de faible, de timide.

Il fallait qu’elle toussât. Alors il aurait pitié d’elle, sans doute. Eh bien ! elle tousserait ; il l’entendrait tousser ; il faudrait appeler le médecin ; il verrait cela, son mari, il verrait !

Elle s’était levée nu-jambes, nu-pieds, et une idée enfantine la fit sourire :

« Je veux un calorifère, et je l’aurai. Je tousserai tant, qu’il faudra bien qu’il se décide à en installer un. »

Et elle s’assit presque nue, sur une chaise. Elle attendit une heure, deux heures. Elle grelottait, mais elle ne s’enrhumait pas. Alors elle se décida à employer les grands moyens.

Elle sortit de sa chambre sans bruit, descendit l’escalier, ouvrit la porte du jardin.

La terre, couverte de neige, semblait morte. Elle avança brusquement son pied nu et l’enfonça dans cette mousse légère et glacée. Une sensation de froid, douloureuse comme une blessure, lui monta jusqu’au cœur ; cependant elle allongea l’autre jambe et se mit à descendre les marches lentement.

Puis elle s’avança à travers le gazon, se disant :

« J’irai jusqu’aux sapins. »

Elle allait à petits pas, en haletant, suffoquée chaque fois qu’elle faisait pénétrer son pied nu dans la neige.

Elle toucha de la main le premier sapin comme pour bien se convaincre elle-même qu’elle avait accompli jusqu’au bout son projet ; puis elle revint. Elle crut deux ou trois fois qu’elle allait tomber, tant elle se sentait engourdie et défaillante. Avant de rentrer toutefois, elle s’assit dans cette écume gelée, et même, elle en ramassa pour se frotter la poitrine.

Puis elle rentra et se coucha. Il lui sembla, au bout d’une heure, qu’elle avait une fourmilière dans la gorge. D’autres fourmis lui couraient le long des membres. Elle dormit cependant.

Le lendemain elle toussait, et elle ne put se lever.

Elle eut une fluxion de poitrine. Elle délira, et dans son délire elle demandait un calorifère. Le médecin exigea qu’on en installât un. Henry céda, mais avec une répugnance irritée.

Elle ne put guérir. Les poumons atteints profondément donnaient des inquiétudes pour sa vie.

« Si elle reste ici, elle n’ira pas jusqu’aux froids », dit le médecin.

On l’envoya dans le Midi.

Elle vint à Cannes, connut le soleil, aima la mer, respira l’air des orangers en fleur.

Puis elle retourna dans le Nord au printemps.

Mais elle vivait maintenant avec la peur de guérir, avec la peur des longs hivers de Normandie ; et, sitôt qu’elle allait mieux, elle ouvrait, la nuit, sa fenêtre, en songeant aux doux rivages de la Méditerranée.

À présent, elle va mourir ; elle le sait. Elle est heureuse.

Elle déploie un journal qu’elle n’avait point ouvert, et lit ce titre : « La première neige à Paris. »

Alors elle frissonne, et puis sourit. Elle regarde là-bas l’Esterel qui devient rose sous le soleil couchant ; elle regarde le vaste ciel bleu, si bleu, la vaste mer bleue, si bleue, et se lève.

Et puis elle rentre, à pas lents, s’arrêtant seulement pour tousser, car elle est demeurée trop tard dehors, et elle a eu froid, un peu froid.

Elle trouve une lettre de son mari. Elle l’ouvre en souriant toujours et elle lit :

« Ma chère amie,

« J’espère que tu vas bien et que tu ne regrettes pas trop notre beau pays. Nous avons depuis quelques jours une bonne gelée qui annonce la neige. Moi, j’adore ce temps-là et tu comprends que je me garde bien d’allumer ton maudit calorifère… »

Elle cesse de lire, tout heureuse à cette idée qu’elle l’a eu, son calorifère. Sa main droite, qui tient la lettre, retombe lentement sur ses genoux, tandis qu’elle porte à sa bouche sa main gauche comme pour calmer la toux opiniâtre qui lui déchire la poitrine.


<t Modèle (Le)>

Le Modèle

Arrondie en croissant de lune, la petite ville d’Étretat, avec ses falaises blanches, son galet blanc et sa mer bleue, reposait sous le soleil d’un grand jour de juillet. Aux deux pointes de ce croissant, les deux portes, la petite à droite, la grande à gauche, avançaient dans l’eau tranquille, l’une son pied de naine, l’autre sa jambe de colosse ; et l’aiguille, presque aussi haute que la falaise, large d’en bas, fine au sommet, pointait vers le ciel sa tête aiguë.

Sur la plage, le long du flot, une foule assise regardait les baigneurs. Sur la terrasse du Casino, une autre foule, assise ou marchant, étalait sous le ciel plein de lumière un jardin de toilettes où éclataient des ombrelles rouges et bleues, avec de grandes fleurs brodées en soie dessus.

Sur la promenade, au bout de la terrasse, d’autres gens, les calmes, les tranquilles, allaient d’un pas lent, loin de la cohue élégante.

Un jeune homme, connu, célèbre, un peintre, Jean Summer, marchait d’un air morne, à côté d’une petite voiture de malade où reposait une jeune femme, sa femme. Un domestique poussait doucement cette sorte de fauteuil roulant, et l’estropiée contemplait d’un œil triste la joie du ciel, la joie du jour, et la joie des autres.

Ils ne parlaient point. Ils ne se regardaient pas.

« Arrêtons-nous un peu », dit la femme.

Ils s’arrêtèrent, et le peintre s’assit sur un pliant, que lui présenta le valet.

Ceux qui passaient derrière le couple immobile et muet le regardaient d’un air attristé. Toute une légende de dévouement courait. Il l’avait épousée malgré son infirmité, touché par son amour, disait-on.

Non loin de là, deux jeunes hommes causaient, assis sur un cabestan, et le regard perdu vers l’horizon.

« Non, ce n’est pas vrai ; je te dis que je connais beaucoup Jean Summer.

— Mais alors, pourquoi l’a-t-il épousée ? Car elle était déjà infirme, lors de son mariage, n’est-ce pas ?

— Parfaitement. Il l’a épousée… il l’a épousée… comme on épouse, parbleu, par sottise !

— Mais encore ?…

— Mais encore… mais encore, mon ami. Il n’y a pas d’encore. On est bête, parce qu’on est bête. Et puis, tu sais bien que les peintres ont la spécialité des mariages ridicules ; ils épousent presque tous des modèles, des vieilles maîtresses, enfin des femmes avariées sous tous les rapports. Pourquoi cela ? Le sait-on ? Il semblerait, au contraire, que la fréquentation constante de cette race de dindes qu’on nomme les modèles aurait dû les dégoûter à tout jamais de ce genre de femelles. Pas du tout. Après les avoir fait poser, ils les épousent. Lis donc ce petit livre, si vrai, si cruel et si beau, d’Alphonse Daudet : Les Femmes d’artistes.

« Pour le couple que tu vois là, l’accident s’est produit d’une façon spéciale et terrible. La petite femme a joué une comédie ou plutôt un drame effrayant. Elle a risqué le tout pour le tout, enfin. Était-elle sincère ? Aimait-elle Jean ? Sait-on jamais cela ? Qui donc pourra déterminer d’une façon précise ce qu’il y a d’âpreté et ce qu’il y a de réel dans les actes des femmes ? Elles sont toujours sincères dans une éternelle mobilité d’impressions. Elles sont emportées, criminelles, dévouées, admirables, et ignobles, pour obéir à d’insaisissables émotions. Elles mentent sans cesse, sans le vouloir, sans le savoir, sans comprendre, et elles ont, avec cela, malgré cela, une franchise absolue de sensations et de sentiments qu’elles témoignent par des résolutions violentes, inattendues, incompréhensibles, folles, qui déroutent nos raisonnements, nos habitudes de pondération et toutes nos combinaisons égoïstes. L’imprévu et la brusquerie de leurs déterminations font qu’elles demeurent pour nous d’indéchiffrables énigmes. Nous nous demandons toujours : “ Sont-elles sincères ? Sont-elles fausses ? ”

« Mais, mon ami, elles sont en même temps sincères et fausses, parce qu’il est dans leur nature d’être les deux à l’extrême et de n’être ni l’un ni l’autre.

« Regarde les moyens qu’emploient les plus honnêtes pour obtenir de nous ce qu’elles veulent. Ils sont compliqués et simples, ces moyens. Si compliqués que nous ne les devinons jamais à l’avance, si simples qu’après en avoir été les victimes, nous ne pouvons nous empêcher de nous en étonner et de nous dire :

« “ Comment ! elle m’a joué si bêtement que ça ? ”

« Et elles réussissent toujours, mon bon, surtout quand il s’agit de se faire épouser.

« Mais voici l’histoire de Summer. »

ê

La petite femme est un modèle, bien entendu. Elle posait chez lui. Elle était jolie, élégante surtout, et possédait, paraît-il, une taille divine. Il devint amoureux d’elle, comme on devient amoureux de toute femme un peu séduisante qu’on voit souvent. Il s’imagina qu’il l’aimait de toute son âme. C’est là un singulier phénomène. Aussitôt qu’on désire une femme, on croit sincèrement qu’on ne pourra plus se passer d’elle pendant tout le reste de sa vie. On sait fort bien que la chose vous est déjà arrivée ; que le dégoût a toujours suivi la possession ; qu’il faut, pour pouvoir user son existence à côté d’un autre être, non pas un brutal appétit physique, bien vite éteint, mais une accordance d’âme, de tempérament et d’humeur. Il faut savoir démêler, dans la séduction qu’on subit, si elle vient de la forme corporelle, d’une certaine ivresse sensuelle ou d’un charme profond de l’esprit.

Enfin, il crut qu’il l’aimait ; il lui fit un tas de promesses de fidélité et il vécut complètement avec elle.

Elle était vraiment gentille, douée de cette niaiserie élégante qu’ont facilement les petites Parisiennes. Elle jacassait, elle babillait, elle disait des bêtises qui semblaient spirituelles par la manière drôle dont elles étaient débitées. Elle avait à tout moment des gestes gracieux bien faits pour séduire un œil de peintre. Quand elle levait les bras, quand elle se penchait, quand elle montait en voiture, quand elle vous tendait la main, ses mouvements étaient parfaits de justesse et d’à-propos.

Pendant trois mois, Jean ne s’aperçut point qu’au fond elle ressemblait à tous les modèles.

Ils louèrent pour l’été une petite maison à Andrésy.

J’étais là, un soir, quand germèrent les premières inquiétudes dans l’esprit de mon ami.

Comme il faisait une nuit radieuse, nous voulûmes faire un tour au bord de la rivière. La lune versait dans l’eau frissonnante une pluie de lumière, émiettait ses reflets jaunes dans les remous, dans le courant, dans tout le large fleuve lent et fuyant.

Nous allions le long de la rive, un peu grisés par cette vague exaltation que jettent en nous ces soirs de rêve. Nous aurions voulu accomplir des choses surhumaines, aimer des êtres inconnus, délicieusement poétiques. Nous sentions frémir en nous des extases, des désirs, des aspirations étranges. Et nous nous taisions, pénétrés par la sereine et vivante fraîcheur de la nuit charmante, par cette fraîcheur de la lune qui semble traverser le corps, le pénétrer, baigner l’esprit, le parfumer et le tremper de bonheur.

Tout à coup Joséphine (elle s’appelle Joséphine) poussa un cri :

« Oh ! as-tu vu le gros poisson qui a sauté là-bas ? »

Il répondit sans regarder, sans savoir :

« Oui, ma chérie. »

Elle se fâcha.

« Non, tu ne l’as pas vu, puisque tu avais le dos tourné. »

Il sourit :

« Oui, c’est vrai. Il fait si bon que je ne pense à rien. »

Elle se tut ; mais, au bout d’une minute, un besoin de parler la saisit, et elle demanda :

« Iras-tu demain à Paris ? »

Il prononça :

« Je n’en sais rien. »

Elle s’irritait de nouveau :

« Si tu crois que c’est amusant, ta promenade sans rien dire ! On parle, quand on n’est pas bête. »

Il ne répondit pas. Alors, sentant bien, grâce à son instinct pervers de femme, qu’elle allait l’exaspérer, elle se mit à chanter cet air irritant dont on nous a tant fatigué les oreilles et l’esprit depuis deux ans.

Je regardais en l’air.

Il murmura :

« Je t’en prie, tais-toi. »

Elle prononça, furieuse :

« Pourquoi veux-tu que je me taise ? »

Il répondit :

« Tu nous gâtes le paysage. »

Alors la scène arriva, la scène odieuse, imbécile, avec les reproches inattendus, les récriminations intempestives, puis les larmes. Tout y passa. Ils rentrèrent. Il l’avait laissée aller, sans répliquer, engourdi par cette soirée divine, et atterré par cet orage de sottises.

Trois mois plus tard, il se débattait éperdument dans ces liens invincibles et invisibles, dont une habitude pareille enlace notre vie. Elle le tenait, l’opprimait, le martyrisait. Ils se querellaient du matin au soir, s’injuriaient et se battaient.

À la fin, il voulut en finir, rompre à tout prix. Il vendit toutes ses toiles, emprunta de l’argent aux amis, réalisa vingt mille francs (il était encore peu connu) et il les laissa un matin sur la cheminée avec une lettre d’adieu.

Il vint se réfugier chez moi.

Vers trois heures de l’après-midi, on sonna. J’allai ouvrir. Une femme me sauta au visage, me bouscula, entra et pénétra dans mon atelier : c’était elle.

Il s’était levé en la voyant paraître.

Elle lui jeta aux pieds l’enveloppe contenant les billets de banque, avec un geste vraiment noble, et, d’une voix brève :

« Voici votre argent. Je n’en veux pas. »

Elle était fort pâle, tremblante, prête assurément à toutes les folies. Quant à lui, je le voyais pâlir aussi, pâlir de colère et d’exaspération, prêt, peut-être, à toutes les violences.

Il demanda :

« Qu’est-ce que vous voulez ? »

Elle répondit :

« Je ne veux pas être traitée comme une fille. Vous m’avez implorée, vous m’avez prise. Je ne vous demandais rien. Gardez-moi ! »

Il frappa du pied :

« Non, c’est trop fort ! Si tu crois que tu vas…»

Je lui avais saisi le bras.

« Tais-toi, Jean. Laisse-moi faire. »

J’allai vers elle, et doucement, peu à peu, je lui parlai raison, je vidai le sac des arguments qu’on emploie en pareille circonstance. Elle m’écoutait immobile, l’œil fixe, obstinée et muette.

À la fin, ne sachant plus que dire, et voyant que la scène allait mal finir, je m’avisai d’un dernier moyen. Je prononçai :

« Il t’aime toujours, ma petite ; mais sa famille veut le marier, et tu comprends !… »

Elle eut un sursaut :

« Ah !… ah !… je comprends alors… »

Et, se tournant vers lui :

« Tu vas… tu vas… te marier ? »

Il répondit carrément :

« Oui. »

Elle fit un pas :

« Si tu te maries, je me tue… tu entends. »

Il prononça en haussant les épaules :

« Eh bien… tue-toi ! »

Elle articula deux ou trois fois, la gorge serrée par une angoisse effroyable :

« Tu dis ?… tu dis ?… tu dis ?… répète ! »

Il répéta :

« Eh bien, tue-toi, si cela te fait plaisir ! »

Elle reprit, toujours effrayante de pâleur :

« Il ne faudrait pas m’en défier. Je me jetterais par la fenêtre. »

Il se mit à rire, s’avança vers la fenêtre, l’ouvrit, et, saluant comme une personne qui fait des cérémonies pour ne point passer la première :

« Voici la route. Après vous ! »

Elle le regarda une seconde d’un œil fixe, terrible, affolé ; puis, prenant son élan comme pour sauter une haie dans les champs, elle passa devant moi, devant lui, franchit la balustrade et disparut…

Je n’oublierai jamais l’effet que me fit cette fenêtre ouverte, après l’avoir vu traverser par ce corps qui tombait ; elle me parut en une seconde grande comme le ciel et vide comme l’espace. Et je reculai instinctivement, n’osant pas regarder, comme si j’allais tomber moi-même.

Jean, éperdu, ne faisait pas un geste.

On rapporta la pauvre fille avec les deux jambes brisées. Elle ne marchera plus jamais.

Son amant, fou de remords et peut-être aussi touché de reconnaissance, l’a reprise et épousée.

Voilà, mon cher.

ê

Le soir venait. La jeune femme, ayant froid, voulut partir ; et le domestique se remit à rouler vers le village la petite voiture d’invalide. Le peintre marchait à côté de sa femme, sans qu’ils eussent échangé un mot, depuis une heure.


<t Farce (La)>

La Farce

Mémoires d’un Farceur

Nous vivons dans un siècle où les farceurs ont des allures de croque-morts et se nomment : politiciens. On ne fait plus chez nous la vraie farce, la bonne farce, la farce joyeuse, saine et simple de nos pères. Et, pourtant, quoi de plus amusant et de plus drôle que la farce ? Quoi de plus amusant que de mystifier des âmes crédules, que de bafouer des niais, de duper les plus malins, de faire tomber les plus retors en des pièges inoffensifs et comiques ? Quoi de plus délicieux que de se moquer des gens avec talent, de les forcer à rire eux-mêmes de leur naïveté, ou bien, quand ils se fâchent, de se venger par une nouvelle farce ?

Oh ! j’en ai fait, j’en ai fait des farces, dans mon existence. Et on m’en a fait aussi, morbleu ! et de bien bonnes. Oui, j’en ai fait, de désopilantes et de terribles. Une de mes victimes est morte des suites. Ce ne fut une perte pour personne. Je dirai cela un jour ; mais j’aurai grand mal à le faire avec retenue, car ma farce n’était pas convenable, mais pas du tout, pas du tout. Elle eut lieu dans un petit village des environs de Paris. Tous les témoins pleurent encore de rire à ce souvenir, bien que le mystifié en soit mort. Paix à son âme !

J’en veux aujourd’hui raconter deux, la dernière que j’ai subie et la première que j’ai infligée.

Commençons par la dernière, car je la trouve moins amusante, vu que j’en fus victime.

J’allais chasser, à l’automne, chez des amis, en un château de Picardie. Mes amis étaient des farceurs, bien entendu. Je ne veux pas connaître d’autres gens.

Quand j’arrivai on me fit une réception princière qui me mit en défiance. On tira des coups de fusil ; on m’embrassa, on me cajola comme si on attendait de moi de grands plaisirs ; je me dis : « Attention, vieux furet, on prépare quelque chose. »

Pendant le dîner la gaieté fut excessive, trop grande. Je pensais : « Voilà des gens qui s’amusent double, et sans raison apparente. Il faut qu’ils aient dans l’esprit l’attente de quelque bon tour. C’est à moi qu’on le destine assurément. Attention. »

Pendant toute la soirée on rit avec exagération. Je sentais dans l’air une farce, comme le chien sent le gibier. Mais quoi ? J’étais en éveil, en inquiétude. Je ne laissais passer ni un mot, ni une intention, ni un geste. Tout me semblait suspect, jusqu’à la figure des domestiques.

L’heure de se coucher sonna, et voilà qu’on se mit à me reconduire à ma chambre en procession. Pourquoi ? On me cria bonsoir. J’entrai, je fermai ma porte, et je demeurai debout, sans faire un pas, ma bougie à la main.

J’entendais rire et chuchoter dans le corridor. On m’épiait sans doute. Et j’inspectais de l’œil les murs, les meubles, le plafond, les tentures, le parquet. Je n’aperçus rien de suspect. J’entendis marcher derrière ma porte. On venait assurément regarder à la serrure.

Une idée me vint : « Ma lumière va peut-être s’éteindre tout à coup et me laisser dans l’obscurité. » Alors j’allumai toutes les bougies de la cheminée. Puis je regardai encore autour de moi sans rien découvrir. J’avançai à petits pas faisant le tour de l’appartement. — Rien. — J’inspectai tous les objets l’un après l’autre. — Rien. — Je m’approchai de la fenêtre. Les auvents, de gros auvents en bois plein, étaient demeurés ouverts. Je les fermai avec soin, puis je tirai les rideaux, d’énormes rideaux de velours, et je plaçai une chaise devant, afin de n’avoir rien à craindre du dehors.

Alors je m’assis avec précaution. Le fauteuil était solide. Je n’osais pas me coucher. Cependant le temps marchait. Et je finis par reconnaître que j’étais fort ridicule. Si on m’espionnait, comme je le supposais, on devait, en attendant le succès de la mystification préparée, rire énormément de ma terreur.

Je résolus donc de me coucher. Mais le lit m’était particulièrement suspect. Je tirai sur les rideaux. Ils semblaient tenir. Là était le danger pourtant. J’allais peut-être recevoir une douche glacée du ciel-de-lit, ou bien, à peine étendu, m’enfoncer sous terre avec mon sommier. Je cherchais en ma mémoire tous les souvenirs de farces accomplies. Et je ne voulais pas être pris. Ah ! mais non ! Ah ! mais non !

Alors je m’avisai soudain d’une précaution que je jugeai souveraine. Je saisis délicatement le bord du matelas, et je le tirai vers moi avec douceur. Il vint, suivi du drap et des couvertures. Je traînai tous ces objets au beau milieu de la chambre, en face de la porte d’entrée. Je refis là mon lit, le mieux que je pus, loin de la couche suspecte et de l’alcôve inquiétante. Puis, j’éteignis toutes les lumières, et je revins à tâtons me glisser dans mes draps.

Je demeurai au moins encore une heure éveillé, tressaillant au moindre bruit. Tout semblait calme dans le château. Je m’endormis.

J’ai dû dormir longtemps, et d’un profond sommeil ; mais soudain je fus éveillé en sursaut par la chute d’un corps pesant abattu sur le mien ; et, en même temps, je reçus sur la figure, sur le cou, sur la poitrine un liquide brûlant qui me fit pousser un hurlement de douleur. Et un bruit épouvantable comme si un buffet chargé de vaisselle se fût écroulé m’entra dans les oreilles.

J’étouffais sous la masse tombée sur moi, et qui ne remuait plus. Je tendis les mains, cherchant à reconnaître la nature de cet objet. Je rencontrai une figure, un nez, des favoris. Alors, de toute ma force, je lançai un coup de poing dans ce visage. Mais je reçus immédiatement une grêle de gifles qui me firent sortir, d’un bond, de mes draps trempés, et me sauver, en chemise, dans le corridor, dont j’apercevais la porte ouverte.

Ô stupeur ! il faisait grand jour. On accourut au bruit et on trouva, étendu sur mon lit, le valet de chambre éperdu qui, m’apportant le thé du matin, avait rencontré sur sa route ma couche improvisée, et m’était tombé sur le ventre en me versant, bien malgré lui, mon déjeuner sur la figure.

Les précautions prises de bien fermer les auvents et de me coucher au milieu de ma chambre m’avaient seules fait la farce redoutée.

Ah ! on a ri, ce jour-là !

L’autre farce que je veux dire date de ma première jeunesse. J’avais quinze ans, et je venais passer chaque vacance chez mes parents, toujours dans un château, toujours en Picardie.

Nous avions souvent en visite une vieille dame d’Amiens, insupportable, prêcheuse, hargneuse, grondeuse, mauvaise et vindicative. Elle m’avait pris en haine, je ne sais pourquoi, et elle ne cessait de rapporter contre moi, tournant en mal mes moindres paroles et mes moindres actions. Oh ! la vieille chipie !

Elle s’appelait Mme Dufour, portait une perruque du plus beau noir, bien qu’elle fût âgée d’au moins soixante ans, et posait là-dessus des petits bonnets ridicules à rubans roses. On la respectait parce qu’elle était riche. Moi, je la détestais du fond du cœur et je résolus de me venger de ses mauvais procédés.

Je venais de terminer ma classe de seconde et j’avais été frappé particulièrement, dans le cours de chimie, par les propriétés d’un corps qui s’appelle le phosphure de chaux, et qui, jeté dans l’eau, s’enflamme, détone et dégage des couronnes de vapeur blanche d’une odeur infecte. J’avais chipé, pour m’amuser pendant les vacances, quelques poignées de cette matière assez semblable à l’œil à ce qu’on nomme communément du cristau.

J’avais un cousin du même âge que moi. Je lui communiquai mon projet. Il fut effrayé de mon audace.

Donc, un soir, pendant que toute la famille se tenait encore au salon, je pénétrai furtivement dans la chambre de Mme Dufour, et je m’emparai (pardon, mesdames) d’un récipient de forme ronde qu’on cache ordinairement non loin de la tête du lit. Je m’assurai qu’il était parfaitement sec et je déposai dans le fond une poignée, une grosse poignée, de phosphure de chaux.

Puis j’allai me cacher dans le grenier, attendant l’heure. Bientôt un bruit de voix et de pas m’annonça qu’on montait dans les appartements ; puis le silence se fit. Alors, je descendis nu-pieds, retenant mon souffle, et j’allai placer mon œil à la serrure de mon ennemie.

Elle rangeait avec soin ses petites affaires. Puis elle ôta peu à peu ses hardes, endossa un grand peignoir blanc qui semblait collé sur ses os. Elle prit un verre, l’emplit d’eau, et enfonçant une main dans sa bouche comme si elle eût voulu s’arracher la langue, elle en fit sortir quelque chose de rose et de blanc, qu’elle déposa aussitôt dans l’eau. J’eus peur comme si je venais d’assister à quelque mystère honteux et terrible. Ce n’était que son râtelier.

Puis elle enleva sa perruque brune et apparut avec un petit crâne poudré de quelques cheveux blancs, si comique que je faillis, cette fois, éclater de rire derrière ma porte. Puis elle fit sa prière, se releva, s’approcha de mon instrument de vengeance, le déposa par terre au milieu de la chambre, et, se baissant, le recouvrit entièrement de son peignoir.

J’attendais, le cœur palpitant. Elle était tranquille, contente, heureuse. J’attendais… heureux aussi, moi, comme on l’est quand on se venge.

J’entendis d’abord un très léger bruit, un clapotement, puis aussitôt une série de détonations sourdes comme une fusillade lointaine.

Il se passa, en une seconde, sur le visage de Mme Dufour, quelque chose d’affreux et de surprenant. Ses yeux s’ouvrirent, se fermèrent, se rouvrirent, puis elle se leva tout à coup avec une souplesse dont je ne l’aurais pas crue capable, et elle regarda…

L’objet blanc crépitait, détonait, plein de flammes rapides et flottantes comme le feu grégeois des anciens. Et une fumée épaisse s’en élevait, montant vers le plafond, une fumée mystérieuse, effrayante comme un sortilège.

Que dut-elle penser, la pauvre femme ? Crut-elle à une ruse du Diable ? À une maladie épouvantable ? Crut-elle que ce feu, sorti d’elle, allait lui ronger les entrailles, jaillir comme d’une gueule de volcan ou la faire éclater comme un canon trop chargé ?

Elle demeurait debout, folle d’épouvante, le regard tendu sur le phénomène. Puis tout à coup elle poussa un cri comme je n’en ai jamais entendu et s’abattit sur le dos.

Je me sauvai et je m’enfonçai dans mon lit et je fermai les yeux avec force comme pour me prouver à moi-même que je n’avais rien fait, rien vu, que je n’avais pas quitté ma chambre.

Je me disais : « Elle est morte ! Je l’ai tuée ! » Et j’écoutais anxieusement les rumeurs de la maison.

On allait ; on venait ; on parlait ; puis, j’entendis qu’on riait ; puis, je reçus une pluie de calottes envoyées par la main paternelle.

Le lendemain Mme Dufour était fort pâle. Elle buvait de l’eau à tout moment. Peut-être, malgré les assurances du médecin, essayait-elle d’éteindre l’incendie qu’elle croyait enfermé dans son flanc.

Depuis ce jour, quand on parle devant elle de maladie, elle pousse un profond soupir, et murmure : « Oh ! madame, si vous saviez ! Il y a des maladies si singulières… »

Elle n’en dit jamais davantage.


<t Main (La)>

La Main

On faisait cercle autour de M. Bermutier, juge d’instruction, qui donnait son avis sur l’affaire mystérieuse de Saint-Cloud. Depuis un mois, cet inexplicable crime affolait Paris. Personne n’y comprenait rien.

M. Bermutier, debout, le dos à la cheminée, parlait, assemblait les preuves, discutait les diverses opinions, mais ne concluait pas.

Plusieurs femmes s’étaient levées pour s’approcher et demeuraient debout, l’œil fixé sur la bouche rasée du magistrat d’où sortaient les paroles graves. Elles frissonnaient, vibraient, crispées par leur peur curieuse, par l’avide et insatiable besoin d’épouvante qui hante leur âme, les torture comme une faim.

Une d’elles, plus pâle que les autres, prononça pendant un silence :

« C’est affreux. Cela touche au “ surnaturel ”. On ne saura jamais rien. »

Le magistrat se tourna vers elle :

« Oui, madame, il est probable qu’on ne saura jamais rien. Quant au mot surnaturel que vous venez d’employer, il n’a rien à faire ici. Nous sommes en présence d’un crime fort habilement conçu, fort habilement exécuté, si bien enveloppé de mystère que nous ne pouvons le dégager des circonstances impénétrables qui l’entourent. Mais j’ai eu, moi, autrefois, à suivre une affaire où vraiment semblait se mêler quelque chose de fantastique. Il a fallu l’abandonner d’ailleurs, faute de moyens de l’éclaircir. »

Plusieurs femmes prononcèrent en même temps, si vite que leurs voix n’en firent qu’une :

« Oh ! dites-nous cela. »

M. Bermutier sourit gravement, comme doit sourire un juge d’instruction. Il reprit :

« N’allez pas croire, au moins, que j’aie pu, même un instant, supposer en cette aventure quelque chose de surhumain. Je ne crois qu’aux causes normales. Mais si, au lieu d’employer le mot “ surnaturel ” pour exprimer ce que nous ne comprenons pas, nous nous servions simplement du mot “ inexplicable ”, cela vaudrait beaucoup mieux. En tout cas, dans l’affaire que je vais vous dire, ce sont surtout les circonstances environnantes, les circonstances préparatoires qui m’ont ému. Enfin, voici les faits. »

ê

J’étais alors juge d’instruction à Ajaccio, une petite ville blanche, couchée au bord d’un admirable golfe qu’entourent partout de hautes montagnes.

Ce que j’avais surtout à poursuivre là-bas, c’étaient les affaires de vendetta. Il y en a de superbes, de dramatiques au possible, de féroces, d’héroïques. Nous retrouvons là les plus beaux sujets de vengeance qu’on puisse rêver, les haines séculaires, apaisées un moment, jamais éteintes, les ruses abominables, les assassinats devenant des massacres et presque des actions glorieuses. Depuis deux ans, je n’entendais parler que du prix du sang, que de ce terrible préjugé corse qui force à venger toute injure sur la personne qui l’a faite, sur ses descendants et ses proches. J’avais vu égorger des vieillards, des enfants, des cousins, j’avais la tête pleine de ces histoires.

Or, j’appris un jour qu’un Anglais venait de louer pour plusieurs années une petite villa au fond du golfe. Il avait amené avec lui un domestique français, pris à Marseille en passant.

Bientôt tout le monde s’occupa de ce personnage singulier, qui vivait seul dans sa demeure, ne sortant que pour chasser et pour pêcher. Il ne parlait à personne, ne venait jamais à la ville, et, chaque matin, s’exerçait pendant une heure ou deux, à tirer au pistolet et à la carabine.

Des légendes se firent autour de lui. On prétendit que c’était un haut personnage fuyant sa patrie pour des raisons politiques ; puis on affirma qu’il se cachait après avoir commis un crime épouvantable. On citait même des circonstances particulièrement horribles.

Je voulus, en ma qualité de juge d’instruction, prendre quelques renseignements sur cet homme ; mais il me fut impossible de rien apprendre. Il se faisait appeler sir John Rowell.

Je me contentai donc de le surveiller de près ; mais on ne me signalait, en réalité, rien de suspect à son égard.

Cependant, comme les rumeurs sur son compte continuaient, grossissaient, devenaient générales, je résolus d’essayer de voir moi-même cet étranger, et je me mis à chasser régulièrement dans les environs de sa propriété.

J’attendis longtemps une occasion. Elle se présenta enfin sous la forme d’une perdrix que je tirai et que je tuai devant le nez de l’Anglais. Mon chien me la rapporta ; mais, prenant aussitôt le gibier, j’allai m’excuser de mon inconvenance et prier sir John Rowell d’accepter l’oiseau mort.

C’était un grand homme à cheveux rouges, à barbe rouge, très haut, très large, une sorte d’hercule placide et poli. Il n’avait rien de la raideur dite britannique et il me remercia vivement de ma délicatesse en un français accentué d’outre-Manche. Au bout d’un mois, nous avions causé ensemble cinq ou six fois.

Un soir enfin, comme je passais devant sa porte, je l’aperçus qui fumait sa pipe, à cheval sur une chaise, dans son jardin. Je le saluai, et il m’invita à entrer pour boire un verre de bière. Je ne me le fis pas répéter.

Il me reçut avec toute la méticuleuse courtoisie anglaise, parla avec éloge de la France, de la Corse, déclara qu’il aimait beaucoup cette pays, et cette rivage.

Alors je lui posai, avec de grandes précautions et sous la forme d’un intérêt très vif, quelques questions sur sa vie sur ses projets. Il répondit sans embarras, me raconta qu’il avait beaucoup voyagé, en Afrique, dans les Indes, en Amérique. Il ajouta en riant :

« J’avé eu bôcoup d’aventures, oh ! yes. »

Puis je me remis à parler chasse, et il me donna des détails les plus curieux sur la chasse à l’hippopotame, au tigre, à l’éléphant et même la chasse au gorille.

Je dis :

« Tous ces animaux sont redoutables. »

Il sourit :

« Oh ! nô, le plus mauvais c’été l’homme. »

Il se mit à rire tout à fait, d’un bon rire de gros Anglais content :

« J’avé beaucoup chassé l’homme aussi. »

Puis il parla d’armes, et il m’offrit d’entrer chez lui pour me montrer des fusils de divers systèmes.

Son salon était tendu de noir, de soie noire brodée d’or. De grandes fleurs jaunes couraient sur l’étoffe sombre, brillaient comme du feu.

Il annonça :

« C’été une drap japonaise. »

Mais, au milieu du plus large panneau, une chose étrange me tira l’œil. Sur un carré de velours rouge, un objet noir se détachait. Je m’approchai : c’était une main, une main d’homme. Non pas une main de squelette, blanche et propre, mais une main noire desséchée, avec les ongles jaunes, les muscles à nu et des traces de sang ancien, de sang pareil à une crasse, sur les os coupés net, comme d’un coup de hache, vers le milieu de l’avant-bras.

Autour du poignet, une énorme chaîne de fer, rivée, soudée à ce membre malpropre, l’attachait au mur par un anneau assez fort pour tenir un éléphant en laisse.

Je demandai :

« Qu’est-ce que cela ? »

L’Anglais répondit tranquillement :

« C’été ma meilleur ennemi. Il vené d’Amérique. Il avé été fendu avec le sabre et arraché la peau avec une caillou coupante, et séché dans le soleil pendant huit jours. Aoh, très bonne pour moi, cette. »

Je touchai ce débris humain qui avait dû appartenir à un colosse. Les doigts, démesurément longs, étaient attachés par des tendons énormes que retenaient des lanières de peau par places. Cette main était affreuse à voir, écorchée ainsi, elle faisait penser naturellement à quelque vengeance de sauvage.

Je dis :

« Cet homme devait être très fort. »

L’Anglais prononça avec douceur :

« Aoh yes ; mais je été plus fort que lui. J’avé mis cette chaîne pour le tenir. »

Je crus qu’il plaisantait. Je dis :

« Cette chaîne maintenant est bien inutile, la main ne se sauvera pas. »

Sir John Rowell reprit gravement :

« Elle voulé toujours s’en aller. Cette chaîne été nécessaire. »

D’un coup d’œil rapide, j’interrogeai son visage, me demandant :

« Est-ce un fou, ou un mauvais plaisant ? »

Mais la figure demeurait impénétrable, tranquille et bienveillante. Je parlai d’autre chose et j’admirai les fusils.

Je remarquai cependant que trois revolvers chargés étaient posés sur les meubles, comme si cet homme eût vécu dans la crainte constante d’une attaque.

Je revins plusieurs fois chez lui. Puis je n’y allai plus. On s’était accoutumé à sa présence ; il était devenu indifférent à tous.

Une année entière s’écoula. Or un matin, vers la fin de novembre, mon domestique me réveilla en m’annonçant que sir John Rowell avait été assassiné dans la nuit.

Une demi-heure plus tard, je pénétrais dans la maison de l’Anglais avec le commissaire central et le capitaine de gendarmerie. Le valet, éperdu et désespéré pleurait devant la porte. Je soupçonnai d’abord cet homme, mais il était innocent.

On ne put jamais trouver le coupable.

En entrant dans le salon de sir John, j’aperçus du premier coup d’œil le cadavre étendu sur le dos, au milieu de la pièce.

Le gilet était déchiré, une manche arrachée pendait, tout annonçait qu’une lutte terrible avait eu lieu.

L’Anglais était mort étranglé ! Sa figure noire et gonflée, effrayante, semblait exprimer une épouvante abominable ; il tenait entre ses dents serrées quelque chose ; et le cou, percé de cinq trous qu’on aurait dit faits avec des pointes de fer, était couvert de sang.

Un médecin nous rejoignit. Il examina longtemps les traces des doigts dans la chair et prononça ces étranges paroles :

« On dirait qu’il a été étranglé par un squelette. »

Un frisson me passa dans le dos, et je jetai les yeux sur le mur, à la place où j’avais vu jadis l’horrible main d’écorché. Elle n’y était plus. La chaîne, brisée, pendait.

Alors je me baissai vers le mort, et je trouvai dans sa bouche crispée un des doigts de cette main disparue, coupé ou plutôt scié par les dents juste à la deuxième phalange.

Puis on procéda aux constatations. On ne découvrit rien. Aucune porte n’avait été forcée, aucune fenêtre, aucun meuble. Les deux chiens de garde ne s’étaient pas réveillés.

Voici, en quelques mots, la déposition du domestique :

« Depuis un mois, son maître semblait agité. Il avait reçu beaucoup de lettres, brûlées à mesure.

« Souvent, prenant une cravache, dans une colère qui semblait de la démence, il avait frappé avec fureur cette main séchée, scellée au mur et enlevée, on ne sait comment, à l’heure même du crime.

« Il se couchait fort tard et s’enfermait avec soin. Il avait toujours des armes à portée du bras. Souvent, la nuit, il parlait haut, comme s’il se fût querellé avec quelqu’un. »

Cette nuit-là, par hasard, il n’avait fait aucun bruit, et c’est seulement en venant ouvrir les fenêtres que le serviteur avait trouvé sir John assassiné. Il ne soupçonnait personne.

Je communiquai ce que je savais du mort aux magistrats et aux officiers de la force publique, et on fit dans toute l’île une enquête minutieuse. On ne découvrit rien.

Or, une nuit, trois mois après le crime, j’eus un affreux cauchemar. Il me sembla que je voyais la main, l’horrible main, courir comme un scorpion ou comme une araignée le long de mes rideaux et de mes murs. Trois fois, je me réveillai, trois fois je me rendormis, trois fois je revis le hideux débris galoper autour de ma chambre en remuant les doigts comme des pattes.

Le lendemain, on me l’apporta, trouvé dans le cimetière, sur la tombe de sir John Rowell, enterré là ; car on n’avait pu découvrir sa famille. L’index manquait.

Voilà, mesdames, mon histoire. Je ne sais rien de plus.

ê

Les femmes, éperdues, étaient pâles, frissonnantes. Une d’elles s’écria :

« Mais ce n’est pas un dénouement cela, ni une explication ! Nous n’allons pas dormir si vous ne nous dites pas ce qui s’était passé selon vous. »

Le magistrat sourit avec sévérité :

« Oh ! moi, mesdames, je vais gâter, certes, vos rêves terribles. Je pense tout simplement que le légitime propriétaire de la main n’était pas mort, qu’il est venu la chercher avec celle qui lui restait. Mais je n’ai pu savoir comment il a fait, par exemple. C’est là une sorte de vendetta. »

Une des femmes murmura :

« Non, ça ne doit pas être ainsi. »

Et le juge d’instruction, souriant toujours, conclut :

« Je vous avais bien dit que mon explication ne vous irait pas. »


<t Garçon, un bock !…>

Garçon, un bock !…

À José Maria de Heredia.

Pourquoi suis-je entré, ce soir-là, dans cette brasserie ? Je n’en sais rien. Il faisait froid. Une fine pluie, une poussière d’eau voltigeait, voilait les becs de gaz d’une brume transparente, faisait luire les trottoirs que traversaient les lueurs des devantures, éclairant la boue humide et les pieds sales des passants.

Je n’allais nulle part. Je marchais un peu après dîner. Je passai le Crédit Lyonnais, la rue Vivienne, d’autres rues encore. J’aperçus soudain une grande brasserie à moitié pleine. J’entrai, sans aucune raison. Je n’avais pas soif.

D’un coup d’œil je cherchai une place où je ne serais point trop serré, et j’allai m’asseoir à côté d’un homme qui me parut vieux et qui fumait une pipe de deux sous, en terre, noire comme un charbon. Six ou huit soucoupes de verre, empilées sur la table devant lui, indiquaient le nombre de bocks qu’il avait absorbés déjà. Je n’examinai pas mon voisin. D’un coup d’œil j’avais reconnu un bockeur, un de ces habitués de brasserie qui arrivent le matin, quand on ouvre, et s’en vont le soir, quand on ferme. Il était sale, chauve du milieu du crâne, tandis que de longs cheveux gras, poivre et sel, tombaient sur le col de sa redingote. Ses habits trop larges semblaient avoir été faits au temps où il avait du ventre. On devinait que le pantalon ne tenait guère et que cet homme ne pouvait faire dix pas sans rajuster et retenir ce vêtement mal attaché. Avait-il un gilet ? La seule pensée des bottines et de ce qu’elles enfermaient me terrifia. Les manchettes effiloquées étaient complètement noires du bord, comme les ongles.

Dès que je fus assis à son côté, ce personnage me dit d’une voix tranquille : « Tu vas bien ? »

Je me tournai vers lui d’une secousse et je le dévisageai. Il reprit : « Tu ne me reconnais pas ?

— Non !

— Des Barrets. »

Je fus stupéfait. C’était le comte Jean des Barrets, mon ancien camarade de collège.

Je lui serrai la main, tellement interdit que je ne trouvai rien à dire.

Enfin, je balbutiai : « Et toi, tu vas bien ? »

Il répondit placidement : « Moi, comme je peux. »

Il se tut, je voulus être aimable, je cherchai une phrase : « Et… qu’est-ce que tu fais ? »

Il répliqua avec résignation : « Tu vois. »

Je me sentis rougir. J’insistai : « Mais tous les jours ? »

Il prononça, en soufflant d’épaisses bouffées de fumée : « Tous les jours c’est la même chose. »

Puis, tapant sur le marbre de la table avec un sou qui traînait, il s’écria : « Garçon, deux bocks ! »

Une voix lointaine répéta : « Deux bocks au quatre ! » Une autre voix plus éloignée encore lança un « Voilà ! » suraigu. Puis un homme en tablier blanc apparut, portant les deux bocks dont il répandait, en courant, les gouttes jaunes sur le sol sablé.

Des Barrets vida d’un trait son verre et le reposa sur la table, pendant qu’il aspirait la mousse restée en ses moustaches.

Puis il demanda : « Et quoi de neuf ? »

Je ne savais rien de neuf à lui dire, en vérité. Je balbutiai : « Mais rien, mon vieux. Moi je suis commerçant. »

Il prononça de sa voix toujours égale : « Et… ça t’amuse ?

— Non, mais que veux-tu ? Il faut bien faire quelque chose !

— Pourquoi ça ?

— Mais… pour s’occuper.

— À quoi ça sert-il ? Moi, je ne fais rien, comme tu vois, jamais rien. Quand on n’a pas le sou, je comprends qu’on travaille. Quand on a de quoi vivre, c’est inutile. À quoi bon travailler ? Le fais-tu pour toi ou pour les autres ? Si tu le fais pour toi, c’est que ça t’amuse, alors très bien ; si tu le fais pour les autres, tu n’es qu’un niais. »

Puis, posant sa pipe sur le marbre, il cria de nouveau : « Garçon, un bock ! » et reprit : « Ça me donne soif, de parler. Je n’en ai pas l’habitude. Oui, moi, je ne fais rien, je me laisse aller, je vieillis. En mourant je ne regretterai rien. Je n’aurai pas d’autre souvenir que cette brasserie. Pas de femme, pas d’enfants, pas de soucis, pas de chagrins, rien. Ça vaut mieux. »

Il vida le bock qu’on lui avait apporté, passa sa langue sur ses lèvres et reprit sa pipe.

Je le considérais avec stupeur. Je lui demandai :

« Mais tu n’as pas toujours été ainsi ?

— Pardon, toujours, dès le collège.

— Ce n’est pas une vie, ça, mon bon. C’est horrible. Voyons, tu fais bien quelque chose, tu aimes quelque chose, tu as des amis.

— Non. Je me lève à midi. Je viens ici, je déjeune, je bois des bocks, j’attends la nuit, je dîne, je bois des bocks ; puis, vers une heure et demie du matin, je retourne me coucher, parce qu’on ferme. C’est ce qui m’embête le plus. Depuis dix ans, j’ai bien passé six années sur cette banquette, dans mon coin ; et le reste dans mon lit, jamais ailleurs. Je cause quelquefois avec des habitués.

— Mais, en arrivant à Paris, qu’est-ce que tu as fait tout d’abord ?

— J’ai fait mon droit… au café de Médicis.

— Mais après ?

— Après… j’ai passé l’eau et je suis venu ici.

— Pourquoi as-tu pris cette peine ?

— Que veux-tu, on ne peut pas rester toute sa vie au quartier Latin. Les étudiants font trop de bruit. Maintenant je ne bougerai plus. Garçon, un bock ! »

Je croyais qu’il se moquait de moi. J’insistai.

« Voyons, sois franc. Tu as eu quelque gros chagrin ? Un désespoir d’amour, sans doute ? Certes, tu es un homme que le malheur a frappé. Quel âge as-tu ?

— J’ai trente-trois ans. Mais j’en parais au moins quarante-cinq. »

Je le regardai bien en face. Sa figure ridée, mal soignée, semblait presque celle d’un vieillard. Sur le sommet du crâne, quelques longs cheveux voltigeaient au-dessus de la peau d’une propreté douteuse. Il avait des sourcils énormes, une forte moustache et une barbe épaisse. J’eus brusquement, je ne sais pourquoi, la vision d’une cuvette pleine d’eau noirâtre, l’eau où aurait été lavé tout ce poil.

Je lui dis : « En effet, tu as l’air plus vieux que ton âge. Certainement tu as eu des chagrins. »

Il répliqua : « Je t’assure que non. Je suis vieux parce que je ne prends jamais l’air. Il n’y a rien qui détériore les gens comme la vie de café. »

Je ne le pouvais croire : « Tu as bien aussi fait la noce ? On n’est pas chauve comme tu l’es sans avoir beaucoup aimé. »

Il secoua tranquillement le front, semant sur son dos les petites choses blanches qui tombaient de ses derniers cheveux : « Non, j’ai toujours été sage. » Et levant les yeux vers le lustre qui nous chauffait la tête : « Si je suis chauve, c’est la faute du gaz. Il est l’ennemi du cheveu. — Garçon, un bock ! — Tu n’as pas soif ?

— Non, merci. Mais vraiment tu m’intéresses. Depuis quand as-tu un pareil découragement ? Ça n’est pas normal, ça n’est pas naturel. Il y a quelque chose là-dessous.

— Oui, ça date de mon enfance. J’ai reçu un coup, quand j’étais petit, et cela m’a tourné au noir pour jusqu’à la fin.

— Quoi donc ?

— Tu veux le savoir ? écoute.

ê

Tu te rappelles bien le château où je fus élevé, puisque tu y es venu cinq ou six fois pendant les vacances ? Tu te rappelles ce grand bâtiment gris, au milieu d’un grand parc, et les longues avenues de chênes, ouvertes vers les quatre points cardinaux ! Tu te rappelles mon père et ma mère, tous les deux cérémonieux, solennels et sévères.

J’adorais ma mère ; je redoutais mon père, et je les respectais tous les deux, accoutumé d’ailleurs à voir tout le monde courbé devant eux. Ils étaient, dans le pays, M. le comte et Mme la comtesse ; et nos voisins aussi, les Tannemare, les Ravalet, les Brenneville, montraient pour mes parents une considération supérieure.

J’avais alors treize ans. J’étais gai, content de tout, comme on l’est à cet âge-là, tout plein du bonheur de vivre.

Or, vers la fin de septembre, quelques jours avant ma rentrée au collège, comme je jouais à faire le loup dans les massifs du parc, courant au milieu des branches et des feuilles, j’aperçus, en traversant une avenue, papa et maman qui se promenaient.

Je me rappelle cela comme d’hier. C’était par un jour de grand vent. Toute la ligne des arbres se courbait sous les rafales, gémissait, semblait pousser des cris, de ces cris sourds, profonds, que les forêts jettent dans les tempêtes.

Les feuilles arrachées, jaunes déjà, s’envolaient comme des oiseaux, tourbillonnaient, tombaient puis couraient tout le long de l’allée, ainsi que des bêtes rapides.

Le soir venait. Il faisait sombre dans les fourrés. Cette agitation du vent et des branches m’excitait, me faisait galoper comme un fou, et hurler pour imiter les loups.

Dès que j’eus aperçu mes parents, j’allai vers eux à pas furtifs, sous les branches, pour les surprendre, comme si j’eusse été un rôdeur véritable.

Mais je m’arrêtai, saisi de peur, à quelques pas d’eux. Mon père, en proie à une terrible colère, criait :

« Ta mère est une sotte ; et, d’ailleurs, ce n’est pas de ta mère qu’il s’agit, mais de toi. Je te dis que j’ai besoin de cet argent, et j’entends que tu signes. »

Maman répondit, d’une voix ferme :

« Je ne signerai pas. C’est la fortune de Jean, cela. Je la garde pour lui et je ne veux pas que tu la manges encore avec des filles et des servantes, comme tu as fait de ton héritage. »

Alors papa, tremblant de fureur, se retourna, et saisissant sa femme par le cou, il se mit à la frapper avec l’autre main de toute sa force, en pleine figure.

Le chapeau de maman tomba, ses cheveux dénoués se répandirent ; elle essayait de parer les coups, mais elle n’y pouvait parvenir. Et papa, comme fou, frappait, frappait. Elle roula par terre, cachant sa face dans ses deux bras. Alors il la renversa sur le dos pour la battre encore, écartant les mains dont elle se couvrait le visage.

Quant à moi, mon cher, il me semblait que le monde allait finir, que les lois éternelles étaient changées. J’éprouvais le bouleversement qu’on a devant les choses surnaturelles, devant les catastrophes monstrueuses, devant les irréparables désastres. Ma tête d’enfant s’égarait, s’affolait. Et je me mis à crier de toute ma force, sans savoir pourquoi, en proie à une épouvante, à une douleur, à un effarement épouvantables. Mon père m’entendit, se retourna, m’aperçut, et, se relevant, s’en vint vers moi. Je crus qu’il m’allait tuer et je m’enfuis comme un animal chassé, courant tout droit devant moi, dans le bois.

J’allai peut-être une heure, peut-être deux, je ne sais pas. La nuit étant venue, je tombai sur l’herbe, et je restai là éperdu, dévoré par la peur, rongé par un chagrin capable de briser à jamais un pauvre cœur d’enfant. J’avais froid, j’avais faim peut-être. Le jour vint. Je n’osais plus me lever, ni marcher, ni revenir, ni me sauver encore, craignant de rencontrer mon père que je ne voulais plus revoir.

Je serais peut-être mort de misère et de famine au pied de mon arbre, si le garde ne m’avait découvert et ramené de force.

Je trouvai mes parents avec leur visage ordinaire. Ma mère me dit seulement : « Comme tu m’as fait peur, vilain garçon, j’ai passé la nuit sans dormir. » Je ne répondis point, mais je me mis à pleurer. Mon père ne prononça pas une parole.

Huit jours plus tard, je rentrais au collège.

Eh bien, mon cher, c’était fini pour moi. J’avais vu l’autre face des choses, la mauvaise ; je n’ai plus aperçu la bonne depuis ce jour-là. Que s’est-il passé dans mon esprit ? Quel phénomène étrange m’a retourné les idées ? Je l’ignore. Mais je n’ai plus eu de goût pour rien, envie de rien, d’amour pour personne, de désir quelconque, d’ambition ou d’espérance. Et j’aperçois toujours ma pauvre mère, par terre, dans l’allée, tandis que mon père l’assommait. — Maman est morte après quelques années. Mon père vit encore. Je ne l’ai pas revu. — Garçon, un bock !…

ê

On lui apporta un bock qu’il engloutit d’une gorgée. Mais, en reprenant sa pipe, comme il tremblait, il la cassa. Alors il eut un geste désespéré, et il dit : « Tiens ! C’est un vrai chagrin, ça, par exemple. J’en ai pour un mois à en culotter une nouvelle. »

Et il lança à travers la vaste salle, pleine maintenant de fumée et de buveurs, son éternel cri : « Garçon, un bock — et une pipe neuve !


<t Vieux (Le)>

Le Vieux

Un tiède soleil d’automne tombait dans la cour de la ferme, par-dessus les grands hêtres des fossés. Sous le gazon tondu par les vaches, la terre, imprégnée de pluie récente, était moite, enfonçait sous les pieds avec un bruit d’eau ; et les pommiers chargés de pommes semaient leurs fruits d’un vert pâle, dans le vert foncé de l’herbage.

Quatre jeunes génisses paissaient, attachées en ligne, et meuglaient par moments vers la maison ; les volailles mettaient un mouvement coloré sur le fumier, devant l’étable, et grattaient, remuaient, caquetaient, tandis que les deux coqs chantaient sans cesse, cherchaient des vers pour leurs poules, qu’ils appelaient d’un gloussement vif.

La barrière de bois s’ouvrit ; un homme entra, âgé de quarante ans peut-être, mais qui semblait vieux de soixante, ridé, tortu, marchant à grands pas lents, alourdis par le poids de lourds sabots pleins de paille. Ses bras trop longs pendaient des deux côtés du corps. Quand il approcha de la ferme, un roquet jaune, attaché au pied d’un énorme poirier, à côté d’un baril qui lui servait de niche, remua la queue, puis se mit à japper en signe de joie. L’homme cria :

« À bas, Finot ! »

Le chien se tut.

Une paysanne sortit de la maison. Son corps osseux, large et plat, se dessinait sous un caraco de laine qui serrait la taille. Une jupe grise, trop courte, tombait jusqu’à la moitié des jambes, cachées en des bas bleus, et elle portait aussi des sabots pleins de paille. Un bonnet blanc, devenu jaune, couvrait quelques cheveux collés au crâne, et sa figure brune, maigre, laide, édentée, montrait cette physionomie sauvage et brute qu’ont souvent les faces des paysans.

L’homme demanda :

« Comment qu’y va ? »

La femme répondit :

« M’sieu l’curé dit que c’est la fin, qu’il n’ passera point la nuit. »

Ils entrèrent tous deux dans la maison.

Après avoir traversé la cuisine, ils pénétrèrent dans la chambre, basse, noire, à peine éclairée par un carreau, devant lequel tombait une loque d’indienne normande. Les grosses poutres du plafond, brunies par le temps, noires et enfumées, traversaient la pièce de part en part, portant le mince plancher du grenier, où couraient, jour et nuit, des troupeaux de rats.

Le sol de terre, bossué, humide, semblait gras, et dans le fond de l’appartement, le lit faisait une tache vaguement blanche. Un bruit régulier, rauque, une respiration dure, râlante, sifflante avec un gargouillement d’eau comme celui que fait une pompe brisée, partait de la couche enténébrée où agonisait un vieillard, le père de la paysanne.

L’homme et la femme s’approchèrent et regardèrent le moribond, de leur œil placide et résigné.

Le gendre dit :

« C’te fois, c’est fini ; i n’ira pas seulement à la nuit. »

La fermière reprit :

« C’est d’puis midi qu’i gargotte comme ça. »

Puis ils se turent. Le père avait les yeux fermés, le visage couleur de terre, si sec qu’il semblait en bois. Sa bouche entrouverte laissait passer son souffle clapotant et dur ; et le drap de toile grise se soulevait sur la poitrine à chaque aspiration.

Le gendre, après un long silence, prononça :

« Y a qu’à le quitter finir. J’y pouvons rien. Tout d’ même c’est dérangeant pour les cossards, vu l’ temps qu’est bon, qu’il faut r’piquer d’main. »

Sa femme parut inquiète à cette pensée. Elle réfléchit quelques instants, puis déclara :

« Puisqu’i va passer, on l’enterrera pas avant samedi ; t’auras ben d’main pour les cossards. »

Le paysan méditait ; il dit :

« Oui, mais d’main qui faudra qu’invite pour l’imunation, que j’ n’ai ben pour cinq à six heures à aller de Tourville à Manetot chez tout le monde. »

La femme, après avoir médité deux ou trois minutes, prononça :

« I n’est seulement point trois heures, qu’ tu pourrais commencer la tournée anuit et faire tout l’ côté de Tourville. Tu peux ben dire qu’il a passé, puisqu’i n’en a pas quasiment pour la relevée. »

L’homme demeura quelques instants perplexe, pesant les conséquences et les avantages de l’idée. Enfin il déclara :

« Tout d’ même, j’y vas. »

Il allait sortir ; il revint et, après une hésitation :

« Pisque t’as point d’ouvrage, loche des pommes à cuire, et pis tu feras quatre douzaines de douillons pour ceux qui viendront à l’imunation, vu qu’i faudra se réconforter. T’allumeras le four avec la bourrée qu’est sous l’hangar au pressoir. Elle est sèque. »

Et il sortit de la chambre, rentra dans la cuisine, ouvrit le buffet, prit un pain de six livres, en coupa soigneusement une tranche, recueillit dans le creux de sa main les miettes tombées sur la tablette, et se les jeta dans la bouche pour ne rien perdre. Puis il enleva avec la pointe de son couteau un peu de beurre salé au fond d’un pot de terre brune, l’étendit sur son pain, qu’il se mit à manger lentement, comme il faisait tout.

Et il retraversa la cour, apaisa le chien, qui se remettait à japper, sortit sur le chemin qui longeait son fossé, et s’éloigna dans la direction de Tourville.

Restée seule, la femme se mit à la besogne. Elle découvrit la huche à la farine, et prépara la pâte aux douillons. Elle la pétrissait longuement, la tournant et la retournant, la maniant, l’écrasant, la broyant. Puis elle en fit une grosse boule d’un blanc jaune, qu’elle laissa sur le coin de la table.

Alors elle alla chercher les pommes et, pour ne point blesser l’arbre avec la gaule, elle grimpa dedans au moyen d’un escabeau. Elle choisissait les fruits avec soin, pour ne prendre que les plus mûrs, et les entassait dans son tablier.

Une voix l’appela du chemin :

« Ohé, madame Chicot ! »

Elle se retourna. C’était un voisin, maître Osime Favet, le maire, qui s’en allait fumer ses terres, assis, les jambes pendantes, sur le tombereau d’engrais. Elle se retourna, et répondit :

« Qué qu’y a pour vot’ service, maît’ Osime ?

— Et le pé, où qui n’en est ? »

Elle cria :

« Il est quasiment passé. C’est samedi l’imunation, à sept heures, vu les cossards qui pressent. »

Le voisin répliqua :

« Entendu. Bonne chance ! Portez-vous bien. »

Elle répondit à sa politesse :

« Merci, et vous d’ même. »

Puis elle se remit à cueillir ses pommes.

Aussitôt qu’elle fût rentrée, elle alla voir son père, s’attendant à le trouver mort. Mais dès la porte elle distingua son râle bruyant et monotone, et, jugeant inutile d’approcher du lit pour ne point perdre de temps, elle commença à préparer les douillons.

Elle enveloppait les fruits, un à un, dans une mince feuille de pâte, puis les alignait au bord de la table. Quand elle eut fait quarante-huit boules, rangées par douzaines l’une devant l’autre, elle pensa à préparer le souper, et elle accrocha sur le feu sa marmite, pour faire cuire les pommes de terre ; car elle avait réfléchi qu’il était inutile d’allumer le four, ce jour-là même, ayant encore le lendemain tout entier pour terminer les préparatifs.

Son homme rentra vers cinq heures. Dès qu’il eut franchi le seuil, il demanda :

« C’est-il fini ? »

Elle répondit :

« Point encore ; ça gargouille toujours. »

Ils allèrent voir. Le vieux était absolument dans le même état. Son souffle rauque, régulier comme un mouvement d’horloge, ne s’était ni accéléré ni ralenti. Il revenait de seconde en seconde, variant un peu de ton, suivant que l’air entrait ou sortait de la poitrine.

Son gendre le regarda, puis il dit :

« I finira sans qu’on y pense, comme une chandelle. »

Ils rentrèrent dans la cuisine et, sans parler, se mirent à souper. Quand ils eurent avalé la soupe, ils mangèrent encore une tartine de beurre, puis, aussitôt les assiettes lavées, rentrèrent dans la chambre de l’agonisant.

La femme, tenant une petite lampe à mèche fumeuse, la promena devant le visage de son père. S’il n’avait pas respiré, on l’aurait cru mort assurément.

Le lit des deux paysans était caché à l’autre bout de la chambre, dans une espèce d’enfoncement. Ils se couchèrent sans dire un mot, éteignirent la lumière, fermèrent les yeux ; et bientôt deux ronflements inégaux, l’un plus profond, l’autre plus aigu, accompagnèrent le râle ininterrompu du mourant.

Les rats couraient dans le grenier.

Le mari s’éveilla dès les premières pâleurs du jour. Son beau-père vivait encore. Il secoua sa femme, inquiet de cette résistance de vieux.

« Dis donc, Phémie, i n’ veut point finir. Qué qu’ tu f’rais, té ? »

Il la savait de bon conseil.

Elle répondit :

« I n’ passera point l’jour, pour sûr. N’y a point n’à craindre. Pour lors que l’maire n’opposera pas qu’on l’enterre tout de même demain, vu qu’on l’a fait pour maître Renard le pé, qu’a trépassé juste aux semences. »

Il fut convaincu par l’évidence du raisonnement, et il partit aux champs.

Sa femme fit cuire les douillons, puis accomplit toutes les besognes de la ferme.

À midi, le vieux n’était point mort. Les gens de journée loués pour le repiquage des cossards vinrent en groupe considérer l’ancien qui tardait à s’en aller. Chacun dit son mot, puis ils repartirent dans les terres.

À six heures, quand on rentra, le père respirait encore. Son gendre, à la fin, s’effraya.

« Qué qu’ tu f’rais, à c’te heure, té, Phémie ? »

Elle ne savait non plus que résoudre. On alla trouver le maire. Il promit qu’il fermerait les yeux et autoriserait l’enterrement le lendemain. L’officier de santé, qu’on alla voir, s’engagea aussi, pour obliger maître Chicot, à antidater le certificat de décès. L’homme et la femme rentrèrent tranquilles.

Ils se couchèrent et s’endormirent comme la veille, mêlant leurs souffles sonores au souffle plus faible du vieux.

Quand ils s’éveillèrent, il n’était point mort.

Alors ils furent atterrés. Ils restaient debout, au chevet du père, le considérant avec méfiance, comme s’il avait voulu leur jouer un vilain tour, les tromper, les contrarier par plaisir, et ils lui en voulaient surtout du temps qu’il leur faisait perdre.

Le gendre demanda :

« Qué que j’allons faire ? »

Elle n’en savait rien ; elle répondit :

« C’est-i contrariant, tout d’ même ! »

On ne pouvait maintenant prévenir tous les invités, qui allaient arriver sur l’heure. On résolut de les attendre, pour leur expliquer la chose.

Vers sept heures moins dix, les premiers apparurent. Les femmes en noir, la tête couverte d’un grand voile, s’en venaient d’un air triste. Les hommes, gênés dans leurs vestes de drap, s’avançaient plus délibérément, deux par deux, en devisant des affaires.

Maître Chicot et sa femme, effarés, les reçurent en se désolant ; et tous deux, tout à coup, au même moment, en abordant le premier groupe, se mirent à pleurer. Ils expliquaient l’aventure, contaient leur embarras, offraient des chaises, se remuaient, s’excusaient, voulaient prouver que tout le monde aurait fait comme eux, parlaient sans fin, devenus brusquement bavards à ne laisser personne leur répondre.

Ils allaient de l’un à l’autre :

« Je l’aurions point cru ; c’est point croyable qu’il aurait duré comme ça ! »

Les invités interdits, un peu déçus, comme des gens qui manquent une cérémonie attendue, ne savaient que faire, demeuraient assis ou debout. Quelques-uns voulurent s’en aller. Maître Chicot les retint :

« J’allons casser une croûte tout d’même. J’avions fait des douillons ; faut bien n’en profiter. »

Les visages s’éclairèrent à cette pensée. On se mit à causer à voix basse. La cour peu à peu s’emplissait ; les premiers venus disaient la nouvelle aux nouveaux arrivants. On chuchotait, l’idée des douillons égayant tout le monde.

Les femmes entraient pour regarder le mourant. Elles se signaient auprès du lit, balbutiaient une prière, ressortaient. Les hommes, moins avides de ce spectacle, jetaient un seul coup d’œil de la fenêtre qu’on avait ouverte.

Mme Chicot expliquait l’agonie :

« V’là deux jours qu’il est comme ça, ni plus ni moins, ni plus haut ni plus bas. Dirait-on point eune pompe qu’a pu d’iau ? »

Quand tout le monde eut vu l’agonisant, on pensa à la collation ; mais, comme on était trop nombreux pour tenir dans la cuisine, on sortit la table devant la porte. Les quatre douzaines de douillons, dorés, appétissants, tiraient les yeux, disposés dans deux grands plats. Chacun avançait le bras pour prendre le sien, craignant qu’il n’y en eût pas assez. Mais il en resta quatre.

Maître Chicot, la bouche pleine, prononça :

« S’i nous véyait, l’pé, ça lui f’rait deuil. C’est li qui les aimait d’son vivant. »

Un gros paysan jovial déclara :

« I n’en mangera pu, à c’t’heure. Chacun son tour. »

Cette réflexion, loin d’attrister les invités, sembla les réjouir. C’était leur tour, à eux, de manger des boules.

Mme Chicot, désolée de la dépense, allait sans cesse au cellier chercher du cidre. Les brocs se suivaient et se vidaient coup sur coup. On riait maintenant, on parlait fort, on commençait à crier comme on crie dans les repas.

Tout à coup une vieille paysanne qui était restée près du moribond, retenue par une peur avide de cette chose qui lui arriverait bientôt à elle-même, apparut à la fenêtre, et cria d’une voix aiguë :

« Il a passé ! il a passé ! »

Chacun se tut. Les femmes se levèrent vivement pour aller voir.

Il était mort, en effet. Il avait cessé de râler. Les hommes se regardaient, baissaient les yeux, mal à leur aise. On n’avait pas fini de mâcher les boules. Il avait mal choisi son moment, ce gredin-là.

Les Chicot, maintenant, ne pleuraient plus. C’était fini, ils étaient tranquilles. Ils répétaient :

« J’savions bien qu’ ça n’ pouvait point durer. Si seulement il avait pu s’ décider c’te nuit, ça n’aurait point fait tout ce dérangement. »

N’importe, c’était fini. On l’enterrerait lundi, voilà tout, et on remangerait des douillons pour l’occasion.

Les invités s’en allèrent, en causant de la chose, contents tout de même d’avoir vu ça et aussi d’avoir cassé une croûte.

Et quand l’homme et la femme furent demeurés tout seuls, face à face, elle dit, la figure contractée par l’angoisse :

« Faudra tout d’même r’cuire quatre douzaines de boules ! Si seulement il avait pu s’décider c’te nuit ! »

Et le mari, plus résigné, répondit :

« Ça n’ serait pas à r’faire tous les jours. »


<t Lettre trouvée sur un noyé>

Lettre trouvée sur un noyé

Vous me demandez, Madame, si je me moque de vous ? Vous ne pouvez croire qu’un homme n’ait jamais été frappé par l’amour ? Eh bien, non, je n’ai jamais aimé, jamais !

D’où vient cela ? Je n’en sais rien. Jamais je ne me suis trouvé dans cette espèce d’ivresse du cœur qu’on nomme l’amour ! Jamais je n’ai vécu dans ce rêve, dans cette exaltation, dans cette folie où nous jette l’image d’une femme. Je n’ai jamais été poursuivi, hanté, enfiévré, emparadisé par l’attente ou la possession d’un être devenu tout à coup pour moi plus désirable que tous les bonheurs, plus beau que toutes les créatures, plus important que tous les univers ! Je n’ai jamais pleuré, je n’ai jamais souffert par aucune de vous. Je n’ai point passé les nuits, les yeux ouverts, en pensant à elle. Je ne connais pas les réveils qu’illuminent sa pensée et son souvenir. Je ne connais pas l’énervement affolant de l’espérance quand elle va venir, et la divine mélancolie du regret, quand elle s’est enfuie en laissant dans la chambre une odeur légère de violette et de chair.

Je n’ai jamais aimé.

Moi aussi je me suis demandé souvent pourquoi cela. Et vraiment, je ne sais trop. J’ai trouvé des raisons cependant ; mais elles touchent à la métaphysique et vous ne les goûterez peut-être point.

Je crois que je juge trop les femmes pour subir beaucoup leur charme. Je vous demande pardon de cette parole. Je l’explique. Il y a dans toute créature, l’être moral et l’être physique. Pour aimer, il me faudrait rencontrer entre ces deux êtres une harmonie que je n’ai jamais trouvée. Toujours l’un des deux l’emporte trop sur l’autre, tantôt le moral, tantôt le physique.

L’intelligence que nous avons le droit d’exiger d’une femme, pour l’aimer, n’a rien de l’intelligence virile. C’est plus et c’est moins. Il faut qu’une femme ait l’esprit ouvert, délicat, sensible, fin, impressionnable. Elle n’a besoin ni de puissance, ni d’initiative dans la pensée, mais il est nécessaire qu’elle ait de la bonté, de l’élégance, de la tendresse, de la coquetterie, et cette faculté d’assimilation qui la fait pareille, en peu de temps, à celui qui partage sa vie. Sa plus grande qualité doit être le tact, ce sens subtil qui est pour l’esprit ce qu’est le toucher pour le corps. Il lui révèle mille choses menues, les contours, les angles et les formes dans l’ordre intellectuel.

Les jolies femmes, le plus souvent, n’ont point une intelligence en rapport avec leur personne. Or, le moindre défaut de concordance me frappe et me blesse du premier coup. Dans l’amitié, cela n’a point d’importance. L’amitié est un pacte, où l’on fait la part des défauts et des qualités. On peut juger un ami et une amie, tenir compte de ce qu’ils ont de bon, négliger ce qu’ils ont de mauvais et apprécier exactement leur valeur, tout en s’abandonnant à une sympathie intime, profonde et charmante.

Pour aimer il faut être aveugle, se livrer entièrement, ne rien voir, ne rien raisonner, ne rien comprendre. Il faut pouvoir adorer les faiblesses autant que les beautés, renoncer à tout jugement, à toute réflexion, à toute perspicacité.

Je suis incapable de cet aveuglement, et rebelle à la séduction irraisonnée.

Ce n’est pas tout. J’ai de l’harmonie une idée tellement haute et subtile que rien, jamais, ne réalisera mon idéal. Mais vous allez me traiter de fou ! Écoutez-moi. Une femme, à mon avis, peut avoir une âme délicieuse et un corps charmant sans que ce corps et cette âme concordent parfaitement ensemble. Je veux dire que les gens qui ont le nez fait d’une certaine façon ne doivent pas penser d’une certaine manière. Les gras n’ont pas le droit de se servir des mêmes mots et des mêmes phrases que les maigres. Vous, qui avez les yeux bleus, Madame, vous ne pouvez pas envisager l’existence, juger les choses et les événements comme si vous aviez les yeux noirs. Les nuances de votre regard doivent correspondre fatalement aux nuances de votre pensée. J’ai pour sentir cela, un flair de limier. Riez si vous voulez. C’est ainsi.

J’ai cru aimer, pourtant, pendant une heure, un jour. J’avais subi niaisement l’influence des circonstances environnantes. Je m’étais laissé séduire par le mirage d’une aurore. Voulez-vous que je vous raconte cette courte histoire ?

J’avais rencontré, un soir, une jolie petite personne exaltée qui voulut, par une fantaisie poétique, passer une nuit avec moi, dans un bateau, sur une rivière. J’aurais préféré une chambre et un lit ; j’acceptai cependant le fleuve et le canot.

C’était au mois de juin. Mon amie choisit une nuit de lune afin de pouvoir se mieux monter la tête.

Nous avons dîné dans une auberge, sur la rive, puis vers dix heures on s’embarqua. Je trouvais l’aventure fort bête, mais comme ma compagne me plaisait, je ne me fâchai pas trop. Je m’assis sur le banc, en face d’elle, je pris les rames et nous partîmes.

Je ne pouvais nier que le spectacle ne fût charmant. Nous suivions une île boisée, pleine de rossignols ; et le courant nous emportait vite sur la rivière couverte de frissons d’argent. Les crapauds jetaient leur cri monotone et clair ; les grenouilles s’égosillaient dans les herbes des bords, et le glissement de l’eau qui coule faisait autour de nous une sorte de bruit confus, presque insaisissable, inquiétant, et nous donnait une vague sensation de peur mystérieuse.

Le charme doux des nuits tièdes et des fleuves luisants sous la lune nous pénétrait. Il faisait bon vivre et flotter ainsi et rêver et sentir près de soi une jeune femme attendrie et belle.

J’étais un peu ému, un peu troublé, un peu grisé par la clarté pâle du soir et par la pensée de ma voisine.

« Asseyez-vous près de moi », dit-elle. J’obéis. Elle reprit : « Dites-moi des vers. » Je trouvai que c’était trop ; je refusai ; elle insista. Elle voulait décidément le grand jeu, tout l’orchestre du sentiment, depuis la Lune jusqu’à la Rime. Je finis par céder et je lui récitai, par moquerie, une délicieuse pièce de Louis Bouilhet, dont voici les dernières strophes :

Je déteste surtout ce barde à l’œil humide

Qui regarde une étoile en murmurant un nom

Et pour qui la nature immense serait vide,

S’il ne portait en croupe ou Lisette ou Ninon.

Ces gens-là sont charmants qui se donnent la peine,

Afin qu’on s’intéresse à ce pauvre univers,

D’attacher les jupons aux arbres de la plaine

Et la cornette blanche au front des coteaux verts.

Certe ils n’ont pas compris les musiques divines,

Éternelle nature aux frémissantes voix,

Ceux qui ne vont pas seuls par les creuses ravines

Et rêvent d’une femme au bruit que font les bois.

Je m’attendais à des reproches. Pas du tout. Elle murmura : « Comme c’est vrai. » Je demeurai stupéfait. Avait-elle compris ?

Notre barque, peu à peu, s’était approchée de la berge et engagée sous un saule qui l’arrêta. J’enlaçai la taille de ma compagne et, tout doucement, j’approchai mes lèvres de son cou. Mais elle me repoussa d’un mouvement brusque et irrité : « Finissez donc ! Êtes-vous grossier ! »

J’essayais de l’attirer. Elle se débattit, saisit l’arbre et faillit nous jeter à l’eau. Je jugeai prudent de cesser mes poursuites. Elle dit : « Je vous ferai plutôt chavirer. Je suis si bien. Je rêve. C’est si bon. » Puis elle ajouta avec une malice dans l’accent : « Avez-vous donc oublié déjà les vers que vous venez de me réciter ? » — C’était juste, Je me tus.

Elle reprit : « Allons, ramez. » Et je m’emparai de nouveau des avirons.

Je commençais à trouver longue la nuit et ridicule mon attitude. Ma compagne me demanda : « Voulez-vous me faire une promesse ?

— Oui. — Laquelle ?

— Celle de demeurer tranquille, convenable et discret si je vous permets…

— Quoi ? dites.

— Voilà. Je voudrais rester couchée sur le dos, au fond de la barque, à côté de vous, en regardant les étoiles. »

Je m’écriai : « J’en suis. »

Elle reprit : « Vous ne me comprenez pas. Nous allons nous étendre côte à côte. Mais je vous défends de me toucher, de m’embrasser, enfin de… de… me… caresser. »

Je promis. Elle annonça : « Si vous remuez, je chavire. »

Et nous voici couchés côte à côte, les yeux au ciel, allant au fil de l’eau. Les vagues mouvements du canot nous berçaient. Les légers bruits de la nuit nous arrivaient maintenant plus distincts dans le fond de l’embarcation, nous faisaient parfois tressaillir. Et je sentais grandir en moi une étrange et poignante émotion, un attendrissement infini, quelque chose comme un besoin d’ouvrir mes bras pour étreindre et d’ouvrir mon cœur pour aimer, de me donner, de donner mes pensées, mon corps, ma vie, tout mon être à quelqu’un !

Ma compagne murmura, comme dans un songe : « Où sommes-nous ? Où allons-nous ? Il me semble que je quitte la terre ? Comme c’est doux ! Oh ! si vous m’aimiez… un peu ? ! !»

Mon cœur se mit à battre. Je ne pus rien répondre ; il me sembla que je l’aimais. Je n’avais plus aucun désir violent. J’étais bien ainsi, à côté d’elle, et cela me suffisait.

Et nous sommes restés longtemps, longtemps sans bouger. Nous nous étions pris la main ; une force délicieuse nous immobilisait : une force inconnue, supérieure, une Alliance, chaste, intime, absolue de nos êtres voisins qui s’appartenaient, sans se toucher ! Qu’était cela ? Le sais-je ? L’amour, peut-être ?

Le jour naissait peu à peu. Il était trois heures du matin. Lentement une grande clarté envahissait le ciel. Le canot heurta quelque chose. Je me dressai. Nous avions abordé un petit îlot.

Mais je demeurai ravi, en extase. En face de nous toute l’étendue du firmament s’illuminait rouge, rose, violette, tachetée de nuages embrasés pareils à des fumées d’or. Le fleuve était de pourpre et trois maisons sur une côte semblaient brûler.

Je me penchai vers ma compagne. J’allais lui dire : « Regardez donc. » Mais je me tus, éperdu, et je ne vis plus qu’elle. Elle aussi était rose, d’un rose de chair sur qui aurait coulé un peu de la couleur du ciel. Ses cheveux étaient roses, ses yeux roses, ses dents roses, sa robe, ses dentelles, son sourire, tout était rose. Et je crus vraiment, tant je fus affolé, que j’avais l’aurore devant moi.

Elle se relevait tout doucement, me tendant ses lèvres ; et j’allais vers elles frémissant, délirant, sentant bien que j’allais baiser le ciel, baiser le bonheur, baiser le rêve devenu femme, baiser l’idéal descendu dans la chair humaine.

Elle me dit : « Vous avez une chenille dans les cheveux ! » C’était pour cela qu’elle souriait !

Il me sembla que je recevais un coup de massue sur la tête. Et je me sentis triste soudain comme si j’avais perdu tout espoir dans la vie.

C’est tout, Madame. C’est puéril, niais, stupide. Mais je crois depuis ce jour que je n’aimerai jamais. Pourtant… qui sait ?

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Le jeune homme sur qui cette lettre fut trouvée a été repêché hier dans la Seine, entre Bougival et Marly. Un marinier obligeant, qui l’avait fouillé pour savoir son nom, apporta au journal ce papier et le remit à

Maufrigneuse


<t Baptême (Le) [1884]>

Le Baptême [1884]

À Guillemet.

Devant la porte de la ferme, les hommes endimanchés attendaient. Le soleil de mai versait sa claire lumière sur les pommiers épanouis, ronds comme d’immenses bouquets blancs, roses et parfumés, et qui mettaient sur la cour entière un toit de fleurs. Ils semaient sans cesse autour d’eux une neige de pétales menus, qui voltigeaient et tournoyaient en tombant dans l’herbe haute, où les pissenlits brillaient comme des flammes, où les coquelicots semblaient des gouttes de sang.

Une truie somnolait sur le bord du fumier, le ventre énorme, les mamelles gonflées, tandis qu’une troupe de petits porcs tournaient autour, avec leur queue roulée comme une corde.

Tout à coup, là-bas, derrière les arbres des fermes, la cloche de l’église tinta. Sa voix de fer jetait dans le ciel joyeux son appel faible et lointain. Des hirondelles filaient comme des flèches à travers l’espace bleu qu’enfermaient les grands hêtres immobiles. Une odeur d’étable passait parfois, mêlée au souffle doux et sucré des pommiers.

Un des hommes debout devant la porte se tourna vers la maison et cria :

« Allons, allons, Mélina, v’là que ça sonne ! »

Il avait peut-être trente ans. C’était un grand paysan, que les longs travaux des champs n’avaient point encore courbé ni déformé. Un vieux, son père, noueux comme un tronc de chêne, avec des poignets bossués et des jambes torses, déclara :

« Les femmes, c’est jamais prêt, d’abord. »

Les deux autres fils du vieux se mirent à rire, et l’un, se tournant vers le frère aîné, qui avait appelé le premier, lui dit :

« Va les quérir, Polyte. All’ viendront point avant midi. »

Et le jeune homme entra dans sa demeure.

Une bande de canards arrêtée près des paysans se mit à crier en battant des ailes ; puis ils partirent vers la mare de leur pas lent et balancé.

Alors, sur la porte demeurée ouverte, une grosse femme parut qui portait un enfant de deux mois. Les brides blanches de son haut bonnet lui pendaient sur le dos, retombant sur un châle rouge, éclatant comme un incendie, et le moutard, enveloppé de linges blancs, reposait sur le ventre en bosse de la garde.

Puis la mère, grande et forte, sortit à son tour, à peine âgée de dix-huit ans, fraîche et souriante, tenant le bras de son homme. Et les deux grand-mères vinrent ensuite, fanées ainsi que de vieilles pommes, avec une fatigue évidente dans leurs reins forcés, tournés depuis longtemps par les patientes et rudes besognes. Une d’elles était veuve ; elle prit le bras du grand-père, demeuré devant la porte, et ils partirent en tête du cortège, derrière l’enfant et la sage-femme. Et le reste de la famille se mit en route à la suite. Les plus jeunes portaient des sacs de papier pleins de dragées.

Là-bas, la petite cloche sonnait sans repos, appelant de toute sa force le frêle marmot attendu. Des gamins montaient sur les fossés ; des gens apparaissaient aux barrières ; des filles de ferme restaient debout entre deux seaux pleins de lait qu’elles posaient à terre pour regarder le baptême.

Et la garde, triomphante, portait son fardeau vivant, évitait les flaques d’eau dans les chemins creux, entre les talus plantés d’arbres. Et les vieux venaient avec cérémonie, marchant un peu de travers, vu l’âge et les douleurs ; et les jeunes avaient envie de danser, et ils regardaient les filles qui venaient les voir passer ; et le père et la mère allaient gravement, plus sérieux, suivant cet enfant qui les remplacerait, plus tard, dans la vie, qui continuerait dans le pays leur nom, le nom des Dentu, bien connu par le canton.

Ils débouchèrent dans la plaine et prirent à travers les champs pour éviter le long détour de la route.

On apercevait l’église maintenant, avec son clocher pointu. Une ouverture le traversait juste au-dessous du toit d’ardoises ; et quelque chose remuait là-dedans, allant et venant d’un mouvement vif, passant et repassant derrière l’étroite fenêtre. C’était la cloche qui sonnait toujours, criant au nouveau-né de venir, pour la première fois, dans la maison du Bon Dieu.

Un chien s’était mis à suivre. On lui jetait des dragées, il gambadait autour des gens.

La porte de l’église était ouverte. Le prêtre, un grand garçon à cheveux rouges, maigre et fort, un Dentu aussi, lui, oncle du petit, encore un frère du père, attendait devant l’autel. Et il baptisa suivant les rites son neveu Prosper-César, qui se mit à pleurer en goûtant le sel symbolique.

Quand la cérémonie fut achevée, la famille demeura sur le seuil pendant que l’abbé quittait son surplis ; puis on se remit en route. On allait vite maintenant, car on pensait au dîner. Toute la marmaille du pays suivait, et, chaque fois qu’on lui jetait une poignée de bonbons, c’était une mêlée furieuse, des luttes corps à corps, des cheveux arrachés ; et le chien aussi se jetait dans le tas pour ramasser les sucreries, tiré par la queue, par les oreilles, par les pattes, mais plus obstiné que les gamins.

La garde, un peu lasse, dit à l’abbé, qui marchait auprès d’elle :

« Dites donc, m’sieu le curé, si ça ne vous opposait pas de m’ tenir un brin vot’ neveu pendant que je m’ dégourdirai. J’ai quasiment une crampe dans les estomacs. »

Le prêtre prit l’enfant, dont la robe blanche faisait une grande tache éclatante sur la soutane noire, et il l’embrassa, gêné par ce léger fardeau, ne sachant comment le tenir, comment le poser. Tout le monde se mit à rire. Une des grand-mères demanda de loin :

« Ça ne t’ fait-il point deuil, dis, l’abbé, qu’ tu n’en auras jamais de comme ça ? »

Le prêtre ne répondit pas. Il allait à grandes enjambées, regardant fixement le moutard aux yeux bleus, dont il avait envie d’embrasser encore les joues rondes. Il n’y tint plus, et, le levant jusqu’à son visage, il le baisa longuement.

Le père cria :

« Dis donc, curé, si t’en veux un, t’as qu’à le dire. »

Et on se mit à plaisanter, comme plaisantent les gens des champs.

Dès qu’on fut assis à table, la lourde gaieté campagnarde éclata comme une tempête. Les deux autres fils allaient aussi se marier ; leurs fiancées étaient là, arrivées seulement pour le repas ; et les invités ne cessaient de lancer des allusions à toutes les générations futures que promettaient ces unions.

C’étaient des gros mots, fortement salés, qui faisaient ricaner les filles rougissantes et se tordre les hommes. Ils tapaient du poing sur la table, poussaient des cris. Le père et le grand-père ne tarissaient point en propos polissons. La mère souriait ; les vieilles prenaient leur part de joie et lançaient aussi des gaillardises.

Le curé, habitué à ces débauches paysannes, restait tranquille, assis à côté de la garde, agaçant du doigt la petite bouche de son neveu pour le faire rire. Il semblait surpris par la vue de cet enfant, comme s’il n’en avait jamais aperçu. Il le considérait avec une attention réfléchie, avec une gravité songeuse, avec une tendresse éveillée au fond de lui, une tendresse inconnue, singulière, vive et un peu triste, pour ce petit être fragile qui était le fils de son frère.

Il n’entendait rien, il ne voyait rien, il contemplait l’enfant. Il avait envie de le prendre encore sur ses genoux, car il gardait, sur sa poitrine et dans son cœur, la sensation douce de l’avoir porté tout à l’heure, en revenant de l’église. Il restait ému devant cette larve d’homme comme devant un mystère ineffable auquel il n’avait jamais pensé, un mystère auguste et saint, l’incarnation d’une âme nouvelle, le grand mystère de la vie qui commence, de l’amour qui s’éveille, de la race qui se continue, de l’humanité qui marche toujours.

La garde mangeait, la face rouge, les yeux luisants, gênée par le petit qui l’écartait de la table.

L’abbé lui dit :

« Donnez-le-moi. Je n’ai pas faim. »

Et il reprit l’enfant. Alors tout disparut autour de lui, tout s’effaça ; et il restait les yeux fixés sur cette figure rose et bouffie ; et peu à peu, la chaleur du petit corps, à travers les langes et le drap de la soutane, lui gagnait les jambes, le pénétrait comme une caresse très légère, très bonne, très chaste, une caresse délicieuse qui lui mettait des larmes aux yeux.

Le bruit des mangeurs devenait effrayant. L’enfant, agacé par ces clameurs, se mit à pleurer.

Une voix s’écria :

« Dis donc, l’abbé, donne-lui à téter. »

Et une explosion de rires secoua la salle. Mais la mère s’était levée ; elle prit son fils et l’emporta dans la chambre voisine. Elle revint au bout de quelques minutes en déclarant qu’il dormait tranquillement dans son berceau.

Et le repas continua. Hommes et femmes sortaient de temps en temps dans la cour, puis rentraient se mettre à table. Les viandes, les légumes, le cidre et le vin s’engouffraient dans les bouches, gonflaient les ventres, allumaient les yeux, faisaient délirer les esprits.

La nuit tombait quand on prit le café. Depuis longtemps le prêtre avait disparu, sans qu’on s’étonnât de son absence.

La jeune mère enfin se leva pour aller voir si le petit dormait toujours. Il faisait sombre à présent. Elle pénétra dans la chambre à tâtons ; et elle avançait, les bras étendus, pour ne point heurter de meuble. Mais un bruit singulier l’arrêta net ; et elle ressortit effarée, sûre d’avoir entendu remuer quelqu’un. Elle rentra dans la salle, fort pâle, tremblante, et raconta la chose. Tous les hommes se levèrent en tumulte, gris et menaçants ; et le père, une lampe à la main, s’élança.

L’abbé, à genoux près du berceau, sanglotait, le front sur l’oreiller où reposait la tête de l’enfant.


<t Coco>

Coco

Dans tout le pays environnant on appelait la ferme des Lucas « la Métairie ». On n’aurait su dire pourquoi. Les paysans, sans doute, attachaient à ce mot « métairie » une idée de richesse et de grandeur, car cette ferme était assurément la plus vaste, la plus opulente et la plus ordonnée de la contrée.

La cour, immense, entourée de cinq rangs d’arbres magnifiques pour abriter contre le vent violent de la plaine les pommiers trapus et délicats, enfermait de longs bâtiments couverts en tuiles pour conserver les fourrages et les grains, de belles étables bâties en silex, des écuries pour trente chevaux, et une maison d’habitation en brique rouge, qui ressemblait à un petit château.

Les fumiers étaient bien tenus ; les chiens de garde habitaient en des niches, un peuple de volailles circulait dans l’herbe haute.

Chaque midi, quinze personnes, maîtres, valets et servantes, prenaient place autour de la longue table de cuisine où fumait la soupe dans un grand vase de faïence à fleurs bleues.

Les bêtes, chevaux, vaches, porcs et moutons, étaient grasses, soignées et propres ; et maître Lucas, un grand homme qui prenait du ventre, faisait sa ronde trois fois par jour, veillant sur tout et pensant à tout.

On conservait, par charité, dans le fond de l’écurie, un très vieux cheval blanc que la maîtresse voulait nourrir jusqu’à sa mort naturelle, parce qu’elle l’avait élevé, gardé toujours, et qu’il lui rappelait des souvenirs.

Un goujat de quinze ans, nommé Isidore Duval, et appelé plus simplement Zidore, prenait soin de cet invalide, lui donnait, pendant l’hiver, sa mesure d’avoine et son fourrage, et devait aller, quatre fois par jour, en été, le déplacer dans la côte où on l’attachait, afin qu’il eût en abondance de l’herbe fraîche.

L’animal, presque perclus, levait avec peine ses jambes lourdes, grosses des genoux et enflées au-dessus des sabots. Ses poils, qu’on n’étrillait plus jamais, avaient l’air de cheveux blancs, et des cils très longs donnaient à ses yeux un air triste.

Quand Zidore le menait à l’herbe, il lui fallait tirer sur la corde, tant la bête allait lentement ; et le gars, courbé, haletant, jurait contre elle, s’exaspérant ? d’avoir à soigner cette vieille rosse.

Les gens de la ferme, voyant cette colère du goujat contre Coco, s’en amusaient, parlaient sans cesse du cheval à Zidore, pour exaspérer le gamin. Ses camarades le plaisantaient. On l’appelait dans le village Coco-Zidore.

Le gars rageait, sentant naître en lui le désir de se venger du cheval. C’était un maigre enfant haut sur jambes, très sale, coiffé de cheveux roux, épais, durs et hérissés. Il semblait stupide, parlait en bégayant, avec une peine infinie, comme si les idées n’eussent pu se former dans son âme épaisse de brute.

Depuis longtemps déjà, il s’étonnait qu’on gardât Coco, s’indignant de voir perdre du bien pour cette bête inutile. Du moment qu’elle ne travaillait plus, il lui semblait injuste de la nourrir, il lui semblait révoltant de gaspiller de l’avoine, de l’avoine qui coûtait si cher, pour ce bidet paralysé. Et souvent même, malgré les ordres de maître Lucas, il économisait sur la nourriture du cheval, ne lui versant qu’une demi-mesure, ménageant sa litière et son foin. Et une haine grandissait en son esprit confus d’enfant, une haine de paysan rapace, de paysan sournois, féroce, brutal et lâche.

Lorsque revint l’été, il lui fallut aller remuer la bête dans sa côte. C’était loin. Le goujat, plus furieux chaque matin, partait de son pas lourd à travers les blés. Les hommes qui travaillaient dans les terres lui criaient, par plaisanterie :

« Hé Zidore, tu f’ras mes compliments à Coco. »

Il ne répondait point ; mais il cassait, en passant, une baguette dans une haie et, dès qu’il avait déplacé l’attache du vieux cheval, il le laissait se remettre à brouter ; puis, approchant traîtreusement, il lui cinglait les jarrets. L’animal essayait de fuir, de ruer, d’échapper aux coups, et il tournait au bout de sa corde comme s’il eût été enfermé dans une piste. Et le gars le frappait avec rage, courant derrière, acharné, les dents serrées par la colère.

Puis il s’en allait lentement, sans se retourner, tandis que le cheval le regardait partir de son œil de vieux, les côtes saillantes, essoufflé d’avoir trotté. Et il ne rebaissait vers l’herbe sa tête osseuse et blanche qu’après avoir vu disparaître au loin la blouse bleue du jeune paysan.

Comme les nuits étaient chaudes, on laissait maintenant Coco coucher dehors, là-bas, au bord de la ravine, derrière le bois. Zidore seul allait le voir.

L’enfant s’amusait encore à lui jeter des pierres. Il s’asseyait à dix pas de lui, sur un talus, et il restait là une demi-heure, lançant de temps en temps un caillou tranchant au bidet, qui demeurait debout, enchaîné devant son ennemi, et le regardant sans cesse, sans oser paître avant qu’il fût reparti.

Mais toujours cette pensée restait plantée dans l’esprit du goujat : « Pourquoi nourrir ce cheval qui ne faisait plus rien ? » Il lui semblait que cette misérable rosse volait le manger des autres, volait l’avoir des hommes, le bien du bon Dieu, le volait même aussi, lui, Zidore, qui travaillait.

Alors, peu à peu, chaque jour, le gars diminua la bande de pâturage qu’il lui donnait en avançant le piquet de bois où était fixée la corde.

La bête jeûnait, maigrissait, dépérissait. Trop faible pour casser son attache, elle tendait la tête vers la grande herbe verte et luisante, si proche, et dont l’odeur lui venait sans quelle y pût toucher.

Mais, un matin, Zidore eut une idée : c’était de ne plus remuer Coco. Il en avait assez d’aller si loin pour cette carcasse.

Il vint cependant, pour savourer sa vengeance. La bête inquiète le regardait. Il ne la battit pas ce jour-là. Il tournait autour, les mains dans les poches. Même il fit mine de la changer de place, mais il renfonça le piquet juste dans le même trou, et il s’en alla, enchanté de son invention.

Le cheval, le voyant partir, hennit pour le rappeler ; mais le goujat se mit à courir, le laissant seul, tout seul, dans son vallon, bien attaché, et sans un brin d’herbe à portée de la mâchoire.

Affamé, il essaya d’atteindre la grasse verdure qu’il touchait du bout de ses naseaux. Il se mit sur les genoux, tendant le cou, allongeant ses grandes lèvres baveuses. Ce fut en vain. Tout le jour, elle s’épuisa, la vieille bête, en efforts inutiles, en efforts terribles. La faim la dévorait, rendue plus affreuse par la vue de toute la verte nourriture qui s’étendait par l’horizon.

Le goujat ne revint point ce jour-là. Il vagabonda par les bois pour chercher des nids.

Il reparut le lendemain. Coco, exténué, s’était couché. Il se leva en apercevant l’enfant, attendant, enfin, d’être changé de place.

Mais le petit paysan ne toucha même pas au maillet jeté dans l’herbe. Il s’approcha, regarda l’animal, lui lança dans le nez une motte de terre qui s’écrasa sur le poil blanc, et il repartit en sifflant.

Le cheval resta debout tant qu’il put l’apercevoir encore ; puis, sentant bien que ses tentatives pour atteindre l’herbe voisine seraient inutiles, il s’étendit de nouveau sur le flanc et ferma les yeux.

Le lendemain, Zidore ne vint pas.

Quand il approcha, le jour suivant, de Coco toujours étendu, il s’aperçut qu’il était mort.

Alors il demeura debout, le regardant, content de son œuvre, étonné en même temps que ce fût déjà fini. Il le toucha du pied, leva une de ses jambes, puis la laissa retomber, s’assit dessus, et resta là, les yeux fixés dans l’herbe et sans penser à rien.

Il revint à la ferme, mais il ne dit pas l’accident, car il voulait vagabonder encore aux heures où, d’ordinaire, il allait changer de place le cheval.

Il alla le voir le lendemain. Des corbeaux s’envolèrent à son approche. Des mouches innombrables se promenaient sur le cadavre et bourdonnaient à l’entour.

En rentrant il annonça la chose. La bête était si vieille que personne ne s’étonna. Le maître dit à deux valets :

« Prenez vos pelles, vous f’rez un trou là oùsqu’il est. »

Et les hommes enfouirent le cheval juste à la place où il était mort de faim.

Et l’herbe poussa drue, verdoyante, vigoureuse, nourrie par le pauvre corps.


<t Misti>

Misti

Souvenirs d’un garçon

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J’avais alors pour maîtresse une drôle de petite femme. Elle était mariée, bien entendu, car j’ai une sainte horreur des filles. Quel plaisir peut-on éprouver, en effet, à prendre une femme qui a ce double inconvénient de n’appartenir à personne et d’appartenir à tout le monde ? Et puis, vraiment, toute morale mise de côté, je ne comprends pas l’amour comme gagne-pain. Cela me dégoûte un peu. C’est une faiblesse, je le sais, et je l’avoue.

Ce qu’il y a surtout de charmant pour un garçon à avoir comme maîtresse une femme mariée, c’est qu’elle lui donne un intérieur, un intérieur doux, aimable, où tous vous soignent et vous gâtent, depuis le mari jusqu’aux domestiques. On trouve là tous les plaisirs réunis, l’amour, l’amitié, la paternité même, le lit et la table, ce qui constitue enfin le bonheur de la vie, avec cet avantage incalculable de pouvoir changer de famille de temps en temps, de s’installer tour à tour dans tous les mondes, l’été, à la campagne, chez l’ouvrier qui vous loue une chambre dans sa maison, et l’hiver chez le bourgeois, ou même dans la noblesse, si on a de l’ambition.

J’ai encore un faible, c’est d’aimer les maris de mes maîtresses. J’avoue même que certains époux communs ou grossiers me dégoûtent de leurs femmes, quelque charmantes qu’elles soient. Mais quand le mari a de l’esprit et du charme, je deviens infailliblement amoureux fou. J’ai soin, si je romps avec la femme, de ne pas rompre avec l’époux. Je me suis fait ainsi mes meilleurs amis ; et c’est de cette façon que j’ai constaté, maintes fois, l’incontestable supériorité du mâle sur la femelle, dans la race humaine. Celle-ci vous procure tous les embêtements possibles, vous fait des scènes, des reproches, etc. ; celui-là qui aurait tout autant le droit de se plaindre, vous traite au contraire comme si vous étiez la providence de son foyer.

Donc, j’avais pour maîtresse une drôle de petite femme, une brunette, fantasque, capricieuse, dévote, superstitieuse, crédule comme un moine, mais charmante. Elle avait surtout une manière d’embrasser que je n’ai jamais trouvée chez une autre !… mais ce n’est pas le lieu… Et une peau si douce ! J’éprouvais un plaisir infini, rien qu’à lui tenir les mains… Et un œil… Son regard passait sur vous comme une caresse lente, savoureuse et sans fin. Souvent je posais ma tête sur ses genoux ; et nous demeurions immobiles, elle penchée vers moi avec ce petit sourire fin, énigmatique et si troublant qu’ont les femmes, moi les yeux levés vers elle, recevant ainsi qu’une ivresse versée en mon cœur, doucement et délicieusement, son regard clair et bleu, clair comme s’il eût été plein de pensées d’amour, bleu comme s’il eût été un ciel plein de délices.

Son mari, inspecteur d’un grand service public, s’absentait souvent, nous laissant libres de nos soirées. Tantôt je les passais chez elle, étendu sur le divan, le front sur une de ses jambes, tandis que sur l’autre dormait un énorme chat noir, nommé « Misti », qu’elle adorait. Nos doigts se rencontraient sur le dos nerveux de la bête, et se caressaient dans son poil de soie. Je sentais contre ma joue le flanc chaud qui frémissait d’un éternel « ron-ron », et parfois une patte allongée posait sur ma bouche ou sur ma paupière cinq griffes ouvertes, dont les pointes me piquaient les yeux et qui se refermaient aussitôt.

Tantôt nous sortions pour faire ce qu’elle appelait nos escapades. Elles étaient bien innocentes, d’ailleurs. Cela consistait à aller souper dans une auberge de banlieue, ou bien, après avoir dîné chez elle ou chez moi, à courir les cafés borgnes, comme des étudiants en goguette.

Nous entrions dans les caboulots populaires et nous allions nous asseoir, dans le fond du bouge enfumé, sur des chaises boiteuses, devant une vieille table de bois. Un nuage de fumée âcre où restait une odeur de poisson frit du dîner emplissait la salle ; des hommes en blouse gueulaient en buvant des petits verres ; et le garçon étonné posait devant nous deux cerises à l’eau-de-vie.

Elle, tremblante, apeurée et ravie, soulevait jusqu’au bout de son nez, qui la retenait en l’air, sa voilette noire pliée en deux ; et elle se mettait à boire avec la joie qu’on a en accomplissant une adorable scélératesse. Chaque cerise avalée lui donnait la sensation d’une faute commise, chaque gorgée du rude liquide descendait en elle comme une jouissance délicate et défendue.

Puis elle me disait à mi-voix : « Allons-nous-en. » Et nous partions. Elle filait vivement, la tête basse, d’un pas menu, entre les buveurs qui la regardaient passer d’un air mécontent ; et quand nous nous retrouvions dans la rue, elle poussait un grand soupir comme si nous venions d’échapper à quelque terrible danger.

Quelquefois elle me demandait en frissonnant : « Si on m’injuriait dans ces endroits-là, qu’est-ce que tu ferais ? » Je répondais d’un ton crâne : « Mais je te défendrais, parbleu ! » Et elle me serrait le bras avec bonheur, avec le désir confus, peut-être, d’être injuriée et défendue, de voir des hommes se battre, pour elle, même ces hommes-là, avec moi !

Un soir, comme nous étions attablés dans un assommoir de Montmartre, nous vîmes entrer une vieille femme en guenilles, qui tenait à la main un jeu de cartes crasseux. Apercevant une dame, la vieille aussitôt s’approcha de nous en offrant de dire la bonne aventure à ma compagne. Emma, qui avait à l’âme toutes les croyances, frissonna de désir et d’inquiétude, et elle fit place, près d’elle, à la commère.

L’autre, antique, ridée, avec des yeux cerclés de chair vive et une bouche vide, sans une dent, disposa sur la table ses cartons sales. Elle faisait des tas, les ramassait, étalait de nouveau les cartes en murmurant des mots qu’on ne distinguait point. Emma, pâlie, écoutait, attendait, le souffle court, haletant d’angoisse et de curiosité.

La sorcière se mit à parler. Elle lui prédit des choses vagues : du bonheur et des enfants, un jeune homme blond, un voyage, de l’argent, un procès, un monsieur brun, le retour d’une personne, une réussite, une mort. L’annonce de cette mort frappa la jeune femme. La mort de qui ? Quand ? Comment ?

La vieille répondait : « Quant à ça, les cartes ne sont pas assez fortes, il faudrait v’nir chez moi d’main. J’ vous dirais ça avec l’ marc de café qui n’ trompe jamais. »

Emma anxieuse se tourna vers moi : « Dis, tu veux que nous y allions demain. Oh ! je t’en prie, dis oui. Sans ça, tu ne te figures pas comme je serai tourmentée. »

Je me mis à rire : « Nous irons si ça te plaît, ma chérie. » Et la vieille donna son adresse.

Elle habitait au sixième étage, dans une affreuse maison, derrière les Buttes-Chaumont. On s’y rendit le lendemain.

Sa chambre, un grenier avec deux chaises et un lit, était pleine de choses étranges, d’herbes pendues, par gerbes, à des clous, de bêtes séchées, de bocaux et de fioles contenant des liquides colorés diversement. Sur la table, un chat noir empaillé regardait avec ses yeux de verre. Il avait l’air du démon de ce logis sinistre.

Emma, défaillant d’émotion s’assit, et aussitôt : « Oh ! chéri, regarde ce minet comme il ressemble à Misti. » Et elle expliqua à la vieille qu’elle possédait un chat tout pareil, mais tout pareil !

La sorcière répondit gravement : « Si vous aimez un homme il ne faut pas le garder. »

Emma frappée de peur demanda : « Pourquoi ça ? » La vieille s’assit près d’elle familièrement et lui prit la main : « C’est le malheur de ma vie », dit-elle. Mon amie voulut savoir. Elle se pressait contre la commère, la questionnait, la priait : une crédulité pareille les faisait sœurs par la pensée et par le cœur. La femme enfin se décida : « Ce chat-là, dit-elle, je l’ai aimé comme on aime un frère. J’étais jeune alors, et toute seule, couturière en chambre. Je n’avais que lui, Mouton. C’est un locataire qui me l’avait donné. Il était intelligent comme un enfant, et doux avec ça, et il m’idolâtrait, ma chère dame, il m’idolâtrait plus qu’un fétiche. Toute la journée sur mes genoux à faire ron-ron, et toute la nuit sur mon oreiller ; je sentais son cœur battre, voyez-vous.

« Or il arriva que je fis une connaissance, un beau garçon qui travaillait dans un magasin de blanc. Ça dura bien trois mois sans que je lui aie rien accordé. Mais vous savez on faiblit, ça arrive à tout le monde ; et puis, je m’étais mise à l’aimer, moi. Il était si gentil, si gentil ; et si bon. Il voulait que nous habitions ensemble tout à fait, par économie. Enfin, je lui permis de venir chez moi, un soir. Je n’étais pas décidée à la chose, oh ! non, mais ça me faisait plaisir à l’idée que nous serions tous les deux une heure ensemble.

« Dans le commencement, il a été très convenable. Il me disait des douceurs qui me remuaient le cœur. Et puis, il m’a embrassée, madame, embrassée comme on embrasse quand on aime. Moi, j’avais fermé les yeux, et je restais là saisie dans une crampe de bonheur. Mais, tout d’un coup, je sens qu’il fait un grand mouvement, et il pousse un cri, un cri que je n’oublierai jamais. J’ouvre les yeux et j’aperçois que Mouton lui avait sauté au visage et qu’il lui arrachait la peau, à coups de griffe, comme si c’eût été une chiffe de linge. Et le sang coulait, madame, une pluie.

« Moi je veux prendre le chat, mais il tenait bon, il déchirait toujours ; et il me mordait, tant il avait perdu le sens. Enfin, je le tiens et je le jette par la fenêtre, qui était ouverte, vu que nous nous trouvions en été.

« Quand j’ai commencé à laver la figure de mon pauvre ami, je m’aperçus qu’il avait les yeux crevés, les deux yeux !

« Il a fallu qu’il entre à l’hospice. Il est mort de peine au bout d’un an. Je voulais le garder chez moi et le nourrir, mais il n’a pas consenti. On eût dit qu’il m’haïssait depuis la chose.

« Quant à Mouton, il s’était cassé les reins dans la tombée. Le concierge avait ramassé le corps. Moi je l’ai fait empailler, attendu que je me sentais tout de même de l’attachement pour lui. S’il avait fait ça, c’est qu’il m’aimait, pas vrai ? »

La vieille se tut, et caressa de la main la bête inanimée dont la carcasse trembla sur un squelette de fil de fer.

Emma, le cœur serré, avait oublié la mort prédite. Ou, du moins, elle n’en parla plus ; et elle partit, ayant donné cinq francs.

Comme son mari revenait le lendemain, je fus quelques jours sans aller chez elle.

Quand j’y revins, je m’étonnai de ne plus apercevoir Misti. Je demandai où il était.

Elle rougit, et répondit : « Je l’ai donné Je n’étais pas tranquille : « Pas tranquille ? Pas tranquille ? à quel sujet ? »

Elle m’embrassa longuement, et tout bas : « J’ai eu peur pour tes yeux, mon chéri. »


<t Un lâche>

Un lâche

On l’appelait dans le monde : le « beau Signoles ». Il se nommait le vicomte Gontran-Joseph de Signoles.

Orphelin et maître d’une fortune suffisante, il faisait figure, comme on dit. Il avait de la tournure et de l’allure, assez de parole pour faire croire à de l’esprit, une certaine grâce naturelle, un air de noblesse et de fierté, la moustache brave et l’œil doux, ce qui plaît aux femmes.

Il était demandé dans les salons, recherché par les valseuses, et il inspirait aux hommes cette inimitié souriante qu’on a pour les gens de figure énergique. On lui avait soupçonné quelques amours capables de donner fort bonne opinion d’un garçon. Il vivait heureux, tranquille, dans le bien-être moral le plus complet. On savait qu’il tirait bien l’épée et mieux encore le pistolet.

« Quand je me battrai, disait-il, je choisirai le pistolet. Avec cette arme, je suis sûr de tuer mon homme. »

Or, un soir, comme il avait accompagné au théâtre deux jeunes femmes de ses amies, escortées d’ailleurs de leurs époux, il leur offrit, après le spectacle, de prendre une glace chez Tortoni. Ils étaient entrés depuis quelques minutes, quand il s’aperçut qu’un monsieur assis à une table voisine regardait avec obstination une de ses voisines. Elle semblait gênée, inquiète, baissait la tête. Enfin elle dit à son mari :

« Voici un homme qui me dévisage. Moi, je ne le connais pas ; le connais-tu ? »

Le mari, qui n’avait rien vu, leva les yeux, mais déclara :

« Non, pas du tout. »

La jeune femme reprit, moitié souriante, moitié fâchée :

« C’est fort gênant ; cet individu me gâte ma glace. »

Le mari haussa les épaules :

« Bast ! n’y fais pas attention. S’il fallait s’occuper de tous les insolents qu’on rencontre, on n’en finirait pas. »

Mais le vicomte s’était levé brusquement. Il ne pouvait admettre que cet inconnu gâtât une glace qu’il avait offerte. C’était à lui que l’injure s’adressait, puisque c’était par lui et pour lui que ses amis étaient entrés dans ce café. L’affaire donc ne regardait que lui.

Il s’avança vers l’homme et lui dit :

« Vous avez, monsieur, une manière de regarder ces dames que je ne puis tolérer. Je vous prie de vouloir bien cesser cette insistance. »

L’autre répliqua :

« Vous allez me ficher la paix, vous. »

Le vicomte déclara, les dents serrées :

« Prenez garde, monsieur, vous allez me forcer à passer la mesure. »

Le monsieur ne répondit qu’un mot, un mot ordurier qui sonna d’un bout à l’autre du café, et fit, comme par l’effet d’un ressort, accomplir à chaque consommateur un mouvement brusque. Tous ceux qui tournaient le dos se retournèrent ; tous les autres levèrent la tête ; trois garçons pivotèrent sur leurs talons comme des toupies ; les deux dames du comptoir eurent un sursaut, puis une conversion du torse entier, comme si elles eussent été deux automates obéissant à la même manivelle.

Un grand silence s’était fait. Puis, tout à coup, un bruit sec claqua dans l’air. Le vicomte avait giflé son adversaire. Tout le monde se leva pour s’interposer. Des cartes furent échangées.

Quand le vicomte fut rentré chez lui, il marcha pendant quelques minutes à grands pas vifs, à travers sa chambre. Il était trop agité pour réfléchir à rien. Une seule idée planait sur son esprit : « un duel », sans que cette idée éveillât encore en lui une émotion quelconque. Il avait fait ce qu’il devait faire ; il s’était montré ce qu’il devait être. On en parlerait, on l’approuverait, on le féliciterait. Il répétait à voix haute, parlant comme on parle dans les grands troubles de pensée :

« Quelle brute que cet homme ! »

Puis il s’assit et se mit à réfléchir. Il lui fallait, dès le matin, trouver des témoins. Qui choisirait-il ? Il cherchait les gens les plus posés et les plus célèbres de sa connaissance. Il prit enfin le marquis de La Tour-Noire et le colonel Bourdin, un grand seigneur et un soldat, c’était fort bien. Leurs noms porteraient dans les journaux. Il s’aperçut qu’il avait soif et il but, coup sur coup, trois verres d’eau ; puis il se remit à marcher. Il se sentait plein d’énergie. En se montrant crâne, résolu à tout, et en exigeant des conditions rigoureuses, dangereuses, en réclamant un duel sérieux, très sérieux, terrible, son adversaire reculerait probablement et ferait des excuses.

Il reprit la carte qu’il avait tirée de sa poche et jetée sur sa table et il la relut comme il l’avait déjà lue, au café, d’un coup d’œil et, dans le fiacre, à la lueur de chaque bec de gaz, en revenant. « Georges Lamil, 51, rue Moncey. » Rien de plus.

Il examinait ces lettres assemblées qui lui paraissaient mystérieuses, pleines de sens confus : Georges Lamil ? Qui était cet homme ? Que faisait-il ? Pourquoi avait-il regardé cette femme d’une pareille façon ? N’était-ce pas révoltant qu’un étranger, un inconnu vînt troubler ainsi votre vie, tout d’un coup, parce qu’il lui avait plu de fixer insolemment les yeux sur une femme ? Et le vicomte répéta encore une fois, à haute voix :

« Quelle brute ! »

Puis il demeura immobile, debout, songeant, le regard toujours planté sur la carte. Une colère s’éveillait en lui contre ce morceau de papier, une colère haineuse où se mêlait un étrange sentiment de malaise. C’était stupide, cette histoire-là ! Il prit un canif ouvert sous sa main et le piqua au milieu du nom imprimé, comme s’il eût poignardé quelqu’un.

Donc il fallait se battre ! Choisirait-il l’épée ou le pistolet, car il se considérait bien comme l’insulté. Avec l’épée, il risquait moins ; mais avec le pistolet il avait chance de faire reculer son adversaire. Il est bien rare qu’un duel à l’épée soit mortel, une prudence réciproque empêchant les combattants de se tenir en garde assez près l’un de l’autre pour qu’une pointe entre profondément. Avec le pistolet il risquait sa vie sérieusement ; mais il pouvait aussi se tirer d’affaire avec tous les honneurs de la situation et sans arriver à une rencontre.

Il prononça :

« Il faut être ferme. Il aura peur. »

Le son de sa voix le fit tressaillir et il regarda autour de lui. Il se sentait fort nerveux. Il but encore un verre d’eau, puis commença à se dévêtir pour se coucher.

Dès qu’il fut au lit, il souffla sa lumière et ferma les yeux.

Il pensait :

« J’ai toute la journée de demain pour m’occuper de mes affaires. Dormons d’abord afin d’être calme. »

Il avait très chaud dans ses draps, mais il ne pouvait parvenir à s’assoupir. Il se tournait et se retournait, demeurait cinq minutes sur le dos, puis se plaçait sur le côté gauche, puis se roulait sur le côté droit.

Il avait encore soif. Il se releva pour boire. Puis une inquiétude le saisit :

« Est-ce que j’aurais peur ? »

Pourquoi son cœur se mettait-il à battre follement à chaque bruit connu de sa chambre ? Quand la pendule allait sonner, le petit grincement du ressort qui se dresse lui faisait faire un sursaut ; et il lui fallait ouvrir la bouche pour respirer ensuite pendant quelques secondes, tant il demeurait oppressé.

Il se mit à raisonner avec lui-même sur la possibilité de cette chose :

« Aurais-je peur ? »

Non certes, il n’aurait pas peur, puisqu’il était résolu à aller jusqu’au bout, puisqu’il avait cette volonté bien arrêtée de se battre, de ne pas trembler. Mais il se sentait si profondément troublé qu’il se demanda :

« Peut-on avoir peur, malgré soi ? »

Et ce doute l’envahit, cette inquiétude, cette épouvante ; si une force plus puissante que sa volonté, dominatrice, irrésistible, le domptait, qu’arriverait-il ? Oui, que pouvait-il arriver ? Certes, il irait sur le terrain, puisqu’il voulait y aller. Mais s’il tremblait ? Mais s’il perdait connaissance ? Et il songea à sa situation, à sa réputation, à son nom.

Et un singulier besoin le prit tout à coup de se relever pour se regarder dans la glace. Il ralluma sa bougie. Quand il aperçut son visage reflété dans le verre poli, il se reconnut à peine, et il lui sembla qu’il ne s’était jamais vu. Ses yeux lui parurent énormes ; et il était pâle, certes, il était pâle, très pâle.

Il restait debout en face du miroir. Il tira la langue comme pour constater l’état de sa santé, et tout d’un coup cette pensée entra en lui à la façon d’une balle :

« Après-demain, à cette heure-ci, je serai peut-être mort. »

Et son cœur se remit à battre furieusement.

« Après-demain à cette heure-ci, je serai peut-être mort. Cette personne en face de moi, ce moi que je vois dans cette glace, ne sera plus. Comment ! me voici, je me regarde, je me sens vivre, et dans vingt-quatre heures je serai couché dans ce lit, mort, les yeux fermés, froid, inanimé, disparu. »

Il se retourna vers la couche et il se vit distinctement étendu sur le dos dans ces mêmes draps qu’il venait de quitter. Il avait ce visage creux qu’ont les morts et cette mollesse des mains qui ne remueront plus.

Alors il eut peur de son lit et, pour ne plus le regarder, il passa dans son fumoir. Il prit machinalement un cigare, l’alluma et se remit à marcher. Il avait froid ; il alla vers la sonnette pour réveiller son valet de chambre ; mais il s’arrêta, la main levée vers le cordon :

« Cet homme va s’apercevoir que j’ai peur. »

Et il ne sonna pas, il fit du feu. Ses mains tremblaient un peu, d’un frémissement nerveux, quand elles touchaient les objets. Sa tête s’égarait ; ses pensées troubles, devenaient fuyantes, brusques, douloureuses ; une ivresse envahissait son esprit comme s’il eût bu.

Et sans cesse il se demandait :

« Que vais-je faire ? Que vais-je devenir ? »

Tout son corps vibrait, parcouru de tressaillements saccadés ; il se releva et, s’approchant de la fenêtre, ouvrit les rideaux.

Le jour venait, un jour d’été. Le ciel rose faisait rose la ville, les toits et les murs. Une grande tombée de lumière tendre, pareille à une caresse du soleil levant, enveloppait le monde réveillé ; et, avec cette lueur, un espoir gai, rapide, brutal, envahit le cœur du vicomte ! Était-il fou de s’être laissé ainsi terrasser par la crainte, avant même que rien fût décidé, avant que ses témoins eussent vu ceux de ce Georges Lamil, avant qu’il sût encore s’il allait seulement se battre ?

Il fit sa toilette, s’habilla et sortit d’un pas ferme.

Il se répétait, tout en marchant :

« Il faut que je sois énergique, très énergique. Il faut que je prouve que je n’ai pas peur. »

Ses témoins, le marquis et le colonel, se mirent à sa disposition, et, après lui avoir serré énergiquement les mains, discutèrent les conditions.

Le colonel demanda :

« Vous voulez un duel sérieux ? »

Le vicomte répondit :

« Très sérieux. »

Le marquis reprit : « Vous tenez au pistolet ?

— Oui.

— Nous laissez-vous libres de régler le reste ? »

— Le vicomte articula d’une voix sèche, saccadée :

« Vingt pas, au commandement, en levant l’arme au lieu de l’abaisser. Échange de balles jusqu’à blessure grave. »

Le colonel déclara d’un ton satisfait :

« Ce sont des conditions excellentes. Vous tirez bien, toutes les chances sont pour vous. »

Et ils partirent. Le vicomte rentra chez lui pour les attendre. Son agitation, apaisée un moment, grandissait maintenant de minute en minute. Il se sentait le long des bras, le long des jambes, dans la poitrine, une sorte de frémissement, de vibration continue ; il ne pouvait tenir en place, ni assis, ni debout. Il n’avait plus dans la bouche une apparence de salive, et il faisait à tout instant un mouvement bruyant de la langue, comme pour la décoller de son palais.

Il voulut déjeuner, mais il ne put manger. Alors l’idée lui vint de boire pour se donner du courage, et il se fit apporter un carafon de rhum dont il avala, coup sur coup, six petits verres.

Une chaleur, pareille à une brûlure, l’envahit, suivie aussitôt d’un étourdissement de l’âme. Il pensa :

« Je tiens le moyen. Maintenant ça va bien. »

Mais au bout d’une heure il avait vidé le carafon, et son état d’agitation redevenait intolérable. Il sentait un besoin fou de se rouler par terre, de crier, de mordre. Le soir tombait.

Un coup de timbre lui donna une telle suffocation qu’il n’eut pas la force de se lever pour recevoir ses témoins.

Il n’osait même plus leur parler, leur dire « bonjour », prononcer un seul mot, de crainte qu’ils ne devinassent tout à l’altération de sa voix.

Le colonel prononça :

« Tout est réglé aux conditions que vous avez fixées. Votre adversaire réclamait d’abord les privilèges d’offensé, mais il a cédé presque aussitôt et a tout accepté. Ses témoins sont deux militaires. »

Le vicomte prononça :

« Merci. »

Le marquis reprit :

« Excusez-nous si nous ne faisons qu’entrer et sortir, mais nous avons encore à nous occuper de mille choses. Il faut un bon médecin, puisque le combat ne cessera qu’après blessure grave, et vous savez que les balles ne badinent pas. Il faut désigner l’endroit, à proximité d’une maison pour y porter le blessé si c’est nécessaire, etc. ; enfin, nous en avons encore pour deux ou trois heures. »

Le vicomte articula une seconde fois :

« Merci. »

Le colonel demanda :

« Vous allez bien ? vous êtes calme ?

— Oui, très calme, merci. »

Les deux hommes se retirèrent.

Quand il se sentit seul de nouveau, il lui sembla qu’il devenait fou. Son domestique ayant allumé les lampes, il s’assit devant sa table pour écrire des lettres. Après avoir tracé, au haut d’une page : « Ceci est mon testament… » il se releva d’une secousse et s’éloigna, se sentant incapable d’unir deux idées, de prendre une résolution, de décider quoi que ce fût.

Ainsi, il allait se battre ! Il ne pouvait plus éviter cela. Que se passait-il donc en lui ? Il voulait se battre, il avait cette intention et cette résolution fermement arrêtées ; et il sentait bien, malgré tout l’effort de son esprit et toute la tension de sa volonté, qu’il ne pourrait même conserver la force nécessaire pour aller jusqu’au lieu de la rencontre. Il cherchait à se figurer le combat, son attitude à lui et la tenue de son adversaire.

De temps en temps, ses dents s’entre choquaient dans sa bouche avec un petit bruit sec. Il voulut lire, et prit le code du duel de Châteauvillard. Puis il se demanda :

« Mon adversaire a-t-il fréquenté les tirs ? Est-il connu ? Est-il classé ? Comment le savoir ? »

Il se souvint du livre du baron de Vaux sur les tireurs au pistolet, et il le parcourut d’un bout à l’autre. Georges Lamil n’y était pas nommé. Mais cependant si cet homme n’était pas un tireur, il n’aurait pas accepté immédiatement cette arme dangereuse et ces conditions mortelles ?

Il ouvrit, en passant, une boîte de Gastinne-Renette posée sur un guéridon, et prit un des pistolets, puis il se plaça comme pour tirer et leva le bras. Mais il tremblait des pieds à la tête et le canon remuait dans tous les sens.

Alors, il se dit :

« C’est impossible. Je ne puis me battre ainsi. »

Il regardait au bout du canon ce petit trou noir et profond qui crache la mort, il songeait au déshonneur, aux chuchotements dans les cercles, aux rires dans les salons, au mépris des femmes, aux allusions des journaux, aux insultes que lui jetteraient les lâches.

Il regardait toujours l’arme, et, levant le chien, il vit soudain une amorce briller dessous comme une petite flamme rouge. Le pistolet était demeuré chargé, par hasard, par oubli. Et il éprouva de cela une joie confuse, inexplicable.

S’il n’avait pas, devant l’autre, la tenue noble et calme qu’il faut, il serait perdu à tout jamais. Il serait taché, marqué d’un signe d’infamie, chassé du monde ! Et cette tenue calme et crâne, il ne l’aurait pas, il le savait, il le sentait. Pourtant il était brave, puisqu’il voulait se battre !… Il était brave, puisque… — La pensée qui l’effleura ne s’acheva même pas dans son esprit ; mais, ouvrant la bouche toute grande, il s’enfonça brusquement, jusqu’au fond de la gorge, le canon de son pistolet, et il appuya sur la gâchette…

Quand son valet de chambre accourut, attiré par la détonation, il le trouva mort, sur le dos. Un jet de sang avait éclaboussé le papier blanc sur la table et faisait une grande tache rouge au-dessous de ces quatre mots :

« Ceci est mon testament. »


<t Rose>

Rose

Les deux jeunes femmes ont l’air ensevelies sous une couche de fleurs. Elles sont seules dans l’immense landau chargé de bouquets comme une corbeille géante. Sur la banquette du devant, deux bannettes de satin blanc sont pleines de violettes de Nice, et sur la peau d’ours qui couvre les genoux un amoncellement de roses, de mimosas, de giroflées, de marguerites, de tubéreuses et de fleurs d’oranger, noués avec des faveurs de soie, semble écraser les deux corps délicats, ne laissant sortir de ce lit éclatant et parfumé que les épaules, les bras et un peu des corsages dont l’un est bleu et l’autre lilas.

Le fouet du cocher porte un fourreau d’anémones, les traits des chevaux sont capitonnés avec des ravenelles, les rayons des roues sont vêtus de réséda ; et, à la place des lanternes, deux bouquets ronds, énormes, ont l’air des deux yeux étranges de cette bête roulante et fleurie.

Le landau parcourt au grand trot la route, la rue d’Antibes, précédé, suivi, accompagné par une foule d’autres voitures enguirlandées, pleines de femmes disparues sous un flot de violettes. Car c’est la fête des fleurs à Cannes.

On arrive au boulevard de la Foncière, où la bataille a lieu. Tout le long de l’immense avenue, une double file d’équipages enguirlandés va et revient comme un ruban sans fin. De l’un à l’autre on se jette des fleurs. Elles passent dans l’air comme des balles, vont frapper les frais visages, voltigent et retombent dans la poussière où une armée de gamins les ramasse.

Une foule compacte, rangée sur les trottoirs, et maintenue par les gendarmes à cheval qui passent brutalement et repoussent les curieux à pied comme pour ne point permettre aux vilains de se mêler aux riches, regarde, bruyante et tranquille.

Dans les voitures on s’appelle, on se reconnaît, on se mitraille avec des roses. Un char plein de jolies femmes vêtues de rouge comme des diables, attire et séduit les yeux. Un monsieur qui ressemble aux portraits d’Henri IV lance avec une ardeur joyeuse un énorme bouquet retenu par un élastique. Sous la menace du choc les femmes se cachent les yeux et les hommes baissent la tête, mais le projectile gracieux, rapide et docile, décrit une courbe et revient à son maître qui le jette aussitôt vers une figure nouvelle.

Les deux jeunes femmes vident à pleines mains leur arsenal et reçoivent une grêle de bouquets ; puis, après une heure de bataille, un peu lasses enfin, elles ordonnent au cocher de suivre la route du golfe Juan, qui longe la mer.

Le soleil disparaît derrière l’Esterel, dessinant en noir, sur un couchant de feu, la silhouette dentelée de la longue montagne. La mer calme s’étend, bleue et claire, jusqu’à l’horizon où elle se mêle au ciel, et l’escadre, ancrée au milieu du golfe, a l’air d’un troupeau de bêtes monstrueuses, immobiles sur l’eau, animaux apocalyptiques, cuirassés et bossus, coiffés de mâts frêles comme des plumes, et avec des yeux qui s’allument quand vient la nuit.

Les jeunes femmes, étendues sous la lourde fourrure, regardent languissamment. L’une dit enfin :

« Comme il y a des soirs délicieux, où tout semble bon. N’est-ce pas, Margot ? »

L’autre reprit :

« Oui, c’est bon. Mais il manque toujours quelque chose.

— Quoi donc ? Moi je me sens heureuse tout à fait. Je n’ai besoin de rien.

— Si. Tu n’y penses pas. Quel que soit le bien-être qui engourdit notre corps, nous désirons toujours quelque chose de plus… pour le cœur. »

Et l’autre, souriant : « Un peu d’amour ?

— Oui. »

Elles se turent, regardant devant elles, puis celle qui s’appelait Marguerite murmura : « La vie ne me semble pas supportable sans cela. J’ai besoin d’être aimée, ne fût-ce que par un chien. Nous sommes toutes ainsi, d’ailleurs, quoi que tu en dises, Simone.

— Mais non, ma chère. J’aime mieux n’être pas aimée du tout que de l’être par n’importe qui. Crois-tu que cela me serait agréable, par exemple, d’être aimée par… par…»

Elle cherchait par qui elle pourrait bien être aimée, parcourant de l’œil le vaste paysage. Ses yeux, après avoir fait le tour de l’horizon, tombèrent sur les deux boutons de métal qui luisaient dans le dos du cocher, et elle reprit, en riant : « par mon cocher. »

Mme Margot sourit à peine et prononça, à voix basse :

« Je t’assure que c’est très amusant d’être aimée par un domestique. Cela m’est arrivé deux ou trois fois. Ils roulent des yeux si drôles que c’est à mourir de rire. Naturellement, on se montre d’autant plus sévère qu’ils sont plus amoureux, puis on les met à la porte, un jour, sous le premier prétexte venu parce qu’on deviendrait ridicule si quelqu’un s’en apercevait. »

Mme Simone écoutait, le regard fixe devant elle, puis elle déclara :

« Non, décidément, le cœur de mon valet de pied ne me paraîtrait pas suffisant. Raconte-moi donc comment tu t’apercevais qu’ils t’aimaient.

— Je m’en apercevais comme avec les autres hommes, lorsqu’ils devenaient stupides.

— Les autres ne me paraissent pas si bêtes à moi, quand ils m’aiment.

— Idiots, ma chère, incapables de causer, de répondre, de comprendre quoi que ce soit.

— Mais toi, qu’est-ce que cela te faisait d’être aimée par un domestique ? Tu étais quoi… émue… flattée ?

— Émue ? non — flattée — oui, un peu. On est toujours flatté de l’amour d’un homme quel qu’il soit.

— Oh, voyons, Margot !

— Si, ma chère. Tiens, je vais te dire une singulière aventure qui m’est arrivée. Tu verras comme c’est curieux et confus ce qui se passe en nous dans ces cas-là. »

ê

Il y aura quatre ans à l’automne, je me trouvais sans femme de chambre. J’en avais essayé l’une après l’autre cinq ou six qui étaient ineptes, et je désespérais presque d’en trouver une, quand je lus, dans les petites annonces d’un journal, qu’une jeune fille sachant coudre, broder, coiffer, cherchait une place, et qu’elle fournirait les meilleurs renseignements. Elle parlait en outre l’anglais.

J’écrivis à l’adresse indiquée, et, le lendemain, la personne en question se présenta. Elle était assez grande, mince, un peu pâle, avec l’air très timide. Elle avait de beaux yeux noirs, un teint charmant, elle me plut tout de suite. Je lui demandai ses certificats : elle m’en donna un en anglais, car elle sortait, disait-elle, de la maison de lady Rymwell, où elle était restée dix ans.

Le certificat attestait que la jeune fille était partie de son plein gré pour rentrer en France et qu’on n’avait eu à lui reprocher, pendant son long service, qu’un peu de coquetterie française.

La tournure pudibonde de la phrase anglaise me fit même un peu sourire et j’arrêtai sur-le-champ cette femme de chambre.

Elle entra chez moi le jour même, elle se nommait Rose.

Au bout d’un mois je l’adorais.

C’était une trouvaille, une perle, un phénomène.

Elle savait coiffer avec un goût infini ; elle chiffonnait les dentelles d’un chapeau mieux que les meilleures modistes et elle savait même faire les robes.

J’étais stupéfaite de ses facultés. Jamais je ne m’étais trouvée servie ainsi.

Elle m’habillait rapidement avec une légèreté de mains étonnante. Jamais je ne sentais ses doigts sur ma peau, et rien ne m’est désagréable comme le contact d’une main de bonne. Je pris bientôt des habitudes de paresse excessives, tant il m’était agréable de me laisser vêtir, des pieds à la tête, et de la chemise aux gants, par cette grande fille timide, toujours un peu rougissante, et qui ne parlait jamais. Au sortir du bain, elle me frictionnait et me massait pendant que je sommeillais un peu sur mon divan ; je la considérais, ma foi, en amie de condition inférieure, plutôt qu’en simple domestique.

Or, un matin, mon concierge demanda avec mystère à me parler. Je fus surprise et je le fis entrer. C’était un homme très sûr, un vieux soldat, ancienne ordonnance de mon mari.

Il paraissait gêné de ce qu’il avait à dire. Enfin, il prononça en bredouillant :

« Madame, il y a en bas le commissaire de police du quartier. »

Je demandai brusquement :

« Qu’est-ce qu’il veut ?

Il veut faire une perquisition dans l’hôtel. »

Certes, la police est utile, mais je la déteste. Je trouve que ce n’est pas là un métier noble. Et je répondis, irritée autant que blessée :

« Pourquoi cette perquisition ? À quel propos ? Il n’entrera pas. »

Le concierge reprit :

« Il prétend qu’il y a un malfaiteur caché. »

Cette fois j’eus peur et j’ordonnai d’introduire le commissaire de police auprès de moi pour avoir des explications. C’était un homme assez bien élevé, décoré de la Légion d’honneur. Il s’excusa, demanda pardon, puis m’affirma que j’avais, parmi les gens de service, un forçat !

Je fus révoltée ; je répondis que je garantissais tout le domestique de l’hôtel et je le passai en revue.

« Le concierge, Pierre Courtin, ancien soldat.

— Ce n’est pas lui.

— Le cocher François Pingau, un paysan champenois, fils d’un fermier de mon père.

— Ce n’est pas lui.

— Un valet d’écurie, pris en champagne également, et toujours fils de paysans que je connais, plus un valet de pied que vous venez de voir.

— Ce n’est pas lui.

— Alors monsieur, vous voyez bien que vous vous trompez.

— Pardon, madame, je suis sûr de ne pas me tromper. Comme il s’agit d’un criminel redoutable, voulez-vous avoir la gracieuseté de faire comparaître ici, devant vous et moi, tout votre monde. »

Je résistai d’abord, puis je cédai, et je fis monter tous mes gens, hommes et femmes.

Le commissaire de police les examina d’un seul coup d’œil, puis déclara :

« Ce n’est pas tout.

— Pardon, monsieur, il n’y a plus que ma femme de chambre, une jeune fille que vous ne pouvez confondre avec un forçat. »

Il demanda :

« Puis-je la voir aussi ?

— Certainement. »

Je sonnai Rose qui parut aussitôt. À peine fut-elle entrée que le commissaire fit un signe, et deux hommes que je n’avais pas vus, cachés derrière la porte, se jetèrent sur elle, lui saisirent les mains et les lièrent avec des cordes.

Je poussai un cri de fureur, et je voulus m’élancer pour la défendre. Le commissaire m’arrêta :

« Cette fille, madame, est un homme qui s’appelle Jean-Nicolas Lecapet, condamné à mort en 1879 pour assassinat précédé de viol. Sa peine fut commuée en prison perpétuelle. Il s’échappa voici quatre mois. Nous le cherchons depuis lors. »

J’étais affolée, atterrée. Je ne croyais pas. Le commissaire reprit en riant :

« Je ne puis vous donner qu’une preuve. Il a le bras droit tatoué. » La manche fut relevée. C’était vrai. L’homme de police ajouta avec un certain mauvais goût :

« Fiez-vous-en à nous pour les autres constatations. »

Et on emmena ma femme de chambre !

ê

« Eh bien, le croirais-tu, ce qui dominait en moi ce n’était pas la colère d’avoir été jouée ainsi, trompée et ridiculisée ; ce n’était pas la honte d’avoir été ainsi habillée, déshabillée, maniée et touchée par cet homme… mais une… humiliation profonde… une humiliation de femme. Comprends-tu ?

— Non, pas très bien ?

— Voyons… Réfléchis… Il avait été condamné… pour viol, ce garçon… eh bien ! je pensais… à celle qu’il avait violée… et ça… ça m’humiliait… Voilà… Comprends-tu, maintenant ? »

Et Mme Simone ne répondit pas. Elle regardait droit devant elle, d’un œil fixe et singulier les deux boutons luisants de la livrée, avec ce sourire de sphinx qu’ont parfois les femmes.


<t Notes d’un voyageur>

Notes d’un voyageur

Sept heures. Un coup de sifflet, nous partons. Le train passe sur les plaques tournantes avec le bruit que font les orages au théâtre ; puis il s’enfonce dans la nuit, haletant, soufflant sa vapeur, éclairant de reflets rouges des murs, des haies, des bois, des champs.

Nous sommes six, trois sur chaque banquette, sous la lumière du quinquet. En face de moi, une grosse dame avec un gros monsieur, un vieux ménage. Un bossu tient le coin de gauche. À mes côtés, un jeune ménage, ou, du moins, un jeune couple. Sont-ils mariés ? La petite femme est jolie, semble modeste, mais elle est trop parfumée. Quel est ce parfum-là ? Je le connais sans le déterminer. Ah ! j’y suis. Peau d’Espagne ! Cela ne dit rien. Attendons.

La grosse dame dévisage la jeune avec un air d’hostilité qui me donne à penser. Le gros monsieur ferme les yeux. Déjà ! Le bossu s’est roulé en boule. Je ne vois plus où sont ses jambes. On n’aperçoit que son regard brillant sous une calotte grecque à gland rouge. Puis il plonge dans sa couverture de voyage. On dirait un petit paquet jeté sur la banquette.

Seule la vieille dame reste en éveil, soupçonneuse, inquiète, comme un gardien chargé de veiller sur l’ordre et sur la moralité du wagon.

Les jeunes gens demeurent immobiles, les genoux enveloppés du même châle, les yeux ouverts, sans parler. Sont-ils mariés ?

Je fais à mon tour semblant de dormir et je guette.

Neuf heures. La grosse dame va succomber, elle ferme les yeux coup sur coup, penche la tête vers sa poitrine et la relève par saccades. C’est fait. Elle dort.

Ô sommeil, mystère ridicule qui donnes au visage les aspects les plus grotesques, tu es le révélateur de la laideur humaine. Tu fais apparaître tous les défauts, les difformités et les tares ! Tu fais que chaque figure touchée par toi devient aussitôt une caricature !

Je me lève et j’étends le léger voile bleu sur le quinquet. Puis, je m’assoupis à mon tour.

De temps en temps, l’arrêt du train me réveille. Un employé crie le nom d’une ville, puis nous repartons.

Voici l’aurore. Nous suivons le Rhône, qui descend vers la Méditerranée. Tout le monde dort. Les jeunes gens sont enlacés. Un pied de la jeune femme est sorti du châle. Elle a des bas blancs ! C’est commun : ils sont mariés ! On ne sent pas bon dans le compartiment. J’ouvre une fenêtre pour changer l’air. Le froid réveille tout le monde, à l’exception du bossu qui ronfle comme une toupie sous sa couverture.

La laideur des faces s’accentue encore sous la lumière du jour nouveau.

La grosse dame, rouge, dépeignée, affreuse, jette un regard circulaire et méchant à ses voisins. La jeune femme regarde en souriant son compagnon. Si elle n’était point mariée elle aurait d’abord contemplé son miroir !

Voici Marseille. Vingt minutes d’arrêt. Je déjeune. Nous repartons. Nous avons le bossu en moins et deux vieux messieurs en plus.

Alors les deux ménages, l’ancien et le nouveau, déballent des provisions !

Poulet par-ci, veau froid par-là, sel et poivre dans du papier, cornichons dans un mouchoir, tout ce qui peut vous dégoûter des nourritures pendant l’éternité ! Je ne sais rien de plus commun, de plus grossier, de plus inconvenant, de plus mal appris que de manger dans un wagon où se trouvent d’autres voyageurs.

S’il gèle, ouvrez les portières ! S’il fait chaud, fermez-les et fumez la pipe, eussiez-vous horreur du tabac ; mettez-vous à chanter, aboyez, livrez-vous aux excentricités les plus gênantes, retirez vos bottines et vos chaussettes et coupez les ongles de vos pieds ; tâchez de rendre enfin à ces voisins mal élevés la monnaie de leur savoir-vivre.

L’homme prévoyant emporte une fiole de benzine ou de pétrole pour la répandre sur les coussins dès qu’on se met à dîner près de lui. Tout est permis, tout est trop doux pour les rustres qui vous empoisonnent par l’odeur de leurs mangeailles.

Nous suivons la mer bleue. Le soleil tombe en pluie sur la côte peuplée de villes charmantes.

Voici Saint-Raphaël. Là-bas est Saint-Tropez, petite capitale de ce pays désert, inconnu et ravissant qu’on nomme les Montagnes des Maures. Un grand fleuve sur lequel aucun pont n’est jeté, l’Argens, sépare du continent cette presqu’île sauvage, où l’on peut marcher un jour entier sans rencontrer un être, où les villages, perchés sur les monts, sont demeurés tels que jadis, avec leurs maisons orientales, leurs arcades, leurs portes cintrées, sculptées et basses.

Aucun chemin de fer, aucune voiture publique ne pénètre dans ces vallons superbes et boisés. Seule, une antique patache porte les lettres de Hyères à Saint-Tropez. Nous filons. Voici Cannes, si jolie au bord de ses deux golfes, en face des îles de Lérins qui seraient, si on les pouvait joindre à la terre, deux paradis pour les malades.

Voici le golfe Juan ; l’escadre cuirassée semble endormie sur l’eau.

Voici Nice. On a fait, paraît-il, une exposition dans cette ville. Allons la voir.

On suit un boulevard qui a l’air d’un marais et on parvient, sur une hauteur, à un bâtiment d’un goût douteux et qui ressemble, en tout petit, au grand palais du Trocadéro.

Là-dedans, quelques promeneurs au milieu d’un chaos de caisses.

L’exposition, ouverte depuis longtemps déjà, sera prête sans doute pour l’année prochaine.

L’intérieur serait joli s’il était terminé. Mais… il en est loin.

Deux sections m’attirent surtout : « Les comestibles et les beaux-arts. » Hélas ! voici bien des fruits confits de Grasse, des dragées, mille choses exquises à manger… Mais… il est interdit d’en vendre… On ne peut que les regarder… Et cela pour ne point nuire au commerce de la ville ! Exposer des sucreries pour la seule joie du regard et avec défense d’y goûter me paraît certes une des plus belles inventions de l’esprit humain.

Les beaux-arts sont… en préparation. On a ouvert cependant quelques salles où l’on voit de fort beaux paysages de Harpignies, de Guillemet, de Le Poittevin ; un superbe portrait de Mlle Alice Regnault par Courtois ; un délicieux Béraud, etc… Le reste… après déballage.

Comme il faut, quand on visite, visiter tout, je veux m’offrir une ascension libre et je me dirige vers le ballon de M. Godard et Cie.

Le mistral souffle. L’aérostat se balance d’une manière inquiétante. Puis une détonation se produit. Ce sont les cordes du filet qui se rompent. On interdit au public l’entrée de l’enceinte. On me met également à la porte.

Je grimpe sur ma voiture et je regarde.

De seconde en seconde, quelques nouvelles attaches claquent avec un bruit singulier, et la peau brune du ballon s’efforce de sortir des mailles qui la retiennent. Puis soudain, sous une rafale plus violente, une déchirure immense ouvre de bas en haut la grosse boule volante, qui s’abat comme une toile flasque, crevée, morte.

À mon réveil, le lendemain, je me fais apporter les journaux de la ville et je lis avec stupeur : « La tempête qui règne actuellement sur notre littoral a obligé l’administration des ballons captifs et libres de Nice, pour éviter un accident, de dégonfler son grand aérostat.

« Le système de dégonflement instantané qu’a employé M. Godard est une de ses inventions qui lui font le plus grand honneur. »

Oh ! Oh ! Oh ! Oh !

Ô brave public !

Toute la côte de la Méditerranée est la Californie des pharmaciens. Il faut être dix fois millionnaire pour oser acheter une simple boîte de pâte pectorale chez ces commerçants superbes qui vendent le jujube au prix des diamants.

On peut aller de Nice à Monaco par la Corniche, en suivant la mer. Rien de plus joli que cette route taillée dans le roc, qui contourne des golfes, passe sous des voûtes, court et circule dans le flanc de la montagne au milieu d’un paysage admirable.

Voici Monaco sur son rocher, et, derrière, Monte-Carlo… Chut !… Quand on aime le jeu, je comprends qu’on adore cette jolie petite ville. Mais comme elle est morne et triste pour ceux qui ne jouent point ! On n’y trouve aucun autre plaisir, aucune autre distraction.

Plus loin, c’est Menton, le point le plus chaud de la côte et le plus fréquenté par les malades. Là, les oranges mûrissent et les poitrinaires guérissent.

Je prends le train de nuit pour retourner à Cannes. Dans mon wagon, deux dames et un Marseillais qui raconte obstinément des drames de chemin de fer, des assassinats et des vols.

«… J’ai connu un Corse, madame, qui s’en venait à Paris avec son fils. Je parle de loin, c’était dans les premiers temps de la ligne P.-L.-M. Je monte avec eux, puisque nous étions amis, et nous voici partis. Le fils, qui avait vingt ans, n’en revenait pas de voir courir le convoi, et il restait tout le temps penché à la portière pour regarder. Son père lui disait sans cesse : “ Hé ! prends garde, Mathéo, de te pencher trop, que tu pourrais te faire mal. ” Mais le garçon ne répondait seulement point.

« Moi je disais au père :

« “ Té, laisse-le donc, si ça l’amuse. ”

« Mais le père reprenait :

« “ Allons, Mathéo, ne te penche pas comme ça. ”

« Alors, comme le fils n’entendait point, il le prit par son vêtement pour le faire rentrer dans le wagon, et il tira.

« Mais voilà que le corps nous tomba sur les genoux. Il n’avait plus de tête, madame… elle avait été coupée par un tunnel. Et le cou ne saignait seulement plus ; tout avait coulé le long de la route…»

Une des dames poussa un soupir, ferma les yeux, et s’abattit vers sa voisine. Elle avait perdu connaissance…


<t Protecteur (Le)>

Le Protecteur

Il n’aurait jamais rêvé une fortune si haute ! Fils d’un huissier de province, Jean Marin était venu, comme tant d’autres, faire son droit au quartier Latin. Dans les différentes brasseries qu’il avait successivement fréquentées, il était devenu l’ami de plusieurs étudiants bavards qui crachaient de la politique en buvant des bocks. Il s’éprit d’admiration pour eux et les suivit avec obstination, de café en café, payant même leurs consommations quand il avait de l’argent.

Puis il se fit avocat et plaida des causes qu’il perdit. Or, voilà qu’un matin, il apprit dans les feuilles qu’un de ses anciens camarades du quartier venait d’être nommé député.

Il fut de nouveau son chien fidèle, l’ami qui fait les corvées, les démarches, qu’on envoie chercher quand on a besoin de lui et avec qui on ne se gêne point. Mais il arriva par aventure parlementaire que le député devint ministre ; six mois après Jean Marin était nommé conseiller d’État.

Il eut d’abord une crise d’orgueil à en perdre la tête. Il allait dans les rues pour le plaisir de se montrer comme si on eût pu deviner sa position rien qu’à le voir. Il trouvait le moyen de dire aux marchands chez qui il entrait, aux vendeurs de journaux, même aux cochers de fiacre, à propos des choses les plus insignifiantes :

« Moi qui suis conseiller d’État… »

Puis il éprouva, naturellement, comme par suite de sa dignité, par nécessité professionnelle, par devoir d’homme puissant et généreux, un impérieux besoin de protéger. Il offrait son appui à tout le monde, en toute occasion, avec une inépuisable générosité.

Quand il rencontrait sur les boulevards une figure de connaissance, il s’avançait d’un air ravi, prenait les mains, s’informait de la santé, puis, sans attendre les questions, déclarait :

« Vous savez, moi, je suis conseiller d’État et tout à votre service. Si je puis vous être utile à quelque chose, usez de moi sans vous gêner. Dans ma position on a le bras long. »

Et alors il entrait dans les cafés avec l’ami rencontré pour demander une plume, de l’encre et une feuille de papier à lettre — « une seule, garçon, c’est pour écrire une lettre de recommandation ».

Et il en écrivait des lettres de recommandation, dix, vingt, cinquante par jour. Il en écrivait au café Américain, chez Bignon, chez Tortoni, à la Maison-Dorée, au café Riche, au Helder, au café Anglais, au Napolitain, partout, partout. Il en écrivait à tous les fonctionnaires de la République, depuis les juges de paix jusqu’aux ministres. Et il était heureux, tout à fait heureux.

Un matin comme il sortait de chez lui pour se rendre au conseil d’État, la pluie se mit à tomber. Il hésita à prendre un fiacre, mais il n’en prit pas, et s’en fut à pied, par les rues.

L’averse devenait terrible, noyait les trottoirs, inondait la chaussée. M. Marin fut contraint de se réfugier sous une porte. Un vieux prêtre était déjà là, un vieux prêtre à cheveux blancs. Avant d’être conseiller d’État, M. Marin n’aimait point le clergé. Maintenant il le traitait avec considération depuis qu’un cardinal l’avait consulté poliment sur une affaire difficile. La pluie tombait en inondation, forçant les deux hommes à fuir jusqu’à la loge du concierge pour éviter les éclaboussures. M. Marin, qui éprouvait toujours la démangeaison de parler pour se faire valoir, déclara :

« Voici un bien vilain temps, monsieur l’abbé. »

Le vieux prêtre s’inclina :

« Oh ! oui, monsieur, c’est bien désagréable lorsqu’on ne vient à Paris que pour quelques jours.

— Ah ! vous êtes de province ?

— Oui, monsieur, je ne suis ici qu’en passant.

— En effet, c’est très désagréable d’avoir de la pluie pour quelques jours passés dans la capitale. Nous autres, fonctionnaires, qui demeurons ici toute l’année, nous n’y songeons guère. »

L’abbé ne répondait pas. Il regardait la rue où l’averse tombait moins pressée. Et soudain, prenant une résolution, il releva sa soutane comme les femmes relèvent leurs robes, pour passer les ruisseaux.

M. Marin le voyant partir, s’écria :

« Vous allez vous faire tremper, monsieur l’abbé. Attendez encore quelques instants, ça va cesser. »

Le bonhomme indécis s’arrêta, puis il reprit :

« C’est que je suis très pressé. J’ai un rendez-vous urgent. »

M. Marin semblait désolé.

« Mais vous allez être positivement traversé. Peut-on vous demander dans quel quartier vous allez ? »

Le curé paraissait hésiter, puis il prononça :

« Je vais du côté du Palais-Royal.

— Dans ce cas, si vous le permettez, monsieur l’abbé, je vais vous offrir l’abri de mon parapluie. Moi, je vais au conseil d’État. Je suis conseiller d’État. »

Le vieux prêtre leva le nez et regarda son voisin, puis déclara :

« Je vous remercie beaucoup, monsieur, j’accepte avec plaisir. »

Alors M. Marin prit son bras et l’entraîna. Il le dirigeait, le surveillait, le conseillait :

« Prenez garde à ce ruisseau, monsieur l’abbé. Surtout méfiez-vous des roues des voitures ; elles vous éclaboussent quelquefois des pieds à la tête. Faites attention aux parapluies des gens qui passent. Il n’y a rien de plus dangereux pour les yeux que le bout des baleines. Les femmes surtout sont insupportables ; elles ne font attention à rien et vous plantent toujours en pleine figure les pointes de leurs ombrelles ou de leurs parapluies. Et jamais elles ne se dérangent pour personne. On dirait que la ville leur appartient. Elles règnent sur le trottoir et dans la rue. Je trouve, quant à moi, que leur éducation a été fort négligée. »

Et M. Marin se mit à rire.

Le curé ne répondait pas. Il allait, un peu voûté, choisissant avec soin les places où il posait le pied pour ne crotter ni sa chaussure, ni sa soutane.

M. Marin reprit :

« C’est pour vous distraire un peu que vous venez à Paris, sans doute ? »

Le bonhomme répondit :

« Non, j’ai une affaire.

— Ah ! Est-ce une affaire importante ? Oserais-je vous demander de quoi il s’agit ? Si je puis vous être utile, je me mets à votre disposition. »

Le curé paraissait embarrassé. Il murmura :

« Oh ! c’est une petite affaire personnelle. Une petite difficulté avec… avec mon évêque. Cela ne vous intéresserait pas. C’est une… une affaire d’ordre intérieur… de… de… matière ecclésiastique. »

M. Marin s’empressa.

« Mais c’est justement le Conseil d’État qui règle ces choses-là. Dans ce cas, usez de moi.

— Oui, monsieur, c’est aussi au Conseil d’État que je vais. Vous êtes mille fois trop bon. J’ai à voir M. Lerepère et M. Savon, et aussi peut-être M. Petitpas. »

M. Marin s’arrêta net.

« Mais ce sont mes amis, monsieur l’abbé, mes meilleurs amis, d’excellents collègues, des gens charmants. Je vais vous recommander à tous les trois, et chaudement. Comptez sur moi. »

Le curé remercia, se confondit en excuses, balbutia mille actions de grâces.

M. Marin était ravi.

« Ah ! vous pouvez vous vanter d’avoir une fière chance, monsieur l’abbé. Vous allez voir, vous allez voir que, grâce à moi, votre affaire ira comme sur des roulettes. »

Ils arrivaient au Conseil d’État. M. Marin fit monter le prêtre dans son cabinet, lui offrit un siège, l’installa devant le feu, puis prit place lui-même devant la table, et se mit à écrire :

« Mon cher collègue, permettez-moi de vous recommander de la façon la plus chaude un vénérable ecclésiastique des plus dignes et des plus méritants, M. l’abbé… »

Il s’interrompit et demanda :

« Votre nom, s’il vous plaît ?

— L’abbé Ceinture. »

M. Marin se remit à écrire :

« M. l’abbé Ceinture, qui a besoin de vos bons offices pour une petite affaire dont il vous parlera.

« Je suis heureux de cette circonstance, qui me permet, mon cher collègue… »

Et il termina par les compliments d’usage.

Quand il eut écrit les trois lettres, il les remit à son protégé qui s’en alla après un nombre infini de protestations.

M. Marin accomplit sa besogne, rentra chez lui, passa la journée tranquillement, dormit en paix, se réveilla enchanté et se fit apporter les journaux.

Le premier qu’il ouvrit était une feuille radicale. Il lut :

« Notre clergé et nos fonctionnaires.

« Nous n’en finirons pas d’enregistrer les méfaits du clergé. Un certain prêtre, nommé Ceinture, convaincu d’avoir conspiré contre le gouvernement existant, accusé d’actes indignes que nous n’indiquerons même pas, soupçonné en outre d’être un ancien jésuite métamorphosé en simple prêtre, cassé par un évêque pour des motifs qu’on affirme inavouables, et appelé à Paris pour fournir des explications sur sa conduite, a trouvé un ardent défenseur dans le nommé Marin, conseiller d’État, qui n’a pas craint de donner à ce malfaiteur en soutane les lettres de recommandation les plus pressantes pour tous les fonctionnaires républicains ses collègues.

« Nous signalons l’attitude inqualifiable de ce conseiller d’État à l’attention du ministre…»

M. Marin se dressa d’un bond, s’habilla, courut chez son collègue Petitpas qui lui dit :

« Ah çà, vous êtes fou de me recommander ce vieux conspirateur. »

Et M. Marin éperdu, bégaya :

« Mais non… voyez-vous… j’ai été trompé… Il avait l’air si brave homme… il m’a joué… il m’a indignement joué. Je vous en prie, faites-le condamner sévèrement, très sévèrement. Je vais écrire. Dites-moi à qui il faut écrire pour le faire condamner. Je vais trouver le procureur général et l’archevêque de Paris, oui, l’archevêque… »

Et s’asseyant brusquement devant le bureau de M. Petitpas, il écrivit :

« Monseigneur, j’ai l’honneur de porter à la connaissance de Votre Grandeur que je viens d’être victime des intrigues et des mensonges d’un certain abbé Ceinture, qui a surpris ma bonne foi.

« Trompé par les protestations de cet ecclésiastique, j’ai pu.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Puis, quand il eut signé et cacheté sa lettre, il se tourna vers son collègue et déclara :

« Voyez-vous, mon cher ami, que cela vous soit un enseignement, ne recommandez jamais personne. »


<t Parapluie (Le)>

Le Parapluie

À Camille Oudinot.

Mme Oreille était économe. Elle savait la valeur d’un sou et possédait un arsenal de principes sévères sur la multiplication de l’argent. Sa bonne, assurément, avait grand mal à faire danser l’anse du panier ; et M. Oreille n’obtenait sa monnaie de poche qu’avec une extrême difficulté. Ils étaient à leur aise, pourtant, et sans enfants ; mais Mme Oreille éprouvait une vraie douleur à voir les pièces blanches sortir de chez elle. C’était comme une déchirure pour son cœur ; et, chaque fois qu’il lui avait fallu faire une dépense de quelque importance, bien qu’indispensable, elle dormait fort mal la nuit suivante.

Oreille répétait sans cesse à sa femme :

« Tu devrais avoir la main plus large, puisque nous ne mangeons jamais nos revenus. »

Elle répondait :

« On ne sait jamais ce qui peut arriver. Il vaut mieux avoir plus que moins. »

C’était une petite femme de quarante ans, vive, ridée, propre et souvent irritée.

Son mari, à tout moment, se plaignait des privations qu’elle lui faisait endurer. Il en était certaines qui lui devenaient particulièrement pénibles, parce qu’elles atteignaient sa vanité.

Il était commis principal au ministère de la Guerre, demeuré là uniquement pour obéir à sa femme, pour augmenter les rentes inutilisées de la maison.

Or, pendant deux ans, il vint au bureau avec le même parapluie rapiécé qui donnait à rire à ses collègues. Las enfin de leurs quolibets, il exigea que Mme Oreille lui achetât un nouveau parapluie. Elle en prit un de huit francs cinquante, article de réclame d’un grand magasin. Les employés en apercevant cet objet jeté dans Paris par milliers recommencèrent leurs plaisanteries, et Oreille en souffrit horriblement. Le parapluie ne valait rien. En trois mois, il fut hors de service, et la gaieté devint générale dans le ministère. On fit même une chanson qu’on entendait du matin au soir, du haut en bas de l’immense bâtiment.

Oreille, exaspéré, ordonna à sa femme de lui choisir un nouveau riflard, en soie fine, de vingt francs, et d’apporter une facture justificative.

Elle en acheta un de dix-huit francs, et déclara, rouge d’irritation, en le remettant à son époux :

« Tu en as là pour cinq ans au moins. »

Oreille, triomphant, obtint un vrai succès au bureau.

Lorsqu’il rentra le soir, sa femme, jetant un regard inquiet sur le parapluie, lui dit :

« Tu ne devrais pas le laisser serré avec l’élastique, c’est le moyen de couper la soie. C’est à toi d’y veiller, parce que je ne t’en achèterai pas un de sitôt. »

Elle le prit, dégrafa l’anneau et secoua les plis. Mais elle demeura saisie d’émotion. Un trou rond, grand comme un centime, lui apparut au milieu du parapluie. C’était une brûlure de cigare !

Elle balbutia :

« Qu’est-ce qu’il a ?»

Son mari répondit tranquillement, sans regarder :

« Qui, quoi ? Que veux-tu dire ? »

La colère l’étranglait maintenant ; elle ne pouvait plus parler :

« Tu… tu… tu as brûlé… ton… ton… parapluie. Mais tu… tu… tu es donc fou !… Tu veux nous ruiner ! »

Il se retourna, se sentant pâlir :

« Tu dis ?

— Je dis que tu as brûlé ton parapluie. Tiens !… »

Et, s’élançant vers lui comme pour le battre, elle lui mit violemment sous le nez la petite brûlure circulaire.

Il restait éperdu devant cette plaie, bredouillant :

« Ça, ça… qu’est-ce que c’est ? Je ne sais pas, moi ! Je n’ai rien fait, rien, je te le jure. Je ne sais pas ce qu’il a, moi, ce parapluie ? »

Elle criait maintenant :

« Je parie que tu as fait des farces avec lui dans ton bureau, que tu as fait le saltimbanque, que tu l’as ouvert pour le montrer. »

Il répondit :

« Je l’ai ouvert une seule fois pour montrer comme il était beau. Voilà tout. Je te le jure. »

Mais elle trépignait de fureur, et elle lui fit une de ces scènes conjugales qui rendent le foyer familial plus redoutable pour un homme pacifique qu’un champ de bataille où pleuvent les balles.

Elle ajusta une pièce avec un morceau de soie coupé sur l’ancien parapluie, qui était de couleur différente ; et, le lendemain, Oreille partit, d’un air humble, avec l’instrument raccommodé. Il le posa dans son armoire et n’y pensa plus que comme on pense à quelque mauvais souvenir.

Mais, à peine fut-il rentré, le soir, sa femme lui saisit son parapluie dans les mains, l’ouvrit pour constater son état, et demeura suffoquée devant un désastre irréparable. Il était criblé de petits trous provenant évidemment de brûlures, comme si on eût vidé dessus la cendre d’une pipe allumée. Il était perdu, perdu sans remède.

Elle contemplait cela sans dire un mot, trop indignée pour qu’un son pût sortir de sa gorge. Lui aussi, il constatait le dégât et il restait stupide, épouvanté, consterné.

Puis ils se regardèrent ; puis il baissa les yeux ; puis il reçut par la figure l’objet crevé qu’elle lui jetait ; puis elle cria, retrouvant sa voix dans un emportement de fureur :

« Ah ! canaille ! canaille ! Tu en as fait exprès ! Mais tu me le payeras ! Tu n’en auras plus…»

Et la scène recommença. Après une heure de tempête, il put enfin s’expliquer. Il jura qu’il n’y comprenait rien ; que cela ne pouvait provenir que de malveillance ou de vengeance.

Un coup de sonnette le délivra. C’était un ami qui devait dîner chez eux.

Mme Oreille lui soumit le cas. Quant à acheter un nouveau parapluie, c’était fini, son mari n’en aurait plus.

L’ami argumenta avec raison :

« Alors, madame, il perdra ses habits, qui valent certes davantage. »

La petite femme, toujours furieuse, répondit :

« Alors, il prendra un parapluie de cuisine, je ne lui en donnerai pas un nouveau en soie. »

À cette pensée, Oreille se révolta.

« Alors je donnerai ma démission, moi ! Mais je n’irai pas au ministère avec un parapluie de cuisine. »

L’ami reprit :

« Faites recouvrir celui-là, ça ne coûte pas très cher. »

Mme Oreille exaspérée balbutiait :

« Il faut au moins huit francs pour le faire recouvrir. Huit francs et dix-huit, cela fait vingt-six ! Vingt-six francs pour un parapluie, mais c’est de la folie ! c’est de la démence ! »

L’ami, bourgeois pauvre, eut une inspiration :

« Faites-le payer par votre assurance. Les compagnies paient les objets brûlés, pourvu que le dégât ait eu lieu dans votre domicile. »

À ce conseil, la petite femme se calma net ; puis, après une minute de réflexion, elle dit à son mari :

« Demain, avant de te rendre à ton ministère, tu iras dans les bureaux de La Maternelle faire constater l’état de ton parapluie et réclamer le payement. »

M. Oreille eut un soubresaut.

« Jamais de la vie je n’oserai ! C’est dix-huit francs de perdus, voilà tout. Nous n’en mourrons pas. »

Et il sortit le lendemain avec une canne. Il faisait beau heureusement.

Restée seule à la maison, Mme Oreille ne pouvait se consoler de la perte de ses dix-huit francs. Elle avait le parapluie sur la table de la salle à manger, et elle tournait autour, sans parvenir à prendre une résolution.

La pensée de l’Assurance lui revenait à tout instant, mais elle n’osait pas non plus affronter les regards railleurs des messieurs qui la recevraient, car elle était timide devant le monde, rougissant pour un rien, embarrassée dès qu’il lui fallait parler à des inconnus.

Cependant le regret des dix-huit francs la faisait souffrir comme une blessure. Elle n’y voulait plus songer, et sans cesse le souvenir de cette perte la martelait douloureusement. Que faire cependant ? Les heures passaient ; elle ne se décidait à rien. Puis, tout à coup, comme les poltrons qui deviennent crânes, elle prit sa résolution.

« J’irai, et nous verrons bien ! »

Mais il lui fallait d’abord préparer le parapluie pour que le désastre fût complet et la cause facile à soutenir. Elle prit une allumette sur la cheminée et fit, entre les baleines, une grande brûlure, large comme la main ; puis elle roula délicatement ce qui restait de la soie, la fixa avec le cordelet élastique, mit son châle et son chapeau, et descendit d’un pied pressé vers la rue de Rivoli où se trouvait l’Assurance.

Mais, à mesure qu’elle approchait, elle ralentissait le pas. Qu’allait-elle dire ? Qu’allait-on lui répondre ?

Elle regardait les numéros des maisons. Elle en avait encore vingt-huit. Très bien ! elle pouvait réfléchir. Elle allait de moins en moins vite. Soudain elle tressaillit. Voici la porte, sur laquelle brille en lettres d’or : « La Maternelle, Compagnie d’Assurances contre l’incendie. » Déjà ! Elle s’arrêta une seconde, anxieuse, honteuse, puis passa, puis revint, puis passa de nouveau, puis revint encore.

Elle se dit enfin :

« Il faut y aller, pourtant. Mieux vaut plus tôt que plus tard. »

Mais, en pénétrant dans la maison, elle s’aperçut que son cœur battait.

Elle entra dans une vaste pièce avec des guichets tout autour ; et, par chaque guichet, on apercevait une tête d’homme dont le corps était masqué par un treillage.

Un monsieur parut, portant des papiers. Elle s’arrêta et, d’une petite voix timide :

« Pardon, monsieur, pourriez-vous me dire où il faut s’adresser pour se faire rembourser les objets brûlés ? »

Il répondit, avec un timbre sonore :

« Premier, à gauche. Au bureau des sinistres. »

Ce mot l’intimida davantage encore ; et elle eut envie de se sauver, de ne rien dire, de sacrifier ses dix-huit francs. Mais à la pensée de cette somme, un peu de courage lui revint, et elle monta, essoufflée, s’arrêtant à chaque marche.

Au premier, elle aperçut une porte, elle frappa. Une voix claire cria :

« Entrez ! »

Elle entra, et se vit dans une grande pièce où trois messieurs, debout, décorés, solennels, causaient.

Un d’eux lui demanda :

« Que désirez-vous, madame ? »

Elle ne trouvait plus ses mots, elle bégaya :

« Je viens… je viens… pour… pour un sinistre. »

Le monsieur, poli, montra un siège.

« Donnez-vous la peine de vous asseoir, je suis à vous dans une minute. »

Et, retournant vers les deux autres, il reprit la conversation.

« La Compagnie, messieurs, ne se croit pas engagée envers vous pour plus de quatre cent mille francs. Nous ne pouvons admettre vos revendications pour les cent mille francs que vous prétendez nous faire payer en plus. L’estimation d’ailleurs…»

Un des deux autres l’interrompit :

« Cela suffit, monsieur, les tribunaux décideront. Nous n’avons plus qu’à nous retirer. »

Et ils sortirent après plusieurs saluts cérémonieux.

Oh ! si elle avait osé partir avec eux, elle l’aurait fait ; elle aurait fui, abandonnant tout ! Mais le pouvait-elle ? Le monsieur revint et, s’inclinant :

« Qu’y a-t-il pour votre service, madame ? »

Elle articula péniblement :

« Je viens pour… pour ceci. »

Le directeur baissa les yeux, avec un étonnement naïf, vers l’objet qu’elle lui tendait.

Elle essayait, d’une main tremblante, de détacher l’élastique. Elle y parvint après quelques efforts, et ouvrit brusquement le squelette loqueteux du parapluie.

L’homme prononça, d’un ton compatissant :

« Il me paraît bien malade. »

Elle déclara avec hésitation :

« Il m’a coûté vingt francs. »

Il s’étonna :

« Vraiment ! Tant que ça ?

— Oui, il était excellent. Je voulais vous faire constater son état.

— Fort bien ; je vois. Fort bien. Mais je ne saisis pas en quoi cela peut me concerner. »

Une inquiétude la saisit. Peut-être cette compagnie-là ne payait-elle pas les menus objets, et elle dit :

« Mais… il est brûlé…»

Le monsieur ne nia pas :

« Je le vois bien. »

Elle restait bouche béante, ne sachant plus que dire ; puis, soudain, comprenant son oubli, elle prononça avec précipitation :

« Je suis Mme Oreille. Nous sommes assurés à La Maternelle ; et je viens vous réclamer le prix de ce dégât. »

Elle se hâta d’ajouter dans la crainte d’un refus positif :

« Je demande seulement que vous le fassiez recouvrir. »

Le directeur, embarrassé, déclara :

« Mais… madame… nous ne sommes pas marchands de parapluies. Nous ne pouvons nous charger de ces genres de réparations. »

La petite femme sentait l’aplomb lui revenir. Il fallait lutter. Elle lutterait donc ! Elle n’avait plus peur ; elle dit :

« Je demande seulement le prix de la réparation. Je la ferai bien faire moi-même. »

Le monsieur semblait confus :

« Vraiment, madame c’est bien peu. On ne nous demande jamais d’indemnité pour des accidents d’une si minime importance. Nous ne pouvons rembourser, convenez-en, les mouchoirs, les gants, les balais, les savates, tous les petits objets qui sont exposés chaque jour à subir des avaries par la flamme. »

Elle devint rouge, sentant la colère l’envahir :

« Mais, monsieur, nous avons eu au mois de décembre dernier, un feu de cheminée qui nous a causé au moins pour cinq cents francs de dégâts ; M. Oreille n’a rien réclamé à la compagnie ; aussi il est bien juste aujourd’hui qu’elle me paie mon parapluie ! »

Le directeur, devinant le mensonge, dit en souriant :

« Vous avouerez, madame, qu’il est bien étonnant que M. Oreille, n’ayant rien demandé pour un dégât de cinq cents francs, vienne réclamer une réparation de cinq ou six francs pour un parapluie. »

Elle ne se troubla point et répliqua :

« Pardon, monsieur, le dégât de cinq cents francs concernait la bourse de M. Oreille, tandis que le dégât de dix-huit francs concerne la bourse de Mme Oreille, ce qui n’est pas la même chose. »

Il vit qu’il ne s’en débarrasserait pas et qu’il allait perdre sa journée, et il demanda avec résignation :

« Veuillez me dire alors comment l’accident est arrivé. »

Elle sentit la victoire et se mit à raconter :

« Voilà, monsieur : j’ai dans mon vestibule une espèce de chose en bronze où l’on pose les parapluies et les cannes. L’autre jour donc, en rentrant, je plaçai dedans celui-là. Il faut vous dire qu’il y a juste au-dessus une planchette pour mettre les bougies et les allumettes. J’allonge le bras et je prends quatre allumettes. J’en frotte une ; elle rate. J’en frotte une autre ; elle s’allume et s’éteint aussitôt. J’en frotte une troisième ; elle en fait autant. »

Le directeur l’interrompit pour placer un mot d’esprit.

« C’étaient donc des allumettes du gouvernement ? »

Elle ne comprit pas, et continua :

« Ça se peut bien. Toujours est-il que la quatrième prit feu et j’allumai ma bougie ; puis je rentrai dans ma chambre pour me coucher. Mais au bout d’un quart d’heure, il me sembla qu’on sentait le brûlé. Moi j’ai toujours peur du feu. Oh ! si nous avons jamais un sinistre, ce ne sera pas ma faute ! Surtout depuis le feu de cheminée dont je vous ai parlé, je ne vis pas. Je me relève donc, je sors, je cherche, je sens partout comme un chien de chasse, et je m’aperçois enfin que mon parapluie brûle. C’est probablement une allumette qui était tombée dedans. Vous voyez dans quel état ça l’a mis… »

Le directeur en avait pris son parti ; il demanda :

« À combien estimez-vous le dégât ? »

Elle demeura sans parole, n’osant pas fixer un chiffre. Puis elle dit, voulant être large :

« Faites-le réparer vous-même. Je m’en rapporte à vous. »

Il refusa :

« Non, madame, je ne peux pas. Dites-moi combien vous demandez.

— Mais… il me semble… que… Tenez, monsieur, je ne veux pas gagner sur vous, moi… nous allons faire une chose. Je porterai mon parapluie chez un fabricant qui le recouvrira en bonne soie, en soie durable, et je vous apporterai la facture. Ça vous va-t-il ?

— Parfaitement, madame ; c’est entendu. Voici un mot pour la caisse, qui remboursera votre dépense. »

Et il tendit une carte à Mme Oreille, qui la saisit, puis se leva et sortit en remerciant, ayant hâte d’être dehors, de crainte qu’il ne changeât d’avis.

Elle allait maintenant d’un pas gai par la rue, cherchant un marchand de parapluies qui lui parût élégant. Quand elle eut trouvé une boutique d’allure riche, elle entra et dit, d’une voix assurée :

« Voici un parapluie à recouvrir en soie, en très bonne soie. Mettez-y ce que vous avez de meilleur. Je ne regarde pas au prix. »


<t Idylle>

Idylle

À Maurice Leloir.

Le train venait de quitter Gênes, allant vers Marseille et suivant les longues ondulations de la côte rocheuse, glissant comme un serpent de fer entre la mer et la montagne, rampant sur les plages de sable jaune que les petites vagues bordaient d’un filet d’argent, et entrant brusquement dans la gueule noire des tunnels ainsi qu’une bête en son trou.

Dans le dernier wagon du train, une grosse femme et un jeune homme demeuraient face à face, sans parler, et se regardant par moments. Elle avait peut-être vingt-cinq ans ; et, assise près de la portière, elle contemplait le paysage. C’était une forte paysanne piémontaise, aux yeux noirs, à la poitrine volumineuse, aux joues charnues. Elle avait poussé plusieurs paquets sous la banquette de bois, gardant sur ses genoux un panier.

Lui, il avait environ vingt ans ; il était maigre, hâlé, avec ce teint noir des hommes qui travaillent la terre au grand soleil. Près de lui, dans un mouchoir, toute sa fortune : une paire de souliers, une chemise, une culotte et une veste. Sous le banc il avait aussi caché quelque chose : une pelle et une pioche attachées ensemble au moyen d’une corde. Il allait chercher du travail en France.

Le soleil, montant au ciel, versait sur la côte une pluie de feu ; c’était vers la fin de mai, et des odeurs délicieuses voltigeaient, pénétraient dans les wagons dont les vitres demeuraient baissées. Les orangers et les citronniers en fleur, exhalant dans le ciel tranquille leurs parfums sucrés, si doux, si forts, si troublants, les mêlaient au souffle des roses poussées partout comme des herbes, le long de la voie, dans les riches jardins, devant les portes des masures et dans la campagne aussi.

Elles sont chez elles, sur cette côte, les roses ! Elles emplissent le pays de leur arôme puissant et léger, elles font de l’air une friandise, quelque chose de plus savoureux que le vin et d’enivrant comme lui.

Le train allait lentement, comme pour s’attarder dans ce jardin, dans cette mollesse. Il s’arrêtait à tout moment, aux petites gares, devant quelques maisons blanches, puis repartait de son allure calme, après avoir longtemps sifflé. Personne ne montait dedans. On eût dit que le monde entier somnolait, ne pouvait se décider à changer de place par cette chaude matinée de printemps.

La grosse femme, de temps en temps, fermait les yeux, puis les rouvrait brusquement, alors que son panier glissait sur ses genoux, prêt à tomber. Elle le rattrapait d’un geste vif, regardait dehors quelques minutes, puis s’assoupissait de nouveau. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, et elle respirait avec peine, comme si elle eût souffert d’une oppression pénible.

Le jeune homme avait incliné sa tête et dormait du fort sommeil des rustres.

Tout à coup, au sortir d’une petite gare, la paysanne parut se réveiller, et, ouvrant son panier, elle en tira un morceau de pain, des œufs durs, une fiole de vin et des prunes, de belles prunes rouges ; et elle se mit à manger.

L’homme s’était à son tour brusquement réveillé et il la regardait, il regardait chaque bouchée aller des genoux à la bouche. Il demeurait les bras croisés, les yeux fixes, les joues creuses, les lèvres closes.

Elle mangeait en grosse femme goulue, buvant à tout instant une gorgée de vin pour faire passer les œufs, et elle s’arrêtait pour souffler un peu.

Elle fit tout disparaître, le pain, les œufs, les prunes, le vin. Et dès qu’elle eut achevé son repas, le garçon referma les yeux. Alors, se sentant un peu gênée, elle desserra son corsage, et l’homme soudain regarda de nouveau.

Elle ne s’en inquiéta pas, continuant à déboutonner sa robe, et la forte pression de ses seins écartait l’étoffe, montrant, entre les deux, par la fente qui grandissait, un peu de linge blanc et un peu de peau.

La paysanne, quand elle se trouva plus à son aise, prononça en italien : « Il fait si chaud qu’on ne respire plus. »

Le jeune homme répondit dans la même langue et avec la même prononciation : « C’est un beau temps pour voyager. »

Elle demanda : « Vous êtes du Piémont ?

— Je suis d’Asti.

— Moi de Casale. »

Ils étaient voisins. Ils se mirent à causer.

Ils dirent les longues choses banales que répètent sans cesse les gens du peuple et qui suffisent à leur esprit lent et sans horizon. Ils parlèrent du pays. Ils avaient des connaissances communes. Ils citèrent des noms, devenant amis à mesure qu’ils découvraient une nouvelle personne qu’ils avaient vue tous les deux. Les mots rapides, pressés, sortaient de leurs bouches avec leurs terminaisons sonores et leur chanson italienne. Puis ils s’informèrent d’eux-mêmes.

Elle était mariée ; elle avait déjà trois enfants laissés en garde à sa sœur, car elle avait trouvé une place de nourrice, une bonne place chez une dame française, à Marseille.

Lui, il cherchait du travail. On lui avait dit qu’il en trouverait aussi par là, car on bâtissait beaucoup.

Puis ils se turent.

La chaleur devenait terrible, tombant en pluie sur le toit des wagons. Un nuage de poussière voltigeait derrière le train, pénétrait dedans ; et les parfums des orangers et des roses prenaient une saveur plus intense, semblaient s’épaissir, s’alourdir.

Les deux voyageurs s’endormirent de nouveau.

Ils rouvrirent les yeux presque en même temps. Le soleil s’abaissait vers la mer, illuminant sa nappe bleue d’une averse de clarté. L’air, plus frais, paraissait plus léger.

La nourrice haletait, le corsage ouvert, les joues molles, les yeux ternes ; et elle dit, d’une voix accablée :

« Je n’ai pas donné le sein depuis hier ; me voilà étourdie comme si j’allais m’évanouir. »

Il ne répondit pas, ne sachant que dire. Elle reprit : « Quand on a du lait comme moi, il faut donner le sein trois fois par jour, sans ça on se trouve gênée. C’est comme un poids que j’aurais sur le cœur ; un poids qui m’empêche de respirer et qui me casse les membres. C’est malheureux d’avoir du lait tant que ça. »

Il prononça : « Oui. C’est malheureux. Ça doit vous tracasser. »

Elle semblait bien malade en effet, accablée et défaillante. Elle murmura : « Il suffit de presser dessus pour que le lait sorte comme d’une fontaine. C’est vraiment curieux à voir. On ne le croirait pas. À Casale, tous les voisins venaient me regarder. »

Il dit : « Ah ! vraiment.

— Oui, vraiment. Je vous le montrerais bien, mais cela ne me servirait de rien. On n’en fait pas sortir assez de cette façon. »

Et elle se tut.

Le convoi s’arrêtait à une halte. Debout, près d’une barrière, une femme tenait en ses bras un jeune enfant qui pleurait. Elle était maigre et déguenillée.

La nourrice la regardait. Elle dit d’un ton compatissant : « En voilà une encore que je pourrais soulager. Et le petit aussi pourrait me soulager. Tenez, je ne suis pas riche, puisque je quitte ma maison, et mes gens, et mon chéri dernier pour me mettre en place ; mais je donnerais encore bien cinq francs pour avoir cet enfant-là dix minutes et lui donner le sein. Ça le calmerait et moi donc. Il me semble que je renaîtrais. »

Elle se tut encore. Puis elle passa plusieurs fois sa main brûlante sur son front où coulait la sueur. Et elle gémit : « Je ne peux plus tenir. Il me semble que je vais mourir. » Et, d’un geste inconscient, elle ouvrit tout à fait sa robe.

Le sein de droite apparut, énorme, tendu, avec sa fraise brune. Et la pauvre femme geignait : « Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu ! Qu’est-ce que je vais faire ? »

Le train s’était remis en marche et continuait sa route au milieu des fleurs qui exhalaient leur haleine pénétrante des soirées tièdes. Quelquefois, un bateau de pêche semblait endormi sur la mer bleue, avec sa voile blanche immobile, qui se reflétait dans l’eau comme si une autre barque se fût trouvée la tête en bas.

Le jeune homme, troublé, balbutia : « Mais… madame… je pourrais vous… vous soulager. »

Elle répondit d’une voix brisée : « Oui, si vous voulez. Vous me rendrez bien service. Je ne puis plus tenir, je ne puis plus. »

Il se mit à genoux devant elle ; et elle se pencha vers lui, portant vers sa bouche, dans un geste de nourrice, le bout foncé de son sein. Dans le mouvement qu’elle fit en le prenant de ses deux mains pour le tendre vers cet homme, une goutte de lait apparut au sommet. Il la but vivement, saisissant comme un fruit cette lourde mamelle entre ses lèvres. Et il se mit à téter d’une façon goulue et régulière.

Il avait passé ses deux bras autour de la taille de la femme, qu’il serrait pour l’approcher de lui ; et il buvait à lentes gorgées avec un mouvement de cou, pareil à celui des enfants.

Soudain elle dit : « En voilà assez pour celui-là, prenez l’autre maintenant. »

Et il prit l’autre avec docilité.

Elle avait posé ses deux mains sur le dos du jeune homme, et elle respirait maintenant avec force, avec bonheur, savourant les haleines des fleurs mêlées aux souffles d’air que le mouvement du train jetait dans les wagons.

Elle dit : « Ça sent bien bon par ici. »

Il ne répondit pas, buvant toujours à cette source de chair, et fermant les yeux comme pour mieux goûter.

Mais elle l’écarta doucement :

« En voilà assez. Je me sens mieux. Ça m’a remis l’âme dans le corps. »

Il s’était relevé, essuyant sa bouche d’un revers de main.

Elle lui dit, en faisant rentrer dans sa robe les deux gourdes vivantes qui gonflaient sa poitrine :

« Vous m’avez rendu un fameux service. Je vous remercie bien, monsieur. »

Et il répondit d’un ton reconnaissant :

« C’est moi qui vous remercie, madame, voilà deux jours que je n’avais rien mangé ! »


<t Parure (La)>

La Parure

C’était une de ces jolies et charmantes filles, nées, comme par une erreur du destin, dans une famille d’employés. Elle n’avait pas de dot, pas d’espérances, aucun moyen d’être connue, comprise, aimée, épousée par un homme riche et distingué ; et elle se laissa marier avec un petit commis du ministère de l’instruction publique.

Elle fut simple ne pouvant être parée, mais malheureuse comme une déclassée ; car les femmes n’ont point de caste ni de race, leur beauté, leur grâce et leur charme leur servant de naissance et de famille. Leur finesse native, leur instinct d’élégance, leur souplesse d’esprit, sont leur seule hiérarchie, et font des filles du peuple les égales des plus grandes dames.

Elle souffrait sans cesse, se sentant née pour toutes les délicatesses et tous les luxes. Elle souffrait de la pauvreté de son logement, de la misère des murs, de l’usure des sièges, de la laideur des étoffes. Toutes ces choses, dont une autre femme de sa caste ne se serait même pas aperçue, la torturaient et l’indignaient. La vue de la petite Bretonne qui faisait son humble ménage éveillait en elle des regrets désolés et des rêves éperdus. Elle songeait aux antichambres muettes, capitonnées avec des tentures orientales, éclairées par de hautes torchères de bronze, et aux deux grands valets en culotte courte qui dorment dans les larges fauteuils, assoupis par la chaleur lourde du calorifère. Elle songeait aux grands salons vêtus de soie ancienne, aux meubles fins portant des bibelots inestimables, et aux petits salons coquets, parfumés, faits pour la causerie de cinq heures avec les amis les plus intimes, les hommes connus et recherchés dont toutes les femmes envient et désirent l’attention.

Quand elle s’asseyait, pour dîner, devant la table ronde couverte d’une nappe de trois jours, en face de son mari qui découvrait la soupière en déclarant d’un air enchanté : « Ah ! le bon pot-au-feu ! je ne sais rien de meilleur que cela… » elle songeait aux dîners fins, aux argenteries reluisantes, aux tapisseries peuplant les murailles de personnages anciens et d’oiseaux étranges au milieu d’une forêt de féerie ; elle songeait aux plats exquis servis en des vaisselles merveilleuses, aux galanteries chuchotées et écoutées avec un sourire de sphinx, tout en mangeant la chair rose d’une truite ou des ailes de gelinotte.

Elle n’avait pas de toilettes, pas de bijoux, rien. Et elle n’aimait que cela ; elle se sentait faite pour cela. Elle eût tant désiré plaire, être enviée, être séduisante et recherchée.

Elle avait une amie riche, une camarade de couvent qu’elle ne voulait plus aller voir, tant elle souffrait en revenant. Et elle pleurait pendant des jours entiers, de chagrin, de regret, de désespoir et de détresse.

Or, un soir, son mari rentra, l’air glorieux, et tenant à la main une large enveloppe.

« Tiens, dit-il, voici quelque chose pour toi. »

Elle déchira vivement le papier et en tira une carte imprimée qui portait ces mots :

« Le ministre de l’Instruction publique et Mme Georges Ramponneau prient M. et Mme Loisel de leur faire l’honneur de venir passer la soirée à l’hôtel du ministère, le lundi 18 janvier. »

Au lieu d’être ravie, comme l’espérait son mari, elle jeta avec dépit l’invitation sur la table, murmurant :

« Que veux-tu que je fasse de cela ?

— Mais, ma chérie, je pensais que tu serais contente. Tu ne sors jamais, et c’est une occasion, cela, une belle ! J’ai eu une peine infinie à l’obtenir. Tout le monde en veut ; c’est très recherché et on n’en donne pas beaucoup aux employés. Tu verras là tout le monde officiel. »

Elle le regardait d’un œil irrité, et elle déclara avec impatience :

« Que veux-tu que je me mette sur le dos pour aller là ? »

Il n’y avait pas songé ; il balbutia :

« Mais la robe avec laquelle tu vas au théâtre. Elle me semble très bien, à moi… »

Il se tut, stupéfait, éperdu, en voyant que sa femme pleurait. Deux grosses larmes descendaient lentement des coins des yeux vers les coins de la bouche ; il bégaya :

« Qu’as-tu ? qu’as-tu ? »

Mais, par un effort violent, elle avait dompté sa peine et elle répondit d’une voix calme en essuyant ses joues humides :

« Rien. Seulement je n’ai pas de toilette et par conséquent je ne peux aller à cette fête. Donne ta carte à quelque collègue dont la femme sera mieux nippée que moi. »

Il était désolé. Il reprit :

« Voyons, Mathilde, Combien cela coûterait-il, une toilette convenable, qui pourrait te servir encore en d’autres occasions, quelque chose de très simple ? »

Elle réfléchit quelques secondes, établissant ses comptes et songeant aussi à la somme qu’elle pouvait demander sans s’attirer un refus immédiat et une exclamation effarée du commis économe.

Enfin, elle répondit en hésitant :

« Je ne sais pas au juste, mais il me semble qu’avec quatre cents francs je pourrais arriver. »

Il avait un peu pâli, car il réservait juste cette somme pour acheter un fusil et s’offrir des parties de chasse, l’été suivant, dans la plaine de Nanterre, avec quelques amis qui allaient tirer des alouettes, par là, le dimanche.

Il dit cependant :

« Soit. Je te donne quatre cents francs. Mais tâche d’avoir une belle robe. »

Le jour de la fête approchait, et Mme Loisel semblait triste, inquiète, anxieuse. Sa toilette était prête cependant. Son mari lui dit un soir :

« Qu’as-tu ? Voyons, tu es toute drôle depuis trois jours. »

Et elle répondit :

« Cela m’ennuie de n’avoir pas un bijou, pas une pierre, rien à mettre sur moi. J’aurai l’air misère comme tout. J’aimerais presque mieux ne pas aller à cette soirée. »

Il reprit :

« Tu mettras des fleurs naturelles. C’est très chic en cette saison-ci. Pour dix francs tu auras deux ou trois roses magnifiques. »

Elle n’était point convaincue.

« Non… il n’y a rien de plus humiliant que d’avoir l’air pauvre au milieu de femmes riches. »

Mais son mari s’écria :

« Que tu es bête ! Va trouver ton amie Mme Forestier et demande-lui de te prêter des bijoux. Tu es bien assez liée avec elle pour faire cela. »

Elle poussa un cri de joie :

« C’est vrai. Je n’y avais point pensé. »

Le lendemain, elle se rendit chez son amie et lui conta sa détresse.

Mme Forestier alla vers son armoire à glace, prit un large coffret, l’apporta, l’ouvrit, et dit à Mme Loisel :

« Choisis, ma chère. »

Elle vit d’abord des bracelets, puis un collier de perles, puis une croix vénitienne, or et pierreries, d’un admirable travail. Elle essayait les parures devant la glace, hésitait, ne pouvait se décider à les quitter, à les rendre. Elle demandait toujours :

« Tu n’as plus rien d’autre ?

— Mais si. Cherche. Je ne sais pas ce qui peut te plaire. »

Tout à coup elle découvrit, dans une boîte de satin noir, une superbe rivière de diamants ; et son cœur se mit à battre d’un désir immodéré. Ses mains tremblaient en la prenant. Elle l’attacha autour de sa gorge, sur sa robe montante, et demeura en extase devant elle-même. Puis, elle demanda, hésitante, pleine d’angoisse : « Peux-tu me prêter cela, rien que cela ?

— Mais oui, certainement. »

Elle sauta au cou de son amie, l’embrassa avec emportement, puis s’enfuit avec son trésor.

Le jour de la fête arriva. Mme Loisel eut un succès. Elle était plus jolie que toutes, élégante, gracieuse, souriante et folle de joie. Tous les hommes la regardaient, demandaient son nom, cherchaient à être présentés. Tous les attachés du cabinet voulaient valser avec elle. Le ministre la remarqua.

Elle dansait avec ivresse, avec emportement, grisée par le plaisir, ne pensant plus à rien, dans le triomphe de sa beauté, dans la gloire de son succès, dans une sorte de nuage de bonheur fait de tous ces hommages, de toutes ces admirations, de tous ces désirs éveillés, de cette victoire si complète et si douce au cœur des femmes.

Elle partit vers quatre heures du matin. Son mari, depuis minuit, dormait dans un petit salon désert avec trois autres messieurs dont les femmes s’amusaient beaucoup.

Il lui jeta sur les épaules les vêtements qu’il avait apportés pour la sortie, modestes vêtements de la vie ordinaire, dont la pauvreté jurait avec l’élégance de la toilette de bal. Elle le sentit et voulut s’enfuir, pour ne pas être remarquée par les autres femmes qui s’enveloppaient de riches fourrures.

Loisel la retenait :

« Attends donc. Tu vas attraper froid dehors. Je vais appeler un fiacre. »

Mais elle ne l’écoutait point et descendait rapidement l’escalier. Lorsqu’ils furent dans la rue, ils ne trouvèrent pas de voiture ; et ils se mirent à chercher, criant après les cochers qu’ils voyaient passer de loin.

Ils descendaient vers la Seine, désespérés, grelottants. Enfin ils trouvèrent sur le quai un de ces vieux coupés noctambules qu’on ne voit dans Paris que la nuit venue, comme s’ils eussent été honteux de leur misère pendant le jour.

Il les ramena jusqu’à leur porte, rue des Martyrs, et ils remontèrent tristement chez eux. C’était fini, pour elle. Et il songeait, lui, qu’il lui faudrait être au Ministère à dix heures.

Elle ôta les vêtements dont elle s’était enveloppé les épaules, devant la glace, afin de se voir encore une fois dans sa gloire. Mais soudain elle poussa un cri. Elle n’avait plus sa rivière autour du cou !

Son mari, à moitié dévêtu déjà, demanda :

« Qu’est-ce que tu as ? »

Elle se tourna vers lui, affolée :

« J’ai… j’ai… je n’ai plus la rivière de Mme Forestier. »

Il se dressa, éperdu :

« Quoi !… comment !… Ce n’est pas possible ! »

Et ils cherchèrent dans les plis de la robe, dans les plis du manteau, dans les poches, partout. Ils ne la trouvèrent point.

Il demandait :

« Tu es sûre que tu l’avais encore en quittant le bal ?

— Oui, je l’ai touchée dans le vestibule du ministère.

— Mais, si tu l’avais perdue dans la rue, nous l’aurions entendue tomber. Elle doit être dans le fiacre.

— Oui. C’est probable. As-tu pris le numéro ?

— Non. Et toi, tu ne l’as pas regardé ?

— Non. »

Ils se contemplaient atterrés. Enfin Loisel se rhabilla.

« Je vais, dit-il, refaire tout le trajet que nous avons fait à pied, pour voir si je ne la retrouverai pas. »

Et il sortit. Elle demeura en toilette de soirée, sans force pour se coucher, abattue sur une chaise, sans feu, sans pensée.

Son mari rentra vers sept heures. Il n’avait rien trouvé.

Il se rendit à la préfecture de Police, aux journaux, pour faire promettre une récompense, aux compagnies de petites voitures, partout enfin où un soupçon d’espoir le poussait.

Elle attendit tout le jour, dans le même état d’effarement devant cet affreux désastre.

Loisel revint le soir, avec la figure creusée, pâlie ; il n’avait rien découvert.

« Il faut, dit-il, écrire à ton amie que tu as brisé la fermeture de sa rivière et que tu la fais réparer. Cela nous donnera le temps de nous retourner. »

Elle écrivit sous sa dictée.

Au bout d’une semaine, ils avaient perdu toute espérance.

Et Loisel, vieilli de cinq ans, déclara :

« Il faut aviser à remplacer ce bijou. »

Ils prirent, le lendemain, la boîte qui l’avait renfermé, et se rendirent chez le joaillier, dont le nom se trouvait dedans. Il consulta ses livres :

« Ce n’est pas moi, madame, qui ai vendu cette rivière ; j’ai dû seulement fournir l’écrin. »

Alors ils allèrent de bijoutier en bijoutier, cherchant une parure pareille à l’autre, consultant leurs souvenirs, malades tous deux de chagrin et d’angoisse.

Ils trouvèrent, dans une boutique du Palais Royal, un chapelet de diamants qui leur parut entièrement semblable à celui qu’ils cherchaient. Il valait quarante mille francs. On le leur laisserait à trente-six mille.

Ils prièrent donc le joaillier de ne pas le vendre avant trois jours. Et ils firent condition qu’on le reprendrait, pour trente-quatre mille francs, si le premier était retrouvé avant la fin de février.

Loisel possédait dix-huit mille francs que lui avait laissés son père. Il emprunterait le reste.

Il emprunta, demandant mille francs à l’un, cinq cents à l’autre, cinq louis par-ci, trois louis par-là. Il fit des billets, prit des engagements ruineux, eut affaire aux usuriers, à toutes les races de prêteurs. Il compromit toute la fin de son existence, risqua sa signature sans savoir même s’il pourrait y faire honneur, et, épouvanté par les angoisses de l’avenir, par la noire misère qui allait s’abattre sur lui, par la perspective de toutes les privations physiques et de toutes les tortures morales, il alla chercher la rivière nouvelle, en déposant sur le comptoir du marchand trente-six mille francs.

Quand Mme Loisel reporta la parure à Mme Forestier, celle-ci lui dit, d’un air froissé :

« Tu aurais dû me la rendre plus tôt, car, je pouvais en avoir besoin. »

Elle n’ouvrit pas l’écrin, ce que redoutait son amie. Si elle s’était aperçue de la substitution, qu’aurait-elle pensé ? qu’aurait-elle dit ? Ne l’aurait-elle pas prise pour une voleuse ?

Mme Loisel connut la vie horrible des nécessiteux. Elle prit son parti, d’ailleurs, tout d’un coup, héroïquement. Il fallait payer cette dette effroyable. Elle payerait. On renvoya la bonne ; on changea de logement ; on loua sous les toits une mansarde.

Elle connut les gros travaux du ménage, les odieuses besognes de la cuisine. Elle lava la vaisselle, usant ses ongles roses sur les poteries grasses et le fond des casseroles. Elle savonna le linge sale, les chemises et les torchons, qu’elle faisait sécher sur une corde ; elle descendit à la rue, chaque matin, les ordures, et monta l’eau, s’arrêtant à chaque étage pour souffler. Et, vêtue comme une femme du peuple, elle alla chez le fruitier, chez l’épicier, chez le boucher, le panier au bras, marchandant, injuriée, défendant sou à sou son misérable argent.

Il fallait chaque mois payer des billets, en renouveler d’autres, obtenir du temps.

Le mari travaillait, le soir, à mettre au net les comptes d’un commerçant, et la nuit, souvent, il faisait de la copie à cinq sous la page.

Et cette vie dura dix ans.

Au bout de dix ans, ils avaient tout restitué, tout, avec le taux de l’usure, et l’accumulation des intérêts superposés.

Mme Loisel semblait vieille, maintenant. Elle était devenue la femme forte, et dure, et rude, des ménages pauvres. Mal peignée, avec les jupes de travers et les mains rouges, elle parlait haut, lavait à grande eau les planchers. Mais parfois, lorsque son mari était au bureau, elle s’asseyait auprès de la fenêtre, et elle songeait à cette soirée d’autrefois, à ce bal, où elle avait été si belle et si fêtée.

Que serait-il arrivé si elle n’avait point perdu cette parure ? Qui sait ? qui sait ? Comme la vie est singulière, changeante ! Comme il faut peu de chose pour vous perdre ou vous sauver !

Or, un dimanche, comme elle était allée faire un tour aux Champs-Élysées pour se délasser des besognes de la semaine, elle aperçut tout à coup une femme qui promenait un enfant. C’était Mme Forestier, toujours jeune, toujours belle, toujours séduisante.

Mme Loisel se sentit émue. Allait-elle lui parler ? Oui, certes. Et maintenant qu’elle avait payé, elle lui dirait tout. Pourquoi pas ?

Elle s’approcha.

« Bonjour, Jeanne. »

L’autre ne la reconnaissait point, s’étonnant d’être appelée ainsi familièrement par cette bourgeoise. Elle balbutia :

« Mais… madame !… Je ne sais… Vous devez vous tromper.

— Non. Je suis Mathilde Loisel. »

Son amie poussa un cri :

« Oh !… ma pauvre Mathilde, comme tu es changée !…

— Oui, j’ai eu des jours bien durs, depuis que je ne t’ai vue ; et bien des misères… et cela à cause de toi !…

— De moi… Comment ça ?

— Tu te rappelles bien cette rivière de diamants que tu m’as prêtée pour aller à la fête du Ministère.

— Oui. Eh bien ?

— Eh bien, je l’ai perdue.

— Comment ! puisque tu me l’as rapportée.

— Je t’en ai rapporté une autre toute pareille. Et voilà dix ans que nous la payons. Tu comprends que ça n’était pas aisé pour nous, qui n’avions rien… Enfin c’est fini, et je suis rudement contente. »

Mme Forestier s’était arrêtée.

« Tu dis que tu as acheté une rivière de diamants pour remplacer la mienne ?

— Oui. Tu ne t’en étais pas aperçue, hein ? Elles étaient bien pareilles. »

Et elle souriait d’une joie orgueilleuse et naïve. Mme Forestier, fort émue, lui prit les deux mains. « Oh ! ma pauvre Mathilde ! Mais la mienne était fausse. Elle valait au plus cinq cents francs !… »



<t Une vente>

Une vente

Les nommés Brument (Césaire-Isidore) et Cornu (Prosper-Napoléon) comparaissaient devant la cour d’assises de la Seine-Inférieure sous l’inculpation de tentative d’assassinat, par immersion, sur la femme Brument, épouse légitime du premier des prévenus.

Les deux accusés sont assis côte à côte sur le banc traditionnel. Ce sont deux paysans. Le premier est petit, gros, avec des bras courts, des jambes courtes, et une tête ronde, rouge, bourgeonnante, plantée directement sur le torse, rond aussi, court aussi, sans une apparence de cou. Il est éleveur de porcs et demeure à Cacheville-la-Goupil, canton de Criquetot.

Cornu (Prosper-Napoléon) est maigre, de taille moyenne, avec des bras démesurés. Il a la tête de travers, la mâchoire torse et il louche. Une blouse bleue, longue comme une chemise, lui tombe aux genoux, et ses cheveux jaunes, rares et collés sur le crâne, donnent à sa figure un air usé, un air sale, un air abîmé tout à fait affreux. On l’a surnommé « le Curé parce qu’il sait imiter dans la perfection les chants d’église et même le bruit du serpent. Ce talent attire en son café, car il est cabaretier à Criquetot, un grand nombre de clients qui préfèrent la « messe à Cornu à la messe au bon Dieu.

Mme Brument, assise au banc des témoins, est une maigre paysanne qui semble toujours endormie. Elle demeure immobile, les mains croisées sur ses genoux, le regard fixe, l’air stupide.

Le président continue l’interrogatoire :

« Ainsi donc, femme Brument, ils sont entrés dans votre maison et ils vous ont jetée dans un baril plein d’eau. Dites-nous les faits par le détail. Levez-vous. »

Elle se lève. Elle semble haute comme un mât avec son bonnet qui la coiffe d’une calotte blanche. Elle s’explique d’une voix traînante :

« J’écossais d’z’haricots. V’là qu’ils entrent. Je m’dis “ qué qu’ils ont ? Ils sont pas naturels, ils sont malicieux. Ils me guettaient comme ça, de travers, surtout Cornu, vu qu’il louche. J’aime point à les voir ensemble, car c’est deux pas grand-chose en société. J’ leur dis : “ Qué qu’ vous m’ voulez ? ” Ils répondent point. J’avais quasiment une méfiance… »

Le prévenu Brument interrompt avec vivacité la déposition et déclare :

« J’étais bu. »

Alors Cornu, se tournant vers son complice, prononce d’une voix profonde comme une note d’orgue :

« Dis qu’ j’étions bus tous deux et tu n’mentiras point. »

Le président, avec sévérité : Vous voulez dire que vous étiez ivres ?

Brument : Ça n’se demande pas.

Cornu : Ça peut arriver à tout l’ monde.

Le président, à la victime : Continuez votre déposition, femme Brument.

— Donc, v’là Brument qui m’dit : « Veux-tu gagner cent sous ? — Oui, que j’ dis, vu qu’ cent sous, ça s’ trouve point dans l’ pas d’un cheval. Alors i m’ dit : « Ouvre l’œil et fais comme mé, et le v’là qui s’en va quérir l’ grand baril défoncé qu’est sous la gouttière du coin ; et pi qu’il le renverse, et pi qu’il l’apporte dans ma cuisine, et pi qu’il le plante droit au milieu, et pi qu’il me dit : « Va quérir d’l’iau jusqu’à tant qu’il sera plein. »

Donc me v’là que j’ vas à la mare avec deux siaux et qu’ j’apporte de l’iau, et pi encore de l’iau pendant ben une heure, vu que çu baril il était grand comme une cuve, sauf vot’ respect, m’sieu l’président.

Pendant çu temps-là, Brument et Cornu ils buvaient un coup, et pi encore un coup, et pi encore un coup. Ils se complétaient de compagnie que je leur dis : « C’est vous qu’êtes pleins, pu pleins qu’ çu baril. » Et v’là Brument qui m’ répond : « Ne te tracasse point, va ton train, ton tour viendra, chacun son comptant. » Mé je m’occupe point d’ son propos, vu qu’il était bu.

Quand le baril fut empli rasibus, j’ dis :

« V’là, c’est fait. »

Et v’là Cornu qui m’ donne cent sous. Pas Brument, Cornu ; c’est Cornu qui m’ les a donnés. Et Brument m’ dit : « Veux-tu gagner encore cent sous ? — Oui, que j’dis, vu que j’ suis pas accoutumée à des étrennes comme ça. » Alors il me dit : « Débille-té.

— Que j’ me débille ?

— Oui, qu’il m’dit.

— Jusqu’où qu’ tu veux que j’ me débille ? »

Il me dit : « Si ça te dérange, garde ta chemise, ça ne nous oppose point. »

Cent sous, c’est cent sous, v’là que je m’ débille, mais qu’ça ne m’allait point de m’ débiller d’vant ces deux propre-à-rien. J’ôte ma coiffe, et pi mon caraco, et pi ma jupe, et pi mes sabots. Brument m’ dit : « Garde tes bas itou ; j’ sommes bons enfants. »

Et Cornu qui réplique : « J’ sommes bons enfants. »

Donc me v’là quasiment comme not’ mère Ève. Et qu’ils se lèvent, qu’ils ne tenaient pu debout, tant ils étaient bus, sauf vot’ respect, m’sieu l’ président.

Je m’ dis : « Qué qui manigancent ? »

Et Brument dit : « Ça y est ? »

Cornu dit : « Ça y est ! »

Et v’là qu’ils me prennent, Brument par la tête et Cornu par les pieds, comme on prendrait, comme qui dirait un drap de lessive. Mé, v’là que j’ gueule.

Et Brument me dit : « Tais-té, misère. »

Et qu’ils me lèvent au-dessus d’ leurs bras, et qu’ils me piquent dans le baril qu’était plein d’iau, que je n’ai eu une révolution des sangs, une glaçure jusqu’aux boyaux.

Et Brument dit : « Rien que ça ? »

Cornu dit : « Rien de pu. »

Brument dit : « La tête y est point, ça compte. »

Cornu dit : « Mets-y la tête. »

Et v’là Brument qui m’pousse la tête quasiment pour me néyer, que l’iau me faufilait dans l’ nez, que j’ véyais déjà l’ Paradis. Et v’là qu’il pousse. Et j’ disparais.

Et pi qu’il aura eu eune peurance. Il me tire de là et il me dit : « Va vite te sécher, carcasse. »

Mé, je m’ensauve, et j’ m’en vas courant chez m’sieu l’curé qui m’ prête une jupe d’ sa servante, vu qu’ j’étais en naturel, et i va quérir maît’ Chicot l’ garde champêtre qui s’en va ta Criquetot quérir les gendarmes qui vont ta la maison m’accompagnant.

V’là que j’ trouvons Brument et Cornu qui s’ tapaient comme deux béliers.

Brument gueulait : « Pas vrai, j’ te dis qu’y en a t’au moins un mètre cube. C’est l’ moyen qu’est pas bon. »

Cornu gueulait : « Quatre siaux, ça fait pas quasiment un demi-mètre cube. T’as pas ta répliquer, ça y est. »

Le brigadier leur y met la main sur le poil. J’ai pu rien.

Elle s’assit. Le public riait. Les jurés stupéfaits se regardaient. Le président prononça :

« Prévenu Cornu, vous paraissez être l’instigateur de cette infâme machination. Expliquez-vous ! »

Et Cornu, à son tour se leva :

« Mon président, j’étions bu. »

Le président répliqua gravement :

« Je le sais. Continuez ! »

— J’y vas. Donc, Brument vint à mon établissement vers les neuf heures, et il se fit servir deux fil-en-dix, et il me dit : « Y en a pour toi, Cornu. » Et je m’assieds vis-à-vis, et je bois, et par politesse, j’en offre un autre. Alors, il a réitéré, et moi aussi, si bien que de fil en fil, vers midi, nous étions toisés.

Alors Brument se met à pleurer ; ça m’attendrit. Je lui demande ce qu’il a. Il me dit : « Il me faut mille francs pour jeudi. » Là-dessus, je deviens froid, vous comprenez. Et il me propose à brûle-tout-le-foin : « J’ te vends ma femme. »

J’étais bu, et j’ suis veuf. Vous comprenez, ça me remue. Je ne la connaissais point, sa femme ; mais une femme, c’est une femme, n’est-ce pas ? Je lui demande : « Combien ça que tu me la vends ? »

Il réfléchit ou bien il fait semblant. Quand on est bu, on n’est pas clair, et il me répond : « Je te la vends au mètre cube. »

Moi, ça n’ m’étonne pas, vu que j’étais autant bu que lui, et que le mètre cube ça me connaît dans mon métier. Ça fait mille litres, ça m’allait.

Seulement, le prix restait à débattre. Tout dépend de la qualité. Je lui dis : « Combien ça, le mètre cube ? »

Il me répond : « Deux mille francs. »

Je fais un saut comme un lapin, et puis je réfléchis qu’une femme ça ne doit pas mesurer plus de trois cents litres. J’ dis tout de même : « C’est trop cher. »

Il répond : « J’ peux pas à moins. J’y perdrais. »

Vous comprenez : on n’est pas marchand de cochons pour rien. On connaît son métier. Mais s’il est ficelle, le vendeux de lard, moi je suis fil, vu que j’en vends. Ah ! ah ! ah ! Donc je lui dis : « Si elle était neuve, j’ dis pas : mais a t’a servi, pas vrai, donc c’est du r’tour. J’ t’en donne quinze cents francs l’ mètre cube, pas un sou de plus. Ça va-t-il ? »

Il répond : « Ça va. Tope là ! »

J’ tope et nous v’là partis, bras dessus, bras dessous. Faut bien qu’on s’entr’aide dans la vie.

Mais eune peur me vint : « Comment qu’ tu vas la litrer à moins d’ la mettre en liquide ? »

Alors i m’explique son idée, pas sans peine, vu qu’il était bu. Il me dit : « J’ prends un baril. J’ l’emplis d’eau rasibus. Je la mets d’dans. Tout ce qui sortira d’eau, je l’ mesurerons, ça fait l’ compte. »

Je lui dis : « C’est vu, c’est compris. Mais c’t’eau qui sortira, a coulera ; comment que tu feras pour la reprendre ? »

Alors i me traite d’andouille, et il m’explique qu’il n’y aura qu’à remplir le baril du déficit une fois qu’ sa femme en sera partie. Tout ce qu’on remettra d’eau, ça f’ra la mesure. Je suppose dix seaux : ça donne un mètre cube. Il n’est pas bête tout de même quand il est bu, c’te rosse-là !

Bref, nous v’là chez lui, et j contemple la particulière. Pour une belle femme, c’est pas une belle femme. Tout le monde peut le voir, vu que la v’là. Je me dis : « J’ suis r’fait, n’importe, ça compte ; belle ou laide, ça fait pas moins le même usage, pas vrai, monsieur le président ? Et pi je constate qu’elle est maigre comme une gaule. Je me dis : « Y en a pas quatre cents litres. » Je m’y connais, étant dans les liquides.

L’opération, elle vous l’a dite. J’y avons même laissé les bas et la chemise à mon détriment.

Quand ça fut fait, v’là qu’elle se sauve. Je dis : « Attention ! Brument, elle s’écape. »

Il réplique : « As pas peur, j’ la rattraperons toujours.

Faudra bien qu’elle revienne gîter. J’allons mesurer l’ déficit. »

J’ mesurons. Pas quatre seaux. Ah ! ah ! ah ! ah !

Le prévenu se met à rire avec tant de persistance qu’un gendarme est obligé de lui taper dans le dos. S’étant calmé, il reprend :

Bref, Brument déclare : « Rien de fait, c’est pas assez. » Moi je gueule, il gueule, je surgueule, il tape, je cogne. Ça dure autant que le jugement dernier, vu que j’étions bus.

V’là les gendarmes ! Ils nous sacréandent, ils nous carottent. En prison. Je demande des dommages.

Il s’assit.

Brument déclara vrais en tous points les aveux de son complice. Le jury, consterné, se retira pour délibérer.

Il revint au bout d’une heure et acquitta les prévenus avec des considérants sévères appuyés sur la majesté du mariage, et établissant la délimitation précise des transactions commerciales.

Brument s’achemina en compagnie de son épouse vers le domicile conjugal.

Cornu retourna à son commerce.


<t Vains conseils>

Vains conseils

Mon cher ami, le conseil que tu me demandes est bien difficile à donner. Donc tu as une liaison que tu ne peux dénouer, et qui me paraît être dans des conditions déplorables pour toi. Je suis vieux, on t’a dit que j’avais vécu, et tu appelles mon expérience à ton aide. J’ai peur qu’elle ne puisse rien pour toi, tu me sembles mal pris.

Si j’ai bien pénétré ta lettre, voici ton cas. Tu as fait la conquête d’une femme mariée trop tenace. Je vais préciser pour être sûr de ne me point tromper.

Tu es jeune, fort jeune, vingt-cinq ans. Après avoir un peu couru, de droite et de gauche, par les rues et les femmes des rues, tu as été sollicité, comme nous le sommes tous, par le désir d’amours plus élégantes.

Alors tu as remarqué une amie de ta mère qui te remarquait, elle, depuis quelque temps déjà.

Elle se trouvait juste à ce moment où la femme est encore bien, mais sur le point de devenir mal. Quarante ans passés, de l’embonpoint, de la fraîcheur, cette fraîcheur des raisins conservés, et de la tendresse à revendre, son mari n’en consommant plus depuis longtemps.

Vous avez d’abord échangé des regards. Puis vos poignées de main ont été un peu longues, plus étroites, avec des pressions timides d’abord, puis significatives. Puis tu l’as embrassée, un soir, derrière une porte, et elle t’a rendu ton baiser avec usure.

Tu es sorti pour te promener, ravi, léger, délirant. Tu étais pris. Quelques jours plus tard la chaîne était rivée. Une rude chaîne, mon pauvre ami.

D’abord l’âge de ta maîtresse constitue à lui tout seul un danger terrible. Les femmes, à ce point-là, cherchent leur dernière proie, le pain à mettre sur la planche pour les vieux jours. La planche est capitonnée. Tant mieux, mais qu’importe ? Un vieux renard est plus retors qu’un jeune. Et puis songe que la chose à laquelle une femme consent le moins à renoncer, c’est l’amour. Elle retarde ce moment d’abdication le plus loin possible ; et, si elle le peut, jusqu’à la paralysie sénile. Moi, je voudrais qu’on condamnât la débauche des vieilles comme les détournements de mineures. Est-il plus coupable, en effet, de commencer trop tôt que de finir trop tard ? Dans les deux cas, on viole la nature.

Mon pauvre garçon, que je te plains ! Voici, n’est-ce pas, cinq ans que la chose dure. Oui, j’ai compris, elle était encore appétissante. Elle ne l’est plus. Cinq ans, à l’âge de la culbute ça compte pour cinquante. Tu l’as vue se détériorer de jour en jour. Quand tu l’as prise c’était un plat mangeable. Maintenant, ce ne sont plus que des restes… bons à jeter.

Tu n’auras désormais, je le crains, que la consolation de la voir vieillir. C’est au moins une vengeance, cela, et une bonne.

Car je ne découvre pas comment tu pourrais t’en débarrasser, à moins de dire la chose à ta mère, ce qui ne serait pas délicat. Elle dîne chez vous deux fois par semaine ; elle vient, le soir, à tout moment. Son mari t’adore et t’emmène au spectacle. C’est dans l’ordre. Quant à elle, elle te lapide d’attentions, de soins, de tendresses, de marques irrécusables d’amour.

Vois-tu, voici deux choses qu’on devrait enseigner aux enfants, avec l’alphabet : Il ne faut jamais prendre une maîtresse qui ne peut plus vous être infidèle.

Il faut se garder autant que possible des liaisons qu’on ne peut pas dénouer avec de l’argent.

Quand une femme est encore désirable, en manœuvrant bien, on peut souvent s’en débarrasser au détriment d’un ami. Ce n’est point ton espoir. Cependant, tu veux rompre à tout prix. Rompre ! Quel problème !

Celui qui ferait un bon manuel de l’art de rompre rendrait plus de services à l’humanité, aux hommes surtout, que l’inventeur des chemins de fer. Cherchons des moyens pratiques.

Si nous vivions dans un autre siècle et avec d’autres mœurs, je te conseillerais simplement de l’empoisonner, puisqu’elle dîne souvent chez toi. Mais tu t’y prendrais mal et tu te ferais pincer.

Je sais bien qu’il y a encore d’autres moyens d’empoisonner une femme, que la loi ne peut prévoir et ne punit point. Il ne m’appartient pas de te les dévoiler, passons.

Il n’existe en réalité, pour rompre avec une maîtresse, qu’un bon procédé : c’est le plongeon. On disparaît et on ne reparaît plus. Elle vous écrit ; on ne répond pas ; elle vient vous voir, on a déménagé. Elle vous recherche partout, vous demeurez introuvable. Si par hasard on la rencontre, on a l’air de ne la point reconnaître, et on passe. Si elle vous arrête, on lui demande avec politesse : « Que désirez-vous, madame ? » Et on jouit de sa stupéfaction, de sa fureur indignée. Avec ce procédé, il n’y a à craindre que le vitriol. Ce moyen a cet avantage d’être radical et grossier. Mais il n’est point applicable à ton cas, malheureusement, puisque tu vis en famille. Il faut toujours que le lapin chassé revienne terrer à son trou ; il faut toujours rentrer au logis paternel, quelque longue que soit l’absence. Elle te rattrapera au retour, voilà tout.

Donc quoi ? Te résigner ! La garder. Je sais bien que tu as pour elle maintenant autant de haine que de dégoût. Tant pis. Je crois qu’il faut uniquement appliquer ton habileté à éviter les occasions. Puis, dérobe-toi, perds connaissance, simule des attaques de nerfs, de rage ou d’épilepsie, crie : « Au feu ! À l’assassin ! » dès que vous serez seuls ; laisse ton manteau ou même plus ; paye un domestique pour taper aux portes aussitôt qu’elle se trouvera enfermée avec toi. Mais résigne-toi à subir, au moins platoniquement, sa passion.

Maintenant s’il te faut absolument une rupture, fais-toi surprendre en flagrant délit, par le mari. Tu en seras quitte pour deux mois de prison. C’est peu. Quant à ce procédé, ne le juge pas indélicat : il est licite autant que légal.

Je sais bien que le mari ne voudra peut-être pas te surprendre et que tu t’exposes ainsi à un rendez-vous capital et fort pénible. Je vais t’indiquer le moyen pour attirer dans ton piège l’époux soupçonneux et prudent. Écris-lui une lettre d’amour que tu signeras du nom d’une actrice, jeune et jolie, en lui demandant une heure de tête-à-tête.

Tout homme a une tendance à se croire irrésistible. Il viendra. Tu lui auras recommandé d’entrer hardiment sans sonner dans la demeure indiquée. Toi, tu ne mettras point le verrou, et tu résisteras le plus longtemps possible. Soit qu’il se fâche ou qu’il pardonne, il arrangera ton affaire. Aie soin toutefois d’avoir des témoins dans une armoire pour le cas où il se refuserait à toute constatation.

L’amour, mon petit, est une chose bien gentille et bien désagréable en même temps. « Quand il est tiré, il faut le boire, comme disait le maréchal de Saxe : malheureusement les vieux vins de la tendresse ne valent pas les vieux vins des caves.

Je m’aperçois que je t’ai fait un long sermon, et que je ne te donne, en somme, aucun moyen pratique. Il n’y en a pas. Tout dépend de l’habileté personnelle, de la souplesse et des individus.

Tu peux aussi te faire prêtre ? ou te brûler la cervelle ?

Il y aurait bien encore… un mariage ! Mais vraiment ne serait-ce point tomber d’un mal dans un pire. Et puis cela te délivrerait-il ?

Enfin, entre nous, sais-tu ce que je ferais, à ta place ? C’est vilain ce que je vais te dire, mais tout est permis pour se défendre. Eh bien, je tâcherais de la rendre mère, s’il en est encore temps. Elle t’en voudra si fort qu’il se peut qu’elle te quitte.

Mais je voudrais qu’il y eût dans les collèges un enseignement spécial pour prémunir les jeunes élèves contre les dangers de cette nature. On vous apprend le grec et le latin qui ne vous sont guère utiles, et on ne vous apprend pas à vous défendre des femmes qui sont, en somme, le plus grand danger de notre vie. On devrait nous révéler leur nature, leurs ruses, leur ténacité, et mille autres choses. Nous mettre en garde contre elles.

Il est vrai que cela ne servirait peut-être à rien.

Je te serre la main, comme on fait à la porte des cimetières, aux gens qu’on ne peut ni soulager, ni consoler.

Pour copie conforme :

Maufrigneuse.


<t Mère sauvage (La)>

La Mère sauvage

À Georges Pouchet.

I

Je n’étais point revenu à Virelogne depuis quinze ans. J’y retournai chasser, à l’automne, chez mon ami Serval, qui avait enfin fait reconstruire son château, détruit par les Prussiens.

J’aimais ce pays infiniment. Il est des coins du monde délicieux qui ont pour les yeux un charme sensuel. On les aime d’un amour physique. Nous gardons, nous autres que séduit la terre, des souvenirs tendres pour certaines sources, certains bois, certains étangs, certaines collines, vus souvent et qui nous ont attendris à la façon des événements heureux. Quelquefois même la pensée retourne vers un coin de forêt, ou un bout de berge, ou un verger poudré de fleurs, aperçus une seule fois, par un jour gai, et restés en notre cœur comme ces images de femmes rencontrées dans la rue, un matin de printemps, avec une toilette claire et transparente, et qui nous laissent dans l’âme et dans la chair un désir inapaisé, inoubliable, la sensation du bonheur coudoyé.

À Virelogne, j’aimais toute la campagne, semée de petits bois et traversée par des ruisseaux qui couraient dans le sol comme des veines, portant le sang à la terre. On pêchait là-dedans des écrevisses, des truites et des anguilles ! Bonheur divin ! On pouvait se baigner par places, et on trouvait souvent des bécassines dans les hautes herbes qui poussaient sur les bords de ces minces cours d’eau.

J’allais, léger comme une chèvre, regardant mes deux chiens fourrager devant moi. Serval, à cent mètres sur ma droite, battait un champ de luzerne. Je tournai les buissons qui forment la limite du bois des Saudres, et j’aperçus une chaumière en ruines.

Tout à coup, je me la rappelai telle que je l’avais vue pour la dernière fois, en 1869, propre, vêtue de vignes, avec des poules devant la porte. Quoi de plus triste qu’une maison morte, avec son squelette debout, délabré, sinistre ?

Je me rappelai aussi qu’une bonne femme m’avait fait boire un verre de vin là-dedans, un jour de grande fatigue, et que Serval m’avait dit alors l’histoire des habitants. Le père, vieux braconnier, avait été tué par les gendarmes. Le fils, que j’avais vu autrefois, était un grand garçon sec qui passait également pour un féroce destructeur de gibier. On les appelait les Sauvage.

Était-ce un nom ou un sobriquet ?

Je hélai Serval. Il s’en vint de son long pas d’échassier.

Je lui demandai :

« Que sont devenus les gens de là ? »

Et il me conta cette aventure.


II

Lorsque la guerre fut déclarée, le fils Sauvage, qui avait alors trente-trois ans, s’engagea, laissant la mère seule au logis. On ne la plaignait pas trop, la vieille, parce qu’elle avait de l’argent, on le savait.

Elle resta donc toute seule dans cette maison isolée si loin du village, sur la lisière du bois. Elle n’avait pas peur, du reste, étant de la même race que ses hommes, une rude vieille, haute et maigre, qui ne riait pas souvent et avec qui on ne plaisantait point. Les femmes des champs ne rient guère d’ailleurs. C’est affaire aux hommes, cela ! Elles ont l’âme triste et bornée, ayant une vie morne et sans éclaircie. Le paysan apprend un peu de gaieté bruyante au cabaret, mais sa compagne reste sérieuse avec une physionomie constamment sévère. Les muscles de leur face n’ont point appris les mouvements du rire.

La mère Sauvage continua son existence ordinaire dans sa chaumière, qui fut bientôt couverte par les neiges.

Elle s’en venait au village, une fois par semaine, chercher du pain et un peu de viande ; puis elle retournait dans sa masure. Comme on parlait des loups, elle sortait le fusil au dos, le fusil du fils, rouillé, avec la crosse usée par le frottement de la main ; et elle était curieuse à voir, la grande Sauvage, un peu courbée, allant à lentes enjambées par la neige, le canon de l’arme dépassant la coiffe noire qui lui serrait la tête et emprisonnait ses cheveux blancs, que personne n’avait jamais vus.

Un jour les Prussiens arrivèrent. On les distribua aux habitants, selon la fortune et les ressources de chacun. La vieille, qu’on savait riche, en eut quatre.

C’étaient quatre gros garçons à la chair blonde, à la barbe blonde, aux yeux bleus, demeurés gras malgré les fatigues qu’ils avaient endurées déjà, et bons enfants, bien qu’en pays conquis. Seuls chez cette femme âgée, ils se montrèrent pleins de prévenances pour elle, lui épargnant, autant qu’ils le pouvaient, des fatigues et des dépenses. On les voyait tous les quatre faire leur toilette autour du puits, le matin, en manches de chemise, mouillant à grande eau, dans le jour cru des neiges, leur chair blanche et rose d’hommes du Nord, tandis que la mère Sauvage allait et venait, préparant la soupe. Puis on les voyait nettoyer la cuisine, frotter les carreaux, casser du bois, éplucher les pommes de terre, laver le linge, accomplir toutes les besognes de la maison, comme quatre bons fils autour de leur mère.

Mais elle pensait sans cesse au sien, la vieille, à son grand maigre au nez crochu, aux yeux bruns, à la forte moustache qui faisait sur sa lèvre un bourrelet de poils noirs. Elle demandait chaque jour, à chacun des soldats installés à son foyer :

« Savez-vous où est parti le régiment français, vingt-troisième de marche ? Mon garçon est dedans. »

Ils répondaient : « Non, bas su, bas savoir tu tout. » Et, comprenant sa peine et ses inquiétudes, eux qui avaient des mères là-bas, ils lui rendaient mille petits soins. Elle les aimait bien, d’ailleurs, ses quatre ennemis ; car les paysans n’ont guère les haines patriotiques ; cela n’appartient qu’aux classes supérieures. Les humbles, ceux qui paient le plus parce qu’ils sont pauvres et que toute charge nouvelle les accable, ceux qu’on tue par masses, qui forment la vraie chair à canon, parce qu’ils sont le nombre, ceux qui souffrent enfin le plus cruellement des atroces misères de la guerre, parce qu’ils sont les plus faibles et les moins résistants, ne comprennent guère ces ardeurs belliqueuses, ce point d’honneur excitable et ces prétendues combinaisons politiques qui épuisent en six mois deux nations, la victorieuse comme la vaincue.

On disait dans le pays, en parlant des Allemands de la mère Sauvage :

« En v’là quatre qu’ont trouvé leur gîte. »

Or, un matin, comme la vieille femme était seule au logis, elle aperçut au loin dans la plaine un homme qui venait vers sa demeure. Bientôt elle le reconnut, c’était le piéton chargé de distribuer les lettres. Il lui remit un papier plié et elle tira de son étui les lunettes dont elle se servait pour coudre ; puis elle lut :

« Madame Sauvage, la présente est pour vous porter une triste nouvelle. Votre garçon Victor a été tué hier par un boulet, qui l’a censément coupé en deux parts. J’étais tout près, vu que nous nous trouvions côte à côte dans la compagnie et qu’il me parlait de vous pour vous prévenir au jour même s’il lui arrivait malheur.

« J’ai pris dans sa poche sa montre pour vous la reporter quand la guerre sera finie.

« Je vous salue amicalement.

« Césaire Rivot,

« Soldat de 2e classe au 23e de marche. »

La lettre était datée de trois semaines.

Elle ne pleurait point. Elle demeurait immobile, tellement saisie, hébétée, qu’elle ne souffrait même pas encore. Elle pensait : « V’là Victor qu’est tué, maintenant. » Puis peu à peu les larmes montèrent à ses yeux, et la douleur envahit son cœur. Les idées lui venaient une à une, affreuses, torturantes. Elle ne l’embrasserait plus, son enfant, son grand, plus jamais ! Les gendarmes avaient tué le père, les Prussiens avaient tué le fils… Il avait été coupé en deux par un boulet. Et il lui semblait qu’elle voyait la chose, la chose horrible : la tête tombant, les yeux ouverts, tandis qu’il mâchait le coin de sa grosse moustache, comme il faisait aux heures de colère.

Qu’est-ce qu’on avait fait de son corps, après ? Si seulement on lui avait rendu son enfant, comme on lui avait rendu son mari, avec sa balle au milieu du front ?

Mais elle entendit un bruit de voix. C’étaient les Prussiens qui revenaient du village. Elle cacha bien vite la lettre dans sa poche et elle les reçut tranquillement avec sa figure ordinaire, ayant eu le temps de bien essuyer ses yeux.

Ils riaient tous les quatre, enchantés, car ils rapportaient un beau lapin, volé sans doute, et ils faisaient signe à la vieille qu’on allait manger quelque chose de bon.

Elle se mit tout de suite à la besogne pour préparer le déjeuner ; mais, quand il fallut tuer le lapin, le cœur lui manqua. Ce n’était pas le premier pourtant ! Un des soldats l’assomma d’un coup de poing derrière les oreilles.

Une fois la bête morte, elle fit sortir le corps rouge de la peau ; mais la vue du sang qu’elle maniait, qui lui couvrait les mains, du sang tiède qu’elle sentait se refroidir et se coaguler, la faisait trembler de la tête aux pieds ; et elle voyait toujours son grand coupé en deux, et tout rouge aussi, comme cet animal encore palpitant.

Elle se mit à table avec ses Prussiens, mais elle ne put manger, pas même une bouchée. Ils dévorèrent le lapin sans s’occuper d’elle. Elle les regardait de côté, sans parler, mûrissant une idée, et le visage tellement impassible qu’ils ne s’aperçurent de rien.

Tout à coup, elle demanda : « Je ne sais seulement point vos noms, et v’là un mois que nous sommes ensemble. » Ils comprirent, non sans peine, ce qu’elle voulait, et dirent leurs noms. Cela ne lui suffisait pas ; elle se les fit écrire sur un papier, avec l’adresse de leurs familles, et, reposant ses lunettes sur son grand nez, elle considéra cette écriture inconnue, puis elle plia la feuille et la mit dans sa poche, par-dessus la lettre qui lui disait la mort de son fils.

Quand le repas fut fini, elle dit aux hommes :

« J’ vas travailler pour vous. »

Et elle se mit à monter du foin dans le grenier où ils couchaient.

Ils s’étonnèrent de cette besogne ; elle leur expliqua qu’ils auraient moins froid ; et ils l’aidèrent. Ils entassaient les bottes jusqu’au toit de paille ; et ils se firent ainsi une sorte de grande chambre avec quatre murs de fourrage, chaude et parfumée, où ils dormiraient à merveille.

Au dîner, un d’eux s’inquiéta de voir que la mère Sauvage ne mangeait point encore. Elle affirma qu’elle avait des crampes. Puis elle alluma un bon feu pour se chauffer, et les quatre Allemands montèrent dans leur logis par l’échelle qui leur servait tous les soirs.

Dès que la trappe fut refermée, la vieille enleva l’échelle, puis rouvrit sans bruit la porte du dehors, et elle retourna chercher des bottes de paille dont elle emplit sa cuisine. Elle allait nu-pieds, dans la neige, si doucement qu’on n’entendait rien. De temps en temps elle écoutait les ronflements sonores et inégaux des quatre soldats endormis.

Quand elle jugea suffisants ses préparatifs, elle jeta dans le foyer une des bottes, et, lorsqu’elle fut enflammée, elle l’éparpilla sur les autres, puis elle ressortit et regarda.

Une clarté violente illumina en quelques secondes tout l’intérieur de la chaumière, puis ce fut un brasier effroyable, un gigantesque four ardent, dont la lueur jaillissait par l’étroite fenêtre et jetait sur la neige un éclatant rayon.

Puis un grand cri partit du sommet de la maison, puis ce fut une clameur de hurlements humains, d’appels déchirants d’angoisse et d’épouvante. Puis, la trappe s’étant écroulée à l’intérieur, un tourbillon de feu s’élança dans le grenier, perça le toit de paille, monta dans le ciel comme une immense flamme de torche ; et toute la chaumière flamba.

On n’entendait plus rien dedans que le crépitement de l’incendie, le craquement des murs, l’écroulement des poutres. Le toit tout à coup s’effondra, et la carcasse ardente de la demeure lança dans l’air, au milieu d’un nuage de fumée, un grand panache d’étincelles.

La campagne, blanche, éclairée par le feu, luisait comme une nappe d’argent teintée de rouge.

Une cloche, au loin, se mit à sonner.

La vieille Sauvage restait debout, devant son logis détruit, armée de son fusil, celui du fils, de crainte qu’un des hommes n’échappât.

Quand elle vit que c’était fini, elle jeta son arme dans le brasier. Une détonation retentit.

Des gens arrivaient, des paysans, des Prussiens.

On trouva la femme assise sur un tronc d’arbre, tranquille et satisfaite.

Un officier allemand, qui parlait le français comme un fils de France, lui demanda :

« Où sont vos soldats ? »

Elle tendit son bras maigre vers l’amas rouge de l’incendie qui s’éteignait, et elle répondit d’une voix forte :

« Là-dedans ! »

On se pressait autour d’elle. Le Prussien demanda :

« Comment le feu a-t-il pris ? »

Elle prononça :

« C’est moi qui l’ai mis. »

On ne la croyait pas, on pensait que le désastre l’avait soudain rendue folle. Alors, comme tout le monde l’entourait et l’écoutait, elle dit la chose d’un bout à l’autre, depuis l’arrivée de la lettre jusqu’au dernier cri des hommes flambés avec sa maison. Elle n’oublia pas un détail de ce qu’elle avait ressenti ni de ce qu’elle avait fait.

Quand elle eut fini, elle tira de sa poche deux papiers, et, pour les distinguer aux dernières lueurs du feu, elle ajusta encore ses lunettes, puis elle prononça, montrant l’un : « Ça, c’est la mort de Victor. » Montrant l’autre, elle ajouta, en désignant les ruines rouges d’un coup de tête : « Ça, c’est leurs noms pour qu’on écrive chez eux. » Elle tendit tranquillement la feuille blanche à l’officier, qui la tenait par les épaules, et elle reprit :

« Vous écrirez comment c’est arrivé, et vous direz à leurs parents que c’est moi qui a fait ça. Victoire Simon, la Sauvage ! N’oubliez pas. »

L’officier criait des ordres en allemand. On la saisit, on la jeta contre les murs encore chauds de son logis. Puis douze hommes se rangèrent vivement en face d’elle, à vingt mètres. Elle ne bougea point. Elle avait compris ; elle attendait.

Un ordre retentit, qu’une longue détonation suivit aussitôt. Un coup attardé partit tout seul, après les autres.

La vieille ne tomba point. Elle s’affaissa comme si on lui eût fauché les jambes.

L’officier prussien s’approcha. Elle était presque coupée en deux, et dans sa main crispée elle tenait sa lettre baignée de sang.

Mon ami Serval ajouta :

« C’est par représailles que les Allemands ont détruit le château du pays, qui m’appartenait. »

Moi, je pensais aux mères des quatre doux garçons brûlés là-dedans ; et à l’héroïsme atroce de cette autre mère, fusillée contre ce mur.

Et je ramassai une petite pierre, encore noircie par le feu.


<t Gueux (Le)>

Le Gueux

Il avait connu des jours meilleurs, malgré sa misère et son infirmité.

À l’âge de quinze ans, il avait eu les deux jambes écrasées par une voiture sur la grand-route de Varville. Depuis ce temps-là, il mendiait en se traînant le long des chemins, à travers les cours des fermes, balancé sur ses béquilles qui lui avaient fait remonter les épaules à la hauteur des oreilles. Sa tête semblait enfoncée entre deux montagnes.

Enfant trouvé dans un fossé par le curé des Billettes, la veille du jour des morts, et baptisé pour cette raison, Nicolas Toussaint, élevé par charité, demeuré étranger à toute instruction, estropié après avoir bu quelques verres d’eau-de-vie offerts par le boulanger du village, histoire de rire, et, depuis lors vagabond, il ne savait rien faire autre chose que tendre la main.

Autrefois la baronne d’Avary lui abandonnait pour dormir, une espèce de niche pleine de paille, à côté du poulailler, dans la ferme attenante au château : et il était sûr, aux jours de grande famine, de trouver toujours un morceau de pain et un verre de cidre à la cuisine. Souvent il recevait encore là quelques sols jetés par la vieille dame du haut de son perron ou des fenêtres de sa chambre. Maintenant elle était morte.

Dans les villages, on ne lui donnait guère : on le connaissait trop ; on était fatigué de lui depuis quarante ans qu’on le voyait promener de masure en masure son corps loqueteux et difforme sur ses deux pattes de bois. Il ne voulait point s’en aller cependant, parce qu’il ne connaissait pas autre chose sur la terre que ce coin de pays, ces trois ou quatre hameaux où il avait traîné sa vie misérable. Il avait mis des frontières à sa mendicité et il n’aurait jamais passé les limites qu’il était accoutumé de ne point franchir.

Il ignorait si le monde s’étendait encore loin derrière les arbres qui avaient toujours borné sa vue. Il ne se le demandait pas. Et quand les paysans, las de le rencontrer toujours au bord de leurs champs ou le long de leurs fossés, lui criaient :

« Pourquoi qu’ tu n’ vas point dans l’s autes villages, au lieu d’ béquiller toujours par ci ? », il ne répondait pas et s’éloignait, saisi d’une peur vague de l’inconnu, d’une peur de pauvre qui redoute confusément mille choses, les visages nouveaux, les injures, les regards soupçonneux des gens qui ne le connaissaient pas, et les gendarmes qui vont deux par deux sur les routes et qui le faisaient plonger, par instinct, dans les buissons ou derrière les tas de cailloux.

Quand il les apercevait au loin, reluisants sous le soleil il trouvait soudain une agilité singulière, une agilité de monstre pour gagner quelque cachette. Il dégringolait de ses béquilles, se laissait tomber à la façon d’une loque, et il se roulait en boule, devenait tout petit, invisible, rasé comme un lièvre au gîte, confondant ses haillons bruns avec la terre.

Il n’avait pourtant jamais eu d’affaires avec eux. Mais il portait cela dans le sang, comme s’il eût reçu cette crainte et cette ruse de ses parents, qu’il n’avait point connus.

Il n’avait pas de refuge, pas de toit, pas de hutte, pas d’abri. Il dormait partout, en été, et l’hiver il se glissait sous les granges ou dans les étables avec une adresse remarquable. Il déguerpissait toujours avant qu’on se fût aperçu de sa présence. Il connaissait les trous pour pénétrer dans les bâtiments ; et le maniement des béquilles ayant rendu ses bras d’une vigueur surprenante, il grimpait à la seule force des poignets jusque dans les greniers à fourrages où il demeurait parfois quatre ou cinq jours sans bouger, quand il avait recueilli dans sa tournée des provisions suffisantes.

Il vivait comme les bêtes des bois, au milieu des hommes, sans connaître personne, sans aimer personne, n’excitant chez les paysans qu’une sorte de mépris indifférent et d’hostilité résignée. On l’avait surnommé « Cloche, parce qu’il se balançait, entre ses deux piquets de bois ainsi qu’une cloche entre ses portants.

Depuis deux jours, il n’avait point mangé. Personne ne lui donnait plus rien. On ne voulait plus de lui à la fin. Les paysannes, sur leurs portes, lui criaient de loin en le voyant venir :

« Veux-tu bien t’en aller, manant ! V’là pas trois jours que j’ t’ai donné un morciau d’ pain ! »

Et il pivotait sur ses tuteurs et s’en allait à la maison voisine, où on le recevait de la même façon.

Les femmes déclaraient, d’une porte à l’autre :

« On n’ peut pourtant pas nourrir ce fainéant toute l’année. »

Cependant le fainéant avait besoin de manger tous les jours.

Il avait parcouru Saint-Hilaire, Varville et les Billettes, sans récolter un centime ou une vieille croûte. Il ne lui restait d’espoir qu’à Tournolles ; mais il lui fallait faire deux lieues sur la grand-route, et il se sentait las à ne plus se traîner, ayant le ventre aussi vide que sa poche.

Il se mit en marche pourtant.

C’était en décembre, un vent froid courait sur les champs, sifflait dans les branches nues ; et les nuages galopaient à travers le ciel bas et sombre, se hâtant on ne sait où. L’estropié allait lentement, déplaçant ses supports l’un après l’autre d’un effort pénible, en se calant sur la jambe tordue qui lui restait, terminée par un pied bot et chaussé d’une loque.

De temps en temps, il s’asseyait sur le fossé et se reposait quelques minutes. La faim jetait une détresse dans son âme confuse et lourde. Il n’avait qu’une idée : « manger, mais il ne savait par quel moyen.

Pendant trois heures, il peina sur le long chemin ; puis quand il aperçut les arbres du village, il hâta ses mouvements.

Le premier paysan qu’il rencontra, et auquel il demanda l’aumône, lui répondit :

« Te r’voilà encore, vieille pratique ! Je s’rons donc jamais débarrassés de té ? »

Et Cloche s’éloigna. De porte en porte on le rudoya, on le renvoya sans lui rien donner. Il continuait cependant sa tournée, patient et obstiné. Il ne recueillit pas un sou.

Alors il visita les fermes, déambulant à travers les terres molles de pluie, tellement exténué qu’il ne pouvait plus lever ses bâtons. On le chassa de partout. C’était un de ces jours froids et tristes où les cœurs se serrent, où les esprits s’irritent, où l’âme est sombre, où la main ne s’ouvre ni pour donner ni pour secourir.

Quand il eut fini la visite de toutes les maisons qu’il connaissait, il alla s’abattre au coin d’un fossé, le long de la cour de maître Chiquet. Il se décrocha, comme on disait pour exprimer comment il se laissait tomber entre ses hautes béquilles en les faisant glisser sous ses bras. Et il resta longtemps immobile, torturé par la faim, mais trop brute pour bien pénétrer son insondable misère.

Il attendait on ne sait quoi, de cette vague attente qui demeure constamment en nous. Il attendait au coin de cette cour, sous le vent glacé, l’aide mystérieuse qu’on espère toujours du ciel ou des hommes, sans se demander comment, ni pourquoi, ni par qui elle lui pourrait arriver. Une bande de poules noires passait, cherchant sa vie dans la terre qui nourrit tous les êtres. À tout instant, elles piquaient d’un coup de bec un grain ou un insecte invisible, puis continuaient leur recherche lente et sûre.

Cloche les regardait sans penser à rien ; puis il lui vint, plutôt au ventre que dans la tête, la sensation plutôt que l’idée qu’une de ces bêtes-là serait bonne à manger grillée sur un feu de bois mort.

Le soupçon qu’il allait commettre un vol ne l’effleura pas. Il prit une pierre à portée de sa main, et, comme il était adroit, il tua net, en la lançant, la volaille la plus proche de lui. L’animal tomba sur le côté en remuant les ailes. Les autres s’enfuirent, balancés sur leurs pattes minces, et Cloche, escaladant de nouveau ses béquilles, se mit en marche pour aller ramasser sa chasse, avec des mouvements pareils à ceux des poules.

Comme il arrivait auprès du petit corps noir taché de rouge à la tête, il reçut une poussée terrible dans le dos qui lui fit lâcher ses bâtons et l’envoya rouler à dix pas devant lui. Et maître Chiquet, exaspéré, se précipitant sur le maraudeur, le roua de coups, tapant comme un forcené, comme tape un paysan volé, avec le poing et avec le genou par tout le corps de l’infirme, qui ne pouvait se défendre.

Les gens de la ferme arrivaient à leur tour qui se mirent avec le patron à assommer le mendiant. Puis, quand ils furent las de le battre, ils le ramassèrent et l’emportèrent, et l’enfermèrent dans le bûcher pendant qu’on allait chercher les gendarmes.

Cloche, à moitié mort, saignant et crevant de faim, demeura couché sur le sol. Le soir vint, puis la nuit, puis l’aurore. Il n’avait toujours pas mangé.

Vers midi, les gendarmes parurent et ouvrirent la porte avec précaution, s’attendant à une résistance, car maître Chiquet prétendait avoir été attaqué par le gueux et ne s’être défendu qu’à grand-peine.

Le brigadier cria :

« Allons, debout ! »

Mais Cloche ne pouvait plus remuer, il essaya bien de se hisser sur ses pieux, il n’y parvint point. On crut à une feinte, à une ruse, à un mauvais vouloir de malfaiteur, et les deux hommes armés, le rudoyant, l’empoignèrent et le plantèrent de force sur ses béquilles.

La peur l’avait saisi, cette peur native des baudriers jaunes, cette peur du gibier devant le chasseur, de la souris devant le chat. Et, par des efforts surhumains, il réussit à rester debout.

« En route ! » dit le brigadier. Il marcha. Tout le personnel de la ferme le regardait partir. Les femmes lui montraient le poing ; les hommes ricanaient, l’injuriaient : on l’avait pris enfin ! Bon débarras.

Il s’éloigna entre ses deux gardiens. Il trouva l’énergie désespérée qu’il lui fallait pour se traîner encore jusqu’au soir, abruti, ne sachant seulement plus ce qui lui arrivait, trop effaré pour rien comprendre.

Les gens qu’on rencontrait s’arrêtaient pour le voir passer, et les paysans murmuraient :

« C’est quéque voleux ! »

On parvint, vers la nuit, au chef-lieu du canton. Il n’était jamais venu jusque-là. Il ne se figurait pas vraiment ce qui se passait, ni ce qui pouvait survenir. Toutes ces choses terribles, imprévues, ces figures et ces maisons nouvelles le consternaient.

Il ne prononça pas un mot, n’ayant rien à dire, car il ne comprenait plus rien. Depuis tant d’années d’ailleurs qu’il ne parlait à personne, il avait à peu près perdu l’usage de sa langue ; et sa pensée aussi était trop confuse pour se formuler par des paroles.

On l’enferma dans la prison du bourg. Les gendarmes ne pensèrent pas qu’il pouvait avoir besoin de manger, et on le laissa jusqu’au lendemain.

Mais, quand on vint pour l’interroger, au petit matin, on le trouva mort, sur le sol. Quelle surprise !


<t Rencontre [1884]>

Rencontre [1884]

À Édouard Rod.

Ce fut un hasard, un vrai hasard. Le baron d’Étraille, fatigué de rester debout, entra, tous les appartements de la princesse étant ouverts ce soir de fête, dans la chambre à coucher déserte et presque sombre au sortir des salons illuminés.

Il cherchait un siège où dormir, certain que sa femme ne voudrait point partir avant le jour. Il aperçut dès la porte le large lit d’azur à fleurs d’or, dressé au milieu de la vaste pièce, pareil à un catafalque où aurait été enseveli l’amour, car la princesse n’était plus jeune. Par-derrière, une grande tache claire donnait la sensation d’un lac vu par une haute fenêtre. C’était la glace, immense, discrète, habillée de draperies sombres qu’on laissait tomber quelquefois, qu’on avait souvent relevées ; et la glace semblait regarder la couche, sa complice. On eût dit qu’elle avait des souvenirs, des regrets, comme ces châteaux que hantent les spectres des morts, et qu’on allait voir passer sur sa face unie et vide ces formes charmantes qu’ont les hanches nues des femmes, et les gestes doux des bras quand ils enlacent.

Le baron s’était arrêté souriant, un peu ému au seuil de cette chambre d’amour. Mais soudain, quelque chose apparut dans la glace comme si les fantômes évoqués eussent surgi devant lui. Un homme et une femme, assis sur un divan très bas caché dans l’ombre, s’étaient levés. Et le cristal poli, reflétant leurs images, les montrait debout et se baisant aux lèvres avant de se séparer.

Le baron reconnut sa femme et le marquis de Cervigné. Il se retourna et s’éloigna en homme fort et maître de lui ; et il attendait que le jour vînt pour emmener la baronne ; mais il ne songeait plus à dormir.

Dès qu’il fut seul avec elle, il lui dit :

« Madame, je vous ai vue tout à l’heure dans la chambre de la princesse de Raynes. Je n’ai point besoin de m’expliquer davantage. Je n’aime ni les reproches, ni les violences, ni le ridicule. Voulant éviter ces choses, nous allons nous séparer sans bruit. Les hommes d’affaires régleront votre situation suivant mes ordres. Vous serez libre de vivre à votre guise n’étant plus sous mon toit, mais je vous préviens que si quelque scandale a lieu, comme vous continuerez à porter mon nom, je serai forcé de me montrer sévère. »

Elle voulut parler ; il l’en empêcha, s’inclina et rentra chez lui.

Il se sentait plutôt étonné et triste que malheureux. Il l’avait beaucoup aimée dans les premiers temps de leur mariage. Cette ardeur s’était peu à peu refroidie, et maintenant il avait souvent des caprices, soit au théâtre, soit dans le monde, tout en gardant néanmoins un certain goût pour la baronne.

Elle était fort jeune, vingt-quatre ans à peine, petite, singulièrement blonde, et maigre, trop maigre. C’était une poupée de Paris, fine, gâtée, élégante, coquette, assez spirituelle, avec plus de charme que de beauté. Il disait familièrement à son frère en parlant d’elle : « Ma femme est charmante, provocante, seulement… elle ne vous laisse rien dans la main. Elle ressemble à ces verres de champagne où tout est mousse. Quand on a fini par trouver le fond, c’est bon tout de même, mais il y en a trop peu. »

Il marchait dans sa chambre, de long en large, agité et songeant à mille choses. Par moments, des souffles de colère le soulevaient et il sentait des envies brutales d’aller casser les reins du marquis ou le souffleter au cercle. Puis il constatait que cela serait de mauvais goût, qu’on rirait de lui et non de l’autre, et que ces emportements lui venaient bien plus de sa vanité blessée que de son cœur meurtri. Il se coucha, mais ne dormit point.

On apprit dans Paris, quelques jours plus tard, que le baron et la baronne d’Étraille s’étaient séparés à l’amiable pour incompatibilité d’humeur. On ne soupçonna rien, on ne chuchota pas et on ne s’étonna point.

Le baron, cependant, pour éviter des rencontres qui lui seraient pénibles, voyagea pendant un an, puis il passa l’été suivant aux bains de mer, l’automne à chasser et il revint à Paris pour l’hiver. Pas une fois il ne vit sa femme.

Il savait qu’on ne disait rien d’elle. Elle avait soin, au moins, de garder les apparences. Il n’en demandait pas davantage.

Il s’ennuya, voyagea encore, puis restaura son château de Villebosc, ce qui lui demanda deux ans, puis il y reçut ses amis, ce qui l’occupa quinze mois au moins ; puis, fatigué de ce plaisir usé, il rentra dans son hôtel de la rue de Lille, juste six années après la séparation.

Il avait maintenant quarante-cinq ans, pas mal de cheveux blancs, un peu de ventre, et cette mélancolie des gens qui ont été beaux, recherchés, aimés et qui se détériorent tous les jours.

Un mois après son retour à Paris, il prit froid en sortant du cercle et se mit à tousser. Son médecin lui ordonna d’aller finir l’hiver à Nice.

Il partit donc, un lundi soir, par le rapide.

Comme il se trouvait en retard, il arriva alors que le train se mettait en marche. Il y avait une place dans un coupé, il y monta. Une personne était déjà installée sur le fauteuil du fond, tellement enveloppée de fourrures et de manteaux qu’il ne put même deviner si c’était un homme ou une femme. On n’apercevait rien d’elle qu’un long paquet de vêtements. Quand il vit qu’il ne saurait rien, le baron, à son tour, s’installa, mit sa toque de voyage, déploya ses couvertures, se roula dedans, s’étendit et s’endormit.

Il ne se réveilla qu’à l’aurore, et tout de suite il regarda vers son compagnon. Il n’avait point bougé de toute la nuit et il semblait encore en plein sommeil.

M. d’Étraille en profita pour faire sa toilette du matin, brosser sa barbe et ses cheveux, refaire l’aspect de son visage que la nuit change si fort, si fort, quand on atteint un certain âge.

Le grand poète a dit :

Quand on est jeune on a des matins triomphants !

Quand on est jeune, on a de magnifiques réveils, avec la peau fraîche, l’œil luisant, les cheveux brillants de sève.

Quand on vieillit, on a des réveils lamentables. L’œil terne, la joue rouge et bouffie, la bouche épaisse, les cheveux en bouillie et la barbe mêlée donnent au visage un aspect vieux, fatigué, fini.

Le baron avait ouvert son nécessaire de voyage et il rajusta sa physionomie en quelques coups de brosse. Puis il attendit.

Le train siffla, s’arrêta. Le voisin fit un mouvement. Il était sans doute réveillé. Puis la machine repartit. Un rayon de soleil oblique entrait maintenant dans le wagon et tombait juste en travers du dormeur, qui remua de nouveau, donna quelques coups de tête comme un poulet qui sort de sa coquille, et montra tranquillement son visage.

C’était une jeune femme blonde, toute fraîche, fort jolie et grasse. Elle s’assit.

Le baron, stupéfait, la regardait. Il ne savait plus ce qu’il devait croire. Car vraiment on eût juré que c’était… que c’était sa femme, mais sa femme extraordinairement changée… à son avantage, engraissée, oh ! engraissée autant que lui-même, mais en mieux.

Elle le regarda tranquillement, parut ne pas le reconnaître, et se débarrassa avec placidité des étoffes qui l’entouraient.

Elle avait l’assurance calme d’une femme sûre d’elle-même, l’audace insolente du réveil, se sachant, se sentant en pleine beauté, en pleine fraîcheur.

Le baron perdait vraiment la tête.

Était-ce sa femme ? Ou une autre qui lui aurait ressemblé comme une sœur ? Depuis six ans qu’il ne l’avait vue, il pouvait se tromper.

Elle bâilla. Il reconnut son geste. Mais de nouveau elle se tourna vers lui et le parcourut, le couvrit d’un regard tranquille, indifférent, d’un regard qui ne sait rien, puis elle considéra la campagne.

Il demeura éperdu, horriblement perplexe. Il attendit, la guettant de côté, avec obstination.

Mais oui, c’était sa femme, morbleu ! Comment pouvait-il hésiter ? Il n’y en avait pas deux avec ce nez-là ? Mille souvenirs lui revenaient, des souvenirs de caresses, des petits détails de son corps, un grain de beauté sur la hanche, un autre au dos, en face du premier. Comme il les avait souvent baisés ! Il se sentait envahi par une griserie ancienne, retrouvant l’odeur de sa peau, son sourire quand elle lui jetait ses bras sur les épaules, les intonations douces de sa voix, toutes ses câlineries gracieuses.

Mais, comme elle était changée, embellie, c’était elle et ce n’était plus elle. Il la trouvait plus mûre, plus faite, plus femme, plus séduisante, plus désirable, adorablement désirable.

Donc cette femme étrangère, inconnue, rencontrée par hasard dans un wagon était à lui, lui appartenait de par la loi. Il n’avait qu’à dire : « Je veux. »

Il avait jadis dormi dans ses bras, vécu dans son amour. Il la retrouvait maintenant si changée qu’il la reconnaissait à peine. C’était une autre et c’était elle en même temps : c’était une autre, née, formée, grandie depuis qu’il l’avait quittée ; c’était elle aussi qu’il avait possédée, dont il retrouvait les attitudes modifiées, les traits anciens plus formés, le sourire moins mignard, les gestes plus assurés. C’étaient deux femmes en une, mêlant une grande part d’inconnu nouveau à une grande part de souvenir aimé. C’était quelque chose de singulier, de troublant, d’excitant, une sorte de mystère d’amour où flottait une confusion délicieuse. C’était sa femme dans un corps nouveau, dans une chair nouvelle que ses lèvres n’avaient point parcourus.

Et il pensait, en effet, qu’en six années tout change en nous. Seul le contour demeure reconnaissable, et quelquefois même il disparaît.

Le sang, les cheveux, la peau, tout recommence, tout se reforme. Et quand on est demeuré longtemps sans se voir, on retrouve un autre être tout différent, bien qu’il soit le même et qu’il porte le même nom.

Et le cœur aussi peut varier, les idées aussi se modifient, se renouvellent, si bien qu’en quarante ans de vie nous pouvons, par de lentes et constantes transformations, devenir quatre ou cinq êtres absolument nouveaux et différents.

Il songeait, troublé jusqu’à l’âme. La pensée lui vint brusquement du soir où il l’avait surprise dans la chambre de la princesse. Aucune fureur ne l’agita. Il n’avait pas sous les yeux la même femme, la petite poupée maigre et vive de jadis.

Qu’allait-il faire ? Comment lui parler ? Que lui dire ? L’avait-elle reconnu, elle ?

Le train s’arrêtait de nouveau. Il se leva, salua et prononça : « Berthe, n’avez-vous besoin de rien ? Je pourrais vous apporter… »

Elle le regarda des pieds à la tête et répondit, sans étonnement, sans confusion, sans colère, avec une placide indifférence : « Non — de rien — merci. »

Il descendit et fit quelques pas sur le quai pour se secouer comme pour reprendre ses sens après une chute. Qu’allait-il faire maintenant ? Monter dans un autre wagon ? Il aurait l’air de fuir. Se montrer galant, empressé ? Il aurait l’air de demander pardon. Parler comme un maître ? Il aurait l’air d’un goujat, et puis, vraiment, il n’en avait plus le droit.

Il remonta et reprit sa place.

Elle aussi, pendant son absence, avait fait vivement sa toilette. Elle était étendue maintenant sur le fauteuil, impassible et radieuse.

Il se tourna vers elle et lui dit : « Ma chère Berthe, puisqu’un hasard bien singulier nous remet en présence après six ans de séparation, de séparation sans violence, allons-nous continuer à nous regarder comme deux ennemis irréconciliables ? Nous sommes enfermés en tête-à-tête ? Tant pis ou tant mieux. Moi je ne m’en irai pas. Donc n’est-il pas préférable de causer comme… comme… comme… des… amis, jusqu’au terme de notre route ? »

Elle répondit tranquillement : « Comme vous voudrez. »

Alors il demeura court, ne sachant que dire. Puis, ayant de l’audace, il s’approcha, s’assit sur le fauteuil du milieu, et d’une voix galante : « Je vois qu’il faut vous faire la cour, soit. C’est d’ailleurs un plaisir, car vous êtes charmante. Vous ne vous figurez point comme vous avez gagné depuis six ans. Je ne connais pas de femme qui m’ait donné la sensation délicieuse que j’ai eue en vous voyant sortir de vos fourrures, tout à l’heure. Vraiment, je n’aurais pas cru possible un tel changement… »

Elle prononça, sans remuer la tête, et sans le regarder : « Je ne vous en dirai pas autant, car vous avez beaucoup perdu. »

Il rougit, confus et troublé, puis avec un sourire résigné : « Vous êtes dure. »

Elle se tourna vers lui : « Pourquoi ? Je constate. Vous n’avez pas l’intention de m’offrir votre amour, n’est-ce pas ? Donc il est absolument indifférent que je vous trouve bien ou mal. Mais je vois que ce sujet vous est pénible. Parlons d’autre chose. Qu’avez-vous fait depuis que je ne vous ai vu ? »

Il avait perdu contenance, il balbutia : « Moi ? j’ai voyagé, j’ai chassé, j’ai vieilli, comme vous le voyez. Et vous ? »

Elle déclara avec sérénité : « Moi, j’ai gardé les apparences comme vous me l’aviez ordonné. »

Un mot brutal lui vint aux lèvres. Il ne le dit pas, mais prenant la main de sa femme, il la baisa : « Et je vous en remercie. »

Elle fut surprise. Il était fort vraiment, et toujours maître de lui.

Il reprit : « Puisque vous avez consenti à ma première demande, voulez-vous maintenant que nous causions sans aigreur ? »

Elle eut un petit geste de mépris : « De l’aigreur ? Mais je n’en ai pas. Vous m’êtes complètement étranger. Je cherche seulement à animer une conversation difficile. »

Il la regardait toujours, séduit malgré sa rudesse, sentant un désir brutal l’envahir, un désir irrésistible, un désir de maître.

Elle prononça, sentant bien qu’elle l’avait blessé, et s’acharnant : « Quel âge avez-vous donc aujourd’hui ? Je vous croyais plus jeune que vous ne paraissez. »

Il pâlit : « J’ai quarante-cinq ans. » Puis il ajouta : « J’ai oublié de vous demander des nouvelles de la princesse de Raynes. Vous la voyez toujours ? »

Elle lui jeta un regard de haine : « Oui, toujours. Elle va fort bien — merci. »

Et ils demeurèrent côte à côte, le cœur agité, l’âme irritée. Tout à coup, il déclara : « Ma chère Berthe, je viens de changer d’avis. Vous êtes ma femme, et je prétends que vous reveniez aujourd’hui sous mon toit. Je trouve que vous avez gagné en beauté et en caractère, et je vous reprends. Je suis votre mari, c’est mon droit. »

Elle fut stupéfaite, et le regarda dans les yeux pour y lire sa pensée. Il avait un visage impassible, impénétrable et résolu.

Elle répondit : « Je suis bien fâchée, mais j’ai des engagements. »

Il sourit : « Tant pis pour vous. La loi me donne la force. J’en userai. »

On arrivait à Marseille ; le train sifflait, ralentissant sa marche. La baronne se leva, roula ses couvertures avec assurance, puis se tournant vers son mari : « Mon cher Raymond, n’abusez pas d’un tête-à-tête que j’ai préparé. J’ai voulu prendre une précaution, suivant vos conseils, pour n’avoir rien à craindre ni de vous ni du monde, quoi qu’il arrive. Vous allez à Nice, n’est-ce pas ?

— J’irai où vous irez.

— Pas du tout. Écoutez-moi, et je vous promets que vous me laisserez tranquille. Tout à l’heure, sur le quai de la gare, vous allez voir la princesse de Raynes et la comtesse Henriot qui m’attendent avec leurs maris. J’ai voulu qu’on nous vît ensemble, vous et moi, et qu’on sût bien que nous avons passé la nuit seuls, dans ce coupé. Ne craignez rien. Ces dames le raconteront partout, tant la chose paraîtra surprenante.

« Je vous disais tout à l’heure que, suivant en tous points vos recommandations, j’avais soigneusement gardé les apparences. Il n’a pas été question du reste, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est pour continuer que j’ai tenu à cette rencontre. Vous m’avez ordonné d’éviter avec soin le scandale, je l’évite, mon cher…, car j’ai peur…, j’ai peur… »

Elle attendit que le train fût complètement arrêté, et comme une bande d’amis s’élançait à sa portière et l’ouvrait, elle acheva :

« J’ai peur d’être enceinte. »

La princesse tendait les bras pour l’embrasser. La baronne lui dit, montrant le baron stupide d’étonnement et cherchant à deviner la vérité :

« Vous ne reconnaissez donc pas Raymond ? Il est bien changé, en effet. Il a consenti à m’accompagner pour ne pas me laisser voyager seule. Nous faisons quelquefois des fugues comme cela, en bons amis qui ne peuvent vivre ensemble. Nous allons d’ailleurs nous quitter ici. Il a déjà assez de moi. »

Elle tendait sa main qu’il prit machinalement. Puis elle sauta sur le quai au milieu de ceux qui l’attendaient.

Le baron ferma brusquement la portière, trop ému pour dire un mot ou pour prendre une résolution. Il entendait la voix de sa femme et ses rires joyeux qui s’éloignaient.

Il ne l’a jamais revue.

Avait-elle menti ? Disait-elle vrai ? Il l’ignora toujours.


<t Héritage (L’)>

L’Héritage

I

À Catulle Mendès.

Bien qu’il ne fût pas encore dix heures, les employés arrivaient comme un flot sous la grande porte du ministère de la Marine, venus en hâte de tous les coins de Paris, car on approchait du jour de l’an, époque de zèle et d’avancements. Un bruit de pas pressés emplissait le vaste bâtiment tortueux comme un labyrinthe et que sillonnaient d’inextricables couloirs, percés par d’innombrables portes donnant entrée dans les bureaux.

Chacun pénétrait dans sa case, serrait la main du collègue arrivé déjà, enlevait sa jaquette, passait le vieux vêtement de travail et s’asseyait devant sa table où des papiers entassés l’attendaient. Puis on allait aux nouvelles dans les bureaux voisins. On s’informait d’abord si le chef était là, s’il avait l’air bien luné, si le courrier du jour était volumineux.

Le commis d’ordre du « matériel général », M. César Cachelin, un ancien sous-officier d’infanterie de marine, devenu commis principal par la force du temps, enregistrait sur un grand livre toutes les pièces que venait d’apporter l’huissier du cabinet. En face de lui l’expéditionnaire, le père Savon, un vieil abruti célèbre dans tout le ministère par ses malheurs conjugaux, transcrivait, d’une main lente, une dépêche du chef, et s’appliquait, le corps de côté, l’œil oblique, dans une posture roide de copiste méticuleux.

M. Cachelin, un gros homme dont les cheveux blancs et courts se dressaient en brosse sur le crâne, parlait tout en accomplissant sa besogne quotidienne : « Trente-deux dépêches de Toulon. Ce port-là nous en donne autant que les quatre autres réunis. » Puis il posa au père Savon la question qu’il lui adressait tous les matins : « Eh bien, mon père Savon, comment va madame ? »

Le vieux, sans interrompre sa besogne, répondit : « Vous savez bien, monsieur Cachelin, que ce sujet m’est fort pénible. »

Et le commis d’ordre se mit à rire, comme il riait tous les jours, en entendant cette même phrase.

La porte s’ouvrit et M. Maze entra. C’était un beau garçon brun, vêtu avec une élégance exagérée, et qui se jugeait déclassé, estimant son physique et ses manières au-dessus de sa position. Il portait de grosses bagues, une grosse chaîne de montre, un monocle, par chic, car il l’enlevait pour travailler, et il avait un fréquent mouvement des poignets pour mettre bien en vue ses manchettes ornées de gros boutons luisants.

Il demanda, dès la porte : « Beaucoup de besogne aujourd’hui ? » M. Cachelin répondit : « C’est toujours Toulon qui donne. On voit bien que le jour de l’an approche ; ils font du zèle, là-bas. »

Mais un autre employé, farceur et bel esprit, M. Pitolet, apparut à son tour et demanda en riant : « Avec ça que nous n’en faisons pas, du zèle ? »

Puis, tirant sa montre, il déclara : « Dix heures moins sept minutes, et tout le monde au poste ! Mazette ! comment appelez-vous ça ? Et je vous parie bien que Sa Dignité M. Lesable était arrivé à neuf heures en même temps que notre illustre chef. »

Le commis d’ordre cessa d’écrire, posa sa plume sur son oreille, et s’accoudant au pupitre : « Oh ! celui-là, par exemple, s’il ne réussit pas, ce ne sera point faute de peine ! »

Et M. Pitolet, s’asseyant sur le coin de la table et balançant la jambe, répondit : « Mais il réussira, papa Cachelin, il réussira, soyez-en sûr. Je vous parie vingt francs contre un sou qu’il sera chef avant dix ans. »

M. Maze, qui roulait une cigarette en se chauffant les cuisses au feu, prononça : « Zut ! Quant à moi, j’aimerais mieux rester toute ma vie à deux mille quatre que de me décarcasser comme lui. »

Pitolet pivota sur ses talons, et, d’un ton goguenard : « Ce qui n’empêche pas, mon cher, que vous êtes ici, aujourd’hui 20 décembre, avant dix heures. »

Mais l’autre haussa les épaules d’un air indifférent : « Parbleu ! je ne veux pas non plus que tout le monde me passe sur le dos ! Puisque vous venez ici voir lever l’aurore, j’en fais autant, bien que je déplore votre empressement. De là à appeler le chef “ cher maître ”, comme fait Lesable, et à partir à six heures et demie, et à emporter de la besogne à domicile, il y a loin. D’ailleurs, moi, je suis du monde, et j’ai d’autres obligations qui me prennent du temps. »

M. Cachelin avait cessé d’enregistrer et il demeurait songeur, le regard perdu devant lui. Enfin il demanda : « Croyez-vous qu’il ait encore son avancement cette année ? »

Pitolet s’écria : « Je te crois, qu’il l’aura, et plutôt dix fois qu’une. Il n’est pas roublard pour rien. »

Et on parla de l’éternelle question des avancements et des gratifications qui, depuis un mois, affolait cette grande ruche de bureaucrates, du rez-de-chaussée jusqu’au toit.

On supputait les chances, on supposait les chiffres, on balançait les titres, on s’indignait d’avance des injustices prévues. On recommençait sans fin des discussions soutenues la veille et qui devaient revenir invariablement le lendemain avec les mêmes raisons, les mêmes arguments et les mêmes mots.

Un nouveau commis entra, petit, pâle, l’air malade, M. Boissel, qui vivait comme dans un roman d’Alexandre Dumas père. Tout pour lui devenait aventure extraordinaire, et il racontait chaque matin à Pitolet, son compagnon, ses rencontres étranges de la veille au soir, les drames supposés de sa maison, les cris poussés dans la rue qui lui avaient fait ouvrir sa fenêtre à trois heures vingt de la nuit. Chaque jour il avait séparé des combattants, arrêté des chevaux, sauvé des femmes en danger, et bien que d’une déplorable faiblesse physique, il citait sans cesse, d’un ton traînard et convaincu, des exploits accomplis par la force de son bras.

Dès qu’il eut compris qu’on parlait de Lesable, il déclara : « À quelque jour je lui dirai son fait à ce morveux-là ; et, s’il me passe jamais sur le dos, je le secouerai d’une telle façon que je lui enlèverai l’envie de recommencer ! »

Maze, qui fumait toujours, ricana : « Vous feriez bien, dit-il, de commencer dès aujourd’hui, car je sais de source certaine que vous êtes mis de côté cette année pour céder la place à Lesable. »

Boissel leva la main : « Je vous jure que si… »

La porte s’était ouverte encore une fois et un jeune homme de petite taille, portant des favoris d’officier de marine ou d’avocat, un col droit très haut, et qui précipitait ses paroles comme s’il n’eût jamais pu trouver le temps de terminer tout ce qu’il avait à dire, entra vivement d’un air préoccupé. Il distribua des poignées de main en homme qui n’a pas le loisir de flâner, et s’approchant du commis d’ordre : « Mon cher Cachelin, voulez-vous me donner le dossier Chapelou, fil de caret, Toulon, A.T.V. 1875 ? »

L’employé se leva, atteignit un carton au-dessus de sa tête, prit dedans un paquet de pièces enfermées dans une chemise bleue, et le présentant : « Voici, monsieur Lesable, vous n’ignorez pas que le chef a enlevé hier trois dépêches dans ce dossier ?

— Oui. Je les ai, merci. »

Et le jeune homme sortit d’un pas pressé.

À peine fut-il parti, Maze déclara : « Hein ! quel chic ! On jurerait qu’il est déjà chef. »

Et Pitolet répliqua : « Patience ! patience ! il le sera avant nous tous. »

M. Cachelin ne s’était pas remis à écrire. On eût dit qu’une pensée fixe l’obsédait. Il demanda encore : « Il a un bel avenir, ce garçon-là ! »

Et Maze murmura d’un ton dédaigneux : « Pour ceux qui jugent le ministère une carrière — oui. — Pour les autres — c’est peu… »

Pitolet l’interrompit : « Vous avez peut-être l’intention de devenir ambassadeur ? »

L’autre fit un geste impatient : « Il ne s’agit pas de moi. Moi, je m’en fiche ! Cela n’empêche que la situation de chef de bureau ne sera jamais grand-chose dans le monde. »

Le père Savon, l’expéditionnaire, n’avait point cessé de copier. Mais depuis quelques instants, il trempait coup sur coup sa plume dans l’encrier, puis l’essuyait obstinément sur l’éponge imbibée d’eau qui entourait le godet, sans parvenir à tracer une lettre. Le liquide noir glissait le long de la pointe de métal et tombait, en pâtés ronds, sur le papier. Le bonhomme, effaré et désolé, regardait son expédition qu’il lui faudrait recommencer, comme tant d’autres depuis quelque temps, et il dit, d’une voix basse et triste :

« Voici encore de l’encre falsifiée ! »

Un éclat de rire violent jaillit de toutes les bouches. Cachelin secouait la table avec son ventre ; Maze se courbait en deux comme s’il allait entrer à reculons dans la cheminée ; Pitolet tapait du pied, toussait, agitait sa main droite comme si elle eût été mouillée, et Boissel lui-même étouffait, bien qu’il prît généralement les choses plutôt au tragique qu’au comique.

Mais le père Savon, essuyant enfin sa plume au pan de sa redingote, reprit : « Il n’y a pas de quoi rire. Je suis obligé de refaire deux ou trois fois tout mon travail. »

Il tira de son buvard une autre feuille, ajusta dedans son transparent et recommença l’en-tête : « Monsieur le Ministre et cher collègue… » La plume maintenant gardait l’encre et traçait les lettres nettement. Et le vieux reprit sa pose oblique et continua sa copie.

Les autres n’avaient point cessé de rire. Ils s’étranglaient. C’est que depuis bientôt six mois on continuait la même farce au bonhomme, qui ne s’apercevait de rien. Elle consistait à verser quelques gouttes d’huile sur l’éponge mouillée pour décrasser les plumes. L’acier se trouvant ainsi enduit de liquide gras, ne prenait plus l’encre ; et l’expéditionnaire passait des heures à s’étonner et à se désoler, usait des boîtes de plumes et des bouteilles d’encre, et déclarait enfin que les fournitures de bureau étaient devenues tout à fait défectueuses.

Alors la charge avait tourné à l’obsession et au supplice. On mêlait de la poudre de chasse au tabac du vieux, on versait des drogues dans sa carafe d’eau, dont il buvait un verre de temps en temps, et on lui avait fait croire que, depuis la Commune, la plupart des matières d’un usage courant avaient été falsifiées ainsi par les socialistes, pour faire du tort au gouvernement et amener une révolution.

Il en avait conçu une haine effroyable contre les anarchistes, qu’il croyait embusqués partout, cachés partout, et une peur mystérieuse d’un inconnu voilé et redoutable.

Mais un coup de sonnette brusque tinta dans le corridor. On le connaissait bien, ce coup de sonnette rageur du chef, M. Torchebeuf ; et chacun s’élança vers la porte pour regagner son compartiment.

Cachelin se remit à enregistrer, puis il posa de nouveau sa plume et prit sa tête dans ses mains pour réfléchir.

Il mûrissait une idée qui le tracassait depuis quelque temps. Ancien sous-officier d’infanterie de marine réformé après trois blessures reçues, une au Sénégal et deux en Cochinchine, et entré au ministère par faveur exceptionnelle, il avait eu à endurer bien des misères, des duretés et des déboires dans sa longue carrière d’infime subordonné ; aussi considérait-il l’autorité, l’autorité officielle, comme la plus belle chose du monde. Un chef de bureau lui semblait un être d’exception, vivant dans une sphère supérieure ; et les employés dont il entendait dire : « C’est un malin, il arrivera vite », lui apparaissaient comme d’une autre race, d’une autre nature que lui.

Il avait donc pour son collègue Lesable une considération supérieure qui touchait à la vénération, et il nourrissait le désir secret, le désir obstiné de lui faire épouser sa fille.

Elle serait riche un jour, très riche. Cela était connu du ministère tout entier, car sa sœur à lui, Mlle Cachelin, possédait un million, un million net, liquide et solide, acquis par l’amour, disait-on, mais purifié par une dévotion tardive.

La vieille fille, qui avait été galante, s’était retirée avec cinq cent mille francs, qu’elle avait plus que doublés en dix-huit ans, grâce à une économie féroce et à des habitudes de vie plus que modestes. Elle habitait depuis longtemps chez son frère, demeuré veuf avec une fillette, Coralie, mais elle ne contribuait que d’une façon insignifiante aux dépenses de la maison, gardant et accumulant son or, et répétant sans cesse à Cachelin : « Ça ne fait rien, puisque c’est pour ta fille, mais marie-la vite, car je veux voir mes petits-neveux. C’est elle qui me donnera cette joie d’embrasser un enfant de notre sang. »

La chose était connue dans l’administration ; et les prétendants ne manquaient point. On disait que Maze lui-même, le beau Maze, le lion du bureau, tournait autour du père Cachelin avec une intention visible. Mais l’ancien sergent, un roublard qui avait roulé sous toutes les latitudes, voulait un garçon d’avenir, un garçon qui serait chef et qui reverserait de la considération sur lui, César, le vieux sous-off. Lesable faisait admirablement son affaire, et il cherchait depuis longtemps un moyen de l’attirer chez lui.

Tout d’un coup, il se dressa en se frottant les mains. Il avait trouvé.

Il connaissait bien le faible de chacun. On ne pouvait prendre Lesable que par la vanité, la vanité professionnelle. Il irait lui demander sa protection comme on va chez un sénateur ou chez un député, comme on va chez un haut personnage.

N’ayant point eu d’avancement depuis cinq ans, Cachelin se considérait comme bien certain d’en obtenir un cette année. Il ferait donc semblant de croire qu’il le devait à Lesable et l’inviterait à dîner comme remerciement.

Aussitôt son projet conçu, il en commença l’exécution. Il décrocha dans son armoire son veston de rue, ôta le vieux, et, prenant toutes les pièces enregistrées qui concernaient le service de son collègue, il se rendit au bureau que cet employé occupait tout seul, par faveur spéciale, en raison de son zèle et de l’importance de ses attributions.

Le jeune homme écrivait sur une grande table, au milieu de dossiers ouverts et de papiers épars, numérotés avec de l’encre rouge ou bleue.

Dès qu’il vit entrer le commis d’ordre, il demanda, d’un ton familier où perçait une considération : « Eh bien, mon cher, m’apportez-vous beaucoup d’affaires ?

— Oui, pas mal. Et puis je voudrais vous parler.

— Asseyez-vous, mon ami, je vous écoute. » Cachelin s’assit, toussota, prit un air troublé, et, d’une voix mal assurée : « Voici ce qui m’amène, monsieur Lesable. Je n’irai pas par quatre chemins. Je serai franc comme un vieux soldat. Je viens vous demander un service.

— Lequel ?

— En deux mots. J’ai besoin d’obtenir mon avancement cette année. Je n’ai personne pour me protéger, moi, et j’ai pensé à vous. »

Lesable rougit un peu, étonné, content, plein d’une orgueilleuse confusion. Il répondit cependant :

« Mais je ne suis rien ici, mon ami. Je suis beaucoup moins que vous qui allez être commis principal. Je ne puis rien. Croyez que… »

Cachelin lui coupa la parole avec une brusquerie pleine de respect : « Tra la la. Vous avez l’oreille du chef : et si vous lui dites un mot pour moi, je passe. Songez que j’aurai droit à ma retraite dans dix-huit mois, et cela me fera cinq cents francs de moins si je n’obtiens rien au premier janvier. Je sais bien qu’on dit : “ Cachelin n’est pas gêné, sa sœur a un million. ” Ça c’est vrai, que ma sœur a un million, mais il fait des petits son million, et elle n’en donne pas. C’est pour ma fille, c’est encore vrai ; mais, ma fille et moi, ça fait deux. Je serai bien avancé, moi, quand ma fille et mon gendre rouleront carrosse, si je n’ai rien à me mettre sous la dent. Vous comprenez la situation, n’est-ce pas ? »

Lesable opina du front : « C’est juste, très juste, ce que vous dites là. Votre gendre peut n’être pas parfait pour vous. Et on est toujours bien aise d’ailleurs de ne rien devoir à personne. Enfin, je vous promets de faire mon possible, je parlerai au chef, je lui exposerai le cas, j’insisterai s’il le faut. Comptez sur moi ! »

Cachelin se leva, prit les deux mains de son collègue, les serra en les secouant d’une façon militaire ; et il bredouilla : « Merci, merci, comptez que si je rencontre jamais l’occasion… Si je peux jamais… » Il n’acheva pas, ne trouvant point de fin pour sa phrase, et il s’en alla en faisant retentir par le corridor son pas rythmé d’ancien troupier.

Mais il entendit de loin une sonnette irritée qui tintait, et il se mit à courir, car il avait reconnu le timbre. C’était le chef, M. Torchebeuf, qui demandait son commis d’ordre.

Huit jours plus tard, Cachelin trouva un matin sur son bureau une lettre cachetée qui contenait ceci :

« Mon cher collègue, je suis heureux de vous annoncer que le ministre, sur la proposition de notre directeur et de notre chef, a signé hier votre nomination de commis principal. Vous en recevrez demain la notification officielle. Jusque-là vous ne savez rien, n’est-ce pas ?

« Bien à vous,

« Lesable. »

César courut aussitôt au bureau de son jeune collègue, le remercia, s’excusa, offrit son dévouement, se confondit en gratitude.

On apprit en effet, le lendemain, que MM. Lesable et Cachelin avaient chacun un avancement. Les autres employés attendraient une année meilleure et toucheraient, comme compensation, une gratification qui variait entre cent cinquante et trois cents francs.

M. Boissel déclara qu’il guetterait Lesable au coin de sa rue, à minuit, un de ces soirs, et qu’il lui administrerait une rossée à le laisser sur place. Les autres employés se turent.

Le lundi suivant, Cachelin, dès son arrivée, se rendit au bureau de son protecteur, entra avec solennité et d’un ton cérémonieux : « J’espère que vous voudrez bien me faire l’honneur de venir dîner chez nous à l’occasion des Rois. Vous choisirez vous-même le jour. »

Le jeune homme, un peu surpris, leva la tête et planta ses yeux dans les yeux de son collègue, puis il répondit, sans détourner son regard pour bien lire la pensée de l’autre : « Mais, mon cher, c’est que… tous mes soirs sont promis d’ici quelque temps. »

Cachelin insista, d’un ton bonhomme : « Voyons, ne nous faites pas le chagrin de nous refuser après le service que vous m’avez rendu. Je vous en prie, au nom de ma famille et au mien. »

Lesable, perplexe, hésitait. Il avait compris, mais il ne savait que répondre, n’ayant pas eu le temps de réfléchir et de peser le pour et le contre. Enfin, il pensa : « Je ne m’engage à rien en allant dîner », et il accepta d’un air satisfait en choisissant le samedi suivant. Il ajouta, souriant : « Pour n’avoir pas à me lever trop tôt le lendemain. »


 

II

M. Cachelin habitait dans le haut de la rue Rochechouart, au cinquième étage, un petit appartement avec terrasse, d’où l’on voyait tout Paris. Il avait trois chambres, une pour sa sœur, une pour sa fille, une pour lui ; la salle à manger servait de salon.

Pendant toute la semaine il s’agita en prévision de ce dîner. Le menu fut longuement discuté pour composer en même temps un repas bourgeois et distingué. Il fut arrêté ainsi : un consommé aux œufs, des hors-d’œuvre, crevettes et saucisson, un homard, un beau poulet, des petits pois conservés, un pâté de foie gras, une salade, une glace, et du dessert.

Le foie gras fut acheté chez le charcutier voisin, avec recommandation de le fournir de première qualité. La terrine coûtait d’ailleurs trois francs cinquante. Quant au vin, Cachelin s’adressa au marchand de vin du coin qui lui fournissait au litre le breuvage rouge dont il se désaltérait d’ordinaire. Il ne voulut pas aller dans une grande maison, par suite de ce raisonnement : « Les petits débitants trouvent peu d’occasions de vendre leurs vins fins. De sorte qu’ils les conservent très longtemps en cave et qu’ils les ont excellents. »

Il rentra de meilleure heure le samedi pour s’assurer que tout était prêt. Sa bonne, qui vint lui ouvrir, était plus rouge qu’une tomate, car son fourneau, allumé depuis midi, par crainte de ne pas arriver en temps, lui avait rôti la figure tout le jour ; et l’émotion aussi l’agitait.

Il entra dans la salle à manger pour tout vérifier. Au milieu de la petite pièce, la table ronde faisait une grande tache blanche, sous la lumière vive de la lampe coiffée d’un abat-jour vert.

Les quatre assiettes, couvertes d’une serviette pliée en bonnet d’évêque par Mlle Cachelin, la tante, étaient flanquées des couverts de métal blanc et précédées de deux verres, un grand et un petit. César trouva cela insuffisant comme coup d’œil, et il appela : « Charlotte ! »

La porte de gauche s’ouvrit et une courte vieille parut. Plus âgée que son frère de dix ans, elle avait une étroite figure qu’encadraient des frisons de cheveux blancs obtenus au moyen de papillotes. Sa voix mince semblait trop faible pour son petit corps courbé, et elle allait d’un pas un peu traînant, avec des gestes endormis.

On disait d’elle, au temps de sa jeunesse : « Quelle mignonne créature ! »

Elle était maintenant une maigre vieille, très propre par suite d’habitudes anciennes, volontaire, entêtée, avec un esprit étroit, méticuleux, et facilement irritable. Devenue très dévote, elle semblait avoir totalement oublié les aventures des jours passés.

Elle demanda : « Qu’est-ce que tu veux ? »

Il répondit : « Je trouve que deux verres ne font pas grand effet. Si on donnait du champagne… Cela ne me coûtera jamais plus de trois ou quatre francs, et on pourrait mettre tout de suite les flûtes. On changerait tout à fait l’aspect de la salle. »

Mlle Charlotte reprit : « Je ne vois pas l’utilité de cette dépense. Enfin, c’est toi qui payes, cela ne me regarde pas. »

Il hésitait, cherchant à se convaincre lui-même : « Je t’assure que cela fera mieux. Et puis, pour le gâteau des Rois, ça animera. » Cette raison l’avait décidé. Il prit son chapeau et redescendit l’escalier, puis revint au bout de cinq minutes avec une bouteille qui portait au flanc, sur une large étiquette blanche ornée d’armoiries ? énormes : « Grand vin mousseux de champagne du comte de Chatel-Rénovau. »

Et Cachelin déclara : « Il ne me coûte que trois francs, et il paraît qu’il est exquis. »

Il prit lui-même les flûtes dans une armoire et les plaça devant les convives.

La porte de droite s’ouvrit. Sa fille entra. Elle était grande, grasse et rose, une belle fille de forte race, avec des cheveux châtains et des yeux bleus. Une robe simple dessinait sa taille ronde et souple ; sa voix forte, presque une voix d’homme, avait ces notes graves qui font vibrer les nerfs. Elle s’écria : « Dieu ! du champagne ! quel bonheur ! » en battant des mains d’une manière enfantine.

Son père lui dit : « Surtout, sois aimable pour ce monsieur qui m’a rendu beaucoup de services. »

Elle se mit à rire d’un rire sonore qui disait : « Je sais. »

Le timbre du vestibule tinta, des portes s’ouvrirent et se fermèrent. Lesable parut. Il portait un habit noir, une cravate blanche et des gants blancs. Il fit un effet. Cachelin s’était élancé, confus et ravi : « Mais, mon cher, c’était entre nous ; voyez, moi, je suis en veston. »

Le jeune homme répondit : « Je sais, vous me l’aviez dit, mais j’ai l’habitude de ne jamais sortir le soir sans mon habit. » Il saluait, le claque sous le bras, une fleur à la boutonnière. César lui présenta : « Ma sœur, Mlle Charlotte, — ma fille, Coralie, que nous appelons familièrement Cora. »

Tout le monde s’inclina. Cachelin reprit : « Nous n’avons pas de salon. C’est un peu gênant, mais on s’y fait. » Lesable répliqua : « C’est charmant ! »

Puis on le débarrassa de son chapeau qu’il voulait garder. Et il se mit aussitôt à retirer ses gants.

On s’était assis ; on se regardait de loin, à travers la table, et on ne disait plus rien. Cachelin demanda : « Est-ce que le chef est resté tard ? Moi je suis parti de bonne heure pour aider ces dames. »

Lesable répondit d’un ton dégagé : « Non. Nous sommes sortis ensemble parce que nous avions à parler de la solution des toiles à prélarts de Brest. C’est une affaire fort compliquée qui nous donnera bien du mal. »

Cachelin crut devoir mettre sa sœur au courant, et se tournant vers elle : « Toutes les questions difficiles au bureau, c’est M. Lesable qui les traite. On peut dire qu’il double le chef. »

La vieille fille salua poliment en déclarant : « Oh ! je sais que monsieur a beaucoup de capacités. »

La bonne entra, poussant la porte du genou et tenant en l’air, des deux mains, une grande soupière. Alors « le maître » cria : « Allons, à table ! Placez-vous là, monsieur Lesable, entre ma sœur et ma fille. Je pense que vous n’avez pas peur des dames. » Et le dîner commença.

Lesable faisait l’aimable, avec un petit air de suffisance, presque de condescendance, et il regardait de coin la jeune fille, s’étonnant de sa fraîcheur, de sa belle santé appétissante. Mlle Charlotte se mettait en frais, sachant les intentions de son frère, et elle soutenait la conversation banale accrochée à tous les lieux communs. Cachelin, radieux, parlait haut, plaisantait, versait le vin acheté une heure plus tôt chez le marchand du coin : « Un verre de ce petit Bourgogne, monsieur Lesable. Je ne vous dis pas que ce soit un grand cru, mais il est bon, il a de la cave et il est naturel ; quant à ça, j’en réponds. Nous l’avons par des amis qui sont là-bas. »

La jeune fille ne disait rien, un peu rouge, un peu timide, gênée par le voisinage de cet homme dont elle soupçonnait les pensées.

Quand le homard apparut, César déclara : « Voilà un personnage avec qui je ferai volontiers connaissance. » Lesable, souriant, raconta qu’un écrivain avait appelé le homard « le cardinal des mers », ne sachant pas qu’avant d’être cuit cet animal était noir. Cachelin se mit à rire de toute sa force en répétant : « Ah ! ah ! ah ! elle est bien drôle. » Mais Mlle Charlotte, devenue sérieuse, se fâcha : « Je ne vois pas quel rapport on a pu faire. Ce monsieur-là était déplacé. Moi je comprends toutes les plaisanteries, toutes, mais je m’oppose à ce qu’on ridiculise le clergé devant moi. »

Le jeune homme, qui voulait plaire à la vieille fille, profita de l’occasion pour faire une profession de foi catholique. Il parla des gens de mauvais goût qui traitent avec légèreté les grandes vérités. Et il conclut : « Moi, je respecte et je vénère la religion de mes pères, j’y ai été élevé, j’y resterai jusqu’à ma mort. »

Cachelin ne riait plus. Il roulait des boulettes de pain en murmurant : « C’est juste, c’est juste. » Puis il changea la conversation, qui l’ennuyait, et par une pente d’esprit naturelle à tous ceux qui accomplissent chaque jour la même besogne, il demanda : « Le beau Maze a-t-il dû rager de n’avoir pas son avancement, hein ? »

Lesable sourit : « Que voulez-vous ? à chacun selon ses actes ! » Et on causa du ministère, ce qui passionnait tout le monde, car les deux femmes connaissaient les employés presque autant que Cachelin lui-même, à force d’entendre parler d’eux chaque soir. Mlle Charlotte s’occupait beaucoup de Boissel, à cause des aventures qu’il racontait et de son esprit romanesque, et Mlle Cora s’intéressait secrètement au beau Maze. Elles ne les avaient jamais vus, d’ailleurs.

Lesable parlait d’eux avec un ton de supériorité, comme aurait pu le faire un ministre jugeant son personnel.

On l’écoutait : « Maze ne manque point d’un certain mérite ; mais quand on veut arriver ; il faut travailler plus que lui. Il aime le monde, les plaisirs. Tout cela apporte un trouble dans l’esprit. Il n’ira jamais loin, par sa faute. Il sera sous-chef, peut-être, grâce à ses influences, mais rien de plus. Quant à Pitolet, il rédige bien, il faut le reconnaître, il a une élégance de forme qu’on ne peut nier, mais pas de fond. Chez lui tout est en surface. C’est un garçon qu’on ne pourrait mettre à la tête d’un service important, mais qui pourrait être utilisé par un chef intelligent en lui mâchant la besogne. »

Mlle Charlotte demanda : « Et M. Boissel ? »

Lesable haussa les épaules : « Un pauvre sire, un pauvre sire. Il ne voit rien dans les proportions exactes. Il se figure des histoires à dormir debout. Pour nous, c’est une non-valeur. »

Cachelin se mit à rire et déclara : « Le meilleur, c’est le père Savon. » Et tout le monde rit.

Puis on parla des théâtres et des pièces de l’année. Lesable jugea avec la même autorité la littérature dramatique, classant les auteurs nettement, déterminant le fort et le faible de chacun avec l’assurance ordinaire des hommes qui se sentent infaillibles et universels.

On avait fini le rôti. César maintenant décoiffait la terrine de foie gras avec des précautions délicates qui faisaient bien juger du contenu. Il dit : « Je ne sais pas si celle-là sera réussie. Mais généralement elles sont parfaites. Nous les recevons d’un cousin qui habite Strasbourg. »

Et chacun mangea avec une lenteur respectueuse la charcuterie enfermée dans le pot de terre jaune.

Quand la glace apparut, ce fut un désastre. C’était une sauce, une soupe, un liquide clair, flottant dans un compotier. La petite bonne avait prié le garçon pâtissier, venu dès sept heures, de la sortir du moule lui-même, dans la crainte de ne pas savoir s’y prendre.

Cachelin, désolé, voulait la faire reporter, puis il se calma à la pensée du gâteau des Rois, qu’il partagea avec mystère comme s’il eût enfermé un secret de premier ordre. Tout le monde fixait ses regards sur cette galette symbolique et on la fit passer, en recommandant à chacun de fermer les yeux pour prendre son morceau.

Qui aurait la fève ? Un sourire niais errait sur les lèvres. M. Lesable poussa un petit « Ah ! » d’étonnement et montra entre son pouce et son index un gros haricot blanc encore couvert de pâte. Et Cachelin se mit à applaudir, puis il cria : « Choisissez la reine ! choisissez la reine ! »

Une courte hésitation eut lieu dans l’esprit du roi. Ne ferait-il pas un acte politique en choisissant Mlle Charlotte ? Elle serait flattée, gagnée, acquise ! Puis il réfléchit qu’en vérité, c’était pour Mlle Cora qu’on l’invitait et qu’il aurait l’air d’un sot en prenant la tante. Il se tourna donc vers sa jeune voisine, et lui présentant le pois souverain : « Mademoiselle, voulez-vous me permettre de vous l’offrir ? » Et ils se regardèrent en face pour la première fois. Elle dit : « Merci, monsieur ! » et reçut le gage de grandeur.

Il pensait : « Elle est vraiment jolie, cette fille. Elle a des yeux superbes. Et c’est une gaillarde, mâtin ! »

Une détonation fit sauter les deux femmes, Cachelin venait de déboucher le champagne, qui s’échappait avec impétuosité de la bouteille et coulait sur la nappe. Puis les verres furent emplis de mousse, et le patron déclara : « Il est de bonne qualité, on le voit. » Mais comme Lesable allait boire pour empêcher encore son verre de déborder, César s’écria : « Le roi boit ! le roi boit ! le roi boit ! » Et Mlle Charlotte, émoustillée aussi, glapit de sa voix aiguë : « Le roi boit ! le roi boit ! »

Lesable vida son verre avec assurance, et le reposant sur la table : « Vous voyez que j’ai de l’aplomb ! » puis, se tournant vers Mlle Cora : « À vous, mademoiselle ! »

Elle voulut boire ; mais tout le monde ayant crié : « La reine boit ! la reine boit ! » elle rougit, se mit à rire et reposa la flûte devant elle.

La fin du dîner fut pleine de gaieté, le roi se montrait empressé et galant pour la reine. Puis, quand on eut pris les liqueurs, Cachelin annonça : « On va desservir pour nous faire de la place. S’il ne pleut pas, nous pouvons passer une minute sur la terrasse. » Il tenait à montrer la vue, bien qu’il fît nuit.

On ouvrit donc la porte vitrée. Un souffle humide entra. Il faisait tiède dehors, comme au mois d’avril ; et tous montèrent le pas qui séparait la salle à manger du large balcon. On ne voyait rien qu’une lueur vague planant sur la grande ville, comme ces couronnes de feu qu’on met au front des saints. De place en place cette clarté semblait plus vive, et Cachelin se mit à expliquer : « Tenez, là-bas, c’est l’Éden qui brille comme ça. Voici la ligne des boulevards. Hein ! comme on les distingue. Dans le jour, c’est splendide, la vue d’ici. Vous auriez beau voyager, vous ne verriez rien de mieux. »

Lesable s’était accoudé sur la balustrade de fer, à côté de Cora qui regardait dans le vide, muette, distraite, saisie tout à coup par une de ces langueurs mélancoliques qui engourdissent parfois les âmes. Mlle Charlotte rentra dans la salle par crainte de l’humidité. Cachelin continua à parler, le bras tendu, indiquant les directions où se trouvaient les Invalides, le Trocadéro, l’Arc de triomphe de l’Étoile.

Lesable, à mi-voix, demanda : « Et vous, mademoiselle Cora, aimez-vous regarder Paris de là-haut ? »

Elle eut une petite secousse, comme s’il l’avait réveillée, et répondit : « Moi ?… oui, le soir surtout. Je pense à tout ce qui se passe là, devant nous. Combien il y a de gens heureux et de gens malheureux dans toutes ces maisons ! Si on pouvait tout voir, combien on apprendrait de choses ! »

Il s’était rapproché jusqu’à ce que leurs coudes et leurs épaules se touchassent : « Par les clairs de lune, ça doit être féerique ? »

Elle murmura : « Je crois bien. On dirait une gravure de Gustave Doré. Quel plaisir on éprouverait à pouvoir se promener longtemps, sur les toits. »

Alors il la questionna sur ses goûts, sur ses rêves, sur ses plaisirs. Et elle répondait sans embarras, en fille réfléchie, sensée, pas plus songeuse qu’il ne faut. Il la trouvait pleine de bon sens, et il se disait qu’il serait vraiment doux de pouvoir passer son bras autour de cette taille ronde et ferme et d’embrasser longuement à petits baisers lents, comme on boit à petits coups de très bonne eau-de-vie, cette joue fraîche, auprès de l’oreille, qu’éclairait un reflet de lampe. Il se sentait attiré, ému par cette sensation de la femme si proche, par cette soif de la chair mûre et vierge, et par cette séduction délicate de la jeune fille. Il lui semblait qu’il serait demeuré là pendant des heures, des nuits, des semaines, toujours, accoudé près d’elle, à la sentir près de lui, pénétré par le charme de son contact. Et quelque chose comme un sentiment poétique soulevait son cœur en face du grand Paris étendu devant lui, illuminé, vivant sa vie nocturne, sa vie de plaisir et de débauche. Il lui semblait qu’il dominait la ville énorme, qu’il planait sur elle ; et il sentait qu’il serait délicieux de s’accouder chaque soir sur ce balcon auprès d’une femme, et de s’aimer, de se baiser les lèvres, de s’étreindre au-dessus de la vaste cité, au-dessus de toutes les amours qu’elle enfermait, au-dessus de toutes les satisfactions vulgaires, au-dessus de tous les désirs communs, tout près des étoiles.

Il est des soirs où les âmes les moins exaltées se mettent à rêver, comme s’il leur poussait des ailes. Il était peut-être un peu gris.

Cachelin, parti pour chercher sa pipe, revint en l’allumant : « Je sais, dit-il, que vous ne fumez pas, aussi je ne vous offre point de cigarettes. Il n’y a rien de meilleur que d’en griller une ici. Moi, s’il me fallait habiter en bas, je ne vivrais pas. Nous le pourrions, car la maison appartient à ma sœur ainsi que les deux voisines, celle de gauche et celle de droite. Elle a là un joli revenu. Ça ne lui a pas coûté cher dans le temps, ces maisons-là. » Et, se tournant vers la salle, il cria : « Combien donc as-tu payé les terrains d’ici, Charlotte ? »

Alors la voix pointue de la vieille fille se mit à parler. Lesable n’entendait que des lambeaux de phrase. «… En mil huit cent soixante-trois… trente-cinq francs… bâti plus tard… les trois maisons… un banquier… revendu au moins cinq cent mille francs… »

Elle racontait sa fortune avec la complaisance d’un vieux soldat qui dit ses campagnes. Elle énumérait ses achats, les propositions qu’on lui avait faites depuis, les plus-values, etc.

Lesable, tout à fait intéressé, se retourna, appuyant maintenant son dos à la balustrade de la terrasse. Mais comme il ne saisissait encore que des bribes de l’explication, il abandonna brusquement sa jeune voisine et rentra pour tout entendre ; et s’asseyant à côté de Mlle Charlotte, il s’entretint longuement avec elle de l’augmentation probable des loyers et de ce que peut rapporter l’argent bien placé, en valeur ou en biens-fonds.

Il s’en alla vers minuit, en promettant de revenir.

Un mois plus tard, il n’était bruit dans tout le ministère que du mariage de Jacques-Léopold Lesable avec Mlle Céleste-Coralie Cachelin.


III

Le jeune ménage s’installa sur le même palier que Cachelin et que Mlle Charlotte, dans un logement pareil au leur et dont on expulsa le locataire.

Une inquiétude, cependant, agitait l’esprit de Lesable : la tante n’avait voulu assurer son héritage à Cora par aucun acte définitif. Elle avait cependant consenti à jurer devant Dieu » que son testament était fait et déposé chez maître Belhomme, notaire. Elle avait promis, en outre, que toute sa fortune reviendrait à sa nièce, sous réserve d’une condition. Pressée de révéler cette condition, elle refusa de s’expliquer, mais elle avait encore juré avec un petit sourire bienveillant que c’était facile à remplir.

Devant ces explications et cet entêtement de vieille dévote, Lesable crut devoir passer outre, et comme la jeune fille lui plaisait beaucoup, son désir triomphant de ses incertitudes, il s’était rendu aux efforts obstinés de Cachelin.

Maintenant il était heureux, bien que harcelé toujours par un doute. Et il aimait sa femme qui n’avait en rien trompé ses attentes. Sa vie s’écoulait, tranquille et monotone. Il s’était fait d’ailleurs en quelques semaines à sa nouvelle situation d’homme marié, et il continuait à se montrer l’employé accompli de jadis.

L’année s’écoula. Le jour de l’an revint. Il n’eut pas, à sa grande surprise, l’avancement sur lequel il comptait. Maze et Pitolet passèrent seuls au grade au-dessus ; et Boissel déclara confidentiellement à Cachelin qu’il se promettait de flanquer une roulée à ses deux confrères, un soir, en sortant, en face de la grande porte, devant tout le monde. Il n’en fit rien.

Pendant huit jours, Lesable ne dormit point d’angoisse de ne pas avoir été promu, malgré son zèle. Il faisait pourtant une besogne de chien ; il remplaçait indéfiniment le sous-chef, M. Rabot, malade neuf mois par an à l’hôpital du Val-de-Grâce ; il arrivait tous les matins à huit heures et demie ; il partait tous les soirs à six heures et demie. Que voulait-on de plus ? Si on ne lui savait pas gré d’un pareil travail et d’un semblable effort, il ferait comme les autres, voilà tout. À chacun suivant sa peine. Comment donc M. Torchebeuf, qui le traitait ainsi qu’un fils, avait-il pu le sacrifier ? Il voulait en avoir le cœur net. Il irait trouver le chef et s’expliquerait avec lui.

Donc, un lundi matin, avant la venue de ses confrères, il frappa à la porte de ce potentat.

Une voix aigre cria : « Entrez ! » Il entra.

Assis devant une grande table couverte de paperasses, tout petit avec une grosse tête qui semblait posée sur son buvard, M. Torchebeuf écrivait. Il dit, en apercevant son employé préféré : « Bonjour, Lesable ; vous allez bien ? »

Le jeune homme répondit : « Bonjour, cher maître, fort bien, et vous-même ? »

Le chef cessa d’écrire et fit pivoter son fauteuil. Son corps mince, frêle, maigre, serré dans une redingote noire de forme sérieuse, semblait tout à fait disproportionné avec le grand siège à dossier de cuir. Une rosette d’officier de la Légion d’honneur, énorme, éclatante, mille fois trop large aussi pour la personne qui la portait, brillait comme un charbon rouge sur la poitrine étroite, écrasée sous un crâne considérable, comme si l’individu tout entier se fût développé en dôme, à la façon des champignons.

La mâchoire était pointue, les joues creuses, les yeux saillants, et le front démesuré, couvert de cheveux blancs rejetés en arrière.

M. Torchebeuf prononça : « Asseyez-vous, mon ami, et dites-moi ce qui vous amène. »

Pour tous les autres employés il se montrait d’une rudesse militaire, se considérant comme un capitaine à son bord, car le ministère représentait pour lui un grand navire, le vaisseau amiral de toutes les flottes françaises.

Lesable, un peu ému, un peu pâle, balbutia : « Cher maître, je viens vous demander si j’ai démérité en quelque chose ?

— Mais non, mon cher, pourquoi me posez-vous cette question-là ?

— C’est que j’ai été un peu surpris de ne pas recevoir d’avancement cette année comme les années dernières. Permettez-moi de m’expliquer jusqu’au bout, cher maître, en vous demandant pardon de mon audace. Je sais que j’ai obtenu de vous des faveurs exceptionnelles et des avantages inespérés. Je sais que l’avancement ne se donne, en général, que tous les deux ou trois ans ; mais permettez-moi encore de vous faire remarquer que je fournis au bureau à peu près quatre fois la somme de travail d’un employé ordinaire et deux fois au moins la somme de temps. Si donc on mettait en balance le résultat de mes efforts comme labeur et le résultat comme rémunération, on trouverait certes celui-ci bien au-dessous de celui-là ! »

Il avait préparé avec soin sa phrase qu’il jugeait excellente.

M. Torchebeuf, surpris, cherchait sa réplique. Enfin, il prononça d’un ton un peu froid : « Bien qu’il ne soit pas admissible, en principe, qu’on discute ces choses entre chef et employé, je veux bien pour cette fois vous répondre, eu égard à vos services très méritants.

« Je vous ai proposé pour l’avancement, comme les années précédentes. Mais le directeur a écarté votre nom en se basant sur ce que votre mariage vous assure un bel avenir, plus’ qu’une aisance, une fortune que n’atteindront jamais vos modestes collègues. N’est-il pas équitable, en somme, de faire un peu la part de la condition de chacun ? Vous deviendrez riche, très riche. Trois cents francs de plus par an ne seront rien pour vous, tandis que cette petite augmentation comptera beaucoup dans la poche des autres. Voilà, mon ami, la raison qui vous a fait rester en arrière cette année. »

Lesable, confus et irrité, se retira.

Le soir, au dîner, il fut désagréable pour sa femme. Elle se montrait ordinairement gaie et d’humeur assez égale, mais volontaire ; et elle ne cédait jamais quand elle voulait bien une chose. Elle n’avait plus pour lui le charme sensuel des premiers temps, et bien qu’il eût toujours un désir éveillé, car elle était fraîche et jolie, il éprouvait par moments cette désillusion si proche de l’écœurement que donne bientôt la vie en commun de deux êtres. Les mille détails trivials ou grotesques de l’existence, les toilettes négligées du matin, la robe de chambre en laine commune, vieille, usée, le peignoir fané, car on n’était pas riche, et aussi toutes les besognes nécessaires vues de trop près dans un ménage pauvre, lui dévernissaient le mariage, fanaient cette fleur de poésie qui séduit, de loin, les fiancés.

Tante Charlotte lui rendait aussi son intérieur désagréable, car elle n’en sortait plus ; elle se mêlait de tout, voulait gouverner tout, faisait des observations sur tout, et comme on avait une peur horrible de la blesser, on supportait tout avec résignation, mais aussi avec une exaspération grandissante et cachée.

Elle allait à travers l’appartement de son pas traînant de vieille ; et sa voix grêle disait sans cesse : « Vous devriez bien faire ceci ; vous devriez bien faire cela. »

Quand les deux époux se trouvaient en tête à tête, Lesable énervé s’écriait : « Ta tante devient intolérable. Moi, je n’en veux plus. Entends-tu ? je n’en veux plus. » Et Cora répondait avec tranquillité : « Que veux-tu que j’y fasse, moi ? »

Alors il s’emportait : « C’est odieux d’avoir une famille pareille ! »

Et elle répliquait, toujours calme : « Oui, la famille est odieuse, mais l’héritage est bon, n’est-ce pas ? Ne fais donc pas l’imbécile. Tu as autant d’intérêt que moi à ménager tante Charlotte. »

Et il se taisait, ne sachant que répondre.

La tante, maintenant les harcelait sans cesse avec l’idée fixe d’un enfant. Elle poussait Lesable dans les coins et lui soufflait dans la figure : « Mon neveu, j’entends que vous soyez père avant ma mort. Je veux voir mon héritier. Vous ne me ferez pas accroire que Cora ne soit point faite pour être mère. Il suffit de la regarder. Quand on se marie, mon neveu, c’est pour avoir de la famille, pour faire souche. Notre Sainte Mère l’Église défend les mariages stériles. Je sais bien que vous n’êtes pas riches et qu’un enfant cause de la dépense. Mais après moi vous ne manquerez de rien. Je veux un petit Lesable, je le veux, entendez-vous ! »

Comme, après quinze mois de mariage, son désir ne s’était point encore réalisé, elle conçut des doutes et devint pressante ; et elle donnait tout bas des conseils à Cora, des conseils pratiques en femme qui a connu bien des choses, autrefois, et qui sait encore s’en souvenir à l’occasion.

Mais un matin elle ne put se lever, se sentant indisposée. Comme elle n’avait jamais été malade, Cachelin, très ému, vint frapper à la porte de son gendre : « Courez vite chez le docteur Barbette, et vous direz au chef, n’est-ce pas, que je n’irai point au bureau aujourd’hui, vu la circonstance. »

Lesable passa une journée d’angoisses, incapable de travailler, de rédiger et d’étudier les affaires. M. Torchebeuf, surpris, lui demanda : « Vous êtes distrait, aujourd’hui, monsieur Lesable ? » Et Lesable, nerveux, répondit : « Je suis très fatigué, cher maître, j’ai passé toute la nuit auprès de notre tante dont l’état est fort grave. »

Mais le chef reprit froidement : « Du moment que M. Cachelin est resté près d’elle, cela devrait suffire. Je ne peux pas laisser mon bureau se désorganiser pour des raisons personnelles à mes employés. »

Lesable avait placé sa montre devant lui sur sa table, et il attendait cinq heures avec une impatience fébrile. Dès que la grosse horloge de la grande cour sonna, il s’enfuit, quittant, pour la première fois, le bureau à la minute réglementaire.

Il prit même un fiacre pour rentrer, tant son inquiétude était vive ; et il monta l’escalier en courant.

La bonne vint ouvrir ; il balbutia : « Comment va-t-elle ?

— Le médecin dit qu’elle est bien bas. »

Il eut un battement de cœur et demeura tout ému : « Ah ! vraiment. »

Est-ce que par hasard, elle allait mourir ?

Il n’osait pas entrer maintenant dans la chambre de la malade, et il fit appeler Cachelin qui la gardait.

Son beau-père apparut aussitôt, ouvrant la porte avec précaution. Il avait sa robe de chambre et son bonnet grec comme lorsqu’il passait de bonnes soirées au coin du feu ; et il murmura à voix basse : « Ça va mal, très mal. Depuis quatre heures elle est sans connaissance. On l’a même administrée dans l’après-midi. »

Alors Lesable sentit une faiblesse lui descendre dans les jambes, et il s’assit :

« Où est ma femme ?

— Elle est auprès d’elle.

— Qu’est-ce que dit au juste le docteur ?

— Il dit que c’est une attaque. Elle en peut revenir, mais elle peut aussi mourir cette nuit.

— Avez-vous besoin de moi ? Si vous n’en avez pas besoin, j’aime mieux ne pas entrer. Cela me serait pénible de la revoir dans cet état.

— Non. Allez chez vous. S’il y a quelque chose de nouveau, je vous ferai appeler tout de suite. »

Et Lesable retourna chez lui. L’appartement lui parut changé, plus grand, plus clair. Mais comme il ne pouvait tenir en place, il passa sur le balcon.

On était alors aux derniers jours de juillet, et le grand soleil au moment de disparaître derrière les deux tours du Trocadéro, versait une pluie de flammes sur l’immense peuple des toits.

L’espace, d’un rouge éclatant à son pied, prenait plus haut des teintes d’or pâle, puis des teintes jaunes, puis des teintes vertes, d’un vert léger frotté de lumière, puis il devenait bleu, d’un bleu pur et frais sur les têtes.

Les hirondelles passaient comme des flèches, à peine visibles, dessinant sur le fond vermeil du ciel le profil crochu et fuyant de leurs ailes. Et sur la foule infinie des maisons, sur la campagne lointaine, planait une nuée rose, une vapeur de feu dans laquelle montaient, comme dans une apothéose, les flèches des clochers, tous les sommets sveltes des monuments. L’Arc de triomphe de l’Étoile apparaissait énorme et noir dans l’incendie de l’horizon, et le dôme des Invalides semblait un autre soleil tombé du firmament sur le dos d’un édifice.

Lesable tenait à deux mains la rampe de fer, buvant l’air comme on boit du vin, avec une envie de sauter, de crier, de faire des gestes violents, tant il se sentait envahi par une joie profonde et triomphante. La vie lui apparaissait radieuse, l’avenir plein de bonheur ! Qu’allait-il faire ? Et il rêva.

Un bruit, derrière lui, le fit tressaillir. C’était sa femme. Elle avait les yeux rouges, les joues un peu enflées, l’air fatigué. Elle tendit son front pour qu’il l’embrassât, puis elle dit : « On va dîner chez papa pour rester près d’elle. La bonne ne la quittera pas pendant que nous mangerons. »

Et il la suivit dans l’appartement voisin.

Cachelin était déjà à table, attendant sa fille et son gendre. Un poulet froid, une salade de pommes de terre et un compotier de fraises étaient posés sur le dressoir, et la soupe fumait dans les assiettes.

On s’assit. Cachelin déclara : « Voilà des journées comme je n’en voudrais pas souvent. Ça n’est pas gai. » Il disait cela avec un ton d’indifférence dans l’accent et une sorte de satisfaction sur le visage. Et il se mit à dévorer en homme de grand appétit, trouvant le poulet excellent et la salade de pommes de terre tout à fait rafraîchissante.

Mais Lesable se sentait l’estomac serré et l’âme inquiète, et il mangeait à peine, l’oreille tendue vers la chambre voisine, qui demeurait silencieuse comme si personne ne s’y fût trouvé. Cora n’avait pas faim non plus, émue, larmoyante, s’essuyant un œil de temps en temps avec un coin de sa serviette.

Cachelin demanda : « Qu’a dit le chef ? »

Et Lesable donna des détails, que son beau-père voulait minutieux, qu’il lui faisait répéter, insistant pour tout savoir comme s’il eût été absent du ministère pendant un an.

« Ça a dû faire une émotion quand on a su qu’elle était malade ? » Et il songeait à sa rentrée glorieuse quand elle serait morte, aux têtes de ses collègues ; il prononça pourtant, comme pour répondre à un remords secret : « Ce n’est pas que je lui désire du mal à la chère femme ! Dieu sait que je voudrais la conserver longtemps, mais ça fera de l’effet tout de même. Le père Savon en oubliera la Commune. »

On commençait à manger les fraises quand la porte de la malade s’entrouvrit. La commotion fut telle chez les dîneurs qu’ils se trouvèrent, d’un seul coup, debout tous les trois, effarés. Et la petite bonne parut, gardant toujours son air calme et stupide. Elle prononça tranquillement : « Elle ne souffle plus. »

Et Cachelin, jetant sa serviette sur les plats, se précipita comme un fou ; Cora le suivit, le cœur battant ; mais Lesable demeura debout près de la porte, épiant de loin la tache pâle du lit à peine éclairé par la fin du jour. Il voyait le dos de son beau-père penché vers la couche, ne remuant pas, examinant ; et tout d’un coup il entendit sa voix qui lui parut venir de loin, de très loin, du bout du monde, une de ces voix qui passent dans les rêves et qui vous disent des choses surprenantes. Elle prononçait : « C’est fait ! on n’entend plus rien. » Il vit sa femme tomber à genoux, le front sur le drap et sanglotant. Alors il se décida à entrer, et, comme Cachelin s’était relevé, il aperçut, sur la blancheur de l’oreiller, la figure de tante Charlotte, les yeux fermés, si creuse, si rigide, si blême, qu’elle avait l’air d’une bonne femme en cire.

Il demanda avec angoisse : « Est-ce fini ? »

Cachelin, qui contemplait aussi sa sœur, se tourna vers lui et ils se regardèrent. Il répondit « Oui », voulant forcer son visage à une expression désolée, mais les deux hommes s’étaient pénétrés d’un coup d’œil, et sans savoir pourquoi, instinctivement, ils se donnèrent une poignée de main, comme pour se remercier l’un l’autre de ce qu’ils avaient fait l’un pour l’autre.

Alors, sans perdre de temps, ils s’occupèrent avec activité de toutes les besognes que réclame un mort.

Lesable se chargea d’aller chercher le médecin et de faire, le plus vite possible, les courses les plus pressées.

Il prit son chapeau et descendit l’escalier en courant, ayant hâte d’être dans la rue, d’être seul, de respirer, de penser, de jouir solitairement de son bonheur.

Lorsqu’il eut terminé ses commissions, au lieu de rentrer il gagna le boulevard, poussé par le désir de voir du monde, de se mêler au mouvement, à la vie heureuse du soir. Il avait envie de crier aux passants : « J’ai cinquante mille livres de rentes », et il allait, les mains dans ses poches, s’arrêtant devant les étalages, examinant les riches étoffes, les bijoux, les meubles de luxe, avec cette pensée joyeuse : « Je pourrai me payer cela maintenant. »

Tout à coup il passa devant un magasin de deuil et une idée brusque l’effleura : « Si elle n’était point morte ? S’ils s’étaient trompés ? »

Et il revint vers sa demeure, d’un pas plus pressé, avec ce doute flottant dans l’esprit.

En rentrant il demanda : « Le docteur est-il venu ? »

Cachelin répondit : « Oui. Il a constaté le décès, et il s’est chargé de la déclaration. »

Ils rentrèrent dans la chambre de la morte. Cora pleurait toujours, assise dans un fauteuil. Elle pleurait très doucement, sans peine, presque sans chagrin maintenant, avec cette facilité de larmes qu’ont les femmes.

Dès qu’ils se trouvèrent tous trois dans l’appartement, Cachelin prononça à voix basse : « À présent que la bonne est partie se coucher, nous pouvons regarder s’il n’y a rien de caché dans les meubles. »

Et les deux hommes se mirent à l’œuvre. Ils vidaient les tiroirs, fouillaient dans les poches, dépliaient les moindres papiers. À minuit, ils n’avaient rien trouvé d’intéressant. Cora s’était assoupie, et elle ronflait un peu, d’une façon régulière. César demanda : « Est-ce que nous allons rester ici jusqu’au jour ? » Lesable, perplexe, jugeait cela plus convenable. Alors le beau-père en prit son parti : « En ce cas, dit-il, apportons des fauteuils » ; et ils allèrent chercher les deux autres sièges capitonnés qui meublaient la chambre des jeunes époux.

Une heure plus tard, les trois parents dormaient avec des ronflements inégaux, devant le cadavre glacé dans son éternelle immobilité.

Ils se réveillèrent au jour, comme la petite bonne entrait dans la chambre. Cachelin aussitôt avoua, en se frottant les paupières : « Je me suis un peu assoupi depuis une demi-heure à peu près. »

Mais Lesable, qui avait aussitôt repris possession de lui, déclara : « Je m’en suis bien aperçu. Moi, je n’ai pas perdu connaissance une seconde ; j’avais seulement fermé les yeux pour les reposer. »

Cora regagna son appartement.

Alors Lesable demanda avec une apparente indifférence :

« Quand voulez-vous que nous allions chez le notaire prendre connaissance du testament ?

— Mais… ce matin, si vous voulez.

— Est-il nécessaire que Cora nous accompagne ?

— Ça vaut peut-être mieux, puisqu’elle est l’héritière, en somme.

— En ce cas, je vais la prévenir de s’apprêter. » Et Lesable sortit de son pas vif.

L’étude de maître Belhomme venait d’ouvrir ses portes quand Cachelin, Lesable et sa femme se présentèrent, en grand deuil, avec des visages désolés.

Le notaire les reçut aussitôt, les fit asseoir. Cachelin prit la parole : « Monsieur, vous me connaissez : je suis le frère de Mlle Charlotte Cachelin. Voici ma fille et mon gendre. Ma pauvre sœur est morte hier ; nous l’enterrerons demain. Comme vous êtes dépositaire de son testament, nous venons vous demander si elle n’a pas formulé quelque volonté relative à son inhumation ou si vous n’avez pas quelque communication à nous faire. »

Le notaire ouvrit un tiroir, prit une enveloppe, la déchira, tira un papier, et prononça : « Voici, monsieur, un double de ce testament dont je puis vous donner connaissance immédiatement.

« L’autre expédition, exactement pareille à celle-ci, doit rester entre mes mains. » Et il lut :

« Je soussignée, Victorine-Charlotte Cachelin, exprime ici mes dernières volontés :

« Je laisse toute ma fortune, s’élevant à un million cent vingt mille francs environ, aux enfants qui naîtront du mariage de ma nièce Céleste-Coralie Cachelin, avec jouissance des revenus aux parents jusqu’à la majorité de l’aîné des descendants.

« Les dispositions qui suivent règlent la part afférente à chaque enfant et la part demeurant aux parents jusqu’à la fin de leurs jours.

« Dans le cas où ma mort arriverait avant que ma nièce eût un héritier, toute ma fortune restera entre les mains de mon notaire, pendant trois ans, pour ma volonté exprimée plus haut être accomplie si un enfant naît durant cette période.

« Mais dans le cas où Coralie n’obtiendrait point du Ciel un descendant pendant les trois années qui suivront ma mort, ma fortune sera distribuée, par les soins de mon notaire, aux pauvres et aux établissements de bienfaisance dont la liste suit. »

Suivait une série interminable de noms de communautés, de chiffres, d’ordres et de recommandations.

Puis maître Belhomme remit poliment le papier entre les mains de Cachelin, ahuri de saisissement.

Il crut même devoir ajouter quelques explications : « Mlle Cachelin, dit-il, lorsqu’elle me fit l’honneur de me parler pour la première fois de son projet de tester dans ce sens, m’exprima le désir extrême qu’elle avait de voir un héritier de sa race. Elle répondit à tous mes raisonnements par l’expression de plus en plus formelle de sa volonté, qui se basait d’ailleurs sur un sentiment religieux, toute union stérile, pensait-elle, étant un signe de malédiction céleste. Je n’ai pu modifier en rien ses intentions. Croyez que je le regrette bien vivement. » Puis il ajouta, en souriant vers Coralie : « Je ne doute pas que le desideratum de la défunte ne soit bien vite réalisé. »

Et les trois parents s’en allèrent, trop effarés pour penser à rien.

Ils regagnaient leur domicile, côte à côte, sans parler, honteux et furieux, comme s’ils s’étaient mutuellement volés. Toute la douleur même de Cora s’était soudain dissipée, l’ingratitude de sa tante la dispensant de la pleurer. Lesable, enfin, dont les lèvres pâles étaient serrées par une contraction de dépit, dit à son beau-père : « Passez-moi donc cet acte, que j’en prenne connaissance de visu. » Cachelin lui tendit le papier, et le jeune homme se mit à lire. Il s’était arrêté sur le trottoir et, tamponné par les passants, il resta là, fouillant les mots de son œil perçant et pratique. Les deux autres l’attendaient, deux pas en avant, toujours muets.

Puis il rendit le testament en déclarant : « Il n’y a rien à faire. Elle nous a joliment floués ! »

Cachelin, que la déroute de son espérance irritait, répondit : « C’était à vous d’avoir un enfant, sacrebleu ! Vous saviez bien qu’elle le désirait depuis longtemps. »

Lesable haussa les épaules sans répliquer.

En rentrant, ils trouvèrent une foule de gens qui les attendaient, ces gens dont le métier s’exerce autour des morts. Lesable rentra chez lui, ne voulant plus s’occuper de rien, et César rudoya tout le monde, criant qu’on le laissât tranquille, demandant à en finir au plus vite avec tout ça, et trouvant qu’on tardait bien à le débarrasser de ce cadavre.

Cora, enfermée dans sa chambre, ne faisait aucun bruit. Mais Cachelin, au bout d’une heure, alla frapper à la porte de son gendre : « Je viens, dit-il, mon cher Léopold, vous soumettre quelques réflexions, car, enfin, il faut s’entendre. Mon avis est de faire tout de même des funérailles convenables, afin de ne pas donner l’éveil au ministère. Nous nous arrangerons pour les frais. D’ailleurs, rien n’est perdu. Vous n’êtes pas mariés depuis longtemps, et il faudrait bien du malheur pour que vous n’eussiez pas d’enfants. Vous vous y mettrez, voilà tout. Allons au plus pressé. Vous chargez-vous de passer tantôt au ministère ? Je vais écrire les adresses des lettres de faire-part. »

Lesable convint avec aigreur que son beau-père avait raison, et ils s’installèrent face à face aux deux bouts d’une table longue, pour tracer les suscriptions des billets encadrés de noir.

Puis ils déjeunèrent. Cora reparut, indifférente, comme si rien de tout cela ne l’eût concernée, et elle mangea beaucoup, ayant jeûné la veille.

Aussitôt le repas fini, elle retourna dans sa chambre. Lesable sortit pour aller à la Marine, et Cachelin s’installa sur son balcon afin de fumer une pipe, à cheval sur une chaise. Le lourd soleil d’un jour d’été tombait d’aplomb sur la multitude des toits, dont quelques-uns garnis de vitres brillaient comme du feu, jetaient des rayons éblouissants que la vue ne pouvait soutenir.

Et Cachelin, en manches de chemise, regardait, de ses yeux clignotants sous ce ruissellement de lumière, les coteaux verts, là-bas, là-bas, derrière la grande ville, derrière la banlieue poudreuse. Il songeait que la Seine coulait, large, calme et fraîche, au pied de ces collines qui ont des arbres sur leurs pentes, et qu’on serait rudement mieux sous la verdure, le ventre sur l’herbe, tout au bord de la rivière, à cracher dans l’eau, que sur le plomb brûlant de sa terrasse. Et un malaise l’oppressait, la pensée harcelante, la sensation douloureuse de leur désastre, de cette infortune inattendue, d’autant plus amère et brutale que l’espérance avait été plus vive et plus longue ; et il prononça tout haut, comme on fait dans les grands troubles d’esprit, dans les obsessions d’idées fixes : « Sale rosse ! »

Derrière lui, dans la chambre, il entendait les mouvements des employés des pompes funèbres, et le bruit continu du marteau qui clouait le cercueil. Il n’avait point revu sa sœur depuis sa visite au notaire.

Mais peu à peu, la tiédeur, la gaieté, le charme clair de ce grand jour d’été lui pénétrèrent la chair et l’âme, et il songea que tout n’était pas désespéré. Pourquoi donc sa fille n’aurait-elle pas d’enfant ? Elle n’était pas mariée depuis deux ans encore ! Son gendre paraissait vigoureux, bien bâti et bien portant, quoique petit. Ils auraient un enfant, nom d’un nom ! Et puis, d’ailleurs, il le fallait !

Lesable était entré au ministère furtivement et s’était glissé dans son bureau. Il trouva sur sa table un papier portant ces mots : « Le chef vous demande. » Il eut d’abord un geste d’impatience, une révolte contre ce despotisme qui allait lui retomber sur le dos, puis un désir brusque et violent de parvenir l’aiguillonna. Il serait chef à son tour, et vite ; il irait plus haut encore.

Sans ôter sa redingote de ville, il se rendit chez M. Torchebeuf. Il se présenta avec une de ces figures navrées qu’on prend dans les occasions tristes, et même quelque chose de plus, une marque de chagrin réel et profond, cet involontaire abattement qu’impriment aux traits les contrariétés violentes.

La grosse tête du chef, toujours penchée sur le papier, se redressa, et il demanda d’un ton brusque : « J’ai eu besoin de vous toute la matinée. Pourquoi n’êtes-vous pas venu ? » Lesable répondit : « Cher maître, nous avons eu le malheur de perdre ma tante, Mlle Cachelin, et je venais même vous demander d’assister à l’inhumation, qui aura lieu demain. »

Le visage de M. Torchebeuf s’était immédiatement rasséréné. Et il répondit avec une nuance de considération : « En ce cas, mon cher ami, c’est autre chose. Je vous remercie, et je vous laisse libre, car vous devez avoir beaucoup à faire. »

Mais Lesable tenait à se montrer zélé : « Merci, cher maître, tout est fini et je compte rester ici jusqu’à l’heure réglementaire. »

Et il retourna dans son cabinet.

La nouvelle s’était répandue, et on venait de tous les bureaux pour lui faire des compliments plutôt de congratulation que de doléance, et aussi pour voir quelle tenue il avait. Il supportait les phrases et les regards avec un masque résigné d’acteur, et un tact dont on s’étonnait. « Il s’observe fort bien », disaient les uns. Et les autres ajoutaient : « C’est égal, au fond, il doit être rudement content. »

Maze, plus audacieux que tous, lui demanda, avec son air dégagé d’homme du monde : « Savez-vous au juste le chiffre de la fortune ? »

Lesable répondit avec un ton parfait de désintéressement : « Non, pas au juste. Le testament dit douze cent mille francs environ. Je sais cela parce que le notaire a dû nous communiquer immédiatement certaines clauses relatives aux funérailles. »

De l’avis général, Lesable ne resterait pas au ministère. Avec soixante mille livres de rentes, on ne demeure pas gratte-papier. On est quelqu’un ; on peut devenir quelque chose à son gré. Les uns pensaient qu’il visait le Conseil d’État ; d’autres croyaient qu’il songeait à la députation. Le chef s’attendait à recevoir sa démission pour la transmettre au Directeur.

Tout le ministère vint aux funérailles, qu’on trouva maigres. Mais un bruit courait : « C’est Mlle Cachelin elle-même qui les a voulues ainsi. C’était dans le testament. »

Dès le lendemain, Cachelin reprit son service, et Lesable, après une semaine d’indisposition, revint à son tour, un peu pâli, mais assidu et zélé comme autrefois. On eût dit que rien n’était survenu dans leur existence. On remarqua seulement qu’ils fumaient avec ostentation de gros cigares, qu’ils parlaient de la rente, des chemins de fer, des grandes valeurs, en hommes qui ont des titres en poche, et on sut, au bout de quelque temps, qu’ils avaient loué une campagne dans les environs de Paris, pour y finir l’été.

On pensa : « Ils sont avares comme la vieille ; ça tient de famille ; qui se ressemble s’assemble ; n’importe, ça n’est pas chic de rester au ministère avec une fortune pareille. »

Au bout de quelque temps, on n’y pensa plus. Ils étaient classés et jugés.


IV

En suivant l’enterrement de la tante Charlotte, Lesable songeait au million, et, rongé par une rage d’autant plus violente qu’elle devait rester secrète, il en voulait à tout le monde de sa déplorable mésaventure.

Il se demandait aussi : « Pourquoi n’ai-je pas eu d’enfant depuis deux ans que je suis marié ? » Et la crainte de voir son ménage demeurer stérile lui faisait battre le cœur.

Alors, comme le gamin qui regarde, au sommet du mât de cocagne haut et luisant, la timbale à décrocher, et qui se jure à lui-même d’arriver là, à force d’énergie et de volonté, d’avoir la vigueur et la ténacité qu’il faudrait, Lesable prit la résolution désespérée d’être père. Tant d’autres le sont, pourquoi ne le serait-il pas, lui aussi ? Peut-être avait-il été négligent, insoucieux, ignorant de quelque chose, par suite d’une indifférence complète. N’ayant jamais éprouvé le désir violent de laisser un héritier, il n’avait jamais mis tous ses soins à obtenir ce résultat. Il y apporterait désormais des efforts acharnés ; il ne négligerait rien, et il réussirait puisqu’il le voulait ainsi.

Mais lorsqu’il fut rentré chez lui, il se sentit mal à son aise, et il dut prendre le lit. La déception avait été trop rude, il en subissait le contrecoup.

Le médecin jugea son état assez sérieux pour prescrire un repos absolu, qui nécessiterait même ensuite des ménagements assez longs. On craignait une fièvre cérébrale.

En huit jours cependant il fut debout, et il reprit son service au ministère.

Mais il n’osait point, se jugeant encore souffrant, approcher de la couche conjugale. Il hésitait et tremblait, comme un général qui va livrer bataille, une bataille dont dépendait son avenir. Et chaque soir il attendait au lendemain, espérant une de ces heures de santé, de bien-être et d’énergie où on se sent capable de tout. Il se tâtait le pouls à chaque instant, et, le trouvant trop faible ou agité, prenait des toniques, mangeait de la viande crue, faisait, avant de rentrer chez lui, de longues courses fortifiantes.

Comme il ne se rétablissait pas à son gré, il eut l’idée d’aller finir la saison chaude aux environs de Paris. Et bientôt la persuasion lui vint que le grand air des champs aurait sur son tempérament une influence souveraine. Dans sa situation, la campagne produit des effets merveilleux, décisifs. Il se rassura par cette certitude du succès prochain, et il répétait à son beau-père, avec des sous-entendus dans la voix : « Quand nous serons à la campagne, je me porterai mieux, et tout ira bien. »

Ce seul mot de « campagne » lui paraissait comporter une signification mystérieuse.

Ils louèrent donc dans le village de Bezons une petite maison et vinrent tous trois y loger. Les deux hommes partaient à pied, chaque matin, à travers la plaine, pour la gare de Colombes, et revenaient à pied tous les soirs.

Cora, enchantée de vivre ainsi au bord de la douce rivière, allait s’asseoir sur les berges, cueillait des fleurs, rapportait de gros bouquets d’herbes fines, blondes et tremblotantes.

Chaque soir, ils se promenaient tous trois le long de la rive jusqu’au barrage de la Morue, et ils entraient boire une bouteille de bière au restaurant des Tilleuls. Le fleuve, arrêté par la longue file de piquets, s’élançait entre les joints, sautait, bouillonnait, écumait, sur une largeur de cent mètres ; et le ronflement de la chute faisait frémir le sol, tandis qu’une fine buée, une vapeur humide flottait dans l’air, s’élevait de la cascade comme une fumée légère, jetant aux environs une odeur d’eau battue et une saveur de vase remuée.

La nuit tombait. Là-bas, en face, une grande lueur indiquait Paris, et faisait répéter chaque soir à Cachelin : « Hein ! quelle ville tout de même ! » De temps en temps, un train passant sur le pont de fer qui coupe le bout de l’île faisait un roulement de tonnerre et disparaissait bientôt, soit vers la gauche, soit vers la droite, vers Paris ou vers la mer.

Ils revenaient à pas lents, regardant se lever la lune, s’asseyant sur un fossé pour voir plus longtemps tomber dans le fleuve tranquille sa molle et jaune lumière qui semblait couler avec l’eau et que les rides du courant remuaient comme une moire de feu. Les crapauds poussaient leur cri métallique et court. Des appels d’oiseaux de nuit couraient dans l’air. Et parfois une grande ombre muette glissait sur la rivière, troublant son cours lumineux et calme. C’était une barque de maraudeurs qui jetaient soudain l’épervier et ramenaient sans bruit sur leur bateau, dans le vaste et sombre filet, leur pêche de goujons luisants et frémissants, comme un trésor tiré du fond de l’eau, un trésor vivant de poissons d’argent.

Cora, émue, s’appuyait tendrement au bras de son mari dont elle avait deviné les desseins, bien qu’ils n’eussent parlé de rien. C’était pour eux comme un nouveau temps de fiançailles, une seconde attente du baiser d’amour. Parfois il lui jetait une caresse furtive au bord de l’oreille sur la naissance de la nuque, en ce coin charmant de chair tendre où frisent les premiers cheveux. Elle répondait par une pression de main ; et ils se désiraient, se refusant encore l’un à l’autre, sollicités et retenus par une volonté plus énergique, par le fantôme du million.

Cachelin, apaisé par l’espoir qu’il sentait autour de lui, vivait heureux, buvait sec et mangeait beaucoup, sentant naître en lui, au crépuscule, des crises de poésie, cet attendrissement niais qui vient aux plus lourds devant certaines visions des champs : une pluie de lumière dans les branches, un coucher de soleil sur les coteaux lointains, avec des reflets de pourpre sur le fleuve. Et il déclarait : « Moi, devant ces choses-là, je crois à Dieu. Ça me pince là — il montrait le creux de son estomac, — et je me sens tout retourné. Je deviens tout drôle. Il me semble qu’on m’a trempé dans un bain qui me donne envie de pleurer. »

Lesable, cependant, allait mieux, saisi soudain par des ardeurs qu’il ne connaissait plus, des besoins de courir comme un jeune cheval, de se rouler sur l’herbe, de pousser des cris de joie.

Il jugea les temps venus. Ce fut une vraie nuit d’épousailles.

Puis ils eurent une lune de miel, pleine de caresses et d’espérances.

Puis ils s’aperçurent que leurs tentatives demeuraient infructueuses et que leur confiance était vaine.

Ce fut un désespoir, un désastre. Mais Lesable ne perdit pas courage, il s’obstina avec des efforts surhumains. Sa femme, agitée du même désir, et tremblant de la même crainte, plus robuste aussi que lui, se prêtait de bonne grâce à ses tentatives, appelait ses baisers, réveillait sans cesse son ardeur défaillante.

Ils revinrent à Paris dans les premiers jours d’octobre.

La vie devenait dure pour eux. Ils avaient maintenant aux lèvres des paroles désobligeantes ; et Cachelin, qui flairait la situation, les harcelait d’épigrammes de vieux troupier, envenimées et grossières.

Et une pensée incessante les poursuivait, les minait, aiguillonnait leur rancune mutuelle, celle de l’héritage insaisissable. Cora maintenant avait le verbe haut, et rudoyait son mari. Elle le traitait en petit garçon, en moutard, en homme de peu d’importance. Et Cachelin, à chaque dîner, répétait : « Moi, si j’avais été riche, j’aurais eu beaucoup d’enfants… Quand on est pauvre, il faut savoir être raisonnable. » Et, se tournant vers sa fille, il ajoutait : « Toi, tu dois être comme moi, mais voilà… » Et il jetait à son gendre un regard significatif accompagné d’un mouvement d’épaules plein de mépris.

Lesable ne répliquait rien, en homme supérieur tombé dans une famille de rustres. Au ministère on lui trouvait mauvaise mine. Le chef même, un jour, lui demanda : « N’êtes-vous pas malade ? Vous me paraissez un peu changé. »

Il répondit : « Mais non, cher maître. Je suis peut-être fatigué. J’ai beaucoup travaillé depuis quelque temps, comme vous l’avez pu voir. »

Il comptait bien sur son avancement, à la fin de l’année, et il avait repris, dans cet espoir, sa vie laborieuse d’employé modèle.

Il n’eut qu’une gratification de rien du tout, plus faible que toutes les autres. Son beau-père Cachelin n’eut rien.

Lesable, frappé au cœur, retourna trouver le chef et, pour la première fois, il l’appela : « Monsieur. » « À quoi me sert donc, monsieur, de travailler comme je le fais si je n’en recueille aucun fruit ? »

La grosse tête de M. Torchebeuf parut froissée : « Je vous ai déjà dit, monsieur Lesable, que je n’admettais point de discussions de cette nature entre nous. Je vous répète encore que je trouve inconvenante votre réclamation, étant donné votre fortune actuelle comparée à la pauvreté de vos collègues… »

Lesable ne put se contenir : « Mais je n’ai rien, monsieur ! Notre tante a laissé sa fortune au premier enfant qui naîtrait de mon mariage. Nous vivons, mon beau-père et moi, de nos traitements. »

Le chef, surpris, répliqua : « Si vous n’avez rien aujourd’hui, vous serez riche, dans tous les cas, au premier jour. Donc, cela revient au même. »

Et Lesable se retira, plus atterré de cet avancement perdu que de l’héritage imprenable.

Mais comme Cachelin venait d’arriver à son bureau, quelques jours plus tard, le beau Maze entra avec un sourire sur les lèvres, puis Pitolet parut, l’œil allumé, puis Boissel poussa la porte et s’avança d’un air excité ricanant et jetant aux autres des regards de connivence. Le père Savon copiait toujours, sa pipe de terre au coin de la bouche, assis sur sa haute chaise, les deux pieds sur le barreau, à la façon des petits garçons.

Personne ne disait rien. On semblait attendre quelque chose, et Cachelin enregistrait les pièces, en annonçant tout haut, suivant sa coutume : « Toulon. Fournitures de gamelles d’officiers pour le Richelieu. — Lorient. Scaphandres pour le Desaix. — Brest. Essais sur les toiles à voiles de provenance anglaise ! »

Lesable parut. Il venait maintenant chaque matin chercher les affaires qui le concernaient, son beau-père ne prenant plus la peine de les lui faire porter par le garçon.

Pendant qu’il fouillait dans les papiers étalés sur le bureau du commis d’ordre, Maze le regardait de coin en se frottant les mains, et Pitolet, qui roulait une cigarette, avait des petits plis de joie sur les lèvres, ces signes d’une gaieté qui ne se peut plus contenir. Il se tourna vers l’expéditionnaire : « Dites donc, papa Savon, vous avez appris bien des choses dans votre existence, vous ? »

Le vieux, comprenant qu’on allait se moquer de lui et parler encore de sa femme, ne répondit pas.

Pitolet reprit : « Vous avez toujours bien trouvé le secret pour faire des enfants, puisque vous en avez eu plusieurs ? »

Le bonhomme releva la tête : « Vous savez, monsieur Pitolet, que je n’aime pas les plaisanteries sur ce sujet. J’ai eu le malheur d’épouser une compagne indigne. Lorsque j’ai acquis la preuve de son infidélité, je me suis séparé d’elle. »

Maze demanda d’un ton indifférent, sans rire : « Vous l’avez eue plusieurs fois, la preuve, n’est-ce pas ? »

Et le père Savon répondit gravement : « Oui, monsieur. »

Pitolet reprit la parole : « Cela n’empêche que vous êtes père de plusieurs enfants, trois ou quatre, m’a-t-on dit ? »

Le bonhomme, devenu fort rouge, bégaya : « Vous cherchez à me blesser, monsieur Pitolet, mais vous n’y parviendrez point. Ma femme a eu, en effet, trois enfants. J’ai lieu de supposer que le premier est de moi, mais je renie les deux autres. »

Pitolet reprit : « Tout le monde dit, en effet, que le premier est de vous. Cela suffit. C’est très beau d’avoir un enfant, très beau et très heureux. Tenez, je parie que Lesable serait enchanté d’en faire un, un seul, comme vous ? »

Cachelin avait cessé d’enregistrer. Il ne riait pas, bien que le père Savon fût sa tête de Turc ordinaire et qu’il eût épuisé sur lui la série des plaisanteries inconvenantes au sujet de ses malheurs conjugaux.

Lesable avait ramassé ses papiers ; mais, sentant bien qu’on l’attaquait, il voulait demeurer, retenu par l’orgueil, confus et irrité, et cherchant qui donc avait pu leur livrer son secret. Puis le souvenir de ce qu’il avait dit au chef lui revint, et il comprit aussitôt qu’il lui faudrait montrer tout de suite une grande énergie, s’il ne voulait point servir de plastron au ministère tout entier.

Boissel marchait de long en large en ricanant toujours. Il imita la voix enrouée des crieurs des rues et beugla : « Le secret pour faire des enfants, dix centimes, deux sous ! Demandez le secret pour faire des enfants, révélé par M. Savon, avec beaucoup d’horribles détails ! »

Tout le monde se mit à rire, hormis Lesable et son beau-père. Et Pitolet, se tournant vers le commis d’ordre : « Qu’est-ce que vous avez donc, Cachelin ? Je ne reconnais pas votre gaieté habituelle. On dirait que vous ne trouvez pas ça drôle que le père Savon ait eu un enfant de sa femme. Moi, je trouve ça très farce, très farce. Tout le monde n’en peut pas faire autant ! »

Lesable s’était remis à remuer des papiers, faisait semblant de lire et de ne rien entendre ; mais il était devenu blême.

Boissel reprit avec la même voix de voyou : « De l’utilité des héritiers pour recueillir les héritages, dix centimes, deux sous, demandez ! »

Alors Maze, qui jugeait inférieur ce genre d’esprit et qui en voulait personnellement à Lesable de lui avoir dérobé l’espoir de fortune qu’il nourrissait dans le fond de son cœur, lui demanda directement : « Qu’est-ce que vous avez donc, Lesable, vous êtes fort pâle ? »

Lesable releva la tête et regarda bien en face son collègue. Il hésita quelques secondes, la lèvre frémissante, cherchant quelque chose de blessant et de spirituel, mais ne trouvant pas à son gré, il répondit : « Je n’ai rien. Je m’étonne seulement de vous voir déployer tant de finesse. »

Maze, toujours le dos au feu et relevant de ses deux mains les basques de sa redingote, reprit en riant : « On fait ce qu’on peut, mon cher. Nous sommes comme vous, nous ne réussissons pas toujours… »

Une explosion de rires lui coupa la parole. Le père Savon, stupéfait, comprenant vaguement qu’on ne s’adressait plus à lui, qu’on ne se moquait pas de lui, restait bouche béante, la plume en l’air. Et Cachelin attendait, prêt à tomber à coups de poing sur le premier que le hasard lui désignerait.

Lesable balbutia : « Je ne comprends pas. À quoi n’ai-je pas réussi ? »

Le beau Maze laissa retomber un des côtés de sa redingote pour se friser la moustache et, d’un ton gracieux : « Je sais que vous réussissez d’ordinaire à tout ce que vous entreprenez. Donc, j’ai eu tort de parler de vous. D’ailleurs, il s’agissait des enfants de papa Savon et non des vôtres, puisque vous n’en avez pas. Or, puisque vous réussissez dans vos entreprises, il est évident que si vous n’avez pas d’enfants, c’est que vous n’en n’avez pas voulu. »

Lesable demanda rudement : « De quoi vous mêlez-vous ? »

Devant ce ton provocant, Maze, à son tour, haussa la voix : « Dites donc, vous, qu’est-ce qui vous prend ? Tâchez d’être poli, ou vous aurez affaire à moi ! »

Mais Lesable tremblait de colère, et perdant toute mesure : « Monsieur Maze, je ne suis pas, comme vous, un grand fat, ni un grand beau. Et je vous prie désormais de ne jamais m’adresser la parole. Je ne me soucie ni de vous ni de vos semblables. » Et il jetait un regard de défi vers Pitolet et Boissel.

Maze avait soudain compris que la vraie force est dans le calme et l’ironie ; mais, blessé dans toutes ses vanités, il voulut frapper au cœur son ennemi, et reprit d’un ton protecteur, d’un ton de conseiller bienveillant, avec une rage dans les yeux : « Mon cher Lesable, vous passez les bornes. Je comprends d’ailleurs votre dépit ; il est fâcheux de perdre une fortune et de la perdre pour si peu, pour une chose si facile, si simple… Tenez, si vous voulez, je vous rendrai ce service-là, moi, pour rien, en bon camarade. C’est l’affaire de cinq minutes… »

Il parlait encore, il reçut en pleine poitrine l’encrier du père Savon que Lesable lui lançait. Un flot d’encre lui couvrit le visage, le métamorphosant en nègre avec une rapidité surprenante. Il s’élança, roulant des yeux blancs, la main levée pour frapper. Mais Cachelin couvrit son gendre, arrêtant à bras-le-corps le grand Maze, et, le bousculant, le secouant, le bourrant de coups, il le rejeta contre le mur. Maze se dégagea d’un effort violent, ouvrit la porte, cria vers les deux hommes : « Vous allez avoir de mes nouvelles ! » et il disparut.

Pitolet et Boissel le suivirent. Boissel expliqua sa modération, par la crainte qu’il avait eue de tuer quelqu’un en prenant part à la lutte.

Aussitôt rentré dans son bureau, Maze tenta de se nettoyer, mais il n’y put réussir ; il était teint avec une encre à fond violet, dite indélébile et ineffaçable. Il demeurait devant sa glace, furieux et désolé, et se frottant la figure rageusement avec sa serviette roulée en bouchon. Il n’obtint qu’un noir plus riche, nuancé de rouge, le sang affluant à la peau.

Boissel et Pitolet l’avaient suivi et lui donnaient des conseils. Selon celui-ci, il fallait se laver le visage avec de l’huile d’olive pure ; selon celui-là, on réussirait avec de l’ammoniaque. Le garçon de bureau fut envoyé pour demander conseil à un pharmacien. Il rapporta un liquide jaune et une pierre ponce. On n’obtint aucun résultat.

Maze, découragé, s’assit et déclara : « Maintenant, il reste à vider la question d’honneur. Voulez-vous me servir de témoins et aller demander à M. Lesable soit des excuses suffisantes soit une réparation par les armes ? »

Tous deux acceptèrent et on se mit à discuter la marche à suivre. Ils n’avaient aucune idée de ces sortes d’affaires, mais ne voulaient pas l’avouer, et, préoccupés par le désir d’être corrects, ils émettaient des opinions timides et diverses. Il fut décidé qu’on consulterait un capitaine de frégate détaché au ministère pour diriger le service des charbons. Il n’en savait pas plus qu’eux. Après avoir réfléchi, il leur conseilla néanmoins d’aller trouver Lesable et de le prier de les mettre en rapport avec deux amis.

Comme ils se dirigeaient vers le bureau de leur confrère, Boissel s’arrêta soudain : « Ne serait-il pas urgent d’avoir des gants ? »

Pitolet hésita une seconde : « Oui, peut-être. » Mais pour se procurer des gants, il fallait sortir, et le chef ne badinait pas. On renvoya donc le garçon de bureau chercher un assortiment chez un marchand. La couleur les arrêta longtemps. Boissel les voulait noirs ; Pitolet trouvait cette teinte déplacée dans la circonstance. Ils les prirent violets.

En voyant entrer ces deux hommes gantés et solennels, Lesable leva la tête et demanda brusquement : « Qu’est-ce que vous voulez ? »

Pitolet répondit : « Monsieur, nous sommes chargés par notre ami M. Maze de vous demander soit des excuses, soit une réparation par les armes, pour les voies de fait auxquelles vous vous êtes livré sur lui. »

Mais Lesable, encore exaspéré, cria : « Comment ! il m’insulte, et il vient encore me provoquer ? Dites-lui que je le méprise, que je méprise ce qu’il peut dire ou faire. »

Boissel, tragique, s’avança : « Vous allez nous forcer, monsieur, à publier dans les journaux un procès-verbal qui vous sera fort désagréable. »

Pitolet, malin, ajouta : « Et qui pourra nuire gravement à votre honneur et à votre avancement futur. »

Lesable, atterré, les regardait. Que faire ? Il songea à gagner du temps : « Messieurs, vous aurez ma réponse dans dix minutes. Voulez-vous l’attendre dans le bureau de M. Pitolet ? »

Dès qu’il fut seul, il regarda autour de lui, comme pour chercher un conseil, une protection.

Un duel ! Il allait avoir un duel !

Il restait palpitant, effaré, en homme paisible qui n’a jamais songé à cette possibilité, qui ne s’est point préparé à ces risques, à ces émotions, qui n’a point fortifié son courage dans la prévision de cet événement formidable. Il voulut se lever et retomba assis, le cœur battant, les jambes molles. Sa colère et sa force avaient tout à coup disparu. Mais la pensée de l’opinion du ministère et du bruit que la chose allait faire à travers les bureaux réveilla son orgueil défaillant, et ne sachant que résoudre, il se rendit chez le chef pour prendre son avis.

M. Torchebeuf fut surpris et demeura perplexe. La nécessité d’une rencontre armée ne lui apparaissait pas ; et il songeait que tout cela allait encore désorganiser son service. Il répétait : « Moi, je ne puis rien vous dire. C’est là une question d’honneur qui ne me regarde pas. Voulez-vous que je vous donne un mot pour le commandant Bouc ? c’est un homme compétent en la matière et il pourra vous guider. »

Lesable accepta et alla trouver le commandant qui consentit même à être son témoin ; il prit un sous-chef pour le seconder.

Boissel et Pitolet les attendaient, toujours gantés. Ils avaient emprunté deux chaises dans un bureau voisin afin d’avoir quatre sièges.

On se salua gravement, on s’assit. Pitolet prit la parole et exposa la situation. Le commandant, après l’avoir écouté, répondit : « La chose est grave, mais ne me paraît pas irréparable ; tout dépend des intentions. » C’était un vieux marin sournois qui s’amusait.

Et une longue discussion commença, où furent élaborés successivement quatre projets de lettres, les excuses devant être réciproques. Si M. Maze reconnaissait n’avoir pas eu l’intention d’offenser, dans le principe, M. Lesable, celui-ci s’empresserait d’avouer tousses torts en lançant l’encrier, et s’excuserait de sa violence inconsidérée.

Et les quatre mandataires retournèrent vers leurs clients.

Maze, assis maintenant devant sa table, agité par l’émotion du duel possible, bien que s’attendant à voir reculer son adversaire, regardait successivement l’une et l’autre de ses joues dans un de ces petits miroirs ronds, en étain, que tous les employés cachent dans leur tiroir pour faire, avant le départ du soir, la toilette de leur barbe, de leurs cheveux et de leur cravate.

Il lut les lettres qu’on lui soumettait et déclara avec une satisfaction visible : « Cela me paraît fort honorable. Je suis prêt à signer. »

Lesable, de son côté, avait accepté sans discussion la rédaction de ses témoins, en déclarant : « Du moment que c’est là votre avis, je ne puis qu’acquiescer. »

Et les quatre plénipotentiaires se réunirent de nouveau. Les lettres furent échangées ; on se salua gravement, et, l’incident vidé, on se sépara.

Une émotion extraordinaire régnait dans l’administration. Les employés allaient aux nouvelles, passaient d’une porte à l’autre, sabordaient dans les couloirs.

Quand on sut l’affaire terminée, ce fut une déception générale. Quelqu’un dit : « Ça ne fait toujours pas un enfant à Lesable. » Et le mot courut. Un employé rima une chanson.

Mais, au moment où tout semblait fini, une difficulté surgit, soulevée par Boissel : « Quelle devait être l’attitude des deux adversaires quand ils se trouveraient face à face ? Se salueraient-ils ? Feindraient-ils de ne se point connaître ? » Il fut décidé qu’ils se rencontreraient, comme par hasard, dans le bureau du chef et qu’ils échangeraient, en présence de M. Torchebeuf, quelques paroles de politesse.

Cette cérémonie fut aussitôt accomplie ; et Maze, ayant fait demander un fiacre, rentra chez lui pour essayer de se nettoyer la peau.

Lesable et Cachelin remontèrent ensemble, sans parler, exaspérés l’un contre l’autre, comme si ce qui venait d’arriver eût dépendu de l’un ou de l’autre. Dès qu’il fut rentré chez lui, Lesable jeta violemment son chapeau sur la commode et cria vers sa femme :

« J’en ai assez, moi. J’ai un duel pour toi, maintenant ! »

Elle le regarda, surprise, irritée déjà.

« Un duel, pourquoi cela ?

— Parce que Maze m’a insulté à ton sujet. »

Elle s’approcha : « À mon sujet ? Comment ? »

Il s’était assis rageusement dans un fauteuil. Il reprit : « Il m’a insulté… Je n’ai pas besoin de t’en dire plus long. »

Mais elle voulait savoir : « J’entends que tu me répètes les propos qu’il a tenus sur moi. »

Lesable rougit, puis balbutia : « Il m’a dit… il m’a dit… C’est à propos de ta stérilité. »

Elle eut une secousse ; puis une fureur la souleva et la rudesse paternelle transperçant sa nature de femme, elle éclata : « Moi !… Je suis stérile, moi ? Qu’est-ce qu’il en sait, ce manant-là ? Stérile avec toi, oui, parce que tu n’es pas un homme ! Mais si j’avais épousé quelqu’un, n’importe qui, entends-tu, j’en aurais eu des enfants. Ah ! je te conseille de parler ! Cela me coûte cher d’avoir épousé une chiffe comme toi !… Et qu’est-ce que tu as répondu à ce gueux ? »

Lesable, effaré, devant cet orage, bégaya : « Je l’ai… souffleté. »

Elle le regarda, étonnée : « Et qu’est-ce qu’il a fait, lui ?

— Il m’a envoyé des témoins. Voilà ! »

Elle s’intéressait maintenant à cette affaire, attirée, comme toutes les femmes, vers les aventures dramatiques, et elle demanda, adoucie tout à coup, prise soudain d’une certaine estime pour cet homme qui allait risquer sa vie : « Quand est-ce que vous vous battez ? »

Il répondit tranquillement : « Nous ne nous battons pas ; la chose a été arrangée par les témoins. Maze m’a ait des excuses. »

Elle le dévisagea, outrée de mépris : « Ah ! on m’a insultée devant toi, et tu as laissé dire, et tu ne te bats point ! Il ne te manquait plus que d’être un poltron ! »

Il se révolta : « Je t’ordonne de te taire. Je sais mieux que toi ce qui regarde mon honneur. D’ailleurs, voici la lettre de M. Maze. Tiens, lis, et tu verras. »

Elle prit le papier, le parcourut, devina tout, et ricanant :

« Toi aussi tu as écrit une lettre ? Vous avez eu peur l’un de l’autre. Oh ! que les hommes sont lâches ! Si nous étions à votre place, nous autres… Enfin, là-dedans, c’est moi qui ai été insultée, moi, ta femme, et tu te contentes de cela ! Ça ne m’étonne plus si tu n’es pas capable d’avoir un enfant. Tout se tient. Tu es aussi… mollasse devant les femmes que devant les hommes. Ah ! j’ai pris là un joli coco ! »

Elle avait trouvé soudain la voix et les gestes de Cachelin, des gestes canailles de vieux troupier et des intonations d’homme.

Debout devant lui, les mains sur les hanches, haute, forte, vigoureuse, la poitrine ronde, la face rouge, la voix profonde et vibrante, le sang colorant ses joues fraîches de belle fille, elle regardait, assis devant elle, ce petit homme pâle, un peu chauve, rasé, avec ses courts favoris d’avocat. Elle avait envie de l’étrangler, de l’écraser.

Et elle répéta : « Tu n’es capable de rien, de rien. Tu laisses même tout le monde te passer sur le dos comme employé ! »

La porte s’ouvrit ; Cachelin parut, attiré par le bruit des voix, et il demanda : « Qu’est-ce qu’il y a ?»

Elle se retourna : « Je dis son fait à ce pierrot-là ! »

Et Lesable, levant les yeux, s’aperçut de leur ressemblance. Il lui sembla qu’un voile se levait qui les lui montrait tels qu’ils étaient, le père et la fille, du même sang, de la même race commune et grossière. Il se vit perdu, condamné à vivre entre les deux, toujours.

Cachelin déclara : « Si seulement on pouvait divorcer. Ça n’est pas agréable d’avoir épousé un chapon. »

Lesable se dressa d’un bond, tremblant de fureur, éclatant à ce mot. Il marcha vers son beau-père, en bredouillant : « Sortez d’ici !… Sortez !… Vous êtes chez moi, entendez-vous… Je vous chasse… » Et il saisit sur la commode une bouteille pleine d’eau sédative qu’il brandissait comme une massue.

Cachelin, intimidé, sortit à reculons en murmurant : « Qu’est-ce qui lui prend, maintenant ? »

Mais la colère de Lesable ne s’apaisa point ; c’en était trop. Il se tourna vers sa femme, qui le regardait toujours, un peu étonnée de sa violence, et il cria, après avoir posé sa bouteille sur le meuble : « Quant à toi… quant à toi… » Mais, comme il ne trouvait rien à dire, n’ayant pas de raisons à donner, il demeurait en face d’elle, le visage décomposé, la voix changée.

Elle se mit à rire.

Devant cette gaieté qui l’insultait encore, il devint fou, et s’élançant, il la saisit au cou de la main gauche, tandis qu’il la giflait furieusement de la droite. Elle reculait, éperdue, suffoquant. Elle rencontra le lit et s’abattit dessus à la renverse. Il ne la lâchait point et frappait toujours. Tout à coup il se releva, essoufflé, épuisé ; et, honteux soudain de sa brutalité, il balbutia : « Voilà… voilà… voilà ce que c’est. »

Mais elle ne remuait point, comme s’il l’eût tuée. Elle restait sur le dos, au bord de la couche, la figure cachée maintenant dans ses deux mains. Il s’approcha, gêné, se demandant ce qui allait arriver et attendant qu’elle découvrît son visage pour voir ce qui se passait en elle. Au bout de quelques minutes, son angoisse grandissant, il murmura : « Cora ! dis, Cora ! » Elle ne répondit point et ne bougea pas. Qu’avait-elle ? Que faisait-elle ? Qu’allait-elle faire surtout ?

Sa rage passée, tombée aussi brusquement qu’elle s’était éveillée, il se sentait odieux, presque criminel. Il avait battu une femme, sa femme, lui, l’homme sage et froid, l’homme bien élevé et toujours raisonnable. Et dans l’attendrissement de la réaction, il avait envie de demander pardon, de se mettre à genoux, d’embrasser cette joue frappée et rouge. Il toucha, du bout du doigt, doucement, une des mains étendues sur ce visage invisible. Elle sembla ne rien sentir. Il la flatta, la caressant comme on caresse un chien grondé. Elle ne s’en aperçut pas. Il dit encore : « Cora, écoute, Cora, j’ai eu tort, écoute. » Elle semblait morte. Alors il essaya de soulever cette main. Elle se détacha facilement, et il vit un œil ouvert qui le regardait, un œil fixe, inquiétant et troublant.

Il reprit : « Écoute, Cora, je me suis laissé emporter par la colère. C’est ton père qui m’avait poussé à bout. On n’insulte pas un homme ainsi. »

Elle ne répondit rien, comme si elle n’entendait pas. Il ne savait que dire, que faire. Il l’embrassa près de l’oreille, et, en se relevant, il vit une larme au coin de l’œil, une grosse larme qui se détacha et roula vivement sur la joue ; et la paupière s’agitait, se fermait coup sur coup.

Il fut saisi de chagrin, pénétré d’émotion, et, ouvrant les bras, il s’étendit sur sa femme ; il écarta l’autre main avec ses lèvres, et lui baisant toute la figure, il la priait : « Ma pauvre Cora, pardonne-moi, dis, pardonne-moi. »

Elle pleurait toujours, sans bruit, sans sanglots, comme on pleure des chagrins profonds.

Il la tenait serrée contre lui, la caressant, lui murmurant dans l’oreille tous les mots tendres qu’il pouvait trouver. Mais elle demeurait insensible. Cependant elle cessa de pleurer. Ils restèrent longtemps ainsi, étendus et enlacés.

La nuit venait, emplissant d’ombre la petite chambre ; et lorsque la pièce fut bien noire, il s’enhardit et sollicita son pardon de manière à raviver leurs espérances.

Lorsqu’ils se furent relevés, il avait repris sa voix et sa figure ordinaires, comme si rien ne s’était passé. Elle paraissait au contraire attendrie, parlait d’un ton plus doux que de coutume, regardait son mari avec des yeux soumis, presque caressants, comme si cette correction inattendue eût détendu ses nerfs et amolli son cœur. Il prononça tranquillement : « Ton père doit s’ennuyer, tout seul chez lui ; tu devrais bien aller le chercher. Il serait temps de dîner, d’ailleurs. » Elle sortit.

Il était sept heures, en effet, et la petite bonne annonça la soupe ; puis Cachelin, calme et souriant, reparut avec sa fille. On se mit à table et on causa, ce soir-là, avec plus de cordialité qu’on n’avait fait depuis longtemps, comme si quelque chose d’heureux était arrivé pour tout le monde.


V

Mais leurs espérances toujours entretenues, toujours renouvelées, n’aboutissaient jamais à rien. De mois en mois leurs attentes déçues, malgré la persistance de Lesable et la bonne volonté de sa compagne, les enfiévraient d’angoisse. Chacun sans cesse reprochait à l’autre leur insuccès, et l’époux désespéré, amaigri, fatigué, avait à souffrir surtout de la grossièreté de Cachelin qui ne l’appelait plus, dans leur intimité guerroyante, que « M. Lecoq », en souvenir sans doute de ce jour où il avait failli recevoir une bouteille par la figure pour avoir prononcé le mot Chapon.

Sa fille et lui, ligués d’instinct, enragés par la pensée constante de cette grosse fortune si proche et impossible à saisir, ne savaient qu’inventer pour humilier et torturer cet impotent d’où venait leur malheur.

En se mettant à table, Cora, chaque jour, répétait : « Nous avons peu de chose pour le dîner. Il en serait autrement si nous étions riches. Ce n’est pas ma faute. »

Quand Lesable partait pour son bureau, elle lui criait du fond de sa chambre : « Prends ton parapluie pour ne pas me revenir sale comme une roue d’omnibus. Après tout, ce n’est pas ma faute si tu es encore obligé de faire ce métier de gratte-papier. »

Quand elle allait sortir elle-même, elle ne manquait jamais de s’écrier : « Dire que si j’avais épousé un autre homme j’aurais une voiture à moi. »

À toute heure, en toute occasion, elle pensait à cela, piquait son mari d’un reproche, le cinglait d’une injure, le faisait seul coupable, le rendait seul responsable de la perte de cet argent qu’elle aurait possédé.

Un soir enfin, perdant encore patience, il s’écria : « Mais, nom d’un chien ! te tairas-tu à la fin ? D’abord, c’est ta faute, à toi seule, entends-tu, si nous n’avons pas d’enfant, parce que j’en ai un, moi… »

Il mentait, préférant tout à cet éternel reproche et à cette honte de paraître impuissant.

Elle le regarda, étonnée d’abord, cherchant la vérité dans ses yeux, puis ayant compris, et pleine de dédain : « Tu as un enfant, toi ? »

Il répondit effrontément : « Oui, un enfant naturel que je fais élever à Asnières. »

Elle reprit avec tranquillité : « Nous irons le voir demain pour que je me rende compte comment il est fait. »

Mais il rougit jusqu’aux oreilles en balbutiant : « Comme tu voudras. »

Elle se leva, le lendemain, dès sept heures, et comme il s’étonnait : « Mais n’allons-nous pas voir ton enfant ? Tu me l’as promis hier soir. Est-ce que tu n’en aurais plus aujourd’hui, par hasard ? »

Il sortit de son lit brusquement : « Ce n’est pas mon enfant que nous allons voir, mais un médecin ; et il te dira ton fait. »

Elle répondit, en femme sûre d’elle : « Je ne demande pas mieux. »

Cachelin se chargea d’annoncer au ministère que son gendre était malade ; et le ménage Lesable, renseigné par un pharmacien voisin, sonnait à une heure précise à la porte du docteur Lefilleul, auteur de plusieurs ouvrages sur l’hygiène de la génération.

Ils entrèrent dans un salon blanc à filets d’or, mal meublé, qui semblait nu et inhabité malgré le nombre des sièges. Ils s’assirent. Lesable se sentait ému, tremblant, honteux aussi. Leur tour vint et ils pénétrèrent dans une sorte de bureau où les reçut un gros homme de petite taille, cérémonieux et froid.

Il attendit qu’ils s’expliquassent ; mais Lesable ne s’y hasardait point, rouge jusqu’aux oreilles. Sa femme alors se décida, et, d’une voix tranquille, en personne résolue à tout pour arriver à son but : « Monsieur, nous venons vous trouver parce que nous n’avons pas d’enfants. Une grosse fortune en dépend pour nous. »

La consultation fut longue, minutieuse et pénible. Seule Cora ne semblait point gênée, se prêtait à l’examen attentif du médecin en femme qu’anime et que soutient un intérêt plus haut.

Après avoir étudié pendant près d’une heure les deux époux, le praticien ne se prononça pas.

« Je ne constate rien, dit-il, rien d’anormal, ni rien de spécial. Le cas, d’ailleurs, se présente assez fréquemment. Il en est des corps comme des caractères. Lorsque nous voyons tant de ménages disjoints pour incompatibilité d’humeur, il n’est pas étonnant d’en voir d’autres stériles pour incompatibilité physique. Madame me paraît particulièrement bien constituée et apte à la génération. Monsieur, de son côté, bien que ne présentant aucun caractère de conformation en dehors de la règle, me semble affaibli, peut-être même par suite de son excessif désir de devenir père. Voulez-vous me permettre de vous ausculter ? »

Lesable, inquiet, ôta son gilet et le docteur colla longtemps son oreille sur le thorax et dans le dos de l’employé, puis il le tapota obstinément depuis l’estomac jusqu’au cou et depuis les reins jusqu’à la nuque.

Il constata un léger trouble au premier temps du cœur, et même une menace du côté de la poitrine.

« Il faut vous soigner, monsieur, vous soigner attentivement. C’est de l’anémie, de l’épuisement, pas autre chose. Ces accidents, encore insignifiants, pourraient, en peu de temps, devenir incurables. »

Lesable, blême d’angoisse, demanda une ordonnance. On lui prescrivit un régime compliqué. Du fer, des viandes rouges, du bouillon dans le jour, de l’exercice, du repos et un séjour à la campagne pendant l’été. Puis le docteur leur donna des conseils pour le moment où il irait mieux. Il leur indiqua des pratiques usitées dans leur cas et qui avaient souvent réussi.

La consultation coûta quarante francs.

Lorsqu’ils furent dans la rue, Cora prononça, pleine de colère sourde et prévoyant l’avenir : « Me voilà bien lotie, moi ! »

Il ne répondit pas. Il marchait dévoré de craintes, recherchant et pesant chaque parole du docteur. Ne l’avait-il pas trompé ? Ne l’avait-il pas jugé perdu ? Il ne pensait guère à l’héritage, maintenant, et à l’enfant ! Il s’agissait de sa vie !

Il lui semblait entendre un sifflement dans ses poumons et sentir son cœur battre à coups précipités. En traversant les Tuileries, il eut une faiblesse et désira s’asseoir. Sa femme, exaspérée, resta debout près de lui pour l’humilier, le regardant de haut en bas avec une pitié méprisante. Il respirait péniblement, exagérant l’essoufflement qui provenait de son émotion ; et, les doigts de la main gauche sur le pouls du poignet droit, il comptait les pulsations de l’artère.

Cora, qui piétinait d’impatience, demanda : « Est-ce fini, ces manières-là ? Quand tu seras prêt ? » Il se leva, comme se lèvent les victimes, et se remit en route sans prononcer une parole.

Quand Cachelin apprit le résultat de la consultation, il ne modéra point sa fureur. Il gueulait : « Nous voilà propres, ah bien ! nous voilà propres. » Et il regardait son gendre avec des yeux féroces, comme s’il eût voulu le dévorer.

Lesable n’écoutait pas, n’entendait pas, ne pensant plus qu’à sa santé, à son existence menacée. Ils pouvaient crier, le père et la fille, ils n’étaient pas dans sa peau, à lui, et, sa peau, il la voulait garder.

Il eut des bouteilles de pharmacien sur sa table, et il dosait, à chaque repas, les médicaments, sous les sourires de sa femme et les rires bruyants de son beau-père. Il se regardait dans la glace à tout instant, posait à tout moment la main sur son cœur pour en étudier les secousses, et il se fit faire un lit dans une pièce obscure qui servait de garde-robe, ne voulant plus se trouver en contact charnel avec Cora.

Il éprouvait pour elle, maintenant, une haine apeurée, mêlée de mépris et de dégoût. Toutes les femmes, d’ailleurs, lui apparaissaient à présent comme des monstres, des bêtes dangereuses, ayant pour mission de tuer les hommes ; et il ne pensait plus au testament de tante Charlotte que comme on pense à un accident passé dont on a failli mourir.

Des mois encore s’écoulèrent. Il ne restait plus qu’un an avant le terme final.

Cachelin avait accroché dans la salle à manger un énorme calendrier dont il effaçait un jour chaque matin, et l’exaspération de son impuissance, le désespoir de sentir de semaine en semaine lui échapper cette fortune, la rage de penser qu’il lui faudrait trimer encore au bureau, et vivre ensuite avec une retraite de deux mille francs, jusqu’à sa mort, le poussaient à des violences de paroles qui, pour moins que rien, seraient devenues des voies de fait.

Il ne pouvait regarder Lesable sans frémir d’un besoin furieux de le battre, de l’écraser, de le piétiner. Il le haïssait d’une haine désordonnée. Chaque fois qu’il le voyait ouvrir la porte, entrer, il lui semblait qu’un voleur pénétrait chez lui, qui l’avait dépouillé d’un bien sacré, d’un héritage de famille. Il le haïssait plus qu’on ne hait un ennemi mortel, et il le méprisait en même temps pour sa faiblesse, et surtout pour sa lâcheté, depuis qu’il avait renoncé à poursuivre l’espoir commun par crainte pour sa santé.

Lesable, en effet, vivait plus séparé de sa femme que si aucun lien ne les eût unis. Il ne l’approchait plus, ne la touchait plus, évitait même son regard, autant par honte que par peur.

Cachelin, chaque jour, demandait à sa fille : « Eh bien, ton mari s’est-il décidé ? »

Elle répondait : « Non, papa. »

Chaque soir, à table, avaient lieu des scènes pénibles. Cachelin sans cesse répétait : « Quand un homme n’est pas un homme, il ferait mieux de crever pour céder la place à un autre. »

Et Cora ajoutait : « Le fait est qu’il y a des gens bien inutiles et bien gênants. Je ne sais pas trop ce qu’ils font sur la terre si ce n’est d’être à charge à tout le monde. »

Lesable buvait ses drogues et ne répondait pas. Un jour enfin, son beau-père lui cria : « Vous savez, vous, si vous ne changez pas d’allures, maintenant que vous allez mieux, je sais bien ce que fera ma fille !… »

Le gendre leva les yeux, pressentant un nouvel outrage, interrogeant du regard. Cachelin reprit : « Elle en prendra un autre que vous, parbleu ! Et vous avez une rude chance que ce ne soit pas déjà fait. Quand on a épousé un paltoquet de votre espèce, tout est permis. »

Lesable, livide, répondit : « Ce n’est pas moi qui l’empêche de suivre vos bons conseils. »

Cora avait baissé les yeux. Et Cachelin, sentant vaguement qu’il venait de dire une chose trop forte, demeura un peu confus.


VI

Au ministère, les deux hommes semblaient vivre en assez bonne intelligence. Une sorte de pacte tacite s’était fait entre eux pour cacher à leurs collègues les batailles de leur intérieur. Ils s’appelaient « mon cher Cachelin » — « mon cher Lesable », et feignaient même de rire ensemble, d’être heureux et contents, satisfaits de leur vie commune.

Lesable et Maze, de leur côté, se comportaient l’un vis-à-vis de l’autre avec la politesse cérémonieuse d’adversaires qui ont failli se battre. Le duel raté dont ils avaient eu le frisson mettait entre eux une politesse exagérée, une considération plus marquée, et peut-être un désir secret de rapprochement, venu de la crainte confuse d’une complication nouvelle. On observait et on approuvait leur attitude d’hommes du monde qui ont eu une affaire d’honneur.

Ils se saluaient de fort loin, avec une gravité sévère, d’un grand coup de chapeau tout à fait digne.

Ils ne se parlaient pas, aucun des deux ne voulant ou n’osant prendre sur lui de commencer.

Mais un jour, Lesable, que le chef demandait immédiatement, se mit à courir pour marquer son zèle, et, au détour du couloir, il alla donner de tout son élan dans le ventre d’un employé qui arrivait en sens inverse. C’était Maze. Ils reculèrent tous les deux, et Lesable demanda avec un empressement confus et poli : « Je ne vous ai point fait de mal, monsieur ? »

L’autre répondit : « Nullement, monsieur. »

Depuis ce moment, ils jugèrent convenable d’échanger quelques paroles en se rencontrant. Puis, entrant en lutte de courtoisie, ils eurent des prévenances l’un pour l’autre, d’où naquit bientôt une certaine familiarité, puis une intimité que tempérait une réserve, l’intimité de gens qui s’étaient méconnus, mais dont une certaine hésitation craintive retient encore l’élan ; puis, à force de politesses et de visites de pièce à pièce, une camaraderie s’établit.

Souvent ils bavardaient maintenant, en venant aux nouvelles dans le bureau du commis d’ordre. Lesable avait perdu de sa morgue d’employé sûr d’arriver, Maze mettait de côté sa tenue d’homme du monde ; et Cachelin se mêlait à la conversation, semblait voir avec intérêt leur amitié. Quelquefois, après le départ du beau commis, qui s’en allait la taille droite, effleurant du front le haut de la porte, il murmurait en regardant son gendre : « En voilà un gaillard, au moins ! »

Un matin, comme ils étaient là tous les quatre, car le père Savon ne quittait jamais sa copie, la chaise de l’expéditionnaire, sciée sans doute par quelque farceur, s’écroula sous lui, et le bonhomme roula sur le parquet en poussant u n cri d’effroi.

Les trois autres se précipitèrent. Le commis d’ordre attribua cette machination aux communards et Maze voulait à toute force voir l’endroit blessé. Cachelin et lui essayèrent même de déshabiller le vieux pour le panser, disaient-ils. Mais il résistait désespérément, criant qu’il n’avait rien.

Quand la gaieté fut apaisée, Cachelin, tout à coup, s’écria : « Dites donc, monsieur Maze, vous ne savez pas, maintenant que nous sommes bien ensemble, vous devriez venir dîner dimanche à la maison. Ça nous ferait plaisir à tous, à mon gendre, à moi, et à ma fille qui vous connaît bien de nom, car on parle souvent du bureau. C’est dit, hein ? »

Lesable joignit ses instances, mais plus froidement, à celles de son beau-père : « Venez donc, vous nous ferez grand plaisir. »

Maze hésitait, embarrassé, souriant au souvenir de tous les bruits qui couraient.

Cachelin le pressait : « Allons, c’est entendu ?

— Eh bien ! oui, j’accepte. »

Quand son père lui dit, en rentrant : « Tu ne sais pas, M. Maze vient dîner ici dimanche prochain », Cora, surprise d’abord, balbutia : « M. Maze ? — Tiens ! »

Et elle rougit jusqu’aux cheveux, sans savoir pourquoi. Elle avait si souvent entendu parler de lui, de ses manières, de ses succès, car il passait dans le ministère pour entreprenant avec les femmes et irrésistible, qu’un désir de le connaître s’était éveillé en elle depuis longtemps.

Cachelin reprit en se frottant les mains : « Tu verras, c’est un rude gars, et un beau garçon. Il est haut comme un carabinier, il ne ressemble pas à ton mari, celui-là ! »

Elle ne répondit rien, confuse comme si on eût pu deviner qu’elle avait rêvé de lui.

On prépara ce dîner avec autant de sollicitude que celui de Lesable autrefois. Cachelin discutait les plats, voulait que ce fût bien, et comme si une confiance inavouée, encore indécise, eût surgi dans son cœur, il semblait plus gai, tranquillisé par quelque prévision secrète et sûre.

Toute la journée du dimanche, il surveilla les préparatifs avec agitation, tandis que Lesable traitait une affaire urgente apportée la veille du bureau. On était dans la première semaine de novembre et le jour de l’an approchait.

À sept heures, Maze arriva, plein de bonne humeur. Il entra comme chez lui et offrit, avec un compliment, un gros bouquet de roses à Cora. Il ajouta, de ce ton familier des gens habitués au monde : « Il me semble, madame, que je vous connais un peu, et que je vous ai connue toute petite fille, car voici bien des années que votre père me parle de vous. »

Cachelin, en apercevant les fleurs, s’écria :

« Ça, au moins, c’est distingué. » Et sa fille se rappela que Lesable n’en avait point apporté le jour de sa présentation. Le beau commis semblait enchanté, riait en bon enfant, qui vient pour la première fois chez de vieux amis, et lançait à ? Cora des galanteries discrètes qui lui empourpraient les joues.

Il la trouva fort désirable. Elle le jugea fort séduisant. Quand il fut parti, Cachelin demanda : « Hein ! quel bon zig, et quel sacripant ça doit faire ! Il paraît qu’il enjôle toutes les femmes. »

Cora, moins expansive, avoua cependant qu’elle le trouvait « aimable et pas si poseur qu’elle aurait cru ».

Lesable, qui semblait moins las et moins triste que de coutume, convint qu’il l’avait « méconnu » dans les premiers temps.

Maze revint avec réserve d’abord, puis plus souvent. Il plaisait à tout le monde. On l’attirait, on le soignait. Cora lui faisait les plats qu’il aimait. Et l’intimité des trois hommes fut bientôt si vive qu’ils ne se quittaient plus guère. Le nouvel ami emmenait la famille au théâtre en des loges obtenues par les journaux.

On retournait à pied, la nuit, le long des rues pleines de monde, jusqu’à la porte du ménage Lesable. Maze et Cora marchaient devant, d’un pas égal, hanche à hanche, balancés d’un même mouvement, d’un même rythme, comme deux êtres créés pour aller côte à côte dans la vie. Ils parlaient à mi-voix, car ils s’entendaient à merveille, en riant d’un rire étouffé ; et parfois la jeune femme se retournait pour jeter derrière elle un coup d’œil sur son père et son mari.

Cachelin les couvrait d’un regard bienveillant, et souvent, sans songer qu’il parlait à son gendre, il déclarait : « Ils ont bonne tournure tout de même, ça fait plaisir de les voir ensemble. » Lesable répondait tranquillement : « Ils sont presque de la même taille », et heureux de sentir que son cœur battait moins fort, qu’il soufflait moins en marchant vite et qu’il était en tout plus gaillard, il laissait s’évanouir peu à peu sa rancune contre son beau-père dont les quolibets méchants avaient d’ailleurs cessé depuis quelque temps.

Au jour de l’an il fut nommé commis principal. Il en éprouva une joie si véhémente, qu’il embrassa sa femme en rentrant, pour la première fois depuis six mois. Elle en parut tout interdite, gênée comme s’il eût fait une chose inconvenante ; et elle regarda Maze qui était venu pour lui présenter, à l’occasion du premier janvier, ses hommages et ses souhaits. Il eut l’air lui-même embarrassé et il se tourna vers la fenêtre, en homme qui ne veut pas voir.

Mais Cachelin bientôt redevint irritable et mauvais, et il recommença à harceler son gendre de plaisanteries. Parfois même il attaquait Maze, comme s’il lui en eût voulu aussi de la catastrophe suspendue sur eux et dont la date inévitable se rapprochait à chaque minute.

Seule, Cora paraissait tout à fait tranquille, tout à fait heureuse, tout à fait radieuse. Elle avait oublié, semblait-il, le terme menaçant et si proche.

On atteignit mars. Tout espoir semblait perdu, car il y aurait trois ans, au vingt juillet, que tante Charlotte était morte.

Un printemps précoce faisait germer la terre ; et Maze proposa à ses amis de faire une promenade au bord de la Seine, un dimanche, pour cueillir des violettes dans les buissons.

Ils partirent par un train matinal et descendirent à Maisons-Laffitte. Un frisson d’hiver courait encore dans les branches nues, mais l’herbe reverdie, luisante, était déjà tachée de fleurs blanches et bleues ; et les arbres fruitiers sur les coteaux semblaient enguirlandés de roses, avec leurs bras maigres couverts de bourgeons épanouis.

La Seine, lourde, coulait, triste et boueuse des pluies dernières, entre ses berges rongées par les crues de l’hiver ; et toute la campagne trempée d’eau, semblant sortir d’un bain, exhalait une saveur d’humidité douce sous la tiédeur des premiers jours de soleil.

On s’égara dans le parc. Cachelin, morne, tapait de sa canne des mottes de terre, plus accablé que de coutume, songeant plus amèrement, ce jour-là, à leur infortune bientôt complète. Lesable, morose aussi, craignait de se mouiller les pieds dans l’herbe, tandis que sa femme et Maze cherchaient à faire un bouquet. Cora, depuis quelques jours, semblait souffrante, lasse et pâlie.

Elle fut tout de suite fatiguée et voulut rentrer pour déjeuner. On gagna un petit restaurant contre un vieux moulin croulant ; et le déjeuner traditionnel des Parisiens en sortie fut bientôt servi sous la tonnelle, sur la table de bois vêtue de deux serviettes, et tout près de la rivière.

On avait croqué des goujons frits, mâché le bœuf entouré de pommes de terre, et on passait le saladier plein de feuilles vertes, quand Cora se leva brusquement, et se mit à courir vers la berge, en tenant à deux mains sa serviette sur sa bouche.

Lesable, inquiet, demanda : « Qu’est-ce qu’elle a donc ? » Maze, troublé, rougit, balbutia : « Mais… je ne sais pas… elle allait bien tout à l’heure ! » et Cachelin demeurait effaré, la fourchette en l’air avec une feuille de salade au bout.

Il se leva, cherchant à voir sa fille. En se penchant, il l’aperçut la tête contre un arbre, malade. Un soupçon rapide lui coupa les jarrets et il s’abattit sur sa chaise, jetant des regards effarés sur les deux hommes qui semblaient maintenant aussi confus l’un que l’autre. Il les fouillait de son œil anxieux, n’osant plus parler, fou d’angoisse et d’espérance.

Un quart d’heure s’écoula dans un silence profond. Et Cora reparut, un peu pâle, marchant avec peine. Personne ne l’interrogea d’une façon précise ; chacun paraissait deviner un événement heureux, pénible à dire, brûler de le savoir et craindre de l’apprendre. Seul Cachelin lui demanda : « Ça va mieux ? » Elle répondit : « Oui, merci, ce n’était rien. Mais nous rentrerons de bonne heure, j’ai un peu de migraine. »

Et pour repartir, elle prit le bras de son mari comme pour signifier quelque chose de mystérieux qu’elle n’osait avouer encore.

On se sépara dans la gare Saint-Lazare. Maze, prétextant une affaire dont le souvenir lui revenait, s’en alla après avoir salué et serré les mains.

Dès que Cachelin fut seul avec sa fille et son gendre il demanda : « Qu’est-ce que tu as eu pendant le déjeuner ? »

Mais Cora ne répondit point d’abord ; puis, après avoir hésité quelque temps : « Ce n’était rien. Un petit mal de cœur. »

Elle marchait d’un pas alangui, avec un sourire sur les lèvres. Lesable, mal à l’aise, l’esprit troublé, hanté d’idées confuses, contradictoires, plein d’appétits de luxe, de colère sourde, de honte inavouable, de lâcheté jalouse, faisait comme ces dormeurs qui ferment les yeux au matin pour ne point voir le rayon de lumière glissant entre les rideaux et qui coupe leur lit d’un trait brillant.

Dès qu’il fut rentré, il parla d’un travail à finir et s’enferma.

Alors Cachelin, posant les deux mains sur les épaules de sa fille : « Tu es enceinte, hein ? »

Elle balbutia : « Oui, je le crois. Depuis deux mois. »

Elle n’avait point fini de parler qu’il bondissait d’allégresse ; puis il se mit à danser autour d’elle un cancan de bal public, vieux ressouvenir de ses jours de garnison. Il levait la jambe, sautait malgré son ventre, secouait l’appartement tout entier. Les meubles se balançaient, les verres se heurtaient dans le buffet, la suspension oscillait et vibrait comme la lampe d’un navire.

Puis il prit dans ses bras sa fille chérie et l’embrassa frénétiquement ; puis, lui jetant d’une façon familière une petite tape sur le ventre : « Ah ! ça y est, enfin ! L’as-tu dit à ton mari ? »

Elle murmura, intimidée tout à coup : « Non… pas encore… je… j’attendais. »

Mais Cachelin s’écria : « Bon, c’est bon. Ça te gêne. Attends, je vais le lui dire, moi ! »

Et il se précipita dans l’appartement de son gendre. En le voyant entrer, Lesable, qui ne faisait rien, se dressa. Mais l’autre ne lui laissa pas le temps de se reconnaître : « Vous savez que votre femme est grosse ? »

L’époux, interdit, perdait contenance, et ses pommettes devinrent rouges.

« Quoi ? Comment ? Cora ? Vous dites ?

— Je dis qu’elle est grosse, entendez-vous ? En voilà une chance ! »

Et dans sa joie, il lui prit les mains, les serra, les secoua, comme pour le féliciter, le remercier ; il répétait : « Ah ! enfin, ça y est. C’est bien ! c’est bien ! Songez donc, la fortune est à nous. » Et, n’y tenant plus, il le serra dans ses bras.

Il criait : « Plus d’un million, songez, plus d’un million ! » Il se remit à danser, puis soudain : « Mais venez donc, elle vous attend : venez l’embrasser, au moins ! » et le prenant à plein corps, il le poussa devant lui et le lança comme une balle dans la salle où Cora était restée, debout, inquiète, écoutant.

Dès qu’elle aperçut son mari, elle recula, étranglée par une brusque émotion. Il restait devant elle, pâle et torturé. Il avait l’air d’un juge et elle d’une coupable.

Enfin il dit : « Il paraît que tu es enceinte ? »

Elle balbutia d’une voix tremblante : « Ça en a l’air. »

Mais Cachelin les saisit tous les deux par le cou et il les colla l’un à l’autre, nez à nez, en criant ; « Embrassez-vous donc, nom d’un chien ! Ça en vaut bien la peine. »

Et, quand il les eut lâchés, il déclara, débordant d’une joie folle : « Enfin, c’est partie gagnée ! Dites donc, Léopold, nous allons tout de suite acheter une propriété à la campagne. Là, au moins, vous pourrez remettre votre santé. »

À cette idée, Lesable tressaillit. Son beau-père reprit : « Nous y inviterons M. Torchebeuf avec sa dame, et comme le sous-chef est au bout de son rouleau, vous pourrez prendre sa succession. C’est un acheminement. »

Lesable voyait les choses, à mesure que parlait Cachelin ; il se voyait lui-même, recevant le chef, devant une jolie propriété blanche, au bord de la rivière. Il avait une veste de coutil, et un panama sur la tête.

Quelque chose de doux lui entrait dans le cœur à cette espérance, quelque chose de tiède et de bon qui semblait se mêler à lui, le rendre léger et déjà mieux portant.

Il sourit, sans répondre encore.

Cachelin, grisé d’espoirs, emporté dans les rêves, continuait : « Qui sait ? nous pourrons prendre de l’influence dans le pays. Vous serez peut-être député. Dans tous les cas, nous pourrons voir la société de l’endroit, et nous payer des douceurs. Vous aurez un petit cheval et un panier pour aller chaque jour à la gare. »

Des images de luxe, d’élégance et de bien-être s’éveillaient dans l’esprit de Lesable. La pensée qu’il conduirait lui-même une mignonne voiture, comme ces gens riches dont il avait si souvent envié le sort, détermina sa satisfaction. Il ne put s’empêcher de dire : « Ah ! ça, oui, c’est charmant, par exemple. »

Cora, le voyant gagné, souriait aussi, attendrie et reconnaissante ; et Cachelin, qui ne distinguait plus d’obstacles, déclara :

« Nous allons dîner au restaurant. Sacristi ! il faut nous payer une petite noce. »

Ils étaient un peu gris en rentrant tous les trois, et Lesable, qui voyait double et dont toutes les idées dansaient, ne put regagner son cabinet noir. Il se coucha, peut-être par mégarde, peut-être par oubli, dans le lit encore vide où allait entrer sa femme. Et toute la nuit il lui sembla que sa couche oscillait comme un bateau, tanguait, roulait et chavirait. Il eut même un peu le mal de mer.

Il fut bien surpris, en s’éveillant, de trouver Cora dans ses bras.

Elle ouvrit les yeux, sourit, et l’embrassa avec un élan subit, plein de gratitude et d’affection. Puis elle lui dit, de cette voix douce qu’ont les femmes dans leurs câlineries : « Si tu veux être bien gentil, tu n’iras pas aujourd’hui au ministère. Tu n’as plus besoin d’être si exact, puisque nous allons être très riches. Et nous partirions encore à la campagne, tous les deux, tout seuls. »

Il se sentait reposé, plein de ce bien-être las qui suit les courbatures des fêtes, et engourdi dans la chaleur de la couche. Il éprouvait une envie lourde de rester là longtemps, de ne plus rien faire que de vivre tranquille dans la mollesse. Un besoin de paresse inconnu et puissant paralysait son âme, envahissait son corps. Et une pensée vague, continue, heureuse, flottait en lui : « Il allait être riche, indépendant. »

Mais tout à coup une peur le saisit, et il demanda tout bas, comme s’il eût craint que ses paroles fussent entendues par les murs : « Es-tu bien sûre d’être enceinte, au moins ? »

Elle le rassura tout de suite : « Oh ! oui, va. Je ne me suis pas trompée. »

Et lui, un peu inquiet encore, se mit à la tâter doucement. Il parcourait de la main son ventre enflé. Il déclara : « Oui, c’est vrai, — mais tu ne seras pas accouchée avant la date. On contestera peut-être notre droit. »

À cette supposition une colère la prit. — Ah ! mais non, par exemple, on n’allait pas la chicaner maintenant, après tant de misères, de peines et d’efforts, ah, mais non ! — Elle s’était assise, bouleversée par l’indignation.

« Allons de suite chez le notaire », dit-elle.

Mais il fut d’avis de se procurer d’abord un certificat de médecin. Ils retournèrent donc chez le docteur Lefilleul.

Il les reconnut aussitôt et demanda : « Eh bien, avez-vous réussi ? »

Ils rougirent tous deux jusqu’aux oreilles, et Cora, perdant un peu contenance, balbutia : « Je crois que oui, monsieur. »

Le médecin se frottait les mains : « Je m’y attendais, je m’y attendais. Le moyen que je vous ai indiqué ne manque jamais, à moins d’incapacité radicale d’un des conjoints. »

Quand il eut examiné la jeune femme il déclara : « Ça y est, bravo ! »

Et il écrivit sur une feuille de papier : « Je soussigné, docteur en médecine de la Faculté de Paris, certifie que Mme Léopold Lesable, née Cachelin, présente tous les symptômes d’une grossesse datant de trois mois environ. »

Puis, se tournant vers Lesable : « Et vous ? Cette poitrine, et ce cœur ? » Il l’ausculta et le trouva tout à fait guéri.

Ils repartirent, heureux et joyeux, bras à bras, d’un pied léger. Mais en route, Léopold eut une idée : « Tu ferais peut-être bien, avant d’aller chez le notaire, de passer une ou deux serviettes dans la ceinture, ça tirera l’œil et ça vaudra mieux. Il ne croira pas que nous voulons gagner du temps. »

Ils rentrèrent donc, et il déshabilla lui-même sa femme pour lui ajuster un flanc trompeur. Dix fois de suite il changea les serviettes de place, et il s’éloignait de quelques pas afin de constater l’effet, cherchant à obtenir une vraisemblance absolue.

Lorsqu’il fut content du résultat, ils repartirent, et dans la rue il semblait fier de promener ce ventre en bosse qui attestait sa virilité.

Le notaire les reçut avec bienveillance. Puis il écouta leur explication, parcourut de l’œil le certificat, et comme Lesable insistait : « Du reste, monsieur, il suffit de la voir une seconde », il jeta un regard convaincu sur la taille épaisse et pointue de la jeune femme.

Ils attendaient, anxieux ; l’homme de loi déclara : « Parfaitement. Que l’enfant soit né ou à naître, il existe, et il vit. Donc, nous surseoirons à l’exécution du testament jusqu’à l’accouchement de madame. »

En sortant de l’étude, ils s’embrassèrent dans l’escalier, tant leur joie était véhémente.


VII

Depuis cette heureuse découverte, les trois parents vivaient dans une union parfaite. Ils étaient d’humeur gaie, égale et douce. Cachelin avait retrouvé toute son ancienne jovialité, et Cora accablait de soins son mari. Lesable aussi semblait un autre homme, toujours content, et bon enfant comme jamais il ne l’avait été.

Maze venait moins souvent et semblait, à présent, mal à son aise dans la famille ; on le recevait toujours bien, avec plus de froideur cependant, car le bonheur est égoïste et se passe des étrangers.

Cachelin lui-même paraissait éprouver une certaine hostilité secrète contre le beau commis qu’il avait, quelques mois plus tôt, introduit avec empressement dans le ménage. Ce fut lui qui annonça à cet ami la grossesse de Coralie. Il la lui dit brusquement : « Vous savez, ma fille est enceinte ! »

Maze jouant la surprise, répliqua : « Ah bah ! vous devez être bien heureux. »

Cachelin répondit : « Parbleu ! » et remarqua que son collègue, au contraire, ne paraissait point enchanté. Les hommes n’aiment guère voir en cet état, que ce soit ou non par leur faute, les femmes dont ils sont les fidèles.

Tous les dimanches, cependant, Maze continuait à dîner dans la maison. Mais les soirées devenaient pénibles à passer ensemble, bien qu’aucun désaccord grave n’eût surgi ; et cet étrange embarras grandissait de semaine en semaine. Un soir même, comme il venait de sortir, Cachelin déclara d’un air furieux : « En voilà un qui commence à m’embêter ! »

Et Lesable répondit : « Le fait est qu’il ne gagne pas à être beaucoup connu. » Cora avait baissé les yeux. Elle ne donna pas son avis. Elle semblait toujours gênée en face du grand Maze qui, de son côté, paraissait presque honteux près d’elle, ne la regardait plus en souriant comme jadis, n’offrait plus de soirées au théâtre, et semblait porter, ainsi qu’un fardeau nécessaire, cette intimité naguère si cordiale.

Mais un jeudi, à l’heure du dîner, quand son mari rentra du bureau, Cora lui baisa les favoris avec plus de câlinerie que de coutume, et elle lui murmura dans l’oreille :

« Tu vas peut-être me gronder ?

— Pourquoi ça ?

— C’est que… M. Maze est venu pour me voir tantôt. Et moi, comme je ne veux pas qu’on jase sur mon compte, je l’ai prié de ne jamais se présenter quand tu ne serais pas là. Il a paru un peu froissé ! »

Lesable, surpris, demanda :

« Eh bien ! qu’est-ce qu’il a dit ?

— Oh ! il n’a pas dit grand-chose, seulement cela ne m’a pas plu tout de même, et je l’ai prié alors de cesser complètement ses visites. Tu sais bien que c’est papa et toi qui l’aviez amené ici, moi je n’y suis pour rien. Aussi, je craignais de te mécontenter en lui fermant la porte. »

Une joie reconnaissante entrait dans le cœur de son mari : « Tu as bien fait, très bien fait. Et même je t’en remercie. »

Elle reprit, pour bien établir la situation des deux hommes, qu’elle avait réglée d’avance : « Au bureau, tu feras semblant de ne rien savoir, et tu lui parleras comme par le passé : seulement il ne viendra plus ici. »

Et Lesable, prenant avec tendresse sa femme dans ses bras, la bécota longtemps sur les yeux et sur les joues. Il répétait : « Tu es un ange !… tu es un ange ! » Et il sentait contre son ventre la bosse de l’enfant déjà fort.


VIII

Rien de nouveau ne survint jusqu’au terme de la grossesse.

Cora accoucha d’une fille dans les derniers jours de septembre. Elle fut appelée Désirée ; mais, comme on voulait faire un baptême solennel, on décida qu’il n’aurait lieu que l’été suivant, dans la propriété qu’ils allaient acheter.

Ils la choisirent à Asnières, sur le coteau qui domine la Seine.

De grands événements s’étaient accomplis pendant l’hiver. Aussitôt l’héritage acquis, Cachelin avait réclamé sa retraite, qui fut aussitôt liquidée, et il avait quitté le bureau. Il occupait ses loisirs à découper, au moyen d’une fine scie mécanique, des couvercles de boîtes à cigares. Il en faisait des horloges, des coffrets, des jardinières, toutes sortes de petits meubles étranges. Il se passionnait pour cette besogne, dont le goût lui était venu en apercevant un marchand ambulant travailler ainsi ces plaques de bois, sur l’avenue de l’Opéra. Et il fallait que tout le monde admirât chaque jour ses dessins nouveaux, d’une complication savante et puérile.

Lui-même, émerveillé devant son œuvre, répétait sans cesse : « C’est étonnant ce qu’on arrive à faire ! »

Le sous-chef, M. Rabot, étant mort enfin, Lesable remplissait les fonctions de sa charge, bien qu’il n’en reçût pas le titre, car il n’avait point le temps de grade nécessaire depuis sa dernière nomination.

Cora était devenue tout de suite une femme différente, plus réservée, plus élégante, ayant compris, deviné, flairé toutes les transformations qu’impose la fortune.

Elle fit, à l’occasion du jour de l’an, une visite à l’épouse du chef, grosse personne restée provinciale après trente-cinq ans de séjour à Paris, et elle mit tant de grâce et de séduction à la prier d’être la marraine de son enfant, que Mme Torchebeuf accepta. Le grand-père Cachelin fut parrain.

La cérémonie eut lieu par un dimanche éclatant de juin. Tout le bureau était convié, sauf le beau Maze, qu’on ne voyait plus.

À neuf heures, Lesable attendait devant la gare le train de Paris, tandis qu’un groom en livrée à gros boutons dorés tenait par la bride un poney dodu devant un panier tout neuf.

La machine au loin siffla, puis apparut, traînant son chapelet de voitures d’où s’échappa un flot de voyageurs.

M. Torchebeuf sortit d’un wagon de première classe, avec sa femme en toilette éclatante, tandis que, d’un wagon de deuxième, Pitolet et Boissel descendaient. On n’avait point osé inviter le père Savon, mais il était entendu qu’on le rencontrerait par hasard, dans l’après-midi, et qu’on l’amènerait dîner avec l’assentiment du chef.

Lesable s’élança au-devant de son supérieur, qui s’avançait tout petit dans sa redingote fleurie par sa grande décoration pareille à une rose rouge épanouie. Son crâne énorme, surmonté d’un chapeau à larges ailes, écrasait son corps chétif, lui donnait un aspect de phénomène ; et sa femme, en se haussant un rien sur la pointe des pieds, pouvait regarder sans peine par-dessus sa tête.

Léopold, radieux, s’inclinait, remerciait. Il les fit monter dans le panier, puis courant vers ses deux collègues qui s’en venaient modestement derrière, il leur serra les mains en s’excusant de ne les pouvoir porter aussi dans sa voiture trop petite : « Suivez le quai, vous arriverez devant ma porte : Villa Désirée, la quatrième après le tournant. Dépêchez-vous. »

Et, montant dans sa voiture, il saisit les guides et partit, tandis que le groom sautait lestement sur le petit siège de derrière.

La cérémonie eut lieu dans les meilleures conditions. Puis on rentra pour déjeuner. Chacun, sous sa serviette, trouva un cadeau proportionné à l’importance de l’invité. La marraine eut un bracelet d’or massif, son mari une épingle de cravate en rubis, Boissel un portefeuille en cuir de Russie, et Pitolet une superbe pipe d’écume. C’était Désirée, disait-on, qui offrait ces présents à ses nouveaux amis.

Mme Torchebeuf, rouge de confusion et de plaisir, mit à son gros bras le cercle brillant, et comme le chef avait une mince cravate noire qui ne pouvait porter d’épingle, il piqua le bijou sur le revers de sa redingote, au-dessous de la Légion d’honneur, comme autre croix d’ordre inférieur.

Par la fenêtre, on découvrait un grand ruban de rivière, montant vers Suresnes, le long des berges plantées d’arbres. Le soleil tombait en pluie sur l’eau, en faisait un fleuve de feu. Le commencement du repas fut grave, rendu sérieux par la présence de M. et de Mme Torchebeuf. Puis on s’égaya. Cachelin lâchait des plaisanteries de poids, qu’il se sentait permises, étant riche ; et on riait.

De Pitolet ou de Boissel, elles auraient certainement choqué.

Au dessert, il fallut apporter l’enfant, que chaque convive embrassa. Noyé dans une neige de dentelles, il regardait ces gens de ses yeux bleus, troubles et sans pensée, et il tournait un peu sa tête bouffie où semblait s’éveiller un commencement d’attention.

Pitolet, au milieu du bruit des voix, glissa dans l’oreille de son voisin Boissel : « Elle a l’air d’une petite Mazette. »

Le mot courut au ministère, le lendemain.

Cependant, deux heures venaient de sonner ; on avait bu les liqueurs, et Cachelin proposa de visiter la propriété, puis d’aller faire un tour au bord de la Seine.

Les convives, en procession, circulèrent de pièce en pièce, depuis la cave jusqu’au grenier, puis ils parcoururent le jardin, d’arbre en arbre, de plante en plante, puis on se divisa en deux bandes pour la promenade.

Cachelin, un peu gêné près des dames, entraîna Boissel et Pitolet dans les cafés de la rive, tandis que Mmes Torchebeuf et Lesable, avec leurs maris, remonteraient sur l’autre berge, des femmes honnêtes ne pouvant se mêler au monde débraillé du dimanche.

Elles allaient avec lenteur, sur le chemin de halage, suivies des deux hommes qui causaient gravement du bureau.

Sur le fleuve, des yoles passaient, enlevées à longs coups d’aviron par des gaillards aux bras nus dont les muscles roulaient sous la chair brûlée. Les canotières, allongées sur des peaux de bêtes noires ou blanches, gouvernaient la barre, engourdies sous le soleil, tenant ouvertes sur leur tête, comme des fleurs énormes flottant sur l’eau, des ombrelles de soie rouge, jaune ou bleue. Des cris volaient d’une barque à l’autre, des appels et des engueulades ; et un bruit lointain de voix humaines, confus et continu, indiquait, là-bas, la foule grouillante des jours de fête.

Des files de pêcheurs à la ligne restaient immobiles, tout le long de la rivière ; tandis que des nageurs presque nus, debout dans de lourdes embarcations de pêcheurs, piquaient des têtes, remontaient sur leurs bateaux et ressautaient dans le courant.

Mme Torchebeuf, surprise, regardait. Cora lui dit : « C’est ainsi tous les dimanches. Cela me gâte ce charmant pays, »

Un canot venait doucement. Deux femmes, ramant, traînaient deux gaillards couchés au fond. Une d’elles cria vers la berge : « Ohé ! ohé ! les femmes honnêtes ! J’ai un homme à vendre, pas cher, voulez-vous ? »

Cora, se détournant avec mépris, passa son bras sous celui de son invitée : « On ne peut même rester ici, allons-nous-en. Comme ces créatures sont infâmes ! »

Et elles repartirent. M. Torchebeuf disait à Lesable : « C’est entendu pour le Ier janvier. Le directeur me l’a formellement promis. »

Et Lesable répondait : « Je ne sais comment vous remercier, mon cher maître. »

En rentrant, ils trouvèrent Cachelin, Pitolet et Boissel riant aux larmes et portant presque le père Savon, trouvé sur la berge avec une cocotte, affirmaient-ils par plaisanterie.

Le vieux, effaré, répétait : « Ça n’est pas vrai ; non, ça n’est pas vrai. Ça n’est pas bien de dire ça, monsieur Cachelin, ça n’est pas bien. »

Et Cachelin, suffoquant, criait : « Ah ! vieux farceur ! Tu l’appelais : “ Ma petite plume d’oie chérie. ” Ah ! nous le tenons, le polisson ! »

Ces dames elles-mêmes se mirent à rire, tant le bonhomme semblait éperdu.

Cachelin reprit : « Si monsieur Torchebeuf le permet, nous allons le garder prisonnier pour sa peine, et il dînera avec nous ? »

Le chef consentit avec bienveillance. Et on continua à rire sur la dame abandonnée par le vieux qui protestait toujours, désolé de cette mauvaise farce.

Ce fut là, jusqu’au soir, un sujet à mots d’esprit inépuisable, qui prêta même à des grivoiseries.

Cora et Mme Torchebeuf, assises sous la tente sur le perron, regardaient les reflets du couchant. Le soleil jetait dans les feuilles une poussière de pourpre. Aucun souffle ne remuait les branches ; une paix sereine, infinie, tombait du ciel flamboyant et calme.

Quelques bateaux passaient encore, plus lents, rentrant au garage.

Cora demanda : « Il paraît que ce pauvre M. Savon a épousé une gueuse ? »

Mme Torchebeuf, au courant de toutes les choses du bureau, répondit : « Oui, une orpheline beaucoup trop jeune, qui l’a trompé avec un mauvais sujet et qui a fini par s’enfuir avec lui. » Puis la grosse dame ajouta : « Je dis que c’était un mauvais sujet, je n’en sais rien. On prétend qu’ils s’aimaient beaucoup. Dans tous les cas, le père Savon n’est pas séduisant. »

Mme Lesable reprit gravement : « Cela n’excuse rien. Le pauvre homme est bien à plaindre. Notre voisin d’à côté, M. Barbou, est dans le même cas. Sa femme s’est éprise d’une sorte de peintre qui passait les étés ici et elle est partie avec lui à l’étranger. Je ne comprends pas qu’une femme tombe jusque-là. À mon avis, il devrait y avoir un châtiment spécial pour de pareilles misérables qui apportent la honte dans une famille. »

Au bout de l’allée, la nourrice apparut, portant Désirée dans ses dentelles. L’enfant venait vers les deux dames, toute rose dans la nuée d’or rouge du soir. Elle regardait le ciel de feu de ce même œil pâle, étonné et vague qu’elle promenait sur les visages.

Tous les hommes, qui causaient plus loin, se rapprochèrent ; et Cachelin, saisissant sa petite-fille, l’éleva au bout de ses bras comme s’il eût voulu la porter dans le firmament. Elle se profilait sur le fond brillant de l’horizon avec sa longue robe blanche qui tombait jusqu’à terre.

Et le grand-père s’écria : « Voilà ce qu’il y a de meilleur au monde, n’est-ce pas, père Savon ? »

Et le vieux ne répondit pas, n’ayant rien à dire, ou, peut-être, pensant trop de choses.

Un domestique ouvrit la porte du perron, en annonçant : « Madame est servie ! »


<t Bonheur (Le)>

Le Bonheur

C’était l’heure du thé, avant l’entrée des lampes. La villa dominait la mer ; le soleil disparu avait laissé le ciel tout rose de son passage, frotté de poudre d’or ; et la Méditerranée, sans une ride, sans un frisson, lisse, luisante encore sous le jour mourant, semblait une plaque de métal polie et démesurée.

Au loin, sur la droite, les montagnes dentelées dessinaient leur profil noir sur la pourpre pâlie du couchant.

On parlait de l’amour, on discutait ce vieux sujet, on redisait des choses qu’on avait dites, déjà, bien souvent. La mélancolie douce du crépuscule alentissait les paroles, faisait flotter un attendrissement dans les âmes, et ce mot : « amour, qui revenait sans cesse, tantôt prononcé par une forte voix d’homme, tantôt dit par une voix de femme au timbre léger, paraissait emplir le petit salon, y voltiger comme un oiseau, y planer comme un esprit.

Peut-on aimer plusieurs années de suite ?

« Oui, prétendaient les uns.

— Non, affirmaient les autres.

On distinguait les cas, on établissait des démarcations, on citait des exemples ; et tous, hommes et femmes, pleins de souvenirs surgissants et troublants, qu’ils ne pouvaient citer et qui leur montaient aux lèvres, semblaient émus, parlaient de cette chose banale et souveraine, l’accord tendre et mystérieux de deux êtres, avec une émotion profonde et un intérêt ardent.

Mais tout à coup quelqu’un, ayant les yeux fixés au loin, s’écria :

« Oh ! voyez, là-bas, qu’est-ce que c’est ? »

Sur la mer, au fond de l’horizon, surgissait une masse grise, énorme et confuse.

Les femmes s’étaient levées et regardaient sans comprendre cette chose surprenante qu’elles n’avaient jamais vue.

Quelqu’un dit :

« C’est la Corse ! On l’aperçoit ainsi deux ou trois fois par an dans certaines conditions d’atmosphère exceptionnelles, quand l’air d’une limpidité parfaite ne la cache plus par ces brumes de vapeur d’eau qui voilent toujours les lointains. »

On distinguait vaguement les crêtes, on crut reconnaître la neige des sommets. Et tout le monde restait surpris, troublé, presque effrayé par cette brusque apparition d’un monde, par ce fantôme sorti de la mer. Peut-être eurent-ils de ces visions étranges, ceux qui partirent, comme Colomb, à travers les océans inexplorés.

Alors un vieux monsieur, qui n’avait pas encore parlé, prononça :

« Tenez, j’ai connu dans cette île, qui se dresse devant nous, comme pour répondre elle-même à ce que nous disions et me rappeler un singulier souvenir, j’ai connu un exemple admirable d’un amour constant, d’un amour invraisemblablement heureux.

« Le voici. »

ê

Je fis, voilà cinq ans, un voyage en Corse. Cette île sauvage est plus inconnue et plus loin de nous que l’Amérique, bien qu’on la voie quelquefois des côtes de France, comme aujourd’hui.

Figurez-vous un monde encore en chaos, une tempête de montagnes que séparent des ravins étroits où roulent des torrents ; pas une plaine, mais d’immenses vagues de granit et de géantes ondulations de terre couvertes de maquis ou de hautes forêts de châtaigniers et de pins. C’est un sol vierge, inculte, désert, bien que parfois on aperçoive un village, pareil à un tas de rochers au sommet d’un mont. Point de culture, aucune industrie, aucun art. On ne rencontre jamais un morceau de bois travaillé, un bout de pierre sculptée, jamais le souvenir du goût enfantin ou raffiné des ancêtres pour les choses gracieuses et belles. C’est là même ce qui frappe le plus en ce superbe et dur pays : l’indifférence héréditaire pour cette recherche des formes séduisantes qu’on appelle l’art.

L’Italie, où chaque palais, plein de chefs-d’œuvre, est un chef-d’œuvre lui-même, où le marbre, le bois, le bronze, le fer, les métaux et les pierres attestent le génie de l’homme, où les plus petits objets anciens qui traînent dans les vieilles maisons révèlent ce divin souci de la grâce, est pour nous tous la patrie sacrée que l’on aime parce qu’elle nous montre et nous prouve l’effort, la grandeur, la puissance et le triomphe de l’intelligence créatrice.

Et, en face d’elle, la Corse sauvage est restée telle qu’en ses premiers jours. L’être y vit dans sa maison grossière, indifférent à tout ce qui ne touche point son existence même ou ses querelles de famille. Et il est resté avec les défauts et les qualités des races incultes, violent, haineux, sanguinaire avec inconscience, mais aussi hospitalier, généreux, dévoué, naïf, ouvrant sa porte aux passants et donnant son amitié fidèle pour la moindre marque de sympathie.

Donc depuis un mois, j’errais à travers cette île magnifique, avec la sensation que j’étais au bout du monde. Point d’auberges, point de cabarets, point de routes. On gagne, par des sentiers à mulets, ces hameaux accrochés au flanc des montagnes, qui dominent des abîmes tortueux d’où l’on entend monter, le soir, le bruit continu, la voix sourde et profonde du torrent. On frappe aux portes des maisons. On demande un abri pour la nuit et de quoi vivre jusqu’au lendemain. Et on s’assoit à l’humble table, et on dort sous l’humble toit ; et on serre, au matin, la main tendue de l’hôte qui vous a conduit jusqu’aux limites du village.

Or, un soir, après dix heures de marche, j’atteignis une petite demeure toute seule au fond d’un étroit vallon qui allait se jeter à la mer une lieue plus loin. Les deux pentes rapides de la montagne, couvertes de maquis, de rocs éboulés et de grands arbres, enfermaient comme deux sombres murailles ce ravin lamentablement triste.

Autour de la chaumière, quelques vignes, un petit jardin, et plus loin, quelques grands châtaigniers, de quoi vivre enfin, une fortune pour ce pays pauvre.

La femme qui me reçut était vieille, sévère et propre, par exception. L’homme, assis sur une chaise de paille, se leva pour me saluer, puis se rassit sans dire un mot. Sa compagne me dit :

« Excusez-le ; il est sourd maintenant. Il a quatre-vingt-deux ans. »

Elle parlait le français de France. Je fus surpris.

Je lui demandai :

« Vous n’êtes pas de Corse ? »

Elle répondit :

« Non ; nous sommes des continentaux. Mais voilà cinquante ans que nous habitons ici. »

Une sensation d’angoisse et de peur me saisit à la pensée de ces cinquante années écoulées dans ce trou sombre, si loin des villes où vivent les hommes. Un vieux berger rentra, et l’on se mit à manger le seul plat du dîner, une soupe épaisse où avaient cuit ensemble des pommes de terre, du lard et des choux.

Lorsque le court repas fut fini, j’allai m’asseoir devant la porte, le cœur serré par la mélancolie du morne paysage, étreint par cette détresse qui prend parfois les voyageurs en certains soirs tristes, en certains lieux désolés. Il semble que tout soit près de finir, l’existence et l’univers. On perçoit brusquement l’affreuse misère de la vie, l’isolement de tous, le néant de tout, et la noire solitude du cœur qui se berce et se trompe lui-même par des rêves jusqu’à la mort.

La vieille femme me rejoignit et, torturée par cette curiosité qui vit toujours au fond des âmes les plus résignées :

« Alors vous venez de France ? dit-elle.

— Oui, je voyage pour mon plaisir.

— Vous êtes de Paris, peut-être ?

— Non, je suis de Nancy. »

Il me sembla qu’une émotion extraordinaire l’agitait. Comment ai-je vu ou plutôt senti cela, je n’en sais rien.

Elle répéta d’une voix lente :

« Vous êtes de Nancy ? »

L’homme parut dans la porte, impassible comme sont les sourds.

Elle reprit :

« Ça ne fait rien. Il n’entend pas. »

Puis, au bout de quelques secondes :

« Alors, vous connaissez du monde à Nancy ?

— Mais oui, presque tout le monde.

— La famille de Sainte-Allaize ?

— Oui, très bien ; c’étaient des amis de mon père.

— Comment vous appelez-vous ? »

Je dis mon nom. Elle me regarda fixement, puis prononça, de cette voix basse qu’éveillent les souvenirs :

« Oui, oui, je me rappelle bien. Et les Brisemare, qu’est-ce qu’ils sont devenus ?

— Tous sont morts.

— Ah ! Et les Sirmont, vous les connaissiez ?

— Oui, le dernier est général. »

Alors elle dit, frémissante d’émotion, d’angoisse, de je ne sais quel sentiment confus, puissant et sacré, de je ne sais quel besoin d’avouer, de dire tout, de parler de ces choses qu’elle avait tenues jusque-là enfermées au fond de son cœur, et de ces gens dont le nom bouleversait son âme :

« Oui, Henri de Sirmont. Je le sais bien. C’est mon frère. »

Et je levai les yeux vers elle, effaré de surprise. Et tout d’un coup le souvenir me revint.

Cela avait fait, jadis, un gros scandale dans la noble Lorraine. Une jeune fille, belle et riche, Suzanne de Sirmont, avait été enlevée par un sous-officier de hussards du régiment que commandait son père.

C’était un beau garçon, fils de paysans, mais portant bien le dolman bleu, ce soldat qui avait séduit la fille de son colonel. Elle l’avait vu, remarqué, aimé en regardant défiler les escadrons, sans doute. Mais comment lui avait-elle parlé, comment avaient-ils pu se voir, s’entendre ? comment avait-elle osé lui faire comprendre qu’elle l’aimait ? Cela, on ne le sut jamais.

On n’avait rien deviné, rien pressenti. Un soir, comme le soldat venait de finir son temps, il disparut avec elle. On les chercha, on ne les retrouva pas. On n’en eut jamais de nouvelles et on la considérait comme morte.

Et je la retrouvais ainsi dans ce sinistre vallon.

Alors je repris à mon tour :

« Oui, je me rappelle bien. Vous êtes mademoiselle Suzanne. »

Elle fit « oui, de la tête. Des larmes tombaient de ses yeux. Alors, me montrant d’un regard le vieillard immobile sur le seuil de sa masure, elle me dit :

« C’est lui. »

Et je compris qu’elle l’aimait toujours, qu’elle le voyait encore avec ses yeux séduits.

Je demandai :

« Avez-vous été heureuse au moins ? »

Elle répondit, avec une voix qui venait du cœur :

« Oh ! oui, très heureuse. Il m’a rendue très heureuse. Je n’ai jamais rien regretté. »

Je la contemplais, triste, surpris, émerveillé par la puissance de l’amour ! Cette fille riche avait suivi cet homme, ce paysan. Elle était devenue elle-même une paysanne. Elle s’était faite à sa vie sans charmes, sans luxe, sans délicatesse d’aucune sorte, elle s’était pliée à ses habitudes simples. Et elle l’aimait encore. Elle était devenue une femme de rustre, en bonnet, en jupe de toile. Elle mangeait dans un plat de terre sur une table de bois, assise sur une chaise de paille, une bouillie de choux et de pommes de terre au lard. Elle couchait sur une paillasse à son côté.

Elle n’avait jamais pensé à rien, qu’à lui ! Elle n’avait regretté ni les parures, ni les étoffes, ni les élégances, ni la mollesse des sièges, ni la tiédeur parfumée des chambres enveloppées de tentures, ni la douceur des duvets où plongent les corps pour le repos. Elle n’avait eu jamais besoin que de lui ; pourvu qu’il fût là, elle ne désirait rien.

Elle avait abandonné la vie, toute jeune, et le monde, et ceux qui l’avaient élevée, aimée. Elle était venue, seule avec lui, en ce sauvage ravin. Et il avait été tout pour elle, tout ce qu’on désire, tout ce qu’on rêve, tout ce qu’on attend sans cesse, tout ce qu’on espère sans fin. Il avait empli de bonheur son existence, d’un bout à l’autre.

Elle n’aurait pas pu être plus heureuse.

Et toute la nuit, en écoutant le souffle rauque du vieux soldat étendu sur son grabat, à côté de celle qui l’avait suivi si loin, je pensais à cette étrange et simple aventure, à ce bonheur si complet, fait de si peu.

Et je partis au soleil levant, après avoir serré la main des deux vieux époux.

ê

Le conteur se tut. Une femme dit :

« C’est égal, elle avait un idéal trop facile, des besoins trop primitifs et des exigences trop simples. Ce ne pouvait être qu’une sotte. »

Une autre prononça d’une voix lente :

« Qu’importe ! elle fut heureuse. »

Et là-bas, au fond de l’horizon, la Corse s’enfonçait dans la nuit, rentrait lentement dans la mer, effaçait sa grande ombre apparue comme pour raconter elle-même l’histoire des deux humbles amants qu’abritait son rivage.


<t Adieu>

Adieu

Les deux amis achevaient de dîner. De la fenêtre du café ils voyaient le boulevard couvert de monde. Ils sentaient passer ces souffles tièdes qui courent dans Paris par les douces nuits d’été, et font lever la tête aux passants et donnent envie de partir, d’aller là-bas, on ne sait où, sous des feuilles, et font rêver de rivières éclairées par la lune, de vers luisants et de rossignols.

L’un d’eux, Henri Simon, prononça, en soupirant profondément :

« Ah ! je vieillis. C’est triste. Autrefois par des soirs pareils, je me sentais le diable au corps. Aujourd’hui je ne me sens plus que des regrets. Ça va vite, la vie ! »

Il était un peu gros déjà, vieux de quarante-cinq ans peut-être et très chauve.

L’autre, Pierre Garnier, un rien plus âgé, mais plus maigre et plus vivant, reprit :

« Moi, mon cher, j’ai vieilli sans m’en apercevoir le moins du monde. J’étais toujours gai, gaillard, vigoureux et le reste. Or, comme on se regarde chaque jour dans son miroir, on ne voit pas le travail de l’âge s’accomplir, car il est lent, régulier, et il modifie le visage si doucement que les transitions sont insensibles. C’est uniquement pour cela que nous ne mourons pas de chagrin après deux ou trois ans seulement de ravages. Car nous ne les pouvons apprécier. Il faudrait, pour s’en rendre compte, rester six mois sans regarder sa figure — oh ! alors quel coup ?

« Et les femmes, mon cher, comme je les plains, les pauvres êtres. Tout leur bonheur, toute leur puissance, toute leur vie sont dans leur beauté qui dure dix ans.

« Donc, moi, j’ai vieilli sans m’en douter, je me croyais presque un adolescent alors que j’avais près de cinquante ans. Ne me sentant aucune infirmité d’aucune sorte, j’allais, heureux et tranquille.

« La révélation de ma décadence m’est venue d’une façon simple et terrible qui m’a atterré pendant près de six mois… puis j’en ai pris mon parti.

« J’ai été souvent amoureux, comme tous les hommes, mais principalement une fois. »

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Je l’avais rencontrée au bord de la mer à Étretat, voici douze ans environ, un peu après la guerre. Rien de gentil comme cette plage, le matin, à l’heure des bains. Elle est petite, arrondie en fer à cheval, encadrée par ces hautes falaises blanches percées de ces trous singuliers qu’on nomme les Portes, l’une énorme allongeant dans la mer sa jambe de géante, l’autre en face accroupie et ronde ; la foule des femmes se rassemble, se masse sur l’étroite langue de galets qu’elle couvre d’un éclatant jardin de toilettes claires, dans ce cadre de hauts rochers. Le soleil tombe en plein sur les côtes, sur les ombrelles de toute nuance, sur la mer d’un bleu verdâtre ; et tout cela est gai, charmant, sourit aux yeux. On va s’asseoir tout contre l’eau, et on regarde les baigneuses. Elles descendent, drapées dans un peignoir de flanelle qu’elles rejettent d’un joli mouvement en atteignant la frange d’écume des courtes vagues ; et elles entrent dans la mer, d’un petit pas rapide qu’arrête parfois un frisson de froid délicieux, une courte suffocation.

Bien peu résistent à cette épreuve du bain. C’est là qu’on les juge, depuis le mollet jusqu’à la gorge. La sortie surtout révèle les faibles, bien que l’eau de mer soit d’un puissant secours aux chairs amollies.

La première fois que je vis ainsi cette jeune femme, je fus ravi et séduit. Elle tenait bon, elle tenait ferme. Puis il y a des figures dont le charme entre en nous brusquement, nous envahit tout d’un coup. Il semble qu’on trouve la femme qu’on était né pour aimer. J’ai eu cette sensation et cette secousse.

Je me fis présenter et je fus bientôt pincé comme je ne l’avais jamais été. Elle me ravageait le cœur. C’est une chose effroyable et délicieuse que de subir ainsi la domination d’une femme. C’est presque un supplice et, en même temps, un incroyable bonheur. Son regard, son sourire, les cheveux de sa nuque quand la brise les soulevait, toutes les plus petites lignes de son visage, les moindres mouvements de ses traits, me ravissaient, me bouleversaient, m’affolaient. Elle me possédait par toute sa personne, par ses gestes, par ses attitudes, même par les choses qu’elle portait qui devenaient ensorcelantes. Je m’attendrissais à voir sa voilette sur un meuble, ses gants jetés sur un fauteuil. Ses toilettes me semblaient inimitables. Personne n’avait des chapeaux pareils aux siens.

Elle était mariée, mais l’époux venait tous les samedis pour repartir les lundis. Il me laissait d’ailleurs indifférent. Je n’en étais point jaloux, je ne sais pourquoi, jamais un être ne me parut avoir aussi peu d’importance dans la vie, n’attira moins mon attention que cet homme.

Comme je l’aimais, elle ! Et comme elle était belle, gracieuse et jeune ! C’était la jeunesse, l’élégance et la fraîcheur même. Jamais je n’avais senti de cette façon comme la femme est un être joli, fin, distingué, délicat, fait de charme et de grâce. Jamais je n’avais compris ce qu’il y a de beauté séduisante dans la courbe d’une joue, dans le mouvement d’une lèvre, dans les plis ronds d’une petite oreille, dans la forme de ce sot organe qu’on nomme le nez.

Cela dura trois mois, puis je partis pour l’Amérique, le cœur broyé de désespoir. Mais sa pensée demeura en moi, persistante, triomphante. Elle me possédait de loin comme elle m’avait possédé de près. Des années passèrent. Je ne l’oubliais point. Son image charmante restait devant mes yeux et dans mon cœur. Et ma tendresse lui demeurait fidèle, une tendresse tranquille, maintenant, quelque chose comme le souvenir aimé de ce que j’avais rencontré de plus beau et de plus séduisant dans la vie.

Douze ans sont si peu de chose dans l’existence d’un homme ! On ne les sent point passer ! Elles vont l’une après l’autre, les années, doucement et vite, lentes et pressées, chacune est longue et si tôt finie ! Et elles s’additionnent si promptement, elles laissent si peu de trace derrière elles, elles s’évanouissent si complètement qu’en se retournant pour voir le temps parcouru on n’aperçoit plus rien, et on ne comprend pas comment il se fait qu’on soit vieux.

Il me semblait vraiment que quelques mois à peine me séparaient de cette saison charmante sur le galet d’Étretat.

J’allais au printemps dernier dîner à Maisons-Laffitte, chez des amis.

Au moment où le train partait, une grosse dame monta dans mon wagon, escortée de quatre petites filles. Je jetai à peine un coup d’œil sur cette mère poule très large, très ronde, avec une face de pleine lune qu’encadrait un chapeau enrubanné.

Elle respirait fortement, essoufflée d’avoir marché vite. Et les enfants se mirent à babiller. J’ouvris mon journal et je commençai à lire.

Nous venions de passer Asnières, quand ma voisine me dit tout à coup :

« Pardon, monsieur, n’êtes-vous pas monsieur Carnier ?

— Oui, madame. »

Alors elle se mit à rire, d’un rire content de brave femme, et un peu triste pourtant.

« Vous ne me reconnaissez pas ? »

J’hésitais. Je croyais bien en effet avoir vu quelque part ce visage ; mais où ? mais quand ? Je répondis :

« Oui… et non… Je vous connais certainement, sans retrouver votre nom. »

Elle rougit un peu.

« Madame Julie Lefèvre. »

Jamais je ne reçus un pareil coup. Il me sembla en une seconde que tout était fini pour moi ! Je sentais seulement qu’un voile s’était déchiré devant mes yeux et que j’allais découvrir des choses affreuses et navrantes.

C’était elle ! cette grosse femme commune, elle ? Et elle avait pondu ces quatre filles depuis que je ne l’avais vue. Et ces petits êtres m’étonnaient autant que leur mère elle-même. Ils sortaient d’elle ; ils étaient grands déjà, ils avaient pris place dans la vie. Tandis qu’elle ne comptait plus, elle, cette merveille de grâce coquette et fine. Je l’avais vue hier, me semblait-il, et je la retrouvais ainsi ! Était-ce possible ? Une douleur violente m’étreignait le cœur, et aussi une révolte contre la nature même, une indignation irraisonnée contre cette œuvre brutale, infâme de destruction.

Je la regardais effaré. Puis je lui pris la main ; et des larmes me montèrent aux yeux. Je pleurais sa jeunesse, je pleurais sa mort. Car je ne connaissais point cette grosse dame.

Elle, émue aussi, balbutia :

« Je suis bien changée, n’est-ce pas ? Que voulez-vous, tout passe. Vous voyez, je suis devenue une mère, rien qu’une mère, une bonne mère. Adieu le reste, c’est fini. Oh ! je pensais bien que vous ne me reconnaîtriez pas, si nous nous rencontrions jamais. Vous aussi, d’ailleurs, vous êtes changé ; il m’a fallu quelque temps pour être sûre de ne me point tromper. Vous êtes devenu tout blanc. Songez. Voici douze ans ! Douze ans ! Ma fille aînée a dix ans déjà. »

Je regardai l’enfant. Et je retrouvai en elle quelque chose du charme ancien de sa mère, mais quelque chose d’indécis encore, de peu formé, de prochain. Et la vie m’apparut rapide comme un train qui passe.

Nous arrivions à Maisons-Laffitte. Je baisai la main de ma vieille amie. Je n’avais rien trouvé à lui dire que d’affreuses banalités. J’étais trop bouleversé pour parler.

Le soir, tout seul, chez moi, je me regardai longtemps dans ma glace, très longtemps. Et je finis par me rappeler ce que j’avais été, par revoir en pensée, ma moustache brune et mes cheveux noirs, et la physionomie jeune de mon visage. Maintenant j’étais vieux. Adieu.


<t Souvenirs>

Souvenirs

Ma chère Sophie,

Non, je ne viendrai pas à Paris ce printemps. Je reste chez moi, dans mon trou, comme tu dis. Je me fais l’effet des vieilles bêtes qui ne sortent plus de leur terrier, parce que tout les fatigue et que tout les effraye. Je ne suis plus de l’âge où l’on a des curiosités, des plaisirs et des joies nouvelles. Je n’ai que des joies anciennes, mes plaisirs ne sont que de la résignation, et je vis dans les souvenirs comme les jeunes gens vivent dans l’espérance.

Te rappelles-tu un vers de M. Sainte-Beuve, que nous avons lu ensemble et qui est resté enfoncé dans ma tête, car il me dit tant de choses, à moi, ce vers ! Il a bien souvent soutenu mon pauvre cœur :

Naître, vivre et mourir dans la même maison.

Je ne la puis plus quitter maintenant, cette maison où je suis née, où j’ai vécu, et où j’espère mourir. Ce n’est pas gai tous les jours, mais c’est doux, car je suis là enveloppée de souvenirs.

Je ne la quitte que pour aller passer un mois ou deux chez ma fille. Puis c’est Julie qui vient me voir à son tour. Le reste du temps, je suis seule. Cela t’étonne, n’est-ce pas, qu’on puisse vivre ainsi, seule, toute seule ? Que veux-tu ? je suis entourée d’objets familiers, si connus qu’ils me font l’effet de personnes vivantes, et qu’ils me parlent sans cesse de toutes les choses de ma vie, et des miens, des morts et des vivants éloignés.

Je ne lis plus beaucoup. Je suis vieille. Mais je songe sans fin, ou plutôt je rêve. Oh ! je ne rêve point à ma façon d’autrefois. Tu te rappelles nos folles imaginations, les aventures que nous combinions dans nos cervelles de vingt ans et tous les horizons de bonheur entrevus.

Rien de cela ne s’est réalisé. Ou plutôt c’est autre chose qui a eu lieu, moins charmant, moins poétique, mais suffisant pour ceux qui savent prendre bravement leur parti de la vie.

Sais-tu pourquoi nous sommes malheureuses si souvent, nous autres femmes ? C’est parce qu’on nous apprend dans la jeunesse à trop croire au bonheur. Nous ne sommes jamais élevées avec l’idée de combattre et de souffrir. Et, au premier choc, notre cœur se brise.

Nous attendons, l’âme ouverte, des cascades d’événements heureux. Il n’en arrive que d’à moitié bons et nous sanglotons tout de suite. Le bonheur, le vrai bonheur, j’ai appris à le connaître. Il ne consiste point dans la venue subite d’une grande félicité, car elles sont bien rares et bien courtes, les grandes félicités, et elles vous laissent, une fois passées, l’âme plus sombre, comme font les éclairs dans la nuit ; mais il réside simplement dans l’attente tranquille et patiente d’une foule d’allégresses qui n’arrivent jamais.

Le bonheur, c’est l’attente, l’attente heureuse, la confiance, c’est un horizon plein d’espérance, c’est le rêve !

Oui, ma chère, il n’y a de bon que le rêve, et j’occupe à cela presque toutes mes heures. Mais, au lieu de rêver en avant, je rêve en arrière maintenant.

Je m’assois devant mon feu, dans un fauteuil doux à mes vieux os, et je retourne doucement vers les choses, les événements et les gens laissés sur ma route.

Comme c’est court, une vie, surtout celles qui se passent tout entières au même endroit.

Naître, vivre et mourir dans la même maison.

Les souvenirs sont massés, serrés ensemble. Et, quand on est vieille, il semble parfois qu’il y a à peine dix jours qu’on était jeune. Oui, tout a glissé, comme s’il s’agissait d’une journée : le matin — le midi — le soir. Et la nuit vient.

En regardant le feu, pendant des heures et des heures, le passé renaît comme si c’était d’hier. On ne sait plus où on est, le rêve vous emporte ; on retraverse son existence entière.

Et souvent j’ai l’illusion d’être fillette, tant il me revient de bouffées d’autrefois, des sensations de jeunesse, des élans même, des battements de cœur d’enfant, toute une sève de dix-huit ans ; et, j’ai, nettes comme des réalités nouvelles, des visions de choses oubliées.

Oh ! comme je suis surtout traversée par des souvenirs brusques de mes promenades de jeune fille. Là, sur mon fauteuil, devant mon feu, j’ai retrouvé étrangement, l’autre soir, un coucher de soleil que j’ai vu, étant bien jeune, sur une plage de Bretagne. Je l’avais oublié, certes, depuis longtemps, et il m’est revenu tout à coup, sans raison, ou peut-être parce qu’une lueur de tisons rouges aura réveillé dans ma mémoire la vision de cette lueur géante qui embrasait l’horizon ce soir-là ! Je me suis tout rappelé : le paysage, ma robe, et même des détails de rien du tout, un petit bobo que j’avais au doigt depuis quelques jours, et cela si vivement, que j’ai cru en souffrir encore. J’ai senti l’odeur salée, humide et fraîche des sables mouillés, et j’ai frémi de la même exaltation, jeune et poétique ; et toutes mes sensations d’alors m’ont assaillie en foule, distinctes cependant, avec tous mes désirs ébauchés et toutes mes espérances confuses. Et je me suis mise à respirer à longs traits l’air marin qui me soufflait dans la figure. Oui, vraiment, j’ai eu seize ans pendant quelques minutes.

D’autres fois, je me procure d’autres plaisirs.

Tu sais ou tu ne sais pas, ma chère Sophie, que dans la maison on ne détruit rien. Nous avons, en haut sous le toit, une grande chambre de débarras qu’on appelle « le grenier des reliques. Tout ce qui ne sert plus est jeté là. Souvent j’y monte et je regarde autour de moi. Alors je retrouve un tas de riens auxquels je ne pensais plus et qui me rappellent un tas de choses. Ce ne sont point ces bons meubles amis que nous connaissons depuis l’enfance et auxquels sont attachés des souvenirs d’événements, de joies ou de tristesses, des dates de notre histoire ; qui ont pris, à force d’être mêlés à notre vie une personnalité, une physionomie ; qui sont les compagnons silencieux de nos heures douces ou sombres. Mais je retrouve, dans ce fouillis des bibelots usés, ces vieux petits objets insignifiants qui ont traîné pendant quarante ans à côté de nous, sans qu’on les ait jamais remarqués, et qui, revus ainsi, tout à coup, prennent une importance, une signification de témoins anciens, d’amis oubliés et retrouvés.

Ce sont des niaiseries peut-être ; mais de ces niaiseries-là est faite la vie des vieilles gens. À Paris, vous vivez si vite que vous n’avez pas le temps de vivre. Je ne sais si tu me comprends bien. Vous ne pensez qu’à vos affaires, à vos sorties. Il ne vous reste pas même le loisir d’être triste, de songer aux choses noires, de sentir s’écouler les heures et de regarder passer les événements, comme on regarde, d’une fenêtre, tomber les feuilles.

Vous avez à peine une pensée pour chaque chose, à peine un regret pour les morts, à peine un souvenir pour les heures finies, à peine une affection qui soit profonde. Le temps vous manque. Il faut être prête pour les visites, ne rien oublier des courses à faire, des commandes et des achats. On descend de fiacre pour monter en tramway, et, quand on peut disposer d’un quart d’heure, on fait un bout de route à pied pour respirer. Puis on rentre en retard, parce qu’on a perdu cinq minutes ici, cinq minutes là. Et, comme on est en retard du matin au soir, on n’a jamais les heures tranquilles qu’il faut pour se souvenir de l’autrefois.

Moi, je me souviens longuement, n’ayant plus à faire que cela. Et je me sens apeurée horriblement par la pensée de tout ce mouvement dans lequel tu m’appelles.

Donc, je ne bougerai point, ce printemps. Et puis, vois-tu, je suis si vieille que j’ai peur. Je voudrais bien, comme dit M. Sainte-Beuve,

Naître, vivre et mourir dans la même maison.

Tu ne m’en voudras point.

Delphine.

Pour copie :

Guy de Maupassant.


<t Solitude>

Solitude

C’était après un dîner d’hommes. On avait été fort gai. Un d’eux, un vieil ami, me dit :

« Veux-tu remonter à pied l’avenue des Champs-Élysées ? »

Et nous voilà partis, suivant à pas lents la longue promenade, sous les arbres à peine vêtus de feuilles encore. Aucun bruit, que cette rumeur confuse et continue que fait Paris. Un vent frais nous passait sur le visage, et la légion des étoiles semait sur le ciel noir une poudre d’or.

Mon compagnon me dit :

« Je ne sais pourquoi, je respire mieux ici, la nuit, que partout ailleurs. Il me semble que ma pensée s’y élargit. J’ai, par moments, ces espèces de lueurs dans l’esprit qui font croire, pendant une seconde, qu’on va découvrir le divin secret des choses. Puis la fenêtre se referme. C’est fini. »

De temps en temps, nous voyions glisser deux ombres le long des massifs ; nous passions devant un banc où deux êtres, assis côte à côte, ne faisaient qu’une tache noire.

Mon voisin murmura :

Pauvres gens ! Ce n’est pas du dégoût qu’ils m’inspirent, mais une immense pitié. Parmi tous les mystères de la vie humaine, il en est un que j’ai pénétré : notre grand tourment dans l’existence vient de ce que nous sommes éternellement seuls, et tous nos efforts, tous nos actes ne tendent qu’à fuir cette solitude. Ceux-là, ces amoureux des bancs en plein air, cherchent, comme nous, comme toutes les créatures, à faire cesser leur isolement, rien que pendant une minute au moins ; mais ils demeurent, ils demeureront toujours seuls ; et nous aussi.

On s’en aperçoit plus ou moins, voilà tout.

Depuis quelque temps j’endure cet abominable supplice d’avoir compris, d’avoir découvert l’affreuse solitude où je vis, et je sais que rien ne peut la faire cesser, rien, entends-tu ! Quoi que nous tentions, quoi que nous fassions, quels que soient l’élan de nos cœurs, l’appel de nos lèvres et l’étreinte de nos bras, nous sommes toujours seuls.

Je t’ai entraîné ce soir, à cette promenade, pour ne pas rentrer chez moi, parce que je souffre horriblement, maintenant, de la solitude de mon logement. À quoi cela me servira-t-il ? Je te parle, tu m’écoutes, et nous sommes seuls tous deux, côte à côte, mais seuls. Me comprends-tu ?

Bienheureux les simples d’esprit, dit l’Écriture. Ils ont l’illusion du bonheur. Ils ne sentent pas, ceux-là, notre misère solitaire, ils n’errent pas, comme moi, dans la vie, sans autre contact que celui des coudes, sans autre joie que l’égoïste satisfaction de comprendre, de voir, de deviner et de souffrir sans fin de la connaissance de notre éternel isolement.

Tu me trouves un peu fou, n’est-ce pas ?

Écoute-moi. Depuis que j’ai senti la solitude de mon être, il me semble que je m’enfonce, chaque jour davantage, dans un souterrain sombre, dont je ne trouve pas les bords, dont je ne connais pas la fin, et qui n’a point de bout, peut-être ! J’y vais sans personne avec moi, sans personne autour de moi, sans personne de vivant faisant cette même route ténébreuse. Ce souterrain, c’est la vie. Parfois j’entends des bruits, des voix, des cris… je m’avance à tâtons vers ces rumeurs confuses. Mais je ne sais jamais au juste d’où elles partent ; je ne rencontre jamais personne, je ne trouve jamais une autre main dans ce noir qui m’entoure. Me comprends-tu ?

Quelques hommes ont parfois deviné cette souffrance atroce.

Musset s’est écrié :

Qui vient ? Qui m’appelle ? Personne.

Je suis seul. — C’est l’heure qui sonne.

Ô solitude ! — Ô pauvreté !

Mais, chez lui, ce n’était là qu’un doute passager, et non pas une certitude définitive, comme chez moi. Il était poète ; il peuplait la vie de fantômes, de rêves. Il n’était jamais vraiment seul. — Moi, je suis seul !

Gustave Flaubert, un des grands malheureux de ce monde, parce qu’il était un des grands lucides, n’écrivit-il pas à une amie cette phrase désespérante : « Nous sommes tous dans un désert. Personne ne comprend personne. »

Non, personne ne comprend personne, quoi qu’on pense, quoi qu’on dise, quoi qu’on tente. La terre sait-elle ce qui se passe dans ces étoiles que voilà, jetées comme une graine de feu à travers l’espace, si loin que nous apercevons seulement la clarté de quelques-unes, alors que l’innombrable armée des autres est perdue dans l’infini, si proches qu’elles forment peut-être un tout, comme les molécules d’un corps ?

Eh bien, l’homme ne sait pas davantage ce qui se passe dans un autre homme. Nous sommes plus loin l’un de l’autre que ces astres, plus isolés surtout, parce que la pensée est insondable.

Sais-tu quelque chose de plus affreux que ce constant frôlement des êtres que nous ne pouvons pénétrer ! Nous nous aimons les uns les autres comme si nous étions enchaînés, tout près, les bras tendus, sans parvenir à nous joindre. Un torturant besoin d’union nous travaille, mais tous nos efforts restent stériles, nos abandons inutiles, nos confidences infructueuses, nos étreintes impuissantes, nos caresses vaines. Quand nous voulons nous mêler, nos élans de l’un vers l’autre ne font que nous heurter l’un à l’autre.

Je ne me sens jamais plus seul que lorsque je livre mon cœur à quelque ami, parce que je comprends mieux alors l’infranchissable obstacle. Il est là, cet homme ; je vois ses yeux clairs sur moi ! mais son âme, derrière eux, je ne la connais point. Il m’écoute. Que pense-t-il ? Oui, que pense-t-il ? Tu ne comprends pas ce tourment ? Il me hait peut-être ? ou me méprise ? ou se moque de moi ? Il réfléchit à ce que je dis, il me juge, il me raille, il me condamne, m’estime médiocre ou sot. Comment savoir ce qu’il pense ? Comment savoir s’il m’aime comme je l’aime ? et ce qui s’agite dans cette petite tête ronde ? Quel mystère que la pensée inconnue d’un être, la pensée cachée et libre, que nous ne pouvons ni connaître, ni conduire, ni dominer, ni vaincre !

Et moi, j’ai beau vouloir me donner tout entier, ouvrir toutes les portes de mon âme, je ne parviens point à me livrer. Je garde au fond, tout au fond, ce lieu secret du Moi où personne ne pénètre. Personne ne peut le découvrir, y entrer, parce que personne ne me ressemble, parce que personne ne comprend personne.

Me comprends-tu, au moins, en ce moment, toi ? Non, tu me juges fou ! tu m’examines, tu te gardes de moi ! Tu te demandes : « Qu’est-ce qu’il a, ce soir ? » Mais si tu parviens à saisir un jour, à bien deviner mon horrible et subtile souffrance, viens-t’en me dire seulement : Je t’ai compris ! et tu me rendras heureux, une seconde, peut-être.

Ce sont les femmes qui me font encore le mieux apercevoir ma solitude.

Misère ! misère ! Comme j’ai souffert par elles, parce qu’elles m’ont donné souvent, plus que les hommes, l’illusion de n’être pas seul !

Quand on entre dans l’Amour, il semble qu’on s’élargit. Une félicité surhumaine vous envahit ! Sais-tu pourquoi ? Sais-tu d’où vient cette sensation d’immense bonheur ? C’est uniquement parce qu’on s’imagine n’être plus seul. L’isolement, l’abandon de l’être humain paraît cesser. Quelle erreur !

Plus tourmentée encore que nous par cet éternel besoin d’amour qui ronge notre cœur solitaire, la femme est le grand mensonge du Rêve.

Tu connais ces heures délicieuses passées face à face avec cet être à longs cheveux, aux traits charmeurs et dont le regard nous affole. Quel délire égare notre esprit ! Quelle illusion nous emporte !

Elle et moi, nous n’allons plus faire qu’un, tout à l’heure, semble-t-il ? Mais ce tout à l’heure n’arrive jamais, et, après des semaines d’attente, d’espérance et de joie trompeuse, je me retrouve tout à coup, un jour, plus seul que je ne l’avais encore été.

Après chaque baiser, après chaque étreinte, l’isolement s’agrandit. Et comme il est navrant, épouvantable !

Un poète, M. Sully Prudhomme, n’a-t-il pas écrit :

Les caresses ne sont que d’inquiets transports

Infructueux essais du pauvre amour qui tente

L’impossible union des âmes par les corps…

Et puis, adieu. C’est fini. C’est à peine si on reconnaît cette femme qui a été tout pour nous pendant un moment de la vie, et dont nous n’avons jamais connu la pensée intime et banale sans doute !

Aux heures mêmes où il semblait que, dans un accord mystérieux des êtres, dans un complet emmêlement des désirs et de toutes les aspirations, on était descendu jusqu’au profond de son âme, un mot, un seul mot, parfois, nous révélait notre erreur, nous montrait, comme un éclair dans la nuit, le trou noir entre nous.

Et pourtant, ce qu’il y a encore de meilleur au monde, c’est de passer un soir auprès d’une femme qu’on aime, sans parler, heureux presque complètement par la seule sensation de sa présence. Ne demandons pas plus, car jamais deux êtres ne se mêlent.

Quant à moi, maintenant, j’ai fermé mon âme. Je ne dis plus à personne ce que je crois, ce que je pense et ce que j’aime. Me sachant condamné à l’horrible solitude, je regarde les choses, sans jamais émettre mon avis. Que m’importent les opinions, les querelles, les plaisirs, les croyances ! Ne pouvant rien partager avec personne, je me suis désintéressé de tout. Ma pensée, invisible, demeure inexplorée. J’ai des phrases banales pour répondre aux interrogations de chaque jour, et un sourire qui dit : « oui », quand je ne veux même pas prendre la peine de parler.

Me comprends-tu ?

Nous avions remonté la longue avenue jusqu’à l’arc de triomphe de l’Étoile, puis nous étions redescendus jusqu’à la place de la Concorde, car il avait énoncé tout cela lentement, en ajoutant encore beaucoup d’autres choses dont je ne me souviens plus.

Il s’arrêta et, brusquement, tendant le bras vers le haut obélisque de granit, debout sur le pavé de Paris et qui perdait, au milieu des étoiles, son long profil égyptien, monument exilé, portant au flanc l’histoire de son pays écrite en signes étranges, mon ami s’écria :

« Tiens, nous sommes tous comme cette pierre. »

Puis il me quitta sans ajouter un mot.

Était-il gris ? Était-il fou ? Était-il sage ? Je ne le sais encore. Parfois il me semble qu’il avait raison ; parfois il me semble qu’il avait perdu l’esprit.


<t Patronne (La)>

La Patronne

Au docteur Baraduc.

J’habitais alors, dit Georges Kervelen, une maison meublée, rue des Saints-Pères.

Quand mes parents décidèrent que j’irais faire mon droit à Paris, de longues discussions eurent lieu pour régler toutes choses. Le chiffre de ma pension avait été d’abord fixé à deux mille cinq cents francs, mais ma pauvre mère fut prise d’une peur qu’elle exposa à mon père : « S’il allait dépenser mal tout son argent et ne pas prendre une nourriture suffisante, sa santé en souffrirait beaucoup. Ces jeunes gens sont capables de tout. »

Alors il fut décidé qu’on me chercherait une pension, une pension modeste et confortable, et que ma famille en payerait directement le prix, chaque mois.

Je n’avais jamais quitté Quimper. Je désirais tout ce qu’on désire à mon âge et j’étais disposé à vivre joyeusement, de toutes les façons.

Des voisins, à qui on demanda conseil, indiquèrent une compatriote, Mme Kergaran, qui prenait des pensionnaires. Mon père donc traita par lettres avec cette personne respectable, chez qui j’arrivai, un soir, accompagné d’une malle.

Mme Kergaran avait quarante ans environ. Elle était forte, très forte, parlait d’une voix de capitaine instructeur et décidait toutes les questions d’un mot net et définitif. Sa demeure, tout étroite, n’ayant qu’une seule ouverture sur la rue, à chaque étage, avait l’air d’une échelle de fenêtres, ou bien encore d’une tranche de maison en sandwich entre deux autres.

La patronne habitait au premier avec sa bonne ; on faisait la cuisine et on prenait les repas au second ; quatre pensionnaires bretons logeaient au troisième et au quatrième. J’eus les deux pièces du cinquième.

Un petit escalier noir, tournant comme un tire-bouchon, conduisait à ces deux mansardes. Tout le jour, sans s’arrêter, Mme Kergaran montait et descendait cette spirale, occupée dans ce logis en tiroir comme un capitaine à son bord. Elle entrait dix fois de suite dans chaque appartement, surveillait tout avec un étonnant fracas de paroles, regardait si les lits étaient bien faits, si les habits étaient bien brossés, si le service ne laissait rien à désirer. Enfin, elle soignait ses pensionnaires comme une mère, mieux qu’une mère.

J’eus bientôt fait la connaissance de mes quatre compatriotes. Deux étudiaient la médecine, et les deux autres faisaient leur droit, mais tous subissaient le joug despotique de la patronne. Ils avaient peur d’elle comme un maraudeur a peur du garde champêtre.

Quant à moi, je me sentis tout de suite des désirs d’indépendance, car je suis un révolté par nature. Je déclarai d’abord que je voulais rentrer à l’heure qui me plairait, car Mme Kergaran avait fixé minuit comme dernière limite. À cette prétention, elle planta sur moi ses yeux clairs pendant quelques secondes, puis elle déclara :

« Ce n’est pas possible. Je ne peux pas tolérer qu’on réveille Annette toute la nuit. Vous n’avez rien à faire dehors passé certaine heure. »

Je répondis avec fermeté : « D’après la loi, madame, vous êtes obligée de m’ouvrir à toute heure. Si vous le refusez, je le ferai constater par des sergents de ville et j’irai coucher à l’hôtel à vos frais, comme c’est mon droit. Vous serez donc contrainte de m’ouvrir ou de me renvoyer. La porte ou l’adieu. Choisissez. »

Je lui riais au nez en posant ces conditions. Après une première stupeur, elle voulut parlementer, mais je me montrai intraitable et elle céda. Nous convînmes que j’aurais un passe-partout mais à la condition formelle que tout le monde l’ignorerait.

Mon énergie fit sur elle une impression salutaire et elle me traita désormais avec une faveur marquée. Elle avait des attentions, des petits soins, des délicatesses pour moi, et même une certaine tendresse brusque qui ne me déplaisait point. Quelquefois, dans mes heures de gaieté, je l’embrassais par surprise, rien que pour la forte gifle qu’elle me lançait aussitôt. Quand j’arrivais à baisser la tête assez vite, sa main partie passait par-dessus moi avec la rapidité d’une balle, et je riais comme un fou en me sauvant, tandis qu’elle criait : « Ah ! la canaille ! je vous revaudrai ça. »

Nous étions devenus une paire d’amis.

Mais voilà que je fis la connaissance, sur le trottoir, d’une fillette employée dans un magasin.

Vous savez ce que sont ces amourettes de Paris. Un jour, comme on allait à l’école, on rencontre une jeune personne en cheveux qui se promène au bras d’une amie avant de rentrer au travail. On échange un regard, et on sent en soi cette petite secousse que vous donne l’œil de certaines femmes. C’est là une des choses charmantes de la vie, ces rapides sympathies physiques que fait éclore une rencontre, cette légère et délicate séduction qu’on subit tout à coup au frôlement d’un être né pour vous plaire et pour être aimé de vous. Il sera aimé peu ou beaucoup, qu’importe ? Il est dans sa nature de répondre au secret désir d’amour de la vôtre. Dès la première fois que vous apercevez ce visage, cette bouche, ces cheveux, ce sourire, vous sentez leur charme entrer en vous avec une joie douce et délicieuse, vous sentez une sorte de bien-être heureux vous pénétrer, et l’éveil subit d’une tendresse encore confuse qui vous pousse vers cette femme inconnue. Il semble qu’il y ait en elle un appel auquel vous répondez, une attirance qui vous sollicite ; il semble qu’on la connaît depuis longtemps, qu’on l’a déjà vue, qu’on sait ce qu’elle pense.

Le lendemain, à la même heure, on repasse par la même rue. On la revoit. Puis on revient le jour suivant, et encore le jour suivant. On se parle enfin. Et l’amourette suit son cours, régulier comme une maladie.

Donc, au bout de trois semaines, j’en étais avec Emma à la période qui précède la chute. La chute même aurait eu lieu plus tôt si j’avais su en quel endroit la provoquer. Mon amie vivait en famille et refusait avec une énergie singulière de franchir le seuil d’un hôtel meublé. Je me creusais la tête pour trouver un moyen, une ruse, une occasion. Enfin, je pris un parti désespéré et je me décidai à la faire monter chez moi, un soir, vers onze heures, sous prétexte d’une tasse de thé. Mme Kergaran se couchait tous les jours à dix heures. Je pourrais donc rentrer sans bruit au moyen de mon passe-partout, sans éveiller aucune attention. Nous redescendrions de la même manière au bout d’une heure ou deux.

Emma accepta mon invitation après s’être fait un peu prier.

Je passai une mauvaise journée. Je n’étais point tranquille. Je craignais des complications, une catastrophe, quelque épouvantable scandale. Le soir vint. Je sortis et j’entrai dans une brasserie où j’absorbai deux tasses de café et quatre ou cinq petits verres pour me donner du courage. Puis j’allai faire un tour sur le boulevard Saint-Michel. J’entendis sonner dix heures, dix heures et demie. Et je me dirigeai, à pas lents, vers le lieu de notre rendez-vous. Elle m’attendait déjà. Elle prit mon bras avec une allure câline et nous voilà partis, tout doucement, vers ma demeure. À mesure que j’approchais de la porte, mon angoisse allait croissant. Je pensais : « Pourvu que Mme Kergaran soit couchée. »

Je dis à Emma deux ou trois fois : « Surtout, ne faites point de bruit dans l’escalier. »

Elle se mit à rire : « Vous avez donc bien peur d’être entendu ?

— Non, mais je ne veux pas réveiller mon voisin qui est gravement malade. »

Voici la rue des Saints-Pères. J’approche de mon logis avec cette appréhension qu’on a en se rendant chez un dentiste. Toutes les fenêtres sont sombres. On dort sans doute. Je respire. J’ouvre la porte avec des précautions de voleur. Je fais entrer ma compagne, puis je referme, et je monte l’escalier sur la pointe des pieds en retenant mon souffle et en allumant des allumettes-bougies pour que la jeune fille ne fasse point quelque faux pas.

En passant devant la chambre de la patronne je sens que mon cœur bat à coups précipités. Enfin, nous voici au second étage, puis au troisième, puis au cinquième. J’entre chez moi. Victoire !

Cependant, je n’osais parler qu’à voix basse et j’ôtai mes bottines pour ne faire aucun bruit. Le thé, préparé sur une lampe à esprit-de-vin, fut bu sur le coin de ma commode. Puis je devins pressant… pressant…, et peu à peu, comme dans un jeu, j’enlevais un à un les vêtements de mon amie, qui cédait en résistant, rouge, confuse, retardant toujours l’instant fatal et charmant.

Elle n’avait plus, ma foi, qu’un court jupon blanc quand ma porte s’ouvrit d’un seul coup, et Mme Kergaran parut, une bougie à la main, exactement dans le même costume qu’Emma.

J’avais fait un bond loin d’elle et je restais debout, effaré, regardant les deux femmes qui se dévisageaient. Qu’allait-il se passer ?

La patronne prononça d’un ton hautain que je ne lui connaissais pas : « Je ne veux pas de filles dans ma maison, monsieur Kervelen. »

Je balbutiai : « Mais, madame Kergaran, mademoiselle n’est que mon amie. Elle venait prendre une tasse de thé. »

La grosse femme reprit : « On ne se met pas en chemise pour prendre une tasse de thé. Vous allez faire partir tout de suite cette personne. »

Emma, consternée, commençait à pleurer en se cachant la figure dans sa jupe. Moi, je perdais la tête, ne sachant que faire ni que dire. La patronne ajouta avec une irrésistible autorité : « Aidez mademoiselle à se rhabiller et reconduisez-la tout de suite. »

Je n’avais pas autre chose à faire, assurément, et je ramassai la robe tombée en rond, comme un ballon crevé, sur le parquet, puis je la passai sur la tête de la fillette, et je m’efforçai de l’agrafer, de l’ajuster, avec une peine infinie. Elle m’aidait, en pleurant toujours, affolée, se hâtant, faisant toutes sortes d’erreurs, ne sachant plus retrouver les cordons ni les boutonnières ; et Mme Kergaran impassible, debout, sa bougie à la main, nous éclairait dans une pose sévère de justicier.

Emma maintenant précipitait ses mouvements, se couvrait éperdument, nouait, épinglait, laçait, rattachait avec furie, harcelée par un impérieux besoin de fuir ; et sans même boutonner ses bottines, elle passa en courant devant la patronne et s’élança dans l’escalier. Je la suivais en savates, à moitié dévêtu moi-même, répétant : « Mademoiselle, écoutez, mademoiselle. »

Je sentais bien qu’il fallait lui dire quelque chose, mais je ne trouvais rien. Je la rattrapai juste à la porte de la rue, et je voulus lui prendre le bras, mais elle me repoussa violemment, balbutiant d’une voix basse et nerveuse : « Laissez-moi… laissez-moi, ne me touchez pas. »

Et elle se sauva dans la rue en refermant la porte derrière elle.

Je me retournai. Mme Kergaran était restée au haut du premier étage, et je remontai les marches à pas lents, m’attendant à tout, et prêt à tout.

La chambre de la patronne était ouverte, elle m’y fit entrer en prononçant d’un ton sévère : « J’ai à vous parler, monsieur Kervelen. »

Je passai devant elle en baissant la tête. Elle posa sa bougie sur la cheminée puis, croisant ses bras sur sa puissante poitrine que couvrait mal une fine camisole blanche :

« Ah çà, monsieur Kervelen, vous prenez donc ma maison pour une maison publique ! »

Je n’étais pas fier. Je murmurai : « Mais non, madame Kergaran. Il ne faut pas vous fâcher, voyons, vous savez bien ce que c’est qu’un jeune homme. »

Elle répondit : « Je sais que je ne veux pas de créatures chez moi, entendez-vous. Je sais que je ferai respecter mon toit, et la réputation de ma maison, entendez-vous ? Je sais… »

Elle parla pendant vingt minutes au moins, accumulant les raisons sur les indignations, m’accablant sous l’honorabilité de sa maison, me lardant de reproches mordants.

Moi (l’homme est un singulier animal), au lieu de l’écouter, je la regardais. Je n’entendais plus un mot, mais plus un mot. Elle avait une poitrine superbe, la gaillarde, ferme, blanche et grasse, un peu grosse peut-être, mais tentante à faire passer des frissons dans le dos. Je ne me serais jamais douté vraiment qu’il y eût de pareilles choses sous la robe de laine de la patronne. Elle semblait rajeunie de dix ans, en déshabillé. Et voilà que je me sentais tout drôle, tout… Comment dirai-je ?… tout remué. Je retrouvais brusquement devant elle ma situation… interrompue un quart d’heure plus tôt dans ma chambre.

Et, derrière elle, là-bas, dans l’alcôve, je regardais son lit. Il était entrouvert, écrasé, montrant, par le trou creusé dans les draps, la pesée du corps qui s’était couché là. Et je pensais qu’il devait faire très bon et très chaud là-dedans, plus chaud que dans un autre lit. Pourquoi plus chaud ? Je n’en sais rien, sans doute à cause de l’opulence des chairs qui s’y étaient reposées.

Quoi de plus troublant et de plus charmant qu’un lit défait ? Celui-là me grisait, de loin, me faisait courir des frémissements sur la peau.

Elle parlait toujours, mais doucement maintenant, elle parlait en amie rude et bienveillante qui ne demande plus qu’à pardonner.

Je balbutiai : « Voyons… voyons… madame Kergaran… voyons… » Et comme elle s’était tue pour attendre ma réponse, je la saisis dans mes deux bras et je me mis à l’embrasser, mais à l’embrasser, comme un affamé, comme un homme qui attend ça depuis longtemps.

Elle se débattait, tournait la tête, sans se fâcher trop fort, répétant machinalement selon son habitude : « Oh ! la canaille… la canaille… la ca… »

Elle ne put pas achever le mot, je l’avais enlevée d’un effort, et je l’emportais, serrée contre moi. On est rudement vigoureux, allez, en certains moments !

Je rencontrai le bord du lit, et je tombai dessus sans la lâcher…

Il y faisait en effet fort bon et fort chaud dans son lit.

Une heure plus tard, la bougie s’étant éteinte, la patronne se leva pour allumer l’autre. Et comme elle revenait se glisser à mon côté, enfonçant sous les draps sa jambe ronde et forte, elle prononça d’une voix câline, satisfaite, reconnaissante peut-être : « Oh !… la canaille !… la canaille !… »


<t Petit Fût (Le)>

Le Petit Fût

À Adolphe Tavernier.

Maître Chicot, l’aubergiste d’Épreville, arrêta son tilbury devant la ferme de la mère Magloire. C’était un grand gaillard de quarante ans, rouge et ventru, et qui passait pour malicieux.

Il attacha son cheval au poteau de la barrière, puis il pénétra dans la cour. Il possédait un bien attenant aux terres de la vieille, qu’il convoitait depuis longtemps. Vingt fois il avait essayé de les acheter, mais la mère Magloire s’y refusait avec obstination.

« J’y sieus née, j’y mourrai », disait-elle.

Il la trouva épluchant des pommes de terre devant sa porte. Âgée de soixante-douze ans, elle était sèche, ridée, courbée, mais infatigable comme une jeune fille. Chicot lui tapa dans le dos avec amitié, puis s’assit près d’elle sur un escabeau.

« Eh bien ! la mère, et c’te santé, toujours bonne ?

— Pas trop mal, et vous, maît’ Prosper ?

— Eh ! eh ! quéques douleurs ; sans ça, ce s’rait à satisfaction.

— Allons, tant mieux ! »

Et elle ne dit plus rien. Chicot la regardait accomplir sa besogne. Ses doigts crochus, noués, durs comme des pattes de crabe, saisissaient à la façon de pinces les tubercules grisâtres dans une manne, et vivement elle les faisait tourner, enlevant de longues bandes de peau sous la lame d’un vieux couteau qu’elle tenait de l’autre main. Et, quand la pomme de terre était devenue toute jaune, elle la jetait dans un seau d’eau. Trois poules hardies s’en venaient l’une après l’autre jusque dans ses jupes ramasser les épluchures, puis se sauvaient à toutes pattes, portant au bec leur butin.

Chicot semblait gêné, hésitant, anxieux, avec quelque chose sur la langue qui ne voulait pas sortir. À la fin, il se décida :

« Dites donc, mère Magloire…

— Qué qu’i a pour votre service ?

— C’te ferme, vous n’voulez toujours point m’la vendre ?

— Pour ça non. N’y comptez point. C’est dit, c’est dit, n’y r’venez pas.

— C’est qu’j’ai trouvé un arrangement qui f’rait notre affaire à tous les deux.

— Qué qu’c’est ?

— Le v’là. Vous m’la vendez, et pi vous la gardez tout d’même. Vous n’y êtes point ? Suivez ma raison. »

La vieille cessa d’éplucher ses légumes et fixa sur l’aubergiste ses yeux vifs sous leurs paupières fripées.

Il reprit :

« Je m’explique. J’vous donne, chaque mois cent cinquante francs. Vous entendez bien : chaque mois j’vous apporte ici, avec mon tilbury, trente écus de cent sous. Et pi n’y a rien de changé de plus, rien de rien ; vous restez chez vous, vous n’vous occupez point de mé, vous n’me d’vez rien. Vous n’faites que prendre mon argent. Ça vous va-t-il ? »

Il la regardait d’un air joyeux, d’un air de bonne humeur.

La vieille le considérait avec méfiance, cherchant le piège. Elle demanda :

« Ça, c’est pour mé ; mais pour vous, c’te ferme, ça n’vous la donne point ? »

Il reprit :

« N’vous tracassez point de ça. Vous restez tant que l’bon Dieu vous laissera vivre. Vous êtes chez vous. Seulement vous m’ferez un p’tit papier chez l’ notaire pour qu’après vous ça me revienne. Vous n’avez point d’éfants, rien qu’ des neveux que vous n’y tenez guère. Ça vous va-t-il ? Vous gardez votre bien votre vie durant, et j’vous donne trente écus de cent sous par mois. C’est tout gain pour vous. »

La vieille demeurait surprise, inquiète, mais tentée. Elle répliqua :

« Je n’ dis point non. Seulement, j’ veux m’ faire une raison là-dessus. Rev’nez causer d’ça dans l’courant d’ l’autre semaine. J’ vous frai une réponse d’ mon idée. »

Et maître Chicot s’en alla, content comme un roi qui vient de conquérir un empire.

La mère Magloire demeura songeuse. Elle ne dormit pas la nuit suivante. Pendant quatre jours, elle eut une fièvre d’hésitation. Elle flairait bien quelque chose de mauvais pour elle là-dedans, mais la pensée des trente écus par mois, de ce bel argent sonnant qui s’en viendrait couler dans son tablier, qui lui tomberait comme ça du ciel, sans rien faire, la ravageait de désir.

Alors elle alla trouver le notaire et lui conta son cas. Il lui conseilla d’accepter la proposition de Chicot, mais en demandant cinquante écus de cent sous au lieu de trente, sa ferme valant au bas mot soixante mille francs.

« Si vous vivez quinze ans, disait le notaire, il ne la paiera encore de cette façon, que quarante-cinq mille francs. »

La vieille frémit à cette perspective de cinquante écus de cent sous par mois ; mais elle se méfiait toujours, craignant mille choses imprévues, des ruses cachées, et elle demeura jusqu’au soir à poser des questions, ne pouvant se décider à partir. Enfin elle ordonna de préparer l’acte, et elle rentra troublée comme si elle eût bu quatre pots de cidre nouveau.

Quand Chicot vint pour savoir la réponse, elle se fit longtemps prier, déclarant qu’elle ne voulait pas, mais rongée par la peur qu’il ne consentît point à donner les cinquante pièces de cent sous. Enfin, comme il insistait, elle énonça ses prétentions.

Il eut un sursaut de désappointement et refusa.

Alors, pour le convaincre, elle se mit à raisonner sur la durée probable de sa vie.

« Je n’en ai pas pour pu de cinq à six ans pour sûr. Me v’là sur mes soixante-treize, et pas vaillante avec ça. L’aut’e soir, je crûmes que j’allais passer. Il me semblait qu’on me vidait l’corps, qu’il a fallu me porter à mon lit. »

Mais Chicot ne se laissait pas prendre.

« Allons, allons, vieille pratique, vous êtes solide comme l’ clocher d’ l’église. Vous vivrez pour le moins cent dix ans. C’est vous qui m’enterrerez, pour sûr. »

Tout le jour fut encore perdu en discussions. Mais, comme la vieille ne céda pas, l’aubergiste, à la fin, consentit à donner les cinquante écus.

Ils signèrent l’acte le lendemain. Et la mère Magloire exigea dix écus de pots-de-vin.

Trois ans s’écoulèrent. La bonne femme se portait comme un charme. Elle paraissait n’avoir pas vieilli d’un jour, et Chicot se désespérait. Il lui semblait, à lui, qu’il payait cette rente depuis un demi-siècle, qu’il était trompé, floué, ruiné. Il allait de temps en temps rendre visite à la fermière, comme on va voir, en juillet, dans les champs, si les blés sont mûrs pour la faux. Elle le recevait avec une malice dans le regard. On eût dit qu’elle se félicitait du bon tour qu’elle lui avait joué ; et il remontait bien vite dans son tilbury en murmurant :

« Tu ne crèveras donc point, carcasse ! »

Il ne savait que faire. Il eût voulu l’étrangler en la voyant. Il la haïssait d’une haine féroce, sournoise, d’une haine de paysan volé.

Alors il chercha des moyens.

Un jour enfin, il s’en revint la voir en se frottant les mains, comme il faisait la première fois lorsqu’il lui avait proposé le marché.

Et après avoir causé quelques minutes :

« Dites donc, la mère, pourquoi que vous ne v’nez point dîner à la maison, quand vous passez à Épreville ? On en jase ; on dit comme ça que j’ sommes pu amis, et ça me fait deuil. Vous savez, chez mé, vous ne paierez point. J’ suis pas regardant à un dîner. Tant que le cœur vous en dira, v’nez sans retenue, ça m’ fera plaisir. »

La mère Magloire ne se le fit point répéter, et le surlendemain, comme elle allait au marché dans sa carriole conduite par son valet Célestin, elle mit sans gêne son cheval à l’écurie chez maître Chicot, et réclama le dîner promis.

L’aubergiste, radieux, la traita comme une dame, lui servit du poulet, du boudin, de l’andouille, du gigot et du lard aux choux. Mais elle ne mangea presque rien, sobre depuis son enfance, ayant toujours vécu d’un peu de soupe et d’une croûte de pain beurrée.

Chicot insistait, désappointé. Elle ne buvait pas non plus. Elle refusa de prendre du café.

Il demanda :

« Vous accepterez toujours bien un p’tit verre.

— Ah ! pour ça, oui. Je ne dis pas non. »

Et il cria de tous ses poumons, à travers l’auberge :

« Rosalie, apporte la fine, la surfine, le fil-en-dix. »

Et la servante apparut, tenant une longue bouteille ornée d’une feuille de vigne en papier.

Il emplit deux petits verres.

« Goûtez ça, la mère, c’est de la fameuse. »

Et la bonne femme se mit à boire tout doucement, à petites gorgées, faisant durer le plaisir. Quand elle eut vidé son verre, elle l’égoutta, puis déclara :

« Ça oui, c’est de la fine. »

Elle n’avait point fini de parler que Chicot lui en versait un second coup. Elle voulut refuser, mais il était trop tard, et elle le dégusta longuement, comme le premier.

Il voulut alors lui faire accepter une troisième tournée, mais elle résista. Il insistait :

« Ça, c’est du lait, voyez-vous ; mé, j’en bois dix, douze sans embarras. Ça passe comme du sucre. Rien au ventre, rien à la tête ; on dirait que ça s’évapore sur la langue. Y a rien de meilleur pour la santé ! »

Comme elle en avait bien envie, elle céda, mais elle n’en prit que la moitié du verre.

Alors Chicot, dans un élan de générosité, s’écria :

« T’nez, puisqu’elle vous plaît, j’ vas vous en donner un p’tit fût, histoire de vous montrer que j’ sommes toujours une paire d’amis. »

La bonne femme ne dit pas non et s’en alla, un peu grise.

Le lendemain, l’aubergiste entra dans la cour de la mère Magloire, puis tira du fond de sa voiture une petite barrique cerclée de fer. Puis il voulut lui faire goûter le contenu, pour prouver que c’était bien la même fine ; et, quand ils en eurent encore bu chacun trois verres, il déclara, en s’en allant :

« Et puis, vous savez, quand n’y en aura pu, y en a encore ; n’ vous gênez point. Je n’suis pas regardant. Pu tôt que ce sera fini, pu que je serai content. »

Et il remonta dans son tilbury.

Il revint quatre jours plus tard. La vieille était devant sa porte, occupée à couper le pain de la soupe.

Il s’approcha, lui dit bonjour, lui parla dans le nez, histoire de sentir son haleine. Et il reconnut un souffle d’alcool. Alors son visage s’éclaira.

« Vous m’offrirez bien un verre de fil ? » dit-il.

Et ils trinquèrent deux ou trois fois.

Mais bientôt le bruit courut dans la contrée que la mère Magloire s’ivrognait toute seule. On la ramassait tantôt dans sa cuisine, tantôt dans sa cour, tantôt dans les chemins des environs, et il fallait la rapporter chez elle, inerte comme un cadavre.

Chicot n’allait plus chez elle, et, quand on lui parlait de la paysanne, il murmurait avec un visage triste :

« C’est-il pas malheureux, à son âge, d’avoir pris c’t’habitude-là ? Voyez-vous, quand on est vieux, y a pas de ressource. Ça finira bien par lui jouer un mauvais tour ! »

Ça lui joua un mauvais tour, en effet. Elle mourut l’hiver suivant, vers la Noël, étant tombée, soûle, dans la neige.

Et maître Chicot hérita de la ferme, en déclarant :

« C’te manante, si alle s’était point boissonnée, alle en avait bien pour dix ans de plus. »


<t Châli>

Châli

À Jean Béraud.

L’amiral de la Vallée, qui semblait assoupi dans son fauteuil, prononça de sa voix de vieille femme : « J’ai eu, moi, une petite aventure d’amour, très singulière, voulez-vous que je vous la dise ? »

Et il parla, sans remuer, du fond de son large siège, en gardant sur les lèvres ce sourire ridé qui ne le quittait jamais, ce sourire à la Voltaire qui le faisait passer pour un affreux sceptique.


I

J’avais trente ans alors, et j’étais lieutenant de vaisseau, quand on me chargea d’une mission astronomique dans l’Inde centrale. Le gouvernement anglais me donna tous les moyens nécessaires pour venir à bout de mon entreprise et je m’enfonçai bientôt avec une suite de quelques hommes dans ce pays étrange, surprenant, prodigieux.

Il faudrait vingt volumes pour raconter ce voyage. Je traversai des contrées invraisemblablement magnifiques ; je fus reçu par des princes d’une beauté surhumaine et vivant dans une incroyable magnificence. Il me sembla pendant deux mois, que je marchais dans un poème, que je parcourais un royaume de féeries sur le dos d’éléphants imaginaires. Je découvrais au milieu des forêts fantastiques des ruines invraisemblables ; je trouvais, en des cités d’une fantaisie de songe, de prodigieux monuments, fins et ciselés comme des bijoux, légers comme des dentelles et énormes comme des montagnes, ces monuments, fabuleux, divins, d’une grâce telle qu’on devient amoureux de leurs formes ainsi qu’on peut être amoureux d’une femme, et qu’on éprouve, à les voir, un plaisir physique et sensuel. Enfin, comme dit M. Victor Hugo, je marchais, tout éveillé dans un rêve.

Puis j’atteignis enfin le terme de mon voyage, la ville de Ganhara, autrefois une des plus prospères de l’Inde centrale, aujourd’hui bien déchue, et gouvernée par un prince opulent, autoritaire, violent, généreux et cruel, le rajah Maddan, un vrai souverain d’Orient, délicat et barbare, affable et sanguinaire, d’une grâce féminine et d’une férocité impitoyable.

La cité est dans le fond d’une vallée au bord d’un petit lac, qu’entoure un peuple de pagodes baignant dans l’eau leurs murailles.

La ville, de loin forme une tache blanche qui grandit quand on approche, et peu à peu on découvre les dômes, les aiguilles, les flèches, tous les sommets élégants et sveltes des gracieux monuments indiens.

À une heure des portes environ, je rencontrai un éléphant superbement harnaché, entouré d’une escorte d’honneur que le souverain m’envoyait. Et je fus conduit en grande pompe, au palais.

J’aurais voulu prendre le temps de me vêtir avec luxe, mais l’impatience royale ne me le permit pas. On voulait d’abord me connaître, savoir ce qu’on aurait à attendre de moi comme distraction ; puis on verrait.

Je fus introduit, au milieu de soldats bronzés comme des statues et couverts d’uniformes étincelants, dans une grande salle entourée de galeries, où se tenaient debout des hommes habillés de robes éclatantes et étoilées de pierres précieuses.

Sur un banc pareil à un de nos bancs de jardin sans dossier, mais revêtu d’un tapis admirable, j’aperçus une masse luisante, une sorte de soleil assis ; c’était le rajah, qui m’attendait, immobile dans une robe du plus pur jaune serin. Il portait sur lui dix ou quinze millions de diamants, et seule, sur son front, brillait la fameuse étoile de Delhi qui a toujours appartenu à l’illustre dynastie des Parihara de Mundore dont mon hôte était descendant.

C’était un garçon de vingt-cinq ans environ, qui semblait avoir du sang nègre dans les veines, bien qu’il appartînt à la plus pure race hindoue. Il avait les yeux larges, fixes, un peu vagues, les pommettes saillantes, les lèvres grosses, la barbe frisée, le front bas et des dents éclatantes, aiguës, qu’il montrait souvent dans un sourire machinal.

Il se leva et vint me tendre la main, à l’anglaise, puis me fit asseoir à son côté sur un banc si haut que mes pieds touchaient à peine à terre. On était fort mal là-dessus.

Et aussitôt il me proposa une chasse au tigre pour le lendemain. La chasse et les luttes étaient ses grandes occupations et il ne comprenait guère qu’on pût s’occuper d’autre chose. Il se persuadait évidemment que je n’étais venu si loin que pour le distraire un peu et l’accompagner dans ses plaisirs.

Comme j’avais grand besoin de lui, je tâchai de flatter ses penchants. Il fut tellement satisfait de mon attitude qu’il voulut me montrer immédiatement un combat de lutteurs, et il m’entraîna dans une sorte d’arène située à l’intérieur du palais.

Sur son ordre, deux hommes parurent, nus, cuivrés, les mains armées de griffes d’acier ; et ils s’attaquèrent aussitôt, cherchant à se frapper avec cette arme tranchante qui traçait sur leur peau noire de longues déchirures d’où coulait le sang.

Cela dura longtemps. Les corps n’étaient plus que des plaies, et les combattants se labouraient toujours les chairs avec cette sorte de râteau fait de lames aiguës. Un d’eux avait une joue hachée ; l’oreille de l’autre était fendue en trois morceaux.

Et le prince regardait cela avec une joie féroce et passionnée. Il tressaillait de bonheur, poussait des grognements de plaisir et imitait avec des gestes inconscients, tous les mouvements des lutteurs, criant sans cesse : « Frappe, frappe donc. »

Un d’eux tomba sans connaissance ; il fallut l’emporter de l’arène rouge de sang, et le rajah fit un long soupir de regret, de chagrin que ce fût déjà fini.

Puis il se tourna vers moi pour connaître mon opinion. J’étais indigné, mais je le félicitai vivement ; et il ordonna aussitôt de me conduire au Couch-Mahal (palais du plaisir) où j’habiterais.

Je traversai les invraisemblables jardins que l’on trouve là-bas et je parvins à ma résidence.

Ce palais, ce bijou, situé à l’extrémité du parc royal, plongeait dans le lac sacré de Vihara tout un côté de ses murailles. Il était carré, présentant sur ses quatre faces trois rangs superposés de galeries à colonnades divinement ouvragées. À chaque angle s’élançaient des tourelles, légères, hautes ou basses, seules ou mariées par deux, de taille inégale et de physionomie différente, qui semblaient bien les fleurs naturelles poussées sur cette gracieuse plante d’architecture orientale. Toutes étaient surmontées de toits bizarres, pareils à des coiffures coquettes.

Au centre de l’édifice, un dôme puissant élevait jusqu’à un ravissant clocheton mince et tout à jour, sa coupole allongée et ronde semblable à un sein de marbre blanc tendu vers le ciel.

Et tout le monument, des pieds à la tête, était couvert de sculptures, de ces exquises arabesques qui grisent le regard, de processions immobiles de personnages délicats, dont les attitudes et les gestes de pierre racontaient les mœurs et les coutumes de l’Inde.

Les chambres étaient éclairées par des fenêtres à arceaux dentelées, donnant sur les jardins. Sur le sol de marbre, de gracieux bouquets étaient dessinés par des onyx, des lapis-lazuli et des agates.

J’avais eu à peine le temps d’achever ma toilette, quand un dignitaire de la cour, Haribadada, spécialement chargé des communications entre le prince et moi, m’annonça la visite de son souverain.

Et le rajah au safran parut, me serra de nouveau la main et se mit à me raconter mille choses, en me demandant sans cesse mon avis que j’avais grand-peine à lui donner. Puis il voulut me montrer les ruines du palais ancien, à l’autre bout des jardins.

C’était une vraie forêt de pierres, qu’habitait un peuple de grands singes. À notre approche, les mâles se mirent à courir sur les murs en nous faisant d’horribles grimaces, et les femelles se sauvaient, montrant leur derrière pelé et portant dans leurs bras leurs petits. Le roi riait follement, me pinçait l’épaule pour me témoigner son plaisir, et il s’assit au milieu des décombres, tandis que, tout autour de nous, accroupies au sommet des murailles, perchées sur toutes les saillies, une assemblée de bêtes à favoris blancs nous tirait la langue et nous montrait le poing.

Quand il en eut assez de ce spectacle, le souverain jaune se leva et se remit en marche gravement, me traînant toujours à son côté, heureux de m’avoir montré de pareilles choses le jour même de mon arrivée, et me rappelant qu’une grande chasse au tigre aurait lieu le lendemain en mon honneur.

Je la suivis, cette chasse, et une seconde, une troisième, dix, vingt de suite. On poursuivit tour à tour tous les animaux que nourrit la contrée : la panthère, l’ours, l’éléphant, l’antilope, l’hippopotame, le crocodile, que sais-je, la moitié des bêtes de la création. J’étais éreinté, dégoûté de voir couler du sang, las de ce plaisir toujours pareil.

À la fin, l’ardeur du prince se calma, et il me laissa, sur mes instantes prières, un peu de loisir pour travailler. Il se contentait maintenant de me combler de présents. Il m’envoyait des bijoux, des étoffes magnifiques, des animaux dressés, que Haribadada me présentait avec un respect grave apparent comme si j’eusse été le soleil lui-même, bien qu’il me méprisât beaucoup au fond.

Et chaque jour une procession de serviteurs m’apportait en des plats couverts une portion de chaque mets du repas royal ; chaque jour il fallait paraître et prendre un plaisir extrême à quelque divertissement nouveau organisé pour moi : danses de Bayadères, jongleries, revues de troupes, à tout ce que pouvait inventer ce rajah hospitalier, mais gêneur, pour me montrer sa surprenante patrie dans tout son charme et dans toute sa splendeur.

Sitôt qu’on me laissait un peu seul, je travaillais, ou bien j’allais voir les singes dont la société me plaisait infiniment plus que celle du roi.

Mais un soir, comme je revenais d’une promenade je trouvai devant la porte de mon palais, Haribadada, solennel, qui m’annonça, en termes mystérieux, qu’un cadeau du souverain m’attendait dans ma chambre ; et il me présenta les excuses de son maître pour n’avoir pas pensé plus tôt à m’offrir une chose dont je devais être privé.

Après ce discours obscur, l’ambassadeur s’inclina et disparut.

J’entrai et j’aperçus, alignées contre le mur par rang de taille, six petites filles côte à côte, immobiles, pareilles à une brochette d’éperlans. La plus âgée avait peut-être huit ans, la plus jeune six ans. Au premier moment, je ne compris pas bien pourquoi cette pension était installée chez moi, puis je devinai l’attention délicate du prince : c’était un harem dont il me faisait présent. Il l’avait choisi fort jeune par excès de gracieuseté. Car plus le fruit est vert, plus il est estimé, là-bas.

Et je demeurais tout à fait confus et gêné, honteux, en face de ces mioches qui me regardaient avec leurs grands yeux graves, et qui semblaient déjà savoir ce que je pouvais exiger d’elles.

Je ne savais que leur dire. J’avais envie de les renvoyer, mais on ne rend pas un présent du souverain. C’eût été une mortelle injure. Il fallait donc garder, installer chez moi ce troupeau d’enfants.

Elles restaient fixes, me dévisageant toujours, attendant mon ordre, cherchant à lire dans mon œil ma pensée. Oh ! le maudit cadeau. Comme il me gênait ! À la fin, me sentant ridicule, je demandai à la plus grande :

« Comment t’appelles-tu, toi ? »

Elle répondit : « Châli. »

Cette gamine à la peau si jolie, un peu jaune, comme de l’ivoire, était une merveille, une statue avec sa face aux lignes longues et sévères.

Alors, je prononçai, pour voir ce qu’elle pourrait répondre, peut-être pour l’embarrasser :

« Pourquoi es-tu ici ? »

Elle dit de sa voix douce, harmonieuse : « Je viens pour faire ce qu’il te plaira d’exiger de moi, mon seigneur. »

La gamine était renseignée.

Et je posai la même question à la plus petite qui articula nettement de sa voix plus frêle : « Je suis ici pour ce qu’il te plaira de me demander, mon maître. »

Elle avait l’air d’une petite souris, celle-là, elle était gentille comme tout. Je l’enlevai dans mes bras et l’embrassai. Les autres eurent un mouvement comme pour se retirer, pensant sans doute que je venais d’indiquer mon choix, mais je leur ordonnai de rester, et, m’asseyant à l’indienne, je les fis prendre place, en rond, autour de moi, puis je me mis à leur conter une histoire de génies, car je parlais passablement leur langue.

Elles écoutaient de toute leur attention, tressaillaient aux détails merveilleux, frémissaient d’angoisse, remuaient les mains. Elles ne songeaient plus guère, les pauvres petites, à la raison qui les avait fait venir.

Quand j’eus terminé mon conte, j’appelai mon serviteur de confiance, Latchmân, et je fis apporter des sucreries, des confitures et des pâtisseries, dont elles mangèrent à se rendre malades, puis commençant à trouver fort drôle cette aventure, j’organisai des jeux pour amuser mes femmes.

Un de ces divertissements surtout eut un énorme succès. Je faisais le pont avec mes jambes, et mes six bambines passaient dessous en courant, la plus petite ouvrant la marche, et la plus grande me bousculant un peu parce qu’elle ne se baissait jamais assez. Cela leur faisait pousser des éclats de rire assourdissants, et ces voix jeunes sonnant sous les voûtes basses de mon somptueux palais le réveillaient, le peuplaient de gaieté enfantine, le meublaient de vie.

Puis je pris beaucoup d’intérêt à l’installation du dortoir où allaient coucher mes innocentes concubines. Enfin je les enfermai chez elles sous la garde de quatre femmes de service que le prince m’avait envoyées en même temps pour prendre soin de mes sultanes.

Pendant huit jours, j’eus un vrai plaisir à faire le papa avec ces poupées. Nous avions d’admirables parties de cache-cache, de chat perché et de main chaude qui les jetaient en des délires de bonheur, car je leur révélais chaque jour un de ces jeux inconnus, si pleins d’intérêt.

Ma demeure maintenant avait l’air d’une classe. Et mes petites amies, vêtues de soieries admirables, d’étoffes brodées d’or et d’argent, couraient à la façon de petits animaux humains, à travers les longues galeries et les tranquilles salles où tombait par les arceaux une lumière affaiblie.

Puis, un soir, je ne sais comment cela se fit, la plus grande, celle qui s’appelait Châli et qui ressemblait à une statuette de vieil ivoire, devint ma femme pour de vrai.

C’était un adorable petit être, doux, timide et gai qui m’aima bientôt d’une affection ardente et que j’aimais étrangement, avec honte, avec hésitation, avec une sorte de peur de la justice européenne, avec des réserves, des scrupules et cependant avec une tendresse sensuelle passionnée. Je la chérissais comme un père, et je la caressais comme un homme.

Pardon, mesdames, je vais un peu loin.

Les autres continuaient à jouer dans ce palais, pareilles à une bande de jeunes chats.

Châli ne me quittait plus, sauf quand j’allais chez le prince.

Nous passions des heures exquises ensemble dans les ruines du vieux palais, au milieu des singes devenus nos amis.

Elle se couchait sur mes genoux et restait là roulant des choses en sa petite tête de sphinx, ou peut-être ne pensant à rien, mais gardant cette belle et charmante pose héréditaire de ces peuples nobles et songeurs, la pose hiératique des statues sacrées.

J’avais apporté dans un grand plat de cuivre des provisions, des gâteaux, des fruits. Et les guenons s’approchaient peu à peu, suivies de leurs petits plus timides ; puis elles s’asseyaient en cercle autour de nous, n’osant approcher davantage, attendant que je fisse ma distribution de friandises.

Alors presque toujours un mâle plus hardi s’en venait jusqu’à moi, la main tendue comme un mendiant ; et je lui remettais un morceau qu’il allait porter à sa femelle. Et toutes les autres se mettaient à pousser des cris furieux, des cris de jalousie et de colère, et je ne pouvais faire cesser cet affreux vacarme qu’en jetant sa part à chacune.

Me trouvant fort bien dans ces ruines, je voulus y apporter mes instruments pour travailler. Mais aussitôt qu’ils aperçurent le cuivre des appareils de précision, les singes, prenant sans doute ces choses pour des engins de mort, s’enfuirent de tous les côtés en poussant des clameurs épouvantables.

Je passais souvent aussi mes soirées avec Châli, sur une des galeries extérieures qui dominait le lac de Vihara. Nous regardions, sans parler, la lune éclatante qui glissait au fond du ciel en jetant sur l’eau un manteau d’argent frissonnant, et là-bas, sur l’autre rive, la ligne des petites pagodes, semblables à des champignons gracieux qui auraient poussé le pied dans l’eau. Et prenant en mes bras la tête sérieuse de ma petite maîtresse, je baisais lentement, longuement son front poli, ses grands yeux pleins du secret de cette terre antique et fabuleuse, et ses lèvres calmes qui s’ouvraient sous ma caresse. Et j’éprouvais une sensation confuse, puissante, poétique surtout, la sensation que je possédais toute une race dans cette fillette, cette belle race mystérieuse d’où semblent sorties toutes les autres.

Le prince cependant continuait à m’accabler de cadeaux.

Un jour il m’envoya un objet bien inattendu qui excita chez Châli une admiration passionnée. C’était simplement une boîte de coquillages, une de ces boîtes en carton recouvertes d’une enveloppe de petites coquilles collées simplement sur la pâte. En France, cela aurait valu au plus quarante sous. Mais là-bas, le prix de ce bijou était inestimable. C’était le premier sans doute qui fût entré dans le royaume.

Je le posai sur un meuble et je le laissai là, souriant de l’importance donnée à ce vilain bibelot de bazar.

Mais Châli ne se lassait pas de le considérer, de l’admirer, pleine de respect et d’extase. Elle me demandait de temps en temps : « Tu permets que je le touche ? » Et quand je l’y avais autorisée, elle soulevait le couvercle, le refermait avec de grandes précautions, elle caressait de ses doigts fins, très doucement, la toison de petits coquillages, et elle semblait éprouver, par ce contact, une jouissance délicieuse qui lui pénétrait jusqu’au cœur.

Cependant j’avais terminé mes travaux et il me fallait m’en retourner. Je fus longtemps à m’y décider, retenu maintenant par ma tendresse pour ma petite amie. Enfin, je dus en prendre mon parti.

Le prince, désolé, organisa de nouvelles chasses, de nouveaux combats de lutteurs ; mais, après quinze jours de ces plaisirs, je déclarai que je ne pouvais demeurer davantage, et il me laissa ma liberté.

Les adieux de Châli furent déchirants. Elle pleurait, couchée sur moi, la tête dans ma poitrine, toute secouée par le chagrin. Je ne savais que faire pour la consoler, mes baisers ne servant à rien.

Tout à coup, j’eus une idée, et, me levant, j’allai chercher la boîte aux coquillages que je lui mis dans les mains. « C’est pour toi. Elle t’appartient. »

Alors, je la vis d’abord sourire. Tout son visage s’éclairait d’une joie intérieure, de cette joie profonde des rêves impossibles réalisés tout à coup.

Et elle m’embrassa avec furie.

N’importe, elle pleura bien fort tout de même au moment du dernier adieu.

Je distribuai des baisers de père et des gâteaux à tout le reste de mes femmes, et je partis.


II

Deux ans s’écoulèrent, puis les hasards du service en mer me ramenèrent à Bombay. Par suite de circonstances imprévues on m’y laissa pour une nouvelle mission à laquelle me désignait ma connaissance du pays et de la langue.

Je terminai mes travaux le plus vite possible, et comme j’avais encore trois mois devant moi, je voulus aller faire une petite visite à mon ami, le roi de Ganhara, et à ma chère petite femme Châli que j’allais trouver bien changée sans doute.

Le rajah Maddan me reçut avec des démonstrations de joie frénétiques. Il fit égorger devant moi trois gladiateurs, et il ne me laissa pas seul une seconde pendant la première journée de mon retour.

Le soir enfin, me trouvant libre, je fis appeler Haribadada, et après beaucoup de questions diverses, pour dérouter sa perspicacité, je lui demandai : « Et sais-tu ce qu’est devenue la petite Châli que le rajah m’avait donnée ? »

L’homme prit une figure triste, ennuyée, et répondit avec une grande gêne :

« Il vaut mieux ne pas parler d’elle !

— Pourquoi cela ? Elle était une gentille petite femme.

— Elle a mal tourné, seigneur.

— Comment, Châli ? Qu’est-elle devenue ? Où est-elle ?

— Je veux dire qu’elle a mal fini.

— Mal fini ? Est-elle morte ?

— Oui, seigneur. Elle avait commis une vilaine action. »

J’étais fort ému, je sentais battre mon cœur, et une angoisse me serrer la poitrine.

Je repris : « Une vilaine action ? Qu’a-t-elle fait ? Que lui est-il arrivé ? »

L’homme de plus en plus embarrassé, murmura : « Il vaut mieux que vous ne le demandiez pas.

— Si, je veux le savoir.

— Elle avait volé.

— Comment, Châli ? Qui a-t-elle volé ?

— Vous, seigneur.

— Moi ? Comment cela ?

— Elle vous a pris, le jour de votre départ, le coffret que le prince vous avait donné. On l’a trouvé entre ses mains !

— Quel coffret ?

— Le coffret de coquillages.

— Mais je le lui avais donné. »

L’Indien leva sur moi des yeux stupéfaits et répondit : « Oui, elle a juré, en effet, par tous les serments sacrés, que vous le lui aviez donné. Mais on n’a pas cru que vous auriez pu offrir à une esclave un cadeau du roi, et le rajah l’a fait punir.

— Comment, punir ? Qu’est-ce qu’on lui a fait ?

— On l’a attachée dans un sac, seigneur, et on l’a jetée au lac, de cette fenêtre, de la fenêtre de la chambre où nous sommes, où elle avait commis le vol. »

Je me sentis traversé par la plus atroce sensation de douleur que j’aie jamais éprouvée, et je fis signe à Haribadada de se retirer pour qu’il ne me vît pas pleurer.

Et je passai la nuit sur la galerie qui dominait le lac, sur la galerie, où j’avais tenu tant de fois la pauvre enfant sur mes genoux.

Et je pensais que le squelette de son joli petit corps décomposé était là, sous moi, dans un sac de toile noué par une corde, au fond de cette eau noire que nous regardions ensemble autrefois.

Je repartis le lendemain malgré les prières et le chagrin véhément du rajah.

Et je crois maintenant que je n’ai jamais aimé d’autre femme que Châli.


<t Ivrogne (L’)>

L’Ivrogne

I

Le vent du nord soufflait en tempête, emportant par le ciel d’énormes nuages d’hiver, lourds et noirs, qui jetaient en passant sur la terre des averses furieuses.

La mer démontée mugissait et secouait la côte, précipitant sur le rivage des vagues énormes, lentes et baveuses, qui s’écroulaient avec des détonations d’artillerie. Elles s’en venaient tout doucement, l’une après l’autre, hautes comme des montagnes, éparpillant dans l’air, sous les rafales, l’écume blanche de leurs têtes ainsi qu’une sueur de monstres.

L’ouragan s’engouffrait dans le petit vallon d’Yport, sifflait et gémissait, arrachant les ardoises des toits, brisant les auvents, abattant les cheminées, lançant dans les rues de telles poussées de vent qu’on ne pouvait marcher qu’en se tenant aux murs, et que les enfants eussent été enlevés comme des feuilles et jetés dans les champs par-dessus les maisons.

On avait halé les barques de pêche jusqu’au pays, par crainte de la mer qui allait balayer la plage à marée pleine, et quelques matelots, cachés derrière le ventre rond des embarcations couchées sur le flanc, regardaient cette colère du ciel et de l’eau.

Puis ils s’en allaient peu à peu, car la nuit tombait sur la tempête, enveloppant d’ombre l’océan affolé, et tout le fracas des éléments en furie.

Deux hommes restaient encore, les mains dans les poches, le dos rond sous les bourrasques, le bonnet de laine enfoncé jusqu’aux yeux, deux grands pêcheurs normands, au collier de barbe rude, à la peau brûlée par les rafales salées du large, aux yeux bleus piqués d’un grain noir au milieu, ces yeux perçants des marins qui voient au bout de l’horizon, comme un oiseau de proie.

Un d’eux disait :

« Allons, viens-t’en, Jérémie. J’allons passer l’ temps aux dominos. C’est mé qui paie. »

L’autre hésitait encore, tenté par le jeu et l’eau-de-vie, sachant bien qu’il allait encore s’ivrogner s’il entrait chez Paumelle, retenu aussi par l’idée de sa femme restée toute seule dans sa masure.

Il demanda :

« On dirait qu’ t’as fait une gageure de m’ soûler tous les soirs. Dis-mé, qué qu’ ça te rapporte, pisque tu paies toujours ? »

Et il riait tout de même à l’idée de toute cette eau-de-vie bue aux frais d’un autre ; il riait d’un rire content de Normand en bénéfice.

Mathurin, son camarade, le tirait toujours par le bras.

« Allons, viens-t’en, Jérémie. C’est pas un soir à rentrer sans rien d’ chaud dans le ventre. Qué qu’ tu crains ? Ta femme va-t-il pas bassiner ton lit ? »

Jérémie répondait :

« L’aut’ soir que je n’ai point pu r’trouver la porte… Qu’on m’a quasiment r’pêché dans le ruisseau de d’vant chez nous ! »

Et il riait encore à ce souvenir de pochard, et il allait tout doucement vers le café de Paumelle, dont la vitre illuminée brillait ; il allait, tiré par Mathurin et poussé par le vent, incapable de résister à ces deux forces.

La salle basse était pleine de matelots, de fumée et de cris. Tous ces hommes, vêtus de laine, les coudes sur les tables, vociféraient pour se faire entendre. Plus il entrait de buveurs, plus il fallait hurler dans le vacarme des voix et des dominos tapés sur le marbre, histoire de faire plus de bruit encore.

Jérémie et Mathurin allèrent s’asseoir dans un coin et commencèrent une partie, et les petits verres disparaissaient, l’un après l’autre, dans la profondeur de leurs gorges.

Puis ils jouèrent d’autres parties, burent d’autres petits verres. Mathurin versait toujours, en clignant de l’œil au patron, un gros homme aussi rouge que du feu et qui rigolait, comme s’il eût su quelque longue farce ; et Jérémie engloutissait l’alcool, balançait sa tête, poussait des rires pareils à des rugissements en regardant son compère d’un air hébété et content.

Tous les clients s’en allaient. Et, chaque fois que l’un d’eux ouvrait la porte du dehors pour partir, un coup de vent entrait dans le café, remuait en tempête la lourde fumée des pipes, balançait les lampes au bout de leurs chaînettes et faisait vaciller leurs flammes ; et on entendait tout à coup le choc profond d’une vague s’écroulant et le mugissement de la bourrasque.

Jérémie, le col desserré, prenait des poses de soûlard, une jambe étendue, un bras tombant ; et de l’autre main il tenait ses dominos.

Ils restaient seuls maintenant avec le patron, qui s’était approché, plein d’intérêt.

Il demanda :

« Eh ben, Jérémie, ça va-t-il, à l’intérieur ? Es-tu rafraîchi à force de t’arroser ? »

Et Jérémie bredouilla :

« Pus qu’il en coule, pus qu’il fait sec, là-dedans. »

Le cafetier regardait Mathurin d’un air finaud. Il dit :

« Et ton fré, Mathurin, oùs qu’il est à c’t’ heure ? »

Le marin eut un rire muet :

« Il est au chaud, t’inquiète pas. »

Et tous deux regardèrent Jérémie, qui posait triomphalement le double-six en annonçant :

« V’là le syndic. »

Quand ils eurent achevé la partie, le patron déclara :

« Vous savez, mes gars, mé, j’ va m’ mettre au portefeuille. J’ vous laisse une lampe et pi l’litre. Y en a pour vingt sous à bord. Tu fermeras la porte au-dehors, Mathurin, et tu glisseras la clef d’sous l’auvent comme t’as fait l’aut’ nuit. »

Mathurin répliqua :

« T’inquiète pas. C’est compris. »

Paumelle serra la main de ses deux clients tardifs, et monta lourdement son escalier en bois. Pendant quelques minutes, son pesant pas résonna dans la petite maison ; puis un lourd craquement révéla qu’il venait de se mettre au lit.

Les deux hommes continuèrent à jouer ; de temps en temps, une rage plus forte de l’ouragan secouait la porte, faisait trembler les murs, et les deux buveurs levaient la tête comme si quelqu’un allait entrer. Puis Mathurin prenait le litre et remplissait le verre de Jérémie. Mais soudain, l’horloge suspendue sur le comptoir sonna minuit. Son timbre enroué ressemblait à un choc de casseroles, et les coups vibraient longtemps, avec une sonorité de ferraille.

Mathurin aussitôt se leva, comme un matelot dont le quart est fini :

« Allons, Jérémie, faut décaniller. »

L’autre se mit en mouvement avec plus de peine, prit son aplomb en s’appuyant à la table ; puis il gagna la porte et l’ouvrit pendant que son compagnon éteignait la lampe.

Lorsqu’ils furent dans la rue, Mathurin ferma la boutique ; puis il dit :

« Allons, bonsoir, à demain. »

Et il disparut dans les ténèbres.


II

Jérémie fit trois pas, puis oscilla, étendit les mains, rencontra un mur qui le soutint debout et se remit en marche en trébuchant. Par moments une bourrasque, s’engouffrant dans la rue étroite, le lançait en avant, le faisait courir quelques pas ; puis quand la violence de la trombe cessait, il s’arrêtait net, ayant perdu son pousseur, et il se remettait à vaciller sur ses jambes capricieuses d’ivrogne.

Il allait, d’instinct, vers sa demeure, comme les oiseaux vont au nid. Enfin, il reconnut sa porte et il se mit à la tâter pour découvrir la serrure et placer la clef dedans. Il ne trouvait pas le trou et jurait à mi-voix. Alors il tapa dessus à coups de poing, appelant sa femme pour qu’elle vînt l’aider :

« Mélina ! Eh ! Mélina ! »

Comme il s’appuyait contre le battant pour ne point tomber, il céda, s’ouvrit, et Jérémie, perdant son appui, entra chez lui en s’écroulant, alla rouler sur le nez au milieu de son logis, et il sentit que quelque chose de lourd lui passait sur le corps, puis s’enfuyait dans la nuit.

Il ne bougeait plus, ahuri de peur, éperdu, dans une épouvante du diable, des revenants, de toutes les choses mystérieuses des ténèbres, et il attendit longtemps sans oser faire un mouvement. Mais, comme il vit que rien ne remuait plus, un peu de raison lui revint, de la raison trouble de pochard.

Et il s’assit, tout doucement. Il attendit encore longtemps, et, s’enhardissant enfin, il prononça :

« Mélina ! »

Sa femme ne répondit pas.

Alors, tout d’un coup, un doute traversa sa cervelle obscurcie, un doute indécis, un soupçon vague. Il ne bougeait point ; il restait là, assis par terre, dans le noir, cherchant ses idées, s’accrochant à des réflexions incomplètes et trébuchantes comme ses pieds.

Il demanda de nouveau :

« Dis-mé qui que c’était, Mélina ? Dis-mé qui que c’était. Je te ferai rien. »

Il attendit. Aucune voix ne s’éleva dans l’ombre. Il raisonnait tout haut, maintenant.

« Je sieus-ti bu, tout de même ! Je sieus-ti bu ! C’est li qui m’a boissonné comma, çu manant ; c’est li, pour que je rentre point. J’ sieus-ti bu ! »

Et il reprenait :

« Dis-mé qui que c’était, Mélina, ou j’ vas faire quéque malheur. »

Après avoir attendu de nouveau, il continuait, avec une logique lente et obstinée d’homme soûl :

« C’est li qui m’a r’tenu chez ce fainéant de Paumelle ; et l’s autres soirs itou, pour que je rentre point. C’est quéque complice. Ah ! charogne ! »

Lentement il se mit sur les genoux. Une colère sourde le gagnait, se mêlant à la fermentation des boissons.

Il répéta :

« Dis-mé qui qu’ c’était, Mélina, ou j’ vas cogner, j’ te préviens ! »

Il était debout maintenant, frémissant d’une colère foudroyante, comme si l’alcool qu’il avait au corps se fût enflammé dans ses veines. Il fit un pas, heurta une chaise, la saisit, marcha encore, rencontra le lit, le palpa et sentit dedans le corps chaud de sa femme.

Alors, affolé de rage, il grogna :

« Ah ! t’étais là, saleté, et tu n’ répondais point ! »

Et, levant la chaise qu’il tenait dans sa poigne robuste de matelot, il l’abattit devant lui avec une furie exaspérée. Un cri jaillit de la couche ; un cri éperdu, déchirant. Alors il se mit à frapper comme un batteur dans une grange. Et rien, bientôt, ne remua plus. La chaise s’envolait en morceaux ; mais un pied lui restait à la main, et il tapait toujours, en haletant.

Puis soudain il s’arrêta pour demander :

« Diras-tu qui qu’ c’était, à c’t’ heure ? »

Mélina ne répondit pas.

Alors, rompu de fatigue, abruti par sa violence, il se rassit par terre, s’allongea et s’endormit.

Quand le jour parut, un voisin, voyant sa porte ouverte, entra. Il aperçut Jérémie qui ronflait sur le sol, où gisaient les débris d’une chaise et, dans le lit, une bouillie de chair et de sang.


<t Malades et Médecins>

Malades et Médecins

Singulier mystère que le souvenir ! On va devant soi, par les rues, sous le premier soleil de mai, et tout à coup, comme si des portes depuis longtemps fermées s’ouvraient dans la mémoire, des choses oubliées vous reviennent. Elles passent, suivies par d’autres, vous font revivre des heures passées, des heures lointaines.

Pourquoi ces retours brusques vers l’autrefois ? Qui sait ? Une odeur qui flotte, une sensation si légère qu’on ne l’a point notée, mais qu’un de nos organes reconnaît, un frisson, un même effet de soleil qui frappe l’œil, un bruit peut-être, un rien qui nous effleura en une circonstance ancienne et qu’on retrouve, suffit à nous faire revoir tout à coup un pays, des gens, des événements disparus de notre pensée.

Pourquoi un souffle d’air chargé d’odeurs, de feuilles sous les marronniers des Champs-Élysées, évoque-t-il soudain une route, une grand-route, le long d’une montagne, en Auvergne ?

À gauche, entre deux sommets, apparaît le cône majestueux et pesant du puy de Dôme. Autour de ce lourd géant, plus loin ou plus près, un peuple de pics se dressent. Beaucoup d’entre eux semblent tronqués, qui jadis crachaient de la flamme et de la fumée. Volcans éteints, dont les cratères morts sont devenus des lacs.

À droite, le chemin domine une plaine infinie peuplée de villages et de villes, riche et boisée, la Limagne. Plus on s’élève, plus on voit loin, jusqu’à d’autres sommets, là-bas, les montagnes du Forez. Tout cet horizon démesuré est voilé d’une vapeur laiteuse, douce et claire. Les lointains d’Auvergne ont une grâce infinie dans leur brume transparente.

La route est bordée de noyers énormes qui la mettent presque toujours à l’abri du soleil. Les pentes des monts sont couvertes de châtaigniers en fleurs dont les grappes, plus pâles que les feuilles, semblent grises dans la verdure sombre.

De temps en temps, sur une pointe de la montagne apparaît un manoir en ruine. Cette terre fut hérissée de châteaux forts. Tous se ressemblent d’ailleurs.

Au-dessus d’un vaste bâtiment carré, festonné de créneaux, s’élève une tour. Les murs n’ont pas de fenêtres, rien que des trous presque invisibles. On dirait que ces forteresses ont poussé sur les hauteurs comme des champignons de montagne. Elles sont construites en pierre grise qui n’est autre chose que de la lave.

Et tout le long des chemins, on rencontre des attelages de vaches traînant des dômes de foin. Les deux bêtes vont d’un pas lent dans les descentes et les montées rapides, tirant ou retenant la charge énorme. Un homme marche devant et règle leurs pas avec une longue baguette dont il les touche par moments. Jamais il ne frappe. Il semble surtout les guider par les mouvements du bâton, à la façon d’un chef d’orchestre. Il a le geste grave qui commande aux bêtes, et il se retourne souvent pour indiquer ses volontés. On ne voit jamais de chevaux, sauf aux diligences ou aux voitures de louage ; et la poussière des routes, quand il fait chaud et qu’elle s’envole sous les rafales, porte en elle une odeur sucrée qui rappelle un peu la vanille et qui fait songer aux étables.

Tout le pays est parfumé par des arbres odorants. La vigne, à peine défleurie, exhale une senteur douce et exquise. Les châtaigniers, les acacias, les tilleuls, les sapins, les foins et les fleurs sauvages des fossés chargent l’air de parfums légers et persistants.

L’Auvergne est la terre des malades. Tous ses volcans éteints semblent des chaudières fermées où chauffent encore, dans le ventre du sol, des eaux minérales de toute nature. De ces grandes marmites cachées partent des sources chaudes qui contiennent, au dire des médecins intéressés, tous les médicaments propres à toutes les maladies.

Dans chacune des stations thermales, qui se fondent autour de chaque ruisseau tiède découvert par un paysan, se joue toute une série de scènes admirables. C’est d’abord la vente de la terre par le campagnard, la formation d’une société au capital, fictif, de quelques millions, le miracle de la construction d’un établissement avec ces fonds d’imagination et avec des pierres véritables, l’installation du premier médecin, portant le titre de médecin inspecteur, l’apparition du premier malade, puis l’éternelle, la sublime comédie entre ce malade et ce médecin.

Chaque ville d’eaux pour un observateur est une Californie de comique. Chaque docteur est un type délicieux, depuis le docteur correct, à l’anglaise, en cravate blanche, jusqu’au docteur sceptique, spirituel et malin, qui raconte aux amis ses procédés et ses trucs.

Entre ces deux modèles, on rencontre le docteur paternel et bon enfant, le docteur scientifique, le docteur brutal, le docteur à femmes, le docteur à longs cheveux, le docteur élégant et bien d’autres. Chaque variété de médecins trouve infailliblement sa variété de malades, sa clientèle de naïfs. Et chaque jour, entre eux, dans chaque chambre d’hôtel, recommence l’admirable farce que Molière n’a pas dite tout entière. Oh ! s’ils parlaient, ces médecins, quelles notes, quels documents merveilleux ils nous pourraient donner sur l’homme !

Parfois, cependant, après boire, ils content quelque aventure, une sur mille.

Un d’eux, plein d’esprit, eut cette idée géniale d’annoncer par les journaux que les eaux de B…, inventées par lui, prolongeaient la vie humaine. Aucun mystère, d’ailleurs, dans leur action. Il l’expliquait scientifiquement par l’action des sels, des minéraux et des gaz sur l’organisme.

Il avait même écrit là-dessus une longue brochure qui indiquait, en outre, les promenades des environs.

Mais il fallait des preuves à ces assertions. Il entreprit un petit voyage à la recherche de centenaires.

Les familles pauvres, en général, ne tenant guère à nourrir les vieux parents inutiles, les lui cédaient six mois par an ; et il les installait dans une élégante villa qu’il avait baptisée « Hospice des Centenaires ». Tous n’avaient pas cent ans, mais tous en approchaient. C’était là sa réclame, réclame sublime. Guérir n’est rien, mais vivre est tout. Elles ne guérissaient pas, ses eaux, elles faisaient vivre ! Qu’importent le foie, les bronches, le larynx, les reins, l’estomac, l’intestin ! Il n’importe que de vivre.

Ce grand homme, un jour qu’il était gai, conta cette aventure.

Un matin, il fut appelé auprès d’un nouveau voyageur, M. D…, arrivé la veille au soir et qui avait loué un pavillon tout près de la source Souveraine. C’était un petit vieillard de quatre-vingt-six ans, encore vert, sec, bien portant, actif, et qui prenait une peine infinie à dissimuler son âge.

Il fit asseoir le médecin et l’interrogea tout de suite :

« Docteur, si je me porte bien, c’est grâce à l’hygiène. Sans être très vieux, je suis déjà d’un certain âge, mais j’évite toutes les maladies, toutes les indispositions, tous les plus légers malaises par l’hygiène. Vous affirmez que le climat de ce pays est très favorable à la santé ; je suis tout prêt à le croire, mais avant de me fixer ici, j’en veux les preuves. Je vous prierai donc de venir chez moi une fois par semaine pour me donner bien exactement les renseignements suivants :

« Je désire d’abord avoir la liste complète, très complète, de tous les habitants de la station et des environs qui ont passé quatre-vingts ans. Il me faut aussi quelques détails physiques et physiologiques sur eux. Je veux connaître leur profession, leur genre de vie, leurs habitudes. Toutes les fois qu’une de ces personnes mourra, vous voudrez bien me prévenir et m’indiquer la cause précise de sa mort, ainsi que toutes les circonstances. »

Puis il ajouta gracieusement :

« J’espère, docteur, que nous deviendrons bons amis », et il tendit sa petite main ridée que le médecin serra en promettant son concours dévoué.

À partir du jour où il eut la liste des dix-sept habitants du pays qui avaient passé quatre-vingts ans, M. D… sentit s’éveiller dans son cœur un intérêt extrême, une sollicitude infinie pour ces vieillards qu’il allait voir tomber l’un après l’autre.

Il ne les voulut pas connaître, par crainte sans doute de trouver quelque ressemblance entre lui et quelqu’un d’eux qui mourrait bientôt, ce qui l’aurait frappé ; mais il se fit une idée très nette de leurs personnes, et il ne parlait que d’eux avec le médecin qui dînait chez lui chaque jeudi.

Il demandait :

« Eh bien ! docteur, comment va Poinçot aujourd’hui ? Nous l’avons laissé un peu souffrant, la semaine dernière. » Et quand le médecin avait fait le bulletin de la santé du malade, M. D… proposait des modifications au régime, des essais, des modes de traitement qu’il pourrait ensuite appliquer sur lui-même s’ils avaient réussi sur les autres. Ils étaient, ces dix-sept vieillards, un champ d’expériences d’où il tirait des enseignements.

Un soir, le docteur, en entrant, annonça :

« Rosalie Tourul est morte. »

M. D… tressaillit, et tout de suite il demanda :

« De quoi ?

— D’une angine. »

Le petit vieux eut un « Ah ! » de soulagement. Il reprit :

« Elle était trop grasse, trop forte. Elle devait manger trop, cette femme-là. Quand j’aurai son âge, je m’observerai davantage. »

Il était de deux ans plus vieux, mais il n’avouait que soixante-dix ans.

Quelques mois après, ce fut le tour d’Henri Brissot. M. D… fut très ému. C’était un homme, cette fois, un maigre, juste de son âge, à trois mois près, et un prudent. Il n’osait plus interroger, attendant que le médecin parlât, et il demeurait inquiet :

« Ah ! il est mort, comme ça, tout d’un coup ? Il se portait très bien la semaine dernière. Il aura fait quelque imprudence, n’est-ce pas, docteur ? »

Le médecin, qui s’amusait, répondit :

« Je ne crois pas, ses enfants m’ont dit qu’il avait été très sage. »

Alors, n’y tenant plus, tremblant d’angoisse, M. D… demanda :

« Mais… mais… mais de quoi est-il mort, alors ?

— D’une pleurésie. »

Ce fut une joie, une vraie joie. Le petit vieux tapa l’une contre l’autre ses mains sèches : « Parbleu, je vous disais bien qu’il avait fait quelque imprudence. On n’attrape pas une pleurésie sans raison. Il aura voulu prendre l’air après son dîner : et le froid lui sera tombé sur la poitrine. Une pleurésie ! C’est un accident, cela ; ce n’est pas même une maladie ! Il n’y a que les fous qui meurent d’une pleurésie ! »

Et il dîna gaiement en parlant de ceux qui restaient : « Ils ne sont plus que quinze maintenant, mais ils sont forts ceux-là, n’est-ce pas ? Toute la vie est ainsi ; les plus faibles tombent les premiers, les gens qui passent trente ans ont bien des chances pour aller à soixante ; ceux qui passent soixante arrivent souvent à quatre-vingts ; et ceux qui passent quatre-vingts atteignent presque toujours la centaine, parce que ce sont les plus robustes, les plus sages, les mieux trempés. »

Deux autres encore disparurent dans l’année, l’un d’une dysenterie et l’autre d’un étouffement. M. D… s’amusa beaucoup de la mort du premier : « La dysenterie est le mal des imprudents ! Que diable ! vous auriez dû, docteur, veiller sur son régime. »

Quant à celui qu’un étouffement avait emporté, cela ne pouvait provenir que d’une maladie de cœur, mal observée jusque-là.

Mais, un soir, le médecin annonça le trépas de Paul Timonet, une sorte de momie dont on espérait bien faire un centenaire-réclame pour la station.

Quand M. D… demanda, selon sa coutume :

« De quoi est-il mort ? »

Le médecin répondit :

« Ma foi, je n’en sais rien.

— Comment, vous n’en savez rien ? — On sait toujours — N’avait-il pas quelque lésion organique ? »

Le docteur hocha la tête :

« Non, aucune.

— Peut-être quelque affection de foie ou des reins ?

— Non pas, tout cela était sain.

— Avez-vous bien observé si l’estomac fonctionnait régulièrement ? Une attaque provient souvent d’une mauvaise digestion.

— Il n’y a pas eu d’attaque. » M. D…, très perplexe, s’agitait :

« Mais, voyons. Il est mort de quelque chose pourtant ? — De quoi alors, à votre avis ? »

Le médecin leva le bras :

« Je n’en sais rien, absolument rien. Il est mort parce qu’il est mort — voilà. »

M. D…, alors, d’une voix émue, demanda :

« Quel âge avait-il donc au juste, celui-là ? Je ne me le rappelle plus.

— Quatre-vingt-neuf ans. »

Et le petit vieux, d’un air incrédule et rassuré, s’écria :

« Quatre-vingt-neuf ans ! Mais alors ce n’est pourtant pas non plus la vieillesse ?… »


<t Chevelure (La)>

La Chevelure

Les murs de la cellule étaient nus, peints à la chaux. Une fenêtre étroite et grillée, percée très haut de façon qu’on ne pût pas y atteindre, éclairait cette petite pièce claire et sinistre ; et le fou, assis sur une chaise de paille, nous regardait d’un œil fixe, vague et hanté. Il était fort maigre, avec des joues creuses et des cheveux presque blancs qu’on devinait blanchis en quelques mois. Ses vêtements semblaient trop larges pour ses membres secs, pour sa poitrine rétrécie, pour son ventre creux. On sentait cet homme ravagé, rongé par sa pensée, par une Pensée, comme un fruit par un ver. Sa Folie, son idée était là, dans cette tête, obstinée, harcelante, dévorante. Elle mangeait le corps peu à peu. Elle, l’Invisible, l’Impalpable, l’Insaisissable, l’Immatérielle Idée minait la chair, buvait le sang, éteignait la vie.

Quel mystère que cet homme tué par un Songe ! Il faisait peine, peur et pitié, ce Possédé ! Quel rêve étrange, épouvantable et mortel habitait dans ce front, qu’il plissait de rides profondes, sans cesse remuantes ?

Le médecin me dit : « Il a de terribles accès de fureur, c’est un des déments les plus singuliers que j’aie vus. Il est atteint de folie érotique et macabre. C’est une sorte de nécrophile. Il a d’ailleurs écrit son journal qui nous montre le plus clairement du monde la maladie de son esprit. Sa folie y est pour ainsi dire palpable. Si cela vous intéresse vous pouvez parcourir ce document. » Je suivis le docteur dans son cabinet, et il me remit le journal de ce misérable homme. « Lisez, dit-il, et vous me direz votre avis. »

Voici ce que contenait ce cahier :

ê

Jusqu’à l’âge de trente-deux ans, je vécus tranquille, sans amour. La vie m’apparaissait très simple, très bonne et très facile. J’étais riche. J’avais du goût pour tant de choses que je ne pouvais éprouver de passion pour rien. C’est bon de vivre ! Je me réveillais heureux, chaque jour, pour faire des choses qui me plaisaient, et je me couchais satisfait, avec l’espérance paisible du lendemain et de l’avenir sans souci.

J’avais eu quelques maîtresses sans avoir jamais senti mon cœur affolé par le désir ou mon âme meurtrie d’amour après la possession. C’est bon de vivre ainsi. C’est meilleur d’aimer, mais terrible. Encore, ceux qui aiment comme tout le monde doivent-ils éprouver un ardent bonheur, moindre que le mien peut-être, car l’amour est venu me trouver d’une incroyable manière.

Étant riche, je recherchais les meubles anciens et les vieux objets ; et souvent je pensais aux mains inconnues qui avaient palpé ces choses, aux yeux qui les avaient admirées, aux cœurs qui les avaient aimées, car on aime les choses ! Je restais souvent pendant des heures, des heures et des heures, à regarder une petite montre du siècle dernier. Elle était si mignonne, si jolie, avec son émail et son or ciselé. Et elle marchait encore comme au jour où une femme l’avait achetée dans le ravissement de posséder ce fin bijou. Elle n’avait point cessé de palpiter, de vivre sa vie de mécanique, et elle continuait toujours son tic-tac régulier, depuis un siècle passé. Qui donc l’avait portée la première sur son sein dans la tiédeur des étoffes, le cœur de la montre battant contre le cœur de la femme ? Quelle main l’avait tenue au bout de ses doigts un peu chauds, l’avait tournée, retournée, puis avait essuyé les bergers de porcelaine ternis une seconde par la moiteur de la peau ? Quels yeux avaient épié sur ce cadran fleuri l’heure attendue, l’heure chérie, l’heure divine ?

Comme j’aurais voulu la connaître, la voir, la femme qui avait choisi cet objet exquis et rare ! Elle est morte ! Je suis possédé par le désir des femmes d’autrefois ; j’aime, de loin, toutes celles qui ont aimé ! — L’histoire des tendresses passées m’emplit le cœur de regrets. Oh ! la beauté, les sourires, les caresses jeunes, les espérances ! Tout cela ne devrait-il pas être éternel !

Comme j’ai pleuré, pendant des nuits entières, sur les pauvres femmes de jadis, si belles, si tendres, si douces, dont les bras se sont ouverts pour le baiser et qui sont mortes ! Le baiser est immortel, lui ! Il va de lèvre en lèvre, de siècle en siècle, d’âge en âge. — Les hommes le recueillent, le donnent et meurent.

Le passé m’attire, le présent m’effraie parce que l’avenir c’est la mort. Je regrette tout ce qui s’est fait, je pleure tous ceux qui ont vécu ; je voudrais arrêter le temps, arrêter l’heure. Mais elle va, elle va, elle passe, elle me prend de seconde en seconde un peu de moi pour le néant de demain. Et je ne revivrai jamais.

Adieu celles d’hier. Je vous aime.

Mais je ne suis pas à plaindre. Je l’ai trouvée, moi, celle que j’attendais ; et j’ai goûté par elle d’incroyables plaisirs.

Je rôdais dans Paris par un matin de soleil, l’âme en fête, le pied joyeux, regardant les boutiques avec cet intérêt vague du flâneur. Tout à coup, j’aperçus chez un marchand d’antiquités un meuble italien du XVIIe siècle. Il était fort beau, fort rare. Je l’attribuai à un artiste vénitien du nom de Vitelli, qui fut célèbre à cette époque.

Puis je passai.

Pourquoi le souvenir de ce meuble me poursuivit-il avec tant de force que je revins sur mes pas ? Je m’arrêtai de nouveau devant le magasin pour le revoir, et je sentis qu’il me tentait.

Quelle singulière chose que la tentation ! On regarde un objet et, peu à peu, il vous séduit, vous trouble, vous envahit comme ferait un visage de femme. Son charme entre en vous, charme étrange qui vient de sa forme, de sa couleur, de sa physionomie de chose ; et on l’aime déjà, on le désire, on le veut. Un besoin de possession vous gagne, besoin doux d’abord, comme timide, mais qui s’accroît, devient violent, irrésistible.

Et les marchands semblent deviner à la flamme du regard l’envie secrète et grandissante.

J’achetai ce meuble et je le fis porter chez moi tout de suite. Je le plaçai dans ma chambre.

Oh ! je plains ceux qui ne connaissent pas cette lune de miel du collectionneur avec le bibelot qu’il vient d’acheter. On le caresse de l’œil et de la main comme s’il était de chair ; on revient à tout moment près de lui, on y pense toujours, où qu’on aille, quoi qu’on fasse. Son souvenir aimé vous suit dans la rue, dans le monde, partout ; et quand on rentre chez soi, avant même d’avoir ôté ses gants et son chapeau, on va le contempler avec une tendresse d’amant.

Vraiment, pendant huit jours, j’adorai ce meuble. J’ouvrais à chaque instant ses portes, ses tiroirs ; je le maniais avec ravissement, goûtant toutes les joies intimes de la possession.

Or, un soir, je m’aperçus, en tâtant l’épaisseur d’un panneau, qu’il devait y avoir là une cachette. Mon cœur se mit à battre, et je passai la nuit à chercher le secret sans le pouvoir découvrir.

J’y parvins le lendemain en enfonçant une lame dans une fente de la boiserie. Une planche glissa et j’aperçus, étalée sur un fond de velours noir, une merveilleuse chevelure de femme !

Oui, une chevelure, une énorme natte de cheveux blonds, presque roux, qui avaient dû être coupés contre la peau, et liés par une corde d’or.

Je demeurai stupéfait, tremblant, troublé ! Un parfum presque insensible, si vieux qu’il semblait l’âme d’une odeur, s’envolait de ce tiroir mystérieux et de cette surprenante relique.

Je la pris, doucement, presque religieusement, et je la tirai de sa cachette. Aussitôt elle se déroula, répandant son flot doré qui tomba jusqu’à terre, épais et léger, souple et brillant comme la queue en feu d’une comète.

Une émotion étrange me saisit. Qu’était-ce que cela ? Quand ? comment ? pourquoi ces cheveux avaient-ils été enfermés dans ce meuble ? Quelle aventure, quel drame cachait ce souvenir ?

Qui les avait coupés ? un amant, un jour d’adieu ? un mari, un jour de vengeance ? ou bien celle qui les avait portés sur son front, un jour de désespoir ?

Était-ce à l’heure d’entrer au cloître qu’on avait jeté là cette fortune d’amour, comme un gage laissé au monde des vivants ? Était-ce à l’heure de la clouer dans la tombe, la jeune et belle morte, que celui qui l’adorait avait gardé la parure de sa tête, la seule chose qu’il pût conserver d’elle, la seule partie vivante de sa chair qui ne dût point pourrir, la seule qu’il pouvait aimer encore et caresser, et baiser dans ses rages de douleur ?

N’était-ce point étrange que cette chevelure fût demeurée ainsi, alors qu’il ne restait plus une parcelle du corps dont elle était née ?

Elle me coulait sur les doigts, me chatouillait la peau d’une caresse singulière, d’une caresse de morte. Je me sentais attendri comme si j’allais pleurer.

Je la gardai longtemps, longtemps en mes mains, puis il me sembla qu’elle m’agitait, comme si quelque chose de l’âme fût resté caché dedans. Et je la remis sur le velours terni par le temps, et je repoussai le tiroir, et je refermai le meuble, et je m’en allai par les rues pour rêver.

J’allais devant moi, plein de tristesse, et aussi plein de trouble, de ce trouble qui vous reste au cœur après un baiser d’amour. Il me semblait que j’avais vécu autrefois déjà, que j’avais dû connaître cette femme.

Et les vers de Villon me montèrent aux lèvres, ainsi qu’y monte un sanglot :

Dictes-moy où, ne en quel pays

Est Flora, la belle Romaine,

Archipiada, ne Thaïs,

Qui fut sa cousine germaine ?

Echo parlant quand bruyt on maine

Dessus rivière, ou sus estan ;

Qui beauté eut plus que humaine ?

Mais où sont les neiges d’antan ?

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

La royne blanche comme un lys

Qui chantoit à voix de sereine,

Berthe au grand pied, Bietris, Allys,

Harembourges qui tint le Mayne

Et Jehanne la bonne Lorraine

Que Anglais bruslèrent à Rouen ?

Où sont-ils, Vierge souveraine ?

Mais où sont les neiges d’an tan ?

Quand je rentrai chez moi, j’éprouvai un irrésistible désir de revoir mon étrange trouvaille ; et je la repris, et je sentis, en la touchant, un long frisson qui me courut dans les membres.

Durant quelques jours, cependant, je demeurai dans mon état ordinaire, bien que la pensée vive de cette chevelure ne me quittât plus.

Dès que je rentrais, il fallait que je la visse et que je la maniasse. Je tournais la clef de l’armoire avec ce frémissement qu’on a en ouvrant la porte de la bien-aimée, car j’avais aux mains et au cœur un besoin confus, singulier, continu, sensuel de tremper mes doigts dans ce ruisseau charmant de cheveux morts.

Puis, quand j’avais fini de la caresser, quand j’avais refermé le meuble, je la sentais là toujours, comme si elle eût été un être vivant, caché, prisonnier ; je la sentais et je la désirais encore ; j’avais de nouveau le besoin impérieux de la reprendre, de la palper, de m’énerver jusqu’au malaise par ce contact froid, glissant, irritant, affolant, délicieux.

Je vécus ainsi un mois ou deux, je ne sais plus. Elle m’obsédait, me hantait. J’étais heureux et torturé, comme dans une attente d’amour, comme après les aveux qui précèdent l’étreinte.

Je m’enfermais seul avec elle pour la sentir sur ma peau, pour enfoncer mes lèvres dedans, pour la baiser, la mordre. Je l’enroulais autour de mon visage, je la buvais, je noyais mes yeux dans son onde dorée afin de voir le jour blond, à travers.

Je l’aimais ! Oui, je l’aimais. Je ne pouvais plus me passer d’elle, ni rester une heure sans la revoir.

Et j’attendais… j’attendais… quoi ? Je ne le savais pas ? — Elle.

Une nuit je me réveillai brusquement avec la pensée que je ne me trouvais pas seul dans ma chambre.

J’étais seul pourtant. Mais je ne pus me rendormir ; et comme je m’agitais dans une fièvre d’insomnie, je me levai pour aller toucher la chevelure. Elle me parut plus douce que de coutume, plus animée. Les morts reviennent-ils ? Les baisers dont je la réchauffais me faisaient défaillir de bonheur ; et je l’emportai dans mon lit, et je me couchai, en la pressant sur mes lèvres, comme une maîtresse qu’on va posséder.

Les morts reviennent ! Elle est venue. Oui, je l’ai vue, je l’ai tenue, je l’ai eue, telle qu’elle était vivante autrefois, grande, blonde, grasse, les seins froids, la hanche en forme de lyre ; et j’ai parcouru de mes caresses cette ligne ondulante et divine qui va de la gorge aux pieds en suivant toutes les courbes de la chair.

Oui, je l’ai eue, tous les jours, toutes les nuits. Elle est revenue, la Morte, la belle Morte, l’Adorable, la Mystérieuse, l’Inconnue, toutes les nuits.

Mon bonheur fut si grand, que je ne l’ai pu cacher. J’éprouvais près d’elle un ravissement surhumain, la joie profonde, inexplicable de posséder l’Insaisissable, l’Invisible, la Morte ! Nul amant ne goûta des jouissances plus ardentes, plus terribles !

Je n’ai point su cacher mon bonheur. Je l’aimais si fort que je n’ai plus voulu la quitter. Je l’ai emportée avec moi toujours, partout. Je l’ai promenée par la ville comme ma femme, et conduite au théâtre en des loges grillées, comme ma maîtresse… Mais on l’a vue… on a deviné… on me l’a prise… Et on m’a jeté dans une prison, comme un malfaiteur. On l’a prise… Oh ! misère !…

ê

Le manuscrit s’arrêtait là. Et soudain, comme je relevais sur le médecin des yeux effarés, un cri épouvantable, un hurlement de fureur impuissante et de désir exaspéré s’éleva dans l’asile.

« Écoutez-le, dit le docteur. Il faut doucher cinq fois par jour ce fou obscène. Il n’y a pas que le sergent Bertrand qui ait aimé les mortes. »

Je balbutiai, ému d’étonnement, d’horreur et de pitié :

« Mais… cette chevelure… existe-t-elle réellement ? »

Le médecin se leva, ouvrit une armoire pleine de fioles et d’instruments et il me jeta, à travers son cabinet, une longue fusée de cheveux blonds qui vola vers moi comme un oiseau d’or.

Je frémis en sentant sur mes mains son toucher caressant et léger. Et je restai le cœur battant de dégoût et d’envie, de dégoût comme au contact des objets traînés dans les crimes, d’envie comme devant la tentation d’une chose infâme et mystérieuse.

Le médecin reprit en haussant les épaules :

« L’esprit de l’homme est capable de tout. »


<t Horrible (L’)>

L’Horrible

La nuit tiède descendait lentement.

Les femmes étaient restées dans le salon de la villa. Les hommes, assis ou à cheval sur les chaises du jardin, fumaient, devant la porte, en cercle autour d’une table ronde chargée de tasses et de petits verres.

Leurs cigares brillaient comme des yeux, dans l’ombre épaissie de minute en minute. On venait de raconter un affreux accident arrivé la veille : deux hommes et trois femmes noyés sous les yeux des invités, en face, dans la rivière.

Le général de G… prononça :

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Oui, ces choses-là sont émouvantes, mais elles ne sont pas horribles.

L’horrible, ce vieux mot, veut dire beaucoup plus que terrible. Un affreux accident comme celui-là émeut, bouleverse, effare : il n’affole pas. Pour qu’on éprouve l’horreur il faut plus que l’émotion de l’âme et plus que le spectacle d’un mort affreux, il faut, soit un frisson de mystère, soit une sensation d’épouvante anormale, hors nature. Un homme qui meurt, même dans les conditions les plus dramatiques, ne fait pas horreur ; un champ de bataille n’est pas horrible ; le sang n’est pas horrible ; les crimes les plus vils sont rarement horribles.

Tenez, voici deux exemples personnels qui m’ont fait comprendre ce qu’on peut entendre par l’horreur.

C’était pendant la guerre de 1870. Nous nous retirions vers Pont-Audemer, après avoir traversé Rouen. L’armée, vingt mille hommes environ, vingt mille hommes de déroute, débandés, démoralisés, épuisés, allait se reformer au Havre.

La terre était couverte de neige. La nuit tombait. On n’avait rien mangé depuis la veille. On fuyait vite, les Prussiens n’étant pas loin.

Toute la campagne normande, livide, tachée par les ombres des arbres entourant les fermes, s’étendait sous un ciel noir, lourd et sinistre.

On n’entendait rien autre chose dans la lueur terne du crépuscule qu’un bruit confus, mou et cependant démesuré de troupeau marchant, un piétinement infini, mêlé d’un vague cliquetis de gamelles ou de sabres. Les hommes, courbés, voûtés, sales, souvent même haillonneux se traînaient, se hâtaient dans la neige, d’un long pas éreinté.

La peau des mains collait à l’acier des crosses, car il gelait affreusement cette nuit-là. Souvent je voyais un petit moblot ôter ses souliers pour aller pieds nus, tant il souffrait dans sa chaussure ; et il laissait dans chaque empreinte une trace de sang. Puis au bout de quelque temps il s’asseyait dans un champ pour se reposer quelques minutes, et il ne se relevait point. Chaque homme assis était un homme mort.

En avons-nous laissé derrière nous, de ces pauvres soldats épuisés, qui comptaient bien repartir tout à l’heure, dès qu’ils auraient un peu délassé leurs jambes roidies ! Or, à peine avaient-ils cessé de se mouvoir, de faire circuler, dans leur chair gelée, leur sang presque inerte, qu’un engourdissement invincible les figeait, les clouait à terre, fermait leurs yeux, paralysait en une seconde cette mécanique humaine surmenée. Et ils s’affaissaient un peu, le front sur leurs genoux, sans tomber tout à fait pourtant, car leurs reins et leurs membres devenaient immobiles, durs comme du bois, impossibles à plier ou à redresser.

Et nous autres, plus robustes, nous allions toujours, glacés jusqu’aux moelles, avançant par une force de mouvement donné, dans cette nuit, dans cette neige, dans cette campagne froide et mortelle, écrasés par le chagrin, par la défaite, par le désespoir, surtout étreints par l’abominable sensation de l’abandon, de la fin, de la mort, du néant.

J’aperçus deux gendarmes qui tenaient par le bras un petit homme singulier, vieux, sans barbe, d’aspect vraiment surprenant.

Ils cherchaient un officier, croyant avoir pris un espion.

Le mot « espion » courut aussitôt parmi les traînards et on fit cercle autour du prisonnier. Une voix cria : « Faut le fusiller ! » Et tous ces soldats qui tombaient d’accablement, ne tenant debout que parce qu’ils s’appuyaient sur leurs fusils, eurent soudain ce frisson de colère furieuse et bestiale qui pousse les foules au massacre.

Je voulus parler ; j’étais alors chef de bataillon ; mais on ne reconnaissait plus les chefs, on m’aurait fusillé moi-même.

Un des gendarmes me dit :

« Voilà trois jours qu’il nous suit. Il demande à tout le monde des renseignements sur l’artillerie. »

J’essayai d’interroger cet être :

« Que faites-vous ? Que voulez-vous ? Pourquoi accompagnez-vous l’armée ? »

Il bredouilla quelques mots en un patois inintelligible.

C’était vraiment un étrange personnage, aux épaules étroites, à l’œil sournois, et si troublé devant moi que je ne doutais plus vraiment que ce ne fût un espion. Il semblait fort âgé et faible. Il me considérait en dessous, avec un air humble, stupide et rusé.

Les hommes autour de nous criaient :

« Au mur ! au mur ! »

Je dis aux gendarmes :

« Vous répondez du prisonnier ?… »

Je n’avais point fini de parler qu’une poussée terrible me renversa, et je vis, en une seconde, l’homme saisi par les troupiers furieux, terrassé, frappé, traîné au bord de la route et jeté contre un arbre. Il tomba presque mort déjà, dans la neige.

Et aussitôt on le fusilla. Les soldats tiraient sur lui, rechargeaient leurs armes, tiraient de nouveau avec un acharnement de brutes. Ils se battaient pour avoir leur tour, défilaient devant le cadavre et tiraient toujours dessus, comme on défile devant un cercueil pour jeter de l’eau bénite.

Mais tout d’un coup un cri passa :

« Les Prussiens ! les Prussiens ! »

Et j’entendis, par tout l’horizon, la rumeur immense de l’armée éperdue qui courait.

La panique, née de ces coups de feu sur ce vagabond, avait affolé les exécuteurs eux-mêmes, qui, sans comprendre que l’épouvante venait d’eux, se sauvèrent et disparurent dans l’ombre.

Je restai seul devant le corps avec les deux gendarmes, que leur devoir avait retenus près de moi.

Ils relevèrent cette viande broyée, moulue et sanglante.

« Il faut le fouiller », leur dis-je.

Et je tendis une boîte d’allumettes-bougies que j’avais dans ma poche. Un des soldats éclairait l’autre. J’étais debout entre les deux.

Le gendarme qui maniait le corps déclara :

« Vêtu d’une blouse bleue, d’une chemise blanche, d’un pantalon et d’une paire de souliers. »

La première allumette s’éteignit ; on alluma la seconde. L’homme reprit, en retournant les poches.

« Un couteau de corne, un mouchoir à carreaux, une tabatière, un bout de ficelle, un morceau de pain. »

La seconde allumette s’éteignit. On alluma la troisième. Le gendarme après avoir longtemps palpé le cadavre déclara :

« C’est tout. »

Je dis :

« Déshabillez-le. Nous trouverons peut-être quelque chose contre la peau. »

Et, pour que les deux soldats pussent agir en même temps, je me mis moi-même à les éclairer. Je les voyais à la lueur rapide et vite éteinte de l’allumette, ôter les vêtements un à un, mettre à nu ce paquet sanglant de chair encore chaude et morte.

Et soudain un d’eux balbutia :

« Nom d’un nom, mon commandant, c’est une femme ! »

Je ne saurais vous dire quelle étrange et poignante sensation d’angoisse me remua le cœur. Je ne le pouvais croire, et je m’agenouillai dans la neige, devant cette bouillie informe, pour voir : c’était une femme !

Les deux gendarmes, interdits et démoralisés, attendaient que j’émisse un avis.

Mais je ne savais que penser, que supposer.

Alors le brigadier prononça lentement :

« Peut-être qu’elle venait chercher son éfant qu’était soldat d’artillerie et dont elle n’avait pas de nouvelles. »

Et l’autre répondit :

« P’t’être ben que oui tout de même. »

Et moi qui avais vu des choses bien terribles, je me mis à pleurer. Et je sentis, en face de cette morte, dans cette nuit glacée, au milieu de cette plaine noire, devant ce mystère, devant cette inconnue assassinée, ce que veut dire ce mot : « Horreur ».

Or, j’ai eu cette même sensation, l’an dernier, en interrogeant un des survivants de la mission Flatters, un tirailleur algérien.

Vous savez les détails de ce drame atroce. Il en est un cependant que vous ignorez peut-être.

Le colonel allait au Soudan par le désert et traversait l’immense territoire des Touareg, qui sont, dans tout cet océan de sable qui va de l’Atlantique à l’Égypte et du Soudan à l’Algérie, des espèces de pirates comparables à ceux qui ravageaient les mers autrefois.

Les guides qui conduisaient la colonne appartenaient à la tribu des Chambaa, de Ouargla.

Or, un jour on établit le camp en plein désert, et les Arabes déclarèrent que, la source étant encore un peu loin, ils iraient chercher de l’eau avec tous les chameaux.

Un seul homme prévint le colonel qu’il était trahi : Flatters n’en crut rien et accompagna le convoi avec les ingénieurs, les médecins et presque tous ses officiers.

Ils furent massacrés autour de la source, et tous les chameaux capturés.

Le capitaine du bureau arabe de Ouargla, demeuré au camp, prit le commandement des survivants, spahis et tirailleurs, et on commença la retraite, en abandonnant les bagages et les vivres, faute de chameaux pour les porter.

Ils se mirent donc en route dans cette solitude sans ombre et sans fin, sous le soleil dévorant qui les brûlait du matin au soir.

Une tribu vint faire sa soumission et apporta des dattes. Elles étaient empoisonnées. Presque tous les Français moururent et, parmi eux, le dernier officier.

Il ne restait plus que quelques spahis, dont le maréchal des logis Pobéguin, plus des tirailleurs indigènes de la tribu des Chambaa. On avait encore deux chameaux. Ils disparurent une nuit avec deux Arabes.

Alors les survivants comprirent qu’il allait falloir s’entre-dévorer, et, sitôt découverte la fuite des deux hommes avec les deux bêtes, ceux qui restaient se séparèrent et se mirent à marcher un à un dans le sable mou, sous la flamme aiguë du ciel, à plus d’une portée de fusil l’un de l’autre.

Ils allaient ainsi tout le jour, et, quand on atteignait une source, chacun y venait boire à son tour, dès que le plus proche isolé avait regagné sa distance. Ils allaient ainsi tout le jour, soulevant de place en place, dans l’étendue brûlée et plate, ces petites colonnes de poussière qui indiquent de loin les marcheurs dans le désert.

Mais un matin, un des voyageurs brusquement obliqua, se rapprochant de son voisin. Et tous s’arrêtèrent pour regarder.

L’homme vers qui marchait le soldat affamé ne s’enfuit pas, mais il s’aplatit par terre, il mit en joue celui qui s’en venait. Quand il le crut à distance, il tira. L’autre ne fut point touché et il continua d’avancer puis, épaulant à son tour, il tua net son camarade.

Alors de tout l’horizon, les autres accoururent pour chercher leur part. Et celui qui avait tué, dépeçant le mort, le distribua.

Et ils s’espacèrent de nouveau, ces alliés irréconciliables, pour jusqu’au prochain meurtre qui les rapprocherait.

Pendant deux jours ils vécurent de cette chair humaine partagée. Puis la famine étant revenue, celui qui avait tué le premier tua de nouveau. Et de nouveau, comme un boucher, il coupa le cadavre et l’offrit à ses compagnons, en ne conservant que sa portion.

Et ainsi continua cette retraite d’anthropophages.

Le dernier Français, Pobéguin, fut massacré au bord d’un puits, la veille du jour où les secours arrivèrent.

Comprenez-vous maintenant ce que j’entends par l’Horrible ?

ê

Voilà ce que nous raconta, l’autre soir, le général de G…


<t Souvenir [1884]>

Souvenir [1884]

Comme il m’en vient des souvenirs de jeunesse sous la douce caresse du premier soleil ! Il est un âge où tout est bon, gai, charmant, grisant. Qu’ils sont exquis les souvenirs des anciens printemps !

Vous rappelez-vous, vieux amis, mes frères, ces années de joie où la vie n’était qu’un triomphe et qu’un rire ? Vous rappelez-vous les jours de vagabondage autour de Paris, notre radieuse pauvreté, nos promenades dans les bois reverdis, nos ivresses d’air bleu dans les cabarets au bord de la Seine, et nos aventures d’amour si banales et si délicieuses ?

J’en veux dire une de ces aventures. Elle date de douze ans et me paraît déjà si vieille, si vieille, qu’elle me semble maintenant à l’autre bout de ma vie, avant le tournant, ce vilain tournant d’où j’ai aperçu tout à coup la fin du voyage.

J’avais alors vingt-cinq ans. Je venais d’arriver à Paris ; j’étais employé dans un ministère, et les dimanches m’apparaissaient comme des fêtes extraordinaires, pleines d’un bonheur exubérant, bien qu’il ne se passât jamais rien d’étonnant.

C’est tous les jours dimanche, aujourd’hui. Mais je regrette le temps où je n’en avais qu’un par semaine. Qu’il était bon ! J’avais six francs à dépenser !

Je m’éveillai tôt, ce matin-là, avec cette sensation de liberté que connaissent si bien les employés, cette sensation de délivrance, de repos, de tranquillité, d’indépendance.

T’ouvris ma fenêtre. Il faisait un temps admirable. Le ciel tout bleu s’étalait sur la ville, plein de soleil et d’hirondelles.

Je m’habillai bien vite et je partis, voulant passer la journée dans les bois, à respirer les feuilles ; car je suis d’origine campagnarde, ayant été élevé dans l’herbe et sous les arbres.

Paris s’éveillait, joyeux, dans la chaleur et la lumière. Les façades des maisons brillaient ; les serins des concierges s’égosillaient dans leurs cages, et une gaieté courait la rue, éclairait les visages, mettait un rire partout, comme un contentement mystérieux des êtres et des choses sous le clair soleil levant.

Je gagnai la Seine pour prendre L’Hirondelle qui me déposerait à Saint-Cloud.

Comme j’aimais cette attente du bateau sur le ponton ! Il me semblait que j’allais partir pour le bout du monde, pour des pays nouveaux et merveilleux. Je le voyais apparaître, ce bateau, là-bas, là-bas, sous l’arche du second pont, tout petit, avec son panache de fumée, puis plus gros, plus gros, grandissant toujours ; et il prenait en mon esprit des allures de paquebot.

Il accostait et je montais.

Des gens endimanchés étaient déjà dessus, avec des toilettes voyantes, des rubans éclatants et de grosses figures écarlates. Je me plaçais tout à l’avant, debout, regardant fuir les quais, les arbres, les maisons, les ponts. Et soudain j’apercevais le grand viaduc du Point-du-Jour qui barrait le fleuve. C’était la fin de Paris, le commencement de la campagne, et la Seine soudain, derrière la double ligne des arches, s’élargissait comme si on lui eût rendu l’espace et la liberté, devenait tout à coup le beau fleuve paisible qui va couler à travers les plaines, au pied des collines boisées, au milieu des champs, au bord des forêts.

Après avoir passé entre deux îles, L’Hirondelle suivit un coteau tournant dont la verdure était pleine de maisons blanches. Une voix annonça : « Bas-Meudon », puis plus loin : « Sèvres », et, plus loin encore : « Saint-Cloud ».

Je descendis. Et je suivis à pas pressés, à travers la petite ville, la route qui gagne les bois. J’avais emporté une carte des environs de Paris pour ne point me perdre dans les chemins qui traversent en tous sens ces petites forêts où se promènent les Parisiens.

Dès que je fus à l’ombre, j’étudiai mon itinéraire qui me parut d’ailleurs d’une simplicité parfaite. J’allais tourner à droite, puis à gauche, puis encore à gauche et j’arriverais à Versailles à la nuit, pour dîner.

Et je me mis à marcher lentement, sous les feuilles nouvelles, buvant cet air savoureux que parfument les bourgeons et les sèves. J’allais à petits pas, oublieux des paperasses, du bureau, du chef, des collègues, des dossiers, et songeant à des choses heureuses qui ne pouvaient manquer de m’arriver, à tout l’inconnu voilé de l’avenir. J’étais traversé par mille souvenirs d’enfance que ces senteurs de campagne réveillaient en moi, et j’allais, tout imprégné du charme odorant, du charme vivant, du charme palpitant des bois attiédis par le grand soleil de juin.

Parfois, je m’asseyais pour regarder, le long d’un talus, toutes sortes de petites fleurs dont je savais les noms depuis longtemps. Je les reconnaissais toutes comme si elles eussent été justement celles mêmes vues autrefois au pays. Elles étaient jaunes, rouges, violettes, fines, mignonnes, montées sur de longues tiges ou collées contre terre. Des insectes de toutes couleurs et de toutes formes, trapus, allongés, extraordinaires de construction, des monstres effroyables et microscopiques, faisaient paisiblement des ascensions de brins d’herbe qui ployaient sous leur poids.

Puis je dormis quelques heures dans un fossé et je repartis reposé, fortifié par ce somme.

Devant moi, s’ouvrit une ravissante allée, dont le feuillage un peu grêle laissait pleuvoir partout sur le sol des gouttes de soleil qui illuminaient des marguerites blanches. Elle s’allongeait interminablement, vide et calme. Seul, un gros frelon solitaire et bourdonnant la suivait, s’arrêtant parfois pour boire une fleur qui se penchait sous lui, et repartant presque aussitôt pour se reposer encore un peu plus loin. Son corps énorme semblait en velours brun rayé de jaune, porté par des ailes transparentes et démesurément petites.

Mais tout à coup j’aperçus au bout de l’allée deux personnes, un homme et une femme, qui venaient vers moi. Ennuyé d’être troublé dans ma promenade tranquille, j’allais m’enfoncer dans les taillis quand il me sembla qu’on m’appelait. La femme en effet agitait son ombrelle, et l’homme, en manches de chemise, la redingote sur un bras, élevait l’autre en signe de détresse.

J’allai vers eux. Ils marchaient d’une allure pressée, très rouges tous deux, elle à petits pas rapides, lui à longues enjambées. On voyait sur leur visage de la mauvaise humeur et de la fatigue.

La femme aussitôt me demanda :

« Monsieur, pouvez-vous me dire où nous sommes ? mon imbécile de mari nous a perdus en prétendant connaître parfaitement ce pays. »

Je répondis avec assurance :

« Madame, vous allez vers Saint-Cloud et vous tournez le dos à Versailles. »

Elle reprit, avec un regard de pitié irritée pour son époux :

« Comment ! nous tournons le dos à Versailles ? Mais c’est justement là que nous voulons dîner.

— Moi aussi, madame, j’y vais. »

Elle prononça plusieurs fois, en haussant les épaules :

« Mon Dieu, mon Dieu, mon Dieu ! » avec ce ton de souverain mépris qu’ont les femmes pour exprimer leur exaspération.

Elle était toute jeune, jolie, brune, avec une ombre de moustache sur les lèvres.

Quant à lui, il suait et s’essuyait le front. C’était assurément un ménage de petits bourgeois parisiens. L’homme semblait atterré, éreinté et désolé.

Il murmura :

« Mais, ma bonne amie… c’est toi… »

Elle ne le laissa pas achever :

« C’est moi !… Ah ! c’est moi maintenant. Est-ce moi qui ai voulu partir sans renseignements en prétendant que je me retrouverais toujours ? Est-ce moi qui ai voulu prendre à droite au haut de la côte, en affirmant que je reconnaissais le chemin ? Est-ce moi qui me suis chargée de Cachou… »

Elle n’avait point achevé de parler, que son mari, comme s’il eût été pris de folie, poussa un cri perçant, un long cri de sauvage qui ne pourrait s’écrire en aucune langue, mais qui ressemblait à tiiitiiit.

La jeune femme ne parut ni s’étonner, ni s’émouvoir, et reprit :

« Non, vraiment, il y a des gens trop stupides, qui prétendent toujours tout savoir. Est-ce moi qui ai pris, l’année dernière, le train de Dieppe, au lieu de prendre celui du Havre, dis, est-ce moi ? Est-ce moi qui ai parié que M. Letourneur demeurait rue des Martyrs ?… Est-ce moi qui ne voulais pas croire que Céleste était une voleuse ?… »

Et elle continuait avec furie, avec une vélocité de langue surprenante, accumulant les accusations les plus diverses, les plus inattendues et les plus accablantes, fournies par toutes les situations intimes de l’existence commune, reprochant à son mari tous ses actes, toutes ses idées, toutes ses allures, toutes ses tentatives, tous ses efforts, sa vie depuis leur mariage jusqu’à l’heure présente.

Il essayait de l’arrêter, de la calmer et bégayait :

« Mais, ma chère amie… c’est inutile… devant monsieur… Nous nous donnons en spectacle… Cela n’intéresse pas monsieur… »

Et il tournait des yeux lamentables vers les taillis, comme s’il eût voulu en sonder la profondeur mystérieuse et paisible, pour s’élancer dedans, fuir, se cacher à tous les regards ; et, de temps en temps, il poussait un nouveau cri, un tiiitiiit prolongé, suraigu. Je pris cette habitude pour une maladie nerveuse.

La jeune femme, tout à coup, se tournant vers moi, et changeant de ton avec une très singulière rapidité, prononça :

« Si monsieur veut bien le permettre, nous ferons route avec lui pour ne pas nous égarer de nouveau et nous exposer à coucher dans le bois. »

Je m’inclinai ; elle prit mon bras et elle se mit à parler de mille choses, d’elle, de sa vie, de sa famille, de son commerce. Ils étaient gantiers rue Saint-Lazare.

Son mari marchait à côté d’elle, jetant toujours des regards de fou dans l’épaisseur des arbres, et criant tiiitiiit de moment en moment.

À la fin, je lui demandai :

« Pourquoi criez-vous comme ça ? »

Il répondit d’un air consterné, désespéré :

« C’est mon pauvre chien que j’ai perdu.

— Comment ? Vous avez perdu votre chien ?

— Oui. Il avait à peine un an. Il n’était jamais sorti de la boutique. J’ai voulu le prendre pour le promener dans les bois. Il n’avait jamais vu d’herbes ni de feuilles ; et il est devenu comme fou. Il s’est mis à courir en aboyant et il a disparu dans la forêt. Il faut dire aussi qu’il avait eu très peur du chemin de fer ; cela avait pu lui faire perdre le sens. J’ai eu beau l’appeler, il n’est pas revenu. Il va mourir de faim là-dedans. »

La jeune femme, sans se tourner vers son mari, articula :

« Si tu lui avais laissé son attache, cela ne serait pas arrivé. Quand on est bête comme toi, on n’a pas de chien. »

Il murmura timidement :

« Mais, ma chère amie, c’est toi… »

Elle s’arrêta net ; et, le regardant dans les yeux comme si elle allait les lui arracher, elle recommença à lui jeter au visage des reproches sans nombre.

Le soir tombait. Le voile de brume qui couvre la campagne au crépuscule se déployait lentement ; et une poésie flottait, faite de cette sensation de fraîcheur particulière et charmante qui emplit les bois à l’approche de la nuit.

Tout à coup, le jeune homme s’arrêta, et se tâtant le corps fiévreusement :

« Oh ! je crois que j’ai… »

Elle le regardait :

« Eh bien, quoi ?

— Je n’ai pas fait attention que j’avais ma redingote sur mon bras.

— Eh bien ?

— J’ai perdu mon portefeuille… mon argent était dedans. »

Elle frémit de colère, et suffoqua d’indignation.

« Il ne manquait plus que cela. Que tu es stupide ! Mais que tu es stupide ! Est-ce possible d’avoir épousé un idiot pareil ! Eh bien va le chercher, et fais en sorte de le retrouver. Moi je vais gagner Versailles avec monsieur. Je n’ai pas envie de coucher dans le bois. »

Il répondit doucement :

« Oui, mon amie ; où vous retrouverai-je ? »

On m’avait recommandé un restaurant. Je l’indiquai.

Le mari se retourna, et, courbé vers la terre que son œil anxieux parcourait, criant : Tiiitiiit à tout moment, il s’éloigna.

Il fut longtemps à disparaître ; l’ombre, plus épaisse, l’effaçait dans le lointain de l’allée. On ne distingua bientôt plus la silhouette de son corps ; mais on entendit longtemps son tiiit tiiit, tiiit tiiit lamentable, plus aigu à mesure que la nuit se faisait plus noire.

Moi, j’allais d’un pas vif, d’un pas heureux dans la douceur du crépuscule, avec cette petite femme inconnue qui s’appuyait sur mon bras.

Je cherchais des mots galants sans en trouver. Je demeurais muet, troublé, ravi.

Mais une grand-route soudain coupa notre allée. J’aperçus à droite, dans un vallon, toute une ville.

Qu’était donc ce pays ?

Un homme passait. Je l’interrogeai. Il répondit :

« Bougival. »

Je demeurai interdit :

« Comment Bougival ? Vous êtes sûr ?

— Parbleu, j’en suis ! »

La petite femme riait comme une folle.

Je proposai de prendre une voiture pour gagner Versailles. Elle répondit :

« Ma foi non. C’est trop drôle, et j’ai trop faim. Je suis bien tranquille au fond ; mon mari se retrouvera toujours bien, lui. C’est tout bénéfice pour moi d’en être soulagée pendant quelques heures. »

Nous entrâmes donc dans un restaurant au bord de l’eau, et j’osai prendre un cabinet particulier.

Elle se grisa, ma foi, fort bien, chanta, but du champagne, fit toutes sortes de folies… et même la plus grande de toutes.

Ce fut mon premier adultère.


<t Promenade>

Promenade

Quand le père Leras, teneur de livres chez MM. Labuze et Cie, sortit du magasin, il demeura quelques instants ébloui par l’éclat du soleil couchant. Il avait travaillé tout le jour sous la lumière jaune du bec de gaz, au fond de l’arrière-boutique, sur la cour étroite et profonde comme un puits. La petite pièce où depuis quarante ans il passait ses journées était si sombre que, même dans le fort de l’été, c’est à peine si on pouvait se dispenser de l’éclairer de onze heures à trois heures.

Il y faisait toujours humide et froid ; et les émanations de cette sorte de fosse, où s’ouvrait la fenêtre, entraient dans la pièce obscure, l’emplissaient d’une odeur moisie et d’une puanteur d’égout.

M. Leras, depuis quarante ans, arrivait chaque matin à huit heures dans cette prison ; et il y demeurait jusqu’à sept heures du soir, courbé sur ses livres, écrivant avec une application de bon employé.

Il gagnait maintenant trois mille francs par an, ayant débuté à quinze cents francs. Il était demeuré célibataire, ses moyens ne lui permettant pas de prendre femme. Et n’ayant jamais joui de rien, il ne désirait pas grand-chose. De temps en temps, cependant, las de sa besogne monotone et continue, il formulait un vœu platonique : « Cristi, si j’avais cinq mille livres de rentes, je me la coulerais douce. »

Il ne se l’était jamais coulée douce, d’ailleurs, n’ayant jamais eu que ses appointements mensuels.

Sa vie s’était passée sans événements, sans émotions et presque sans espérances. La faculté des rêves, que chacun porte en soi, ne s’était jamais développée dans la médiocrité de ses ambitions.

Il était entré à vingt et un ans chez MM. Labuze et Cie. Et il n’en était plus sorti.

En 1856, il avait perdu son père, puis sa mère en 1859. Et depuis lors, rien qu’un déménagement en 1868, son propriétaire ayant voulu l’augmenter.

Tous les jours, son réveille-matin, à six heures précises, le faisait sauter du lit, par un effroyable bruit de chaîne qu’on déroule.

Deux fois, cependant, cette mécanique s’était détraquée, en 1866 et en 1874, sans qu’il eût jamais su pourquoi. Il s’habillait, faisait son lit, balayait sa chambre, époussetait son fauteuil et le dessus de sa commode. Toutes ces besognes lui demandaient une heure et demie.

Puis il sortait, achetait un croissant à la boulangerie Lahure, dont il avait connu onze patrons différents sans qu’elle perdît son nom, et il se mettait en route en mangeant ce petit pain.

Son existence tout entière s’était donc accomplie dans l’étroit bureau sombre tapissé du même papier. Il y était entré jeune, comme aide de M. Brument et avec le désir de le remplacer.

Il l’avait remplacé et n’attendait plus rien.

Toute cette moisson de souvenirs que font les autres hommes dans le courant de leur vie, les événements imprévus, les amours douces ou tragiques, les voyages aventureux, tous les hasards d’une existence libre lui étaient demeurés étrangers.

Les jours, les semaines, les mois, les saisons, les années s’étaient ressemblé. À la même heure, chaque jour, il se levait, partait, arrivait au bureau, déjeunait, s’en allait, dînait, et se couchait sans que rien eût jamais interrompu la régulière monotonie des mêmes actes, des mêmes faits et des mêmes pensées.

Autrefois il regardait sa moustache blonde et ses cheveux bouclés dans la petite glace ronde laissée par son prédécesseur. Il contemplait maintenant, chaque soir, avant de partir, sa moustache blanche et son front chauve dans la même glace. Quarante ans s’étaient écoulés, longs et rapides, vides comme un jour de tristesse, et pareils comme les heures d’une mauvaise nuit ! Quarante ans dont il ne restait rien, pas même un souvenir, pas même un malheur, depuis la mort de ses parents’. Rien.

Ce jour-là, M. Leras demeura ébloui, sur la porte de la rue, par l’éclat du soleil couchant ; et, au lieu de rentrer chez lui, il eut l’idée de faire un petit tour avant dîner, ce qui lui arrivait quatre ou cinq fois par an.

Il gagna les boulevards, où coulait un flot de monde sous les arbres reverdis. C’était un soir de printemps, un de ces premiers soirs chauds et mous qui troublent les cœurs d’une ivresse de vie.

M. Leras allait de son pas sautillant de vieux ; il allait avec une gaieté dans l’œil, heureux de la joie universelle et de la tiédeur de l’air.

Il gagna les Champs-Élysées et continua de marcher, ranimé par les effluves de jeunesse qui passaient dans les brises.

Le ciel entier flambait ; et l’Arc de triomphe découpait sa masse noire sur le fond éclatant de l’horizon, comme un géant debout dans un incendie. Quand il fut arrivé auprès du monstrueux monument, le vieux teneur de livres sentit qu’il avait faim, et il entra chez un marchand de vin pour dîner.

On lui servit devant la boutique, sur le trottoir, un pied de mouton-poulette, une salade et des asperges ; et M. Leras fit le meilleur dîner qu’il eût fait depuis longtemps. Il arrosa son fromage de Brie d’une demi-bouteille de bordeaux fin ; puis il but une tasse de café, ce qui lui arrivait rarement, et ensuite un petit verre de fine champagne.

Quand il eut payé, il se sentit tout gaillard, tout guilleret, un peu troublé même. Et il se dit : « Voilà une bonne soirée. Je vais continuer ma promenade jusqu’à l’entrée du bois de Boulogne. Ça me fera du bien. »

Il repartit. Un vieil air, que chantait autrefois une de ses voisines, lui revenait obstinément dans la tête :

Quand le bois reverdit,

Mon amoureux me dit :

Viens respirer, ma belle,

            Sous la tonnelle.

Il le fredonnait sans fin, le recommençait toujours. La nuit était descendue sur Paris, une nuit sans vent, une nuit d’étuve. M. Leras suivait l’avenue du Bois-de-Boulogne et regardait passer les fiacres. Ils arrivaient, avec leurs yeux brillants, l’un derrière l’autre, laissant voir une seconde un couple enlacé, la femme en robe claire et l’homme vêtu de noir.

C’était une longue procession d’amoureux, promenés sous le ciel étoilé et brûlant. Il en venait toujours, toujours. Ils passaient, passaient, allongés dans les voitures, muets, serrés l’un contre l’autre, perdus dans l’hallucination, dans l’émotion du désir, dans le frémissement de l’étreinte prochaine. L’ombre chaude semblait pleine de baisers qui voletaient, flottaient. Une sensation de tendresse alanguissait l’air, le faisait plus étouffant. Tous ces gens enlacés, tous ces gens grisés de la même attente, de la même pensée, faisaient courir une fièvre autour d’eux. Toutes ces voitures, pleines de caresses, jetaient sur leur passage comme une émanation subtile et troublante.

M. Leras, un peu las à la fin de marcher, s’assit sur un banc pour regarder défiler ces fiacres chargés d’amour. Et, presque aussitôt, une femme arriva près de lui et prit place à son côté.

« Bonjour, mon petit homme », dit-elle.

Il ne répondit point. Elle reprit :

« Laisse-toi aimer, mon chéri ; tu verras que je suis bien gentille. »

Il prononça :

« Vous vous trompez, madame. »

Elle passa un bras sous le sien :

« Allons, ne fais pas la bête, écoute… »

Il s’était levé et il s’éloigna, le cœur serré.

Cent pas plus loin, une autre femme l’abordait :

« Voulez-vous vous asseoir un moment près de moi, mon joli garçon ? »

Il lui dit :

« Pourquoi faites-vous ce métier-là ? »

Elle se planta devant lui, et la voix changée, rauque, méchante :

« Nom de Dieu, ce n’est toujours pas pour mon plaisir ! »

Il insista d’une voix douce :

« Alors, qu’est-ce qui vous pousse ? »

Elle grogna :

« Faut bien qu’on vive, c’te malice. »

Et elle s’en alla en chantonnant.

M. Leras demeurait effaré. D’autres femmes passaient près de lui, l’appelaient, l’invitaient.

Il lui semblait que quelque chose de noir s’étendait sur sa tête, quelque chose de navrant.

Et il s’assit de nouveau sur un banc. Les voitures couraient toujours.

« J’aurais mieux fait de ne pas venir ici, pensa-t-il, me voilà tout chose, tout dérangé. »

Il se mit à penser à tout cet amour, vénal ou passionné, à tous ces baisers, payés ou libres, qui défilaient devant lui.

L’amour ! il ne le connaissait guère. Il n’avait eu dans sa vie que deux ou trois femmes, par hasard, par surprise, ses moyens ne lui permettant aucun extra. Et il songeait à cette vie qu’il avait menée, si différente de la vie de tous, à cette vie si sombre, si morne, si plate, si vide.

Il y a des êtres qui n’ont vraiment pas de chance. Et tout d’un coup, comme si un voile épais se fût déchiré, il aperçut la misère, l’infinie, la monotone misère de son existence : la misère passée, la misère présente, la misère future : les derniers jours pareils aux premiers, sans rien devant lui, rien derrière lui, rien autour de lui, rien dans le cœur, rien nulle part.

Le défilé des voitures allait toujours. Toujours il voyait paraître et disparaître, dans le rapide passage du fiacre découvert, les deux êtres silencieux et enlacés. Il lui semblait que l’humanité tout entière défilait devant lui, grise de joie, de plaisir, de bonheur. Et il était seul à la regarder, seul, tout à fait seul. Il serait encore seul demain, seul toujours, seul comme personne n’est seul.

Il se leva, fit quelques pas, et brusquement fatigué, comme s’il venait d’accomplir un long voyage à pied, il se rassit sur le banc suivant.

Qu’attendait-il ? Qu’espérait-il ? Rien. Il pensait qu’il doit être bon, quand on est vieux, de trouver, en rentrant au logis, des petits enfants qui babillent. Vieillir est doux quand on est entouré de ces êtres qui vous doivent la vie, qui vous aiment, vous caressent, vous disent ces mots charmants et niais qui réchauffent le cœur et consolent de tout.

Et, songeant à sa chambre vide, à sa petite chambre propre et triste, où jamais personne n’entrait que lui, une sensation de détresse lui étreignit l’âme. Elle lui apparut, cette chambre, plus lamentable encore que son petit bureau.

Personne n’y venait ; personne n’y parlait jamais. Elle était morte, muette, sans écho de voix humaine. On dirait que les murs gardent quelque chose des gens qui vivent dedans, quelque chose de leur allure, de leur figure, de leurs paroles. Les maisons habitées par des familles heureuses sont plus gaies que les demeures des misérables. Sa chambre était vide de souvenirs, comme sa vie. Et la pensée de rentrer dans cette pièce, tout seul, de se coucher dans son lit, de refaire tous ses mouvements et toutes ses besognes de chaque soir l’épouvanta. Et, comme pour l’éloigner davantage de ce logis sinistre et du moment où il faudrait y revenir, il se leva et, rencontrant soudain la première allée du bois, il entra dans un taillis pour s’asseoir sur l’herbe…

Il entendait autour de lui, au-dessus de lui, partout, une rumeur confuse, immense, continue, faite de bruits innombrables et différents, une rumeur sourde, proche, lointaine, une vague et énorme palpitation de vie : le souffle de Paris, respirant comme un être colossal.

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Le soleil déjà haut versait un flot de lumière sur le bois de Boulogne, Quelques voitures commençaient à circuler ; et les cavaliers arrivaient gaiement.

Un couple allait au pas dans une allée déserte. Tout à coup, la jeune femme, levant les yeux, aperçut dans les branches quelque chose de brun ; elle leva la main, étonnée, inquiète :

« Regardez… qu’est-ce que c’est ? »

Puis, poussant un cri, elle se laissa tomber dans les bras de son compagnon, qui dut la déposer à terre.

Les gardes, appelés bientôt, décrochèrent un vieux homme pendu au moyen de ses bretelles.

On constata que le décès remontait à la veille au soir. Les papiers trouvés sur lui révélèrent qu’il était teneur de livres chez MM. Labuze et Cie et qu’il se nommait Leras.

On attribua la mort à un suicide dont on ne put soupçonner les causes. Peut-être un accès subit de folie ?


<t Sœurs Rondoli (Les)>

Les Sœurs Rondoli

À Georges de Porto-Riche.

I

« Non, dit Pierre Jouvenet, je ne connais pas l’Italie, et pourtant j’ai tenté deux fois d’y pénétrer, mais je me suis trouvé arrêté à la frontière de telle sorte qu’il m’a toujours été impossible de m’avancer plus loin. Et pourtant ces deux tentatives m’ont donné une idée charmante des mœurs de ce beau pays. Il me reste à connaître les villes, les musées, les chefs-d’œuvre dont cette terre est peuplée. J’essaierai de nouveau, au premier jour, de m’aventurer sur ce territoire infranchissable.

« Vous ne comprenez pas ? — Je m’explique. »

ê

C’est en 1874, que le désir me vint de voir Venise, Florence, Rome et Naples. Ce goût me prit vers le 15 juin, alors que la sève violente du printemps vous met au cœur des ardeurs de voyage et d’amour.

Je ne suis pas voyageur cependant. Changer de place me paraît une action inutile et fatigante. Les nuits en chemin de fer, le sommeil secoué des wagons avec des douleurs dans la tête et des courbatures dans les membres, les réveils éreintés dans cette boîte roulante, cette sensation de crasse sur la peau, ces saletés volantes qui vous poudrent les yeux et le poil, ce parfum de charbon dont on se nourrit, ces dîners exécrables dans le courant d’air des buffets sont, à mon avis, de détestables commencements pour une partie de plaisir.

Après cette introduction du Rapide, nous avons les tristesses de l’hôtel, du grand hôtel plein de monde et si vide, la chambre inconnue, navrante, le lit suspect ! — Je tiens à mon lit plus qu’à tout. Il est le sanctuaire de la vie. On lui livre nue sa chair fatiguée pour qu’il la ranime et la repose dans la blancheur des draps et dans la chaleur des duvets.

C’est là que nous trouvons les plus douces heures de l’existence, les heures d’amour et de sommeil. Le lit est sacré. Il doit être, respecté, vénéré, par nous, et aimé, comme ce que nous avons de meilleur et de plus doux sur la terre.

Je ne puis soulever le drap d’un lit d’hôtel sans un frisson de dégoût. Qu’a-t-on fait là-dedans, l’autre nuit ? Quels gens malpropres, répugnants ont dormi sur ces matelas ? Et je pense à tous les êtres affreux qu’on coudoie chaque jour, aux vilains bossus, aux chairs bourgeonneuses, aux mains noires qui font songer aux pieds et au reste. Je pense à ceux dont la rencontre vous jette au nez des odeurs écœurantes d’ail ou d’humanité. Je pense aux difformes, aux purulents, aux sueurs des malades, à toutes les laideurs et à toutes les saletés de l’homme.

Tout cela a passé dans ce lit où je vais dormir. J’ai mal au cœur en glissant mon pied dedans.

Et les dîners d’hôtel, les longs dîners de table d’hôte au milieu de toutes ces personnes assommantes ou grotesques ; et les affreux dîners solitaires à la petite table du restaurant en face d’une pauvre bougie coiffée d’un abat-jour.

Et les soirs navrants dans la cité ignorée ? Connaissez-vous rien de plus lamentable que la nuit qui tombe sur une ville étrangère ? On va devant soi au milieu d’un mouvement, d’une agitation qui semblent surprenants comme ceux de songes. On regarde ces figures qu’on n’a jamais vues, qu’on ne reverra jamais, on écoute ces voix parler de choses qui vous sont indifférentes, en une langue qu’on ne comprend même point. On éprouve la sensation atroce de l’être perdu. On a le cœur serré, les jambes molles, l’âme affaissée. On marche comme si on fuyait, on marche pour ne pas rentrer dans l’hôtel où on se trouverait plus perdu encore parce qu’on y est chez soi, dans le chez soi payé de tout le monde, et on finit par tomber sur la chaise d’un café illuminé, dont les dorures et les lumières vous accablent mille fois plus que les ombres de la rue. Alors, devant le bock baveux apporté par un garçon qui court, on se sent si abominablement seul qu’une sorte de folie vous saisit, un besoin de partir, d’aller autre part, n’importe où, pour ne pas rester là, devant cette table de marbre et sous ce lustre éclatant. Et on s’aperçoit soudain qu’on est vraiment et toujours et partout seul au monde, mais que dans les lieux connus, les coudoiements familiers vous donnent seulement l’illusion de la fraternité humaine. C’est en ces heures d’abandon, de noir isolement dans les cités lointaines qu’on pense largement, clairement et profondément. C’est alors qu’on voit bien toute la vie d un seul coup d’œil en dehors de l’optique d’espérance éternelle, en dehors de la tromperie des habitudes prises et de l’attente du bonheur toujours rêvé.

C’est en allant loin qu’on comprend bien comme tout est proche et court et vide ; c’est en cherchant l’inconnu qu’on s’aperçoit bien comme tout est médiocre et vite fini ; c’est en parcourant la terre qu’on voit bien comme elle est petite et sans cesse à peu près pareille.

Oh ! les soirées sombres de marche au hasard par des rues ignorées, je les connais. J’ai plus peur d’elles que de tout.

Aussi comme je ne voulais pour rien partir seul en ce voyage d’Italie, je décidai à m’accompagner mon ami Paul Pavilly.

Vous connaissez Paul. Pour lui, le monde, la vie, c’est la femme. Il y a beaucoup d’hommes de cette race-là. L’existence lui apparaît poétisée, illuminée par la présence des femmes. La terre n’est habitable que parce qu’elles y sont ; le soleil est brillant et chaud parce qu’il les éclaire. L’air est doux à respirer parce qu’il glisse sur leur peau et fait voltiger les courts cheveux de leurs tempes. La lune est charmante parce qu’elle leur donne à rêver et qu’elle prête à l’amour un charme langoureux. Certes tous les actes de Paul ont les femmes pour mobiles ; toutes ses pensées vont vers elles, ainsi que tous ses efforts et toutes ses espérances.

Un poète a flétri cette espèce d’hommes :

Je déteste surtout le barde à l’œil humide

Qui regarde une étoile en murmurant un nom,

Et pour qui la nature immense serait vide

S’il ne portait en croupe ou Lisette ou Ninon.

Ces gens-là sont charmants qui se donnent la peine,

Afin qu’on s’intéresse à ce pauvre univers,

D’attacher des jupons aux arbres de la plaine

Et la cornette blanche au front des coteaux verts.

Certe ils n’ont pas compris tes musiques divines,

Éternelle nature aux frémissantes voix,

Ceux qui ne vont pas seuls par les creuses ravines

Et rêvent d’une femme au bruit que font les bois !

Quand je parlai à Paul de l’Italie, il refusa d’abord absolument de quitter Paris, mais je me mis à lui raconter des aventures de voyage, je lui dis comme les Italiennes passent pour charmantes ; je lui fis espérer des plaisirs raffinés, à Naples, grâce à une recommandation que j’avais pour un certain signore Michel Amoroso dont les relations sont fort utiles aux voyageurs ; et il se laissa tenter.


II

Nous prîmes le Rapide un jeudi soir, le 26 juin. On ne va guère dans le Midi à cette époque ; nous étions seuls dans le wagon, et de mauvaise humeur tous les deux, ennuyés de quitter Paris, déplorant d’avoir cédé à cette idée de voyage, regrettant Marly si frais, la Seine si belle, les berges si douces, les bonnes journées de flâne dans une barque, les bonnes soirées de somnolence sur la rive, en attendant la nuit qui tombe.

Paul se cala dans son coin, et déclara, dès que le train se fut mis en route : « C’est stupide d’aller là-bas. »

Comme il était trop tard pour qu’il changeât d’avis, je répliquai : « Il ne fallait pas venir. »

Il ne répondit point. Mais une envie de rire me prit en le regardant, tant il avait l’air furieux. Il ressemble certainement à un écureuil. Chacun de nous d’ailleurs garde dans les traits, sous la ligne humaine, un type d’animal, comme la marque de sa race primitive. Combien de gens ont des gueules de bouledogue, des têtes de bouc, de lapin, de renard, de cheval, de bœuf ! Paul est un écureuil devenu homme. Il a les yeux vifs de cette bête, son poil roux, son nez pointu, son corps petit, fin, souple et remuant, et puis une mystérieuse ressemblance dans l’allure générale. Que sais-je ? une similitude de gestes, de mouvements, de tenue qu’on dirait être du souvenir.

Enfin nous nous endormîmes tous les deux de ce sommeil bruissant de chemin de fer que coupent d’horribles crampes dans les bras et dans le cou et les arrêts brusques du train.

Le réveil eut lieu comme nous filions le long du Rhône. Et bientôt le cri continu des cigales entrant par la portière, ce cri qui semble la voix de la terre chaude, le chant de la Provence, nous jeta dans la figure, dans la poitrine, dans l’âme la gaie sensation du Midi, la saveur du sol brûlé, de la patrie pierreuse et claire de l’olivier trapu au feuillage vert-de-gris.

Comme le train s’arrêtait encore, un employé se mit à courir le long du convoi en lançant un Valence sonore, un vrai Valence, avec l’accent, avec tout l’accent, un Valence enfin qui nous fit passer de nouveau dans le corps ce goût de Provence que nous avait déjà donné la note grinçante des cigales.

Jusqu’à Marseille, rien de nouveau.

Nous descendîmes au buffet pour déjeuner.

Quand nous remontâmes dans notre wagon, une femme y était installée.

Paul me jeta un coup d’œil ravi ; et, d’un geste machinal il frisa sa courte moustache, puis, soulevant un peu sa coiffure, il glissa, comme un peigne, ses cinq doigts ouverts dans ses cheveux fort dérangés par cette nuit de voyage. Puis il s’assit en face de l’inconnue.

Chaque fois que je me trouve, soit en route, soit dans le monde, devant un visage nouveau j’ai l’obsession de deviner quelle âme, quelle intelligence, quel caractère se cachent derrière ces traits.

C’était une jeune femme, toute jeune et jolie, une fille du Midi assurément. Elle avait des yeux superbes, d’admirables cheveux noirs, ondulés, un peu crêpelés, tellement touffus, vigoureux et longs qu’ils semblaient lourds, qu’ils donnaient rien qu’à les voir la sensation de leur poids sur la tête. Vêtue avec élégance et un certain mauvais goût méridional, elle semblait un peu commune. Les traits réguliers de sa face n’avaient point cette grâce, ce fini des races élégantes, cette délicatesse légère que les fils d’aristocrates reçoivent en naissant et qui est comme la marque héréditaire d’un sang moins épais.

Elle portait des bracelets trop larges pour être en or, des boucles d’oreilles ornées de pierres transparentes trop grosses pour être des diamants ; et elle avait dans toute sa personne un je-ne-sais-quoi de peuple. On devinait qu’elle devait parler trop fort, crier en toute occasion avec des gestes exubérants.

Le train partit.

Elle demeurait immobile à sa place, les yeux fixés devant elle dans une pose renfrognée de femme furieuse. Elle n’avait pas même jeté un regard sur nous.

Paul se mit à causer avec moi, disant des choses apprêtées pour produire de l’effet, étalant une devanture de conversation pour attirer l’intérêt comme les marchands étalent en montre leurs objets de choix pour éveiller le désir.

Mais elle semblait ne pas entendre.

« Toulon ! dix minutes d’arrêt ! Buffet ! » cria l’employé.

Paul me fit signe de descendre, et, sitôt sur le quai : « Dis-moi qui ça peut bien être ? »

Je me mis à rire : « Je ne sais pas, moi. Ça m’est bien égal. »

Il était fort allumé : « Elle est rudement jolie et fraîche, la gaillarde. Quels yeux ! Mais elle n’a pas l’air content. Elle doit avoir des embêtements ; elle ne fait attention à rien. »

Je murmurai : « Tu perds tes frais. »

Mais il se fâcha : « Je ne fais pas de frais, mon cher ; je trouve cette femme très jolie, voilà tout. — Si on pouvait lui parler ? Mais que lui dire ? Voyons, tu n’as pas une idée, toi ? Tu ne soupçonnes pas qui ça peut être ?

— Ma foi, non. Cependant je pencherais pour une cabotine qui rejoint sa troupe après une fuite amoureuse. »

Il eut l’air froissé, comme si je lui avais dit quelque chose de blessant, et il reprit : « À quoi vois-tu ça ? Moi je lui trouve au contraire l’air très comme il faut. »

Je répondis : « Regarde les bracelets, mon cher, et les boucles d’oreilles, et la toilette. Je ne serais pas étonné non plus que ce fût une danseuse, ou peut-être même une écuyère, mais plutôt une danseuse. Elle a dans toute sa personne quelque chose qui sent le théâtre. »

Cette idée le gênait décidément : « Elle est trop jeune, mon cher, elle a à peine vingt ans.

— Mais, mon bon, il y a bien des choses qu’on peut faire avant vingt ans, la danse et la déclamation sont de celles-là, sans compter d’autres encore qu’elle pratique peut-être uniquement. »

« Les voyageurs pour l’express de Nice, Vintimille, en voiture ! » criait l’employé.

Il fallait remonter. Notre voisine mangeait une orange. Décidément, elle n’était pas d’allure distinguée. Elle avait ouvert son mouchoir sur ses genoux ; et sa manière d’arracher la peau dorée, d’ouvrir la bouche pour saisir les quartiers entre ses lèvres, de cracher les pépins par la portière, révélaient toute une éducation commune d’habitudes et de gestes.

Elle semblait d’ailleurs plus grinchue que jamais, et elle avalait rapidement son fruit avec un air de fureur tout à fait drôle.

Paul la dévorait du regard, cherchant ce qu’il fallait faire pour éveiller son attention, pour remuer sa curiosité. Et il se remit à causer avec moi, donnant jour à une procession d’idées distinguées, citant familièrement des noms connus. Elle ne prenait nullement garde à ses efforts.

On passa Fréjus, Saint-Raphaël. Le train courait dans ce jardin, dans ce paradis des roses, dans ce bois d’orangers et de citronniers épanouis qui portent en même temps leurs bouquets blancs et leurs fruits d’or, dans ce royaume des parfums, dans cette patrie des fleurs, sur ce rivage admirable qui va de Marseille à Gênes.

C’est en juin qu’il faut suivre cette côte où poussent, libres, sauvages, par les étroits vallons, sur les pentes des collines, toutes les fleurs les plus belles. Et toujours on revoit des roses, des champs, des plaines, des haies, des bosquets de roses. Elles grimpent aux murs, s’ouvrent sur les toits, escaladant les arbres, éclatent dans les feuillages, blanches, rouges, jaunes, petites ou énormes, maigres avec une robe unie et simple, ou charnues, en lourde et brillante toilette.

Et leur souffle puissant, leur souffle continu épaissit l’air, le rend savoureux et alanguissant. Et la senteur plus pénétrante encore des orangers ouverts semble sucrer ce qu’on respire, en faire une friandise pour l’odorat.

La grande côte aux rochers bruns s étend baignée par la Méditerranée immobile. Le pesant soleil d’été tombe en nappe de feu sur les montagnes, sur les longues berges de sable, sur la mer d’un bleu dur et figé. Le train va toujours, entre dans les tunnels pour traverser les caps, glisse sur les ondulations des collines, passe au-dessus de l’eau sur des corniches droites comme des murs ; et une douce, une vague odeur salée, une odeur d’algues qui sèchent se mêle parfois à la grande et troublante odeur des fleurs.

Mais Paul ne voyait rien, ne regardait rien, ne sentait rien. La voyageuse avait pris toute son attention.

À Cannes, ayant encore à me parler, il me fit signe de descendre de nouveau.

À peine sortis du wagon, il me prit le bras.

« Tu sais qu’elle est ravissante. Regarde ses yeux. Et ses cheveux, mon cher, je n’en ai jamais vu de pareils ! »

Je lui dis : « Allons, calme-toi ; ou bien, attaque situ as des intentions. Elle ne m’a pas l’air imprenable, bien qu’elle paraisse un peu grognon. »

Il reprit : « Est-ce que tu ne pourrais pas lui parler, toi ? Moi, je ne trouve rien. Je suis d’une timidité stupide au début. Je n’ai jamais su aborder une femme dans la rue. Je les suis, je tourne autour, je m’approche, et jamais je ne découvre la phrase nécessaire. Une seule fois j’ai fait une tentative de conversation. Comme je voyais de la façon la plus évidente qu’on attendait mes ouvertures, et comme il fallait absolument dire quelque chose, je balbutiai : “ Vous allez bien, madame ? ” Elle me rit au nez, et je me suis sauvé. »

Je promis à Paul d’employer toute mon adresse pour amener une conversation, et, lorsque nous eûmes repris nos places, je demandai gracieusement à notre voisine : « Est-ce que la fumée de tabac vous gêne, madame ? »

Elle répondit : « Non capisco. »

C’était une Italienne ! Une folle envie de rire me saisit. Paul ne sachant pas un mot de cette langue, je devais lui servir d’interprète. J’allais commencer mon rôle. Je prononçai, alors, en italien :

« Je vous demandais, madame, si la fumée du tabac vous gêne le moins du monde ? »

Elle me jeta d’un air furieux : « Che mi fa ! »

Elle n’avait pas tourné la tête ni levé les yeux sur moi, et je demeurai fort perplexe, ne sachant si je devais prendre ce « qu’est-ce que ça me fait ! » pour une autorisation, pour un refus, pour une vraie marque d’indifférence ou pour un simple : « Laissez-moi tranquille. »

Je repris : « Madame, si l’odeur vous gêne le moins du monde… ? »

Elle répondit alors : « Mica » avec une intonation qui équivalait à : « Fichez-moi la paix ! » C’était cependant une permission, et je dis à Paul : « Tu peux fumer. » Il me regardait avec ces yeux étonnés qu’on a quand on cherche à comprendre des gens qui parlent devant vous une langue étrangère. Et il demanda d’un air tout à fait drôle :

« Qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Je lui ai demandé si nous pouvions fumer.

— Elle ne sait donc pas le français ?

— Pas un mot.

— Qu’a-t-elle répondu ?

— Qu’elle nous autorisait à faire tout ce qui nous plairait. »

Et j’allumai mon cigare.

Paul reprit : « C’est tout ce qu’elle a dit ?

— Mon cher, si tu avais compté ses paroles, tu aurais remarqué qu’elle en a prononcé juste six, dont deux pour me faire comprendre qu’elle n’entendait pas le français. Il en reste donc quatre. Or, en quatre mots, on ne peut vraiment exprimer une quantité de choses. »

Paul semblait tout à fait malheureux, désappointé, désorienté.

Mais soudain l’Italienne me demanda de ce même ton mécontent qui lui paraissait naturel : « Savez-vous à quelle heure nous arriverons à Gênes ? »

Je répondis : « À onze heures du soir, madame. » Puis, après une minute de silence, je repris : « Nous allons également à Gênes, mon ami et moi, et si nous pouvions, pendant le trajet, vous être bons à quelque chose, croyez que nous en serions très heureux. »

Comme elle ne répondait pas, j’insistai : « Vous êtes seule, et si vous aviez besoin de nos services… » Elle articula un nouveau « mica » si dur que je me tus brusquement.

Paul demande :

« Qu’est-ce qu’elle a dit ?

— Elle a dit qu’elle te trouvait charmant. »

Mais il n’était pas en humeur de plaisanterie ; et il me pria sèchement de ne point me moquer de lui. Alors, je traduisis et la question de la jeune femme et ma proposition galante si vertement repoussée.

Il était vraiment agité comme un écureuil en cage. Il dit : « Si nous pouvions savoir à quel hôtel elle descend, nous irions au même. Tâche donc de l’interroger adroitement, de faire naître une nouvelle occasion de lui parler. »

Ce n’était vraiment pas facile et je ne savais qu’inventer, désireux moi-même de faire connaissance avec cette personne difficile.

On passa Nice, Monaco, Menton, et le train s’arrêta à la frontière pour la visite des bagages.

Bien que j’aie en horreur les gens mal élevés qui déjeunent et dînent dans les wagons, j’allai acheter tout un chargement de provisions pour tenter un effort suprême sur la gourmandise de notre compagne. Je sentais bien que cette fille-là devait être, en temps ordinaire, d’abord aisé. Une contrariété quelconque la rendait irritable, mais il suffisait peut-être d’un rien, d’une envie éveillée, d’un mot, d’une offre bien faite pour la dérider, la décider et la conquérir.

On repartit. Nous étions toujours seuls tous les trois. J’étalai mes vivres sur la banquette, je découpai le poulet, je disposai élégamment les tranches de jambon sur un papier, puis j’arrangeai avec soin tout près de la jeune femme notre dessert : fraises, prunes, cerises, gâteaux et sucreries.

Quand elle vit que nous nous mettions à manger, elle tira à son tour d’un petit sac un morceau de chocolat et deux croissants et elle commença à croquer de ses belles dents aiguës le pain croustillant et la tablette.

Paul me dit à mi-voix :

« Invite-la donc !

— C’est bien mon intention, mon cher, mais le début n’est pas facile. »

Cependant elle regardait parfois du côté de nos provisions et je sentis bien qu’elle aurait encore faim une fois finis ses deux croissants. Je la laissai donc terminer son dîner frugal. Puis je lui demandai :

« Vous seriez tout à fait gracieuse, madame, si vous vouliez accepter un de ces fruits ? »

Elle répondit encore : « mica ! » mais d’une voix moins méchante que dans le jour, et j’insistai : « Alors, voulez-vous me permettre de vous offrir un peu de vin. Je vois que vous n’avez rien bu. C’est du vin de votre pays, du vin d’Italie, et puisque nous sommes maintenant chez vous, il nous serait fort agréable de voir une jolie bouche italienne accepter l’offre des Français, ses voisins. »

Elle faisait « non » de la tête, doucement, avec la volonté de refuser, et avec le désir d’accepter, et elle prononça encore mica, mais un mica presque poli. Je pris la petite bouteille vêtue de paille à la mode italienne ; j’emplis un verre et je le lui présentai.

« Buvez, lui dis-je, ce sera notre bienvenue dans votre patrie. »

Elle prit le verre d’un air mécontent et le vida d’un seul trait, en femme que la soif torture, puis elle me le rendit sans dire merci.

Alors, je lui présentai les cerises : « Prenez, madame, je vous en prie. Vous voyez bien que vous nous faites grand plaisir. »

Elle regardait de son coin tous les fruits étalés à côté d’elle et elle prononça si vite que j’avais grand-peine à entendre : « A me non piacciono ne le ciliegie ne le susine ; amo soltanto le fragole. »

« Qu’est-ce qu’elle dit ? demanda Paul aussitôt.

— Elle dit qu’elle n’aime ni les cerises ni les prunes, mais seulement les fraises. »

Et je posai sur ses genoux le journal plein de fraises des bois. Elle se mit aussitôt à les manger très vite, les saisissant du bout des doigts et les lançant, d’un peu loin, dans sa bouche qui s’ouvrait pour les recevoir d’une façon coquette et charmante.

Quand elle eut achevé le petit tas rouge que nous avions vu en quelques minutes diminuer, fondre, disparaître sous le mouvement vif de ses mains, je lui demandai : « Et maintenant, qu’est-ce que je peux vous offrir ? »

Elle répondit : « Je veux bien un peu de poulet. »

Et elle dévora certes la moitié de la volaille qu’elle dépeçait à grands coups de mâchoire avec des allures de carnivore. Puis elle se décida à prendre des cerises, qu’elle n’aimait pas, puis des prunes, puis des gâteaux, puis elle dit : « C’est assez », et elle se blottit dans son coin.

Je commençais à m’amuser beaucoup, et je voulus la faire manger encore, multipliant pour la décider, les compliments et les offres. Mais elle redevint tout à coup furieuse et me jeta par la figure un « Mica » répété si terrible que je ne me hasardai plus à troubler sa digestion.

Je me tournai vers mon ami : « Mon pauvre Paul, je crois que nous en sommes pour nos frais. »

La nuit venait, une chaude nuit d’été qui descendait lentement, étendait ses ombres tièdes sur la terre brûlante et lasse. Au loin, de place en place, par la mer, des feux s’allumaient sur les caps, au sommet des promontoires, et des étoiles aussi commençaient à paraître à l’horizon obscurci, et je les confondais parfois avec les phares.

Le parfum des orangers devenait plus pénétrant ; on le respirait avec ivresse, en élargissant les poumons pour le boire profondément. Quelque chose de doux, de délicieux, de divin semblait flotter dans l’air embaumé.

Et tout d’un coup, j’aperçus sous les arbres, le long de la voie, dans l’ombre toute noire maintenant, quelque chose comme une pluie d’étoiles. On eût dit des gouttes de lumière sautillant, voletant, jouant et courant dans les feuilles, des petits astres tombés du ciel pour faire une partie sur la terre. C’étaient des lucioles, ces mouches ardentes dansant dans l’air parfumé un étrange ballet de feu.

Une d’elles, par hasard, entra dans notre wagon et se mit à vagabonder jetant sa lueur intermittente, éteinte aussitôt qu’allumée. Je couvris de son voile bleu notre quinquet et je regardais la mouche fantastique aller, venir, selon les caprices de son vol enflammé. Elle se posa, tout à coup, dans les cheveux noirs de notre voisine assoupie après dîner. Et Paul demeurait en extase, les yeux fixés sur ce point brillant qui scintillait, comme un bijou vivant sur le front de la femme endormie.

L’Italienne se réveilla vers dix heures trois quarts, portant toujours dans sa coiffure la petite bête allumée. Je dis, en la voyant remuer : « Nous arrivons à Gênes, madame. » Elle murmura, sans me répondre, comme obsédée par une pensée fixe et gênante : « Qu’est-ce que je vais faire maintenant ? »

Puis, tout d’un coup, elle me demanda :

« Voulez-vous que je vienne avec vous ? »

Je demeurai tellement stupéfait que je ne comprenais pas.

« Comment, avec nous ? Que voulez-vous dire ? »

Elle répéta, d’un air de plus en plus furieux :

« Voulez-vous que j’aille avec vous tout de suite ?

— Je veux bien, moi ; mais où désirez-vous aller ? Où voulez-vous que je vous conduise ? »

Elle haussa les épaules avec indifférence souveraine.

« Où vous voudrez ! Ça m’est égal. »

Elle répéta deux fois : « Che mi fa ? »

« Mais, c’est que nous allons à l’hôtel ? »

Elle dit du ton le plus méprisant : « Eh bien ! allons à l’hôtel. »

Je me tournai vers Paul, et je prononçai :

« Elle demande si nous voulons qu’elle vienne avec nous. »

La surprise affolée de mon ami me fit reprendre mon sang-froid. Il balbutia :

« Avec nous ? Où ça ? Pourquoi ? Comment ?

— Je n’en sais rien, moi ? Elle vient de me faire cette étrange proposition du ton le plus irrité. J’ai répondu que nous allions à l’hôtel ; elle a répliqué : “ Eh bien, allons à l’hôtel ! ” Elle ne doit pas avoir le sou. C’est égal, elle a une singulière manière de faire connaissance. »

Paul, agité et frémissant s’écria : « Mais certes oui, je veux bien, dis-lui que nous l’emmenons où il lui plaira. » Puis il hésita une seconde et reprit d’une voix inquiète : « Seulement il faudrait savoir avec qui elle vient ? Est-ce avec toi ou avec moi ? »

Je me tournai vers l’Italienne qui ne semblait même pas nous écouter, retombée dans sa complète insouciance et je lui dis : « Nous serons très heureux, madame, de vous emmener avec nous. Seulement mon ami désirerait savoir si c’est mon bras ou le sien que vous voulez prendre comme appui ? »

Elle ouvrit sur moi ses grands yeux noirs et répondit avec une vague surprise : « Che mi fa ? »

Je m’expliquai : « On appelle en Italie, je crois, l’ami qui prend soin de tous les désirs d’une femme, qui s’occupe de toutes ses volontés et satisfait tous ses caprices, un patito. Lequel de nous deux voulez-vous pour votre patito ? »

Elle répondit sans hésiter : « Vous ! »

Je me retournai vers Paul : « C’est moi qu’elle choisit, mon cher, tu n’as pas de chance. »

Il déclara, d’un air rageur : « Tant mieux pour toi. »

Puis, après avoir réfléchi quelques minutes : « Est-ce que tu tiens à emmener cette grue-là ? Elle va nous faire rater notre voyage. Que veux-tu que nous fassions de cette femme qui a l’air de je ne sais quoi ? On ne va seulement pas nous recevoir dans un hôtel comme il faut ! »

Mais je commençais justement à trouver l’Italienne beaucoup mieux que je ne l’avais jugée d’abord ; et je tenais, oui, je tenais à l’emmener maintenant. J’étais même ravi de cette pensée, et je sentais déjà ces petits frissons d’attente que la perspective d’une nuit d’amour vous fait passer dans les veines.

Je répondis : « Mon cher, nous avons accepté. Il est trop tard pour reculer. Tu as été le premier à me conseiller de répondre : Oui. »

Il grommela : « C’est stupide ! Enfin, fais comme tu voudras. »

Le train sifflait, ralentissait ; on arriva.

Je descendis du wagon, puis je tendis la main à ma nouvelle compagne. Elle sauta lestement à terre, et je lui offris mon bras qu’elle eut l’air de prendre avec répugnance. Une fois les bagages reconnus et réclamés, nous voilà partis à travers la ville. Paul marchait en silence, d’un pas nerveux.

Je lui dis : « Dans quel hôtel allons-nous descendre ? Il est peut-être difficile d’aller à la Cité de Paris avec une femme, surtout avec cette Italienne. »

Paul m’interrompit : « Oui, avec une Italienne qui a plutôt l’air d’une fille que d’une duchesse. Enfin, cela ne me regarde pas. Agis à ton gré ! »

Je demeurais perplexe. J’avais écrit à la Cité de Paris pour retenir notre appartement… et maintenant… je ne savais plus à quoi me décider.

Deux commissionnaires nous suivaient avec les malles. Je repris : « Tu devrais bien aller en avant. Tu dirais que nous arrivons. Tu laisserais, en outre, entendre au patron que je suis avec une… amie, et que nous désirons un appartement tout à fait séparé pour nous trois, afin de ne pas nous mêler aux autres voyageurs. Il comprendra, et nous nous déciderons d’après sa réponse. »

Mais Paul grommela : « Merci, ces commissions et ce rôle ne me vont guère. Je ne suis pas venu ici pour préparer tes appartements et tes plaisirs. »

Mais j’insistai : « Voyons, mon cher, ne te fâche pas. Il vaut mieux assurément descendre dans un bon hôtel que dans un mauvais, et ce n’est pas bien difficile d’aller demander au patron trois chambres séparées, avec salle à manger. »

J’appuyai sur trois, ce qui le décida.

Il prit donc les devants et je le vis entrer sous la grande porte d’un bel hôtel pendant que je demeurais de l’autre côté de la rue, traînant mon Italienne muette, et suivi pas à pas par les porteurs de colis.

Paul enfin revint, avec un visage aussi maussade que celui de ma compagne : « C’est fait, dit-il, on nous accepte ; mais il n’y a que deux chambres. Tu t’arrangeras comme tu pourras. »

Et je le suivis, honteux d’entrer en cette compagnie suspecte.

Nous avions deux chambres en effet, séparées par un petit salon. Je priai qu’on nous apportât un souper froid, puis je me tournai, un peu perplexe, vers l’Italienne.

« Nous n’avons pu nous procurer que deux chambres, madame, vous choisirez celle que vous voudrez. »

Elle répondit par un éternel : « Che mi fa ? » Alors je pris, par terre, sa petite caisse de bois noir, une vraie malle de domestique, et je la portai dans l’appartement de droite que je choisis pour elle… pour nous. Une main française avait écrit sur un carré de papier collé : « Mademoiselle Francesca Rondoli, Gênes. »

Je demandai : « Vous vous appelez Francesca ? »

Elle fit « oui » de la tête, sans répondre.

Je repris : « Nous allons souper tout à l’heure. En attendant, vous avez peut-être envie de faire votre toilette ? »

Elle répondit par un mica, mot aussi fréquent dans sa bouche que le che mi fa. J’insistai : « Après un voyage en chemin de fer, il est si agréable de se nettoyer. »

Puis je pensai qu’elle n’avait peut-être pas les objets indispensables à une femme, car elle me paraissait assurément dans une situation singulière, comme au sortir de quelque aventure désagréable, et j’apportai mon nécessaire.

J’atteignis tous les petits instruments de propreté qu’il contenait : une brosse à ongles, une brosse à dents neuve — car j’en emporte toujours avec moi un assortiment —, mes ciseaux, mes limes, des éponges. Je débouchai un flacon d’eau de Cologne, un flacon d’eau de lavande ambrée, un petit flacon de newmownhay, pour lui laisser le choix. J’ouvris ma boîte à poudre de riz où baignait la houppe légère. Je plaçai une de mes serviettes fines à cheval sur le pot à eau et je posai un savon vierge auprès de la cuvette.

Elle suivait mes mouvements de son œil large et fâché, sans paraître étonnée ni satisfaite de mes soins.

Je lui dis : « Voilà tout ce qu’il vous faut, je vous préviendrai quand le souper sera prêt. »

Et je rentrai dans le salon. Paul avait pris possession de l’autre chambre et s’était enfermé dedans, je restai donc seul à attendre.

Un garçon allait et venait, apportant les assiettes, les verres. Il mit la table lentement, puis posa dessus un poulet froid et m’annonça que j’étais servi.

Je frappai doucement à la porte de Mlle Rondoli. Elle cria : « Entrez. » J’entrai. Une suffocante odeur de parfumerie me saisit, cette odeur violente, épaisse, des boutiques de coiffeurs.

L’Italienne était assise sur sa malle dans une pose de songeuse mécontente ou de bonne renvoyée. J’appréciai d’un coup d’œil ce qu’elle entendait par faire sa toilette. La serviette était restée pliée sur le pot à eau toujours plein. Le savon intact et sec demeurait auprès de la cuvette vide ; mais on eût dit que la jeune femme avait bu la moitié des flacons d’essence. L’eau de Cologne cependant avait été ménagée ; il ne manquait environ qu’un tiers de la bouteille ; elle avait fait, par compensation, une surprenante consommation d’eau de lavande ambrée et de newmownhay. Un nuage de poudre de riz, un vague brouillard blanc semblait encore flotter dans l’air, tant elle s’en était barbouillé le visage et le cou. Elle en portait une sorte de neige dans les cils, dans les sourcils et sur les tempes, tandis que ses joues en étaient plâtrées et qu’on en voyait des couches profondes dans tous les creux de son visage, sur les ailes du nez, dans la fossette du menton, aux coins des yeux.

Quand elle se leva, elle répandit une odeur si violente que j’eus une sensation de migraine.

Et on se mit à table pour souper. Paul était devenu d’une humeur exécrable. Je n’en pouvais tirer que des paroles de blâme, des appréciations irritées ou des compliments désagréables.

Mlle Francesca mangeait comme un gouffre. Dès qu’elle eut achevé son repas, elle s’assoupit sur le canapé. Cependant, je voyais venir avec inquiétude l’heure décisive de la répartition des logements. Je me résolus à brusquer les choses, et m’asseyant auprès de l’Italienne, je lui baisai la main avec galanterie.

Elle entrouvrit ses yeux fatigués, me jeta entre ses paupières soulevées un regard endormi et toujours mécontent.

Je lui dis : « Puisque nous n’avons que deux chambres, voulez-vous me permettre d’aller avec vous dans la vôtre ? »

Elle répondit : « Faites comme vous voudrez. Ça m’est égal. — Che mi fa ? »

Cette indifférence me blessa : « Alors, ça ne vous est pas désagréable que j’aille avec vous ?

— Ça m’est égal, faites comme vous voudrez.

— Voulez-vous vous coucher tout de suite ?

— Oui, je veux bien ; j’ai sommeil. »

Elle se leva, bâilla, tendit la main à Paul qui la prit d’un air furieux, et je l’éclairai dans notre appartement.

Mais une inquiétude me hantait : « Voici, lui dis-je de nouveau, tout ce qu’il vous faut. »

Et j’eus soin de verser moi-même la moitié du pot à eau dans la cuvette et de placer la serviette près du savon.

Puis je retournai vers Paul. Il déclara dès que je fus rentré : « Tu as amené là un joli chameau ! » Je répliquai en riant : « Mon cher, ne dis pas de mal des raisins trop verts. »

Il reprit, avec une méchanceté sournoise :

« Tu verras s’il t’en cuira, mon bon. »

Je tressaillis, et cette peur harcelante qui nous poursuit après les amours suspectes, cette peur qui nous gâte les rencontres charmantes, les caresses imprévues, tous les baisers cueillis à l’aventure, me saisit. Je fis le brave cependant : « Allons donc, cette fille-là n’est pas une rouleuse. »

Mais il me tenait, le gredin ! Il avait vu sur mon visage passer l’ombre de mon inquiétude : « Avec ça que tu la connais ? Je te trouve surprenant ! Tu cueilles dans un wagon une Italienne qui voyage seule ; elle t’offre avec un cynisme vraiment singulier d’aller coucher avec toi dans le premier hôtel venu. Tu l’emmènes. Et tu prétends que ce n’est pas une fille ! Et tu te persuades que tu ne cours pas plus de danger ce soir que si tu allais passer la nuit dans le lit d’une… d’une femme atteinte de petite vérole. »

Et il riait de son rire mauvais et vexé. Je m’assis, torturé d’angoisse. Qu’allais-je faire ? Car il avait raison. Et un combat terrible se livrait en moi entre la crainte et le désir.

Il reprit : « Fais ce que tu voudras, je t’aurai prévenu ; tu ne te plaindras point des suites. »

Mais je vis dans son œil une gaieté si ironique, un tel plaisir de vengeance ; il se moquait si gaillardement de moi que je n’hésitai plus. Je lui tendis la main. « Bonsoir, lui dis-je.

À vaincre sans péril, on triomphe sans gloire.

« Et, ma foi, mon cher, la victoire vaut le danger. »

Et j’entrai d’un pas ferme dans la chambre de Francesca.

Je demeurai sur la porte, surpris, émerveillé. Elle dormait déjà, toute nue, sur le lit. Le sommeil l’avait surprise comme elle venait de se dévêtir ; et elle reposait dans la pose charmante de la grande femme du Titien.

Elle semblait s’être couchée par lassitude, pour ôter ses bas, car ils étaient restés sur le drap ; puis elle avait pensé à quelque chose, sans doute à quelque chose d’agréable, car elle avait attendu un peu avant de se relever, pour laisser s’achever sa rêverie, puis, fermant doucement les yeux, elle avait perdu connaissance. Une chemise de nuit, brodée au col, achetée toute faite dans un magasin de confection, luxe de débutante, gisait sur une chaise.

Elle était charmante, jeune, ferme et fraîche.

Quoi de plus joli qu’une femme endormie ? Ce corps, dont tous les contours sont doux, dont toutes les courbes séduisent, dont toutes les molles saillies troublent le cœur, semble fait pour l’immobilité du lit. Cette ligne onduleuse qui se creuse au flanc, se soulève à la hanche, puis descend la pente légère et gracieuse de la jambe pour finir si coquettement au bout du pied ne se dessine vraiment avec tout son charme exquis, qu’allongée sur les draps d’une couche.

J’allais oublier, en une seconde, les conseils prudents de mon camarade ; mais soudain, m’étant tourné vers la toilette, je vis toutes choses dans l’état où je les avais laissées ; et je m’assis, tout à fait anxieux, torturé par l’irrésolution.

Certes, je suis resté là longtemps, fort longtemps, une heure peut-être, sans me décider à rien, ni à l’audace ni à la fuite. La retraite d’ailleurs m’était impossible, et il me fallait soit passer la nuit sur un siège, soit me coucher à mon tour, à mes risques et périls.

Quant à dormir ici ou là, je n’y devais pas songer, j’avais la tête trop agitée, et les yeux trop occupés.

Je remuais sans cesse, vibrant, enfiévré, mal à l’aise, énervé à l’excès. Puis je me fis un raisonnement de capitulard : « Ça ne m’engage à rien de me coucher. Je serai toujours mieux, pour me reposer, sur un matelas que sur une chaise. »

Et je me déshabillai lentement ; puis, passant par-dessus la dormeuse, je m’étendis contre la muraille, en offrant le dos à la tentation.

Et je demeurai encore longtemps, fort longtemps sans dormir.

Mais tout à coup, ma voisine se réveilla. Elle ouvrit des yeux étonnés et toujours mécontents, puis s’étant aperçue qu’elle était nue, elle se leva et passa tranquillement sa chemise de nuit, avec autant d’indifférence que si je n’avais pas été là.

Alors… ma foi… je profitai de la circonstance sans qu’elle parût d’ailleurs s’en soucier le moins du monde. Et elle se rendormit placidement, la tête posée sur son bras droit.

Et je me mis à méditer sur l’imprudence et la faiblesse humaines. Puis je m’assoupis enfin.

Elle s’habilla de bonne heure, en femme habituée aux travaux du matin. Le mouvement qu’elle fit en se levant m’éveilla ; et je la guettai entre mes paupières à demi closes.

Elle allait, venait, sans se presser, comme étonnée de n’avoir rien à faire. Puis elle se décida à se rapprocher de la table de toilette et elle vida, en une minute, tout ce qui restait de parfums dans les flacons. Elle usa aussi de l’eau, il est vrai, mais peu.

Puis quand elle se fut complètement vêtue, elle se rassit sur sa malle, et, un genou dans ses mains, elle demeura songeuse.

Je fis alors semblant de l’apercevoir et je dis : « Bonjour, Francesca. »

Elle grommela, sans paraître plus gracieuse que la veille : « Bonjour. »

Je demandai : « Avez-vous bien dormi ? »

Elle fit oui de la tête sans répondre ; et sautant à terre, je m’avançai pour l’embrasser.

Elle me tendit son visage d’un mouvement ennuyé d’enfant qu’on caresse malgré lui. Je la pris alors tendrement dans mes bras (le vin étant tiré, j’eus été bien sot de n’en plus boire) et je posai lentement mes lèvres sur ses grands yeux fâchés qu’elle fermait, avec ennui, sous mes baisers, sur ses joues claires, sur ses lèvres charnues qu’elle détournait.

Je lui dis : « Vous n’aimez donc pas qu’on vous embrasse ? »

Elle répondit : « Mica. »

Je m’assis sur la malle à côté d’elle, et passant mon bras sous le sien : « Mica ! mica ! mica ! pour tout. Je ne vous appellerai plus que Mlle Mica. »

Pour la première fois, je crus voir sur sa bouche une ombre de sourire, mais il passa si vite que j’ai bien pu me tromper.

« Mais si vous répondez toujours mica je ne saurai plus quoi tenter pour vous plaire. Voyons, aujourd’hui, qu’est-ce que nous allons faire ? »

Elle hésita comme si une apparence de désir eût traversé sa tête, puis elle prononça nonchalamment : « Ça m’est égal, ce que vous voudrez.

— Eh bien, mademoiselle Mica, nous prendrons une voiture et nous irons nous promener. »

Elle murmura : « Comme vous voudrez. »

Paul nous attendait dans la salle à manger avec la mine ennuyée des tiers dans les affaires d’amour. J’affectai une figure ravie et je lui serrai la main avec une énergie pleine d’aveux triomphants.

Il demanda : « Qu’est-ce que tu comptes faire ? »

Je répondis : « Mais nous allons d’abord parcourir un peu la ville, puis nous pourrons prendre une voiture pour voir quelque coin des environs. »

Le déjeuner fut silencieux, puis on partit, par les rues, pour la visite des musées. Je traînai à mon bras Francesca de palais en palais. Nous parcourûmes le palais Spinola, le palais Doria, le palais Marcello Durazzo, le palais Rouge et le palais Blanc. Elle ne regardait rien ou bien levait parfois sur les chefs-d’œuvre son œil las et nonchalant. Paul, exaspéré, nous suivait en grommelant des choses désagréables. Puis une voiture nous promena par la campagne, muets tous les trois.

Puis on rentra pour dîner.

Et le lendemain ce fut la même chose, et le lendemain encore.

Paul, le troisième jour me dit : « Tu sais, je te lâche, moi, je ne vais pas rester trois semaines à te regarder faire l’amour avec cette grue-là ! »

Je demeurais fort perplexe, fort gêné, car, à ma grande surprise, je m’étais attaché à Francesca d’une façon singulière. L’homme est faible et bête, entraînable pour un rien, et lâche toutes les fois que ses sens sont excités ou domptés. Je tenais à cette fille que je ne connaissais point, à cette fille taciturne et toujours mécontente. J’aimais sa figure grogneuse, la moue de sa bouche, l’ennui de son regard ; j’aimais ses gestes fatigués, ses consentements méprisants, jusqu’à l’indifférence de sa caresse. Un lien secret, ce lien mystérieux de l’amour bestial, cette attache secrète de la possession qui ne rassasie pas, me retenait près d’elle. Je le dis à Paul, tout franchement. Il me traita d’imbécile, puis me dit : « Eh bien, emmène-la. »

Mais elle refusa obstinément de quitter Gênes, sans vouloir expliquer pourquoi. J’employai les prières, les raisonnements, les promesses ; rien n’y fit.

Et je restai.

Paul déclara qu’il allait partir tout seul. Il fit même sa malle, mais il resta également.

Et quinze jours se passèrent encore.

Francesca, toujours silencieuse et d’humeur irritée, vivait à mon côté plutôt qu’avec moi, répondant à tous mes désirs, à toutes mes demandes, à toutes mes propositions par son éternel che mi fa ou par son non moins éternel mica.

Mon ami ne dérageait plus. À toutes ses colères je répondais : « Tu peux t’en aller si tu t’ennuies. Je ne te retiens pas. »

Alors il m’injuriait, m’accablait de reproches, s’écriait : « Mais où veux-tu que j’aille maintenant ? Nous pouvions disposer de trois semaines, et voilà quinze jours passés ! Ce n’est pas à présent que je peux continuer ce voyage ! Et puis, comme si j’allais partir tout seul pour Venise, Florence et Rome ! Mais tu me le paieras, et plus que tu ne penses. On ne fait pas venir un homme de Paris pour l’enfermer dans un hôtel de Gênes avec une rouleuse italienne ! »

Je lui disais tranquillement : « Eh bien, retourne à Paris, alors. » Et il vociférait : « C’est ce que je vais faire, et pas plus tard que demain. »

Mais le lendemain il restait comme la veille, toujours furieux et jurant.

On nous connaissait maintenant par les rues, où nous errions du matin au soir, par les rues étroites et sans trottoirs de cette ville qui ressemble à un immense labyrinthe de pierre, percé de corridors pareils à des souterrains. Nous allions dans ces passages où soufflent de furieux courants d’air, dans ces traverses resserrées entre des murailles si hautes que l’on voit à peine le ciel. Des Français parfois se retournaient, étonnés de reconnaître des compatriotes en compagnie de cette fille ennuyée aux toilettes voyantes, dont l’allure vraiment semblait singulière, déplacée entre nous, compromettante.

Elle allait appuyée à mon bras, ne regardant rien. Pourquoi restait-elle avec moi, avec nous, qui paraissions lui donner si peu d’agrément ? Qui était-elle ? D’où venait-elle ? Que faisait-elle ? Avait-elle un projet, une idée ? Ou bien vivait-elle, à l’aventure, de rencontres et de hasards ? Je cherchais en vain à la comprendre’, à la pénétrer, à l’expliquer. Plus je la connaissais, plus elle m’étonnait, m’apparaissait comme une énigme. Certes, elle n’était point une drôlesse, faisant profession de l’amour. Elle me paraissait plutôt quelque fille de pauvres gens, séduite, emmenée, puis lâchée, et perdue maintenant. Mais que comptait-elle devenir ? Qu’attendait-elle ? car elle ne semblait nullement s’efforcer de me conquérir ou de tirer de moi quelque profit bien réel.

J’essayai de l’interroger, de lui parler de son enfance, de sa famille. Elle ne me répondit pas. Et je demeurais avec elle, le cœur libre et la chair tenaillée, nullement las de la tenir en mes bras, cette femelle hargneuse et superbe, accouplé comme une bête, pris par les sens ou plutôt séduit, vaincu par une sorte de charme sensuel, un charme jeune, sain, puissant qui se dégageait d’elle, de sa peau savoureuse, des lignes robustes de son corps.

Huit jours encore s’écoulèrent. Le terme de mon voyage approchait, car je devais être rentré à Paris le 11 juillet. Paul, maintenant, prenait à peu près son parti de l’aventure, tout en m’injuriant toujours. Quant à moi, j’inventais des plaisirs, des distractions, des promenades pour amuser ma maîtresse et mon ami ; je me donnais un mal infini.

Un jour, je leur proposai une excursion à Santa Margarita. La petite ville charmante, au milieu de jardins, se cache au pied d’une côte qui s’avance au loin dans la mer jusqu’au village de Portofino. Nous suivions tous trois l’admirable route qui court le long de la montagne. Francesca soudain me dit : « Demain, je ne pourrai pas me promener avec vous. J’irai voir mes parents. »

Puis elle se tut. Je ne l’interrogeai pas, sûr qu’elle ne me répondrait point.

Elle se leva, en effet, le lendemain, de très bonne heure. Puis, comme je restais couché, elle s’assit sur le pied de mon lit, et prononça, d’un air gêné, contrarié, hésitant : « Si je ne suis pas revenue ce soir, est-ce que vous viendrez me chercher ? »

Je répondis : « Mais oui, certainement. Où faut-il aller ? »

Elle m’expliqua : « Vous irez dans la rue Victor-Emmanuel, puis vous prendrez le passage Falcone et la traverse Saint-Raphaël, vous entrerez dans la maison du marchand de mobilier, dans la cour, tout au fond, dans le bâtiment qui est à droite, et vous demanderez Mme Rondoli. C’est là. »

Et elle partit. Je demeurai fort surpris.

En me voyant seul, Paul stupéfait, balbutia : « Où donc est Francesca ? » Et je lui racontai ce qui venait de se passer.

Il s’écria : « Eh bien, mon cher, profite de l’occasion et filons. Aussi bien voilà notre temps fini. Deux jours de plus ou de moins ne changent rien. En route, en route, fais ta malle. En route ! »

Je refusai : « Mais non, mon cher, je ne puis vraiment lâcher cette fille d’une pareille façon, après être resté près de trois semaines avec elle. Il faut que je lui dise adieu, que je lui fasse accepter quelque chose ; non, je me conduirais là comme un saligaud. »

Mais il ne voulait rien entendre, il me pressait, me harcelait. Cependant, je ne cédai pas.

Je ne sortis point de la journée, attendant le retour de Francesca. Elle ne revint point.

Le soir, au dîner, Paul triomphait : « C’est elle qui t’a lâché, mon cher. Ça, c’est drôle, c’est bien drôle. »

J’étais étonné, je l’avoue, et un peu vexé. Il me riait au nez, me raillait : « Le moyen n’est pas mauvais, d’ailleurs, bien que primitif : “ Attendez-moi, je reviens. ” Est-ce que tu vas l’attendre longtemps ? Qui sait ? Tu auras peut-être la naïveté d’aller la chercher à l’adresse indiquée : “ Mme Rondoli, s’il vous plaît ? — Ce n’est pas ici, monsieur. ” Je parie que tu as envie d’y aller ? »

Je protestai : « Mais non, mon cher, et je t’assure que si elle n’est pas revenue demain matin, je pars à huit heures par l’express. Je serai resté vingt-quatre heures. C’est assez ; ma conscience sera tranquille. »

Je passai toute la soirée dans l’inquiétude, un peu triste, un peu nerveux. J’avais vraiment au cœur quelque chose pour elle. À minuit je me couchai. Je dormis à peine.

J’étais debout à six heures. Je réveillai Paul, je fis ma malle, et nous prenions ensemble, deux heures plus tard, le train pour la France.


III

Or, il arriva que l’année suivante, juste à la même époque, je fus saisi, comme on l’est par une fièvre périodique, d’un nouveau désir de voir l’Italie. Je me décidai tout de suite à entreprendre ce voyage, car la visite de Florence, Venise et Rome fait partie assurément de l’éducation d’un homme bien élevé. Cela donne d’ailleurs dans le monde une multitude de sujets de conversation et permet de débiter des banalités artistiques qui semblent toujours profondes.

Je partis seul cette fois, et j’arrivai à Gênes à la même heure que l’année précédente, mais sans aucune aventure de voyage. J’allai coucher au même hôtel ; et j’eus par hasard la même chambre !

Mais à peine entré dans ce lit, voilà que le souvenir de Francesca, qui, depuis la veille d’ailleurs, flottait vaguement dans ma pensée, me hanta avec une persistance étrange.

Connaissez-vous cette obsession d’une femme longtemps après, quand on retourne aux lieux où on l’a aimée et possédée ?

C’est là une des sensations les plus violentes et les plus pénibles que je connaisse. Il semble qu’on va la voir entrer, sourire, ouvrir les bras. Son image, fuyante et précise, est devant vous, passe, revient et disparaît. Elle vous torture comme un cauchemar, vous tient, vous emplit le cœur, vous émeut les sens par sa présence irréelle. L’œil l’aperçoit ; l’odeur de son parfum vous poursuit ; on a sur les lèvres le goût de ses baisers, et la caresse de sa chair sur la peau. On est seul cependant, on le sait, on souffre du trouble singulier de ce fantôme évoqué. Et une tristesse lourde, navrante vous enveloppe. Il semble qu’on vient d’être abandonné pour toujours. Tous les objets prennent une signification désolante, jettent à l’âme, au cœur, une impression horrible d’isolement, de délaissement. Oh ! ne revoyez jamais la ville, la maison, la chambre, le bois, le jardin, le banc où vous avez tenu dans vos bras une femme aimée !

Enfin, pendant toute la nuit, je fus poursuivi par le souvenir de Francesca ; et, peu à peu, le désir de la revoir entrait en moi, un désir confus d’abord, puis plus vif, puis aigu, brûlant. Et je me décidai à passer à Gênes la journée du lendemain, pour tâcher de la retrouver. Si je n’y parvenais point, je prendrais le train du soir.

Donc, le matin venu, je me mis à sa recherche. Je me rappelais parfaitement le renseignement qu’elle m’avait donné en me quittant : « Rue Victor-Emmanuel, — passage Falcone, — traverse Saint-Raphaël, — maison du marchand de mobilier, — au fond de la cour, le bâtiment à droite. »

Je trouvai tout cela non sans peine, et je frappai à la porte d’une sorte de pavillon délabré. Une grosse femme vint ouvrir, qui avait dû être fort belle, et qui n’était plus que fort sale. Trop grasse, elle gardait cependant une majesté de lignes remarquable. Ses cheveux dépeignés tombaient par mèches sur son front et sur ses épaules, et on voyait flotter, dans une vaste robe de chambre criblée de taches, tout son gros corps ballottant. Elle avait au cou un énorme collier doré, et, aux deux poignets, de superbes bracelets en filigrane de Gênes.

Elle demanda d’un air hostile : « Qu’est-ce que vous désirez ? »

Je répondis : « N’est-ce pas ici que demeure Mlle Francesca Rondoli ?

— Qu’est-ce que vous lui voulez ?

— J’ai eu le plaisir de la rencontrer l’année dernière, et j’aurais désiré la revoir. »

La vieille femme me fouillait de son œil méfiant : « Dites-moi où vous l’avez rencontrée ?

— Mais, ici même, à Gênes !

— Comment vous appelez-vous ? »

J’hésitai une seconde, puis je dis mon nom. Je l’avais à peine prononcé que l’Italienne leva les bras comme pour m’embrasser : « Ah ! vous êtes le Français ; que je suis contente de vous voir ! Que je suis contente ! Mais, comme vous lui avez fait de la peine à la pauvre enfant. Elle vous a attendu un mois, monsieur, oui, un mois. Le premier jour, elle croyait que vous alliez venir la chercher. Elle voulait voir si vous l’aimiez ! Si vous saviez comme elle a pleuré quand elle a compris que vous ne viendriez pas. Oui, monsieur, elle a pleuré toutes ses larmes. Et puis, elle a été à l’hôtel. Vous étiez parti. Alors, elle a cru que vous faisiez votre voyage en Italie, et que vous alliez encore passer par Gênes, et que vous la chercheriez en retournant puisqu’elle n’avait pas voulu aller avec vous. Et elle a attendu, oui, monsieur, plus d’un mois ; et elle était bien triste, allez, bien triste. Je suis sa mère ! »

Je me sentis vraiment un peu déconcerté. Je repris cependant mon assurance et je demandai : « Est-ce qu’elle est ici en ce moment ?

— Non, monsieur, elle est à Paris, avec un peintre, un garçon charmant qui l’aime, monsieur, qui l’aime d’un grand amour et qui lui donne tout ce qu’elle veut. Tenez, regardez ce qu’elle m’envoie, à moi, sa mère. C’est gentil, n’est-ce pas ? »

Et elle me montrait, avec une animation toute méridionale, les gros bracelets de ses bras et le lourd collier de son cou. Elle reprit : « J’ai aussi deux boucles d’oreilles avec des pierres, et une robe de soie et des bagues ; mais je ne les porte pas le matin, je les mets seulement sur le tantôt, quand je m’habille en toilette. Oh ! elle est très heureuse, monsieur, très heureuse. Comme elle sera contente quand je lui écrirai que vous êtes venu ! Mais entrez, monsieur, asseyez-vous. Vous prendrez bien quelque chose, entrez. »

Je refusais, voulant partir maintenant par le premier train. Mais elle m’avait saisi le bras et m’attirait en répétant : « Entrez donc, monsieur, il faut que je lui dise que vous êtes venu chez nous. »

Et je pénétrai dans une petite salle assez obscure, meublée d’une table et de quelques chaises.

Elle reprit : « Oh ! elle est très heureuse à présent, très heureuse. Quand vous l’avez rencontrée dans le chemin de fer, elle avait un gros chagrin. Son bon ami l’avait quittée à Marseille. Et elle revenait, la pauvre enfant. Elle vous a bien aimé tout de suite, mais elle était encore un peu triste, vous comprenez. Maintenant, rien ne lui manque ; elle m’écrit tout ce qu’elle fait. Il s’appelle M. Bellemin. On dit que c’est un grand peintre chez vous. Il l’a rencontrée en passant ici, dans la rue, oui, monsieur, dans la rue, et il l’a aimée tout de suite. Mais, vous boirez bien un verre de sirop ? Il est très bon. Est-ce que vous êtes tout seul cette année ? »

Je répondis : « Oui, je suis tout seul. »

Je me sentais gagné maintenant par une envie de rire qui grandissait, mon premier désappointement s’envolant devant les déclarations de Mme Rondoli mère. Il me fallut boire un verre de sirop.

Elle continuait : « Comment, vous êtes tout seul ? Oh ! que je suis fâchée alors que Francesca ne soit plus ici ; elle vous aurait tenu compagnie le temps que vous allez rester dans la ville. Ce n’est pas gai de se promener tout seul ; et elle le regrettera bien de son côté. »

Puis, comme je me levais, elle s’écria : « Mais si vous voulez que Carlotta aille avec vous ; elle connaît très bien les promenades. C’est mon autre fille, monsieur, la seconde. »

Elle prit sans doute ma stupéfaction pour un consentement, et se précipitant sur la porte intérieure, elle l’ouvrit et cria dans le noir d’un escalier invisible : « Carlotta ! Carlotta ! descends vite, viens tout de suite, ma fille chérie. »

Je voulus protester ; elle ne me le permit pas : « Non, elle vous tiendra compagnie ; elle est très douce, et bien plus gaie que l’autre ; c’est une bonne fille, une très bonne fille que j’aime beaucoup. »

J’entendais sur les marches un bruit de semelles de savates ; et une grande fille parut, brune, mince et jolie, mais dépeignée aussi, et laissant deviner, sous une vieille robe de sa mère, son corps jeune et svelte.

Mme Rondoli la mit aussitôt au courant de ma situation : « C’est le Français de Francesca, celui de l’an dernier, tu sais bien. Il venait la chercher ; il est tout seul, ce pauvre monsieur. Alors, je lui ai dit que tu irais avec lui pour lui tenir compagnie. »

Carlotta me regardait de ses beaux yeux bruns ; et elle murmura en se mettant à sourire : « S’il veut, je veux bien, moi. »

Comment aurais-je pu refuser ? Je déclarai : « Mais certainement que je veux bien. »

Alors, Mme Rondoli la poussa dehors : « Va t’habiller, bien vite, bien vite, tu mettras ta robe bleue et ton chapeau à fleurs, dépêche-toi. »

Dès que sa fille fut sortie, elle m’expliqua : « J’en ai encore deux autres, mais plus petites. Ça coûte cher, allez, d’élever quatre enfants ! Heureusement que l’aînée est tirée d’affaire à présent. »

Et puis elle me parla de sa vie, de son mari qui était mort employé du chemin de fer, et de toutes les qualités de sa seconde fille Carlotta.

Celle-ci revint, vêtue dans le goût de l’aînée, d’une robe voyante et singulière.

Sa mère l’examina de la tête aux pieds, la jugea bien à son gré, et nous dit : « Allez, maintenant, mes enfants. »

Puis, s’adressant à sa fille : « Surtout, ne rentre pas plus tard que dix heures, ce soir ; tu sais que la porte est fermée. »

Carlotta répondit : « Ne crains rien, maman. »

Elle prit mon bras, et me voilà errant avec elle par les rues comme avec sa sœur, l’année d’avant.

Je revins à l’hôtel pour déjeuner, puis j’emmenai ma nouvelle amie à Santa Margarita, refaisant la dernière promenade que j’avais faite avec Francesca.

Et, le soir, elle ne rentra pas, bien que la porte dût être fermée après dix heures.

Et pendant les quinze jours dont je pouvais disposer, je promenai Carlotta dans les environs de Gênes. Elle ne me fit pas regretter l’autre.

Je la quittai tout en larmes, le matin de mon départ, en lui laissant, avec un souvenir pour elle, quatre bracelets pour sa mère.

Et je compte, un de ces jours, retourner voir l’Italie, tout en songeant, avec une certaine inquiétude mêlée d’espoirs, que Mme Rondoli possède encore deux filles.


<t Idées du colonel (Les)>

Les Idées du colonel

Ma foi, dit le colonel Laporte, je suis vieux, j’ai la goutte, les jambes raides comme des poteaux de barrière, et cependant, si une femme, une jolie femme, m’ordonnait de passer par le trou d’une aiguille, je crois que j’y sauterais comme un clown dans un cerceau. Je mourrai ainsi, c’est dans le sang. Je suis un vieux galantin, moi, un vieux de la vieille école. La vue d’une femme, d’une jolie femme, me remue jusque dans mes bottes. Voilà.

D’ailleurs, nous sommes tous un peu pareils, en France, messieurs. Nous restons des chevaliers quand même, les chevaliers de l’amour et du hasard, puisqu’on a supprimé Dieu, dont nous étions vraiment les gardes du corps.

Mais la femme, voyez-vous, on ne l’enlèvera pas de nos cœurs. Elle y est, elle y reste. Nous l’aimons, nous l’aimerons, nous ferons pour elle toutes les folies, tant qu’il y aura une France sur la carte d’Europe. Et même si on escamote la France, il restera toujours des Français.

Moi, devant les yeux d’une femme, d’une jolie femme, je me sens capable de tout. Sacristi ! quand je sens entrer en moi son regard, son sacré nom de regard, qui vous met du feu dans les veines, j’ai envie de je ne sais quoi, de me battre, de lutter, de casser des meubles, de montrer que je suis le plus fort, le plus brave, le plus hardi et le plus dévoué des hommes.

Mais je ne suis pas le seul, non vraiment ; toute l’armée française est comme moi, je vous le jure. Depuis le pioupiou jusqu’aux généraux nous allons de l’avant, et jusqu’au bout, quand il s’agit d’une femme, d’une jolie femme. Rappelez-vous ce que Jeanne d’Arc nous a fait faire autrefois. Tenez, je vous parie que, si une femme, une jolie femme, avait pris le commandement de l’armée, la veille de Sedan, quand le maréchal de Mac-Mahon fut blessé, nous aurions traversé les lignes prussiennes, sacrebleu ! et bu la goutte dans leurs canons.

Ce n’est pas un Trochu qu’il fallait à Paris, mais une sainte Geneviève.

Je me rappelle justement une petite anecdote de la guerre qui prouve bien que nous sommes capables de tout, devant une femme.

J’étais alors capitaine, simple capitaine, et je commandais un détachement d’éclaireurs qui battait en retraite au milieu d’un pays envahi par les Prussiens. Nous étions cernés, pourchassés, éreintés, abrutis, mourant d’épuisement et de faim.

Or, il nous fallait, avant le lendemain, gagner Bar-sur-Tain, sans quoi nous étions flambés, coupés et massacrés. Comment avions-nous échappé jusque-là ? je n’en sais rien. Nous avions donc douze lieues à faire pendant la nuit, douze lieues par la neige et sous la neige, le ventre vide. Moi, je pensais : « C’est fini, jamais mes pauvres diables d’hommes n’arriveront. »

Depuis la veille, on n’avait rien mangé. Tout le jour, nous restâmes cachés dans une grange, serrés les uns contre les autres pour avoir moins froid, incapables de parler ou de remuer, dormant par secousses et par saccades, comme on dort quand on est rendu de fatigue.

À cinq heures, il faisait nuit, cette nuit blafarde des neiges. Je secouai mes gens. Beaucoup ne voulaient plus se lever, incapables de remuer ou de se tenir debout, ankylosés par le froid et le reste.

Devant nous, la plaine, une grande vache de plaine toute nue, où il pleuvait de la neige. Ça tombait, ça tombait comme un rideau, ces flocons blancs qui cachaient tout sous un lourd manteau gelé, épais et mort, un matelas en laine de glace. On aurait dit la fin du monde.

« Allons, en route, les enfants. »

Ils regardaient ça, cette poussière blanche qui descendait de là-haut et ils semblaient penser :

« En voilà assez ; autant mourir ici ! »

Alors je tirai mon revolver :

« Le premier qui flanche, je le brûle. »

Et les voilà qui se mettent en marche, tout lentement, comme des gens dont les jambes sont usées.

J’en envoyai quatre, pour nous éclairer, à trois cents mètres en avant ; puis le reste suivit, pêle-mêle, en bloc, au hasard des fatigues et de la longueur des pas. Je plaçai les plus solides par-derrière, avec ordre d’accélérer les traînards à coup de baïonnette… dans le dos.

La neige semblait nous ensevelir tout vivants ; elle poudrait les képis et les capotes sans fondre dessus, faisait de nous des fantômes, des espèces de spectres de soldats morts, bien fatigués.

Je me disais : « Jamais nous ne sortirons de là à moins d’un miracle. »

Parfois on s’arrêtait quelques minutes, à cause de ceux qui ne pouvaient pas suivre. Alors on n’entendait plus que ce glissement vague de la neige, cette rumeur presque insaisissable que font le froissement et l’emmêlement de tous ces flocons qui tombent.

Quelques hommes se secouaient. D’autres ne bougeaient point.

Puis je donnais l’ordre de repartir. Les fusils remontaient sur les épaules, et, d’une allure exténuée, on se remettait en marche.

Soudain les éclaireurs se replièrent. Quelque chose les inquiétait. Ils avaient entendu parler devant nous. J’envoyai six hommes et un sergent. Et j’attendis.

Tout à coup, un cri aigu, un cri de femme, traversa le silence pesant des neiges, et au bout de quelques minutes, on m’amena deux prisonniers, un vieillard et une jeune fille.

Je les interrogeai à voix basse. Ils fuyaient devant les Prussiens qui avaient occupé leur maison dans la soirée, et qui étaient soûls. Le père avait eu peur pour sa fille, et sans même prévenir leurs serviteurs, ils s’étaient sauvés tous deux dans la nuit.

Je reconnus tout de suite que c’étaient des bourgeois, même mieux que des bourgeois.

« Vous allez nous accompagner », leur dis-je.

On repartit. Comme le vieux connaissait le pays, il nous guida.

La neige cessa de tomber ; les étoiles parurent, et le froid devint terrible.

La jeune fille, qui tenait le bras de son père, marchait d’un pas saccadé, d’un pas de détresse. Elle murmura plusieurs fois : « Je ne sens plus mes pieds », et, moi, je souffrais plus qu’elle de voir cette pauvre petite femme se traîner ainsi dans la neige.

Tout d’un coup, elle s’arrêta :

« Père, dit-elle, je suis si fatiguée que je n’irai pas plus loin. »

Le vieux voulut la porter ; mais il ne pouvait seulement pas la soulever ; et elle s’affaissa par terre en poussant un grand soupir.

On faisait cercle autour d’eux. Quant à moi, je piétinais sur place, ne sachant que faire, et ne pouvant me résoudre vraiment à abandonner ainsi cet homme et cet enfant.

Tout à coup, un de mes soldats, un Parisien, qu’on avait surnommé « Pratique », prononça :

« Allons, les camaraux, faut porter cette demoiselle-là, ou bien nous n’ sommes pu Français, nom d’un chien ! »

Je crois, ma foi, que je jurai de plaisir.

« Nom d’un nom, c’est gentil, ça, les enfants. Et je veux en prendre ma part. »

On voyait vaguement, dans l’ombre, sur la gauche, les arbres d’un petit bois. Quelques hommes se détachèrent et revinrent bientôt avec un faisceau de branches liées en litière.

« Qui est-ce qui prête sa capote ? cria Pratique, c’est pour une belle fille, les frérots. »

Et dix capotes vinrent tomber autour du soldat. En une seconde, la jeune fille fut couchée dans ces chauds vêtements, et enlevée sur six épaules. Je m’étais placé en tête, à droite, et content, ma foi, d’avoir ma charge.

On repartit comme si on eût bu un coup de vin, plus gaillardement et plus vivement. J’entendis même des plaisanteries. Il suffit d’une femme, voyez-vous, pour électriser les Français.

Les soldats avaient presque reformé les rangs, ranimés, réchauffés. Un vieux franc-tireur qui suivait la litière, attendant son tour pour remplacer le premier camarade qui flancherait, murmura vers son voisin, assez haut pour que je l’entendisse :

« Je n’ suis pu jeune, moi ; eh bien, cré coquin, le sexe, il y a tout de même que ça pour vous flanquer du cœur au ventre ! »

Jusqu’à trois heures du matin, on avança presque sans repos. Puis, tout à coup, les éclaireurs se replièrent encore, et bientôt tout le détachement, couché dans la neige, ne faisait plus qu’une ombre vague sur le sol.

Je donnai des ordres à voix basse, et j’entendis derrière moi le crépitement sec et métallique des batteries qu’on armait.

Car là-bas, au milieu de la plaine, quelque chose d’étrange remuait. On eût dit une bête énorme qui courait, s’allongeait comme un serpent ou se ramassait en boule, prenait de brusques élans, tantôt à droite, tantôt à gauche, s’arrêtait puis repartait.

Tout à coup, cette forme errante se rapprocha ; et je vis venir au grand trot, l’un derrière l’autre douze uhlans perdus qui cherchaient leur route.

Ils étaient si près, maintenant, que j’entendais parfaitement le souffle rauque des chevaux, le son de ferraille des armes, et le craquement des selles.

Je criai :

« Feu ! »

Et cinquante coups de fusil crevèrent le silence de la nuit. Quatre ou cinq détonations partirent encore, puis une dernière toute seule ; et, quand l’aveuglement de la poudre enflammée se fut dissipé, on vit que les douze hommes, avec neuf chevaux, étaient tombés. Trois bêtes s’enfuyaient d’un galop furieux, et l’une traînait derrière elle, pendu par le pied à l’étrier et bondissant éperdument, le cadavre de son cavalier.

Un soldat, derrière moi, riait, d’un rire terrible. Un autre dit :

« V’là des veuves ! »

Il était marié, peut-être. Un troisième ajouta :

« Faut pas grand temps ! »

Une tête était sortie de la litière :

« Qu’est-ce qu’on fait, dit-elle, on se bat ? »

Je répondis :

« Ce n’est rien, mademoiselle ; nous venons d’expédier une douzaine de Prussiens ! »

Elle murmura :

« Pauvres gens ! »

Mais comme elle avait froid, elle redisparut sous les capotes.

On repartit. On marcha longtemps. Enfin, le ciel pâlit. La neige devenait claire, lumineuse, luisante ; et une teinte rose s’étendait à l’orient.

Une voix lointaine cria :

« Qui vive ? »

Tout le détachement fit halte ; et je m’avançai pour nous faire reconnaître.

Nous arrivions aux lignes françaises.

Comme mes hommes défilaient devant le poste, un commandant à cheval, que je venais de mettre au courant, demanda d’une voix sonore, en voyant passer la litière :

« Qu’est-ce que vous avez là-dedans ? »

Aussitôt une petite figure blonde apparut, dépeignée et souriante, qui répondit :

« C’est moi, monsieur. »

Un rire s’éleva parmi les hommes, et une joie courut dans leurs cœurs.

Alors Pratique, qui marchait à côté du brancard, agita son képi en vociférant : « Vive la France ! »

Et, je ne sais pas pourquoi, je me sentis tout remué, tant je trouvais ça gentil et galant.

Il me semblait que nous venions de sauver le pays, de faire quelque chose que d’autres hommes n’auraient pas fait, quelque chose de simple et de vraiment patriotique.

Cette petite figure-là, voyez-vous, je ne l’oublierai jamais ; et, si j’avais à donner mon avis sur la suppression des tambours et des clairons, je proposerais de les remplacer dans chaque régiment par une jolie fille. Ça vaudrait encore mieux que de jouer La Marseillaise. Nom d’un nom, comme ça donnerait du vif au troupier, d’avoir une madone comme ça, une madone vivante, à côté du colonel.

Il se tut quelques secondes, puis reprit d’un air convaincu, en hochant la tête :

« C’est égal, nous aimons bien les femmes, nous autres Français ! »


<t Crime au Père Boniface (Le)>

Le Crime au Père Boniface

Ce jour-là le facteur Boniface, en sortant de la maison de poste, constata que sa tournée serait moins longue que de coutume, et il en ressentit une joie vive. Il était chargé de la campagne autour du bourg de Vireville, et, quand il revenait, le soir, de son long pas fatigué, il avait parfois plus de quarante kilomètres dans les jambes. Donc la distribution serait vite faite ; il pourrait même flâner un peu en route et rentrer chez lui vers trois heures de relevée. Quelle chance !

Il sortit du bourg par le chemin de Sennemare et commença sa besogne. On était en juin, dans le mois vert et fleuri, le vrai mois des plaines.

L’homme, vêtu de sa blouse bleue et coiffé d’un képi noir à galon rouge, traversait, par des sentiers étroits, les champs de colza, d’avoine ou de blé, enseveli jusqu’aux épaules dans les récoltes ; et sa tête, passant au-dessus des épis, semblait flotter sur une mer calme et verdoyante qu’une brise légère faisait mollement onduler.

Il entrait dans les fermes par la barrière de bois plantée dans les talus qu’ombrageaient deux rangées de hêtres, et saluant par son nom le paysan : « Bonjour, maît’ Chicot », il lui tendait son journal Le Petit Normand. Le fermier essuyait sa main à son fond de culotte, recevait la feuille de papier et la glissait dans sa poche pour la lire à son aise après le repas de midi. Le chien, logé dans un baril, au pied d’un pommier penchant, jappait avec fureur en tirant sur sa chaîne ; et le piéton, sans se retourner, repartait de son allure militaire, en allongeant ses grandes jambes, le bras gauche sur sa sacoche, et le droit manœuvrant sur sa canne qui marchait comme lui d’une façon continue et pressée.

Il distribua ses imprimés et ses lettres dans le hameau de Sennemare, puis il se remit en route à travers champs pour porter le courrier du percepteur qui habitait une petite maison isolée à un kilomètre du bourg.

C’était un nouveau percepteur, M. Chapatis, arrivé la semaine dernière et marié depuis peu.

Il recevait un journal de Paris, et, parfois, le facteur Boniface, quand il avait le temps, jetait un coup d’œil sur l’imprimé, avant de le remettre au destinataire.

Donc, il ouvrit sa sacoche, prit la feuille, la fit glisser hors de sa bande, la déplia, et se mit à lire tout en marchant. La première page ne l’intéressait guère ; la politique le laissait froid ; il passait toujours la finance, mais les faits divers le passionnaient.

Ils étaient très nourris ce jour-là. Il s’émut même si vivement au récit d’un crime accompli dans le logis d’un garde-chasse, qu’il s’arrêta au milieu d’une pièce de trèfle, pour le relire lentement. Les détails étaient affreux. Un bûcheron, en passant au matin auprès de la maison forestière, avait remarqué un peu de sang sur le seuil, comme si on avait saigné du nez. « Le garde aura tué quelque lapin cette nuit », pensa-t-il ; mais en approchant il s’aperçut que la porte demeurait entrouverte et que la serrure avait été brisée.

Alors, saisi de peur, il courut au village prévenir le maire, celui-ci prit comme renfort le garde champêtre et l’instituteur : et les quatre hommes revinrent ensemble. Ils trouvèrent le forestier égorgé devant la cheminée, sa femme étranglée sous le lit, et leur petite fille, âgée de six ans, étouffée entre deux matelas.

Le facteur Boniface demeura tellement ému à la pensée de cet assassinat dont toutes les horribles circonstances lui apparaissaient coup sur coup, qu’il se sentit une faiblesse dans les jambes, et il prononça tout haut :

« Nom de nom, y a-t-il tout de même des gens qui sont canaille ! »

Puis il repassa le journal dans sa ceinture de papier et repartit, la tête pleine de la vision du crime. Il atteignit bientôt la demeure de M. Chapatis ; il ouvrit la barrière du petit jardin et s’approcha de la maison. C’était une construction basse, ne contenant qu’un rez-de-chaussée, coiffé d’un toit mansardé. Elle était éloignée de cinq cents mètres au moins de la maison la plus voisine.

Le facteur monta les deux marches du perron, posa la main sur la serrure, essaya d’ouvrir la porte et constata qu’elle était fermée. Alors, il s’aperçut que les volets n’avaient point été ouverts, et que personne encore n’était sorti ce jour-là.

Une inquiétude l’envahit, car M. Chapatis, depuis son arrivée, s’était levé assez tôt. Boniface tira sa montre. Il n’était encore que sept heures dix minutes du matin, il se trouvait donc en avance de près d’une heure. N’importe, le percepteur aurait dû être debout.

Alors il fit le tour de la demeure en marchant avec précaution, comme s’il eût couru quelque danger. Il ne remarqua rien de suspect, que des pas d’homme dans une plate-bande de fraisiers.

Mais tout à coup, il demeura immobile, perclus d’angoisse, en passant devant une fenêtre. On gémissait dans la maison.

Il s’approcha, et enjambant une bordure de thym, colla son oreille contre l’auvent pour mieux écouter ; assurément on gémissait. Il entendait fort bien de longs soupirs douloureux, une sorte de râle, un bruit de lutte. Puis, les gémissements devinrent plus forts, plus répétés, s’accentuèrent encore, se changèrent en cris.

Alors Boniface, ne doutant plus qu’un crime s’accomplissait en ce moment-là même, chez le percepteur, partit à toutes jambes, retraversa le petit jardin, s’élança à travers la plaine, à travers les récoltes, courant à perdre haleine, secouant sa sacoche qui lui battait les reins, et il arriva, exténué, haletant, éperdu, à la porte de la gendarmerie.

Le brigadier Malautour raccommodait une chaise brisée, au moyen de pointes et d’un marteau. Le gendarme Rautier tenait entre ses jambes le meuble avarié et présentait un clou sur les bords de la cassure ; alors le brigadier, mâchant sa moustache, les yeux ronds et mouillés d’attention, tapait à tous coups sur les doigts de son subordonné.

Le facteur, dès qu’il les aperçut, s’écria :

« Venez vite, on assassine le percepteur, vite, vite ! »

Les deux hommes cessèrent leur travail et levèrent la tête, ces têtes étonnées de gens qu’on surprend et qu’on dérange.

Boniface, les voyant plus surpris que pressés, répéta :

« Vite, vite ! Les voleurs sont dans la maison, j’ai entendu les cris, il n’est que temps. »

Le brigadier, posant son marteau par terre, demanda :

« Qu’est-ce qui vous a donné connaissance de ce fait ? »

Le facteur reprit :

« J’allais porter le journal avec deux lettres quand je remarquai que la porte était fermée et que le percepteur n’était pas levé. Je fis le tour de la maison pour me rendre compte, et j’entendis qu’on gémissait comme si on eût étranglé quelqu’un ou qu’on lui eût coupé la gorge, alors je m’en suis parti au plus vite pour vous chercher. Il n’est que temps. »

Le brigadier se redressant, reprit :

« Et vous n’avez pas porté secours en personne ? »

Le facteur effaré répondit :

« Je craignais de n’être pas en nombre suffisant. »

Alors le gendarme, convaincu, annonça :

« Le temps de me vêtir et je vous suis. »

Et il entra dans la gendarmerie, suivi par son soldat qui rapportait la chaise.

Ils reparurent presque aussitôt, et tous trois se mirent en route, au pas gymnastique, pour le lieu du crime.

En arrivant près de la maison, ils ralentirent leur allure par précaution, et le brigadier tira son revolver, puis ils pénétrèrent tout doucement dans le jardin et s’approchèrent de la muraille. Aucune trace nouvelle n’indiquait que les malfaiteurs fussent partis. La porte demeurait fermée, les fenêtres closes.

« Nous les tenons », murmura le brigadier.

Le père Boniface, palpitant d’émotion, le fit passer de l’autre côté, et, lui montrant un auvent :

« C’est là », dit-il.

Et le brigadier s’avança tout seul, et colla son oreille contre la planche. Les deux autres attendaient, prêts à tout, les yeux fixés sur lui.

Il demeura longtemps immobile, écoutant. Pour mieux approcher sa tête du volet de bois, il avait ôté son tricorne et le tenait de sa main droite.

Qu’entendait-il ? Sa figure impassible ne révélait rien, mais soudain sa moustache se retroussa, ses joues se plissèrent comme pour un rire silencieux, et enjambant de nouveau la bordure de buis, il revint vers les deux hommes, qui le regardaient avec stupeur.

Puis il leur fit signe de le suivre en marchant sur la pointe des pieds ; et, revenant devant l’entrée, il enjoignit à Boniface de glisser sous la porte le journal et les lettres.

Le facteur, interdit, obéit cependant avec docilité.

« Et maintenant, en route », dit le brigadier.

Mais dès qu’ils eurent passé la barrière, il se retourna vers le piéton, et, d’un air goguenard, la lèvre narquoise, l’œil retroussé et brillant de joie :

« Que vous êtes un malin, vous ? »

Le vieux demanda :

« De quoi ? j’ai entendu, j’vous jure que j’ai entendu. »

Mais le gendarme, n’y tenant plus, éclata de rire. Il riait comme on suffoque, les deux mains sur le ventre, plié en deux, l’œil plein de larmes, avec d’affreuses grimaces autour du nez. Et les deux autres, affolés, le regardaient.

Mais comme il ne pouvait parler, ni cesser de rire, ni faire comprendre ce qu’il avait, il fit un geste, un geste populaire et polisson.

Comme on ne le comprenait toujours pas, il le répéta, plusieurs fois de suite, en désignant d’un signe de tête la maison toujours close.

Et son soldat, comprenant brusquement à son tour, éclata d’une gaieté formidable.

Le vieux demeurait stupide entre ces deux hommes, qui se tordaient.

Le brigadier, à la fin, se calma, et lançant dans le ventre du vieux une grande tape d’homme qui rigole, il s’écria :

« Ah ! farceur, sacré farceur, je le retiendrai l’ crime au père Boniface ! »

Le facteur ouvrait des yeux énormes et il répéta :

« J’ vous jure que j’ai entendu. »

Le brigadier se remit à rire. Son gendarme s’était assis sur l’herbe du fossé pour se tordre tout à son aise.

« Ah ! t’as entendu. Et ta femme, c’est-il comme ça que tu l’assassines, hein, vieux farceur ?

— Ma femme ?… »

Et il se mit à réfléchir longuement, puis il reprit :

« Ma femme… Oui, all’ gueule quand j’y fiche des coups… Mais all’ gueule, que c’est gueuler, quoi. C’est-il donc que M. Chapatis battait la sienne ? »

Alors le brigadier, dans un délire de joie le fit tourner comme une poupée par les épaules, et il lui souffla dans l’oreille quelque chose dont l’autre demeura abruti d’étonnement.

Puis le vieux, pensif, murmura :

« Non… point comme ça…, point comme ça…, point comme ça…, all’ n’ dit rien, la mienne… J’aurais jamais cru… si c’est possible… on aurait juré une martyre… »

Et, confus, désorienté, honteux, il reprit son chemin à travers les champs, tandis que le gendarme et le brigadier, riant toujours et lui criant, de loin, de grasses plaisanteries de caserne, regardaient s’éloigner son képi noir, sur la mer tranquille des récoltes.


<t Lit 29 (Le)>

Le Lit 29

Quand le capitaine Épivent passait dans la rue, toutes les femmes se retournaient. Il présentait vraiment le type du bel officier de hussards. Aussi paradait-il toujours et se pavanait-il sans cesse, fier et préoccupé de sa cuisse, de sa taille et de sa moustache. Il les avait superbes, d’ailleurs, la moustache, la taille et la cuisse. La première était blonde, très forte, tombant martialement sur la lèvre en un beau bourrelet couleur de blé mûr, mais fin, soigneusement roulé, et qui descendait ensuite des deux côtés de la bouche en deux puissants jets de poils tout à fait crânes. La taille était mince comme s’il eût porté corset, tandis qu’une vigoureuse poitrine de mâle, bombée et cambrée, s’élargissait au-dessus. Sa cuisse était admirable, une cuisse de gymnaste, de danseur, dont la chair musclée dessinait tous ses mouvements sous le drap collant du pantalon rouge.

Il marchait en tendant le jarret et en écartant les pieds et les bras, de ce pas un peu balancé des cavaliers, qui sied bien pour faire valoir les jambes et le torse, qui semble vainqueur sous l’uniforme, mais commun sous la redingote.

Comme beaucoup d’officiers, le capitaine Épivent portait mal le costume civil. Il n’avait plus l’air, une fois vêtu de drap gris ou noir, que d’un commis de magasin. Mais, en tenue, il triomphait. Il avait d’ailleurs une jolie tête, le nez mince et courbé, l’œil bleu, le front étroit. Il était chauve, par exemple, sans qu’il eût jamais compris pourquoi ses cheveux étaient tombés. Il se consolait en constatant qu’avec de grandes moustaches un crâne un peu nu ne va pas mal.

Il méprisait tout le monde en général avec beaucoup de degrés dans son mépris.

D’abord, pour lui, les bourgeois n’existaient point. Il les regardait, ainsi qu’on regarde les animaux, sans leur accorder plus d’attention qu’on n’en accorde aux moineaux ou aux poules. Seuls, les officiers comptaient dans le monde, mais il n’avait pas la même estime pour tous les officiers. Il ne respectait, en somme, que les beaux hommes, la vraie, l’unique qualité du militaire devant être la prestance. Un soldat, c’était un gaillard, que diable, un grand gaillard créé pour faire la guerre et l’amour, un homme à poigne, à crins et à reins, rien de plus. Il classait les généraux de l’armée française en raison de leur taille, de leur tenue et de l’aspect rébarbatif de leur visage. Bourbaki lui apparaissait comme le plus grand homme de guerre des temps modernes.

Il riait beaucoup des officiers de la ligne qui sont courts et gros et soufflent en marchant, mais il avait surtout une invincible mésestime qui frisait la répugnance pour les pauvres gringalets sortis de l’école polytechnique, ces maigres petits hommes à lunettes, gauches et maladroits, qui semblent autant faits pour l’uniforme qu’un lapin pour dire la messe, affirmait-il. Il s’indignait qu’on tolérât dans l’armée ces avortons aux jambes grêles qui marchent comme des crabes, qui ne boivent pas, qui mangent peu et qui semblent mieux aimer les équations que les belles filles.

Le capitaine Épivent avait des succès constants, des triomphes auprès du beau sexe.

Toutes les fois qu’il soupait en compagnie d’une femme, il se considérait comme certain de finir la nuit en tête à tête, sur le même sommier, et si des obstacles insurmontables empêchaient sa victoire le soir même, il était sûr au moins de la « suite à demain ». Les camarades n’aimaient pas lui faire rencontrer leurs maîtresses, et les commerçants en boutiques, qui avaient de jolies femmes au comptoir de leur magasin, le connaissaient, le craignaient et le haïssaient éperdument.

Quand il passait, la marchande échangeait, malgré elle, avec lui, un regard à travers les vitres de la devanture ; un de ces regards qui valent plus que les paroles tendres, qui contiennent un appel et une réponse, un désir et un aveu. Et le mari qu’une sorte d’instinct avertissait, se retournant brusquement, jetait un coup d’œil furieux sur la silhouette fière et cambrée de l’officier. Et quand le capitaine était passé, souriant et content de son effet, le commerçant, bousculant d’une main nerveuse les objets étalés devant lui, déclarait : « En voilà un grand dindon. Quand est-ce qu’on finira de nourrir tous ces propres-à-rien qui traînent leur ferblanterie dans les rues ? Quant à moi, j’aime mieux un boucher qu’un soldat. S’il a du sang sur son tablier, c’est du sang de bête au moins ; et il est utile à quelque chose, celui-là ; et le couteau qu’il porte n’est pas destiné à tuer des hommes. Je ne comprends pas qu’on tolère sur les promenades que ces meurtriers publics promènent leurs instruments de mort. Il en faut, je le sais bien, mais qu’on les cache au moins, et qu’on ne les habille pas en mascarade avec des culottes rouges et des vestes bleues. On n’habille pas le bourreau en général, n’est-ce pas ? »

La femme, sans répondre, haussait imperceptiblement les épaules, tandis que le mari, devinant le geste sans le voir, s’écriait :

« Faut-il être bête pour aller voir parader ces cocos-là. »

La réputation de conquérant du capitaine Épivent était d’ailleurs établie dans toute l’armée française.

Or, en 1868, son régiment, le 102e hussards, vint tenir garnison à Rouen.

Il fut bientôt connu dans la ville. Il apparaissait tous les soirs, vers cinq heures, sur le cours Boieldieu, pour prendre l’absinthe au café de la Comédie, mais, avant d’entrer dans l’établissement, il avait soin de faire un tour sur la promenade pour montrer sa jambe, sa taille et sa moustache.

Les commerçants rouennais qui se promenaient aussi, les mains derrière le dos, préoccupés des affaires et parlant de la hausse et de la baisse, lui jetaient cependant un regard et murmuraient :

« Bigre, voilà un bel homme. »

Puis, quand ils le connurent :

« Tiens, le capitaine Épivent ! Quel gaillard tout de même ! »

Les femmes, à sa rencontre, avaient un petit mouvement de tête tout à fait drôle, une sorte de frisson de pudeur, comme si elles s’étaient senties faibles ou dévêtues devant lui. Elles baissaient un peu la tête avec une ombre de sourire sur les lèvres, un désir d’être trouvées charmantes et d’avoir un regard de lui. Quand il se promenait avec un camarade, le camarade ne manquait jamais de murmurer avec une jalousie envieuse, chaque fois qu’il revoyait le même manège :

« Ce bougre d’Épivent, a-t-il de la chance. »

Parmi les filles entretenues de la ville, c’était une lutte, une course, à qui l’enlèverait. Elles venaient toutes, à cinq heures, l’heure des officiers, sur le cours Boieldieu, et elles traînaient leurs jupes, deux par deux, d’un bout à l’autre du cours, tandis que, deux par deux, lieutenants, capitaines et commandants, traînaient leurs sabres sur le trottoir, avant d’entrer au café.

Or, un soir, la belle Irma, la maîtresse, disait-on, de M. Templier-Papon, le riche manufacturier, fit arrêter sa voiture en face de la Comédie, et descendant, eut l’air d’aller acheter du papier ou commander des cartes de visite chez M. Paulard, le graveur, cela pour passer devant les tables d’officiers et jeter au capitaine Épi vent un regard qui voulait dire : « Quand vous voudrez » si clairement que le colonel Prune, qui buvait la verte liqueur avec son lieutenant-colonel, ne put s’empêcher de grogner :

« Cré cochon. A-t-il de la chance, ce bougre-là ? »

Le mot du colonel fut répété ; et le capitaine Épivent, ému de cette approbation supérieure, passa le lendemain, en grande tenue, et plusieurs fois de suite, sous les fenêtres de la belle.

Elle le vit, se montra, sourit.

Le soir même il était son amant.

Ils s’affichèrent, se donnèrent en spectacle, se compromirent mutuellement, fiers tous deux d’une pareille aventure.

Il n’était bruit dans la ville que des amours de la belle Irma avec l’officier. Seul, M. Templier-Papon les ignorait.

Le capitaine rayonnait de gloire ; et, à tout instant, il répétait :

« Irma vient de me dire — Irma me disait cette nuit — hier, en dînant avec Irma… »

Pendant plus d’un an, il promena, étala, déploya dans Rouen cet amour, comme un drapeau pris à l’ennemi. Il se sentait grandi par cette conquête, envié, plus sûr de l’avenir, plus sûr de la croix tant désirée, car tout le monde avait les yeux sur lui, et il suffit de se trouver bien en vue pour n’être pas oublié.

Mais voilà que la guerre éclata et que le régiment du capitaine fut envoyé à la frontière un des premiers. Les adieux furent lamentables. Ils durèrent toute une nuit.

Sabre, culotte rouge, képi, dolman chavirés du dos d’une chaise, par terre ; les robes, les jupes, les bas de soie répandus, tombés aussi, mêlés à l’uniforme, en détresse sur le tapis, la chambre bouleversée comme après une bataille, Irma, folle, les cheveux dénoués, jetait ses bras désespérés autour du cou de l’officier, l’étreignant, puis, le lâchant, se roulait sur le sol, renversait les meubles, arrachait les franges des fauteuils, mordait leurs pieds, tandis que le capitaine, fort ému, mais inhabile aux consolations, répétait :

« Irma, ma petite Irma, pas à dire, il le faut. »

Et il essuyait parfois, du bout du doigt, une larme éclose au coin de l’œil.

Ils se séparèrent au jour levant. Elle suivit en voiture son amant jusqu’à la première étape. Et elle l’embrassa presque en face du régiment à l’instant de la séparation. On trouva même ça très gentil, très digne, très bien, et les camarades serrèrent la main du capitaine en lui disant :

« Cré veinard, elle avait du cœur tout de même, cette petite. »

On voyait vraiment là-dedans quelque chose de patriotique.

Le régiment fut fort éprouvé pendant la campagne. Le capitaine se conduisit héroïquement et reçut enfin la croix, puis, la guerre terminée, il revint à Rouen en garnison.

Aussitôt de retour, il demanda des nouvelles d’Irma, mais personne ne put lui en donner de précises.

D’après les uns, elle avait fait la noce avec l’état-major prussien.

D’après les autres, elle s’était retirée chez ses parents, cultivateurs aux environs d’Yvetot.

Il envoya même son ordonnance à la mairie pour consulter le registre des décès. Le nom de sa maîtresse ne s’y trouva pas.

Et il eut un grand chagrin dont il faisait parade. Il mettait même au compte de l’ennemi son malheur, attribuait aux Prussiens qui avaient occupé Rouen la disparition de la jeune femme, et déclarait :

« À la prochaine guerre, ils me le paieront, les gredins. »

Or, un matin, comme il entrait au mess à l’heure du déjeuner, un commissionnaire, vieil homme en blouse, coiffé d’une casquette cirée, lui remit une enveloppe. Il l’ouvrit et lut :

« Mon chéri,

« Je suis à l’hôpital, bien malade, bien malade. Ne reviendras-tu pas me voir ? Ça me ferait tant plaisir !

« Irma. »

Le capitaine devint pâle, et, remué de pitié, il déclara :

« Nom de nom, la pauvre fille. J’y vais aussitôt le déjeuner. »

Et pendant tout le temps il raconta à la table des officiers qu’Irma était à l’hôpital ; mais qu’il l’en ferait sortir, cré mâtin. C’était encore la faute de ces sacré nom de Prussiens. Elle avait dû se trouver seule, sans le sou, crevant de misère, car on avait certainement pillé son mobilier.

« Ah ! les salopiauds ! »

Tout le monde était ému en l’écoutant.

À peine eut-il glissé sa serviette roulée dans son rond de bois, qu’il se leva ; et, ayant cueilli son sabre au portemanteau, bombant sa poitrine pour se faire mince, il agrafa son ceinturon, puis partit d’un pas accéléré pour se rendre à l’hôpital civil.

Mais l’entrée du bâtiment hospitalier où il s’attendait à pénétrer immédiatement, lui fut sévèrement refusée et il dut même aller trouver son colonel à qui il expliqua son cas et dont il obtint un mot pour le directeur.

Celui-ci, après avoir fait poser quelque temps le beau capitaine dans son antichambre, lui délivra enfin une autorisation, avec un salut froid et désapprobateur.

Dès la porte il se sentit gêné dans cet asile de la misère, de la souffrance et de la mort. Un garçon de service le guida.

Il allait sur la pointe des pieds, pour ne pas faire de bruit, dans les longs corridors où flottait une odeur fade de moisi, de maladie et de médicaments. Un murmure de voix, par moments, troublait seul le grand silence de l’hôpital.

Parfois, par une porte ouverte, le capitaine apercevait un dortoir, une file de lits dont les draps étaient soulevés par la forme des corps. Des convalescentes, assises sur des chaises au pied de leurs couches, cousaient, vêtues d’une robe d’uniforme en toile grise, et coiffées d’un bonnet blanc.

Son guide soudain s’arrêta devant une de ces galeries pleines de malades. Sur la porte on lisait, en grosses lettres : « Syphilitiques. » Le capitaine tressaillit ; puis il se sentit rougir. Une infirmière préparait un médicament sur une petite table de bois à l’entrée.

« Je vais vous conduire, dit-elle, c’est au lit 29. »

Et elle se mit à marcher devant l’officier.

Puis elle indiqua une couchette :

« C’est là. »

On ne voyait rien qu’un renflement des couvertures. La tête elle-même était cachée sous le drap.

Partout des figures se dressaient au-dessus des couches, des figures pâles, étonnées, qui regardaient l’uniforme, des figures de femmes, de jeunes femmes et de vieilles femmes, mais qui semblaient toutes laides, vulgaires, sous l’humble caraco réglementaire.

Le capitaine, tout à fait troublé, qui soutenait son sabre d’une main et portait son képi de l’autre, murmura :

« Irma. »

Un grand mouvement se fit dans le lit, et le visage de sa maîtresse apparut, mais si changé, si fatigué, si maigre, qu’il ne le reconnaissait pas.

Elle haletait, suffoquée par l’émotion, et elle prononça :

« Albert !… Albert !… C’est toi !… Oh !… c’est bien… c’est bien… »

Et des larmes coulèrent de ses yeux.

L’infirmière apportait une chaise :

« Asseyez-vous, monsieur. »

Il s’assit, et il regardait la face pâle, si misérable de cette fille qu’il avait quittée si belle et si fraîche.

Il dit :

« Qu’est-ce que tu as eu ? »

Elle répondit, tout en pleurant :

« Tu as bien vu, c’est écrit sur la porte. »

Et elle cacha ses yeux sous le bord de ses draps.

Il reprit, éperdu, honteux :

« Comment as-tu attrapé ça, ma pauvre fille ? »

Elle murmura :

« C’est ces salops de Prussiens. Ils m’ont prise presque de force et ils m’ont empoisonnée. »

Il ne trouvait plus rien à ajouter. Il la regardait et tournait son képi sur ses genoux.

Les autres malades le dévisageaient et il croyait sentir une odeur de pourriture, une odeur de chair gâtée et d’infamie dans ce dortoir plein de filles atteintes du mal ignoble et terrible.

Elle murmurait :

« Je ne crois pas que j’en réchappe. Le médecin dit que c’est bien grave. »

Puis apercevant la croix sur la poitrine de l’officier, elle s’écria :

« Oh ! tu es décoré, que je suis contente ! Que je suis contente ! Oh ! si je pouvais t’embrasser ? »

Un frisson de peur et de dégoût courut sur la peau du capitaine, à la pensée de ce baiser.

Il avait envie de s’en aller maintenant, d’être à l’air, de ne plus voir cette femme. Il restait cependant, ne sachant comment faire pour se lever, pour lui dire adieu. Il balbutia :

« Tu ne t’es donc pas soignée. »

Une flamme passa dans les yeux d’Irma : « Non, j’ai voulu me venger, quand j’aurais dû en crever ! Et je les ai empoisonnés aussi, tous, tous, le plus que j’ai pu. Tant qu’ils ont été à Rouen je ne me suis pas soignée. »

Il déclara, d’un ton gêné, où perçait un peu de gaieté :

« Quant à ça, tu as bien fait. »

Elle dit, s’animant, les pommettes rouges :

« Oh oui, il en mourra plus d’un par ma faute, va. Je te réponds que je me suis vengée. »

Il prononça encore :

« Tant mieux. »

Puis, se levant :

« Allons, je vais te quitter parce qu’il faut que je sois chez le colonel à quatre heures. »

Elle eut une grosse émotion :

« Déjà ! tu me quittes déjà ! Oh ! tu viens à peine d’arriver !… »

Mais il voulait partir à tout prix. Il prononça :

« Tu vois bien que je suis venu tout de suite ; mais il faut absolument que je sois chez le colonel à quatre heures. »

Elle demanda :

« C’est toujours le colonel Prune ?

— C’est toujours lui. Il a été blessé deux fois. »

Elle reprit :

« Et tes camarades, y en a-t-il eu de tués ?

— Oui. Saint-Timon, Savagnat, Poli, Sapreval, Robert, de Courson, Pasafil, Santal, Caravan et Poivrin sont morts. Sahel a eu le bras emporté et Courvoisin une jambe écrasée, Paquet a perdu l’œil droit. »

Elle écoutait, pleine d’intérêt. Puis tout à coup, elle balbutia :

« Veux-tu m’embrasser, dis, avant de me quitter, Mme Langlois n’est pas là. »

Et, malgré le dégoût qui lui montait aux lèvres, il les posa sur ce font blême, tandis qu’elle, l’entourant de ses bras, jetait des baisers affolés sur le drap bleu de son dolman.

Elle reprit :

« Tu reviendras, dis, tu reviendras. Promets-moi que tu reviendras.

— Oui, je te le promets.

— Quand ça. Peux-tu jeudi ?

— Oui, jeudi.

— Jeudi, deux heures.

— Oui, jeudi deux heures.

— Tu me le promets ?

— Je te le promets.

— Adieu, mon chéri.

— Adieu. »

Et il s’en alla, confus, sous les regards du dortoir, pliant sa haute taille pour se faire petit ; et quand il fut dans la rue, il respira.

Le soir, ses camarades lui demandèrent :

« Eh bien ! Irma ? »

Il répondit d’un ton gêné :

« Elle a eu une fluxion de poitrine, elle est bien mal. »

Mais un petit lieutenant, flairant quelque chose à son air, alla aux informations et, le lendemain, quand le capitaine entra au mess, il fut accueilli par une décharge de rires et de plaisanteries. On se vengeait, enfin.

On apprit, en outre, qu’Irma avait fait une noce enragée avec l’état-major prussien, qu’elle avait parcouru le pays à cheval avec un colonel de hussards bleus et avec bien d’autres encore, et que, dans Rouen, on ne l’appelait plus que la « femme aux Prussiens ».

Pendant huit jours le capitaine fut la victime du régiment. Il recevait, par la poste, des notes révélatrices, des ordonnances, des indications de médecins spécialistes, même des médicaments dont la nature était inscrite sur le paquet.

Et le colonel, mis au courant, déclara d’un ton sévère :

« Eh bien, le capitaine avait là une jolie connaissance. Je lui en ferai mes compliments. »

Au bout d’une douzaine de jours, il fut appelé par une nouvelle lettre d’Irma. Il la déchira avec rage, et ne répondit pas.

Huit jours plus tard, elle lui écrivit de nouveau qu’elle était tout à fait mal, et qu’elle voulait lui dire adieu.

Il ne répondit pas.

Après quelques jours encore, il reçut la visite de l’aumônier de l’hôpital.

La fille Irma Pavolin, à son lit de mort, le suppliait de venir.

Il n’osa pas refuser de suivre l’aumônier, mais il entra dans l’hôpital le cœur gonflé de rancune méchante, de vanité blessée, d’orgueil humilié.

Il ne la trouva guère changée et pensa qu’elle s’était moquée de lui.

« Qu’est-ce que tu me veux ? dit-il.

— J’ai voulu te dire adieu. Il paraît que je suis tout à fait bas. »

Il ne la crut pas.

« Écoute, tu me rends la risée du régiment, et je ne veux pas que ça continue. »

Elle demanda :

« Qu’est-ce que je t’ai fait, moi ? »

Il s’irrita de n’avoir rien à répondre.

« Ne compte pas que je reviendrai ici pour me faire moquer de moi par tout le monde ! »

Elle le regarda de ses yeux éteints où s’allumait une colère, et elle répéta :

« Qu’est-ce que je t’ai fait, moi ? Je n’ai pas été gentille avec toi, peut-être ? Est-ce que je t’ai quelquefois demandé quelque chose ? Sans toi, je serais restée avec M. Templier-Papon et je ne me trouverais pas ici aujourd’hui. Non, vois-tu, si quelqu’un a des reproches à me faire, ça n’est pas toi. »

Il reprit, d’un ton vibrant :

« Je ne te fais pas de reproches, mais je ne peux pas continuer à venir te voir, parce que ta conduite avec les Prussiens a été la honte de toute la ville. »

Elle s’assit, d’une secousse, dans son lit :

« Ma conduite avec les Prussiens ? Mais quand je te dis qu’ils m’ont prise, et quand je te dis que, si je ne me suis pas soignée, c’est parce que j’ai voulu les empoisonner. Si j’avais voulu me guérir, ça n’était pas difficile, parbleu ! mais je voulais les tuer, moi, et j’en ai tué, va ! »

Il restait debout :

« Dans tous les cas, c’est honteux », dit-il.

Elle eut une sorte d’étouffement, puis reprit :

« Qu’est-ce qui est honteux, de m’être fait mourir pour les exterminer, dis ? Tu ne parlais pas comme ça quand tu venais chez moi, rue Jeanne-d’Arc ? Ah ! c’est honteux ! Tu n’en aurais pas fait autant, toi, avec ta croix d’honneur ! Je l’ai plus méritée que toi, vois-tu, plus que toi, et j’en ai tué plus que toi, des Prussiens !… »

Il demeurait stupéfait devant elle, frémissant d’indignation.

« Ah ! tais-toi… tu sais… tais-toi… parce que… ces choses-là… je ne permets pas… qu’on y touche… »

Mais elle ne l’écoutait guère :

« Avec ça que vous leur avez fait bien du mal aux Prussiens ! Ça serait-il arrivé si vous les aviez empêchés de venir à Rouen, dis ? C’est vous qui deviez les arrêter, entends-tu. Et je leur ai fait plus de mal que toi, moi, oui, plus de mal, puisque je vais mourir, tandis que tu te balades, toi, et que tu fais le beau pour enjôler les femmes… »

Sur chaque lit une tête s’était dressée et tous les yeux regardaient cet homme en uniforme qui bégayait :

« Tais-toi… tu sais… tais-toi… »

Mais elle ne se taisait pas. Elle criait :

« Ah ! oui, tu es un joli poseur. Je te connais, va. Je te connais. Je te dis que je leur ai fait plus de mal que toi, moi, et que j’en ai tué plus que tout ton régiment réuni… va donc… capon ! »

Il s’en allait, en effet, il fuyait, allongeant ses grandes jambes, passant entre les deux rangs de lits où s’agitaient les syphilitiques. Et il entendait la voix haletante, sifflante d’Irma, qui le poursuivait :

« Plus que toi, oui, j’en ai tué plus que toi, plus que toi… »

Il dégringola l’escalier quatre à quatre, et courut s’enfermer chez lui.

Le lendemain, il apprit qu’elle était morte.


<t Tic (Le)>

Le Tic

Les dîneurs entraient lentement dans la grande salle de l’hôtel et s’asseyaient à leurs places. Les domestiques commencèrent le service tout doucement pour permettre aux retardataires d’arriver et pour n’avoir point à rapporter les plats ; et les anciens baigneurs, les habitués, ceux dont la saison avançait, regardaient avec intérêt la porte chaque fois qu’elle s’ouvrait, avec le désir de voir paraître de nouveaux visages.

C’est là la grande distraction des villes d’eaux. On attend le dîner pour inspecter les arrivés du jour, pour deviner ce qu’ils sont, ce qu’ils font, ce qu’ils pensent. Un désir rôde dans notre esprit, le désir de rencontres agréables, de connaissances aimables, d’amours peut-être. Dans cette vie de coudoiements, les voisins, les inconnus, prennent une importance extrême. La curiosité est en éveil, la sympathie en attente et la sociabilité en travail.

On a des antipathies d’une semaine et des amitiés d’un mois, on voit les gens avec des yeux différents, sous l’optique spéciale de la connaissance de ville d’eaux. On découvre aux hommes, subitement, dans une causerie d’une heure, le soir, après dîner, sous les arbres du parc où bouillonne la source guérisseuse, une intelligence supérieure et des mérites surprenants, et, un mois plus tard, on a complètement oublié ces nouveaux amis, si charmants aux premiers jours.

Là aussi se forment des liens durables et sérieux, plus vite que partout ailleurs. On se voit tout le jour, on se connaît très vite ; et dans l’affection qui commence se mêle quelque chose de la douceur et de l’abandon des intimités anciennes. On garde plus tard le souvenir cher et attendri de ces premières heures d’amitié, le souvenir de ces premières causeries par qui se fait la découverte de l’âme, de ces premiers regards qui interrogent et répondent aux questions et aux pensées secrètes que la bouche ne dit point encore, le souvenir de cette première confiance cordiale, le souvenir de cette sensation charmante d’ouvrir son cœur à quelqu’un qui semble aussi vous ouvrir le sien.

Et la tristesse de la station de bains, la monotonie des jours tous pareils, rendent plus complète d’heure en heure cette éclosion d’affection.

Donc, ce soir-là, comme tous les soirs, nous attendions l’entrée de figures inconnues.

Il n’en vint que deux, mais très étranges, un homme et une femme : le père et la fille. Ils me firent l’effet, tout de suite, de personnages d’Edgar Poe ; et pourtant il y avait en eux un charme, un charme malheureux ; je me les représentai comme des victimes de la fatalité. L’homme était très grand et maigre, un peu voûté, avec des cheveux tout blancs, trop blancs pour sa physionomie jeune encore ; et il avait dans son allure et dans sa personne quelque chose de grave, cette tenue austère que gardent les protestants. La fille, âgée peut-être de vingt-quatre ou vingt-cinq ans, était petite, fort maigre aussi, fort pâle, avec un air las, fatigué, accablé. On rencontre ainsi des gens qui semblent trop faibles pour les besognes et les nécessités de la vie, trop faibles pour se remuer, pour marcher, pour faire tout ce que nous faisons tous les jours. Elle était assez jolie, cette enfant, d’une beauté diaphane d’apparition ; et elle mangeait avec une extrême lenteur, comme si elle eût été presque incapable de mouvoir ses bras.

C’était elle assurément qui venait prendre les eaux.

Ils se trouvèrent en face de moi, de l’autre côté de la table ; et je remarquai immédiatement que le père avait un tic nerveux fort singulier.

Chaque fois qu’il voulait atteindre un objet, sa main décrivait un crochet rapide, une sorte de zigzag affolé, avant de parvenir à toucher ce qu’elle cherchait. Au bout de quelques instants ce mouvement me fatigua tellement que je détournais la tête pour ne pas le voir.

Je remarquai aussi que la jeune fille gardait, pour manger, un gant à la main gauche.

Après dîner, j’allai faire un tour dans le parc de l’établissement thermal. Cela se passait dans une petite station d’Auvergne, Châtelguyon, cachée dans une gorge, au pied de la haute montagne, de cette montagne d’où s’écoulent tant de sources bouillantes, venues du foyer profond des anciens volcans. Là-bas, au-dessus de nous, les dômes, cratères éteints, levaient leurs têtes tronquées au-dessus de la longue chaîne. Car Châtelguyon est au commencement du pays des dômes.

Plus loin s’étend le pays des pics ; et, plus loin, encore, le pays des plombs.

Le puy de Dôme est le plus haut des dômes, le pic du Sancy le plus élevé des pics, et le plomb du Cantal le plus grand des plombs.

Il faisait très chaud ce soir-là. J’allais, de long en large dans l’allée ombreuse, écoutant, sur le mamelon qui domine le parc, la musique du casino jeter ses premières chansons.

Et j’aperçus, venant vers moi, d’un pas lent, le père et la fille. Je les saluai, comme on salue dans les villes d’eaux ses compagnons d’hôtel ; et l’homme, s’arrêtant aussitôt, me demanda :

« Ne pourriez-vous, monsieur, nous indiquer une promenade courte, facile et jolie si c’est possible ; et excusez mon indiscrétion. »

Je m’offris à les conduire au vallon où coule la mince rivière, vallon profond, gorge étroite entre deux grandes pentes rocheuses et boisées.

Ils acceptèrent.

Et nous parlâmes, naturellement, de la vertu des eaux.

« Oh, disait-il, ma fille a une étrange maladie, dont on ignore le siège. Elle souffre d’accidents nerveux incompréhensibles. Tantôt on la croit atteinte d’une maladie de cœur, tantôt d’une maladie de foie, tantôt d’une maladie de la moelle épinière. Aujourd’hui on attribue à l’estomac, qui est la grande chaudière et le grand régulateur du corps, ce mal-Protée aux mille formes et aux mille atteintes. Voilà pourquoi nous sommes ici. Moi je crois plutôt que ce sont les nerfs. En tout cas, c’est bien triste. »

Le souvenir me vint aussitôt du tic violent de sa main, et je lui demandai :

« Mais n’est-ce pas là de l’hérédité ? N’avez-vous pas vous-même les nerfs un peu malades ? »

Il répondit tranquillement :

« Moi ?… Mais non… j’ai toujours eu les nerfs très calmes… »

Puis soudain, après un silence, il reprit :

« Ah ! vous faites allusion au spasme de ma main chaque fois que je veux prendre quelque chose ? Cela provient d’une émotion terrible que j’ai eue. Figurez-vous que cette enfant a été enterrée vivante ! »

Je ne trouvai rien à dire qu’un « Ah ! » de surprise et d’émotion.

Il reprit :

ê

Voici l’aventure. Elle est simple. Juliette avait depuis quelque temps de graves accidents au cœur. Nous croyions à une maladie de cet organe, et nous nous attendions à tout.

On la rapporta un jour froide, inanimée, morte. Elle venait de tomber dans le jardin. Le médecin constata le décès. Je veillai près d’elle un jour et deux nuits ; je la mis moi-même dans le cercueil, que j’accompagnai jusqu’au cimetière où il fut déposé dans notre caveau de famille. C’était en pleine campagne, en Lorraine.

J’avais voulu qu’elle fût ensevelie avec ses bijoux, bracelets, colliers, bagues, tous cadeaux qu’elle tenait de moi, et avec sa première robe de bal.

Vous devez penser quel était l’état de mon cœur et l’état de mon âme en rentrant chez moi. Je n’avais qu’elle, ma femme étant morte depuis longtemps. Je rentrai seul, à moitié fou, exténué, dans ma chambre, et je tombai dans mon fauteuil, sans pensée, sans force maintenant pour faire un mouvement. Je n’étais plus qu’une machine douloureuse, vibrante, un écorché ; mon âme ressemblait à une plaie vive.

Mon vieux valet de chambre, Prosper, qui m’avait aidé à déposer Juliette dans son cercueil, et à la parer pour ce dernier sommeil, entra sans bruit et demanda :

« Monsieur veut-il prendre quelque chose ? »

Je fis « non » de la tête sans répondre.

Il reprit :

« Monsieur a tort. Il arrivera du mal à monsieur. Monsieur veut-il alors que je le mette au lit ? »

Je prononçai :

« Non, laisse-moi. »

Et il se retira.

Combien s’écoula-t-il d’heures, je n’en sais rien. Oh ! quelle nuit ! quelle nuit ! Il faisait froid ; mon feu s’était éteint dans la grande cheminée ; et le vent, un vent d’hiver, un vent glacé, un grand vent de pleine gelée, heurtait les fenêtres avec un bruit sinistre et régulier.

Combien s’écoula-t-il d’heures ? J’étais là, sans dormir, affaissé, accablé, les yeux ouverts, les jambes allongées, le corps mou, mort, et l’esprit engourdi de désespoir. Tout à coup, la grande cloche de la porte d’entrée, la grande cloche du vestibule tinta.

J’eus une telle secousse que mon siège craqua sous moi. Le son grave et pesant vibrait dans le château vide comme dans un caveau. Je me retournai pour voir l’heure à mon horloge. Il était deux heures du matin. Qui pouvait venir à cette heure ?

Et brusquement la cloche sonna de nouveau deux coups. Les domestiques, sans doute, n’osaient pas se lever. Je pris une bougie et je descendis. Je faillis demander :

« Qui est là ? »

Puis j’eus honte de cette faiblesse ; et je tirai lentement les gros verrous. Mon cœur battait ; j’avais peur. J’ouvris la porte brusquement et j’aperçus dans l’ombre une forme blanche dressée, quelque chose comme un fantôme.

Je reculai, perclus d’angoisse, balbutiant :

« Qui… qui… qui êtes-vous ? »

Une voix répondit :

« C’est moi, père. »

C’était ma fille.

Certes, je me crus fou ; et je m’en allais à reculons devant ce spectre qui entrait ; je m’en allais, faisant de la main, comme pour le chasser, ce geste que vous avez vu tout à l’heure ; ce geste qui ne m’a plus quitté.

L’apparition reprit :

« N’aie pas peur, papa ; je n’étais pas morte. On a voulu me voler mes bagues, et on m’a coupé un doigt ; le sang s’est mis à couler, et cela m’a ranimée. »

Et je m’aperçus, en effet, qu’elle était couverte de sang.

Je tombai sur les genoux, étouffant, sanglotant, râlant.

Puis, quand j’eus ressaisi un peu ma pensée, tellement éperdu encore que je comprenais mal le bonheur terrible qui m’arrivait, je la fis monter dans ma chambre, je la fis asseoir dans mon fauteuil ; puis je sonnai Prosper à coups précipités pour qu’il rallumât le feu, qu’il préparât à boire et allât chercher des secours.

L’homme entra, regarda ma fille, ouvrit la bouche dans un spasme d’épouvante et d’horreur, puis tomba roide mort sur le dos.

C’était lui qui avait ouvert le caveau, qui avait mutilé, puis abandonné mon enfant : car il ne pouvait effacer les traces du vol. Il n’avait même pas pris soin de remettre le cercueil dans sa case, sûr d’ailleurs de n’être pas soupçonné par moi, dont il avait toute la confiance.

Vous voyez, monsieur, que nous sommes des gens bien malheureux.

ê

Il se tut.

La nuit était venue, enveloppant le petit vallon solitaire et triste, et une sorte de peur mystérieuse m’étreignait à me sentir auprès de ces êtres étranges, de cette morte revenue et de ce père aux gestes effrayants.

Je ne trouvais rien à dire. Je murmurai :

« Quelle horrible chose !… »

Puis, après une minute, j’ajoutai :

« Si nous rentrions, il me semble qu’il fait frais. »

Et nous retournâmes vers l’hôtel.


<t Aveu (L’)>

L’Aveu

Le soleil de midi tombe en large pluie sur les champs. Ils s’étendent, onduleux, entre les bouquets d’arbres des fermes, et les récoltes diverses, les seigles mûrs et les blés jaunissants, les avoines d’un vert clair, les trèfles d’un vert sombre, étalent un grand manteau rayé, remuant et doux sur le ventre nu de la terre.

Là-bas, au sommet d’une ondulation, en rangée comme des soldats, une interminable ligne de vaches, les unes couchées, les autres debout, clignant leurs gros yeux sous l’ardente lumière, ruminent et pâturent un trèfle aussi vaste qu’un lac.

Et deux femmes, la mère et la fille, vont, d’une allure balancée l’une devant l’autre, par un étroit sentier creusé dans les récoltes, vers ce régiment de bêtes.

Elles portent chacune deux seaux de zinc maintenus loin du corps par un cerceau de barrique ; et le métal, à chaque pas qu’elles font, jette une flamme éblouissante et blanche sous le soleil qui le frappe.

Elles ne parlent point. Elles vont traire les vaches. Elles arrivent, posent à terre un seau, et s’approchent des deux premières bêtes, qu’elles font lever d’un coup de sabot dans les côtes. L’animal se dresse, lentement, d’abord sur ses jambes de devant, puis soulève avec plus de peine sa large croupe, qui semble alourdie par l’énorme mamelle de chair blonde et pendante.

Et les deux Malivoire, mère et fille, à genoux sous le ventre de la vache, tirent par un vif mouvement des mains sur le pis gonflé, qui jette, à chaque pression, un mince fil de lait dans le seau. La mousse un peu jaune monte aux bords et les femmes vont de bête en bête jusqu’au bout de la longue file.

Dès qu’elles ont fini d’en traire une, elles la déplacent, lui donnant à pâturer un bout de verdure intacte.

Puis elles repartent, plus lentement, alourdies par la charge du lait, la mère devant, la fille derrière.

Mais celle-ci brusquement s’arrête, pose son fardeau, s’assied et se met à pleurer.

La mère Malivoire, n’entendant plus marcher, se retourne et demeure stupéfaite.

« Qué qu’t’as ? » dit-elle.

Et la fille, Céleste, une grande rousse aux cheveux brûlés, aux joues brûlées, tachées de son comme si des gouttes de feu lui étaient tombées sur le visage, un jour qu’elle peinait au soleil, murmura en geignant doucement comme font les enfants battus :

« Je n’peux pu porter mon lait ! »

La mère la regardait d’un air soupçonneux. Elle répéta :

« Qué qu’t’as ? »

Céleste reprit, écroulée par terre entre ses deux seaux, et se cachant les yeux avec son tablier :

« Ça me tire trop. Je ne peux pas. »

La mère, pour la troisième fois, reprit :

« Qué que t’as donc ? »

Et la fille gémit :

« Je crois ben que me v’là grosse. »

Et elle sanglota.

La vieille à son tour posa son fardeau, tellement interdite qu’elle ne trouvait rien. Enfin elle balbutia :

« Te… te… te v’là grosse, manante, c’est-il ben possible ? »

C’étaient de riches fermiers les Malivoire, des gens cossus, posés, respectés, malins et puissants.

Céleste bégaya :

« J’crais ben que oui, tout de même. »

La mère effarée regardait sa fille abattue devant elle et larmoyant. Au bout de quelques secondes elle cria :

« Te v’là grosse ! Te v’là grosse ! Où qu’t’as attrapé ça, roulure ? »

Et Céleste, toute secouée par l’émotion, murmura :

« J’crais ben que c’est dans la voiture à Polyte. »

La vieille cherchait à comprendre, cherchait à deviner, cherchait à savoir qui avait pu faire ce malheur à sa fille. Si c’était un gars bien riche et bien vu, on verrait à s’arranger. Il n’y aurait encore que demi-mal ; Céleste n’était pas la première à qui pareille chose arrivait ; mais ça la contrariait tout de même, vu les propos et leur position.

Elle reprit :

« Et qué que c’est qui t’a fait ça, salope ? »

Et Céleste, résolue à tout dire, balbutia :

« J’crais ben qu’ c’est Polyte. »

Alors la mère Malivoire, affolée de colère, se rua sur sa fille et se mit à la battre avec une telle frénésie qu’elle en perdit son bonnet.

Elle tapait à grands coups de poing sur la tête, sur le dos, partout ; et Céleste, tout à fait allongée entre les deux seaux, qui la protégeaient un peu, cachait seulement sa figure entre ses mains.

Toutes les vaches, surprises, avaient cessé de pâturer, et, s’étant retournées, regardaient de leurs gros yeux. La dernière meugla, le mufle tendu vers les femmes.

Après avoir tapé jusqu’à perdre haleine, la mère Malivoire, essoufflée, s’arrêta ; et, reprenant un peu ses esprits, elle voulut se rendre tout à fait compte de la situation :

« Polyte ! Si c’est Dieu possible ! Comment que t’as pu, avec un cocher de diligence. T’avais-ti perdu les sens ? Faut qu’i t’ait jeté un sort, pour sûr, un propre-à-rien ? »

Et Céleste, toujours allongée, murmura dans la poussière :

« J’y payais point la voiture ! »

Et la vieille Normande comprit.

ê

Toutes les semaines, le mercredi et le samedi, Céleste allait porter au bourg les produits de la ferme, la volaille, la crème et les œufs.

Elle partait dès sept heures avec ses deux vastes paniers aux bras, le laitage dans l’un, les poulets dans l’autre ; et elle allait attendre sur la grand-route la voiture de poste d’Yvetot.

Elle posait à terre ses marchandises et s’asseyait dans le fossé, tandis que les poules au bec court et pointu, et les canards au bec large et plat, passant la tête à travers les barreaux d’osier, regardaient de leur œil rond, stupide et surpris.

Bientôt la guimbarde, sorte de coffre jaune coiffé d’une casquette de cuir noir, arrivait, secouant son cul au trot saccadé d’une rosse blanche.

Et Polyte le cocher, un gros garçon réjoui, ventru bien que jeune, et tellement cuit par le soleil, brûlé par le vent, trempé par les averses, et teinté par l’eau-de-vie qu’il avait la face et le cou couleur de brique, criait de loin en faisant claquer son fouet :

« Bonjour mam’zelle Céleste. La santé, ça va-t-il ? »

Elle lui tendait, l’un après l’autre, ses paniers qu’il casait sur l’impériale ; puis elle montait en levant haut la jambe pour atteindre le marchepied, en montrant un fort mollet vêtu d’un bas bleu.

Et chaque fois Polyte répétait la même plaisanterie : « Mazette, il n’a pas maigri. »

Et elle riait, trouvant ça drôle.

Puis il lançait un « Hue cocotte », qui remettait en route son maigre cheval. Alors Céleste, atteignant son porte-monnaie dans le fond de sa poche, en tirait lentement dix sous, six sous pour elle et quatre pour les paniers, et les passait à Polyte par-dessus l’épaule. Il les prenait en disant :

« C’est pas encore pour aujourd’hui, la rigolade ? »

Et il riait de tout son cœur en se retournant vers elle pour la regarder à son aise.

Il lui en coûtait beaucoup à elle, de donner chaque fois ce demi-franc pour trois kilomètres de route. Et quand elle n’avait pas de sous, elle en souffrait davantage encore, ne pouvant se décider à allonger une pièce d’argent.

Et un jour, au moment de payer, elle demanda :

« Pour une bonne pratique comme mé, vous devriez bien ne prendre que six sous ? »

Il se mit à rire :

« Six sous, ma belle, vous valez mieux que ça, pour sûr. »

Elle insistait :

« Ça vous fait pas moins deux francs par mois. »

Il cria en tapant sur sa rosse :

« T’nez, j’suis coulant, j’vous passerai ça pour une rigolade. »

Elle demanda d’un air niais :

« Qué que c’est que vous dites ? »

Il s’amusait tellement qu’il toussait à force de rire.

« Une rigolade, c’est une rigolade, pardi, une rigolade fille et garçon, en avant deux sans musique. »

Elle comprit, rougit, et déclara :

« Je n’suis pas de ce jeu-là, m’sieu Polyte. »

Mais il ne s’intimida pas, et il répétait, s’amusant de plus en plus :

« Vous y viendrez, la belle, une rigolade fille et garçon ! »

Et depuis lors, chaque fois qu’elle le payait, il avait pris l’usage de demander :

« C’est pas encore pour aujourd’hui la rigolade ? »

Elle plaisantait aussi là-dessus, maintenant, et elle répondait :

« Pas pour aujourd’hui, m’sieu Polyte, mais c’est pour samedi, pour sûr alors ! »

Et il criait en riant toujours :

« Entendu pour samedi, ma belle. »

Mais elle calculait en dedans que, depuis deux ans que durait la chose, elle avait bien payé quarante-huit francs à Polyte, et quarante-huit francs à la campagne ne se trouvent pas dans une ornière ; et elle calculait aussi que dans deux années encore elle aurait payé près de cent francs.

Si bien qu’un jour, un jour de printemps qu’ils étaient seuls, comme il demandait selon sa coutume :

« C’est pas encore pour aujourd’hui, la rigolade ? »

Elle répondit :

« À vot’désir m’sieu Polyte. »

Il ne s’étonna pas du tout et enjamba la banquette de derrière en murmurant d’un air content :

« Et allons donc. J’savais ben qu’on y viendrait. »

Et le vieux cheval blanc se mit à trottiner d’un train si doux qu’il semblait danser sur place, sourd à la voix qui criait parfois du fond de la voiture : « Hue donc, cocotte. Hue donc, cocotte. »

Trois mois plus tard Céleste s’aperçut qu’elle était grosse..

ê

Elle avait dit tout cela d’une voix larmoyante, à sa mère. Et la vieille, pâle de fureur, demanda :

« Combien que ça y a coûté, alors ? » Céleste répondit :

« Quat’ mois, ça fait huit francs, pour sûr. »

Alors la rage de la campagnarde se déchaîna éperdument, et retombant sur sa fille elle la rebattit jusqu’à perdre le souffle. Puis, s’étant relevée :

« Y as-tu dit, que t’étais grosse ?

— Mais non, pour sûr.

— Pourqué que tu y as point dit ?

— Parce qu’i m’aurait fait r’payer p’têtre ben ! » Et la vieille songea, puis, reprenant ses seaux :

« Allons, lève-té, et tâche à v’nir. »

Puis, après un silence, elle reprit :

« Et pis n’li dis rien tant qu’i n’verra point ; que j’y gagnions ben six ou huit mois ! »

Et Céleste, s’étant redressée, pleurant encore, décoiffée et bouffie, se remit en marche d’un pas lourd, en murmurant :

« Pour sûr que j’y dirai point. »


<t Peur (La) [1884]>

La Peur [1884]

Le train filait, à toute vapeur, dans les ténèbres.

Je me trouvais seul, en face d’un vieux monsieur qui regardait par la portière. On sentait fortement le phénol dans ce wagon du P.-L.-M., venu sans doute de Marseille.

C’était par une nuit sans lune, sans air, brûlante. On ne voyait point d’étoiles, et le souffle du train lancé nous jetait quelque chose de chaud, de mou, d’accablant, d’irrespirable.

Partis de Paris depuis trois heures, nous allions vers le centre de la France sans rien voir des pays traversés.

Ce fut tout à coup comme une apparition fantastique. Autour d’un grand feu, dans un bois, deux hommes étaient debout.

Nous vîmes cela pendant une seconde : c’était, nous sembla-t-il, deux misérables, en haillons, rouges dans la lueur éclatante du foyer, avec leurs faces barbues tournées vers nous, et autour d’eux, comme un décor de drame, les arbres verts, d’un vert clair et luisant, les troncs frappés par le vif reflet de la flamme, le feuillage traversé, pénétré, mouillé par la lumière qui coulait dedans.

Puis tout redevint noir de nouveau.

Certes, ce fut une vision fort étrange ! Que faisaient-ils dans cette forêt, ces deux rôdeurs ? Pourquoi ce feu dans cette nuit étouffante ?

Mon voisin tira sa montre et me dit :

« Il est juste minuit, monsieur, nous venons de voir une singulière chose. »

J’en convins et nous commençâmes à causer, à chercher ce que pouvaient être ces personnages : des malfaiteurs qui brûlaient des preuves ou des sorciers qui préparaient un philtre ? On n’allume pas un feu pareil, à minuit, en plein été, dans une forêt, pour cuire la soupe ? Que faisaient-ils donc ? Nous ne pûmes rien imaginer de vraisemblable.

Et mon voisin se mit à parler… C’était un vieil homme, dont je ne parvins point à déterminer la profession. Un original assurément, fort instruit, et qui semblait peut-être un peu détraqué.

Mais sait-on quels sont les sages et quels sont les fous, dans cette vie où la raison devrait souvent s’appeler sottise et la folie s’appeler génie ?

Il disait :

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Je suis content d’avoir vu cela. J’ai éprouvé pendant quelques minutes une sensation disparue !

Comme la terre devait être troublante autrefois, quand elle était si mystérieuse !

À mesure qu’on lève les voiles de l’inconnu, on dépeuple l’imagination des hommes. Vous ne trouvez pas, monsieur, que la nuit est bien vide et d’un noir bien vulgaire depuis qu’elle n’a plus d’apparitions.

On se dit : « Plus de fantastique, plus de croyances étranges, tout l’inexpliqué est explicable. Le surnaturel baisse comme un lac qu’un canal épuise ; la science, de jour en jour, recule les limites du merveilleux. »

Eh bien, moi, monsieur, j’appartiens à la vieille race, qui aime à croire. J’appartiens à la vieille race naïve accoutumée à ne pas comprendre, à ne pas chercher, à ne pas savoir, faite aux mystères environnants et qui se refuse à la simple et nette vérité.

Oui, monsieur, on a dépeuplé l’imagination en supprimant l’invisible. Notre terre m’apparaît aujourd’hui comme un monde abandonné, vide et nu. Les croyances sont parties qui la rendaient poétique.

Quand je sors la nuit, comme je voudrais frissonner de cette angoisse qui fait se signer les vieilles femmes le long des murs des cimetières et se sauver les derniers superstitieux devant les vapeurs étranges des marais et les fantasques feux follets ! Comme je voudrais croire à ce quelque chose de vague et de terrifiant qu’on s’imaginait sentir passer dans l’ombre.

Comme l’obscurité des soirs devait être sombre, terrible, autrefois, quand elle était pleine d’êtres fabuleux, inconnus, rôdeurs méchants, dont on ne pouvait deviner les formes, dont l’appréhension glaçait le cœur, dont la puissance occulte passait les bornes de notre pensée, et dont l’atteinte était inévitable ?

Avec le surnaturel, la vraie peur a disparu de la terre, car on n’a vraiment peur que de ce qu’on ne comprend pas. Les dangers visibles peuvent émouvoir, troubler, effrayer ! Qu’est cela auprès de la convulsion que donne à l’âme la pensée qu’on va rencontrer un spectre errant, qu’on va subir l’étreinte d’un mort, qu’on va voir accourir une de ces bêtes effroyables qu’inventa l’épouvante des hommes ? Les ténèbres me semblent claires depuis qu’elles ne sont plus hantées.

Et la preuve de cela, c’est que si nous nous trouvions seuls tout à coup dans ce bois, nous serions poursuivis par l’image des deux êtres singuliers qui viennent de nous apparaître dans l’éclair de leur foyer, bien plus que par l’appréhension d’un danger quelconque et réel.

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Il répéta : « On n’a vraiment peur que de ce qu’on ne comprend pas. »

Et tout à coup un souvenir me vint, le souvenir d’une histoire que nous conta Tourgueneff, un dimanche, chez Gustave Flaubert.

L’a-t-il écrite quelque part, je n’en sais rien.

Personne plus que le grand romancier russe ne sut faire passer dans l’âme ce frisson de l’inconnu voilé, et, dans la demi-lumière d’un conte étrange, laisser entrevoir tout un monde de choses inquiétantes, incertaines, menaçantes.

Avec lui, on la sent bien, la peur vague de l’Invisible, la peur de l’inconnu qui est derrière le mur, derrière la porte, derrière la vie apparente. Avec lui, nous sommes brusquement traversés par des lumières douteuses qui éclairent seulement assez pour augmenter notre angoisse.

Il semble nous montrer parfois la signification de coïncidences bizarres, de rapprochements inattendus de circonstances en apparence fortuites, mais que guiderait une volonté cachée et sournoise. On croit sentir, avec lui, un fil imperceptible qui nous guide d’une façon mystérieuse à travers la vie, comme à travers un rêve nébuleux dont le sens nous échappe sans cesse.

Il n’entre point hardiment dans le surnaturel, comme Edgar Poe ou Hoffmann ; il raconte des histoires simples où se mêle seulement quelque chose d’un peu vague et d’un peu troublant.

Il nous dit aussi, ce jour-là : « On n’a vraiment peur que de ce qu’on ne comprend point. »

Il était assis, ou plutôt affaissé dans un grand fauteuil, les bras pendants, les jambes allongées et molles, la tête toute blanche, noyé dans ce grand flot de barbe et de cheveux d’argent qui lui donnait l’aspect d’un Père éternel ou d’un Fleuve d’Ovide.

Il parlait lentement, avec une certaine paresse qui donnait du charme aux phrases et une certaine hésitation de la langue un peu lourde qui soulignait la justesse colorée des mots. Son œil pâle, grand ouvert, reflétait, comme un œil d’enfant, toutes les émotions de sa pensée.

Il nous raconta ceci :

« Il chassait, étant jeune homme, dans une forêt de Russie. Il avait marché tout le jour et il arriva, vers la fin de l’après-midi, sur le bord d’une calme rivière.

Elle coulait sous les arbres, dans les arbres, pleine d’herbes flottantes, profonde, froide et claire.

Un besoin impérieux saisit le chasseur de se jeter dans cette eau transparente. Il se dévêtit et s’élança dans le courant. C’était un très grand et très fort garçon, vigoureux et hardi nageur.

Il se laissait flotter doucement, l’âme tranquille, frôlé par les herbes et les racines, heureux de sentir contre sa chair le glissement léger des lianes.

Tout à coup une main se posa sur son épaule.

Il se retourna d’une secousse et il aperçut un être effroyable qui le regardait avidement.

Cela ressemblait à une femme ou à une guenon. Elle avait une figure énorme, plissée, grimaçante et qui riait. Deux choses innommables, deux mamelles sans doute, flottaient devant elle, et des cheveux démesurés, mêlés, roussis par le soleil, entouraient son visage et flottaient sur son dos.

Tourgueneff se sentit traversé par la peur hideuse, la peur glaciale des choses surnaturelles.

Sans réfléchir, sans songer, sans comprendre il se mit à nager éperdument vers la rive. Mais le monstre nageait plus vite encore et il lui touchait le cou, le dos, les jambes, avec des petits ricanements de joie. Le jeune homme, fou d’épouvante, toucha la berge, enfin, et s’élança de toute sa vitesse à travers le bois, sans même penser à retrouver ses habits et son fusil.

L’être effroyable le suivit, courant aussi vite que lui et grognant toujours.

Le fuyard, à bout de forces et perclus par la terreur, allait tomber, quand un enfant qui gardait des chèvres accourut, armé d’un fouet ; il se mit à frapper l’affreuse bête humaine, qui se sauva en poussant des cris de douleur. Et Tourgueneff la vit disparaître dans le feuillage, pareille à une femelle de gorille.

C’était une folle, qui vivait depuis plus de trente ans dans ce bois, de la charité des bergers, et qui passait la moitié de ses jours à nager dans la rivière.

Le grand écrivain russe ajouta : « Je n’ai jamais eu si peur de ma vie, parce que je n’ai pas compris ce que pouvait être ce monstre. »

Mon compagnon, à qui j’avais dit cette aventure, reprit :

ê

Oui, on n’a peur que de ce qu’on ne comprend pas. On n’éprouve vraiment l’affreuse convulsion de l’âme, qui s’appelle l’épouvante, que lorsque se mêle à la peur un peu de la terreur superstitieuse des siècles passés. Moi, j’ai ressenti cette épouvante dans toute son horreur, et cela pour une chose si simple, si bête, que j’ose à peine la dire.

Je voyageais en Bretagne, tout seul, à pied. J’avais parcouru le Finistère, les landes désolées, les terres nues où ne pousse que l’ajonc, à côté des grandes pierres sacrées, des pierres hantées. J’avais visité la veille, la sinistre pointe du Raz, ce bout du vieux monde, où se battent éternellement deux océans : l’Atlantique et la Manche ; j’avais l’esprit plein de légendes, d’histoires lues ou racontées sur cette terre des croyances et des superstitions.

Et j’allais de Penmarch à Pont-1’Abbé, de nuit. Connaissez-vous Penmarch ? Un rivage plat, tout plat, tout bas, plus bas que la mer, semble-t-il. On la voit partout, menaçante et grise, cette mer pleine d’écueils baveux comme des bêtes furieuses.

J’avais dîné dans un cabaret de pêcheurs, et je marchais maintenant sur la route droite, entre deux landes. Il faisait très noir.

De temps en temps, une pierre druidique, pareille à un fantôme debout, semblait me regarder passer, et peu à peu entrait en moi une appréhension vague ; de quoi ? Je n’en savais rien. Il est des soirs où l’on se croit frôlé par des esprits, où l’âme frissonne sans raison, où le cœur bat sous la crainte confuse de ce quelque chose d’invisible que je regrette, moi.

Elle me semblait longue, cette route, longue et vide interminablement.

Aucun bruit que le ronflement des flots, là-bas, derrière moi, et parfois ce bruit monotone et menaçant semblait tout près, si près, que je les croyais sur mes talons, courant par la plaine avec leur front d’écume, et que j’avais envie de me sauver, de fuir à toutes jambes devant eux.

Le vent, un vent bas soufflant par rafales, faisait siffler les ajoncs autour de moi, Et, bien que j’allasse très vite, j’avais froid dans les bras et dans les jambes : un vilain froid d’angoisse.

Oh ! comme j’aurais voulu rencontrer quelqu’un. Parler à quelqu’un.

Il faisait si noir que je distinguais à peine la route, maintenant.

Et tout à coup j’entendis devant moi, très loin, un roulement. Je pensai : « Tiens, une voiture. » Puis je n’entendis plus rien.

Au bout d’une minute, je perçus distinctement le même bruit, plus proche.

Je ne voyais aucune lumière, cependant ; mais je me dis — « Ils n’ont pas de lanterne. Quoi d’étonnant dans ce pays sauvage. »

Le bruit s’arrêta encore, puis reprit. Il était trop grêle pour que ce fût une charrette ; et je n’entendais point d’ailleurs le trot du cheval, ce qui m’étonnait, car la nuit était calme.

Je cherchais : « Qu’est-ce que cela ? »

Il approchait toujours ; et brusquement une crainte confuse, stupide, incompréhensible me saisit. — Qu’est-ce que cela ? Il approchait très vite, très vite ! Certes, je n’entendais rien qu’une roue — aucun battement de fers ou de pieds —, rien. Qu’était-ce que cela ?

Il était tout près, tout près ; je me jetai dans un fossé par un mouvement de peur instinctive, et je vis passer contre moi une brouette, qui courait… toute seule, personne ne la poussant… Oui… une brouette… toute seule…

Mon cœur se mit à bondir si violemment que je m’affaissai sur l’herbe et j’écoutais le roulement de la roue qui s’éloignait, qui s’en allait vers la mer. Et je n’osais plus me lever, ni marcher, ni faire un mouvement ; car si elle était revenue, si elle m’avait poursuivi, je serais mort de terreur.

Je fus longtemps à me remettre, bien longtemps. Et je fis le reste du chemin avec une telle angoisse dans l’âme que le moindre bruit me coupait l’haleine.

Est-ce bête, dites ? Mais quelle peur ! En y réfléchissant, plus tard, j’ai compris ; un enfant, nu-pieds, la menait sans doute cette brouette ; et moi, j’ai cherché la tête d’un homme à la hauteur ordinaire !

Comprenez-vous cela… quand on a déjà dans l’esprit un frisson de surnaturel… une brouette qui court… toute seule… Quelle peur !

ê

Il se tut une seconde, puis reprit :

« Tenez, monsieur, nous assistons à un spectacle curieux et terrible : cette invasion du choléra !

« Vous sentez le phénol dont ces wagons sont empoisonnés, c’est qu’il est là quelque part.

« Il faut voir Toulon en ce moment. Allez, on sent bien qu’il est là, Lui. Et ce n’est pas la peur d’une maladie qui affole ces gens. Le choléra c’est autre chose, c’est l’Invisible, c’est un fléau d’autrefois, des temps passés, une sorte d’Esprit malfaisant qui revient et qui nous étonne autant qu’il nous épouvante, car il appartient, semble-t-il, aux âges disparus.

« Les médecins me font rire avec leur microbe. Ce n’est pas un insecte qui terrifie les hommes au point de les faire sauter par les fenêtres ; c’est le choléra, l’être inexprimable et terrible venu du fond de l’Orient.

« Traversez Toulon, on danse dans les rues.

« Pourquoi danser en ces jours de mort ? On tire des feux d’artifices dans toute la campagne autour de la ville ; on allume des feux de joie ; des orchestres jouent des airs joyeux sur toutes les promenades publiques.

« Pourquoi cette folie ? C’est qu’Il est là, c’est qu’on le brave, non pas le Microbe, mais le Choléra, et qu’on veut être crâne devant lui, comme auprès d’un ennemi caché qui vous guette. C’est pour lui qu’on danse, qu’on rit, qu’on crie, qu’on allume ces feux, qu’on joue ces valses, pour lui, l’Esprit qui tue, et qu’on sent partout présent, invisible, menaçant, comme un de ces anciens génies du mal que conjuraient les prêtres barbares… »


<t Retour (Le)>

Le Retour

La mer fouette la côte de sa vague courte et monotone. De petits nuages blancs passent vite à travers le grand ciel bleu, emportés par le vent rapide, comme des oiseaux ; et le village, dans le pli du vallon qui descend vers l’océan, se chauffe au soleil.

Tout à l’entrée, la maison des Martin-Lévesque, seule, au bord de la route. C’est une petite demeure de pêcheur, aux murs d’argile, au toit de chaume empanaché d’iris bleus. Un jardin large comme un mouchoir, où poussent des oignons, quelques choux, du persil, du cerfeuil, se carre devant la porte. Une haie le clôt le long du chemin.

L’homme est à la pêche, et la femme, devant la loge, répare les mailles d’un grand filet brun, tendu sur le mur ainsi qu’une immense toile d’araignée. Une fillette de quatorze ans, à l’entrée du jardin, assise sur une chaise de paille, penchée en arrière et appuyée du dos à la barrière, raccommode du linge, du linge de pauvre, rapiécé, reprisé déjà. Une autre gamine, plus jeune d’un an, berce dans ses bras un enfant tout petit, encore sans gestes et sans parole ; et deux mioches de deux et trois ans, le derrière dans la terre, nez à nez, jardinent de leurs mains maladroites et se jettent des poignées de poussière dans la figure.

Personne ne parle. Seul le moutard qu’on essaie d’endormir pleure d’une façon continue, avec une petite voix aigre et frêle. Un chat dort sur la fenêtre ; et des giroflées épanouies font, au pied du mur, un beau bourrelet de fleurs blanches, sur qui bourdonne un peuple de mouches.

La fillette qui coud près de l’entrée appelle tout à coup :

« Mman ! »

La mère répond :

« Qué qu’t’as ?

Le r’voilà. »

Elles sont inquiètes depuis le matin, parce qu’un homme rôde autour de la maison : un vieux homme qui a l’air d’un pauvre. Elles l’ont aperçu comme elles allaient conduire le père à son bateau, pour l’embarquer. Il était assis sur le fossé, en face de leur porte. Puis, quand elles sont revenues de la plage, elles l’ont retrouvé là, qui regardait la maison.

Il semblait malade et très misérable. Il n’avait pas bougé pendant plus d’une heure ; puis, voyant qu’on le considérait comme un malfaiteur, il s’était levé et était parti en traînant la jambe.

Mais bientôt elles l’avaient vu revenir de son pas lent et fatigué ; et il s’était encore assis, un peu plus loin cette fois, comme pour les guetter.

La mère et les fillettes avaient peur. La mère surtout se tracassait parce qu’elle était d’un naturel craintif, et que son homme, Lévesque, ne devait revenir de la mer qu’à la nuit tombante.

Son mari s’appelait Lévesque ; elle, on la nommait Martin, et on les avait baptisés les Martin-Lévesque. Voici pourquoi : elle avait épousé en premières noces un matelot du nom de Martin, qui allait tous les étés à Terre-Neuve, à la pêche de la morue.

Après deux années de mariage, elle avait de lui une petite fille et elle était encore grosse de six mois quand le bâtiment qui portait son mari, les Deux-Sœurs, un trois-mâts-barque de Dieppe, disparut.

On n’en eut jamais aucune nouvelle ; aucun des marins qui le montaient ne revint ; on le considéra donc comme perdu corps et biens.

La Martin attendit son homme pendant dix ans, élevant à grand-peine ses deux enfants ; puis, comme elle était vaillante et bonne femme, un pêcheur du pays, Lévesque, veuf avec un garçon, la demanda en mariage. Elle l’épousa, et eut encore de lui deux enfants en trois ans.

Ils vivaient péniblement, laborieusement. Le pain était cher et la viande presque inconnue dans la demeure. On s’endettait parfois chez le boulanger, en hiver, pendant les mois de bourrasques.» Les petits se portaient bien, cependant. On disait :

« C’est des braves gens, les Martin-Lévesque. La Martin est dure à la peine, et Lévesque n’a pas son pareil pour la pêche. »

La fillette assise à la barrière reprit :

« On dirait qu’y nous connaît. C’est p’t-être ben quéque pauvre d’Épreville ou d’Auzebosc. »

Mais la mère ne s’y trompait pas. Non, non, ça n’était pas quelqu’un du pays, pour sûr !

Comme il ne remuait pas plus qu’un pieu, et qu’il fixait ses yeux avec obstination sur le logis des Martin-Lévesque, la Martin devint furieuse et, la peur la rendant brave, elle saisit une pelle et sortit devant la porte.

« Qué que vous faites là ? » cria-t-elle au vagabond.

Il répondit d’une voix enrouée :

« J’prends la fraîche, donc ! J’vous fais-ti tort ? »

Elle reprit :

« Pourqué qu’vous êtes quasiment en espionance devant ma maison ? »

L’homme répliqua :

« Je n’fais d’mal à personne. C’est-i point permis d’s’asseoir sur la route ? »

Ne trouvant rien à répondre, elle rentra chez elle.

La journée s’écoula lentement. Vers midi, l’homme disparut. Mais il repassa vers cinq heures. On ne le vit plus dans la soirée.

Lévesque rentra à la nuit tombée. On lui dit la chose. Il conclut :

« C’est quéque fouineur ou quéque malicieux. »

Et il se coucha sans inquiétude, tandis que sa compagne songeait à ce rôdeur qui l’avait regardée avec des yeux si drôles.

Quand le jour vint, il faisait grand vent, et le matelot, voyant qu’il ne pourrait prendre la mer, aida sa femme à raccommoder ses filets.

Vers neuf heures, la fille aînée, une Martin, qui était allée chercher du pain, rentra en courant, la mine effarée, et cria :

« M’man, le r’voilà ! »

La mère eut une émotion, et, toute pâle, dit à son homme :

« Va li parler, Lévesque, pour qu’il ne nous guette point comme ça, parce que, mé, ça me tourne les sens. »

Et Lévesque, un grand matelot au teint de brique, à la barbe drue et rouge, à l’œil bleu percé d’un point noir, au cou fort, enveloppé toujours de laine, par crainte du vent et de la pluie au large, sortit tranquillement et s’approcha du rôdeur.

Et ils se mirent à parler.

La mère et les enfants les regardaient de loin, anxieux et frémissants.

Tout à coup, l’inconnu se leva et s’en vint, avec Lévesque, vers la maison.

La Martin, effarée, se reculait. Son homme lui dit :

« Donne li un p’tieu de pain et un verre de cidre. I n’a rien mâqué depuis avant-hier. »

Et ils entrèrent tous deux dans le logis, suivis de la femme et des enfants. Le rôdeur s’assit et se mit à manger, la tête baissée sous tous les regards.

La mère, debout, le dévisageait ; les deux grandes filles, les Martin, adossées à la porte, l’une portant le dernier enfant, plantaient sur lui leurs yeux avides, et les deux mioches, assis dans les cendres de la cheminée, avaient cessé de jouer avec la marmite noire, comme pour contempler aussi cet étranger.

Lévesque, ayant pris une chaise, lui demanda :

« Alors vous v’nez de loin ?

J’viens d’Sète.

À pied, comme ça ?…

Oui, à pied. Quand on n’a pas les moyens, faut ben.

Oùsque vous allez donc ?

J’allais t’ici.

Vous y connaissez quéqu’un ?

Ça se peut ben. »

Ils se turent. Il mangeait lentement, bien qu’il fût affamé, et il buvait une gorgée de cidre après chaque bouchée de pain. Il avait un visage usé, ridé, creux partout, et semblait avoir beaucoup souffert.

Lévesque lui demanda brusquement :

« Comment que vous vous nommez ? »

Il répondit sans lever le nez :

« Je me nomme Martin. »

Un étrange frisson secoua la mère. Elle fit un pas, comme pour voir de plus près le vagabond, et demeura en face de lui, les bras pendants, la bouche ouverte. Personne ne disait plus rien. Lévesque enfin reprit :

« Êtes-vous d’ici ? »

Il répondit :

« J’suis d’ici. »

Et comme il levait enfin la tête, les yeux de la femme et les siens se rencontrèrent et demeurèrent fixes, mêlés, comme si les regards se fussent accrochés.

Et elle prononça tout à coup, d’une voix changée, basse, tremblante :

« C’est-y’té, mon homme ? »

Il articula lentement :

« Oui, c’est mé. »

Il ne remua pas, continuant à mâcher son pain.

Lévesque, plus surpris, qu’ému, balbutia :

« C’est té, Martin ? »

L’autre dit simplement :

« Oui, c’est mé. »

Et le second mari demanda :

« D’où que tu d’viens donc ? »

Le premier raconta :

« D’la côte d’Afrique. J’ons sombré sur un banc. J’nous sommes ensauvés à trois, Picard, Vatinel et mé. Et pi j’avons été pris par des sauvages qui nous ont tenus douze ans. Picard et Vatinel sont morts. C’est un voyageur anglais qui m’a pris-t-en passant et qui m’a reconduit à Sète. Et me v’là. »

La Martin s’était mise à pleurer, la figure dans son tablier.

Lévesque prononça :

« Qué que j’allons fé, à c’t’heure ? »

Martin demanda :

« C’est té qu’es s’n homme ? »

Lévesque répondit :

« Oui, c’est mé ! »

Ils se regardèrent et se turent.

Alors, Martin, considérant les enfants en cercle autour de lui, désigna d’un coup de tête les deux fillettes.

« C’est-i’ les miennes ? »

Lévesque dit :

« C’est les tiennes. »

Il ne se leva point ; il ne les embrassa point ; il constata seulement :

« Bon Dieu, qu’a sont grandes ! »

Lévesque répéta :

« Qué que j’allons fé ? »

Martin, perplexe, ne savait guère plus. Enfin il se décida :

« Moi, j’f’rai à ton désir. Je n’veux pas t’faire tort. C’est contrariant tout de même, vu la maison. J’ai deux éfants, tu n’as trois, chacun les siens. La mère, c’est-ti à té, c’est-ti à mé ? J’suis consentant à ce qui te plaira ; mais la maison, c’est à mé, vu qu’mon père me l’a laissée, que j’y sieus né, et qu’elle a des papiers chez le notaire. »

La Martin pleurait toujours, par petits sanglots cachés dans la toile bleue du tablier. Les deux grandes fillettes s’étaient rapprochées et regardaient leur père avec inquiétude.

Il avait fini de manger. Il dit à son tour :

« Qué que j’allons fé ? »

Lévesque eut une idée :

« Faut aller chez l’curé, i’ décidera. »

Martin se leva, et comme il s’avançait vers sa femme, elle se jeta sur sa poitrine en sanglotant :

« Mon homme ! te v’là ! Martin, mon pauvre Martin, te v’là ! »

Et elle le tenait à pleins bras, traversée brusquement par un souffle d’autrefois, par une grande secousse de souvenirs qui lui rappelaient ses vingt ans et ses premières étreintes.

Martin, ému lui-même, l’embrassait sur son bonnet. Les deux enfants, dans la cheminée, se mirent à hurler ensemble en entendant pleurer leur mère, et le dernier-né, dans les bras de la seconde des Martin, clama d’une voix aiguë comme un fifre faux.

Lévesque, debout, attendait :

« Allons, dit-il, faut se mettre en règle. »

Martin lâcha sa femme, et, comme il regardait ses deux filles, la mère leur dit :

« Baisez vot’ pé, au moins. »

Elles s’approchèrent en même temps, l’œil sec, étonnées, un peu craintives. Et il les embrassa l’une après l’autre, sur les deux joues, d’un gros bécot paysan. En voyant approcher cet inconnu le petit enfant poussa des cris si perçants, qu’il faillit être pris de convulsions.

Puis les deux hommes sortirent ensemble.

Comme ils passaient devant le café du Commerce, Lévesque demanda :

« Si je prenions toujours une goutte ?

Moi, j’veux ben », déclara Martin.

Ils entrèrent, s’assirent dans la pièce encore vide et Lévesque cria :

« Eh ! Chicot, deux fil-en-six, de la bonne, c’est Martin qu’est r’venu, Martin, celui à ma femme, tu sais ben, Martin des Deux-Sœurs, qu’était perdu. »

Et le cabaretier, trois verres d’une main, un carafon de l’autre, s’approcha, ventru, sanguin, bouffi de graisse, et demanda d’un air tranquille :

« Tiens ! te v’là donc, Martin ? »

Martin répondit :

« Mé v’là !… »


<t Tombe (La)>

La Tombe

Le dix-sept juillet mil huit cent quatre-vingt-trois, à deux heures et demie du matin, le gardien du cimetière de Béziers, qui habitait un petit pavillon au bout du champ des morts, fut réveillé par les jappements de son chien enfermé dans la cuisine.

Il descendit aussitôt et vit que l’animal flairait sous la porte en aboyant avec fureur, comme si quelque vagabond eût rôdé autour de la maison. Le gardien Vincent prit alors son fusil et sortit avec précaution.

Son chien partit en courant dans la direction de l’allée du général Bonnet et s’arrêta net auprès du monument de Mme Tomoiseau.

Le gardien, avançant alors avec précaution, aperçut bientôt une petite lumière du côté de l’allée Malenvers. Il se glissa entre les tombes et fut témoin d’un acte horrible de profanation.

Un homme avait déterré le cadavre d’une jeune femme ensevelie la veille, et il le tirait hors de la tombe.

Une petite lanterne sourde, posée sur un tas de terre, éclairait cette scène hideuse.

Le gardien Vincent, s’étant élancé sur ce misérable, le terrassa, lui lia les mains et le conduisit au poste de police.

C’était un jeune avocat de la ville, riche, bien vu, du nom de Courbataille.

Il fut jugé. Le ministère public rappela les actes monstrueux du sergent Bertrand et souleva l’auditoire.

Des frissons d’indignation passaient dans la foule. Quand le magistrat s’assit, des cris éclatèrent : « À mort ! À mort ! » Le président eut grand-peine à faire rétablir le silence.

Puis il prononça d’un ton grave :

« Prévenu, qu’avez-vous à dire pour votre défense ? »

Courbataille, qui n’avait point voulu d’avocat, se leva. C’était un beau garçon, grand, brun, avec un visage ouvert, des traits énergiques, un œil hardi.

Des sifflets jaillirent du public.

Il ne se troubla pas, et se mit à parler d’une voix un peu voilée, un peu basse d’abord, mais qui s’affermit peu à peu.

ê

Monsieur le Président,

Messieurs les Jurés,

J’ai très peu de choses à dire. La femme dont j’ai violé la tombe avait été ma maîtresse. Je l’aimais.

Je l’aimais, non point d’un amour sensuel, non point d’une simple tendresse d’âme et de cœur, mais d’un amour absolu, complet, d’une passion éperdue.

Écoutez-moi.

Quand je l’ai rencontrée pour la première fois, j’ai ressenti, en la voyant, une étrange sensation. Ce ne fut point de l’étonnement, ni de l’admiration, ce ne fut point ce qu’on appelle le coup de foudre, mais un sentiment de bien-être délicieux, comme si on m’eût plongé dans un bain tiède. Ses gestes me séduisaient, sa voix me ravissait, toute sa personne me faisait un plaisir infini à regarder. Il me semblait aussi que je la connaissais depuis longtemps, que je l’avais vue déjà. Elle portait en elle quelque chose de moi, en son esprit quelque chose de mon esprit. Elle m’apparaissait comme une réponse à un appel jeté par mon âme, à cet appel vague et continu que nous poussons vers l’Espérance durant tout le cours de notre vie. Quand je la connus un peu plus, la seule pensée de la revoir m’agitait d’un trouble exquis et profond ; le contact de sa main dans ma main était pour moi un tel délice que je n’en avais point imaginé de semblable auparavant, son sourire me versait dans les yeux une allégresse folle, me donnait envie de courir, de danser, de me rouler par terre.

Elle devint donc ma maîtresse.

Elle fut plus que cela, elle fut ma vie même. Je n’attendais plus rien sur la terre, je ne désirais rien, plus rien. Je n’enviais plus rien.

Or, un soir, comme nous étions allés nous promener un peu loin le long de la rivière, la pluie nous surprit. Elle eut froid.

Le lendemain, une fluxion de poitrine se déclara. Huit jours plus tard elle expirait.

Pendant les heures d’agonie, l’étonnement, l’effarement m’empêchèrent de bien comprendre, de bien réfléchir. Quand elle fut morte, le désespoir brutal m’étourdit tellement que je n’avais plus de pensée. Je pleurais. Pendant toutes les horribles phases de l’ensevelissement, ma douleur aiguë, furieuse, était encore une douleur de fou, une sorte de douleur sensuelle, physique.

Puis quand elle fut partie, quand elle fut en terre, mon esprit redevint net tout d’un coup et je passai par toute une suite de souffrances morales si épouvantables que l’amour même qu’elle m’avait donné était cher à ce prix-là. Alors entra en moi cette idée fixe : « Je ne la reverrai plus. »

Quand on réfléchit à cela pendant un jour tout entier, une démence vous emporte ! Songez ? Un être est là, que vous adorez, un être unique, car dans toute l’étendue de la terre il n’en existe pas un second qui lui ressemble. Cet être s’est donné à vous,-il crée avec vous cette union mystérieuse qu’on nomme l’Amour. Son œil vous semble plus vaste que l’espace, plus charmant que le monde, son œil clair où sourit la tendresse. Cet être vous aime. Quand il vous parle, sa voix vous verse un flot de bonheur.

Et tout d’un coup il disparaît ! Songez ! il disparaît non pas seulement pour vous, mais pour toujours. Il est mort. Comprenez-vous ce mot ? Jamais, jamais, jamais, nulle part, cet être n’existera plus. Jamais cet œil ne regardera plus rien ; jamais cette voix, jamais une voix pareille, parmi toutes les voix humaines, ne prononcera de la même façon un des mots que prononçait la sienne.

Jamais aucun visage ne renaîtra semblable au sien. Jamais, jamais ! On garde les moules des statues ; on conserve des empreintes qui refont des objets avec les mêmes contours et les mêmes couleurs. Mais ce corps et ce visage, jamais ils ne reparaîtront sur la terre. Et pourtant il en naîtra des milliers de créatures, des millions, des milliards, et bien plus encore, et parmi toutes les femmes futures, jamais celle-là ne se retrouvera. Est-ce possible ? On devient fou en y songeant. Elle a existé vingt ans, pas plus, et elle a disparu pour toujours, pour toujours, pour toujours !

Elle pensait, elle souriait, elle m’aimait. Plus rien. Les mouches qui meurent à l’automne sont autant que nous dans la création. Plus rien ! Et je pensais que son corps, son corps frais, chaud, si doux, si blanc, si beau, s’en allait en pourriture dans le fond d’une boîte sous la terre. Et son âme, sa pensée, son amour, où ?

Ne plus la revoir ! Ne plus la revoir ! L’idée me hantait de ce corps décomposé, que je pourrais peut-être reconnaître pourtant. Et je voulus le regarder encore une fois !

Je partis avec une bêche, une lanterne, un marteau. Je sautai par-dessus le mur du cimetière. Je retrouvai le trou de sa tombe ; on ne l’avait pas encore tout à fait rebouché.

Je mis le cercueil à nu. Et je soulevai une planche. Une odeur abominable, le souffle infâme des putréfactions me monta dans la figure. Oh ! son lit, parfumé d’iris !

J’ouvris la bière cependant, et je plongeai dedans ma lanterne allumée, et je la vis. Sa figure était bleue, bouffie, épouvantable ! Un liquide noir avait coulé de sa bouche.

Elle ! c’était elle ! Une horreur me saisit. Mais j’allongeai le bras et je pris ses cheveux pour attirer à moi cette face monstrueuse !

C’est alors qu’on m’arrêta.

Toute la nuit j’ai gardé comme on garde le parfum d’une femme après une étreinte d’amour, l’odeur immonde de cette pourriture, l’odeur de ma bien-aimée !

Faites de moi ce que vous voudrez.

ê

Un étrange silence paraissait peser sur la salle. On semblait attendre quelque chose encore. Les jurés se retirèrent pour délibérer.

Quand ils rentrèrent au bout de quelques minutes, l’accusé semblait sans craintes, et même sans pensée.

Le président, avec les formules d’usage, lui annonça que ses juges le déclaraient innocent.

Il ne fit pas un geste, et le public applaudit.


<t Confession (La) [1884a]>

La Confession [1884a]

Quand le capitaine Hector-Marie de Fontenne épousa Mlle Laurine d’Estelle, les parents et amis jugèrent que cela ferait un mauvais ménage.

Mlle Laurine, jolie, mince, frêle, blonde et hardie, avait, à douze ans, l’assurance d’une femme de trente. C’était une de ces petites Parisiennes précoces qui semblent nées avec toute la science de la vie, avec toutes les ruses de la femme, avec toutes les audaces de pensée, avec cette profonde astuce et cette souplesse d’esprit qui font que certains êtres paraissent fatalement destinés, quoi qu’ils fassent, à jouer et à tromper les autres. Toutes leurs actions semblent préméditées, toutes leurs démarches calculées, toutes leurs paroles soigneusement pesées, leur existence n’est qu’un rôle qu’ils jouent vis-à-vis de leurs semblables.

Elle était charmante aussi ; très rieuse, rieuse à ne savoir se retenir ni se calmer quand une chose lui semblait amusante et drôle. Elle riait au nez des gens de la façon la plus impudente, mais avec tant de grâce qu’on ne se fâchait jamais.

Elle était riche, fort riche. Un prêtre servit d’intermédiaire pour lui faire épouser le capitaine de Fontenne. Élevé dans une maison religieuse, de la façon la plus austère, cet officier avait apporté au régiment des mœurs de cloître, des principes très raides et une intolérance complète. C’était un de ces hommes qui deviennent infailliblement des saints ou des nihilistes, chez qui les idées s’installent en maîtresses absolues ; dont les croyances sont inflexibles et les résolutions inébranlables.

C’était un grand garçon brun, sérieux, sévère, naïf, d’esprit simple, court et obstiné, un de ces hommes qui passent dans la vie sans jamais en comprendre les dessous, les nuances et les subtilités, qui ne devinent rien, ne soupçonnent rien, et n’admettent pas qu’on pense, qu’on juge, qu’on croie et qu’on agisse autrement qu’eux.

Mlle Laurine le vit, le pénétra tout de suite et l’accepta pour mari.

Ils firent un excellent ménage. Elle fut souple, adroite et sage, sachant se montrer telle qu’elle devait être, toujours prête aux bonnes œuvres et aux fêtes, assidue à l’église et au théâtre, mondaine et rigide, avec un petit air d’ironie, avec une lueur dans l’œil en causant gravement avec son grave époux. Elle lui racontait ses entreprises charitables avec tous les abbés de la paroisse et des environs, et elle profitait de ces pieuses occupations pour demeurer dehors du matin au soir.

Mais quelquefois, au milieu du récit de quelque acte de bienfaisance, un fou rire la saisissait tout d’un coup, un rire nerveux impossible à contenir. Le capitaine demeurait surpris, inquiet, un peu choqué en face de sa femme qui suffoquait. Quand elle s’était un peu calmée, il demandait : « Qu’est-ce que vous avez donc, Laurine ? » Elle répondait : « Ce n’est rien ! Le souvenir d’une drôle de chose qui m’est arrivée. » Et elle racontait une histoire quelconque.

Or, pendant l’été de 1883, le capitaine Hector de Fontenne prit part aux grandes manœuvres du 32 corps d’armée.

Un soir, comme on campait aux abords d’une ville, après dix jours de tente et de rase campagne, dix jours de fatigue et de privations, les camarades du capitaine résolurent de faire un bon dîner.

M. de Fontenne refusa d’abord de les accompagner ; puis, comme son refus les surprenait, il consentit.

Son voisin de table, le commandant de Favré, tout en causant des opérations militaires, seule chose qui passionnât le capitaine, lui versait à boire coup sur coup. Il avait fait très chaud dans le jour, une chaleur lourde, desséchante, altérante ; et le capitaine buvait sans y songer, sans s’apercevoir que, peu à peu, une gaieté nouvelle entrait en lui, une certaine joie vive, brûlante, un bonheur d’être, plein de désirs éveillés, d’appétits inconnus, d’attentes indécises.

Au dessert il était gris. Il parlait, riait, s’agitait, saisi par une ivresse bruyante, une ivresse folle d’homme ordinairement sage et tranquille.

On proposa d’aller finir la soirée au théâtre ; il accompagna ses camarades. Un d’eux reconnut une actrice qu’il avait aimée ; et un souper fut organisé où assista une partie du personnel féminin de la troupe.

Le capitaine se réveilla le lendemain dans une chambre inconnue et dans les bras d’une petite femme blonde qui lui dit, en le voyant ouvrir les yeux : « Bonjour, mon gros chat ! »

Il ne comprit pas d’abord ; puis, peu à peu, ses souvenirs lui revinrent, un peu troublés cependant.

Alors il se leva sans dire un mot, s’habilla et vida sa bourse sur la cheminée.

Une honte le saisit quand il se vit debout, en tenue, sabre au côté, dans ce logis meublé, aux rideaux fripés, dont le canapé, marbré de taches, avait une allure suspecte, et il n’osait pas s’en aller, descendre l’escalier où il rencontrerait des gens, passer devant le concierge, et surtout sortir dans la rue sous les yeux des passants et des voisins.

La femme répétait sans cesse : « Qu’est-ce qui te prend ? As-tu perdu ta langue ? Tu l’avais pourtant bien pendue hier soir ! En voilà un mufle ! »

Il la salua avec cérémonie, et, se décidant à la fuite, regagna son domicile à grands pas, persuadé qu’on devinait à ses manières, à sa tenue, à son visage, qu’il sortait de chez une fille.

Et le remords le tenailla, un remords harassant d’homme rigide et scrupuleux.

Il se confessa, communia ; mais il demeurait mal à l’aise, poursuivi par le souvenir de sa chute et par le sentiment d’une dette, d’une dette sacrée contractée envers sa femme.

Il ne la revit qu’au bout d’un mois, car elle avait été passer chez ses parents le temps des grandes manœuvres.

Elle vint à lui les bras ouverts, le sourire aux lèvres. Il la reçut avec une attitude embarrassée de coupable ; et jusqu’au soir, il s’abstint presque de lui parler.

Dès qu’ils se trouvèrent seuls, elle lui demanda :

« Qu’est-ce que vous avez donc, mon ami, je vous trouve très changé. »

Il répondit, d’un ton gêné :

« Mais je n’ai rien, ma chère, absolument rien.

Pardon, je vous connais bien, et je suis sûre que vous avez quelque chose, un souci, un chagrin, un ennui, que sais-je ?

Eh bien, oui, j’ai un souci.

Ah ! Et lequel ?

Il m’est impossible de vous le dire.

À moi ? Pourquoi ça ? Vous m’inquiétez.

Je n’ai pas de raisons à vous donner. Il m’est impossible de vous le dire. »

Elle s’était assise sur une causeuse, et il marchait, lui, de long en large, les mains derrière le dos, en évitant le regard de sa femme. Elle reprit :

« Voyons, il faut alors que je vous confesse, c’est mon devoir, et que j’exige de vous la vérité ; c’est mon droit. Vous ne pouvez pas plus avoir de secret pour moi que je ne puis en avoir pour vous. »

Il prononça, tout en lui tournant le dos, encadré dans la haute fenêtre : « Ma chère, il est des choses qu’il vaut mieux ne pas dire. Celle qui me tracasse est de ce nombre. »

Elle se leva, traversa la chambre, le prit par le bras et, l’ayant forcé à se retourner, lui posa les deux mains sur les épaules, puis souriante, câline, les yeux levés :

« Voyons, Marie (elle l’appelait Marie aux heures de tendresse), vous ne pouvez me rien cacher. Je croirais que vous avez fait quelque chose de mal. »

Il murmura : « J’ai fait quelque chose de très mal. » Elle dit avec gaieté :

« Oh ! si mal que cela ? Ça m’étonne beaucoup de vous ! »

Il répondit vivement : « Je ne vous dirai rien de plus. C’est inutile d’insister. »

Mais elle l’attira jusqu’au fauteuil, le força à s’asseoir dedans, s’assit elle-même sur sa jambe droite, et baisant d’un petit baiser léger, d’un baiser rapide, ailé, le bout frisé de sa moustache :

« Si vous ne me dites rien, nous serons fâchés pour toujours. »

Il murmura, déchiré par le remords et torturé d’angoisse : « Si je vous disais ce que j’ai fait, vous ne me le pardonneriez jamais.

Au contraire, mon ami, je vous pardonnerai tout de suite.

Non, c’est impossible.

Je vous le promets.

Je vous dis que c’est impossible.

Je vous jure de vous pardonner.

Non, ma chère Laurine, vous ne le pourriez pas.

Que vous êtes naïf, mon ami, pour ne pas dire niais ! En refusant de me dire ce que vous avez fait, vous me laisserez croire des choses abominables ; et j’y penserai toujours, et je vous en voudrai autant de votre silence que de votre forfait inconnu. Tandis que si vous parlez bien franchement, j’aurai oublié dès demain.

C’est que…

Quoi ? »

Il rougit jusqu’aux oreilles, et d’une voix sérieuse :

« Je me confesse à vous comme je me confesserais à un prêtre, Laurine. »

Elle eut sur les lèvres ce rapide sourire qu’elle prenait parfois en l’écoutant, et d’un ton un peu moqueur :

« Je suis tout oreilles. »

Il reprit :

« Vous savez, ma chère, comme je suis sobre. Je ne bois que de l’eau rougie, et jamais de liqueurs, vous le savez.

Oui, je le sais.

Eh bien, figurez-vous que, vers la fin des grandes manœuvres, je me suis laissé aller à boire un peu, un soir, étant très altéré, très fatigué, très las et…

Vous vous êtes grisé ? Fi, que c’est laid !

Oui, je me suis grisé. »

Elle avait pris un air sévère :

« Mais là, tout à fait grisé, avouez-le, grisé à ne plus marcher, dites ?

Oh ! non, pas tant que ça. J’avais perdu la raison, mais non l’équilibre. Je parlais, je riais, j’étais fou. »

Comme il se taisait, elle demanda : « C’est tout ?

Non.

Ah ! et… après ?

Après… j’ai… j’ai commis une infamie. »

Elle le regardait, inquiète, un peu troublée, émue aussi.

« Quoi donc, mon ami ?

Nous avons soupé avec… avec des actrices… et je ne sais comment cela s’est fait, je vous ai trompée, Laurine ! »

Il avait prononcé cela d’un ton grave, solennel.

Elle eut une petite secousse, et son œil s’éclaira d’une gaieté brusque, d’une gaieté profonde, irrésistible.

Elle dit : « Vous… vous… vous m’avez… »

Et un petit rire sec, nerveux, cassé, lui glissa entre les dents par trois fois, qui lui coupait la parole.

Elle essayait de reprendre son sérieux ; mais chaque fois qu’elle allait prononcer un mot, le rire frémissait au fond de sa gorge, jaillissait, vite arrêté, repartant toujours, repartant comme le gaz d’une bouteille de champagne débouchée dont on ne peut retenir la mousse. Elle mettait la main sur ses lèvres pour se calmer, pour enfoncer dans sa bouche cette crise malheureuse de gaieté ; mais le rire lui coulait entre les doigts, lui secouait la poitrine, s’élançait malgré elle. Elle bégayait : « Vous… vous… m’avez trompée… — Ah !… ah ! ah ! ah !… ah ! ah ! ah ! »

Et elle le regardait d’un air singulier, si railleur, malgré elle, qu’il demeurait interdit, stupéfait.

Et tout d’un coup, n’y tenant plus, elle éclata… Alors elle se mit à rire, d’un rire qui ressemblait à une attaque de nerfs. De petits cris saccadés lui sortaient de la bouche, venus, semblait-il, du fond de la poitrine ; et, les deux mains appuyées sur le creux de son estomac, elle avait de longues quintes jusqu’à étouffer, comme les quintes de toux dans la coqueluche.

Et chaque effort qu’elle faisait pour se calmer amenait un nouvel accès, chaque parole qu’elle voulait dire la faisait se tordre plus fort.

« Mon… mon… mon… pauvre ami… ah ! ah ! ah !… ah ! ah ! ah ! »

Il se leva, la laissant seule sur le fauteuil, et devenant soudain très pâle, il dit :

« Laurine, vous êtes plus qu’inconvenante. »

Elle balbutia, dans un délire de gaieté :

« Que… que voulez-vous… je… je… je ne peux pas… que… que vous êtes drôle… ah ! ah ! ah ! ah !… »

Il devenait livide et la regardait maintenant d’un œil fixe où une pensée étrange s’éveillait. Tout d’un coup, il ouvrit la bouche comme pour crier quelque chose, mais ne dit rien, tourna sur ses talons, et sortit en tirant la porte.

Laurine, pliée en deux, épuisée, défaillante, riait encore d’un rire mourant, qui se ranimait par moments comme la flamme d’un incendie presque éteint.


<t Abandonné (L’)>

L’Abandonné

« Vraiment, je te crois folle, ma chère amie, d’aller te promener dans la campagne par un pareil temps. Tu as, depuis deux mois, de singulières idées. Tu m’amènes, bon gré, mal gré, au bord de la mer, alors que jamais, depuis quarante-cinq ans que nous sommes mariés, tu n’avais eu pareille fantaisie. Tu choisis d’autorité Fécamp, une triste ville, et te voilà prise d’une telle rage de locomotion, toi qui ne remuais jamais, que tu veux te promener à travers champs par le jour le plus chaud de l’année. Dis à d’Apreval de t’accompagner, puisqu’il se prête à tous tes caprices. Quant à moi, je rentre faire la sieste. »

Mme de Cadour se tourna vers son ancien ami :

« Venez-vous avec moi, d’Apreval ? »

Il s’inclina, en souriant, avec une galanterie du temps passé : « Où vous irez, j’irai », dit-il.

« Eh bien, allez attraper une insolation », déclara M. de Cadour. Et il rentra dans l’hôtel des Bains pour s’étendre une heure ou deux sur son lit.

Dès qu’ils furent seuls, la vieille femme et son vieux compagnon se mirent en route. Elle dit, très bas, en lui serrant la main : « Enfin ! — enfin ! »

Il murmura : « Vous êtes folle. Je vous assure que vous êtes folle. Songez à ce que vous risquez. Si cet homme… »

Elle eut un sursaut : « Oh ! Henri, ne dites pas : Cet homme, en parlant de lui. »

Il reprit, d’un ton brusque : « Eh bien ! si notre fils se doute de quelque chose, s’il nous soupçonne, il vous tient, il nous tient. Vous vous êtes bien passée de le voir depuis quarante ans. Qu’avez-vous aujourd’hui ? »

Ils avaient suivi la longue rue qui va de la mer à la ville. Ils tournèrent à droite pour monter la côte d’Étretat. La route blanche se déroulait sous une pluie brûlante de soleil.

Ils allaient lentement sous l’ardente chaleur, à petits pas. Elle avait passé son bras sous celui de son ami, et elle regardait droit devant elle d’un regard fixe, hanté !

Elle prononça : « Ainsi, vous ne l’avez jamais revu non plus ?

Non, jamais !

Est-ce possible ?

Ma chère amie, ne recommençons point cette éternelle discussion. J’ai une femme et des enfants, comme vous avez un mari, nous avons donc l’un et l’autre tout à craindre de l’opinion. »

Elle ne répondit point. Elle songeait à sa jeunesse lointaine, aux choses passées, si tristes.

On l’avait mariée, comme on marie les jeunes filles. Elle ne connaissait guère son fiancé, un diplomate, et elle vécut avec lui, plus tard, de la vie de toutes les femmes du monde.

Mais voilà qu’un jeune homme, M. d’Apreval, marié comme elle, l’aima d’une passion profonde ; et pendant une longue absence de M. de Cadour, parti aux Indes en mission politique, elle succomba.

Aurait-elle pu résister ? se refuser ? Aurait-elle eu la force, le courage de ne pas céder, car elle l’aimait aussi ? Non, vraiment non ! C’eût été trop dur ! elle aurait trop souffert ! Comme la vie est méchante et rusée ! Peut-on éviter certaines atteintes du sort, peut-on fuir la destinée fatale ? Quand on est femme, seule, abandonnée, sans tendresse, sans enfants, peut-on fuir toujours une passion qui se lève sur vous, comme on fuirait la lumière du soleil, pour vivre, jusqu’à sa mort, dans la nuit ?

Comme elle se rappelait tous les détails maintenant, ses baisers, ses sourires, son arrêt sur la porte pour la regarder en entrant chez elle. Quels jours heureux, ses seuls beaux jours, si vite finis !

Puis elle s’aperçut qu’elle était enceinte ! quelles angoisses !

Oh ! ce voyage, dans le Midi, ce long voyage, ces souffrances, ces terreurs incessantes, cette vie cachée dans ce petit chalet solitaire, sur le bord de la Méditerranée, au fond d’un jardin dont elle n’osait pas sortir !

Comme elle se les rappelait, les longs jours qu’elle passait étendue sous un oranger, les yeux levés vers les fruits rouges, tout ronds, dans le feuillage vert ! Comme elle aurait voulu sortir, aller jusqu’à la mer, dont le souffle frais lui venait par-dessus le mur, dont elle entendait les courtes vagues sur la plage, dont elle rêvait la grande surface bleue, luisante de soleil, avec des voiles blanches et une montagne à l’horizon. Mais elle n’osait point franchir la porte. Si on l’avait reconnue, déformée ainsi, montrant sa honte dans sa lourde ceinture !

Et les jours d’attente, les derniers jours torturants ! les alertes ! les souffrances menaçantes ! puis l’effroyable nuit ! Que de misères elle avait endurées !

Quelle nuit, celle-là ! Comme elle avait gémi, crié ! Elle voyait encore la face pâle de son amant, qui lui baisait la main à chaque minute, la figure glabre du médecin, le bonnet blanc de la garde.

Et quelle secousse elle avait sentie en son cœur en entendant ce frêle gémissement d’enfant, ce miaulement, ce premier effort d’une voix d’homme !

Et le lendemain ! le lendemain ! le seul jour de sa vie où elle eût vu et embrassé son fils, car jamais, depuis, elle ne l’avait seulement aperçu !

Et, depuis lors, quelle longue existence vide où flottait toujours, toujours, la pensée de cet enfant. Elle ne l’avait pas revu, pas une seule fois, ce petit être sorti d’elle, son fils ! On l’avait pris, emporté, caché. Elle savait seulement qu’il avait été élevé par des paysans normands, qu’il était devenu lui-même un paysan, et qu’il était marié, bien marié et bien doté par son père, dont il ignorait le nom.

Que de fois, depuis quarante ans, elle avait voulu partir pour le voir, pour l’embrasser. Elle ne se figurait pas qu’il eût grandi ! Elle songeait toujours à cette larve humaine qu’elle avait tenue un jour dans ses bras et serrée contre son flanc meurtri.

Que de fois elle avait dit à son amant : « Je n’y tiens plus, je veux le voir ; je vais partir. »

Toujours il l’avait retenue, arrêtée. Elle ne saurait pas se contenir, se maîtriser ; l’autre devinerait, l’exploiterait. Elle serait perdue.

« Comment est-il ? disait-elle.

Je ne sais pas. Je ne l’ai point revu non plus.

Est-ce possible ? Avoir un fils et ne le point connaître. Avoir peur de lui, l’avoir rejeté comme une honte. »

C’était horrible.

Ils allaient sur la longue route, accablés par la flamme du soleil, montant toujours l’interminable côte.

Elle reprit : « Ne dirait-on pas un châtiment ? Je n’ai jamais eu d’autre enfant. Non, je ne pouvais plus résister à ce désir de le voir, qui me hante depuis quarante ans. Vous ne comprenez pas cela, vous, les hommes. Songez que je suis tout près de la mort. Et je ne l’aurais pas revu !… pas revu, est-ce possible ? Comment ai-je pu attendre si longtemps ? J’ai pensé à lui toute ma vie. Quelle affreuse existence cela m’a fait. Je ne me suis pas réveillée une fois, pas une fois, entendez-vous, sans que ma première pensée n’ait été pour lui, pour mon enfant. Comment est-il ? Oh ! comme je me sens coupable vis-à-vis de lui ! Doit-on craindre le monde en ce cas-là ? J’aurais dû tout quitter, et le suivre, l’élever, l’aimer. J’aurais été plus heureuse, certes. Je n’ai pas osé. J’ai été lâche. Comme j’ai souffert ! Oh ! ces pauvres êtres abandonnés, comme ils doivent haïr leurs mères ! »

Elle s’arrêta brusquement, étranglée par les sanglots. Tout le vallon était désert et muet sous la lumière accablante du jour. Seules, les sauterelles jetaient leur cri sec et continu dans l’herbe jaune et rare des deux côtés de la route.

« Asseyez-vous un peu », dit-il.

Elle se laissa conduire jusqu’au bord du fossé et s’affaissa, la figure dans ses mains. Ses cheveux blancs, tordus en spirales des deux côtés de son visage, se déroulaient, et elle pleurait, déchirée par une douleur profonde.

Il restait debout en face d’elle, inquiet, ne sachant que lui dire. Il murmura : « Allons… du courage. »

Elle se releva : « J’en aurai. » Et, s’essuyant les yeux, elle se remit en marche d’un pas saccadé de vieille.

La route s’enfonçait, un peu plus loin, sous un bouquet d’arbres qui cachait quelques maisons. Ils distinguaient maintenant le choc vibrant et régulier d’un marteau de forge sur une enclume.

Et bientôt ils virent, sur la droite, une charrette arrêtée devant une sorte de maison basse, et, sous un hangar, deux hommes qui ferraient un cheval.

M. d’Apreval s’approcha.

« La ferme de Pierre Bénédict ? » cria-t-il.

Un des hommes répondit : « Prenez l’chemin de gauche, tout contre le p’tit café, et pi suivez tout drait, c’est la troisième après celle à Poret. Y’a une sapinette près d’ la barrière. Y’a pas à se tromper. »

Ils tournèrent à gauche. Elle allait tout doucement maintenant, les jambes défaillantes, le cœur battant avec tant de violence qu’elle suffoquait.

À chaque pas, elle murmurait, comme pour une prière : « Mon Dieu ! oh ! mon Dieu ! » Et une émotion terrible lui serrait la gorge, la faisait vaciller sur ses pieds comme si on lui eût coupé les jarrets.

M. d’Apreval, nerveux, un peu pâle, lui dit brusquement : « Si vous ne savez pas vous maîtriser davantage, vous allez vous trahir tout de suite. Tâchez donc de vous dominer. »

Elle balbutia : « Est-ce que je le puis ? Mon enfant ! Quand je songe que je vais voir mon enfant ! »

Ils suivaient un de ces petits chemins de campagne encaissés entre les cours des fermes, ensevelis sous un double rang de hêtres alignés sur les fossés.

Et, tout d’un coup, ils se trouvèrent devant une barrière de bois qu’abritait un jeune sapin.

« C’est ici », dit-il.

Elle s’arrêta net, et regarda.

La cour, plantée de pommiers, était grande, s’étendant jusqu’à la petite maison d’habitation, couverte en chaume. En face, l’écurie, la grange, l’étable, le poulailler. Sous un toit d’ardoises, les voitures, charrette, tombereau, cabriolet. Quatre veaux broutaient l’herbe bien verte sous l’abri des arbres. Les poules noires erraient dans tous les coins de l’enclos.

Aucun bruit. La porte de la maison était ouverte. Mais on ne voyait personne.

Ils entrèrent. Aussitôt un chien noir sortit d’un baril roulé au pied d’un grand poirier et se mit à japper avec fureur.

Contre le mur de la maison, en arrivant, quatre ruches posées sur des planches alignaient leurs dômes de paille.

M. d’Apreval, devant le logis, cria : « Y a-t-il du monde ? » Une enfant parut ; une petite fille de dix ans environ, vêtue d’une chemise et d’une jupe de laine, les jambes nues et sales, l’air timide et sournois. Elle restait debout dans l’encadrement de la porte comme pour en défendre l’entrée.

« Qué qu’ vous voulez ? dit-elle.

Ton père est-il là ?

Non.

Où est-il ?

J’ sais point.

Et ta maman ?

All’ est aux vaques.

Va-t-elle revenir bientôt ?

J’ sais point. »

Et, brusquement, la vieille femme, comme si elle eût craint qu’on l’entraînât de force, prononça d’une voix précipitée :

« Je ne m’en irai pas sans l’avoir vu.

Nous allons l’attendre, ma chère amie. » Comme ils se retournaient, ils aperçurent une paysanne qui s’en venait vers la maison, portant deux seaux de fer-blanc qui semblaient lourds et que le soleil frappait par moments d’une flamme éclatante et blanche.

Elle boitait de la jambe droite, et, la poitrine roulée dans un tricot brun, terni, lavé par les pluies, roussi par les étés, elle avait l’air d’une pauvre servante, misérable et sale.

« V’là maman », dit l’enfant.

Quand elle fut près de sa demeure, elle regarda les étrangers d’un air mauvais et soupçonneux ; puis elle entra chez elle comme si elle ne les avait pas vus.

Elle semblait vieille, avec une figure creuse, jaune, dure ; cette figure de bois des campagnardes.

M. d’Apreval la rappela.

« Dites, madame, nous sommes entrés pour vous demander de nous vendre deux verres de lait. »

Elle grommela, en reparaissant sur sa porte, après avoir posé ses seaux.

« Je n’ vends point de lait.

C’est que nous avons bien soif. Madame est vieille et très fatiguée. N’y a-t-il pas moyen d’avoir quelque chose à boire ? »

La paysanne les considérait d’un œil inquiet et sournois.

Enfin, elle se décida.

« Pisque vous êtes là, je vas tout de même vous en donner », dit-elle.

Et elle disparut dans son logis.

Puis l’enfant sortit, portant deux chaises qu’elle posa sous un pommier ; et la mère s’en vint à son tour avec deux bols de lait mousseux qu’elle mit aux mains des visiteurs.

Puis elle demeura debout devant eux comme pour les surveiller et deviner leurs desseins.

« Vous êtes de Fécamp ? » dit-elle.

M. d’Apreval répondit :

« Oui, nous sommes à Fécamp pour l’été. » Puis, après un silence, il reprit :

« Est-ce que vous pourriez nous vendre des poulets toutes les semaines ? »

La paysanne hésita, puis répondit :

« Mais, tout de même. C’est-il des jeunes que vous voulez ?

Oui, des jeunes.

Combien que vous payez ça, au marché ? »

D’Apreval, qui l’ignorait, se tourna vers son amie :

« Combien donc payez-vous les volailles, ma chère, les jeunes volailles ? »

Elle balbutia, les yeux pleins de larmes :

« Quatre francs et quatre francs cinquante. »

La fermière la regarda de coin, étonnée, puis elle demanda :

« Est-elle malade, c’te dame, pisqu’all’ pleure ? »

Il ne savait que répondre, et bégaya :

« Non… non… mais elle… elle a perdu sa montre en route, une belle montre, et ça lui a fait de la peine. Si quelqu’un la trouve, vous nous préviendrez. »

La mère Bénédict ne répondit rien, jugeant ça louche.

Et soudain, elle prononça :

« V’là m’n’homme ! »

Elle seule l’avait vu entrer, car elle faisait face à la barrière.

D’Apreval eut un sursaut, Mme de Cadour faillit tomber en se tournant éperdument sur sa chaise.

Un homme était là, à dix pas, tirant une vache au bout d’une corde, courbé en deux, soufflant.

Il prononça, sans s’occuper des visiteurs :

« Maudit ! qué rosse ! »

Et il passa, allant vers l’étable où il disparut.

Les larmes de la vieille femme s’étaient taries brusquement, et elle demeurait effarée, sans paroles, sans pensée : « Son fils, c’était là son fils ! »

D’Apreval, que la même idée avait blessé, articula d’une voix troublée :

« C’est bien M. Bénédict ? »

La fermière, méfiante, demanda :

« Qué qui vous a dit son nom ? »

Il reprit :

« C’est le forgeron au coin de la grand-route. »

Puis tous se turent, ayant les yeux fixés sur la porte de l’étable. Elle faisait une sorte de trou noir dans le mur du bâtiment. On ne voyait rien dedans, mais on entendait des bruits vagues, des mouvements, des pas amortis par la paille semée à terre.

Il reparut sur le seuil, s’essuyant le front, et il revint vers la maison d’un grand pas lent qui le soulevait à chaque enjambée.

Il passa encore devant ces étrangers sans paraître les remarquer, et il dit à sa femme :

« Va me tirer une cruche d’ cidre, j’ai sef. »

Puis il entra dans sa demeure. La fermière s’en alla vers le cellier, laissant seuls les Parisiens.

Et Mme de Cadour, éperdue, bégaya :

« Allons-nous-en, Henry, allons-nous-en. »

D’Apreval lui prit le bras, la souleva, et la soutenant de toute sa force, car il sentait bien qu’elle allait tomber, il l’entraîna, après avoir jeté cinq francs sur une des chaises.

Dès qu’ils eurent franchi la barrière, elle se mit à sangloter, toute secouée par la douleur et balbutiant :

« Oh ! oh ! voilà ce que vous en avez fait ?…

Il était fort pâle. Il répondit d’un ton sec :

« J’ai fait ce que j’ai pu. Sa ferme vaut quatre-vingt mille francs. C’est une dot que n’ont pas tous les enfants de bourgeois. »

Et ils revinrent tout doucement, sans ajouter un mot. Elle pleurait toujours. Les larmes coulaient de ses yeux et roulaient sur ses joues, sans cesse.

Elles s’arrêtèrent enfin, et ils rentrèrent dans Fécamp.

M. de Cadour les attendait pour dîner. Il se mit à rire et cria, en les apercevant :

« Très bien, ma femme a attrapé une insolation. J’en suis ravi. Vraiment, je crois qu’elle perd la tête, depuis quelque temps ! »

Ils ne répondirent ni l’un ni l’autre ; et comme le mari demandait, en se frottant les mains :

« Avez-vous fait une jolie promenade au moins ? »

D’Apreval répondit :

« Charmante, mon cher, tout à fait charmante. »


<t Yvette>

Yvette

I

En sortant du Café-Riche, Jean de Servigny dit à Léon Saval :

« Si tu veux, nous irons à pied. Le temps est trop beau pour prendre un fiacre. »

Et son ami répondit :

« Je ne demande pas mieux. »

Jean reprit :

« Il est à peine onze heures, nous arriverons beaucoup avant minuit, allons donc doucement. »

Une cohue agitée grouillait sur le boulevard, cette foule des nuits d’été qui remue, boit, murmure et coule comme un fleuve, pleine de bien-être et de joie. De place en place, un café jetait une grande clarté sur le tas de buveurs assis sur le trottoir devant les petites tables couvertes de bouteilles et de verres, encombrant le passage de leur foule pressée. Et sur la chaussée, les fiacres aux yeux rouges, bleus ou verts, passaient brusquement dans la lueur vive de la devanture illuminée, montrant une seconde la silhouette maigre et trottinante du cheval, le profil élevé du cocher, et le coffre sombre de la voiture. Ceux de l’Urbaine faisaient des taches claires et rapides avec leurs panneaux jaunes frappés par la lumière.

Les deux amis marchaient d’un pas lent, un cigare à la bouche, en habit, le pardessus sur le bras, une fleur à la boutonnière et le chapeau un peu sur le côté, comme on le porte quelquefois, par nonchalance, quand on a bien dîné et quand la brise est tiède.

Ils étaient liés depuis le collège par une affection étroite, dévouée, solide.

Jean de Servigny, petit, svelte, un peu chauve, un peu frêle, très élégant, la moustache frisée, les yeux clairs, la lèvre fine, était un de ces hommes de nuit qui semblent nés et grandis sur le boulevard, infatigable bien qu’il eût toujours l’air exténué, vigoureux bien que pâle, un de ces minces Parisiens en qui le gymnase, l’escrime, les douches et l’étuve ont mis une force nerveuse et factice. Il était connu par ses noces autant que par son esprit, par sa fortune, par ses relations, par cette sociabilité, cette amabilité, cette galanterie mondaine, spéciales à certains hommes.

Vrai Parisien, d’ailleurs, léger, sceptique, changeant, entraînable, énergique et irrésolu, capable de tout et de rien, égoïste par principe et généreux par élans, il mangeait ses rentes avec modération et s’amusait avec hygiène. Indifférent et passionné, il se laissait aller et se reprenait sans cesse, combattu par des instincts contraires et cédant à tous pour obéir, en définitive, à sa raison de viveur dégourdi dont la logique de girouette consistait à suivre le vent et à tirer profit des circonstances sans prendre la peine de les faire naître.

Son compagnon Léon Saval, riche aussi, était un de ces superbes colosses qui font se retourner les femmes dans les rues. Il donnait l’idée d’un monument fait homme, d’un type de la race, comme ces objets modèles qu’on envoie aux expositions. Trop beau, trop grand, trop large, trop fort, il péchait un peu par excès de tout, par excès de qualités. Il avait fait d’innombrables passions.

Il demanda, comme ils arrivaient devant le Vaudeville :

« As-tu prévenu cette dame que tu allais me présenter chez elle ? »

Servigny se mit à rire.

« Prévenir la marquise Obardi ! Fais-tu prévenir un cocher d’omnibus que tu monteras dans sa voiture au coin du boulevard ? »

Saval, alors, un peu perplexe, demanda :

« Qu’est-ce donc au juste que cette personne ? »

Et son ami répondit :

« Une parvenue, une rastaquouère, une drôlesse charmante, sortie on ne sait d’où, apparue un jour, on ne sait comment, dans le monde des aventuriers, et sachant y faire figure. Que nous importe d’ailleurs. On dit que son vrai nom, son nom de fille, car elle est restée fille à tous les titres, sauf au titre innocence, est Octavie Bardin, d’où Obardi, en conservant la première lettre du prénom, et en supprimant la dernière du nom.

« C’est d’ailleurs une aimable femme, dont tu seras inévitablement l’amant, toi, de par ton physique. On n’introduit pas Hercule chez Messaline, sans qu’il se produise quelque chose. J’ajoute cependant que si l’entrée est libre en cette demeure, comme dans les bazars, on n’est pas strictement forcé d’acheter ce qui se débite dans la maison. On y tient l’amour et les cartes, mais on ne vous contraint ni à l’un ni aux autres. La sortie aussi est libre.

« Elle s’installa dans le quartier de l’Étoile, quartier suspect, voici trois ans, et ouvrit ses salons à cette écume des continents qui vient exercer à Paris ses talents divers, redoutables et criminels.

« J’allai chez elle ! Comment ? Je ne le sais plus. J’y allai, comme nous allons tous là-dedans, parce qu’on y joue, parce que les femmes sont faciles et les hommes malhonnêtes, J’aime ce monde de flibustiers à décorations variées, tous étrangers, tous nobles, tous titrés, tous inconnus à leurs ambassades, à l’exception des espions. Tous parlent de l’honneur à propos de bottes, citent leurs ancêtres à propos de rien, racontent leur vie à propos de tout, hâbleurs, menteurs, filous, dangereux comme leurs cartes, trompeurs comme leurs noms, braves parce qu’il le faut, à la façon des assassins qui ne peuvent dépouiller les gens qu’à la condition d’exposer leur vie. C’est l’aristocratie du bagne, enfin.

« Je les adore. Ils sont intéressants à pénétrer, intéressants à connaître, amusants à entendre, souvent spirituels, jamais banals comme des fonctionnaires français. Leurs femmes sont toujours jolies, avec une petite saveur de coquinerie étrangère, avec le mystère de leur existence passée, passée peut-être à moitié dans une maison de correction. Elles ont en général des yeux superbes et des cheveux incomparables, le vrai physique de l’emploi, une grâce qui grise, une séduction qui pousse aux folies, un charme malsain, irrésistible ! Ce sont des conquérantes à la façon des routiers d’autrefois, des rapaces, de vraies femelles d’oiseaux de proie. Je les adore aussi.

« La marquise Obardi est le type de ces drôlesses élégantes. Mûre et toujours belle, charmeuse et féline, on la sent vicieuse jusque dans les moelles. On s’amuse beaucoup chez elle, on y joue, on y danse, on y soupe… on y fait enfin tout ce qui constitue les plaisirs de la vie mondaine. »

Léon Saval demanda : « As-tu été ou es-tu son amant ? »

Servigny répondit : « Je ne l’ai pas été, je ne le suis pas et je ne le serai point. Moi, je vais surtout dans la maison pour la fille.

Ah ! Elle a une fille ?

Si elle a une fille ! Une merveille, mon cher. C’est aujourd’hui la principale attraction de cette caverne. Grande, magnifique, mûre à point, dix-huit ans, aussi blonde que sa mère est brune, toujours joyeuse, toujours prête pour les fêtes, toujours riant à pleine bouche et dansant à corps perdu. Qui l’aura ? ou qui l’a eue ? On ne sait pas. Nous sommes dix qui attendons, qui espérons.

« Une fille comme ça, entre les mains d’une femme comme la marquise, c’est une fortune. Et elles jouent serré, les deux gaillardes. On n’y comprend rien. Elles attendent peut-être une occasion… meilleure… que moi. Mais, moi, je te réponds bien que je la saisirai… l’occasion, si je la rencontre.

« Cette fille, Yvette, me déconcerte absolument, d’ailleurs. C’est un mystère. Si elle n’est pas le monstre d’astuce et de perversité le plus complet que j’aie jamais vu, elle est certes le phénomène d’innocence le plus merveilleux qu’on puisse trouver. Elle vit dans ce milieu infâme avec une aisance tranquille et triomphante, admirablement scélérate ou naïve.

« Merveilleux rejeton d’aventurière, poussé sur le fumier de ce monde-là, comme une plante magnifique nourrie de pourritures, ou bien fille de quelque homme de haute race, de quelque grand artiste ou de quelque grand seigneur, de quelque prince ou de quelque roi tombé, un soir, dans le lit de la mère, on ne peut comprendre ce qu’elle est ni ce qu’elle pense. Mais tu vas la voir. »

Saval se mit à rire et dit :

« Tu en es amoureux.

Non. Je suis sur les rangs, ce qui n’est pas la même chose. Je te présenterai d’ailleurs mes coprétendants les plus sérieux. Mais j’ai des chances marquées. J’ai de l’avance, on me montre quelque faveur. »

Saval répéta :

« Tu es amoureux.

Non. Elle me trouble, me séduit et m’inquiète, m’attire et m’effraye. Je me méfie d’elle comme d’un piège, et j’ai envie d’elle comme on a envie d’un sorbet quand on a soif. Je subis son charme et je ne l’approche qu’avec l’appréhension qu’on aurait d’un homme soupçonné d’être un adroit voleur. Près d’elle j’éprouve un entraînement irraisonné vers sa candeur possible et une méfiance très raisonnable contre sa rouerie non moins probable. Je me sens en contact avec un être anormal, en dehors des règles naturelles, exquis ou détestable. Je ne sais pas. »

Saval prononça pour la troisième fois :

« Je te dis que tu es amoureux. Tu parles d’elle avec une emphase de poète et un lyrisme de troubadour. Allons, descends en toi, tâte ton cœur et avoue. »

Servigny fit quelques pas sans rien répondre, puis reprit :

« C’est possible, après tout. Dans tous les cas, elle me préoccupe beaucoup. Oui, je suis peut-être amoureux. J’y songe trop. Je pense à elle en m’endormant et aussi en me réveillant… c’est assez grave. Son image me suit, me poursuit, m’accompagne sans cesse, toujours devant moi, autour de moi, en moi. Est-ce de l’amour, cette obsession physique ? Sa figure est entrée si profondément dans mon regard que je la vois sitôt que je ferme les yeux. J’ai un battement de cœur chaque fois que je l’aperçois, je ne le nie point. Donc je l’aime, mais drôlement. Je la désire avec violence, et l’idée d’en faire ma femme me semblerait une folie, une stupidité, une monstruosité. J’ai un peu peur d’elle aussi, une peur d’oiseau sur qui plane un épervier. Et je suis jaloux d’elle encore, jaloux de tout ce que j’ignore dans ce cœur incompréhensible. Et je me demande toujours : “ Est-ce une gamine charmante ou une abominable coquine ? ” Elle dit des choses à faire frémir une armée ; mais les perroquets aussi. Elle est parfois imprudente ou impudique à me faire croire à sa candeur immaculée, et parfois naïve, d’une naïveté invraisemblable, à me faire douter qu’elle ait jamais été chaste. Elle me provoque, m’excite comme une courtisane et se garde en même temps comme une vierge. Elle paraît m’aimer et se moque de moi ; elle s’affiche en public comme si elle était ma maîtresse et me traite dans l’intimité comme si j’étais son frère ou son valet.

« Parfois je m’imagine qu’elle a autant d’amants que sa mère. Parfois je me figure qu’elle ne soupçonne rien de la vie, mais rien, entends-tu ?

« C’est d’ailleurs une liseuse de romans enragée. Je suis, en attendant mieux, son fournisseur de livres. Elle m’appelle son “ bibliothécaire ”.

« Chaque semaine, la Librairie Nouvelle lui adresse, de ma part, tout ce qui a paru, et je crois qu’elle lit tout, pêle-mêle.

« Ça doit faire dans sa tête une étrange salade.

« Cette bouillie de lecture est peut-être pour quelque chose dans les allures singulières de cette fille. Quand on contemple l’existence à travers quinze mille romans, on doit la voir sous un drôle de jour et se faire, sur les choses, des idées assez baroques.

« Quant à moi, j’attends. Il est certain, d’un côté, que je n’ai jamais eu pour aucune femme le béguin que j’ai pour celle-là.

« Il est encore certain que je ne l’épouserai pas.

« Donc, si elle a eu des amants, j’augmenterai l’addition. Si elle n’en a pas eu, je prends le numéro un, comme au tramway.

« Le cas est simple. Elle ne se mariera pas, assurément. Qui donc épouserait la fille de la marquise Obardi, d’Octavie Bardin ? Personne, pour mille raisons.

« Où trouverait-on un mari ? Dans le monde ? Jamais. La maison de la mère est une maison publique dont la fille attire la clientèle. On n’épouse pas dans ces conditions-là.

« Dans la bourgeoisie ? Encore moins. Et d’ailleurs la marquise n’est pas femme à faire de mauvaises opérations ; elle ne donnerait définitivement Yvette qu’à un homme de grande position, qu’elle ne découvrira pas.

« Dans le peuple, alors ? Encore moins. Donc, pas d’issue. Cette demoiselle-là n’est ni du monde, ni de la bourgeoisie, ni du peuple, elle ne peut entrer par une union dans aucune de ces classes de la société.

« Elle appartient par sa mère, par sa naissance, par son éducation, par son hérédité, par ses manières, par ses habitudes, à la prostitution dorée.

« Elle ne peut lui échapper, à moins de se faire religieuse, ce qui n’est guère probable, étant donné ses manières et ses goûts. Elle n’a donc qu’une profession possible : l’amour. Elle y viendra, à moins qu’elle ne l’exerce déjà. Elle ne saurait fuir sa destinée. De jeune fille elle deviendra fille, tout simplement. Et je voudrais bien être le pivot de cette transformation.

« J’attends. Les amateurs sont nombreux. Tu verras là un Français, M. de Belvigne ; un Russe, appelé le prince Kravalow, et un Italien, le chevalier Valréali, qui ont posé nettement leurs candidatures et qui manœuvrent en conséquence. Nous comptons, en outre, autour d’elle, beaucoup de maraudeurs de moindre importance.

« La marquise guette. Mais je crois qu’elle a des vues sur moi. Elle me sait fort riche et elle possède moins les autres.

« Son salon est d’ailleurs le plus étonnant que je connaisse dans ce genre d’expositions. On y rencontre même des hommes fort bien, puisque nous y allons, et nous ne sommes pas les seuls. Quant aux femmes, elle a trouvé, ou plutôt elle a trié ce qu’il y a de mieux dans la hotte aux pilleuses de bourses. Où les a-t-elle découvertes ? on l’ignore. C’est un monde à côté de celui des vraies drôlesses, à côté de la bohème, à côté de tout. Elle a eu d’ailleurs une inspiration de génie, c’est de choisir spécialement les aventurières en possession d’enfants, de filles principalement. De sorte qu’un imbécile se croirait là chez des honnêtes femmes ! »

Ils avaient atteint l’avenue des Champs-Élysées. Une brise légère passait doucement dans les feuilles, glissait par moments sur les visages, comme les souffles doux d’un éventail géant balancé quelque part dans le ciel. Des ombres muettes erraient sous les arbres ; d’autres, sur les bancs, faisaient une tache sombre. Et ces ombres parlaient très bas, comme si elles se fussent confié des secrets importants ou honteux.

Servigny reprit :

« Tu ne te figures pas la collection de titres de fantaisie qu’on rencontre dans ce repaire.

« À ce propos, tu sais que je vais te présenter sous le nom de comte Saval, Saval tout court serait mal vu, très mal vu. »

Son ami s’écria :

« Ah ! mais non, par exemple. Je ne veux pas qu’on me suppose, même un soir, même chez ces gens-là, le ridicule de vouloir m’affubler d’un titre. Ah ! mais non. »

Servigny se mit à rire.

« Tu es stupide. Moi, là-dedans, on m’a baptisé le duc de Servigny. Je ne sais ni comment ni pourquoi. Toujours est-il que je suis et que je demeure M. le duc de Servigny, sans me plaindre et sans protester. Ça ne me gêne pas. Sans cela je serais affreusement méprisé. »

Mais Saval ne se laissait point convaincre.

« Toi, tu es noble, ça peut aller. Pour moi, non, je resterai le seul roturier du salon. Tant pis, ou tant mieux. Ce sera mon signe de distinction… et… ma supériorité. »

Servigny s’entêtait.

« Je t’assure que ce n’est pas possible, mais pas possible, entends-tu ? Cela paraîtrait presque monstrueux. Tu ferais l’effet d’un chiffonnier dans une réunion d’empereurs. Laisse-moi faire, je te présenterai comme le vice-roi du Haut-Mississipi, et personne ne s’étonnera. Quand on prend des grandeurs, on n’en saurait trop prendre.

Non, encore une fois, je ne veux pas.

Soit. Mais, en vérité, je suis bien sot de vouloir te convaincre. Je te défie d’entrer là-dedans sans qu’on te décore d’un titre comme on donne aux dames des bouquets de violettes au seuil de certains magasins. »

Ils tournèrent à droite dans la rue de Berri, montèrent au premier étage d’un bel hôtel moderne et laissèrent aux mains de quatre domestiques en culotte courte leurs pardessus et leurs cannes. Une odeur chaude de fête, une odeur de fleurs, de parfums, de femmes, alourdissait l’air ; et un grand murmure confus et continu venait des pièces voisines qu’on sentait pleines de monde.

Une sorte de maître des cérémonies, haut, droit, ventru, sérieux, la face encadrée de favoris blancs, s’approcha du nouveau venu en demandant avec un court et fier salut :

« Qui dois-je annoncer ? »

Servigny répondit : « M. Saval. »

Alors, d’une voix sonore, l’homme ouvrant la porte, cria dans la foule des invités :

« M. le duc de Servigny.

« M. le baron aval. »

Le premier salon était peuplé de femmes. Ce qu’on apercevait d’abord, c’était un étalage de seins nus, au-dessus d’un flot d’étoffes éclatantes.

La maîtresse de maison, debout, causant avec trois amies, se retourna et s’en vint d’un pas majestueux, avec une grâce dans la démarche et un sourire sur les lèvres.

Son front étroit, très bas, était couvert d’une masse de cheveux d’un noir luisant, pressés comme une toison, mangeant même un peu des tempes.

Elle était grande, un peu trop forte, un peu trop grasse, un peu mûre, mais très belle, d’une beauté lourde, chaude, puissante. Sous ce casque de cheveux, qui faisait rêver, qui faisait sourire, qui la rendait mystérieusement désirable, s’ouvraient des yeux énormes, noirs aussi. Le nez était un peu mince, la bouche grande, infiniment séduisante, faite pour parler et pour conquérir.

Son charme le plus vif était d’ailleurs dans sa voix. Elle sortait de cette bouche comme l’eau sort d’une source, si naturelle, si légère, si bien timbrée, si claire, qu’on éprouvait une jouissance physique à l’entendre. C’était une joie pour l’oreille d’écouter les paroles souples couler de là avec une grâce de ruisseau qui s’échappe, et, c’était une joie pour le regard de voir s’ouvrir, pour leur donner passage, ces belles lèvres un peu trop rouges.

Elle tendit une main à Servigny, qui la baisa, et, laissant tomber son éventail au bout d’une chaînette d’or travaillé, elle donna l’autre à Saval, en lui disant :

« Soyez le bienvenu, baron, tous les amis du duc sont chez eux ici. »

Puis, elle fixa son regard brillant sur le colosse qu’on lui présentait. Elle avait sur la lèvre supérieure un petit duvet noir, un soupçon de moustache, plus sombre quand elle parlait. Elle sentait bon, une odeur forte, grisante, quelque parfum d’Amérique ou des Indes.

D’autres personnes entraient, marquis, comtes ou princes. Elle dit à Servigny, avec une gracieuseté de mère :

« Vous trouverez ma fille dans l’autre salon. Amusez-vous, messieurs, la maison vous appartient. »

Et elle les quitta pour aller aux derniers venus, en jetant à Saval ce coup d’œil souriant et fuyant qu’ont les femmes pour faire comprendre qu’on leur a plu.

Servigny saisit le bras de son ami.

« Je vais te piloter, dit-il. Ici, dans le salon où nous sommes, les femmes, c’est le temple de la Chair, fraîche ou non. Objets d’occasion valant le neuf, et même mieux, cotés cher, à prendre à bail. À gauche, le jeu. C’est le temple de l’Argent. Tu connais ça. Au fond, on danse, c’est le temple de l’Innocence, le sanctuaire, le marché aux jeunes filles. C’est là qu’on expose sous tous les rapports, les produits de ces dames. On consentirait même à des unions légitimes ! C’est l’avenir, l’espérance… de nos nuits. Et c’est aussi ce qu’il y a de plus curieux dans ce musée des maladies morales, ces fillettes dont l’âme est disloquée comme les membres des petits clowns issus de saltimbanques. Allons les voir. »

Il saluait à droite, à gauche, galant, un compliment aux lèvres, couvrant d’un regard vif d’amateur chaque femme décolletée qu’il connaissait.

Un orchestre, au fond du second salon, jouait une valse ; et ils s’arrêtèrent sur la porte pour regarder. Une quinzaine de couples tournaient ; les hommes graves, les danseuses avec un sourire figé sur les lèvres. Elles montraient beaucoup de peau, comme leurs mères ; et le corsage de quelques-unes n’étant soutenu que par un mince ruban qui contournait la naissance du bras, on croyait apercevoir, par moments, une tache sombre sous les aisselles.

Soudain, du fond de l’appartement, une grande fille s’élança, traversant tout, heurtant les danseurs, et relevant de sa main gauche la queue démesurée de sa robe. Elle courait à petits pas rapides comme courent les femmes dans les foules, et elle cria :

« Ah ! voilà Muscade. Bonjour, Muscade ! »

Elle avait sur les traits un épanouissement de vie, une illumination de bonheur. Sa chair blanche, dorée, une chair de rousse, semblait rayonner. Et l’amas de ses cheveux, tordus sur sa tête, des cheveux cuits au feu, des cheveux flambants, pesait sur son front, chargeait son cou flexible encore un peu mince.

Elle paraissait faite pour se mouvoir comme sa mère était faite pour parler, tant ses gestes étaient naturels, nobles et simples. Il semblait qu’on éprouvait une joie morale et un bien-être physique à la voir marcher, remuer, pencher la tête, lever le bras.

Elle répétait :

« Ah ! Muscade, bonjour, Muscade. »

Servigny lui secoua la main violemment comme à un homme, et il lui présenta :

« Mam’zelle Yvette, mon ami le baron Saval. »

Elle salua l’inconnu, puis le dévisagea :

« Bonjour, monsieur. Êtes-vous tous les jours aussi grand que ça ?»

Servigny répondit de ce ton gouailleur qu’il avait avec elle, pour cacher ses méfiances et ses incertitudes :

« Non, mam’zelle. Il a pris ses plus fortes dimensions pour plaire à votre maman qui aime les masses. »

Et la jeune fille prononça avec un sérieux comique :

« Très bien alors ! Mais quand vous viendrez pour moi, vous diminuerez un peu, s’il vous plaît ; je préfère les entre-deux. Tenez, Muscade est bien dans mes proportions. »

Et elle tendit au dernier venu sa petite main grande ouverte.

Puis, elle demanda :

« Est-ce que vous dansez, Muscade ? voyons, un tour de valse. »

Sans répondre, d’un mouvement rapide, emporté, Servigny lui enlaça la taille, et ils disparurent aussitôt avec une furie de tourbillon.

Ils allaient plus vite que tous, tournaient, tournaient, couraient en pivotant éperdument, liés à ne plus faire qu’un, et le corps droit, les jambes presque immobiles, comme si une mécanique invisible, cachée sous leurs pieds, les eût fait voltiger ainsi.

Ils paraissaient infatigables. Les autres danseurs s’arrêtaient peu à peu. Ils restèrent seuls, valsant indéfiniment. Ils avaient l’air de ne plus savoir où ils étaient, ni ce qu’ils faisaient, d’être partis bien loin du bal, dans l’extase. Et les musiciens de l’orchestre allaient toujours, les regards fixés sur ce couple forcené ; et tout le monde le contemplait, et quand il s’arrêta enfin, on applaudit.

Elle était un peu rouge, à présent, avec des yeux étranges, des yeux ardents et timides, moins hardis que tout à l’heure, des yeux troublés, si bleus avec une pupille si noire qu’ils ne semblaient point naturels.

Servigny paraissait gris. Il s’appuya contre une porte pour reprendre son aplomb.

Elle lui dit :

« Pas de tête, mon pauvre Muscade, je suis plus solide que vous. »

Il souriait d’un rire nerveux et il la dévorait du regard avec des convoitises bestiales dans l’œil et dans le pli des lèvres.

Elle demeurait devant lui, laissant en plein, sous la vue du jeune homme, sa gorge découverte que soulevait son souffle.

Elle reprit :

« Dans certains moments, vous avez l’air d’un chat qui va sauter sur les gens. Voyons, donnez-moi votre bras, et allons retrouver votre ami. »

Sans dire un mot, il offrit son bras, et ils traversèrent le grand salon.

Saval n’était plus seul. La marquise Obardi l’avait rejoint. Elle lui parlait de choses mondaines, de choses banales avec cette voix ensorcelante qui grisait. Et, le regardant au fond de la pensée, elle semblait lui dire d’autres paroles que celles prononcées par sa bouche. Quand elle aperçut Servigny, son visage aussitôt prit une expression souriante et, se tournant vers lui :

« Vous savez, mon cher duc, que je viens de louer une villa à Bougival pour y passer deux mois. Je compte que vous viendrez m’y voir. Amenez votre ami. Tenez, je m’y installe lundi, voulez-vous venir dîner tous les deux samedi prochain ? Je vous garderai toute la journée du lendemain. »

Servigny tourna brusquement la tête vers Yvette. Elle souriait, tranquille, sereine, et elle dit avec une assurance qui n’autorisait aucune hésitation :

« Mais certainement que Muscade viendra dîner samedi. Ce n’est pas la peine de le lui demander. Nous ferons un tas de bêtises, à la campagne. »

Il crut voir une promesse naître dans son sourire et saisir une intention dans sa voix.

Alors la marquise releva ses grands yeux noirs sur Saval.

« Et vous aussi, baron ? »

Et son sourire à elle n’était point douteux. Il s’inclina :

« Je serai trop heureux, madame. »

Yvette murmura, avec une malice naïve ou perfide :

« Nous allons scandaliser tout le monde, là-bas, n’est-ce pas, Muscade ? et faire rager mon régiment. »

Et d’un coup d’œil elle désignait quelques hommes qui les observaient de loin.

Servigny lui répondit :

« Tant que vous voudrez, mam’zelle. »

En lui parlant, il ne prononçait jamais mademoiselle, par suite d’une camaraderie familière.

Et Saval demanda :

« Pourquoi donc Mlle Yvette appelle-t-elle toujours mon ami Servigny “ Muscade ” ? »

La jeune fille prit un air candide :

« C’est parce qu’il vous glisse toujours dans la main, monsieur. On croit le tenir, on ne l’a jamais. »

La marquise prononça d’un ton nonchalant, suivant visiblement une autre pensée et sans quitter les yeux de Saval :

« Ces enfants sont-ils drôles ! »

Yvette se fâcha :

« Je ne suis pas drôle ; je suis franche ! Muscade me plaît, et il me lâche toujours, c’est embêtant, cela. »

Servigny fit un grand salut.

« Je ne vous quitte plus, mam’zelle, ni jour ni nuit. »

Elle eut un geste de terreur :

« Ah ! mais non ! par exemple ! Dans le jour, je veux bien, mais la nuit, vous me gêneriez. »

Il demanda avec impertinence :

« Pourquoi ça ? »

Elle répondit avec une audace tranquille :

« Parce que vous ne devez pas être aussi bien en déshabillé. »

La marquise, sans paraître émue, s’écria :

« Mais ils disent des énormités. On n’est pas innocent à ce point. »

Et Servigny, d’un ton railleur, ajouta :

« C’est aussi mon avis, marquise. »

Yvette fixa les yeux sur lui, et, d’un ton hautain, blessé :

« Vous, vous venez de commettre une grossièreté, ça vous arrive trop souvent depuis quelque temps. »

Et s’étant retournée, elle appela :

« Chevalier, venez me défendre, on m’insulte. »

Un homme maigre, brun, lent dans ses allures, s’approcha :

« Quel est le coupable ? » dit-il, avec un sourire contraint.

Elle désigna Servigny d’un coup de tête :

« C’est lui ; mais je l’aime tout de même plus que vous tous, parce qu’il est moins ennuyeux. »

Le chevalier Valréali s’inclina :

« On fait ce qu’on peut. Nous avons peut-être moins de qualités, mais non moins de dévouement. »

Un homme s’en venait, ventru, de haute taille, à favoris gris, parlant fort.

« Mademoiselle Yvette, je suis votre serviteur. »

Elle s’écria :

« Ah ! monsieur de Bel vigne. »

Puis, se tournant vers Saval, elle présenta :

« Mon prétendant en titre, grand, gros, riche et bête. C’est comme ça que je les aime. Un vrai tambour-major… de table d’hôte. Tiens, mais vous êtes encore plus grand que lui. Comment est-ce que je vous baptiserai ?… Bon ! je vous appellerai M. de Rhodes fils, à cause du colosse qui était certainement votre père. Mais vous devez avoir des choses intéressantes à vous dire, vous deux, par-dessus la tête des autres, bonsoir. »

Et elle s’en alla vers l’orchestre, vivement, pour prier les musiciens de jouer un quadrille.

Mme Obardi semblait distraite. Elle dit à Servigny d’une voix lente, pour parler :

« Vous la taquinez toujours, vous lui donnerez mauvais caractère, et un tas de vilains défauts. »

Il répliqua :

« Vous n’avez donc pas terminé son éducation ? »

Elle eut l’air de ne pas comprendre et elle continuait à sourire avec bienveillance.

Mais elle aperçut, venant vers elle, un monsieur solennel et constellé de croix, et elle courut à lui :

« Ah ! prince, prince, quel bonheur ! »

Servigny reprit le bras de Saval, et l’entraînant :

« Voilà le dernier prétendant sérieux, le prince Kravalow. N’est-ce pas qu’elle est superbe ? »

Et Saval répondit :

« Moi, je les trouve superbes toutes les deux. La mère me suffirait parfaitement. »

Servigny le salua :

« À ta disposition, mon cher. »

Les danseurs les bousculaient, se mettant en place pour le quadrille, deux par deux et sur deux lignes, face à face.

« Maintenant, allons donc voir un peu les Grecs », dit Servigny.

Et ils entrèrent dans le salon de jeu.

Autour de chaque table un cercle d’hommes debout regardait. On parlait peu, et parfois un petit bruit d’or jeté sur le tapis ou ramassé brusquement mêlait un léger murmure métallique au murmure des joueurs, comme si la voix de l’argent eût dit son mot au milieu des voix humaines.

Tous ces hommes étaient décorés d’ordres divers, de rubans bizarres, et ils avaient une même allure sévère avec des visages différents. On les distinguait surtout à la barbe.

L’Américain roide avec son fer à cheval, l’Anglais hautain avec son éventail de poils ouvert sur la poitrine, l’Espagnol avec sa toison noire lui montant jusqu’aux yeux, le Romain avec cette énorme moustache dont Victor-Emmanuel a doté l’Italie, l’Autrichien avec ses favoris et son menton rasé, un général russe dont la lèvre semblait armée de deux lances de poils roulés, et des Français à la moustache galante révélaient la fantaisie de tous les barbiers du monde.

« Tu ne joues pas ? demanda Servigny.

Non, et toi ?

Jamais ici. Veux-tu partir, nous reviendrons un jour plus calme. Il y a trop de monde aujourd’hui, on ne peut rien faire.

Allons ! »

Et ils disparurent sous une portière qui conduisait au vestibule.

Dès qu’ils furent dans la rue, Servigny prononça :

« Eh bien ! qu’en dis-tu ?

C’est intéressant, en effet. Mais j’aime mieux le côté femmes que le côté hommes.

Parbleu. Ces femmes-là sont ce qu’il y a de mieux pour nous dans la race. Ne trouves-tu pas qu’on sent l’amour chez elles, comme on sent les parfums chez un coiffeur ? En vérité, ce sont les seules maisons où on s’amuse vraiment pour son argent. Et quelles praticiennes, mon cher ! Quelles artistes ! As-tu quelquefois mangé des gâteaux de boulanger ? Ça a l’air bon, et ça ne vaut rien. L’homme qui les a pétris ne sait faire que du pain. Eh bien ! l’amour d’une femme du monde ordinaire me rappelle toujours ces friandises de mitron, tandis que l’amour qu’on trouve chez les marquises Obardi, vois-tu, c’est du nanan. Oh ! elles savent faire les gâteaux, ces pâtissières-là ! On paie cinq sous chez elles ce qui coûte deux sous ailleurs, et voilà tout. »

Saval demanda :

« Quel est le maître de céans, en ce moment ? »

Servigny haussa les épaules avec un geste d’ignorant.

« Je n’en sais rien. Le dernier connu était un pair d’Angleterre, parti depuis trois mois. Aujourd’hui, elle doit vivre sur le commun, sur le jeu peut-être et sur les joueurs, car elle a des caprices. Mais, dis-moi, il est bien entendu que nous allons dîner samedi chez elle à Bougival, n’est-ce pas ? À la campagne, on est plus libre et je finirai bien par savoir ce qu’Yvette a dans la tête ! »

Saval répondit :

« Moi, je ne demande pas mieux, je n’ai rien à faire ce jour-là. »

En redescendant les Champs-Élysées sous le champ de feu des étoiles, ils dérangèrent un couple étendu sur un banc, et Servigny murmura :

« Quelle bêtise et quelle chose considérable en même temps. Comme c’est banal, amusant, toujours pareil et toujours varié, l’amour ! Et le gueux qui paie vingt sous cette fille ne lui demande pas autre chose que ce que je paierais dix mille francs à une Obardi quelconque, pas plus jeune et pas moins bête que cette rouleuse, peut-être ? Quelle niaiserie ! »

Il ne dit rien pendant quelques minutes, puis il prononça de nouveau :

« C’est égal, ce serait une rude chance d’être le premier amant d’Yvette. Oh ! pour cela je donnerais… je donnerais… »

Il ne trouva pas ce qu’il donnerait. Et Saval lui dit bonsoir, comme ils arrivaient au coin de la rue Royale.


II

On avait mis le couvert sur la véranda qui dominait la rivière. La villa Printemps, louée par la marquise Obardi, se trouvait à mi-hauteur du coteau, juste à la courbe de la Seine qui venait tourner devant le mur du jardin, coulant vers Marly.

En face de la demeure, l’île de Croissy formait un horizon de grands arbres, une masse de verdure, et on voyait un long bout du large fleuve jusqu’au café flottant de la Grenouillère, caché sous les feuillages.

Le soir tombait, un de ces soirs calmes du bord de l’eau, colorés et doux, un de ces soirs tranquilles qui donnent la sensation du bonheur. Aucun souffle d’air ne remuait les branches, aucun frisson de vent ne passait sur la surface unie et claire de la Seine. Il ne faisait pas trop chaud cependant, il faisait tiède, il faisait bon vivre. La fraîcheur bienfaisante des berges de la Seine montait vers le ciel serein.

Le soleil s’en allait derrière les arbres, vers d’autres contrées, et on aspirait, semblait-il, le bien-être de la terre endormie déjà, on aspirait dans la paix de l’espace la vie nonchalante du monde.

Quand on sortit du salon pour s’asseoir à table, chacun s’extasia. Une gaieté attendrie envahit les cœurs ; on sentait qu’on serait si bien à dîner là, dans cette campagne, avec cette grande rivière et cette fin de jour pour décors, en respirant cet air limpide et savoureux.

La marquise avait pris le bras de Saval, Yvette celui de Servigny.

Ils étaient seuls tous les quatre.

Les deux femmes semblaient tout autres qu’à Paris, Yvette surtout.

Elle ne parlait plus guère, paraissait alanguie, grave.

Saval, ne la reconnaissant plus, lui demanda :

« Qu’avez-vous donc, mademoiselle ? je vous trouve changée depuis l’autre semaine. Vous êtes devenue une personne toute raisonnable. »

Elle répondit :

« C’est la campagne qui m’a fait ça. Je ne suis plus la même. Je me sens toute drôle. Moi, d’ailleurs, je ne me ressemble jamais deux jours de suite. Aujourd’hui, j’aurai l’air d’une folle, et demain d’une élégie ; je change comme le temps, je ne sais pas pourquoi. Voyez-vous, je suis capable de tout, suivant les moments. Il y a des jours où je tuerais des gens, pas des bêtes, jamais je ne tuerais des bêtes, mais des gens, oui, et puis d’autres jours où je pleure pour un rien. Il me passe dans la tête un tas d’idées différentes. Ça dépend aussi comment on se lève. Chaque matin, en m’éveillant, je pourrais dire ce que je serai jusqu’au soir. Ce sont peut-être nos rêves qui nous disposent comme ça. Ça dépend aussi du livre que je viens de lire. »

Elle était vêtue d’une toilette complète de flanelle blanche qui l’enveloppait délicatement dans la mollesse flottante de l’étoffe. Son corsage large, à grands plis, indiquait, sans la montrer, sans la serrer, sa poitrine libre, ferme et déjà mûre. Et son cou fin sortait d’une mousse de grosses dentelles, se penchant par mouvements adoucis, plus blond que sa robe, un bijou de chair, qui portait le lourd paquet de ses cheveux d’or.

Servigny la regardait longuement. Il prononça :

« Vous êtes adorable ce soir, mam’zelle. Je voudrais vous voir toujours ainsi. »

Elle lui dit, avec un peu de sa malice ordinaire :

« Ne me faites pas de déclaration, Muscade. Je la prendrais au sérieux aujourd’hui, et ça pourrait vous coûter cher ! »

La marquise paraissait heureuse, très heureuse. Tout en noir, noblement drapée dans une robe sévère qui dessinait ses lignes pleines et fortes, un peu de rouge au corsage, une guirlande d’œillets rouges tombant de la ceinture, comme une chaîne, et remontant s’attacher sur la hanche, une rose rouge dans ses cheveux sombres, elle portait dans toute sa personne, dans cette toilette simple où ces fleurs semblaient saigner, dans son regard qui pesait, ce soir-là, sur les gens, dans sa voix lente, dans ses gestes rares, quelque chose d’ardent.

Saval aussi semblait sérieux, absorbé. De temps en temps, il prenait dans sa main, d’un geste familier, sa barbe brune qu’il portait taillée en pointe, à la Henri III, et il paraissait songer à des choses profondes.

Personne ne dit rien pendant quelques minutes.

Puis, comme on passait une truite, Servigny déclara :

« Le silence a quelquefois du bon. On est souvent plus près les uns des autres quand on se tait que quand on parle ; n’est-ce pas, marquise ? »

Elle se retourna un peu vers lui, et répondit :

« Ça c’est vrai. C’est si doux de penser ensemble à des choses agréables. »

Et elle leva son regard chaud vers Saval ; et ils restèrent quelques secondes à se contempler, l’œil dans l’œil.

Un petit mouvement presque invisible eut lieu sous la table.

Servigny reprit :

« Mam’zelle Yvette, vous allez me faire croire que vous êtes amoureuse si vous continuez à être aussi sage que ça. Or, de qui pouvez-vous être amoureuse ? cherchons ensemble, si vous voulez. Je laisse de côté l’armée des soupirants vulgaires, je ne prends que les principaux : du prince Kravalow ? »

À ce nom, Yvette se réveilla :

« Mon pauvre Muscade, y songez-vous ! Mais le prince a l’air d’un Russe de musée de cire, qui aurait obtenu des médailles dans des concours de coiffure.

Bon. Supprimons le prince ; vous avez donc distingué le vicomte Pierre de Belvigne. »

Cette fois, elle se mit à rire et demanda :

« Me voyez-vous pendue au cou de Raisiné (elle le baptisait, selon les jours, Raisiné, Malvoisie, Argenteuil, car elle donnait des surnoms à tout le monde) et lui murmurer dans le nez : “ Mon cher petit Pierre, ou mon divin Pédro, mon adoré Piétri, mon mignon Pierrot, donne ta bonne grosse tête de toutou à ta chère petite femme qui veut l’embrasser. ” »

Servigny annonça :

« Enlevez le Deux. Reste le chevalier Valréali, que la marquise semble favoriser. »

Yvette retrouva toute sa joie :

« Larme-à-l’Œil ? mais il est pleureur à la Madeleine. Il suit les enterrements de première classe. Je me crois morte toutes les fois qu’il me regarde.

Et de trois. Alors vous avez eu le coup de foudre pour le baron Saval, ici présent.

Pour M. de Rhodes fils, non, il est trop fort. Il me semblerait que j’aime l’arc de triomphe de l’Étoile.

Alors, mam’zelle, il est indubitable que vous êtes amoureuse de moi, car je suis le seul de vos adorateurs dont nous n’ayons point encore parlé. Je m’étais réservé, par modestie, et par prudence. Il me reste à vous remercier. »

Elle répondit, avec une grâce joyeuse :

« De vous, Muscade ? Ah ! mais non. Je vous aime bien… Mais je ne vous aime pas… attendez, je ne veux pas vous décourager. Je ne vous aime pas… encore. Vous avez des chances… peut-être… Persévérez, Muscade, soyez dévoué, empressé, soumis, plein de soins, de prévenances, docile à mes moindres caprices, prêt à tout pour me plaire… et nous verrons… plus tard.

Mais, mamz’elle, tout ce que vous réclamez là, j’aimerais mieux vous le fournir après qu’avant, si ça ne vous faisait rien. »

Elle demanda d’un air ingénu de soubrette :

« Après quoi ?… Muscade ?

Après que vous m’aurez montré que vous m’aimez, parbleu !

Eh bien ! faites comme si je vous aimais, et croyez-le si vous voulez…

Mais, c’est que…

Silence, Muscade, en voilà assez sur ce sujet. »

Il fit le salut militaire et se tut.

Le soleil s’était enfoncé derrière l’île, mais tout le ciel demeurait flamboyant comme un brasier, et l’eau calme du fleuve semblait changée en sang. Les reflets de l’horizon rendaient rouges les maisons, les objets, les gens. Et la rose écarlate dans les cheveux de la marquise avait l’air d’une goutte de pourpre tombée des nuages sur sa tête.

Yvette regardant au loin, sa mère posa, comme par mégarde, sa main nue sur la main de Saval ; mais la jeune fille alors ayant fait un mouvement, la main de la marquise s’envola d’un geste rapide et vint rajuster quelque chose dans les replis de son corsage.

Servigny, qui les regardait, prononça :

« Si vous voulez, mam’zelle, nous irons faire un tour dans l’île après dîner ? »

Elle fut joyeuse de cette idée :

« Oh ! oui : ce sera charmant ; nous irons tout seuls, n’est-ce pas, Muscade ?

Oui, tout seuls, mam’zelle. »

Puis on se tut de nouveau.

Le large silence de l’horizon, le somnolent repos du soir engourdissaient les cœurs, les corps, les voix. Il est des heures tranquilles, des heures recueillies où il devient presque impossible de parler.

Les valets servaient sans bruit. L’incendie du firmament s’éteignait, et la nuit lente déployait ses ombres sur la terre. Saval demanda :

« Avez-vous l’intention de demeurer longtemps dans ce pays ? »

Et la marquise répondit en appuyant sur chaque parole :

« Oui. Tant que j’y serai heureuse. »

Comme on n’y voyait plus, on apporta les lampes. Elles jetèrent sur la table une étrange lumière pâle sous la grande obscurité de l’espace ; et aussitôt une pluie de mouches tomba sur la nappe. C’étaient de toutes petites mouches qui se brûlaient en passant sur les cheminées de verre, puis, les ailes et les pattes grillées, poudraient le linge, les plats, les coupes, d’une sorte de poussière grise et sautillante.

On les avalait dans le vin, on les mangeait dans les sauces, on les voyait remuer sur le pain. Et toujours on avait le visage et les mains chatouillés par la foule innombrable et volante de ces insectes menus.

Il fallait jeter sans cesse les boissons, couvrir les assiettes, manger en cachant les mets avec des précautions infinies.

Ce jeu amusait Yvette, Servigny prenant soin d’abriter ce qu’elle portait à sa bouche, de garantir son verre, d’étendre sur sa tête, comme un toit, sa serviette déployée. Mais la marquise, dégoûtée, devint nerveuse, et la fin du dîner fut courte.

Yvette, qui n’avait point oublié la proposition de Servigny, lui dit :

« Nous allons dans l’île, maintenant. »

Sa mère recommanda d’un ton languissant :

« Surtout, ne soyez pas longtemps. Nous allons, d’ailleurs, vous conduire jusqu’au passeur. »

Et on partit, toujours deux par deux, la jeune fille et son ami allant devant, sur le chemin de halage. Ils entendaient, derrière eux, la marquise et Saval qui parlaient bas, très bas, très vite. Tout était noir, d’un noir épais, d’un noir d’encre. Mais le ciel fourmillant de grains de feu, semblait les semer dans la rivière, car l’eau sombre était sablée d’astres.

Les grenouilles maintenant coassaient, poussant, tout le long des berges, leurs notes roulantes et monotones.

Et d’innombrables rossignols jetaient leur chant léger dans l’air calme.

Yvette, tout à coup, demanda :

« Tiens ! mais on ne marche plus derrière nous. Où sont-ils ? »

Et elle appela :

« Maman ! »

Aucune voix ne répondit. La jeune fille reprit :

« Ils ne peuvent pourtant pas être loin, je les entendais tout de suite. »

Servigny murmura :

« Ils ont dû retourner. Votre mère avait froid, peut-être. »

Et il l’entraîna.

Devant eux, une lumière brillait. C’était l’auberge de Martinet, restaurateur et pêcheur. À l’appel des promeneurs, un homme sortit de la maison et ils montèrent dans un gros bateau amarré au milieu des herbes de la rive.

Le passeur prit ses avirons, et la lourde barque, avançant, réveillait les étoiles endormies sur l’eau, leur faisait danser une danse éperdue qui se calmait peu à peu derrière eux.

Ils touchèrent l’autre rivage et descendirent sous les grands arbres.

Une fraîcheur de terre humide flottait sous les branches hautes et touffues, qui paraissaient porter autant de rossignols que de feuilles.

Un piano lointain se mit à jouer une valse populaire.

Servigny avait pris le bras d’Yvette, et, tout doucement, il glissa la main derrière sa taille et la serra d’une pression douce.

« À quoi pensez-vous ? dit-il.

Moi ? à rien. Je suis très heureuse !

Alors vous ne m’aimez point ?

Mais oui, Muscade, je vous aime, je vous aime beaucoup ; seulement, laissez-moi tranquille avec ça. Il fait trop beau pour écouter vos balivernes. »

Il la serrait contre lui, bien qu’elle essayât, par petites secousses, de se dégager, et à travers la flanelle moelleuse et douce au toucher, il sentait la tiédeur de sa chair. Il balbutia :

« Yvette !

Eh bien, quoi ?

C’est que je vous aime, moi.

Vous n’êtes pas sérieux, Muscade.

Mais oui : voilà longtemps que je vous aime. » Elle tentait toujours de se séparer de lui, s’efforçant de retirer son bras écrasé entre leurs deux poitrines. Et ils marchaient avec peine, gênés par ce lien et par ces mouvements, zigzaguant comme des gens gris.

Il ne savait plus que lui dire, sentant bien qu’on ne parle pas à une jeune fille comme à une femme, troublé, cherchant ce qu’il devait faire, se demandant si elle consentait ou si elle ne comprenait pas, et se courbaturant l’esprit pour trouver les paroles tendres, justes, décisives qu’il fallait.

Il répétait de seconde en seconde :

« Yvette ! Dites, Yvette ! »

Puis, brusquement, à tout hasard, il lui jeta un baiser sur la joue. Elle fit un petit mouvement d’écart, et, d’un air fâché :

« Oh ! que vous êtes ridicule. Allez-vous me laisser tranquille ? »

Le ton de sa voix ne révélait point ce qu’elle pensait, ce qu’elle voulait ; et, ne la voyant pas trop irritée, il appliqua ses lèvres à la naissance du cou, sur le premier duvet doré des cheveux à cet endroit charmant qu’il convoitait depuis si longtemps.

Alors elle se débattit avec de grands sursauts pour s’échapper. Mais il la tenait vigoureusement, et lui jetant son autre main sur l’épaule, il lui fit de force tourner la tête vers lui, et lui vola sur la bouche une caresse affolante et profonde.

Elle glissa entre ses bras par une rapide ondulation de tout le corps, plongea le long de sa poitrine, et, sortie vivement de son étreinte, elle disparut dans l’ombre avec un grand froissement de jupes, pareil au bruit d’un oiseau qui s’envole.

Il demeura d’abord immobile, surpris par cette souplesse et par cette disparition, puis n’entendant plus rien, il appela à mi-voix :

« Yvette ! »

Elle ne répondit pas. Il se mit à marcher, fouillant les ténèbres de l’œil, cherchant dans les buissons la tache blanche que devait faire sa robe. Tout était noir. Il cria de nouveau plus fort :

« Mam’zelle Yvette ! »

Les rossignols se turent.

Il hâtait le pas, vaguement inquiet, haussant toujours le ton :

« Mam’zelle Yvette ! Mam’zelle Yvette ! »

Rien ; il s’arrêta, écouta. Toute l’île était silencieuse ; à peine un frémissement de feuilles sur sa tête. Seules, les grenouilles continuaient leurs coassements sonores sur les rives.

Alors il erra de taillis en taillis, descendant aux berges droites et broussailleuses du bras rapide, puis retournant aux berges plates et nues du bras mort. Il s’avança jusqu’en face de Bougival, revint à l’établissement de la Grenouillère, fouilla tous les massifs, répétant toujours :

« Mam’zelle Yvette, où êtes-vous ? Répondez ! C’était une farce ! Voyons, répondez ! Ne me faites pas chercher comme ça ! »

Une horloge lointaine se mit à sonner. Il compta les coups : minuit. Il parcourait l’île depuis deux heures. Alors il pensa qu’elle était peut-être rentrée, et il revint très anxieux, faisant le tour par le pont.

Un domestique, endormi sur un fauteuil, attendait dans le vestibule.

Servigny, l’ayant réveillé, lui demanda :

« Y a-t-il longtemps que Mlle Yvette est revenue ? Je l’ai quittée au bout du pays parce que j’avais une visite à faire. »

Et le valet répondit :

« Oh ! oui, monsieur le duc. Mademoiselle est rentrée avant dix heures. »

Il gagna sa chambre et se mit au lit.

Il demeurait les yeux ouverts, sans pouvoir dormir. Ce baiser volé l’avait agité. Et il songeait. Que voulait-elle ? que pensait-elle ? que savait-elle ? Comme elle était jolie, enfiévrante !

Ses désirs, fatigués par la vie qu’il menait, par toutes les femmes obtenues, par toutes les amours explorées, se réveillaient devant cette enfant singulière, si fraîche, irritante et inexplicable.

Il entendit sonner une heure, puis deux heures. Il ne dormirait pas, décidément. Il avait chaud, il suait, il sentait son cœur rapide battre à ses tempes, et il se leva pour ouvrir la fenêtre.

Un souffle frais entra, qu’il but d’une longue aspiration. L’ombre épaisse était muette, toute noire, immobile. Mais soudain, il aperçut devant lui, dans les ténèbres du jardin, un point luisant ; on eût dit un petit charbon rouge. Il pensa : « Tiens, un cigare. — Ça ne peut être que Saval », et il l’appela doucement :

« Léon ! »

Une voix répondit :

« C’est toi, Jean ?

Oui. Attends-moi, je descends. »

Il s’habilla, sortit, et, rejoignant son ami qui fumait, à cheval sur une chaise de fer :

« Qu’est-ce que tu fais là, à cette heure ? »

Saval répondit :

« Moi, je me repose ! »

Et il se mit à rire.

Servigny lui serra la main :

« Tous mes compliments, mon cher. Et moi je… je m’embête.

Ça veut dire que…

Ça veut dire que… Yvette et sa mère ne se ressemblent pas.

Que s’est-il passé ? Dis-moi ça ! »

Servigny raconta ses tentatives et leur insuccès, puis il reprit :

« Décidément, cette petite me trouble. Figure-toi que je n’ai pas pu m’endormir. Que c’est drôle, une fillette, Ça a l’air simple comme tout et on ne sait rien d’elle. Une femme qui a vécu, qui a aimé, qui connaît la vie, on la pénètre très vite. Quand il s’agit d’une vierge, au contraire, on ne devine plus rien. Au fond, je commence à croire qu’elle se moque de moi. »

Saval se balançait sur son siège. Il prononça très lentement :

« Prends garde, mon cher, elle te mène au mariage. Rappelle-toi d’illustres exemples. C’est par le même procédé que Mlle de Montijo, qui était au moins de bonne race, devint impératrice. Ne joue pas les Napoléon. »

Servigny murmura.

« Quant à ça, ne crains rien, je ne suis ni un naïf, ni un empereur. Il faut être l’un ou l’autre pour faire de ces coups de tête. Mais dis-moi : as-tu sommeil, toi ?

Non, pas du tout.

Veux-tu faire un tour au bord de l’eau ?

Volontiers. »

Ils ouvrirent la grille et se mirent à descendre le long de la rivière, vers Marly.

C’était l’heure fraîche qui précède le jour, l’heure du grand sommeil, du grand repos, du calme profond. Les bruits légers de la nuit eux-mêmes s’étaient tus. Les rossignols ne chantaient plus ; les grenouilles avaient fini leur vacarme ; seule, une bête inconnue, un oiseau peut-être, faisait quelque part une sorte de grincement de scie, faible, monotone, régulier comme un travail mécanique.

Servigny, qui avait par moments de la poésie et aussi de la philosophie, dit tout à coup :

« Voilà. Cette fille me trouble tout à fait. En arithmétique, un et un font deux. En amour, un et un devraient faire un, et ça fait deux tout de même. As-tu jamais senti cela, toi ? Ce besoin d’absorber une femme en soi ou de disparaître en elle ? Je ne parle pas du besoin bestial d’étreinte, mais de ce tourment moral et mental de ne faire qu’un avec un être, d’ouvrir à lui toute son âme, tout son cœur et de pénétrer toute sa pensée jusqu’au fond. Et jamais on ne sait rien de lui, jamais on ne découvre toutes les fluctuations de ses volontés, de ses désirs, de ses opinions. Jamais on ne devine, même un peu, tout l’inconnu, tout le mystère d’une âme qu’on sent si proche, d’une âme cachée derrière deux yeux qui vous regardent, clairs comme de l’eau, transparents comme si rien de secret n’était dessous, d’une âme qui vous parle par une bouche aimée, qui semble à vous, tant on la désire ; d’une âme qui vous jette une à une, par des mots, ses pensées, et qui reste cependant plus loin de vous que ces étoiles ne sont loin l’une de l’autre, plus impénétrable que ces astres ! C’est drôle, tout ça ? »

Saval répondit :

« Je n’en demande pas tant. Je ne regarde pas derrière les yeux. Je me préoccupe peu du contenu, mais beaucoup du contenant. »

Et Servigny murmura :

« C’est qu’Yvette est une singulière personne. Comment va-t-elle me recevoir ce matin ? »

Comme ils arrivaient à la Machine de Marly, ils s’aperçurent que le ciel pâlissait.

Des coqs commençaient à chanter dans les poulaillers ; et leur voix arrivait, un peu voilée par l’épaisseur des murs. Un oiseau pépiait dans un parc, à gauche, répétant sans cesse une petite ritournelle d’une simplicité naïve et comique.

« Il serait temps de rentrer », déclara Saval.

Ils revinrent. Et comme Servigny pénétrait dans sa chambre, il aperçut l’horizon tout rose par sa fenêtre demeurée ouverte.

Alors il ferma sa persienne, tira et croisa ses lourds rideaux, se coucha et s’endormit enfin.

Il rêva d’Yvette tout le long de son sommeil.

Un bruit singulier le réveilla. Il s’assit en son lit, écouta, n’entendit plus rien. Puis, ce fut tout à coup contre ses auvents un crépitement pareil à celui de la grêle qui tombe.

Il sauta du lit, courut à sa fenêtre, l’ouvrit et aperçut Yvette, debout dans l’allée et qui lui jetait à pleine main des poignées de sable dans la figure.

Elle était habillée de rose, coiffée d’un chapeau de paille à larges bords surmonté d’une plume à la mousquetaire, et elle riait d’une façon sournoise et maligne :

« Eh bien ! Muscade, vous dormez ? Qu’est-ce que vous avez bien pu faire cette nuit pour vous réveiller si tard ? Est-ce que vous avez couru les aventures, mon pauvre Muscade ? »

Il demeurait ébloui par la clarté violente du jour entrée brusquement dans son œil, encore engourdi de fatigue, et surpris de la tranquillité railleuse de la jeune fille.

Il répondit :

« Me v’là, me v’là, mam’zelle. Le temps de me mettre le nez dans l’eau et je descends. »

Elle cria :

« Dépêchez-vous, il est dix heures. Et puis j’ai un grand projet à vous communiquer, un complot que nous allons faire. Vous savez qu’on déjeune à onze heures. »

Il la trouva assise sur un banc, avec un livre sur les genoux, un roman quelconque. Elle lui prit le bras familièrement, amicalement, d’une façon franche et gaie comme si rien ne s’était passé la veille, et l’entraînant au bout du jardin :

« Voilà mon projet. Nous allons désobéir à maman, et vous me mènerez tantôt à la Grenouillère. Je veux voir ça, moi. Maman dit que les honnêtes femmes ne peuvent pas aller dans cet endroit-là. Moi, ça m’est bien égal, qu’on puisse y aller ou pas y aller. Vous m’y conduirez, n’est-ce pas, Muscade ? et nous ferons beaucoup de tapage avec les canotiers. »

Elle sentait bon, sans qu’il pût déterminer quelle odeur vague et légère voltigeait autour d’elle. Ce n’était pas un des lourds parfums de sa mère, mais un souffle discret où il croyait saisir un soupçon de poudre d’iris, peut-être aussi un peu de verveine.

D’où venait cette senteur insaisissable ? de la robe, des cheveux ou de la peau ? Il se demandait cela, et, comme elle lui parlait de très près, il recevait en plein visage son haleine fraîche qui lui semblait aussi délicieuse à respirer. Alors il pensa que ce fuyant parfum qu’il cherchait à reconnaître n’existait peut-être qu’évoqué par ses yeux charmés et n’était qu’une sorte d’émanation trompeuse de cette grâce jeune et séduisante.

Elle disait :

« C’est entendu, n’est-ce pas, Muscade ?… Comme il fera très chaud après déjeuner, maman ne voudra pas sortir. Elle est très molle quand il fait chaud. Nous la laisserons avec votre ami et vous m’emmènerez. Nous serons censés monter dans la forêt. Si vous saviez comme ça m’amusera de voir la Grenouillère ! »

Ils arrivaient devant la grille, en face de la Seine. Un flot de soleil tombait sur la rivière endormie et luisante. Une légère brume de chaleur s’en élevait, une fumée d’eau évaporée qui mettait sur la surface du fleuve une petite vapeur miroitante.

De temps en temps, un canot passait, yole rapide ou lourd bachot, et on entendait au loin des sifflets courts ou prolongés, ceux des trains qui versent, chaque dimanche, le peuple de Paris dans la campagne des environs, et ceux des bateaux à vapeur qui préviennent de leur approche pour passer l’écluse de Marly.

Mais une petite cloche sonna.

On annonçait le déjeuner. Ils rentrèrent.

Le repas fut silencieux. Un pesant midi de juillet écrasait la terre, oppressait les êtres. La chaleur semblait épaisse, paralysait les esprits et les corps. Les paroles engourdies ne sortaient point des lèvres, et les mouvements semblaient pénibles comme si l’air fût devenu résistant, plus difficile à traverser.

Seule, Yvette, bien que muette, paraissait animée, nerveuse d’impatience.

Dès qu’on eut fini le dessert elle demanda :

« Si nous allions nous promener dans la forêt. Il ferait joliment bon sous les arbres. »

La marquise, qui avait l’air exténué, murmura :

« Es-tu folle ? Est-ce qu’on peut sortir par un temps pareil ? »

Et la jeune fille, ravie, reprit :

« Eh bien ! nous allons te laisser le baron, pour te tenir compagnie. Muscade et moi, nous grimperons la côte et nous nous assoirons sur l’herbe pour lire. »

Et se tournant vers Servigny :

« Hein ? C’est entendu ? »

Il répondit :

« À votre service, mam’zelle. »

Et elle courut prendre son chapeau.

La marquise haussa les épaules en soupirant :

« Elle est folle, vraiment. »

Puis elle tendit avec une paresse, une fatigue dans son geste amoureux et las, sa belle main pâle au baron qui la baisa lentement.

Yvette et Servigny partirent. Ils suivirent d’abord la rive, passèrent le pont, entrèrent dans l’île, puis s’assirent sur la berge, du côté du bras rapide sous les saules, car il était trop tôt encore pour aller à la Grenouillère.

La jeune fille aussitôt tira un livre de sa poche et dit en riant :

« Muscade, vous allez me faire la lecture. »

Et elle lui tendit le volume.

Il eut un mouvement de fuite.

« Moi, mam’zelle ? mais je ne sais pas lire ! »

Elle reprit avec gravité :

« Allons, pas d’excuses, pas de raisons. Vous me faites encore l’effet d’un joli soupirant, vous ? Tout pour rien, n’est-ce pas ? C’est votre devise ? »

Il reçut le livre, l’ouvrit, resta surpris. C’était un traité d’entomologie. Une histoire des fourmis par un auteur anglais. Et comme il demeurait immobile, croyant qu’elle se moquait de lui, elle s’impatienta : « Voyons, lisez », dit-elle.

Il demanda :

« Est-ce une gageure ou bien une simple toquade ?

Non, mon cher, j’ai vu ce livre-là chez un libraire. On m’a dit que c’était ce qu’il y avait de mieux sur les fourmis et j’ai pensé que ce serait amusant d’apprendre la vie de ces petites bêtes en les regardant courir dans l’herbe, lisez. »

Elle s’étendit tout du long, sur le ventre, les coudes appuyés sur le sol et la tête entre les mains, les yeux fixés dans le gazon.

Il lut :

« Sans doute les singes anthropoïdes sont, de tous les animaux, ceux qui se rapprochent le plus de l’homme par leur structure anatomique ; mais si nous considérons les mœurs des fourmis, leur organisation en sociétés, leurs vastes communautés, les maisons et les routes qu’elles construisent, leur habitude de domestiquer des animaux, et même parfois de faire des esclaves, nous sommes forcés d’admettre qu’elles ont droit à réclamer une place près de l’homme dans l’échelle de l’intelligence… »

Et il continua d’une voix monotone, s’arrêtant de temps en temps pour demander :

« Ce n’est pas assez ? »

Elle faisait « non » de la tête ; et ayant cueilli à la pointe d’un brin d’herbe arraché, une fourmi errante, elle s’amusait à la faire aller d’un bout à l’autre de cette tige, qu’elle renversait dès que la bête atteignait une des extrémités. Elle écoutait avec une attention concentrée et muette tous les détails surprenants sur la vie de ces frêles animaux, sur leurs installations souterraines, sur la manière dont elles élèvent, enferment et nourrissent des pucerons pour boire la liqueur sucrée qu’ils sécrètent, comme nous élevons des vaches en nos étables, sur leur coutume de domestiquer des petits insectes aveugles qui nettoient les fourmilières, et d’aller en guerre pour ramener des esclaves qui prendront soin des vainqueurs, avec tant de sollicitude que ceux-ci perdront même l’habitude de manger tout seuls.

Et peu à peu, comme si une tendresse maternelle s’était éveillée en son cœur pour la bestiole si petiote et si intelligente, Yvette la faisait grimper sur son doigt, la regardant d’un œil ému, avec une envie de l’embrasser.

Et comme Servigny lisait la façon dont elles vivent en communauté, dont elles jouent entre elles en des luttes amicales de force et d’adresse, la jeune fille enthousiasmée voulut baiser l’insecte qui lui échappa et se mit à courir sur sa figure. Alors elle poussa un cri perçant comme si elle eût été menacée d’un danger terrible, et, avec des gestes affolés, elle se frappait la joue pour rejeter la bête. Servigny, pris d’un fou rire, la cueillit près des cheveux et mit à la place où il l’avait prise un long baiser sans qu’Yvette éloignât son front.

Puis elle déclara en se levant :

« J’aime mieux ça qu’un roman. Allons à la Grenouillère maintenant. »

Ils arrivèrent à la partie de l’île plantée en parc et ombragée d’arbres immenses. Des couples erraient sous les hauts feuillages, le long de la Seine, où glissaient les canots. C’étaient des filles avec des jeunes gens, des ouvrières avec leurs amants qui allaient en manches de chemise, la redingote sur le bras, le haut chapeau en arrière, d’un air pochard et fatigué, des bourgeois avec leurs familles, les femmes endimanchées et les enfants trottinant comme une couvée de poussins autour de leurs parents.

Une rumeur lointaine et continue de voix humaines, une clameur sourde et grondante annonçait l’établissement cher aux canotiers.

Ils l’aperçurent tout à coup. Un immense bateau, coiffé d’un toit, amarré contre la berge, portait un peuple de femelles et de mâles attablés et buvant, ou bien debout, criant, chantant, gueulant, dansant, cabriolant au bruit d’un piano geignard, faux et vibrant comme un chaudron.

De grandes filles en cheveux roux, étalant, par-devant et par-derrière, la double provocation de leur gorge et de leur croupe, circulaient, l’œil accrochant, la lèvre rouge, aux trois quarts grises, des mots obscènes à la bouche.

D’autres dansaient éperdument en face de gaillards à moitié nus, vêtus d’une culotte de toile et d’un maillot de coton, et coiffés d’une toque de couleur, comme des jockeys.

Et tout cela exhalait une odeur de sueur et de poudre de riz, des émanations de parfumerie et d’aisselles.

Les buveurs, autour des tables, engloutissaient des liquides blancs, rouges, jaunes, verts, et criaient, vociféraient sans raison, cédant à un besoin violent de faire du tapage, à un besoin de brutes d’avoir les oreilles et le cerveau pleins de vacarme.

De seconde en seconde un nageur, debout sur le toit, sautait à l’eau, jetant une pluie d’éclaboussures sur les consommateurs les plus proches, qui poussaient des hurlements de sauvages.

Et sur le fleuve une flotte d’embarcations passait. Les yoles longues et minces filaient, enlevées à grands coups d’aviron par les rameurs aux bras nus, dont les muscles roulaient sous la peau brûlée. Les canotières en robe de flanelle bleue ou de flanelle rouge, une ombrelle, rouge ou bleue aussi, ouverte sur la tête, éclatante sous l’ardent soleil, se renversaient dans leur fauteuil à l’arrière des barques et semblaient courir sur l’eau, dans une pose immobile et endormie.

Des bateaux plus lourds s’en venaient lentement, chargés de monde. Un collégien en goguette, voulant faire le beau, ramait avec des mouvements d’ailes de moulin, et se heurtait à tous les canots, dont tous les canotiers l’engueulaient, puis il disparaissait éperdu, après avoir failli noyer deux nageurs, poursuivi par les vociférations de la foule entassée dans le grand café flottant.

Yvette, radieuse, passait au bras de Servigny au milieu de cette foule bruyante et mêlée, semblait heureuse de ces coudoiements suspects, dévisageait les filles d’un œil tranquille et bienveillant.

« Regardez celle-là, Muscade, quels jolis cheveux elle a ! Elles ont l’air de s’amuser beaucoup. »

Comme le pianiste, un canotier vêtu de rouge et coiffé d’une sorte de colossal chapeau parasol en paille, attaquait une valse, Yvette saisit brusquement son compagnon par les reins et l’enleva avec cette furie qu’elle mettait à danser. Ils allèrent si longtemps et si frénétiquement que tout le monde les regardait. Les consommateurs, debout sur les tables, battaient une sorte de mesure avec leurs pieds ; d’autres heurtaient les verres ; et le musicien semblait devenir enragé, tapait les touches d’ivoire avec des bondissements de la main, des gestes fous de tout le corps, en balançant éperdument sa tête abritée de son immense couvre-chef.

Tout d’un coup il s’arrêta, et, se laissant glisser par terre, s’affaissa tout du long sur le sol, enseveli sous sa coiffure, comme s’il était mort de fatigue. Un grand rire éclata dans le café, et tout le monde applaudit.

Quatre amis se précipitèrent comme on fait dans les accidents, et, ramassant leur camarade, l’emportèrent par les quatre membres, après avoir posé sur son ventre l’espèce de toit dont il se coiffait.

Un farceur, les suivant, entonna le De Profundis, et une procession se forma derrière le faux mort, se déroulant par les chemins de l’île, entraînant à la suite les consommateurs, les promeneurs, tous les gens qu’on rencontrait.

Yvette s’élança, ravie, riant de tout son cœur, causant avec tout le monde, affolée par le mouvement et le bruit. Des jeunes gens la regardaient au fond des yeux, se pressaient contre elle, très allumés, semblaient la flairer, la dévêtir du regard : et Servigny commençait à craindre que l’aventure ne tournât mal à la fin.

La procession allait toujours, accélérant son allure, car les quatre porteurs avaient pris le pas de course, suivis par la foule hurlante. Mais, tout à coup, ils se dirigèrent vers la berge, s’arrêtèrent net en arrivant au bord, balancèrent un instant leur camarade, puis, le lâchant tous les quatre en même temps, le lancèrent dans la rivière.

Un immense cri de joie jaillit de toutes les bouches, tandis que le pianiste, étourdi, barbotait, jurait, toussait, crachait de l’eau, et, embourbé dans la vase, s’efforçait de remonter au rivage.

Son chapeau, qui s’en allait au courant, fut rapporté par une barque.

Yvette dansait de plaisir en battant des mains et répétant :

« Oh ! Muscade, comme je m’amuse, comme je m’amuse ! »

Servigny l’observait, redevenu sérieux, un peu gêné, un peu froissé de la voir si bien à son aise dans ce milieu canaille. Une sorte d’instinct se révoltait en lui, cet instinct du comme il faut qu’un homme bien né garde toujours, même quand il s’abandonne, cet instinct qui l’écarte des familiarités trop viles et des contacts trop salissants.

Il se disait, s’étonnant :

« Bigre, tu as de la race, toi ! »

Et il avait envie de la tutoyer vraiment, comme il la tutoyait dans sa pensée, comme on tutoie, la première fois qu’on les voit, les femmes qui sont à tous. Il ne la distinguait plus guère des créatures à cheveux roux qui les frôlaient et qui criaient, de leurs voix enrouées, des mots obscènes. Ils couraient dans cette foule ; ces mots grossiers, courts et sonores, semblaient voltiger au-dessus, nés là-dedans comme des mouches sur un fumier. Ils ne semblaient ni choquer, ni surprendre personne. Yvette ne paraissait point les remarquer.

« Muscade, je veux me baigner, dit-elle, nous allons faire une pleine eau. »

Il répondit :

« À vot’ service. » Et ils allèrent au bureau des bains pour se procurer des costumes. Elle fut déshabillée la première et elle l’attendit, debout, sur la rive, souriante sous tous les regards. Puis ils s’en allèrent côte à côte, dans l’eau tiède.

Elle nageait avec bonheur, avec ivresse, toute caressée par l’onde, frémissant d’un plaisir sensuel, soulevée à chaque brasse, comme si elle allait s’élancer hors du fleuve. Il la suivait avec peine, essoufflé, mécontent de se sentir médiocre. Mais elle ralentit son allure, puis, se tournant brusquement, elle fit la planche, les bras croisés, les yeux ouverts dans le bleu du ciel. Il regardait, allongée ainsi à la surface de la rivière, la ligne onduleuse de son corps, les seins fermes, collés contre l’étoffe légère, montrant leur forme ronde et leurs sommets saillants, le ventre doucement soulevé, la cuisse un peu noyée, le mollet nu, miroitant à travers l’eau et le pied mignon qui émergeait.

Il la voyait tout entière, comme si elle se fût montrée exprès, pour le tenter, pour s’offrir ou pour se jouer encore de lui. Et il se mit à la désirer avec une ardeur passionnée et un énervement exaspéré. Tout à coup elle se retourna, le regarda, se mit à rire.

« Vous avez une bonne tête », dit-elle.

Il fut piqué, irrité de cette raillerie, saisi par une colère méchante d’amoureux bafoué ; alors, cédant brusquement à un obscur besoin de représailles, à un désir de se venger, de la blesser :

« Ça vous irait, cette vie-là ? »

Elle demanda, avec son grand air naïf :

« Quoi donc ?

Allons, ne vous fichez pas de moi. Vous savez bien ce que je veux dire !

Non, parole d’honneur.

Voyons, finissons cette comédie. Voulez-vous ou ne voulez-vous pas ?

Je ne vous comprends point.

Vous n’êtes pas si bête que ça. D’ailleurs, je vous l’ai dit hier soir.

Quoi donc ? j’ai oublié.

Que je vous aime.

Vous ?

Moi.

Quelle blague !

Je vous jure.

Eh bien, prouvez-le.

Je ne demande que ça !

Quoi, ça ?

À le prouver.

Eh bien, faites.

Vous n’en disiez pas autant hier soir !

Vous ne m’avez rien proposé.

C’te bêtise !

Et puis d’abord ce n’est pas à moi qu’il faut vous adresser.

Elle est bien bonne ! À qui donc ?

Mais à maman, bien entendu. »

Il poussa un éclat de rire.

« À votre mère ? non, c’est trop fort ! »

Elle était devenue soudain très sérieuse, et, le regardant au fond des yeux :

« Écoutez, Muscade, si vous m’aimez vraiment assez pour m’épouser, parlez à maman d’abord, moi je vous répondrai après. »

Il crut qu’elle se moquait encore de lui, et, rageant tout à fait :

« Mam’zelle, vous me prenez pour un autre. »

Elle le regardait toujours, de son œil doux et clair.

Elle hésita, puis elle dit :

« Je ne vous comprends toujours pas ! »

Alors, il prononça vivement, avec quelque chose de brusque et de mauvais dans la voix :

« Voyons, Yvette, finissons cette comédie ridicule qui dure depuis trop longtemps. Vous jouez à la petite fille niaise, et ce rôle ne vous va point, croyez-moi. Vous savez bien qu’il ne peut pas s’agir de mariage entre nous… mais d’amour. Je vous ai dit que je vous aimais — c’est la vérité —, je le répète, je vous aime. Ne faites plus semblant de ne pas comprendre et ne me traitez pas comme un sot. »

Ils étaient debout dans l’eau, face à face, se soutenant seulement par de petits mouvements des mains. Elle demeura quelques secondes encore immobile, comme si elle ne pouvait se décider à pénétrer le sens de ses paroles, puis elle rougit tout à coup, elle rougit jusqu’aux cheveux. Toute sa figure s’empourpra brusquement depuis son cou jusqu’à ses oreilles qui devinrent presque violettes, et, sans répondre un mot, elle se sauva vers la terre, nageant de toute sa force, par grandes brasses précipitées. Il ne la pouvait rejoindre et il soufflait de fatigue en la suivant.

Il la vit sortir de l’eau, ramasser son peignoir et gagner sa cabine sans s’être retournée.

Il fut longtemps à s’habiller, très perplexe sur ce qu’il avait à faire, cherchant ce qu’il allait lui dire, se demandant s’il devait s’excuser ou persévérer.

Quand il fut prêt, elle était partie, partie toute seule. Il rentra lentement, anxieux et troublé.

La marquise se promenait au bras de Saval dans l’allée ronde, autour du gazon.

En voyant Servigny, elle prononça, de cet air nonchalant qu’elle gardait depuis la veille :

« Qu’est-ce que j’avais dit, qu’il ne fallait point sortir par une chaleur pareille. Voilà Yvette avec un coup de soleil. Elle est partie se coucher. Elle était comme un coquelicot, la pauvre enfant, et elle a une migraine atroce. Vous vous serez promenés en plein soleil, vous aurez fait des folies. Que sais-je, moi ? Vous êtes aussi peu raisonnable qu’elle. »

La jeune fille ne descendit point pour dîner. Comme on voulait lui porter à manger, elle répondit à travers la porte qu’elle n’avait pas faim, car elle s’était enfermée, et elle pria qu’on la laissât tranquille. Les deux jeunes gens partirent par le train de dix heures, en promettant de revenir, le jeudi suivant, et la marquise s’assit devant sa fenêtre ouverte pour rêver, écoutant au loin l’orchestre du bal des canotiers jeter sa musique sautillante dans le grand silence solennel de la nuit.

Entraînée pour l’amour et par l’amour, comme on l’est pour le cheval ou l’aviron, elle avait de subites tendresses qui l’envahissaient comme une maladie. Ces passions la saisissaient brusquement, la pénétraient tout entière, l’affolaient, l’énervaient ou l’accablaient, selon qu’elles avaient un caractère exalté, violent, dramatique ou sentimental.

Elle était une de ces femmes créées pour aimer et pour être aimées. Partie de très bas, arrivée par l’amour dont elle avait fait une profession presque sans le savoir, agissant par instinct, par adresse innée, elle acceptait l’argent comme les baisers, naturellement, sans distinguer, employant son flair remarquable d’une façon irraisonnée et simple, comme font les animaux, que rendent subtils les nécessités de l’existence. Beaucoup d’hommes avaient passé dans ses bras sans qu’elle éprouvât pour eux aucune tendresse, sans qu’elle ressentît non plus aucun dégoût de leurs étreintes.

Elle subissait les enlacements quelconques avec une indifférence tranquille, comme on mange, en voyage, de toutes les cuisines, car il faut bien vivre. Mais, de temps en temps, son cœur ou sa chair s’allumait, et elle tombait alors dans une grande passion qui durait quelques semaines ou quelques mois, selon les qualités physiques ou morales de son amant.

C’étaient les moments délicieux de sa vie. Elle aimait de toute son âme, de tout son corps, avec emportement, avec extase. Elle se jetait dans l’amour comme on se jette dans un fleuve pour se noyer et se laissait emporter, prête à mourir s’il le fallait, enivrée, affolée, infiniment heureuse. Elle s’imaginait chaque fois n’avoir jamais ressenti pareille chose auparavant, et elle se serait fort étonnée si on lui eût rappelé de combien d’hommes différents elle avait rêvé éperdument pendant des nuits entières, en regardant les étoiles.

Saval l’avait captivée, capturée corps et âme. Elle songeait à lui, bercée par son image et par son souvenir, dans l’exaltation calme du bonheur accompli, du bonheur présent et certain.

Un bruit derrière elle la fit se retourner. Yvette venait d’entrer, encore vêtue comme dans le jour, mais pâle maintenant et les yeux luisants comme on les a après de grandes fatigues.

Elle s’appuya au bord de la fenêtre ouverte, en face de sa mère.

« J’ai à te parler », dit-elle.

La marquise, étonnée, la regardait. Elle l’aimait en mère égoïste, fière de sa beauté, comme on l’est d’une fortune, trop belle encore elle-même pour devenir jalouse, trop indifférente pour faire les projets qu’on lui prêtait, trop subtile cependant pour ne pas avoir la conscience de cette valeur.

Elle répondit :

« Je t’écoute, mon enfant, qu’y a-t-il ? »

Yvette la pénétrait du regard comme pour lire au fond de son âme, comme pour saisir toutes les sensations qu’allaient éveiller ses paroles.

« Voilà. Il s’est passé tantôt quelque chose d’extraordinaire.

Quoi donc ?

M. de Servigny m’a dit qu’il m’aimait. »

La marquise, inquiète, attendait. Comme Yvette ne parlait plus, elle demanda :

« Comment t’a-t-il dit cela ? Explique-toi ! »

Alors la jeune fille, s’asseyant aux pieds de sa mère dans une pose câline qui lui était familière, et pressant ses mains, ajouta :

« Il m’a demandée en mariage. »

Mme Obardi fit un geste brusque de stupéfaction, et s’écria :

« Servigny ? mais tu es folle ! »

Yvette n’avait point détourné les yeux du visage de sa mère, épiant sa pensée et sa surprise. Elle demanda d’une voix grave :

« Pourquoi suis-je folle ? Pourquoi M. de Servigny ne m’épouserait-il pas ? »

La marquise, embarrassée, balbutia :

« Tu t’es trompée, ce n’est pas possible. Tu as mal entendu ou mal compris. M. de Servigny est trop riche pour toi… et trop… trop… parisien pour se marier. »

Yvette s’était levée lentement. Elle ajouta :

« Mais s’il m’aime comme il le dit, maman ? »

Sa mère reprit avec un peu d’impatience :

« Je te croyais assez grande et assez instruite de la vie pour ne pas te faire de ces idées-là. Servigny est un viveur et un égoïste. Il n’épousera qu’une femme de son monde et de sa fortune. S’il t’a demandée en mariage… c’est qu’il veut… c’est qu’il veut… »

La marquise, incapable de dire ses soupçons, se tut une seconde, puis reprit :

« Tiens, laisse-moi tranquille, et va te coucher. »

Et la jeune fille, comme si elle savait maintenant ce qu’elle désirait, répondit d’une voix docile :

« Oui, maman. »

Elle baisa sa mère au front et s’éloigna d’un pas très calme.

Comme elle allait franchir la porte, la marquise la rappela :

« Et ton coup de soleil ? dit-elle.

Je n’avais rien. C’était ça qui m’avait rendue toute chose. »

Et la marquise ajouta :

« Nous en reparlerons. Mais, surtout, ne reste plus seule avec lui d’ici quelque temps, et sois bien sûre qu’il ne t’épousera pas, entends-tu, et qu’il veut seulement te… compromettre. »

Elle n’avait point trouvé mieux pour exprimer sa pensée. Et Yvette rentra chez elle.

Mme Obardi se mit à songer.

Vivant depuis des années dans une quiétude amoureuse et opulente, elle avait écarté avec soin de son esprit toutes les réflexions qui pouvaient la préoccuper, l’inquiéter ou l’attrister. Jamais elle n’avait voulu se demander ce que deviendrait Yvette ; il serait toujours assez tôt d’y songer quand les difficultés arriveraient. Elle sentait bien, avec son flair de courtisane, que sa fille ne pourrait épouser un homme riche et du vrai monde que par un hasard tout à fait improbable, par une de ces surprises de l’amour qui placent des aventurières sur les trônes. Elle n’y comptait point, d’ailleurs, trop occupée d’elle-même pour combiner des projets qui ne la concernaient pas directement.

Yvette ferait comme sa mère, sans doute. Elle serait une femme d’amour. Pourquoi pas ? Mais jamais la marquise n’avait osé se demander quand, ni comment, cela arriverait.

Et voilà que sa fille, tout d’un coup, sans préparation, lui posait une de ces questions auxquelles on ne pouvait pas répondre, la forçait à prendre une attitude dans une affaire si difficile, si délicate, si dangereuse à tous égards et si troublante pour sa conscience, pour la conscience qu’on doit montrer quand il s’agit de son enfant et de ces choses.

Elle avait trop d’astuce naturelle, astuce sommeillante, mais jamais endormie, pour s’être trompée une minute sur les intentions de Servigny, car elle connaissait les hommes, par expérience, et surtout les hommes de cette race-là. Aussi, dès les premiers mots prononcés par Yvette, s’était-elle écriée presque malgré elle :

« Servigny, t’épouser ? Mais tu es folle ! »

Comment avait-il employé ce vieux moyen, lui, ce malin, ce roué, cet homme à fêtes et à femmes. Qu’allait-il faire à présent ? Et elle, la petite, comment la prévenir plus clairement, la défendre même ? car elle pouvait se laisser aller à de grosses bêtises.

Aurait-on jamais cru que cette grande fille était demeurée aussi naïve, aussi peu instruite et peu rusée ?

Et la marquise, fort perplexe et fatiguée déjà de réfléchir, cherchait ce qu’il fallait faire, sans trouver rien, car la situation lui semblait vraiment embarrassante.

Et, lasse de ces tracas, elle pensa :

« Bah ! je les surveillerai de «près, j’agirai suivant les circonstances. S’il le faut même, je parlerai à Servigny, qui est fin et qui me comprendra à demi-mot. »

Elle ne se demanda pas ce qu’elle lui dirait ni ce qu’il répondrait, ni quel genre de convention pourrait s’établir entre eux, mais heureuse d’être soulagée de ce souci sans avoir eu à prendre de résolution, elle se remit à songer au beau Saval et, les yeux perdus dans la nuit, tournés vers la droite, vers cette lueur brumeuse qui plane sur Paris, elle envoya de ses deux mains des baisers vers la grande ville, des baisers rapides qu’elle jetait dans l’ombre, l’un sur l’autre, sans compter ; et tout bas, comme si elle lui eût parlé encore, elle murmurait :

« Je t’aime, je t’aime ! »


III

Yvette aussi ne dormait point. Comme sa mère, elle s’accouda à la fenêtre ouverte, et des larmes, ses premières larmes tristes, lui emplirent les yeux.

Jusque-là elle avait vécu, elle avait grandi dans cette confiance étourdie et sereine de la jeunesse heureuse. Pourquoi aurait-elle songé, réfléchi, cherché ? Pourquoi n’aurait-elle pas été une jeune fille comme toutes les jeunes filles ? Pourquoi un doute, pourquoi une crainte, pourquoi des soupçons pénibles lui seraient-ils venus ?

Elle semblait instruite de tout parce qu’elle avait l’air de parler de tout, parce qu’elle avait pris le ton, l’allure, les mots osés des gens qui vivaient autour d’elle. Mais elle n’en savait guère plus qu’une fillette élevée en un couvent, ses audaces de parole venant de sa mémoire, de cette faculté d’imitation et d’assimilation qu’ont les femmes, et non d’une pensée instruite et devenue hardie.

Elle parlait de l’amour comme le fils d’un peintre ou d’un musicien parlerait peinture ou musique à dix ou douze ans. Elle savait ou plutôt elle soupçonnait bien quel genre de mystère cachait ce mot — trop de plaisanteries avaient été chuchotées devant elle pour que son innocence n’eût pas été un peu éclairée — mais comment aurait-elle pu conclure de là que toutes les familles ne ressemblaient pas à la sienne ?

On baisait la main de sa mère avec un respect apparent ; tous leurs amis portaient des titres ; tous étaient ou paraissaient riches ; tous nommaient familièrement des princes de lignée royale. Deux fils de rois étaient même venus plusieurs fois, le soir, chez la marquise ! Comment aurait-elle su ?

Et puis, elle était naturellement naïve. Elle ne cherchait pas, elle ne flairait point les gens comme faisait sa mère. Elle vivait tranquille, trop joyeuse de vivre pour s’inquiéter de ce qui aurait peut-être paru suspect à des êtres plus calmes, plus réfléchis, plus enfermés, moins expansifs et moins triomphants.

Mais voilà que tout d’un coup, Servigny, par quelques mots dont elle avait senti la brutalité sans la comprendre, venait d’éveiller en elle une inquiétude subite, irraisonnée d’abord, puis une appréhension harcelante.

Elle était rentrée, elle s’était sauvée à la façon d’une bête blessée, blessée en effet profondément par ces paroles qu’elle se répétait sans cesse pour en pénétrer tout le sens, pour en deviner toute la portée : « Vous savez bien qu’il ne peut pas s’agir de mariage entre nous… mais d’amour ? »

Qu’avait-il voulu dire ? Et pourquoi cette injure ? Elle ignorait donc quelque chose, quelque secret, quelque honte ? Elle était seule à l’ignorer sans doute ? Mais quoi ? Elle demeurait effarée, atterrée, comme lorsqu’on découvre une infamie cachée, la trahison d’un être aimé, un de ces désastres du cœur qui vous affolent.

Et elle avait songé, réfléchi, cherché, pleuré, mordue de craintes et de soupçons. Puis, son âme jeune et joyeuse se rassérénant, elle s’était mise à arranger une aventure, à combiner une situation anormale et dramatique faite de tous les souvenirs des romans poétiques qu’elle avait lus. Elle se rappelait des péripéties émouvantes, des histoires sombres et attendrissantes qu’elle mêlait, dont elle faisait sa propre histoire, dont elle embellissait le mystère entrevu, enveloppant sa vie.

Elle ne se désolait déjà plus, elle rêvait, elle soulevait des voiles, elle se figurait des complications invraisemblables, mille choses singulières, terribles, séduisantes quand même par leur étrangeté.

Serait-elle, par hasard, la fille naturelle d’un prince ? Sa pauvre mère séduite et délaissée, faite marquise par un roi, par le roi Victor-Emmanuel peut-être, avait dû fuir devant la colère de sa famille ?

N’était-elle pas plutôt une enfant abandonnée par ses parents, par des parents très nobles et très illustres, fruit d’un amour coupable, recueillie par la marquise, qui l’avait adoptée et élevée ?

D’autres suppositions encore lui traversaient l’esprit. Elle les acceptait ou les rejetait au gré de sa fantaisie. Elle s’attendrissait sur elle-même, heureuse au fond et triste aussi, satisfaite surtout de devenir une sorte d’héroïne de livre qui aurait à se montrer, à se poser, à prendre une attitude noble et digne d’elle. Et elle pensait au rôle qu’il lui faudrait jouer, selon les événements devinés. Elle le voyait vaguement, ce rôle, pareil à celui d’un personnage de M. Scribe ou de Mme Sand. Il serait fait de dévouement, de fierté, d’abnégation, de grandeur d’âme, de tendresse et de belles paroles. Sa nature mobile se réjouissait presque de cette attitude nouvelle.

Elle était demeurée jusqu’au soir à méditer sur ce qu’elle allait faire, cherchant comment elle s’y prendrait pour arracher la vérité à la marquise.

Et quand fut venue la nuit, favorable aux situations tragiques, elle avait enfin combiné une ruse simple et subtile pour obtenir ce qu’elle voulait ; c’était de dire brusquement à sa mère que Servigny l’avait demandée en mariage.

À cette nouvelle, Mme Obardi, surprise, laisserait certainement échapper un mot, un cri qui jetterait une lumière dans l’esprit de sa fille.

Et Yvette avait aussitôt accompli son projet.

Elle s’attendait à une explosion d’étonnement, à une expansion d’amour, à une confidence pleine de gestes et de larmes.

Mais, voilà que sa mère, sans paraître stupéfaite ou désolée, n’avait semblé qu’ennuyée ; et, au ton gêné, mécontent et troublé qu’elle avait pris pour lui répondre, la jeune fille, chez qui s’éveillaient subitement toute l’astuce, la finesse et la rouerie féminines, comprenant qu’il ne fallait pas insister, que le mystère était d’autre nature, qu’il lui serait plus pénible à apprendre, et qu’elle le devait deviner toute seule, était rentrée dans sa chambre, le cœur serré, l’âme en détresse, accablée maintenant sous l’appréhension d’un vrai malheur, sans savoir au juste d’où ni pourquoi lui venait cette émotion. Et elle pleurait, accoudée à sa fenêtre.

Elle pleura longtemps, sans songer à rien maintenant, sans chercher à rien découvrir de plus ; et peu à peu, la lassitude l’accablant, elle ferma les yeux. Elle s’assoupissait alors quelques minutes, de ce sommeil fatigant des gens éreintés qui n’ont point l’énergie de se dévêtir et de gagner leur lit, de ce sommeil lourd et coupé par des réveils brusques, quand la tête glisse entre les mains.

Elle ne se coucha qu’aux premières lueurs du jour, lorsque le froid du matin, la glaçant, la contraignit à quitter la fenêtre.

Elle garda le lendemain et le jour suivant une attitude réservée et mélancolique. Un travail incessant et rapide se faisait en elle, un travail de réflexion ; elle apprenait à épier, à deviner, à raisonner. Une lueur, vague encore, lui semblait éclairer d’une nouvelle manière les hommes et les choses autour d’elle ; et une suspicion lui venait contre tous, contre tout ce qu’elle avait cru, contre sa mère. Toutes les suppositions, elle les fit en ces deux jours. Elle envisagea toutes les possibilités, se jetant dans les résolutions les plus extrêmes avec la brusquerie de sa nature changeante et sans mesure. Le mercredi, elle arrêta un plan, toute une règle de tenue et un système d’espionnage. Elle se leva le jeudi matin avec la résolution d’être plus rouée qu’un policier, et armée en guerre contre tout le monde.

Elle se résolut même à prendre pour devise ces deux mots : « Moi seule », et elle chercha pendant plus d’une heure de quelle manière il les fallait disposer pour qu’ils fissent bon effet, gravés autour de son chiffre, sur son papier à lettres.

Saval et Servigny arrivèrent à dix heures. La jeune fille tendit sa main avec réserve, sans embarras, et d’un ton familier, bien que grave :

« Bonjour, Muscade, ça va bien ?

Bonjour, mam’zelle, pas mal, et vous ? »

Il la guettait.

« Quelle comédie va-t-elle me jouer ? » se disait-il.

La marquise ayant pris le bras de Saval, il prit celui d’Yvette et ils se mirent à tourner autour du gazon, paraissant et disparaissant à tout moment derrière les massifs et les bouquets d’arbres.

Yvette allait d’un air sage et réfléchi, regardant le sable de l’allée, paraissant à peine écouter ce que disait son compagnon et n’y répondant guère.

Tout à coup, elle demanda :

« Êtes-vous vraiment mon ami, Muscade ?

Parbleu, mam’zelle.

Mais là, vraiment, vraiment, bien vraiment de vraiment.

Tout entier votre ami, mam’zelle, corps et âme.

Jusqu’à ne pas mentir une fois, une fois seulement.

Même deux fois, s’il le faut.

Jusqu’à me dire toute la vérité, la sale vérité tout entière.

Oui, mam’zelle.

Eh bien, qu’est-ce que vous pensez, au fond, tout au fond, du prince Kravalow ?

Ah ! diable !

Vous voyez bien que vous vous préparez déjà à mentir !

Non pas, mais je cherche mes mots, des mots bien justes. Mon Dieu, le prince Kravalow est un Russe… un vrai Russe, qui parle russe, qui est né en Russie, qui a eu peut-être un passeport pour venir en France, et qui n’a de faux que son nom et que son titre. »

Elle le regardait au fond des yeux.

« Vous voulez dire que c’est… ? »

Il hésita, puis, se décidant :

« Un aventurier, mam’zelle.

Merci. Et le chevalier Valréali ne vaut pas mieux, n’est-ce pas ?

Vous l’avez dit.

Et M. de Belvigne ?

Celui-là, c’est autre chose. C’est un homme du monde… de province, honorable… jusqu’à un certain point… mais seulement un peu brûlé… pour avoir trop rôti le balai…

Et vous ? »

Il répondit sans hésiter :

« Moi, je suis ce qu’on appelle un fêtard, un garçon de bonne famille, qui avait de l’intelligence et qui l’a gâchée à faire des mots, qui avait de la santé et qui l’a perdue à faire la noce, qui avait de la valeur, peut-être, et qui l’a semée à ne rien faire. Il me reste en tout et pour tout de la fortune, une certaine pratique de la vie, une absence de préjugés assez complète, un large mépris pour les hommes, y compris les femmes, un sentiment très profond de l’inutilité de mes actes et une vaste tolérance pour la canaillerie générale. J’ai cependant, par moments, encore de la franchise, comme vous le voyez, et je suis même capable d’affection, comme vous le pourriez voir. Avec ces défauts et ces qualités je me mets à vos ordres, mam’zelle, moralement et physiquement, pour que vous disposiez de moi à votre gré, voilà. »

Elle ne riait pas ; elle écoutait, scrutant les mots et les intentions.

Elle reprit :

« Qu’est-ce que vous pensez de la comtesse de Lammy ? »

Il prononça avec vivacité :

« Vous me permettrez de ne pas donner mon avis sur les femmes.

Sur aucune ?

Sur aucune.

Alors, c’est que vous les jugez fort mal… toutes. Voyons, cherchez, vous ne faites pas une exception ? »

Il ricana de cet air insolent qu’il gardait presque constamment ; et avec cette audace brutale dont il se faisait une force, une arme :

« On excepte toujours les personnes présentes. »

Elle rougit un peu, mais demanda avec un grand calme :

« Eh bien, qu’est-ce que vous pensez de moi ?

Vous le voulez ? soit. Je pense que vous êtes une personne de grand sens, de grande pratique, ou, si vous aimez mieux, de grand sens pratique, qui sait fort bien embrouiller son jeu, s’amuser des gens, cacher ses vues, tendre ses fils, et qui attend, sans se presser… l’événement. »

Elle demanda : « C’est tout ?

C’est tout. »

Alors elle dit, avec une sérieuse gravité :

« Je vous ferai changer cette opinion-là, Muscade. »

Puis elle se rapprocha de sa mère, qui marchait à tout petits pas, la tête baissée, de cette allure alanguie qu’on prend lorsqu’on cause tout bas, en se promenant, de choses très intimes et très douces. Elle dessinait, tout en avançant, des figures sur le sable, des lettres peut-être, avec la pointe de son ombrelle, et elle parlait sans regarder Saval, elle parlait longuement, lentement, appuyée à son bras, serrée contre lui. Yvette, tout à coup, fixa les yeux sur elle, et un soupçon, si vague qu’elle ne le formula pas, plutôt même une sensation qu’un doute, lui passa dans la pensée comme passe sur la terre l’ombre d’un nuage que chasse le vent.

La cloche sonna le déjeuner.

Il fut silencieux et presque morne.

Il y avait, comme on dit, de l’orage dans l’air. De grosses nuées immobiles semblaient embusquées au fond de l’horizon, muettes et lourdes, mais chargées de tempête.

Dès qu’on eut pris le café sur la terrasse, la marquise demanda :

« Eh bien ! mignonne, vas-tu faire une promenade aujourd’hui avec ton ami Servigny ? C’est un vrai temps pour prendre le frais sous les arbres. »

Yvette lui jeta un regard rapide, vite détourné :

« Non, maman, aujourd’hui je ne sors pas. »

La marquise parut contrariée, elle insista :

« Va donc faire un tour, mon enfant, c’est excellent pour toi. »

Alors Yvette prononça d’une voix brusque :

« Non, maman, aujourd’hui je reste à la maison, et tu sais bien pourquoi, puisque je te l’ai dit l’autre soir. »

Mme Obardi n’y songeait plus, toute préoccupée du désir de demeurer seule avec Saval. Elle rougit, se troubla, et, inquiète pour elle-même, ne sachant comment elle pourrait se trouver libre une heure ou deux, elle balbutia :

« C’est vrai, je n’y pensais point, tu as raison. Je ne sais pas où j’avais la tête. »

Et Yvette, prenant un ouvrage de broderie qu’elle appelait le « salut public », et dont elle occupait ses mains cinq ou six fois l’an, aux jours de calme plat, s’assit sur une chaise basse auprès de sa mère, tandis que les deux jeunes gens, à cheval sur des pliants, fumaient des cigares.

Les heures passaient dans une causerie paresseuse et sans cesse mourante. La marquise, énervée, jetait à Saval des regards éperdus, cherchait un prétexte, un moyen d’éloigner sa fille. Elle comprit enfin qu’elle ne réussirait pas, et ne sachant de quelle ruse user, elle dit à Servigny :

« Vous savez, mon cher duc, que je vous garde tous deux ce soir. Nous irons déjeuner demain au restaurant Fournaise, à Chatou. »

Il comprit, sourit, et s’inclinant :

« Je suis à vos ordres, marquise. »

Et la journée s’écoula lentement, péniblement sous les menaces de l’orage.

L’heure du dîner vint peu à peu. Le ciel pesant s’emplissait de nuages lents et lourds. Aucun frisson d’air ne passait sur la peau.

Le repas du soir aussi fut silencieux. Une gêne, un embarras, une sorte de crainte vague semblaient rendre muets les deux hommes et les deux femmes.

Quand le couvert fut enlevé, ils demeurèrent sur la terrasse, ne parlant qu’à de longs intervalles. La nuit tombait, une nuit étouffante. Tout à coup, l’horizon fut déchiré par un immense crochet de feu, qui illumina d’une flamme éblouissante et blafarde les quatre visages déjà ensevelis dans l’ombre. Puis un bruit lointain, un bruit sourd et faible, pareil au roulement d’une voiture sur un pont, passa sur la terre ; et il sembla que la chaleur de l’atmosphère augmentait, que l’air devenait brusquement encore plus accablant, le silence du soir plus profond.

Yvette se leva :

« Je vais me coucher, dit-elle, l’orage me fait mal. »

Elle tendit son front à la marquise, offrit sa main aux deux jeunes hommes, et s’en alla.

Comme elle avait sa chambre juste au-dessus de la terrasse, les feuilles d’un grand marronnier planté devant la porte s’éclairèrent bientôt d’une clarté verte, et Servigny restait les yeux fixés sur cette lueur pâle dans le feuillage, où il croyait parfois voir passer une ombre. Mais soudain, la lumière s’éteignit. Mme Obardi poussa un grand soupir :

« Ma fille est couchée », dit-elle.

Servigny se leva :

« Je vais en faire autant, marquise, si vous le permettez. »

Il baisa la main qu’elle lui tendait et disparut à son tour.

Et elle demeura seule avec Saval, dans la nuit.

Aussitôt, elle fut dans ses bras, l’enlaçant, l’étreignant. Puis, bien qu’il tentât de l’en empêcher, elle s’agenouilla devant lui en murmurant : « Je veux te regarder à la lueur des éclairs. »

Mais Yvette, sa bougie soufflée, était revenue sur son balcon, nu-pieds, glissant comme une ombre, et elle écoutait, rongée par un soupçon douloureux et confus.

Elle ne pouvait voir, se trouvant au-dessus d’eux, sur le toit même de la terrasse.

Elle n’entendait rien qu’un murmure de voix ; et son cœur battait si fort qu’il emplissait de bruit ses oreilles. Une fenêtre se ferma, sur sa tête. Donc, Servigny venait de remonter. Sa mère était seule avec l’autre.

Un second éclair, fendant le ciel en deux, fit surgir pendant une seconde tout ce paysage qu’elle connaissait, dans une clarté violente et sinistre ; et elle aperçut la grande rivière, couleur de plomb fondu, comme on rêve des fleuves en des pays fantastiques. Aussitôt, une voix, au-dessous d’elle, prononça : « Je t’aime ! »

Et elle n’entendit plus rien. Un étrange frisson lui avait passé sur le corps, et son esprit flottait dans un trouble affreux.

Un silence pesant, infini, qui semblait le silence éternel, planait sur le monde. Elle ne pouvait plus respirer, la poitrine oppressée par quelque chose d’inconnu et d’horrible. Un autre éclair enflamma l’espace, illumina un instant l’horizon, puis un autre presque aussitôt le suivit, puis d’autres encore.

Et la voix qu’elle avait entendue déjà, s’élevant plus forte, répétait : « Oh ! comme je t’aime ! comme je t’aime ! » Et Yvette la reconnaissait bien, cette voix-là, celle de sa mère.

Une large goutte d’eau tiède lui tomba sur le front, et une petite agitation presque imperceptible courut dans les feuilles, le frémissement de la pluie qui commence.

Puis une rumeur accourut venue de loin, une rumeur confuse, pareille au bruit du vent dans les branches ; c’était l’averse lourde s’abattant en nappe sur la terre, sur le fleuve, sur les arbres. En quelques instants l’eau ruissela autour d’elle, la couvrant, l’éclaboussant, la pénétrant comme un bain. Elle ne remuait point, songeant seulement à ce qu’on faisait sur la terrasse.

Elle les entendit qui se levaient et qui montaient dans leurs chambres. Des portes se fermèrent à l’intérieur de la maison ; et la jeune fille, obéissant à un désir de savoir irrésistible, qui l’affolait et la torturait, se jeta dans l’escalier, ouvrit doucement la porte du dehors, et, traversant le gazon sous la tombée furieuse de la pluie, courut se cacher dans un massif pour regarder les fenêtres.

Une seule était éclairée, celle de sa mère. Et, tout à coup, deux ombres apparurent dans le carré lumineux, deux ombres côte à côte. Puis, se rapprochant, elles n’en firent plus qu’une ; et un nouvel éclair projetant sur la façade un rapide et éblouissant jet de feu, elle les vit qui s’embrassaient, les bras serrés autour du cou.

Alors, éperdue, sans réfléchir, sans savoir ce qu’elle faisait, elle cria de toute sa force, d’une voix suraiguë : « Maman ! » comme on crie pour avertir les gens d’un danger de mort.

Son appel désespéré se perdit dans le clapotement de l’eau, mais le couple enlacé se sépara, inquiet. Et une des ombres disparut, tandis que l’autre cherchait à distinguer quelque chose à travers les ténèbres du jardin.

Alors, craignant d’être surprise, de rencontrer sa mère en cet instant, Yvette s’élança vers la maison, remonta précipitamment l’escalier en laissant derrière elle une traînée d’eau qui coulait de marche en marche, et elle s’enferma dans sa chambre, résolue à n’ouvrir sa porte à personne.

Et sans ôter sa robe ruisselante et collée à sa chair, elle tomba sur les genoux en joignant les mains, implorant dans sa détresse quelque protection surhumaine, le secours mystérieux du ciel, l’aide inconnue qu’on réclame aux heures de larmes et de désespoir.

Les grands éclairs jetaient d’instant en instant leurs reflets livides dans sa chambre, et elle se voyait brusquement dans la glace de son armoire, avec ses cheveux déroulés et trempés, tellement étrange qu’elle ne se reconnaissait pas.

Elle demeura là longtemps, si longtemps que l’orage s’éloigna sans qu’elle s’en aperçût. La pluie cessa de tomber, une lueur envahit le ciel encore obscurci de nuages, et une fraîcheur tiède, savoureuse, délicieuse, une fraîcheur d’herbes et de feuilles mouillées entrait par la fenêtre ouverte.

Yvette se releva, ôta ses vêtements flasques et froids, sans songer même à ce qu’elle faisait, et se mit au lit. Puis elle demeura les yeux fixés sur le jour qui naissait. Puis elle pleura encore, puis elle songea.

Sa mère ! un amant ! quelle honte ! Mais elle avait lu tant de livres où des femmes, même des mères, s’abandonnaient ainsi, pour renaître à l’honneur aux pages du dénouement, qu’elle ne s’étonnait pas outre mesure de se trouver enveloppée dans un drame pareil à tous les drames de ses lectures. La violence de son premier chagrin, l’effarement cruel de la surprise, s’atténuaient un peu déjà dans le souvenir confus de situations analogues. Sa pensée avait rôdé en des aventures si tragiques, poétiquement amenées par les romanciers, que l’horrible découverte lui apparaissait peu à peu comme la continuation naturelle de quelque feuilleton commencé la veille.

Elle se dit :

« Je sauverai ma mère. »

Et, presque rassérénée par cette résolution d’héroïne, elle se sentit forte, grandie, prête tout à coup pour le dévouement et pour la lutte. Et elle réfléchit aux moyens qu’il lui faudrait employer. Un seul lui parut bon, qui était en rapport avec sa nature romanesque. Et elle prépara, comme un acteur prépare la scène qu’il va jouer, l’entretien qu’elle aurait avec la marquise.

Le soleil s’était levé. Les serviteurs circulaient dans la maison. La femme de chambre vint avec le chocolat. Yvette fit poser le plateau sur la table et prononça :

« Vous direz à ma mère que je suis souffrante, que je vais rester au lit jusqu’au départ de ces messieurs, que je n’ai pas pu dormir de la nuit, et que je prie qu’on ne me dérange pas, parce que je veux essayer de me reposer. »

La domestique, surprise, regardait la robe trempée et tombée comme une loque sur le tapis.

« Mademoiselle est donc sortie ? dit-elle.

Oui, j’ai été me promener sous la pluie pour me rafraîchir. »

Et la bonne ramassa les jupes, les bas, les bottines sales ; puis elle s’en alla portant sur un bras, avec des précautions dégoûtées, ces vêtements trempés comme des hardes de noyé.

Et Yvette attendit, sachant bien que sa mère allait venir.

La marquise entra, ayant sauté du lit aux premiers mots de la femme de chambre, car un doute lui était resté depuis ce cri : « Maman », entendu dans l’ombre.

« Qu’est-ce que tu as ? » dit-elle.

Yvette la regarda, bégaya :

« J’ai… j’ai… » Puis, saisie par une émotion subite et terrible, elle se mit à suffoquer.

La marquise, étonnée, demanda de nouveau :

« Qu’est-ce que tu as donc ? »

Alors, oubliant tous ses projets et ses phrases préparées, la jeune fille cacha sa figure dans ses deux mains en balbutiant :

« Oh ! maman, oh ! maman ! »

Mme Obardi demeura débout devant le lit, trop émue pour bien comprendre, mais devinant presque tout, avec cet instinct subtil d’où venait sa force.

Comme Yvette ne pouvait parler, étranglée par les larmes, sa mère énervée à la fin et sentant approcher une explication redoutable, demanda brusquement :

« Voyons, me diras-tu ce qui te prend ? »

Yvette put à peine prononcer :

« Oh ! cette nuit… j’ai vu… ta fenêtre. »

La marquise très pâle, articula :

« Eh bien ! quoi ? »

Sa fille répéta, toujours en sanglotant :

« Oh ! maman, oh ! maman ! »

Mme Obardi, dont la crainte et l’embarras se changeaient en colère, haussa les épaules et se retourna pour s’en aller.

« Je crois vraiment que tu es folle. Quand ce sera fini, tu me le feras dire. »

Mais la jeune fille, tout à coup, dégagea de ses mains son visage ruisselant de pleurs.

« Non !… écoute… il faut que je te parle… écoute… Tu vas me promettre. . nous allons partir toutes les deux, bien loin, dans une campagne, et nous vivrons comme des paysannes : et personne ne saura ce que nous serons devenues ! Dis, veux-tu, maman, je t’en prie, je t’en supplie, veux-tu ? »

La marquise, interdite, demeurait au milieu de la chambre. Elle avait aux veines du sang de peuple, du sang irascible. Puis une honte, une pudeur de mère se mêlant à un vague sentiment de peur et à une exaspération de femme passionnée dont l’amour est menacé, elle frémissait, prête à demander pardon ou à se jeter dans quelque violence.

« Je ne te comprends pas », dit-elle.

Yvette reprit :

« Je t’ai vue… maman… cette nuit… Il ne faut plus… si tu savais… nous allons partir toutes les deux… je t’aimerai tant que tu oublieras… »

Mme Obardi prononça d’une voix tremblante :

« Écoute, ma fille, il y a des choses que tu ne comprends pas encore. Eh bien… n’oublie point… n’oublie point… que je te défends… de me parler jamais… de… de… de ces choses. »

Mais la jeune fille, prenant brusquement le rôle de sauveur qu’elle s’était imposé, prononça :

« Non, maman, je ne suis plus une enfant, et j’ai le droit de savoir. Eh bien, je sais que nous recevons des gens mal famés, des aventuriers, je sais aussi qu’on ne nous respecte pas à cause de cela. Je sais autre chose encore. Eh bien, il ne faut plus, entends-tu ? je ne veux pas. Nous allons partir ; tu vendras tes bijoux ; nous travaillerons s’il le faut, et nous vivrons comme des honnêtes femmes, quelque part, bien loin. Et si je trouve à me marier, tant mieux. »

Sa mère la regardait de son œil noir, irrité. Elle répondit :

« Tu es folle. Tu vas me faire le plaisir de te lever et de venir déjeuner avec tout le monde.

Non, maman. Il y a quelqu’un que je ne reverrai pas, tu me comprends. Je veux qu’il sorte, ou bien c’est moi qui sortirai. Tu choisiras entre lui et moi. »

Elle s’était assise dans son lit, et elle haussait la voix, parlant comme on parle sur la scène, entrant enfin dans le drame qu’elle avait rêvé, oubliant presque son chagrin pour ne se souvenir que de sa mission.

La marquise, stupéfaite, répéta encore une fois :

« Mais tu es folle… » ne trouvant rien autre chose à dire.

Yvette reprit avec une énergie théâtrale :

« Non, maman, cet homme quittera la maison, ou c’est moi qui m’en irai, car je ne faiblirai pas.

Et où iras-tu ?… Que feras-tu ?…

Je ne sais pas, peu m’importe… Je veux que nous soyons des honnêtes femmes. »

Ce mot qui revenait « honnêtes femmes » soulevait la marquise d’une fureur de fille et elle cria :

« Tais-toi ! je ne te permets pas de me parler comme ça. Je vaux autant qu’une autre, entends-tu ? Je suis une courtisane, c’est vrai, et j’en suis fière ; les honnêtes femmes ne me valent pas. »

Yvette, atterrée, la regardait ; elle balbutia :

« Oh ! maman ! »

Mais la marquise, s’exaltant, s’excitant :

« Eh bien ! oui, je suis une courtisane. Après ? Si je n’étais pas une courtisane, moi, tu serais aujourd’hui une cuisinière, toi, comme j’étais autrefois, et tu ferais des journées de trente sous, et tu laverais la vaisselle, et ta maîtresse t’enverrait à la boucherie, entends-tu, et elle te ficherait à la porte si tu flânais, tandis que tu flânes toute la journée parce que je suis une courtisane. Voilà. Quand on n’est rien qu’une bonne, une pauvre fille avec cinquante francs d’économies, il faut savoir se tirer d’affaire, si on ne veut pas crever dans la peau d’une meurt-de-faim ; et il n’y a pas deux moyens pour nous, il n’y en a pas deux, entends-tu, quand on est servante ! Nous ne pouvons pas faire fortune, nous, avec des places, ni avec des tripotages de bourse. Nous n’avons rien que notre corps, rien que notre corps. »

Elle se frappait la poitrine, comme un pénitent qui se confesse, et, rouge, exaltée, avançant vers le lit :

« Tant pis quand on est belle fille, faut vivre de ça, ou bien souffrir de misère toute sa vie… toute sa vie… pas de choix. »

Puis revenant brusquement à son idée :

« Avec ça qu’elles s’en privent, les honnêtes femmes. C’est elles qui sont des gueuses, entends-tu, parce que rien ne les force. Elles ont de l’argent, de quoi vivre et s’amuser, et elles prennent des hommes par vice. C’est elles qui sont des gueuses. »

Elle était debout près de la couche d’Yvette éperdue, qui avait envie de crier « au secours », de se sauver, et qui pleurait tout haut comme les enfants qu’on bat.

La marquise se tut, regarda sa fille, et la voyant affolée de désespoir, elle se sentit elle-même pénétrée de douleur, de remords, d’attendrissement, de pitié, et s’abattant sur le lit en ouvrant les bras, elle se mit aussi à sangloter, et elle balbutia :

« Ma pauvre petite, ma pauvre petite, si tu savais comme tu me fais mal. »

Et elles pleurèrent toutes deux, très longtemps.

Puis la marquise, chez qui le chagrin ne tenait pas, se releva doucement. Et elle dit tout bas :

« Allons, mignonne, c’est comme ça, que veux-tu. On n’y peut rien changer maintenant. Il faut prendre la vie comme elle vient. »

Yvette continuait de pleurer. Le coup avait été trop rude et trop inattendu pour qu’elle pût réfléchir et se remettre.

Sa mère reprit :

« Voyons, lève-toi et viens déjeuner, pour qu’on ne s’aperçoive de rien. »

La jeune fille faisait « non » de la tête, sans pouvoir parler ; enfin, elle prononça d’une voix lente, pleine de sanglots :

« Non, maman, tu sais ce que je t’ai dit, je ne changerai pas d’avis. Je ne sortirai pas de ma chambre avant qu’ils soient partis. Je ne veux plus voir personne de ces gens-là, jamais, jamais. S’ils reviennent, je… je… tu ne me reverras plus. »

La marquise avait essuyé ses yeux et, fatiguée d’émotion, elle murmura :

« Voyons, réfléchis, sois raisonnable. » — Puis, après une minute de silence :

« Oui, il vaut mieux que tu te reposes ce matin. Je viendrai te voir dans l’après-midi. »

Et ayant embrassé sa fille sur le front, elle sortit pour s’habiller, calmée déjà.

Yvette, dès que sa mère eut disparu, se leva, et courut pousser le verrou pour être seule, bien seule, puis elle se mit à réfléchir.

La femme de chambre frappa vers onze heures et demanda à travers la porte :

« Madame la marquise fait demander si mademoiselle n’a besoin de rien et ce qu’elle veut pour son déjeuner ? »

Yvette répondit :

« Je n’ai pas faim. Je prie seulement qu’on ne me dérange pas. »

Et elle demeura au lit comme si elle eût été fort malade.

Vers trois heures, on frappa de nouveau. Elle demanda :

« Qui est là ? »

Ce fut la voix de sa mère.

« C’est moi, mignonne, je viens voir comment tu vas. »

Elle hésita. Que ferait-elle ? Elle ouvrit, puis se recoucha.

La marquise s’approcha, et parlant à mi-voix comme auprès d’une convalescente :

« Eh bien, te trouves-tu mieux ? Tu ne veux pas manger un œuf ?

Non, merci, rien du tout. »

Mme Obardi s’était assise près du lit. Elles demeurèrent sans rien dire, puis, enfin, comme sa fille restait immobile, les mains inertes sur les draps :

« Ne vas-tu pas te lever ? »

Yvette répondit :

« Oui, tout à l’heure. »

Puis d’un ton grave et lent :

« J’ai beaucoup réfléchi, maman, et voici… voici ma résolution. Le passé est le passé, n’en parlons plus. Mais l’avenir sera différent… ou bien… ou bien je sais ce qui me resterait à faire. Maintenant, que ce soit fini là-dessus. »

La marquise, qui croyait terminée l’explication, sentit un peu d’impatience la gagner. C’était trop maintenant. Cette grande bécasse de fille aurait dû savoir depuis longtemps. Mais elle ne répondit rien et répéta :

« Te lèves-tu ?

Oui, je suis prête. »

Alors sa mère lui servit de femme de chambre, lui apportant ses bas, son corset, ses jupes ; puis elle l’embrassa.

« Veux-tu faire un tour avant dîner ?

Oui, maman. »

Et elles allèrent se promener le long de l’eau, sans guère parler que de choses très banales.


IV

Le lendemain, dès le matin, Yvette s’en alla toute seule s’asseoir à la place où Servigny lui avait lu l’histoire des fourmis. Elle se dit :

« Je ne m’en irai pas de là avant d’avoir pris une résolution. »

Devant elle, à ses pieds, l’eau coulait, l’eau rapide du bras vif, pleine de remous, de larges bouillons qui passaient dans une fuite muette avec des tournoiements profonds.

Elle avait déjà envisagé toutes les faces de la situation et tous les moyens d’en sortir.

Que ferait-elle si sa mère ne tenait pas scrupuleusement la condition qu’elle avait posée, ne renonçait pas à sa vie, à son monde, à tout, pour se cacher avec elle dans un pays lointain ?

Elle pouvait partir seule… fuir. Mais où ? Comment ? De quoi vivrait-elle ?

En travaillant ? À quoi ? À qui s’adresserait-elle pour trouver de l’ouvrage ? Et puis l’existence morne et humble des ouvrières, des filles du peuple, lui semblait un peu honteuse, indigne d’elle. Elle songea à se faire institutrice, comme les jeunes personnes des romans, et à être aimée, puis épousée par le fils de la maison. Mais il aurait fallu qu’elle fût de grande race, qu’elle pût, quand le père exaspéré lui reprocherait d’avoir volé l’amour de son fils, dire d’une voix fière :

« Je m’appelle Yvette Obardi. »

Elle ne le pouvait pas. Et puis c’eût été même encore là un moyen banal, usé.

Le couvent ne valait guère mieux. Elle ne se sentait d’ailleurs aucune vocation pour la vie religieuse, n’ayant qu’une piété intermittente et fugace. Personne ne pouvait la sauver en l’épousant, étant ce qu’elle était ! Aucun secours n’était acceptable d’un homme, aucune issue possible, aucune ressource définitive !

Et puis, elle voulait quelque chose d’énergique, de vraiment grand, de vraiment fort, qui servirait d’exemple ; et elle se résolut à la mort.

Elle s’y décida tout d’un coup, tranquillement, comme s’il s’agissait d’un voyage, sans réfléchir, sans voir la mort, sans comprendre que c’est la fin sans recommencement, le départ sans retour, l’adieu éternel à la terre, à la vie.

Elle fut disposée immédiatement à cette détermination extrême, avec la légèreté des âmes exaltées et jeunes.

Et elle songea au moyen qu’elle emploierait. Mais tous lui apparaissaient d’une exécution pénible et hasardeuse et demandaient en outre une action violente qui lui répugnait.

Elle renonça bien vite au poignard et au revolver qui peuvent blesser seulement, estropier ou défigurer, et qui exigent une main exercée et sûre — à la corde qui est commune, suicide de pauvre, ridicule et laid — à l’eau parce qu’elle savait nager. Restait donc le poison, mais lequel ? Presque tous font souffrir et provoquent des vomissements. Elle ne voulait ni souffrir, ni vomir. Alors elle songea au chloroforme, ayant lu dans un fait divers comment avait fait une jeune femme pour s’asphyxier par ce procédé.

Et elle éprouva aussitôt une sorte de joie de sa résolution, un orgueil intime, une sensation de fierté. On verrait ce qu’elle était, ce qu’elle valait.

Elle rentra dans Bougival, et elle se rendit chez le pharmacien, à qui elle demanda un peu de chloroforme pour une dent dont elle souffrait. L’homme, qui la connaissait, lui donna une toute petite bouteille de narcotique.

Alors elle partit à pied pour Croissy, où elle se procura une seconde fiole de poison. Elle en obtint une troisième à Chatou, une quatrième à Rueil, et elle rentra en retard pour déjeuner. Comme elle avait grand-faim après cette course, elle mangea beaucoup, avec ce plaisir des gens que l’exercice a creusés.

Sa mère, heureuse de la voir affamée ainsi, se sentant tranquille enfin, lui dit, comme elles se levaient de table :

« Tous nos amis viendront passer la journée de dimanche. J’ai invité le prince, le chevalier et M. de Belvigne. »

Yvette pâlit un peu, mais ne répondit rien.

Elle sortit presque aussitôt, gagna la gare et prit un billet pour Paris.

Et pendant tout l’après-midi, elle alla de pharmacie en pharmacie, achetant dans chacune quelques gouttes de chloroforme.

Elle revint le soir, les poches pleines de petites bouteilles.

Elle recommença le lendemain ce manège, et étant entrée par hasard chez un droguiste, elle put obtenir, d’un seul coup, un quart de litre.

Elle ne sortit pas le samedi ; c’était un jour couvert et tiède ; elle le passa tout entier sur la terrasse, étendue sur une chaise longue en osier.

Elle ne pensait presque à rien, très résolue et très tranquille.

Elle mit, le lendemain, une toilette bleue qui lui allait fort bien, voulant être belle.

En se regardant dans sa glace, elle se dit tout d’un coup : « Demain, je serai morte. » Et un singulier frisson lui passa le long du corps. « Morte ! Je ne parlerai plus, je ne penserai plus, personne ne me verra plus. Et moi, je ne verrai plus rien de tout cela ! »

Elle contemplait attentivement son visage, comme si elle ne l’avait jamais aperçu, examinant surtout ses yeux, découvrant mille choses en elle, un caractère secret de sa physionomie qu’elle ne connaissait pas, s’étonnant de se voir, comme si elle avait en face d’elle une personne étrangère, une nouvelle amie.

Elle se disait :

« C’est moi, c’est moi que voilà dans cette glace. Comme c’est étrange de se regarder soi-même. Sans le miroir cependant, nous ne nous connaîtrions jamais. Tous les autres sauraient comment nous sommes, et nous ne le saurions point, nous. »

Elle prît ses grands cheveux tressés en nattes et les ramena sur sa poitrine, suivant de l’œil tous ses gestes, toutes ses poses, tous ses mouvements.

« Comme je suis jolie ! pensa-t-elle. Demain, je serai morte, là, sur mon lit. »

Elle regarda son lit, et il lui sembla qu’elle se voyait étendue, blanche comme ses draps.

« Morte. Dans huit jours cette figure, ces yeux, ces joues ne seront plus qu’une pourriture noire, dans une boîte, au fond de la terre. »

Une horrible angoisse lui serra le cœur.

Le clair soleil tombait à flots sur la campagne et l’air doux du matin entrait par la fenêtre.

Elle s’assit, pensant à cela : « Morte. » C’était comme si le monde allait disparaître pour elle ; mais non, puisque rien ne serait changé dans ce monde, pas même sa chambre. Oui, sa chambre resterait toute pareille avec le même lit, les mêmes chaises, la même toilette, mais elle serait partie pour toujours, elle, et personne ne serait triste, que sa mère peut-être.

On dirait : « Comme elle était jolie ! cette petite Yvette », voilà tout. Et comme elle regardait sa main appuyée sur le bras de son fauteuil, elle songea de nouveau à cette pourriture, à cette bouillie noire et puante que ferait sa chair. Et de nouveau un grand frisson d’horreur lui courut dans tout le corps, et elle ne comprenait pas bien comment elle pourrait disparaître sans que la terre tout entière s’anéantît, tant il lui semblait qu’elle faisait partie de tout, de la campagne, de l’air, du soleil, de la vie.

Des rires éclatèrent dans le jardin, un grand bruit de voix, des appels, cette gaieté bruyante des parties de campagne qui commencent, et elle reconnut l’organe sonore de M. de Belvigne qui chantait :

Je suis sous ta fenêtre,

Ah ! daigne enfin paraître.

Elle se leva sans réfléchir et vint regarder. Tous applaudirent. Ils étaient là tous les cinq, avec deux autres messieurs qu’elle ne connaissait pas.

Elle se recula brusquement, déchirée par la pensée que ces hommes venaient s’amuser chez sa mère, chez une courtisane.

La cloche sonna le déjeuner.

« Je vais leur montrer comment on meurt », se dit-elle.

Et elle descendit d’un pas ferme, avec quelque chose de la résolution des martyres chrétiennes entrant dans le cirque où les lions les attendaient.

Elle serra les mains en souriant d’une manière affable, mais un peu hautaine. Servigny lui demanda :

« Êtes-vous moins grognon, aujourd’hui, mam’zelle ? »

Elle répondit d’un ton sévère et singulier :

« Aujourd’hui, je veux faire des folies. Je suis dans mon humeur de Paris. Prenez garde. »

Puis, se tournant vers M. de Belvigne :

« C’est vous qui serez mon patito, mon petit Malvoisie. Je vous emmène tous, après le déjeuner, à la fête de Marly. »

C’était la fête, en effet, à Marly. On lui présenta les deux nouveaux venus, le comte de Tamine et le marquis de Briquetot.

Pendant le repas, elle ne parla guère, tendant sa volonté pour être gaie dans l’après-midi, pour qu’on ne devinât rien, pour qu’on s’étonnât davantage, pour qu’on dît : « Qui l’aurait pensé ? Elle semblait si heureuse, si contente ! Que se passe-t-il dans ces têtes-là ? »

Elle s’efforçait de ne point songer au soir, à l’heure choisie, alors qu’ils seraient tous sur la terrasse.

Elle but du vin le plus qu’elle put, pour se monter, et deux petits verres de fine champagne, et elle était rouge en sortant de table, un peu étourdie, ayant chaud dans le corps et chaud dans l’esprit, lui semblait-il, devenue hardie maintenant et résolue à tout.

« En route ! » cria-t-elle.

Elle prit le bras de M. de Belvigne et régla la marche des autres :

« Allons, vous allez former mon bataillon ! Servigny, je vous nomme sergent ; vous vous tiendrez en dehors, sur la droite. Puis, vous ferez marcher en tête la garde étrangère, les deux Exotiques, le prince et le chevalier, puis, derrière, les deux recrues qui prennent les armes aujourd’hui. Allons ! »

Ils partirent. Et Servigny se mit à imiter le clairon, tandis que les deux nouveaux venus faisaient semblant de jouer du tambour. M. de Belvigne, un peu confus, disait tout bas :

« Mademoiselle Yvette, voyons, soyez raisonnable, vous allez vous compromettre. »

Elle répondit :

« C’est vous que je compromets, Raisiné. Quant à moi, je m’en fiche un peu. Demain, il n’y paraîtra plus. Tant pis pour vous, il ne faut pas sortir avec des filles comme moi. »

Ils traversèrent Bougival, à la stupéfaction des promeneurs. Tous se retournaient ; les habitants venaient sur leurs portes ; les voyageurs du petit chemin de fer qui va de Rueil à Marly les huèrent ; les hommes, debout sur les plates-formes criaient :

« À l’eau !… à l’eau !… »

Yvette marchait d’un pas militaire, tenant par le bras Belvigne comme on mène un prisonnier. Elle ne riait point, gardant sur le visage une gravité pâle, une sorte d’immobilité sinistre. Servigny interrompait son clairon pour hurler des commandements. Le prince et le chevalier s’amusaient beaucoup, trouvaient ça très drôle et de haut goût. Les deux jeunes gens jouaient du tambour d’une façon ininterrompue.

Quand ils arrivèrent sur le lieu de la fête, ils soulevèrent une émotion. Des filles applaudirent ; des jeunes gens ricanaient ; un gros monsieur, qui donnait le bras à sa femme, déclara, avec une envie dans la voix :

« En voilà qui ne s’embêtent pas. »

Elle aperçut des chevaux de bois et força Belvigne à monter à sa droite tandis que son détachement escaladait par-derrière les bêtes tournantes. Quand le divertissement fut terminé, elle refusa de descendre, contraignant son escorte à demeurer cinq fois de suite sur le dos de ces montures d’enfants, à la grande joie du public qui criait des plaisanteries. M. de Belvigne, livide, avait mal au cœur en descendant.

Puis elle se mit à vagabonder à travers les baraques. Elle força tous ses hommes à se faire peser au milieu d’un cercle de spectateurs. Elle leur fit acheter des jouets ridicules qu’ils durent porter dans leurs bras. Le prince et le chevalier commençaient à trouver la plaisanterie trop forte. Seuls, Servigny et les deux tambours ne se décourageaient point.

Ils arrivèrent enfin au bout du pays. Alors elle contempla ses suivants d’une façon singulière, d’un œil sournois et méchant ; et une étrange fantaisie lui passant par la tête, elle les fit ranger sur la berge droite qui domine le fleuve.

« Que celui qui m’aime le plus se jette à l’eau », dit-elle.

Personne ne sauta. Un attroupement se forma derrière eux. Des femmes, en tablier blanc, regardaient avec stupeur. Deux troupiers, en culotte rouge, riaient d’un air bête.

Elle répéta :

« Donc, il n’y a pas un de vous capable de se jeter à l’eau sur un désir de moi ? »

Servigny murmura :

« Ma foi, tant pis. » Et il s’élança, debout, dans la rivière.

Sa chute jeta des éclaboussures jusqu’aux pieds d’Yvette. Un murmure d’étonnement et de gaieté s’éleva dans la foule.

Alors la jeune fille ramassa par terre un petit morceau de bois, et, le lançant dans le courant :

« Apporte ! » cria-t-elle.

Le jeune homme se mit à nager, et saisissant dans sa bouche, à la façon d’un chien, la planche qui flottait, il la rapporta, puis, remontant la berge, il mit un genou par terre pour la présenter.

Yvette la prit.

« T’es beau », dit-elle.

Et, d’une tape amicale, elle caressa ses cheveux.

Une grosse dame, indignée, déclara :

« Si c’est possible ! »

Une autre dit :

« Peut-on s’amuser comme ça ! »

Un homme prononça :

« C’est pas moi qui me serais baigné pour une donzelle ! »

Elle reprit le bras de Belvigne, en lui jetant dans la figure :

« Vous n’êtes qu’un oison, mon ami ; vous ne savez pas ce que vous avez raté. »

Ils revinrent. Elle jetait aux passants des regards irrités.

« Comme tous ces gens ont l’air bête », dit-elle.

Puis, levant les yeux vers le visage de son compagnon :

« Vous aussi, d’ailleurs. »

M. de Belvigne salua. S’étant retournée, elle vit que le prince et le chevalier avaient disparu. Servigny, morne et ruisselant, ne jouait plus du clairon et marchait, d’un air triste, à côté des deux jeunes gens fatigués, qui ne jouaient plus du tambour.

Elle se mit à rire sèchement :

« Vous en avez assez, paraît-il. Voilà pourtant ce que vous appelez vous amuser, n’est-ce pas ? Vous êtes venus pour ça ; je vous en ai donné pour votre argent. »

Puis elle marcha sans plus rien dire ; et, tout d’un coup, Belvigne s’aperçut qu’elle pleurait. Effaré, il demanda :

« Qu’avez-vous ? »

Elle murmura :

« Laissez-moi, cela ne vous regarde pas. »

Mais il insistait, comme un sot :

« Oh ! mademoiselle, voyons, qu’est-ce que vous avez ? Vous a-t-on fait de la peine ? »

Elle répéta, avec impatience :

« Taisez-vous donc ! »

Puis, brusquement, ne résistant plus à la tristesse désespérée qui lui noyait le cœur, elle se mit à sangloter si violemment qu’elle ne pouvait plus avancer.

Elle couvrait sa figure sous ses deux mains et haletait avec des râles dans la gorge, étranglée, étouffée par la violence de son désespoir.

Belvigne demeurait debout, à côté d’elle, tout à fait éperdu, répétant :

« Je n’y comprends rien. »

Mais Servigny s’avança brusquement :

« Rentrons, mam’zelle, qu’on ne vous voie pas pleurer dans la rue. Pourquoi faites-vous des folies comme ça, puisque ça vous attriste ? »

Et, lui prenant le coude, il l’entraîna. Mais dès, qu’ils arrivèrent à la grille de la villa, elle se mit à courir, traversa le jardin, monta l’escalier et s’enferma chez elle.

Elle ne reparut qu’à l’heure du dîner, très pâle, très grave. Tout le monde était gai cependant. Servigny avait acheté chez un marchand du pays des vêtements d’ouvrier, un pantalon de velours, une chemise à fleurs, un tricot, une blouse, et il parlait à la façon des gens du peuple.

Yvette avait hâte qu’on eût fini, sentant son courage défaillir. Dès que le café fut pris, elle remonta chez elle.

Elle entendait sous sa fenêtre les voix joyeuses. Le chevalier faisait des plaisanteries lestes, des jeux de mots d’étranger, grossiers et maladroits.

Elle écoutait, désespérée. Servigny, un peu gris, imitait l’ouvrier pochard, appelait la marquise la patronne. Et, tout d’un coup, il dit à Saval :

« Hé ! patron. »

Ce fut un rire général.

Alors, Yvette se décida. Elle prit d’abord une feuille de son papier à lettres et écrivit :

« Bougival, ce dimanche, neuf heures du soir.

« Je meurs pour ne point devenir une fille entretenue.

« Yvette. »

Puis en post-scriptum :

« Adieu, chère maman, pardon. »

Elle cacheta l’enveloppe, adressée à Mme la marquise Obardi.

Puis elle roula sa chaise longue auprès de la fenêtre, attira une petite table à portée de sa main et plaça dessus la grande bouteille de chloroforme à côté d’une poignée d’ouate.

Un immense rosier couvert de fleurs qui, parti de la terrasse, montait jusqu’à sa fenêtre, exhalait dans la nuit un parfum doux et faible passant par souffles légers ; et elle demeura quelques instants à le respirer. La lune, à son premier quartier, flottait dans le ciel noir, un peu rongée à gauche, et voilée parfois par de petites brumes.

Yvette pensait :

« Je vais mourir ! je vais mourir ! » Et son cœur gonflé de sanglots, crevant de peine, l’étouffait. Elle sentait en elle un besoin de demander grâce à quelqu’un, d’être sauvée, d’être aimée.

La voix de Servigny s’éleva. Il racontait une histoire graveleuse que des éclats de rire interrompaient à tout instant. La marquise elle-même avait des gaietés plus fortes que les autres. Elle répétait sans cesse :

« Il n’y a que lui pour dire de ces choses-là ! ah ! ah ! ah ! »

Yvette prit la bouteille, la déboucha et versa un peu de liquide sur le coton. Une odeur puissante, sucrée, étrange, se répandit ; et comme elle approchait de ses lèvres le morceau de ouate, elle avala brusquement cette saveur forte et irritante qui la fit tousser.

Alors, fermant la bouche, elle se mit à l’aspirer. Elle buvait à longs traits cette vapeur mortelle, fermant les yeux et s’efforçant d’éteindre en elle toute pensée pour ne plus réfléchir, pour ne plus savoir.

Il lui sembla d’abord que sa poitrine s’élargissait, s’agrandissait, et que son âme tout à l’heure pesante, alourdie de chagrin, devenait légère, légère comme si le poids qui l’accablait se fût soulevé, allégé, envolé.

Quelque chose de vif et d’agréable la pénétrait jusqu’au bout des membres, jusqu’au bout des pieds et des mains, entrait dans sa chair, une sorte d’ivresse vague, de fièvre douce.

Elle s’aperçut que le coton était sec, et elle s’étonna de n’être pas encore morte. Ses sens lui semblaient aiguisés, plus subtils, plus alertes.

Elle entendait jusqu’aux moindres paroles prononcées sur la terrasse. Le prince Kravalow racontait comment il avait tué en duel un général autrichien.

Puis, très loin, dans la campagne, elle écoutait les bruits dans la nuit, les aboiements interrompus d’un chien, le cri court des crapauds, le frémissement imperceptible des feuilles.

Elle reprit la bouteille, et imprégna de nouveau le petit morceau de ouate, puis elle se remit à respirer. Pendant quelques instants, elle ne ressentit plus rien ; puis ce lent et charmant bien-être qui l’avait envahie déjà, la ressaisit.

Deux fois elle versa du chloroforme dans le coton, avide maintenant de cette sensation physique et de cette sensation morale, de cette torpeur rêvante où s’égarait son âme.

Il lui semblait qu’elle n’avait plus d’os, plus de chair, plus de jambes, plus de bras. On lui avait ôté tout cela doucement, sans qu’elle s’en aperçût. Le chloroforme avait vidé son corps, ne lui laissant que sa pensée plus éveillée, plus vivante, plus large, plus libre qu’elle ne l’avait jamais sentie.

Elle se rappelait mille choses oubliées, des petits détails de son enfance, des riens qui lui faisaient plaisir. Son esprit, doué tout à coup d’une agilité inconnue, sautait aux idées les plus diverses, parcourait mille aventures, vagabondait dans le passé, et s’égarait dans les événements espérés de l’avenir. Et sa pensée active et nonchalante avait un charme sensuel ; elle éprouvait, à songer ainsi, un plaisir divin.

Elle entendait toujours les voix, mais elle ne distinguait plus les paroles, qui prenaient pour elle d’autres sens. Elle s’enfonçait, elle s’égarait dans une espèce de féerie étrange et variée.

Elle était sur un grand bateau qui passait le long d’un beau pays tout couvert de fleurs. Elle voyait des gens sur la rive, et ces gens parlaient très fort, puis elle se trouvait à terre, sans se demander comment ; et Servigny, habillé en prince, venait la chercher pour la conduire à un combat de taureaux.

Les rues étaient pleines de passants qui causaient, et elle écoutait ces conversations qui ne l’étonnaient point, comme si elle eût connu les personnes, car à travers son ivresse rêvante elle entendait toujours rire et causer les amis de sa mère sur la terrasse.

Puis tout devint vague.

Puis elle se réveilla, délicieusement engourdie, et elle eut quelque peine à se souvenir.

Donc, elle n’était pas morte encore.

Mais elle se sentait si reposée, dans un tel bien-être physique, dans une telle douceur d’esprit, qu’elle ne se hâtait point d’en finir ! elle eût voulu faire durer toujours cet état d’assoupissement exquis.

Elle respirait lentement et regardait la lune, en face d’elle, sur les arbres. Quelque chose était changé dans son esprit. Elle ne pensait plus comme tout à l’heure. Le chloroforme, en amollissant son corps et son âme, avait calmé sa peine, et endormi sa volonté de mourir.

Pourquoi ne vivrait-elle pas ? Pourquoi ne serait-elle pas aimée ? Pourquoi n’aurait-elle pas une vie heureuse ? Tout lui paraissait possible maintenant, et facile, et certain. Tout était doux, tout était bon, tout était charmant dans la vie. Mais comme elle voulait songer toujours, elle versa encore cette eau de rêve sur le coton, et se remit à respirer, en écartant parfois le poison de sa narine, pour n’en pas absorber trop, pour ne pas mourir.

Elle regardait la lune et voyait une figure dedans, une figure de femme. Elle recommençait à battre la campagne dans la griserie imagée de l’opium. Cette figure se balançait au milieu du ciel puis elle chantait ; elle chantait avec une voix bien connue, l’Alleluia d’amour.

C’était la marquise qui venait de rentrer pour se mettre au piano.

Yvette avait des ailes maintenant. Elle volait la nuit, par une belle nuit claire, au-dessus des bois et des fleuves. Elle volait avec délices, ouvrant les ailes, battant des ailes, portée par le vent comme on serait porté par des caresses. Elle se roulait dans l’air qui lui baisait la peau, et elle filait si vite, si vite qu’elle n’avait le temps de rien voir au-dessous d’elle, et elle se trouvait assise au bord d’un étang, une ligne à la main ; elle pêchait.

Quelque chose tirait sur le fil qu’elle sortait de l’eau, en amenant un magnifique collier de perles, dont elle avait eu envie quelque temps auparavant. Elle ne s’étonnait nullement de cette trouvaille, et elle regardait Servigny, venu à côté d’elle sans qu’elle sût comment, pêchant aussi et faisant sortir de la rivière un cheval de bois.

Puis elle eut de nouveau la sensation qu’elle se réveillait et elle entendit qu’on l’appelait en bas.

Sa mère avait dit :

« Éteins donc la bougie. »

Puis la voix de Servigny s’éleva claire et comique :

« Éteignez donc vot’ bougie, mam’zelle Yvette. »

Et tous reprirent en chœur :

« Mam’zelle Yvette, éteignez donc votre bougie. »

Elle versa de nouveau du chloroforme dans le coton, mais, comme elle ne voulait pas mourir, elle le tint assez loin de son visage pour respirer de l’air frais, tout en répandant en sa chambre l’odeur asphyxiante du narcotique, car elle comprit qu’on allait monter ; et, prenant une posture bien abandonnée, une posture de morte, elle attendit.

La marquise disait :

« Je suis un peu inquiète ! Cette petite folle s’est endormie en laissant sa lumière sur sa table. Je vais envoyer Clémence pour l’éteindre et pour fermer la fenêtre de son balcon qui est restée grande ouverte. »

Et bientôt la femme de chambre heurta la porte en l’appelant :

« Mademoiselle, mademoiselle ! »

Après un silence elle reprit :

« Mademoiselle, Mme la marquise vous prie d’éteindre votre bougie et de fermer votre fenêtre. »

Clémence attendit encore un peu, puis frappa plus fort en criant :

« Mademoiselle, mademoiselle ! »

Comme Yvette ne répondait pas, la domestique s’en alla et dit à la marquise :

« Mademoiselle est endormie sans doute ; son verrou est poussé et je ne peux pas la réveiller. »

Mme Obardi murmura :

« Elle ne va pourtant pas rester comme ça ? »

Tous alors, sur le conseil de Servigny, se réunirent sous la fenêtre de la jeune fille et hurlèrent en chœur : « Hip — hip — hurra — mam’zelle Yvette ! »

Leur clameur s’éleva dans la nuit calme, s’envola sous la lune dans l’air transparent, s’en alla sur le pays dormant ; et ils l’entendirent s’éloigner ainsi que fait le bruit d’un train qui fuit.

Comme Yvette ne répondit pas, la marquise prononça :

« Pourvu qu’il ne lui soit rien arrivé ; je commence à avoir peur. »

Alors Servigny, cueillant les roses rouges du gros rosier poussé le long du mur et les boutons pas encore éclos, se mit à les lancer dans la chambre par la fenêtre.

Au premier qu’elle reçut, Yvette tressauta, faillit crier. D’autres tombaient sur sa robe, d’autres dans ses cheveux, d’autres, passant par-dessus sa tête, allaient jusqu’au lit, le couvraient d’une pluie de fleurs.

La marquise cria encore une fois, d’une voix étranglée :

« Voyons, Yvette, réponds-nous. »

Alors, Servigny déclara :

« Vraiment, ça n’est pas naturel, je vais grimper par le balcon. »

Mais le chevalier s’indigna.

« Permettez, permettez, c’est là une grosse faveur, je réclame ; c’est un trop bon moyen… et un trop bon moment… pour obtenir un rendez-vous ! »

Tous les autres qui croyaient à une farce de la jeune fille, s’écriaient :

« Nous protestons. C’est un coup monté. Montera pas, montera pas. »

Mais la marquise, émue, répétait :

« Il faut pourtant qu’on aille voir. »

Le prince déclara, avec un geste dramatique :

« Elle favorise le duc, nous sommes trahis.

Jouons à pile ou face qui montera », demanda le chevalier.

Et il tira de sa poche une pièce d’or de cent francs.

Il commença avec le prince :

« Pile », dit-il.

Ce fut face.

Le prince jeta la pièce d’or à son tour, en disant à Saval :

« Prononcez, monsieur. »

Saval prononça :

« Face. »

Ce fut pile.

Le prince ensuite posa la même question à tous les autres. Tous perdirent.

Servigny, qui restait seul en face de lui, déclara de son air insolent :

« Parbleu, il triche ! »

Le Russe mit la main sur son cœur et tendit la pièce d’or à son rival, en disant :

« Jouez vous-même, mon cher duc. »

Servigny la prit et la lança en criant :

« Face ! »

Ce fut pile.

Il salua, et indiquant de la main le pilier du balcon :

« Montez, mon prince. »

Mais le prince regardait autour de lui d’un air inquiet.

« Que cherchez-vous ? demanda le chevalier.

Mais… je… je voudrais bien… une échelle. »

Un rire général éclata. Et Saval, s’avançant :

« Nous allons vous aider. »

Il l’enleva dans ses bras d’hercule, en recommandant :

« Accrochez-vous au balcon. »

Le prince aussitôt s’accrocha, et Saval l’ayant lâché, il demeura suspendu, agitant ses pieds dans le vide. Alors, Servigny saisissant ces jambes affolées qui cherchaient un point d’appui, tira dessus de toute sa force ; les mains lâchèrent et le prince tomba comme un bloc sur le ventre de M. de Belvigne qui s’avançait pour le soutenir.

« À qui le tour ? » demanda Servigny.

Mais personne ne se présenta.

« Voyons, Belvigne, de l’audace.

Merci, mon cher, je tiens à mes os.

Voyons, chevalier, vous devez avoir l’habitude des escalades.

— Je vous cède la place, mon cher duc.

Heu !… heu !… c’est que je n’y tiens plus tant que ça. »

Et Servigny, l’œil en éveil, tournait autour du pilier.

Puis, d’un saut, s’accrochant au balcon, il s’enleva par les poignets, fit un rétablissement comme un gymnaste et franchit la balustrade.

Tous les spectateurs, le nez en l’air, applaudissaient. Mais il reparut aussitôt en criant :

« Venez vite ! Venez vite ! Yvette est sans connaissance ! »

La marquise poussa un grand cri et s’élança dans l’escalier.

La jeune fille, les yeux fermés, faisait la morte. Sa mère entra, affolée, et se jeta sur elle.

« Dites, qu’est-ce qu’elle a ? qu’est-ce qu’elle a ?»

Servigny ramassait la bouteille de chloroforme tombée sur le parquet :

« Elle s’est asphyxiée », dit-il.

Et il colla son oreille sur le cœur, puis il ajouta :

« Mais elle n’est pas morte ; nous la ranimerons. Avez-vous ici de l’ammoniaque ? »

La femme de chambre, éperdue, répétait :

« De quoi… de quoi… monsieur ?

De l’eau sédative.

Oui, monsieur.

Apportez tout de suite, et laissez la porte ouverte pour établir un courant d’air. »

La marquise, tombée sur les genoux, sanglotait.

« Yvette ! Yvette ! ma fille, ma petite fille, ma fille, écoute, réponds-moi, Yvette, mon enfant. Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! qu’est-ce qu’elle a ? »

Et les hommes effarés remuaient sans rien faire, apportaient de l’eau, des serviettes, des verres, du vinaigre.

Quelqu’un dit : « Il faut la déshabiller ! »

Et la marquise, qui perdait la tête, essaya de dévêtir sa fille ; mais elle ne savait plus ce qu’elle faisait. Ses mains tremblaient, s’embrouillaient, se perdaient et elle gémissait : « Je… je… je ne peux pas, je ne peux pas… »

La femme de chambre était rentrée apportant une bouteille de pharmacien que Servigny déboucha et dont il versa la moitié sur un mouchoir. Puis il le colla sous le nez d’Yvette, qui eut une suffocation.

« Bon, elle respire, dit-il. Ça ne sera rien. »

Et il lui lava les tempes, les joues, le cou avec le liquide à la rude senteur.

Puis il fit signe à la femme de chambre de délacer la jeune fille, et quand elle n’eut plus qu’une jupe sur sa chemise, il l’enleva dans ses bras, et la porta jusqu’au lit en frémissant, remué par l’odeur de ce corps presque nu, par le contact de cette chair, par la moiteur des seins à peine cachés qu’il faisait fléchir sous sa bouche.

Lorsqu’elle fut couchée, il se releva fort pâle. « Elle va revenir à elle, dit-il, ce n’est rien. » Car il l’avait entendue respirer d’une façon continue et régulière. Mais, apercevant tous les hommes, les yeux fixés sur Yvette étendue en son lit, une irritation jalouse le fit tressaillir, et s’avançant vers eux :

« Messieurs, nous sommes beaucoup trop dans cette chambre ; veuillez nous laisser seuls, M. Saval et moi, avec la marquise. »

Il parlait d’un ton sec et plein d’autorité. Les autres s’en allèrent aussitôt.

Mme Obardi avait saisi son amant à pleins bras, et, la tête levée vers lui, elle lui criait :

« Sauvez-la… Oh ! sauvez-la !… »

Mais Servigny s’étant retourné, vit une lettre sur la table. Il la saisit d’un mouvement rapide et lut l’adresse. Il comprit et pensa : « Peut-être ne faut-il pas que la marquise ait connaissance de cela. » Et, déchirant l’enveloppe, il parcourut d’un regard les deux lignes qu’elle contenait :

« Je meurs pour ne pas devenir une fille entretenue.

« Yvette.

« Adieu, ma chère maman. Pardon. »

« Diable, pensa-t-il, ça demande réflexion. »

Et il cacha la lettre dans sa poche.

Puis il se rapprocha du lit, et aussitôt la pensée lui vint que la jeune fille avait repris connaissance, mais qu’elle n’osait pas le montrer par honte, par humiliation, par crainte des questions.

La marquise était tombée à genoux, maintenant, et elle pleurait, la tête sur le pied du lit. Tout à coup, elle prononça : « Un médecin, il faut un médecin. »

Mais Servigny, qui venait de parler bas avec Saval, lui dit : « Non, c’est fini. Tenez, allez-vous-en une minute, rien qu’une minute, et je vous promets qu’elle vous embrassera quand vous reviendrez. » Et le baron, soulevant Mme Obardi par le bras, l’entraîna.

Alors, Servigny, s’asseyant auprès de la couche, prit la main d’Yvette et prononça : « Mam’zelle, écoutez-moi… »

Elle ne répondit pas. Elle se sentait si bien, si doucement, si chaudement couchée, qu’elle aurait voulu ne plus jamais remuer, ne plus jamais parler, et vivre comme ça toujours. Un bien-être infini l’avait envahie, un bien-être tel qu’elle n’en avait jamais senti de pareil.

L’air tiède de la nuit entrant par souffles légers, par souffles de velours, lui passait de temps en temps sur la face d’une façon exquise, imperceptible. C’était une caresse, quelque chose comme un baiser du vent, comme l’haleine lente et rafraîchissante d’un éventail qui aurait été fait de toutes les feuilles des bois et de toutes les ombres de la nuit, de la brume des rivières, et de toutes les fleurs aussi, car les roses jetées d’en bas dans sa chambre et sur son lit, et les roses grimpées au balcon, mêlaient leur senteur languissante à la saveur saine de la brise nocturne.

Elle buvait cet air si bon, les yeux fermés, le cœur reposé dans l’ivresse encore persistante de l’opium, et elle n’avait plus du tout le désir de mourir, mais une envie forte, impérieuse, de vivre, d’être heureuse, n’importe comment, d’être aimée, oui, aimée.

Servigny répéta :

« Mam’zelle Yvette, écoutez-moi. »

Et elle se décida à ouvrir les yeux. Il reprit, la voyant ranimée :

« Voyons, voyons, qu’est-ce que c’est que des folies pareilles ? »

Elle murmura :

« Mon pauvre Muscade, j’avais tant de chagrin. »

Il lui serrait la main paternellement :

« C’est ça qui vous avançait à grand-chose, ah oui ! Voyons, vous allez me promettre de ne pas recommencer ? »

Elle ne répondit pas, mais elle fit un petit mouvement de tête qu’accentuait un sourire plutôt sensible que visible.

Il tira de sa poche la lettre trouvée sur la table :

« Est-ce qu’il faut montrer cela à votre mère ? »

Elle fit « non » d’un signe du front.

Il ne savait plus que dire, car la situation lui paraissait sans issue. Il murmura :

« Ma chère petite, il faut prendre son parti des choses les plus pénibles. Je comprends bien votre douleur, et je vous promets… »

Elle balbutia :

« Vous êtes bon…

Ils se turent. Il la regardait. Elle avait dans l’œil quelque chose d’attendri, de défaillant ; et, tout d’un coup, elle souleva les deux bras, comme si elle eût voulu l’attirer.- Il se pencha sur elle, sentant qu’elle l’appelait ; et leurs lèvres s’unirent.

Longtemps ils restèrent ainsi, les yeux fermés. Mais lui, comprenant qu’il allait perdre la tête, se releva. Elle lui souriait maintenant d’un vrai sourire de tendresse ; et, de ses deux mains accrochées aux épaules, elle le retenait.

« Je vais chercher votre mère », dit-il.

Elle murmura : « Encore une seconde. Je suis si bien. » Puis, après un silence, elle prononça tout bas, si bas qu’il entendit à peine :

« Vous m’aimerez bien, dites ? »

Il s’agenouilla près du lit, et, baisant le poignet qu’elle lui avait laissé :

« Je vous adore. »

Mais on marchait près de la porte. Il se releva d’un bond et cria de sa voix ordinaire qui semblait toujours un peu ironique :

« Vous pouvez entrer. C’est fait maintenant. »

La marquise s’élança sur sa fille, les deux bras ouverts, et l’étreignit frénétiquement, couvrant de larmes son visage, tandis que Servigny, l’âme radieuse, la chair émue, s’avançait sur le balcon pour respirer le grand air frais de la nuit, en fredonnant :

Souvent femme varie

Bien fol est qui s’y fie.


<t Un fou ? >

Un fou ?

Quand on me dit : « Vous savez que Jacques Parent est mort fou dans une maison de santé », un frisson douloureux, un frisson de peur et d’angoisse me courut le long des os ; et je le revis brusquement, ce grand garçon étrange, fou depuis longtemps peut-être, maniaque inquiétant, effrayant même.

C’était un homme de quarante ans, haut, maigre, un peu voûté, avec des yeux d’halluciné, des yeux noirs, si noirs qu’on ne distinguait pas la pupille, des yeux mobiles, rôdeurs, malades, hantés. Quel être singulier, troublant, qui apportait, qui jetait un malaise autour de lui, un malaise vague, de l’âme, du corps, un de ces énervements incompréhensibles qui font croire à des influences surnaturelles !

Il avait un tic gênant : la manie de cacher ses mains. Presque jamais il ne les laissait errer, comme nous faisons tous, sur les objets, sur les tables. Jamais il ne maniait les choses traînantes avec ce geste familier qu’ont presque tous les hommes. Jamais il ne les laissait nues, ses longues mains osseuses, fines, un peu fébriles. Il les enfonçait dans ses poches, sous les revers de ses vêtements ; il les dissimulait sous ses aisselles en croisant les bras. On eût dit qu’il avait peur qu’elles ne fissent, malgré lui, quelque besogne défendue, qu’elles n’accomplissent quelque action honteuse ou ridicule s’il les laissait libres et maîtresses de leurs mouvements.

Quand il était obligé de s’en servir pour tous les usages ordinaires de la vie, il le faisait par saccades brusques, par élans rapides du bras comme s’il n’eût pas voulu leur laisser le temps d’agir par elles-mêmes, de se refuser à sa volonté, d’exécuter autre chose. À table, il saisissait son verre, sa fourchette ou son couteau si vivement qu’on n’avait jamais le temps de prévoir ce qu’il voulait faire avant qu’il ne l’eût accompli.

Or, j’eus un soir l’explication de la surprenante maladie de son âme.

Il venait passer de temps en temps quelques jours chez moi, à la campagne, et ce soir-là il me paraissait particulièrement agité !

Un orage montait dans le ciel, étouffant et noir, après une journée d’atroce chaleur. Aucun souffle d’air ne remuait les feuilles. Une vapeur chaude de four passait sur les visages, faisait haleter les poitrines. Je me sentais mal à l’aise, agité, et je voulus gagner mon lit.

Quand il me vit me lever pour partir, Jacques Parent me saisit le bras d’un geste effaré.

« Oh ! non, reste encore un peu », me dit-il.

Je le regardai avec surprise en murmurant :

« C’est que cet orage me secoue les nerfs. »

Il gémit, ou plutôt il cria :

« Et moi donc ! Oh ! reste, je te prie ; je ne voudrais pas demeurer seul. »

Il avait l’air affolé.

Je prononçai : « Qu’est-ce que tu as ? Perds-tu la tête ? »

Et il balbutia :

« Oui, par moments, dans les soirs comme celui-ci, dans les soirs d’électricité… j’ai… j’ai… j’ai peur… j’ai peur de moi… tu ne me comprends pas ? C’est que je suis doué d’un pouvoir… non… d’une puissance… non… d’une force… Enfin, je ne sais pas dire ce que c’est, mais j’ai en moi une action magnétique si extraordinaire que j’ai peur, oui, j’ai peur de moi, comme je te le disais tout à l’heure ! »

Et il cachait, avec des frissons éperdus, ses mains vibrantes sous les revers de sa jaquette. Et moi-même je me sentis soudain tout tremblant d’une crainte confuse, puissante, horrible. J’avais envie de partir, de me sauver, de ne plus le voir, de ne plus voir son œil errant passer sur moi, puis s’enfuir, tourner autour du plafond, chercher quelque coin sombre de la pièce pour s’y fixer, comme s’il eût voulu cacher aussi son regard redoutable.

Je balbutiai :

« Tu ne m’avais jamais dit ça ! »

Il reprit :

« Est-ce que j’en parle à personne ? Tiens, écoute, ce soir je ne puis me taire. Et j’aime mieux que tu saches tout ; d’ailleurs, tu pourras me secourir.

« Le magnétisme ! Sais-tu ce que c’est ? Non. Personne ne sait. On le constate pourtant. On le reconnaît, les médecins eux-mêmes le pratiquent ; un des plus illustres, M. Charcot, le professe ; donc, pas de doute, cela existe.

« Un homme, un être a le pouvoir, effrayant et incompréhensible, d’endormir, par la force de sa volonté, un autre être, et, pendant qu’il dort, de lui voler sa pensée comme on volerait une bourse. Il lui vole sa pensée, c’est-à-dire son âme, l’âme, ce sanctuaire, ce secret du Moi, l’âme, ce fond de l’homme qu’on croyait impénétrable, l’âme, cet asile des inavouables idées, de tout ce qu’on cache, de tout ce qu’on aime, de tout ce qu’on veut celer à tous les humains, il l’ouvre, la viole, l’étale, la jette au public ! N’est-ce pas atroce, criminel, infâme ?

« Pourquoi, comment cela se fait-il ? Le sait-on ? Mais que sait-on ?

« Tout est mystère. Nous ne communiquons avec les choses que par nos misérables sens, incomplets, infirmes, si faibles qu’ils ont à peine la puissance de constater ce qui nous entoure. Tout est mystère. Songe à la musique, cet art divin, cet art qui bouleverse l’âme, l’emporte, la grise, l’affole, qu’est-ce donc ? Rien.

« Tu ne me comprends pas ? Écoute. Deux corps se heurtent. L’air vibre. Ces vibrations sont plus ou moins nombreuses, plus ou moins rapides, plus ou moins fortes, selon la nature du choc. Or, nous avons dans l’oreille une petite peau qui reçoit ces vibrations de l’air et les transmet au cerveau sous forme de son. Imagine qu’un verre d’eau se change en vin dans ta bouche. Le tympan accomplit cette incroyable métamorphose, ce surprenant miracle de changer le mouvement en son. Voilà.

« La musique, cet art complexe et mystérieux, précis comme l’algèbre et vague comme un rêve, cet art fait de mathématiques et de brise, ne vient donc que de la propriété étrange d’une petite peau. Elle n’existerait point, cette peau, que le son non plus n’existerait pas, puisque par lui-même il n’est qu’une vibration. Sans l’oreille, devinerait-on la musique ? Non. Eh bien ! nous sommes entourés de choses que nous ne soupçonnerons jamais, parce que les organes nous manquent qui nous les révéleraient.

« Le magnétisme est de celles-là peut-être. Nous ne pouvons que pressentir cette puissance, que tenter en tremblant ce voisinage des esprits, qu’entrevoir ce nouveau secret de la nature, parce que nous n’avons point en nous l’instrument révélateur.

« Quant à moi… Quant à moi, je suis doué d’une puissance affreuse. On dirait un autre être enfermé en moi, qui veut sans cesse s’échapper, agir malgré moi, qui s’agite, me ronge, m’épuise. Quel est-il ? je ne sais pas, mais nous sommes deux dans mon pauvre corps, et c’est lui, l’autre, qui est souvent le plus fort, comme ce soir.

« Je n’ai qu’à regarder les gens pour les engourdir comme si je leur avais versé de l’opium. Je n’ai qu’à étendre les mains pour produire des choses… des choses… terribles. Si tu savais ? Oui, si tu savais ? Mon pouvoir ne s’étend pas seulement sur les hommes, mais aussi sur les animaux et même… sur les objets…

« Cela me torture et m’épouvante. J’ai eu envie souvent de me crever les yeux et de me couper les poignets.

« Mais je vais… je veux que tu saches tout. Tiens. Je vais te montrer cela… non pas sur des créatures humaines, c’est ce qu’on fait partout, mais sur… sur… des bêtes.

« Appelle Mirza. »

Il marchait à grands pas avec des airs d’halluciné, et il sortit ses mains cachées dans sa poitrine. Elles me semblèrent effrayantes comme s’il eût mis à nu deux épées.

Et je lui obéis machinalement, subjugué, vibrant de terreur et dévoré d’une sorte de désir impétueux de voir. J’ouvris la porte et je sifflai ma chienne qui couchait dans le vestibule. J’entendis aussitôt le bruit précipité de ses ongles sur les marches de l’escalier, et elle apparut joyeuse, remuant la queue.

Puis je lui fis signe de se coucher sur un fauteuil ; elle y sauta, et Jacques se mit à la caresser en la regardant.

D’abord, elle sembla inquiète ; elle frissonnait, tournait la tête pour éviter l’œil fixe de l’homme, semblait agitée d’une crainte grandissante. Tout à coup, elle commença à trembler, comme tremblent les chiens. Tout son corps palpitait, secoué de longs frissons, et elle voulut s’enfuir. Mais il posa sa main sur le crâne de l’animal qui poussa, sous ce toucher, un de ces longs hurlements qu’on entend, la nuit, dans la campagne.

Je me sentais moi-même engourdi, étourdi, ainsi qu’on l’est lorsqu’on monte en barque. Je voyais se pencher les meubles, remuer les murs. Je balbutiai : « Assez, Jacques, assez. » Mais il ne m’écoutait plus, il regardait Mirza d’une façon continue, effrayante. Elle fermait les yeux maintenant et laissait tomber sa tête comme on fait en s’endormant. Il se tourna vers moi.

« C’est fait, dit-il, vois maintenant. »

Et jetant son mouchoir de l’autre côté de l’appartement, il cria : « Apporte ! »

La bête alors se souleva et chancelant, trébuchant comme si elle eût été aveugle, remuant ses pattes comme les paralytiques remuent leurs jambes, elle s’en alla vers le linge qui faisait une tache blanche contre le mur. Elle essaya plusieurs fois de le prendre dans sa gueule, mais elle mordait à côté comme si elle ne l’eût pas vu. Elle le saisit enfin, et revint de la même allure ballottée de chien somnambule.

C’était une chose terrifiante à voir. Il commanda : « Couche-toi. » Elle se coucha. Alors, touchant le front, il dit : « Un lièvre, pille, pille. » Et la bête, toujours sur le flanc, essaya de courir, s’agita comme font les chiens qui rêvent, et poussa, sans ouvrir la gueule, des petits aboiements étranges, des aboiements de ventriloque.

Jacques semblait devenu fou. La sueur coulait de son front. Il cria : « Mords-le, mords ton maître. » Elle eut deux ou trois soubresauts terribles. On eût juré qu’elle résistait, qu’elle luttait. Il répéta : « Mords-le. » Alors, se levant, ma chienne s’en vint vers moi, et moi je reculais vers la muraille, frémissant d’épouvante, le pied levé pour la frapper, pour la repousser.

Mais Jacques ordonna : « Ici, tout de suite. » Elle se retourna vers lui. Alors, de ces deux grandes mains, il se mit à lui frotter la tête comme s’il l’eût débarrassée de liens invisibles.

Mirza rouvrit les yeux : « C’est fini », dit-il.

Je n’osai point la toucher et je poussai la porte pour qu’elle s’en allât. Elle partit lentement, tremblante, épuisée, et j’entendis de nouveau ses griffes frapper les marches.

Mais Jacques revint vers moi : « Ce n’est pas tout. Ce qui m’effraie le plus, c’est ceci, tiens. Les objets m’obéissent. »

Il y avait sur ma table une sorte de couteau-poignard dont je me servais pour couper les feuillets des livres. Il allongea sa main vers lui. Elle semblait ramper, s’approchait lentement ; et tout d’un coup, je vis, oui, je vis le couteau lui-même tressaillir, puis il remua, puis il glissa doucement, tout seul, sur le bois vers la main arrêtée qui l’attendait, et il vint se placer sous ses doigts.

Je me mis à crier de terreur. Je crus que je devenais fou moi-même, mais le son aigu de ma voix me calma soudain.

Jacques reprit :

« Tous les objets viennent ainsi vers moi. C’est pour cela que je cache mes mains. Qu’est-ce que cela ? Du magnétisme, de l’électricité, de l’aimant ? Je ne sais pas, mais c’est horrible.

« Et comprends-tu pourquoi c’est horrible ? Quand je suis seul, aussitôt que je suis seul, je ne puis m’empêcher d’attirer tout ce qui m’entoure.

« Et je passe des jours entiers à changer des choses de place, ne me lassant jamais d’essayer ce pouvoir abominable, comme pour voir s’il ne m’a pas quitté. »

Il avait enfoui ses grandes mains dans ses poches et il regardait dans la nuit. Un petit bruit, un frémissement léger semblait passer dans les arbres.

C’était la pluie qui commençait à tomber.

Je murmurai : « C’est effrayant ! »

Il répéta : « C’est horrible. »

Une rumeur accourut dans ce feuillage, comme un coup de vent. C’était l’averse, l’ondée épaisse, torrentielle.

Jacques se mit à respirer par grands souffles qui soulevaient sa poitrine.

« Laisse-moi, dit-il, la pluie va me calmer. Je désire être seul à présent. »


<t Découverte>

Découverte

Le bateau était couvert de monde. La traversée s’annonçant fort belle, les Havraises allaient faire un tour à Trouville.

On détacha les amarres ; un dernier coup de sifflet annonça le départ, et, aussitôt, un frémissement secoua le corps entier du navire, tandis qu’on entendait, le long de ses flancs, un bruit d’eau remuée.

Les roues tournèrent quelques secondes, s’arrêtèrent, repartirent doucement ; puis le capitaine, debout sur sa passerelle, ayant crié par le porte-voix qui descend dans les profondeurs de la machine : « En route ! » elles se mirent à battre la mer avec rapidité.

Nous filions le long de la jetée, couverte de monde. Des gens sur le bateau agitaient leurs mouchoirs, comme s’ils partaient pour l’Amérique, et les amis restés à terre répondaient de la même façon.

Le grand soleil de juillet tombait sur les ombrelles rouges, sur les toilettes claires, sur les visages joyeux, sur l’océan à peine remué par des ondulations. Quand on fut sorti du port, le petit bâtiment fit une courbe rapide, dirigeant son nez pointu sur la côte lointaine entrevue à travers la brume matinale.

À notre gauche s’ouvrait l’embouchure de la Seine, large de vingt kilomètres. De place en place les grosses bouées indiquaient les bancs de sable, et on reconnaissait au loin les eaux douces et bourbeuses du fleuve qui, ne se mêlant point à l’eau salée, dessinaient de grands rubans jaunes à travers l’immense nappe verte et pure de la pleine mer.

J’éprouve, aussitôt que je monte sur un bateau, le besoin de marcher de long en large, comme un marin qui fait le quart. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Donc je me mis à circuler sur le pont à travers la foule des voyageurs.

Tout à coup, on m’appela. Je me retournai. C’était un de mes vieux amis, Henri Sidoine, que je n’avais point vu depuis dix ans.

Après nous être serré les mains, nous recommençâmes ensemble, en parlant de choses et d’autres, la promenade d’ours en cage que j’accomplissais tout seul auparavant. Et nous regardions, tout en causant, les deux lignes de voyageurs assis sur les deux côtés du pont.

Tout à coup Sidoine prononça avec une véritable expression de rage :

« C’est plein d’Anglais ici ! Les sales gens ! »

C’était plein d’Anglais, en effet. Les hommes debout lorgnaient l’horizon d’un air important qui semblait dire : « C’est nous, les Anglais, qui sommes les maîtres de la mer ! Boum, boum ! nous voilà ! »

Et tous les voiles blancs qui flottaient sur leurs chapeaux blancs avaient l’air des drapeaux de leur suffisance.

Les jeunes misses plates, dont les chaussures aussi rappelaient les constructions navales de leur patrie, serrant en des châles multicolores leur taille droite et leurs bras minces, souriaient vaguement au radieux paysage. Leurs petites têtes, poussées au bout de ces longs corps, portaient des chapeaux anglais d’une forme étrange, et derrière leurs crânes leurs maigres chevelures enroulées ressemblaient à des couleuvres lovées.

Et les vieilles misses, encore plus grêles, ouvrant au vent leur mâchoire nationale, paraissaient menacer l’espace de leurs dents jaunes et démesurées.

On sentait, en passant près d’elles, une odeur de caoutchouc et d’eau dentifrice.

Sidoine répéta, avec une colère grandissante :

« Les sales gens ! On ne pourra donc pas les empêcher de venir en France ? »

Je demandai en souriant :

« Pourquoi leur en veux-tu ? Quant à moi, ils me sont parfaitement indifférents. »

Il prononça :

« Oui, toi, parbleu ! Mais moi, j’ai épousé une Anglaise. Voilà. »

Je m’arrêtai pour lui rire au nez.

« Ah ! diable. Conte-moi ça. Et elle te rend donc très malheureux ? »

Il haussa les épaules :

« Non, pas précisément…

Alors… elle te… elle te… trompe ?

Malheureusement non. Ça me ferait une cause de divorce et j’en serais débarrassé.

Alors je ne comprends pas !

Tu ne comprends pas ? Ça ne m’étonne point. Eh bien, elle a tout simplement appris le français, pas autre chose ! Écoute :

ê

Je n’avais pas le moindre désir de me marier, quand je vins passer l’été à Étretat, voici deux ans. Rien de plus dangereux que les villes d’eaux. On ne se figure pas combien les fillettes y sont à leur avantage. Paris sied aux femmes et la campagne aux jeunes filles.

Les promenades à âne, les bains du matin, les déjeuners sur l’herbe, autant de pièges à mariage. Et, vraiment, il n’y a rien de plus gentil qu’une enfant de dix-huit ans qui court à travers un champ ou qui ramasse des fleurs le long d’un chemin.

Je fis la connaissance d’une famille anglaise descendue au même hôtel que moi. Le père ressemblait aux hommes que tu vois là, et la mère à toutes les Anglaises.

Il y avait deux fils, de ces garçons tout en os, qui jouent du matin au soir à des jeux violents, avec des balles, des massues ou des raquettes ; puis deux filles, l’aînée, une sèche, encore une Anglaise de boîte à conserve ; la cadette, une merveille. Une blonde, ou plutôt une blondine avec une tête venue du ciel. Quand elles se mettent à être jolies, les gredines, elles sont divines. Celle-là avait des yeux bleus, de ces yeux bleus qui semblent contenir toute la poésie, tout le rêve, toute l’espérance, tout le bonheur du monde !

Quel horizon ça vous ouvre dans les songes infinis, deux yeux de femme comme ceux-là ! Comme ça répond bien à l’attente éternelle et confuse de notre cœur !

Il faut dire aussi que, nous autres Français, nous adorons les étrangères. Aussitôt que nous rencontrons une Russe, une Italienne, une Suédoise, une Espagnole ou une Anglaise un peu jolie, nous en tombons amoureux instantanément. Tout ce qui vient du dehors nous enthousiasme, drap pour culottes, chapeaux, gants, fusils et… femmes. Nous avons tort, cependant.

Mais je crois que ce qui nous séduit le plus dans les exotiques, c’est leur défaut de prononciation. Aussitôt qu’une femme parle mal notre langue, elle est charmante ; si elle fait une faute de français par mot, elle est exquise, et si elle baragouine d’une façon tout à fait inintelligible, elle devient irrésistible.

Tu ne te figures pas comme c’est gentil d’entendre dire à une mignonne bouche rose : « J’aimé bôcoup la gigotte. »

Ma petite Anglaise, Kate, parlait une langue invraisemblable. Je n’y comprenais rien dans les premiers jours, tant elle inventait de mots inattendus ; puis, je devins absolument amoureux de cet argot comique et gai.

Tous les termes estropiés, bizarres, ridicules, prenaient sur ses lèvres un charme délicieux ; et nous avions, le soir, sur la terrasse du Casino, de longues conversations qui ressemblaient à des énigmes parlées.

Je l’épousai ! Je l’aimais follement comme on peut aimer un Rêve. Car les vrais amants n’adorent jamais qu’un rêve qui a pris une forme de femme.

Te rappelles-tu les admirables vers de Louis Bouilhet :

Tu n’as jamais été, dans tes jours les plus rares,

Qu’un banal instrument sous mon archet vainqueur,

Et, comme un air qui sonne au bois creux des guitares,

J’ai fait chanter mon rêve au vide de ton cœur.

Eh bien, mon cher, le seul tort que j’ai eu, ç’a été de donner à ma femme un professeur de français.

Tant qu’elle a martyrisé le dictionnaire et supplicié la grammaire, je l’ai chérie.

Nos causeries étaient simples. Elles me révélaient la grâce surprenante de son être, l’élégance incomparable de son geste ; elles me la montraient comme un merveilleux bijou parlant, une poupée de chair faite pour le baiser, sachant énumérer à peu près ce qu’elle aimait, pousser parfois des exclamations bizarres, et exprimer d’une façon coquette, à force d’être incompréhensible et imprévue, des émotions ou des sensations peu compliquées.

Elle ressemblait bien aux jolis jouets qui disent « papa » et « maman », en prononçant — Baâba — et Baâmban.

Aurais-je pu croire que…

Elle parle, à présent… Elle parle… mal… très mal… Elle fait tout autant de fautes… Mais on la comprend… oui, je la comprends… je sais… je la connais…

J’ai ouvert ma poupée pour regarder dedans… j’ai vu. Et il faut causer, mon cher !

Ah ! tu ne les connais pas, toi, les opinions, les idées, les théories d’une jeune Anglaise bien élevée, à laquelle je ne peux rien reprocher, et qui me répète, du matin au soir, toutes les phrases d’un dictionnaire de la conversation à l’usage des pensionnats de jeunes personnes.

Tu as vu ces surprises du cotillon, ces jolis papiers dorés qui renferment d’exécrables bonbons. J’en avais une. Je l’ai déchirée. J’ai voulu manger le dedans et suis resté tellement dégoûté que j’ai des haut-le-cœur, à présent, rien qu’en apercevant une de ses compatriotes.

J’ai épousé un perroquet à qui une vieille institutrice anglaise aurait enseigné le français : comprends-tu ?

.   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

Le port de Trouville montrait maintenant ses jetées de bois couvertes de monde.

Je dis :

« Où est ta femme ? »

Il prononça :

« Je l’ai ramenée à Étretat.

Et toi, où vas-tu ?

Moi ? moi, je vais me distraire à Trouville. »

Puis, après un silence, il ajouta :

« Tu ne te figures pas comme ça peut être bête quelquefois une femme. »


<t Bûcher (Le)>

Le Bûcher

« Lundi dernier est mort à Étretat un prince indien, Bapu Sahib Khanderao Ghatgay, parent de Sa Hautesse le Maharaja Gaikwar, prince de Baroda, dans la province de Gujarath, présidence de Bombay.

« Depuis trois semaines environ, on voyait passer par les rues une dizaine de jeunes Indiens, petits, souples, tout noirs de peau, vêtus de complets gris et coiffés de toques de palefreniers anglais. C’étaient de hauts seigneurs, venus en Europe pour étudier les institutions militaires des principales nations de l’Occident. La petite troupe se composait de trois princes, d’un noble ami, d’un interprète et de trois serviteurs.

« Le chef de la mission était celui qui vient de mourir, vieillard de quarante-deux ans et beau-père de Sampatrao Kashivao Gaikwar, frère de Sa Hautesse le Gaikwar de Baroda.

« Le gendre accompagnait le beau-père.

« Les autres Indiens s’appelaient Ganpatrao Shrâvanrao Gaikwar, cousin de Sa Hautesse Kâsherao Gadhav ;

« Vasudev Madhav Samarth, interprète et secrétaire ;

« Les esclaves : Râmchandra Bajâji, Ganu bin Pukâram Kokate, Rambhaji bin Favji.

« Au moment de quitter sa patrie, celui qui est mort l’autre jour fut saisi d’une crise affreuse de chagrin, et, persuadé qu’il ne reviendrait pas, il voulut renoncer à ce voyage, mais il dut obéir aux volontés de son noble parent, le prince de Baroda, et il partit.

« Ils vinrent passer la fin de l’été à Étretat, et on allait les voir curieusement, chaque matin, prendre leur bain à l’établissement des Roches-Blanches.

« Voici cinq ou six jours, Bapu Sahib Khanderao Ghatgay fut atteint de douleurs aux gencives ; puis l’inflammation gagna la gorge et devint une ulcération. La gangrène s’y mit, et, lundi, les médecins déclarèrent à ses jeunes compagnons que leur parent allait mourir. L’agonie commença presque aussitôt, et comme le malheureux ne respirait plus qu’à peine, ses amis le saisirent, l’arrachèrent de son lit et le déposèrent sur les pavés de la chambre, afin qu’il rendît l’âme étendu sur la terre, notre mère, selon les ordres de Brahma.

« Puis ils firent demander au maire, M. Boissaye, l’autorisation de brûler, le jour même, le cadavre pour obéir toujours aux formelles prescriptions de la religion hindoue. Le maire, hésitant, télégraphia à la préfecture pour solliciter des instructions, en annonçant, toutefois, qu’une absence de réponse équivaudrait pour lui à un consentement. Aucune réponse n’étant venue à neuf heures du soir, il fut donc décidé, en raison de la nature infectieuse du mal qui avait emporté l’Indien, que la crémation du corps aurait lieu la nuit même, sous la falaise, au bord de la mer, à la marée descendante.

« On reproche aujourd’hui cette décision au maire qui a agi en homme intelligent, résolu et libéral, soutenu d’ailleurs et conseillé par les trois médecins qui avaient suivi la maladie et constaté le décès»

On dansait au Casino, ce soir-là. C’était un soir d’automne prématuré, un peu froid. Un vent assez fort soufflait du large sans que la mer fût encore soulevée, et des nuages rapides couraient déchiquetés, effiloqués. Ils arrivaient du bout de l’horizon, sombres sur le fond du ciel, puis à mesure qu’ils approchaient de la lune ils blanchissaient, et, passant vivement sur elle, la voilaient quelques instants sans la cacher tout à fait.

Les grandes falaises droites, qui forment la plage arrondie d’Étretat et se terminent aux deux célèbres arcades qu’on nomme les Portes, restaient dans l’ombre et faisaient deux grandes taches noires dans le paysage doucement éclairé.

Il avait plu toute la journée.

L’orchestre du Casino jouait des valses, des polkas et des quadrilles. Un bruit passa tout à coup dans les groupes. On racontait qu’un prince indien venait de mourir à l’hôtel des Bains, et qu’on avait demandé au ministre l’autorisation de le brûler. On n’en crut rien, ou du moins on ne supposa pas la chose prochaine tant cet usage est encore contraire à nos mœurs, et, comme la nuit s’avançait, chacun rentra chez soi.

À minuit, l’employé du gaz, courant de rue en rue, éteignait, l’une après l’autre, les flammes jaunes qui éclairaient les maisons endormies, la boue et les flaques d’eau. Nous attendions, guettant l’heure où la petite ville serait muette et déserte.

Depuis midi, un menuisier coupait du bois en se demandant avec stupeur ce qu’on allait faire de toutes ces planches sciées par petits bouts, et pourquoi perdre tant de bonne marchandise. Ce bois fut entassé dans une charrette qui s’en alla, par des rues détournées, jusqu’à la plage, sans éveiller les soupçons des attardés qui la rencontraient. Elle s’avança sur le galet, au pied même de la falaise, et ayant versé son chargement à terre, les trois serviteurs indiens commencèrent à construire un bûcher un peu plus long que large. Ils travaillaient seuls, car aucune main profane ne devait aider à cette besogne sainte.

Il était une heure du matin quand on annonça aux parents du mort qu’ils pouvaient accomplir leur œuvre.

La porte de la petite maison qu’ils occupaient fut ouverte ; et nous aperçûmes, couché sur une civière, dans le vestibule étroit, à peine éclairé, le cadavre enveloppé de soie blanche. On le voyait nettement étendu sur le dos, bien dessiné sous ce voile pâle.

Les Indiens, graves, debout devant ses pieds, demeuraient immobiles, tandis que l’un d’eux accomplissait les cérémonies prescrites en murmurant d’une voix basse et monotone des paroles inconnues. Il tournait autour du corps, le touchait parfois, puis, prenant une urne suspendue au bout de trois chaînettes, il l’aspergea longtemps avec l’eau sacrée du Gange que les Indiens doivent toujours emporter avec eux, où qu’ils aillent.

Puis la civière fut enlevée par quatre d’entre eux qui se mirent en marche lentement. La lune s’était couchée, laissant obscures les rues boueuses et vides, mais le cadavre sur la civière semblait lumineux, tant la soie blanche jetait d’éclat ; et c’était une chose saisissante de voir passer dans la nuit la forme claire de ce corps, porté par ces hommes à la peau si noire qu’on ne distinguait point dans l’ombre leur visage et leurs mains de leurs vêtements.

Derrière le mort, trois Indiens suivaient, puis, les dominant de toute la tête, se dessinait, enveloppée dans un grand manteau de voyage, d’un gris tendre, et coiffé d’un chapeau rond, la haute silhouette d’un Anglais, homme aimable et distingué qui est leur ami, qui les guide et les conseille à travers l’Europe.

Sous le ciel brumeux et froid de cette plage du Nord, je croyais assister à une sorte de spectacle symbolique. Il me semblait qu’on portait là, devant moi, le génie vaincu de l’Inde, que suivait, comme on suit les morts, le génie victorieux de l’Angleterre, habillé d’un ulster gris.

Sur le galet roulant, les quatre porteurs s’arrêtèrent quelques secondes pour reprendre haleine, puis repartirent ; ils allaient maintenant à tout petits pas, pliant sous la charge. Ils atteignirent enfin le bûcher. Il était construit dans un repli de la falaise, à son pied même. Elle se dressait au-dessus, toute droite, haute de cent mètres, toute blanche, mais sombre dans la nuit.

Le bûcher était haut d’un mètre environ ; on déposa dessus le corps ; puis un des Indiens demanda qu’on lui indiquât l’étoile polaire. On la lui montra, et le rajah mort fut étendu les pieds tournés vers sa patrie. Puis on versa sur lui douze bouteilles de pétrole, et on le recouvrit entièrement avec des planchettes de sapin. Pendant près d’une heure encore, les parents et les serviteurs surélevèrent le bûcher qui ressemblait à ces piles de bois que gardent les menuisiers dans leurs greniers. Puis on répandit sur le faîte vingt bouteilles d’huile, et on vida, tout au sommet, un sac de menus copeaux. Quelques pas plus loin, une lueur tremblotait dans un petit réchaud de bronze qui demeurait allumé depuis l’arrivée du cadavre.

L’instant était venu. Les parents allèrent chercher le feu. Comme il ne brûlait qu’à peine, on versa dessus un peu d’huile et brusquement, une flamme s’éleva, éclairant du haut en bas la grande muraille de rochers. Un Indien, penché sur le réchaud, se releva, les deux mains en l’air, les coudes repliés ; et nous vîmes tout à coup surgir, toute noire sur l’immense falaise blanche, une ombre colossale, l’ombre de Bouddha dans sa pose hiératique. Et la petite toque pointue que l’homme avait sur la tête simulait elle-même la coiffure du dieu.

L’effet fut tellement saisissant et imprévu que je sentis mon cœur battre comme si quelque apparition surnaturelle se fût dressée devant moi.

C’était bien elle, l’image antique et sacrée, accourue du fond de l’Orient à l’extrémité de l’Europe, et veillant sur son fils qu’on allait brûler là.

Elle disparut. On apportait le feu. Les copeaux, au sommet du bûcher, s’allumèrent, puis l’incendie gagna le bois, et une clarté violente illumina la côte, le galet, et l’écume des lames brisées sur la plage.

Elle grandissait de seconde en seconde, éclairant au loin sur la mer la crête dansante des vagues.

La brise du large soufflait par rafales, accélérant l’ardeur de la flamme, qui se couchait, tournoyait, se relevait, jetait des milliers d’étincelles. Elles montaient le long de la falaise avec une vitesse folle et, se perdant au ciel, se mêlaient aux étoiles dont elles multipliaient le nombre. Des oiseaux de mer réveillés poussaient leur cri plaintif, et, décrivant de longues courbes, venaient passer avec leurs ailes blanches étendues dans le rayonnement du foyer, puis rentraient dans la nuit.

Bientôt le bûcher ne fut plus qu’une masse ardente, non point rouge, mais jaune, d’un jaune aveuglant, une fournaise fouettée par le vent. Et tout à coup, sous une bourrasque plus forte, il chancela, s’écroula en partie en se penchant vers la mer, et le mort découvert apparut tout entier, noir sur sa couche de feu, et brûlant lui-même avec de longues flammes bleues.

Et le brasier s’étant encore affaissé sur la droite, le cadavre se retourna comme un homme dans son lit. Il fut aussitôt recouvert avec du bois nouveau, et l’incendie recommença plus furieux que tout à l’heure.

Les Indiens, assis en demi-cercle sur le galet, regardaient avec des visages tristes et graves. Et nous autres, comme il faisait très froid, nous nous étions rapprochés du foyer jusqu’à recevoir dans la figure la fumée et les étincelles. Aucune odeur autre que celle du sapin brûlant ou du pétrole ne nous frappa.

Et des heures se passèrent ; et le jour apparut. Vers cinq heures du matin, il ne restait plus qu’un tas de cendres. Les parents les recueillirent, en jetèrent une partie au vent, une partie à la mer, et en gardèrent un peu dans un vase d’airain qu’ils rapporteront aux Indes. Ils se retirèrent ensuite pour pousser des gémissements dans leur demeure.

Ces jeunes princes et leurs serviteurs, disposant des moyens les plus insuffisants, ont pu achever ainsi la crémation de leur parent d’une façon parfaite, avec une adresse singulière et une remarquable dignité. Tout s’est accompli suivant le rite, suivant les prescriptions absolues de leur religion. Leur mort repose en paix.

Ce fut dans Étretat, au jour levant, une indescriptible émotion. Les uns prétendaient qu’on avait brûlé un vivant, les autres qu’on avait voulu cacher un crime, ceux-ci que le maire serait emprisonné, ceux-là que le prince indien avait succombé à une attaque de choléra.

Des hommes s’étonnaient, des femmes s’indignaient. Une foule passa la journée sur l’emplacement du bûcher, cherchant des fragments d’os dans les galets encore chauds. On en ramassa de quoi reconstituer dix squelettes, car les fermiers de la côte jettent souvent à la mer leurs moutons morts. Les joueurs enfermèrent avec soin dans leur porte-monnaie ces fragments divers. Mais aucun d’eux ne possède une parcelle véritable du prince indien.

Le soir même un délégué du gouvernement venait ouvrir une enquête. Il semblait d’ailleurs juger ce cas singulier en homme d’esprit et de raison. Mais que dira-t-il dans son rapport ?

Les Indiens ont déclaré que, si on les avait empêchés en France de brûler leur mort, ils l’auraient emporté dans une terre plus libre, où ils auraient pu se conformer à leurs usages.

J’ai donc vu brûler un homme sur un bûcher et cela m’a donné le désir de disparaître de la même façon.

Ainsi, tout est fini tout de suite. L’homme hâte l’œuvre lente de la nature, au lieu de la retarder encore par le hideux cercueil où l’on se décompose pendant des mois. La chair est morte, l’esprit a fui. Le feu qui purifie disperse en quelques heures ce qui fut un être ; il le jette au vent, il en fait de l’air et de la cendre, et non point de la pourriture infâme.

Cela est propre et sain. La putréfaction sous terre, dans cette boîte close où le corps devient bouillie, une bouillie noire et puante, a quelque chose de répugnant et d’atroce. Le cercueil qui descend dans ce trou fangeux serre le cœur d’angoisse ; mais le bûcher qui flambe sous le soleil a quelque chose de grand, de beau et de solennel.


<t Dot (La)>

La Dot

Personne ne s’étonna du mariage de Me Simon Lebrument avec Mlle Jeanne Cordier. Me Lebrument venait d’acheter l’étude de notaire de Me Papillon ; il fallait, bien entendu, de l’argent pour la payer ; et Mlle Jeanne Cordier avait trois cent mille francs liquides, en billets de banque et en titres au porteur.

Me Lebrument était un beau garçon, qui avait du chic, un chic notaire, un chic province, mais enfin du chic, ce qui était rare à Boutigny-le-Rebours.

Mlle Cordier avait de la grâce et de la fraîcheur, de la grâce un peu gauche et de la fraîcheur un peu fagotée ; mais c’était, en somme, une belle fille désirable et fêtable.

La cérémonie d’épousailles mit tout Boutigny sens dessus dessous.

On admira fort les mariés, qui rentrèrent cacher leur bonheur au domicile conjugal, ayant résolu de faire tout simplement un petit voyage à Paris après quelques jours de tête-à-tête.

Il fut charmant ce tête-à-tête, Me Lebrument ayant su apporter dans ses premiers rapports avec sa femme une adresse, une délicatesse et un à-propos remarquables. Il avait pris pour devise : « Tout vient à point à qui sait attendre. » Il sut être en même temps patient et énergique. Le succès fut rapide et complet.

Au bout de quatre jours, Mme Lebrument adorait son mari. Elle ne pouvait plus se passer de lui, il fallait qu’elle l’eût tout le jour près d’elle pour le caresser, l’embrasser, lui tripoter les mains, la barbe, le nez, etc. Elle s’asseyait sur ses genoux, et, le prenant par les oreilles, elle disait : « Ouvre la bouche et ferme les yeux. » Il ouvrait la bouche avec confiance, fermait les yeux à moitié, et il recevait un bon baiser bien tendre, bien long, qui lui faisait passer de grands frissons dans le dos. Et à son tour il n’avait pas assez de caresses, pas assez de lèvres, pas assez de mains, pas assez de toute sa personne pour fêter sa femme du matin au soir et du soir au matin.

Une fois la première semaine écoulée, il dit à sa jeune compagne :

« Si tu veux, nous partirons pour Paris mardi prochain. Nous ferons comme les amoureux qui ne sont pas mariés, nous irons dans les restaurants, au théâtre, dans les cafés-concerts, partout, partout. »

Elle sautait de joie.

« Oh ! oui, oh ! oui, allons-y le plus tôt possible. »

Il reprit :

« Et puis, comme il ne faut rien oublier, préviens ton père de tenir ta dot toute prête ; je l’emporterai avec nous et je paierai par la même occasion Me Papillon. »

Elle prononça :

« Je le lui dirai demain matin. »

Et il la saisit dans ses bras pour recommencer ce petit jeu de tendresse qu’elle aimait tant, depuis huit jours.

Le mardi suivant, le beau-père et la belle-mère accompagnèrent à la gare leur fille et leur gendre qui partaient pour la capitale.

Le beau-père disait :

« Je vous jure que c’est imprudent d’emporter tant d’argent dans votre portefeuille. » Et le jeune notaire souriait.

« Ne vous inquiétez de rien, beau-papa, j’ai l’habitude de ces choses-là. Vous comprenez que, dans ma profession, il m’arrive quelquefois d’avoir près d’un million sur moi. De cette façon, au moins, nous évitons un tas de formalités et un tas de retards. Ne vous inquiétez de rien. »

L’employé criait :

« Les voyageurs pour Paris en voiture ! »

Ils se précipitèrent dans un wagon où se trouvaient deux vieilles dames.

Lebrument murmura à l’oreille de sa femme :

« C’est ennuyeux, je ne pourrai pas fumer. »

Elle répondit tout bas :

« Moi aussi, ça m’ennuie bien, mais ça n’est pas à cause de ton cigare. »

Le train siffla et partit. Le trajet dura une heure, pendant laquelle ils ne dirent pas grand-chose, car les deux vieilles femmes ne dormaient point.

Dès qu’ils furent dans la cour de la gare Saint-Lazare, Me Lebrument dit à sa femme :

« Si tu veux, ma chérie, nous allons d’abord déjeuner au boulevard, puis nous reviendrons tranquillement chercher notre malle pour la porter à l’hôtel. »

Elle y consentit tout de suite.

« Oh oui, allons déjeuner au restaurant. Est-ce loin ? »

Il reprit :

« Oui, un peu loin, mais nous allons prendre l’omnibus. »

Elle s’étonna :

« Pourquoi ne prenons-nous pas un fiacre ? »

Il se mit à la gronder en souriant :

« C’est comme ça que tu es économe, un fiacre pour cinq minutes de route, six sous par minute, tu ne te priverais de rien.

C’est vrai », dit-elle, un peu confuse.

Un gros omnibus passait, au trot des trois chevaux. Lebrument cria :

« Conducteur ! eh ! conducteur ! »

La lourde voiture s’arrêta. Et le jeune notaire, poussant sa femme, lui dit, très vite :

« Monte dans l’intérieur, moi je grimpe dessus pour fumer au moins une cigarette avant mon déjeuner. »

Elle n’eut pas le temps de répondre ; le conducteur, qui l’avait saisie par le bras pour l’aider à escalader le marchepied, la précipita dans sa voiture, et elle tomba, effarée, sur une banquette, regardant avec stupeur, par la vitre de derrière, les pieds de son mari qui grimpait sur l’impériale.

Et elle demeura immobile entre un gros monsieur qui sentait la pipe et une vieille femme qui sentait le chien.

Tous les autres voyageurs, alignés et muets — un garçon épicier, une ouvrière, un sergent d’infanterie, un monsieur à lunettes d’or coiffé d’un chapeau de soie aux bords énormes et relevés comme des gouttières, deux dames à l’air important et grincheux, qui semblaient dire par leur attitude : « Nous sommes ici, mais nous valons mieux que ça », deux bonnes sœurs, une fille en cheveux et un croque-mort —, avaient l’air d’une collection de caricatures, d’un musée des grotesques, d’une série de charges de la face humaine, semblables à ces rangées de pantins comiques qu’on abat, dans les foires, avec des balles.

Les cahots de la voiture ballottaient un peu leurs têtes, les secouaient, faisaient trembloter la peau flasque des joues ; et, la trépidation des roues les abrutissant, ils semblaient idiots et endormis.

La jeune femme demeurait inerte :

« Pourquoi n’est-il pas venu avec moi ? » se disait-elle. Une tristesse vague l’oppressait. Il aurait bien pu, vraiment, se priver de cette cigarette.

Les bonnes sœurs firent signe d’arrêter, puis elles sortirent l’une devant l’autre, répandant une odeur fade de vieille jupe.

On repartit, puis on s’arrêta de nouveau. Et une cuisinière monta, rouge, essoufflée. Elle s’assit et posa sur ses genoux son panier aux provisions. Une forte senteur d’eau de vaisselle se répandit dans l’omnibus.

« C’est plus loin que je n’aurais cru », pensait Jeanne.

Le croque-mort s’en alla et fut remplacé par un cocher qui fleurait l’écurie. La fille en cheveux eut pour successeur un commissionnaire dont les pieds exhalaient le parfum de ses courses.

La notairesse se sentait mal à l’aise, écœurée, prête à pleurer sans savoir pourquoi.

D’autres personnes descendirent, d’autres montèrent. L’omnibus allait toujours par les interminables rues, s’arrêtait aux stations, se remettait en route.

« Comme c’est loin ! se disait Jeanne. Pourvu qu’il n’ait pas eu une distraction, qu’il ne soit pas endormi ! Il s’est bien fatigué depuis quelques jours. »

Peu à peu tous les voyageurs s’en allaient. Elle resta seule, toute seule. Le conducteur cria :

« Vaugirard ! »

Comme elle ne bougeait point, il répéta :

« Vaugirard ! »

Elle le regarda, comprenant que ce mot s’adressait à elle, puisqu’elle n’avait plus de voisins. L’homme dit, pour la troisième fois :

« Vaugirard ! »

Alors elle demanda :

« Où sommes-nous ? »

Il répondit d’un ton bourru :

« Nous sommes à Vaugirard, parbleu, voilà vingt fois que je le crie.

Est-ce loin du boulevard ? dit-elle.

Quel boulevard ?

Mais le boulevard des Italiens.

Il y a beau temps qu’il est passé !

Ah ! Voulez-vous bien prévenir mon mari ?

Votre mari ? Où ça ?

Mais sur l’impériale.

Sur l’impériale ! v’là longtemps qu’il n’y a plus personne. »

Elle eut un geste de terreur.

« Comment ça ? Ce n’est pas possible. Il est monté avec moi. Regardez bien ; il doit y être ! »

Le conducteur devenait grossier :

« Allons, la p’tite, assez causé, un homme de perdu, dix de retrouvés. Décanillez, c’est fini. Vous en trouverez un autre dans la rue. »

Des larmes lui montaient aux yeux, elle insista :

« Mais, monsieur, vous vous trompez, je vous assure que vous vous trompez. Il avait un gros portefeuille sous le bras. »

L’employé se mit à rire :

« Un gros portefeuille. Ah ! oui, il est descendu à la Madeleine. C’est égal, il vous a bien lâchée, ah ! ah ! ah !… »

La voiture s’était arrêtée. Elle en sortit, et regarda, malgré elle, d’un mouvement instinctif de l’œil, sur le toit de l’omnibus. Il était totalement désert.

Alors elle se mit à pleurer et tout haut, sans songer qu’on l’écoutait et qu’on la regardait, elle prononça :

« Qu’est-ce que je vais devenir ? »

L’inspecteur du bureau s’approcha :

« Qu’y a-t-il ? »

Le conducteur répondit d’un ton goguenard :

« C’est une dame que son époux a lâchée en route. »

L’autre reprit :

« Bon, ce n’est rien, occupez-vous de votre service. »

Et il tourna les talons.

Alors, elle se mit à marcher devant elle, trop effarée, trop affolée pour comprendre même ce qui lui arrivait. Où allait-elle aller ? Qu’allait-elle faire ? Que lui était-il arrivé à lui ? D’où venaient une pareille erreur, un pareil oubli, une pareille méprise, une si incroyable distraction ?

Elle avait deux francs dans sa poche. À qui s’adresser ? Et, tout d’un coup, le souvenir lui vint de son cousin Barral, sous-chef de bureau à la marine.

Elle possédait juste de quoi payer la course du fiacre ; elle se fit conduire chez lui. Et elle le rencontra comme il partait pour son ministère. Il portait, ainsi que Lebrument, un gros portefeuille sous le bras.

Elle s’élança de sa voiture.

« Henry ! » cria-t-elle.

Il s’arrêta stupéfait :

« Jeanne ?… ici ?… toute seule ?… Que faites-vous, d’où venez-vous ? »

Elle balbutia, les yeux pleins de larmes.

« Mon mari s’est perdu tout à l’heure.

Perdu, où ça ?

Sur un omnibus.

Sur un omnibus ?… Oh !… »

Et elle lui conta en pleurant son aventure.

Il l’écoutait, réfléchissant. Il demanda :

« Ce matin, il avait la tête bien calme ?

Oui.

Bon. Avait-il beaucoup d’argent sur lui ?

Oui, il portait ma dot.

Votre dot ?… tout entière ?

Tout entière… pour payer son étude tantôt.

Eh bien, ma chère cousine, votre mari, à l’heure qu’il est, doit filer sur la Belgique. »

Elle ne comprenait pas encore. Elle bégayait.

«… Mon mari… vous dites ?…

Je dis qu’il a raflé votre… votre capital… et voilà tout. »

Elle restait debout, suffoquée, murmurant :

« Alors c’est… c’est… c’est un misérable !… »

Puis, défaillant d’émotion, elle tomba sur le gilet de son cousin, en sanglotant.

Comme on s’arrêtait pour les regarder, il la poussa tout doucement, sous l’entrée de sa maison, et, la soutenant par la taille, il lui fit monter son escalier, et comme sa bonne interdite ouvrait la porte, il commanda :

« Sophie, courez au restaurant chercher un déjeuner pour deux personnes. Je n’irai pas au ministère aujourd’hui. »


<t Mohammed-Fripouille>

Mohammed Fripouille

« Nous allons prendre le café sur le toit ? » demanda le capitaine.

Je répondis :

« Mais oui, certainement. »

Il se leva. Il faisait déjà sombre dans la salle éclairée seulement par la cour intérieure, selon la mode des maisons mauresques. Devant les hautes fenêtres à ogive, des lianes tombaient de la grande terrasse où l’on passait les soirées chaudes de l’été. Il ne restait sur la table que des fruits, des fruits énormes d’Afrique, des raisins gros comme des prunes, des figues molles à la chair violette, des poires jaunes, des bananes allongées et grasses, et des dattes de Touggourt dans un panier d’alfa.

Le mauricaud qui servait ouvrit la porte et je montai l’escalier aux murs d’azur qui recevait d’en haut la lumière douce du jour mourant.

Et bientôt je poussai un profond soupir de bonheur en arrivant sur la terrasse. Elle dominait Alger, le port, la rade et les côtes lointaines.

La maison achetée par le capitaine était une ancienne demeure arabe, située au centre de la vieille ville, au milieu de ces ruelles en labyrinthe où grouille l’étrange population des côtes d’Afrique.

Au-dessous de nous, les toits plats et carrés descendaient comme des marches de géants jusqu’aux toits obliques de la ville européenne. Derrière ceux-ci, on apercevait les mâts des navires à l’ancre, puis la mer, la pleine mer, bleue et calme sous le ciel calme et bleu.

Nous nous étendîmes sur des nattes, la tête soutenue par des coussins, et, tout en buvant lentement le café savoureux de là-bas, je regardais paraître les premières étoiles dans l’azur assombri. On les apercevait un peu, si loin, si pâles, à peine allumées encore.

Une chaleur légère, une chaleur ailée, nous caressait la peau. Et parfois des souffles plus chauds, pesants, où passait une odeur vague, l’odeur de l’Afrique, semblaient l’haleine proche du désert, venue par-dessus les cimes de l’Atlas. Le capitaine, couché sur le dos, prononça :

« Quel pays, mon cher ! comme la vie y est douce ! comme le repos y a quelque chose de particulier, de délicieux ! Comme ces nuits-là sont faites pour rêver ! »

Moi, je regardais toujours naître les étoiles, avec une curiosité molle et vive cependant, avec un bonheur assoupi.

Je murmurai :

« Vous devriez bien me raconter quelque chose de votre vie dans le Sud. »

Le capitaine Marret était un des plus vieux Africains de l’armée, un officier de fortune, ancien spahi, arrivé à coups de sabre.

Grâce à lui, à ses relations, à ses amitiés, j’avais pu accomplir un superbe voyage au désert ; et je venais, ce soir-là, le remercier, avant de retourner en France.

Il dit :

« Quel genre d’histoire voulez-vous ? Il m’est arrivé tant d’aventures pendant mes douze années de sable, que je n’en sais plus une seule. »

Et je repris :

« Parlez-moi des femmes arabes. »

Il ne répondit pas. Il demeurait étendu, les bras repliés et les mains sous sa tête, et je sentais par moments l’odeur de son cigare, dont la fumée montait droit dans le ciel par cette nuit sans brise.

Et, tout d’un coup, il se mit à rire.

« Ah ! oui, je vais vous raconter une drôle d’affaire qui date de mes premiers temps d’Algérie. »

ê

Nous avions alors dans l’armée d’Afrique des types extraordinaires, comme on n’en voit plus et comme on n’en fait plus, des types qui vous auraient amusé, vous, à vous faire passer toute votre vie dans ce pays.

J’étais simple spahi, un petit spahi de vingt ans, tout blond, et crâne, souple et vigoureux, mon cher, un vrai soldat d’Algérie. On m’avait attaché au commandement militaire de Boghar. Vous connaissez Boghar, qu’on appelle le balcon du Sud, vous avez vu du sommet du fort le commencement de ce pays de feu, rongé, nu, tourmenté, pierreux et rouge. C’est bien là l’antichambre du désert, la frontière brûlante et superbe de l’immense région des solitudes jaunes.

Donc, nous étions à Boghar une quarantaine de spahis, une compagnie de joyeux, plus un escadron de chasseurs d’Afrique, quand on apprit que la tribu des Ouled-Berghi avait assassiné un voyageur anglais venu on ne sait comment dans ce pays, car les Anglais ont le diable au corps.

Il fallait faire justice de ce crime commis sur un Européen ; mais le commandant supérieur hésitait à envoyer une colonne, trouvant vraiment qu’un Anglais ne valait pas tant de mouvement.

Or, comme il causait de cette affaire avec le capitaine et le lieutenant, un maréchal des logis des spahis, qui attendait pour le rapport, proposa, tout à coup, d’aller châtier la tribu si on lui donnait six hommes seulement.

Vous savez que dans le Sud on est plus libre que dans les garnisons des villes, et il existe, entre l’officier et le soldat, une sorte de camaraderie qu’on ne retrouve pas ailleurs.

Le capitaine se mit à rire :

« Toi, mon brave ?

Oui, mon cap’taine, et, si vous le désirez, je vous ramènerai toute la tribu prisonnière. »

Le commandant, qui était un fantaisiste, le prit au mot :

« Tu partiras demain matin avec six hommes de ton choix et, si tu n’accomplis pas ta promesse, gare à toi ! »

Le sous-officier souriait dans sa moustache.

« Ne craignez rien, mon commandant. Mes prisonniers seront ici mercredi midi, au plus tard. »

Ce maréchal des logis, Mohammed-Fripouille, comme on l’appelait, était un homme vraiment surprenant, un Turc, un vrai Turc, entré au service de la France, après une vie très ballottée, et pas très claire, sans doute. Il avait voyagé en beaucoup de lieux, en Grèce, en Asie Mineure, en Égypte, en Palestine, et il avait dû laisser pas mal de forfaits sur sa route ; C’était un vrai bachi-bouzouk, hardi, noceur, féroce et gai, d’une gaieté calme d’Oriental. Il était gros, très gros, mais souple comme un singe, et il montait à cheval d’une façon merveilleuse. Ses moustaches, invraisemblablement épaisses et longues, éveillaient toujours en moi une idée confuse de croissant de lune et de cimeterre. Il haïssait les Arabes d’une haine exaspérée, et il les traitait avec une cruauté sournoise épouvantable, inventant sans cesse des ruses nouvelles, des perfidies calculées et terribles.

Il était, en outre, d’une force incroyable et d’une audace invraisemblable.

Le commandant lui dit :

« Choisis tes hommes, mon gaillard.’»

Mohammed me prit. Il avait confiance en moi, ce brave, et je lui demeurai dévoué corps et âme pour ce choix, qui me fit autant de plaisir que la croix d’honneur, plus tard.

Donc nous partîmes le lendemain matin, dès l’aurore, tous les sept, rien que nous sept. Mes camarades étaient de ces bandits, de ces forbans qui, après avoir maraudé et vagabondé dans tous les pays possibles, finissent par prendre du service dans une légion étrangère quelconque. Notre armée d’Afrique était alors pleine de ces crapules, excellents soldats, mais peu scrupuleux.

Mohammed avait donné à porter à chacun de nous une dizaine de bouts de corde, longs d’un mètre environ. J’étais chargé, en outre, comme étant le plus jeune et le moins lourd, d’une grande corde entière, de cent mètres. Comme on lui demandait ce qu’il voulait faire avec toute cette ficelle, il répondit de son air sournois et placide :

« C’est pour la pêche à l’Arabe. »

Et il clignait de l’œil avec malice, mouvement qu’il avait appris d’un vieux chasseur d’Afrique parisien.

Il marchait en tête de notre troupe, coiffé d’un turban rouge qu’il portait toujours en campagne, et il souriait d’un air ravi dans son énorme moustache.

Il était vraiment beau, ce large Turc, avec son ventre puissant, ses épaules de colosse et son air tranquille. Il montait un cheval blanc, de taille moyenne, mais robuste ; et le cavalier semblait dix fois trop gros pour sa monture.

Nous nous étions engagés dans un petit vallon pierreux, nu, tout jaune, qui tombe dans la vallée du Chélif, et nous causions de notre expédition. Mes compagnons avaient tous les accents possibles, car on trouvait parmi eux un Espagnol, deux Grecs, un Américain et trois Français. Quant à Mohammed-Fripouille, il grasseyait d’une façon invraisemblable.

Le soleil, le terrible soleil, le soleil du Sud, qu’on ne connaît point de l’autre côté de la Méditerranée, nous tombait sur les épaules, et nous avancions au pas, comme on fait toujours là-bas.

Tout le jour, on marcha sans rencontrer un arbre ni un Arabe.

Vers une heure de l’après-midi, nous avions mangé, auprès d’une petite source qui coulait entre les pierres, le pain et le mouton sec emportés dans notre sac, puis, au bout de vingt minutes de repos, on s’était remis en route.

Vers six heures du soir, enfin, après un long détour que nous avait fait faire notre chef, nous découvrîmes, derrière un mamelon, une tribu campée. Les tentes brunes, basses, faisaient des taches sombres sur la terre jaune, semblaient de gros champignons du désert poussés au pied de ce monticule rouge calciné par le soleil.

C’étaient nos gens. Un peu plus loin, au bord d’une plaine d’alfa d’un vert sombre, les chevaux attachés pâturaient.

Mohammed ordonna : « Au galop ! » et nous arrivâmes comme un ouragan au milieu du campement. Les femmes, affolées, couvertes de haillons blancs qui pendaient et flottaient autour d’elles, rentraient vivement dans leurs tanières de toile, rampant et se courbant, et criant comme des bêtes chassées. Les hommes, au contraire, sortaient de tous les côtés pour songer à se défendre.

Nous allions droit sur la tente la plus haute, celle de l’agha.

Nous gardions le sabre au fourreau, à l’exemple de Mohammed, qui galopait d’une façon singulière. Il demeurait absolument immobile, assis tout droit sur son petit cheval qui se démenait sous lui comme un furieux pour porter cette masse. Et la tranquillité du cavalier aux longues moustaches contrastait étrangement avec la vivacité de l’animal.

Le chef indigène sortit de sa tente comme nous arrivions devant. C’était un grand homme maigre, noir, avec un œil luisant, le front en saillie, le sourcil en arc de cercle. Il cria, en arabe :

« Que voulez-vous ? »

Mohammed, arrêtant net son cheval, lui répondit, dans sa langue :

« C’est toi qui as tué le voyageur anglais ? »

L’agha prononça, d’une voix forte :

« Je n’ai pas d’interrogatoire à subir de toi. »

C’était autour de nous comme une tempête grondante. Les Arabes accouraient de tous les côtés, nous pressaient, nous enfermaient, vociféraient.

Ils avaient l’air d’oiseaux de proie féroces avec leur grand nez recourbé, leur face maigre aux os saillants, leurs larges vêtements agités par leurs gestes.

Mohammed souriait, son turban de travers, l’œil excité, et je voyais comme des frissons de plaisir sur ses joues un peu tombantes, charnues et ridées.

Il reprit, d’une voix tonnante qui domina les clameurs :

« La mort à celui qui a donné la mort ! »

Et il tendit son revolver vers la face brune de l’agha. Je vis un peu de fumée sortir du canon ; puis une écume rose de cervelle et de sang jaillit du front du chef. Il tomba, foudroyé, sur le dos, en ouvrant les bras, qui soulevèrent, comme des ailes, les pans flottants de son burnous.

Certes, je crus mon dernier jour venu, tant le tumulte fut terrible autour de nous.

Mohammed avait tiré son sabre. Nous dégainâmes comme lui. Il cria, en écartant d’un moulinet ceux qui le .serraient le plus :

« La vie sauve à ceux qui se soumettront ! La mort aux autres ! »

Et, saisissant de sa poigne d’hercule le plus proche, il le coucha sur sa selle, lui lia les mains, en hurlant vers nous :

« Faites comme moi et sabrez ceux qui résisteront. »

En cinq minutes, nous eûmes capturé une vingtaine d’Arabes dont nous attachions solidement les poignets. Puis on poursuivit les fuyards ; car ç’avait été une déroute autour de nous à la vue des sabres nus. On ramena encore une trentaine d’hommes environ.

Par toute la plaine, on apercevait des choses blanches qui couraient. Les femmes traînaient leurs enfants et poussaient des clameurs aiguës. Les chiens jaunes, pareils à des chacals, tournaient autour de nous en aboyant, et nous montraient leurs crocs pâles.

Mohammed, qui semblait fou de joie, sauta de cheval d’un bond, et, saisissant la corde que j’avais apportée :

« Attention, les enfants, dit-il, deux hommes à terre. »

Alors il fit une chose terrible et drôle : un chapelet de prisonniers, ou plutôt un chapelet de pendus. Il avait attaché solidement les deux poings du premier captif, puis il fit un nœud coulant autour de son cou avec la même corde qui serrait de nouveau les bras du suivant, puis s’enroulait ensuite à sa gorge. Nos cinquante prisonniers se trouvèrent bientôt liés de telle sorte que le moindre mouvement de l’un pour s’enfuir l’eût étranglé, ainsi que ses deux voisins. Tout geste qu’ils faisaient tirait sur le nœud coulant du col, et il leur fallait marcher d’un pas égal sans s’écarter d’un rien l’un de l’autre, sous peine de tomber aussitôt comme un lièvre pris au collet.

Quand cette étrange besogne fut finie, Mohammed se mit à rire, de son rire silencieux qui lui secouait le ventre sans qu’aucun bruit sortît de sa bouche.

« Ça, c’est la chaîne arabe », dit-il.

Nous-mêmes, nous commencions à nous tordre devant la figure effarée et piteuse des prisonniers.

« Maintenant, cria notre chef, un pieu à chaque bout, les enfants, attachez-moi ça. »

On fixa en effet un pieu à chaque bout de ce ruban de captifs blancs pareils à des fantômes, et qui demeuraient immobiles comme s’ils eussent été changés en pierres.

« Et dînons », prononça le Turc.

On alluma du feu et on fit cuire un mouton que nous dépeçâmes de nos mains. Puis on mangea des dattes trouvées dans les tentes ; on but du lait obtenu de la même façon et on ramassa quelques bijoux d’argent oubliés par les fugitifs.

Nous achevions tranquillement notre repas quand j’aperçus, sur la colline d’en face, un singulier rassemblement. C’étaient les femmes qui s’étaient sauvées tout à l’heure, rien que les femmes. Et elles venaient vers nous en courant. Je les montrai à Mohammed-Fripouille.

Il sourit.

« C’est le dessert ! » dit-il.

Ah ! oui, le dessert !

Elles arrivaient, galopant comme des forcenées, et bientôt nous fûmes criblés de pierres qu’elles nous lançaient sans arrêter leur course, et nous vîmes qu’elles étaient armées de couteaux, de pieux de tente et de vieilles vaisselles.

Mohammed cria : « À cheval ! » Il était temps. L’attaque fut terrible. Elles venaient délivrer les prisonniers et cherchaient à couper la corde. Le Turc, comprenant le danger, devint furieux et hurla : « Sabrez ! — sabrez ! — sabrez ! » Et comme nous demeurions immobiles, troublés devant cette charge d’un nouveau genre, hésitant à tuer des femmes, il s’élança sur la troupe envahissante.

Il chargea, tout seul, ce bataillon de femelles en loques, et il se mit à sabrer, le gueux, à sabrer comme un forcené, avec une telle rage, un tel emportement, qu’on voyait tomber un corps blanc chaque fois que s’abattait son bras.

Il était tellement terrible que les femmes, épouvantées, s’enfuirent aussi vite qu’elles étaient arrivées, laissant sur la place une douzaine de mortes et de blessées dont le sang rouge tachait les vêtements pâles.

Et Mohammed, le visage bouleversé, revint vers nous, répétant :

« Filons, filons, mes fils ; elles vont revenir. »

Et nous battîmes en retraite, conduisant d’un pas lent nos prisonniers paralysés par la peur de la strangulation.

Le lendemain, midi sonnait comme nous arrivions à Boghar avec notre chaîne de pendus. Il n’en était mort que six en route. Mais il avait fallu bien souvent desserrer les nœuds d’un bout à l’autre du convoi, car toute secousse étranglait d’un seul coup une dizaine de captifs.

ê

Le capitaine se tut. Je ne répondis rien. Je songeais à l’étrange pays où l’on pouvait voir de pareilles choses ; et je regardais dans le ciel noir le troupeau innombrable et luisant des étoiles.


<t Legs (Le)>

Le Legs

M. et Mme Serbois achevaient de déjeuner, d’un air morne, l’un en face de l’autre.

Mme Serbois, une petite blonde à la peau rose, aux yeux bleus, aux gestes tendres, mangeait lentement sans lever la tête, comme si une pensée triste et persistante l’eût poursuivie.

Serbois, grand, fort, avec des favoris, un air de ministre ou d’agent d’affaires, semblait nerveux et préoccupé.

Enfin il prononça, comme se parlant à lui-même :

« Vraiment, c’est bien étonnant ! »

Sa femme demanda : « Quoi donc, mon ami ?

Que Vaudrec ne nous ait rien laissé. »

Mme Serbois rougit ; elle rougit brusquement comme si un voile rose se fût étendu tout à coup sur sa peau en montant de la gorge au visage, et elle dit :

« Il y a peut-être un testament chez le notaire. Nous n’en saurions rien encore. »

Et elle avait l’air de le savoir, en vérité. Serbois réfléchit : « Oui, c’est possible. Car, enfin ce garçon était notre meilleur ami à tous les deux. Il ne quittait pas la maison, il dînait ici tous les deux jours ; je sais bien qu’il te faisait beaucoup de cadeaux et que c’était une manière comme une autre de payer notre hospitalité, mais vrai, quand on a des amis comme nous, on pense à eux par testament. Il est certain que moi, si je m’étais senti malade j’aurais fait quelque chose pour lui, bien que tu sois mon héritière naturelle. »

Mme Serbois baissait les yeux. Et, comme son mari découpait un poulet, elle se moucha, ainsi qu’on se mouche quand on pleure.

Il reprit : « Enfin c’est possible qu’il y ait un testament chez le notaire et un petit legs pour nous. Je ne tiendrais pas à grand-chose, un souvenir, rien qu’un souvenir, une pensée, pour me prouver seulement qu’il avait de l’affection pour nous. »

Alors sa femme prononça d’une voix hésitante : « Si tu veux, nous irons après le déjeuner chez Me Lamaneur, et nous saurons à quoi nous en tenir. »

Il déclara : « Oui. Je ne demande pas mieux. »

Et comme il s’était noué une serviette autour du cou pour ne point jeter de sauce sur ses vêtements, il avait l’air d’un décapité parlant avec ses beaux favoris se découpant en noir sur le linge blanc et sa figure de maître d’hôtel de bonne maison.

Quand ils entrèrent dans l’étude de Me Lamaneur, un petit mouvement se fit parmi les employés, et quand M. Serbois eut jugé bon de se nommer, bien qu’on le connût parfaitement, le premier clerc se leva avec un empressement marqué, tandis que le second souriait.

Et les deux époux furent introduits dans le cabinet du patron.

C’était un petit homme tout rond, rond de partout. Sa tête avait l’air d’une boule clouée sur une autre boule que portaient deux jambes si petites, si courtes elles-mêmes, qu’elles ressemblaient aussi presque à des boules.

Il salua, indiqua des sièges, et dit, en adressant à Mme Serbois un léger regard d’intelligence :

« J’allais justement vous écrire pour vous prier de passer à mon étude, afin de vous donner connaissance du testament de M. Vaudrec, qui vous concerne. »

M. Serbois ne put se tenir de prononcer : « Ah ! je m’en étais douté. »

Le notaire ajouta :

« Je vais vous donner lecture de cette pièce, très courte d’ailleurs. »

Il prit un papier devant lui et prononça :

« Je soussigné Paul-Émile-Cyprien Vaudrec, sain de corps et d’esprit, exprime ici mes dernières volontés.

« La mort pouvant nous emporter à tout moment, je veux prendre, en prévision de son atteinte, cette précaution d’écrire mon testament qui sera déposé chez Me Lamaneur.

« N’ayant pas d’héritiers directs, je lègue toute ma fortune, composée de valeurs de Bourse, pour quatre cent mille francs, et de biens-fonds pour six cent mille francs environ, à Mme Claire-Hortense Serbois, sans aucune charge ou condition. Je la prie d’accepter ce don d’un ami mort comme preuve d’une affection dévouée, profonde et respectueuse.

« Fait à Paris, le 15 juin 1883.

« Signé : Vaudrec. »

Mme Serbois avait baissé le front et demeurait immobile, tandis que son mari roulait des yeux stupéfaits allant du notaire à sa femme.

Me Lamaneur reprit, après un moment de silence :

« Il est bien entendu, monsieur, que madame ne peut accepter ce legs sans votre consentement. »

M. Serbois se leva. « Je demande le temps de réfléchir », dit-il.

Le notaire, qui souriait avec une certaine malice, s’inclina : « Je comprends le scrupule qui peut vous faire hésiter, cher monsieur, le monde a parfois des jugements malveillants. Voulez-vous revenir, demain, à la même heure, pour m’apporter votre réponse ? »

M. Serbois s’inclina : « Oui, monsieur, à demain. »

Il salua avec cérémonie, offrit le bras à sa femme plus rouge qu’une pivoine et qui gardait les yeux obstinément baissés ; et il sortit d’un air tellement imposant que les clercs en furent effarés.

Dès qu’ils furent rentrés en leur domicile, M. Serbois, ayant fermé la porte, prononça d’une voix sèche :

« Tu as été la maîtresse de Vaudrec. »

Sa femme qui ôtait son chapeau se retourna d’une secousse.

« Moi ? Oh !

Oui, toi !… on ne laisse pas toute sa fortune à une femme, sans que… »

Elle était devenue toute pâle, et ses mains tremblaient un peu en voulant attacher les longs rubans pour les empêcher de traîner à terre.

Après un moment de réflexion, elle dit : « Voyons… tu es fou… tu es fou… est-ce que toi-même, tout à l’heure, tu n’espérais pas qu’il… qu’il… te laisserait quelque chose ?…

Oui, il pouvait me laisser quelque chose… à moi…, à moi, entends-tu, mais pas à toi… »

Elle le regarda au fond des yeux d’une façon profonde et singulière, comme pour y chercher quelque chose, comme pour y découvrir cet inconnu de l’Être qu’on ne pénètre jamais et qu’on peut à peine deviner en des secondes rapides, en ces moments de non-garde ou d’abandon ou d’inattention qui sont comme des portes laissées entrouvertes sur les mystérieux dedans de l’âme ; et elle articula lentement :

« Il me semble pourtant que… si… qu’on eût trouvé au moins aussi étrange, un legs de cette importance de lui… à toi. »

Il demanda brusquement avec une vivacité d’homme lésé dans ses attentes :

« Pourquoi ça ? »

Elle dit : « Parce que… », détourna la tête comme si un embarras l’eût gagnée, puis se tut.

Il s’était mis à marcher à grands pas. Il déclara :

« Tu ne peux pas accepter ça ? »

Elle répondit avec indifférence :

« Parfaitement. Alors ce n’est pas la peine d’attendre à demain, nous pouvons faire prévenir tout de suite Me Lamaneur. »

Serbois s’arrêta en face d’elle et ils demeurèrent quelques instants les yeux dans les yeux, tout près l’un de l’autre, tâchant de voir, de savoir, de se comprendre, de se découvrir, de se sonder jusqu’au fond de la pensée en une de ces interrogations ardentes et muettes de deux êtres qui vivant ensemble s’ignorent toujours, mais se soupçonnent, se flairent, se guettent sans cesse.

Puis brusquement il lui murmura dans le visage, à voix basse :

« Allons, avoue que tu étais la maîtresse de Vaudrec ?»

Elle haussa les épaules : « Es-tu bête ?… Vaudrec m’aimait, je le crois, mais il ne m’a jamais eue… jamais. »

Il frappa du pied : « Tu mens, ce n’est pas possible. »

Elle dit tranquillement : « C’est comme ça, pourtant. »

Et il se remit à marcher, puis, s’arrêtant de nouveau : « Explique-moi, alors, pourquoi il te laisse toute sa fortune, à toi… »

Elle prononça avec nonchalance : « C’est tout simple. Comme tu le disais tantôt, il n’avait que nous d’amis, il vivait autant chez nous que chez lui, et au moment de faire son testament c’est à nous qu’il a songé. Puis, par galanterie, il a mis mon nom sur le papier, parce que mon nom lui est venu sous la plume, naturellement, de même que c’est à moi qu’il faisait des cadeaux, et non à toi, n’est-ce pas ? Il avait l’habitude de m’apporter des fleurs, de me donner tous les mois, le cinq, un bibelot, parce que c’était un cinq juin que nous avions fait connaissance… Tu le sais bien. Toi il ne te donnait presque jamais rien ; il n’y pensait pas. C’est aux femmes qu’on offre des souvenirs, et non pas aux maris ; eh bien, c’est à moi qu’il a offert son dernier souvenir, et non pas à toi, rien de plus simple. »

Elle était si tranquille, si naturelle que Serbois hésitait.

Il reprit : « C’est égal, ce serait d’un très mauvais effet. Tout le monde croirait la chose. Nous ne pouvons pas accepter.

Eh bien, n’acceptons pas, mon ami. Ce sera un million de moins dans notre poche, voilà tout. »

Il se mit à parler, comme on parle en pensant tout haut, sans s’adresser directement à sa femme.

« Oui, un million — c’est impossible — nous serions perdus de réputation — tant pis — il aurait fallu qu’il m’en donnât la moitié, à moi, ça arrangeait tout. »

Et il s’assit, croisa ses jambes et se mit à tripoter ses favoris comme il faisait aux heures de grande méditation.

Mme Serbois avait ouvert son panier à ouvrage ; elle en tira un bout de broderie, et elle dit en se mettant au travail :

« Moi, je n’y tiens pas. C’est à toi de réfléchir. »

Il fut longtemps sans répondre, puis hésitant :

« Voilà, il y aurait peut-être un moyen, c’est de me céder la moitié de l’héritage, par donation entre vifs. Nous n’avons pas d’enfants, tu le peux. De cette façon, ça fermera la bouche au monde. »

Elle demanda avec gravité : « Je ne vois pas trop comment ça lui fermera la bouche ? »

Il se fâcha brusquement : « Il faut que tu sois stupide. Nous dirons que nous avons hérité par moitié ; et ce sera vrai. Nous n’avons pas besoin d’expliquer que le testament était à ton nom. »

Elle le regarda encore, d’un regard perçant : « Comme tu voudras, je suis prête. »

Alors, il se leva et se remit à marcher. Il paraissait hésiter de nouveau, bien que son visage fût radieux : « Non… peut-être vaut-il mieux y renoncer tout à fait… c’est plus digne… pourtant… de cette façon on n’aurait rien à dire… Les gens les plus scrupuleux seraient forcés de s’incliner… Oui, ça arrange tout… »

Il s’arrêta devant sa femme : « Eh bien, si tu veux, Bichette, je vais retourner tout seul chez Me Lamaneur pour le consulter et lui expliquer la chose. Je lui dirai que tu as préféré ça, par convenance, pour qu’on ne puisse pas jaboter. Du moment que j’accepte la moitié de cet héritage, il est bien évident que je suis sûr de mon fait, que je suis au courant de la situation, que je la sais bien nette, bien honnête. C’est comme si je te disais : “ Accepte aussi, ma chère, puisque j’accepte, moi, ton mari. ” Autrement, vrai, ça n’était pas digne. »

Mme Serbois prononça simplement : « Comme tu voudras. »

Il reprit, parlant maintenant avec abondance : « Oui, ça s’explique très facilement en partageant l’héritage. Nous héritons d’un ami qui n’a pas voulu faire de différence entre nous, qui n’a pas voulu établir de distinction, qui n’a pas voulu avoir l’air de dire : “ Je préfère l’un ou l’autre après ma mort, comme je l’ai préféré pendant ma vie. ” Et sois certaine que, s’il y avait songé, c’est ce qu’il aurait fait. Il n’a pas réfléchi, il n’a pas prévu les conséquences. Comme tu le disais fort bien, c’est à toi qu’il faisait toujours des cadeaux. C’est à toi qu’il a voulu offrir un dernier souvenir… »

Elle l’arrêta, avec une nuance d’impatience. « C’est entendu. J’ai compris. Tu n’as pas besoin de tant d’explications. Va tout de suite chez le notaire. »

Il balbutia, rougissant, confus soudain : « Tu as raison. J’y vais. »

Il prit son chapeau, et s’approchant d’elle tendit ses lèvres pour l’embrasser en murmurant :

« À bientôt, chérie. »

Elle offrit son front et reçut un gros baiser pendant que les grands favoris lui chatouillaient les joues.

Puis il sortit d’un air joyeux.

Et Mme Serbois, laissant tomber son ouvrage, se mit à pleurer.


<t Garde (Le)>

Le Garde

On racontait des aventures et des accidents de chasse, après dîner.

Un vieil ami de nous tous, M. Boniface, grand tueur de bêtes et grand buveur de vin, un homme robuste et gai, plein d’esprit, de sens et de philosophie, d’une philosophie ironique et résignée, se manifestant par des drôleries mordantes et jamais par des tristesses, dit tout à coup :

« J’en sais une, moi, une histoire de chasse, ou plutôt un drame de chasse assez singulier. Il ne ressemble pas du tout à ce qu’on connaît dans le genre ; aussi je ne l’ai jamais raconté, pensant qu’il n’amuserait personne.

« Il n’est pas sympathique, vous me comprenez ? Je veux dire qu’il n’a pas cette espèce d’intérêt qui passionne, ou qui charme, ou qui émeut agréablement.

« Enfin, voici la chose. »

ê

J’avais alors trente-cinq ans environ, et je chassais comme un furieux.

En ce temps-là, je possédais une terre très isolée dans les environs de Jumièges, entourée de forêts et très bonne pour le lièvre et le lapin. J’y allais passer tout seul quatre ou cinq jours par an seulement, l’installation ne me permettant pas d’amener un ami.

J’avais placé là, comme garde, un ancien gendarme en retraite, un brave homme, violent, sévère sur la consigne, terrible aux braconniers, et ne craignant rien. Il habitait tout seul, loin du village, une petite maison ou plutôt une masure composée de deux pièces en bas, cuisine et cellier, et de deux chambres au premier. Une d’elles, une sorte de case juste assez grande pour un lit, une armoire et une chaise, m’étant réservée.

Le père Cavalier occupait l’autre. En disant qu’il était seul en ce logis, je me suis mal exprimé. Il avait pris avec lui son neveu, une sorte de chenapan de quatorze ans qui allait aux provisions au village éloigné de trois kilomètres, et aidait le vieux dans les besognes quotidiennes.

Ce garnement, maigre, long, un peu crochu, avait des cheveux jaunes si légers qu’ils semblaient un duvet de poule plumée, si rares qu’il avait l’air chauve. Il possédait en outre des pieds énormes et des mains géantes, des mains de colosse.

Il louchait un peu et ne regardait jamais personne. Dans la race humaine, il me faisait l’effet de ce que sont les bêtes puantes chez les animaux. C’était un putois ou un renard, ce galopin-là.

Il couchait dans une sorte de trou au haut du petit escalier qui menait aux deux chambres.

Mais, pendant mes courts séjours au Pavillon — j’appelais cette masure le Pavillon — Marius cédait sa niche à une vieille femme d’Écorcheville, nommée Céleste, qui venait me faire la cuisine, les ratas du père Cavalier étant par trop insuffisants.

Vous connaissez donc les personnages et le local. Voici maintenant l’aventure :

C’était en 1854, le 15 octobre — je me rappelle cette date et je ne l’oublierai jamais.

Je partis de Rouen à cheval, suivi de mon chien Bock, un grand braque du Poitou, large de poitrine et fort de gueule, qui buissonnait dans les ronces comme un épagneul de Pont-Audemer.

Je portais en croupe mon sac de voyage, et mon fusil en bandoulière. C’était un jour froid, un jour de grand vent triste, avec des nuages sombres courant dans le ciel.

En montant la côte de Canteleu, je regardais la vaste vallée de la Seine que le fleuve traversait jusqu’à l’horizon avec des replis de serpent. Rouen, à gauche, dressait dans le ciel tous ses clochers et, à droite, la vue s’arrêtait sur les côtes lointaines couvertes de bois. Puis je traversai la forêt de Roumare, allant tantôt au pas, tantôt au trot, et j’arrivai vers cinq heures devant le Pavillon, où le père Cavalier et Céleste m’attendaient.

Depuis dix ans, à la même époque, je me présentais de la même façon, et les mêmes bouches me saluaient avec les mêmes paroles.

« Bonjour, notre monsieur. La santé est-elle satisfaisante ? »

Cavalier n’avait guère changé. Il résistait au temps comme un vieil arbre ; mais Céleste, depuis quatre ans surtout, était devenue méconnaissable.

Elle s’était à peu près cassée en deux et, bien que toujours active, elle marchait le haut du corps tellement penché en avant qu’il formait presque un angle droit avec les jambes.

La vieille femme, très dévouée, paraissait toujours émue en me revoyant, et elle me disait, à chaque départ :

« Faut penser que c’est p’t-être la dernière fois, notre cher monsieur. »

Et l’adieu désolé, craintif, de cette pauvre servante, cette résignation désespérée devant l’inévitable mort sûrement prochaine pour elle, me remuait le cœur chaque année, d’une étrange façon.

Je descendis donc de cheval, et pendant que Cavalier, dont j’avais serré la main, menait ma bête au petit bâtiment qui servait d’écurie, j’entrai, suivi de Céleste, dans la cuisine, qui servait aussi de salle à manger.

Puis le garde nous rejoignit. Je vis, du premier coup, qu’il n’avait pas sa figure ordinaire. Il semblait préoccupé, mal à l’aise, inquiet.

Je lui dis :

« Eh bien, Cavalier. Tout marche-t-il selon votre désir ? »

Il murmura :

« Y a du oui et y a du non. Y a bien de quoi qui ne me va guère. »

Je demandai :

« Qu’est-ce que c’est donc, mon brave ? Contez-moi ça.»

Mais il hochait la tête :

« Non, pas encore, monsieur. Je ne veux point vous éluger comme ça à l’arrivée, avec mes tracasseries. »

J’insistai ; mais il refusa absolument de me mettre au courant avant le dîner. À sa tête, cependant, je comprenais que c’était grave.

Ne sachant plus quoi lui dire, je prononçai :

« Et ce gibier ? En avons-nous ?

Oh ! pour du gibier, oui, y en a, y en a ! Vous en trouverez à volonté. Grâce à Dieu, j’ai eu l’œil. »

Il disait cela avec tant de gravité, avec une gravité si désolée qu’elle devenait comique. Ses grosses moustaches grises avaient l’air prêtes à tomber de ses lèvres.

Tout à coup, je m’avisai que je n’avais pas encore vu son neveu.

« Et Marius ? où est-il donc ? Pourquoi ne se montre t-il pas ? »

Le garde eut une sorte de sursaut et, me regardant brusquement en face :

« Eh bien, monsieur, j’aime mieux vous dire la chose tout de suite ; oui, j’aime mieux : c’est rapport à lui que j’en ai sur le cœur.

Ah ! ah ! Eh bien, où est-il donc ?

Il est dans l’écurie, monsieur, j’attendais le moment pour qu’il paraisse.

Qu’est-ce qu’il a donc fait ?

Voilà la chose, monsieur… »

Le garde hésitait cependant, la voix changée, tremblante, la figure creusée soudain par des rides profondes, des rides de vieux.

Il reprit lentement :

« Voilà. J’ai bien vu, cet hiver, qu’on colletait dans le bois des Roseraies, mais je ne pouvais pas pincer l’homme. J’y passai des nuits, monsieur, encore des nuits. Rien. Et, pendant ce temps-là, on se mit à colleter du côté d’Écorcheville. J’en maigrissais de dépit. Mais, quant à prendre le maraudeur, impossible ! On aurait dit qu’il était prévenu de mes marches, le gueux, et de mes projets.

« Mais v’là qu’un jour, en brossant la culotte à Marius, sa culotte des dimanches, je trouvai quarante sous dans sa poche. Où’s qu’il avait eu ça, le gars ?

« J’y réfléchis bien huit jours, et je vis qu’il sortait ; il sortait juste quand je rentrais au repos, oui, monsieur.

« Alors, je le guettai, mais sans doutance de la chose, oh ! oui, sans doutance. Et, comme je venais de me coucher devant lui, un matin, je me relevai incontinent, et je le suivis. Pour suivre, il n’y en a pas un comme moi, monsieur.

« Et v’là que je le pris, oui, Marius, qui colletait sur vos terres, monsieur, lui, mon neveu, moi, votre garde !

« Le sang ne m’en a fait qu’un tour et j’ai failli le tuer sur place, tant j’ai tapé. Ah ! oui, j’ai tapé, allez ! et je lui ai promis que quand vous seriez là, il en aurait encore une en votre présence, de correction, de ma main, pour l’exemple.

« Voilà ; j’en ai maigri de chagrin. Vous savez ce que c’est quand on est contrarié comme ça. Mais qu’est-ce que vous auriez fait, dites ? Il n’a plus ni père ni mère, ce gars, il n’a plus que moi de son sang, je l’ai gardé, je ne pouvais point le chasser, n’est-ce pas ?

« Mais je lui ai dit que s’il recommence, c’est fini, fini, plus de pitié. Voilà. Est-ce que j’ai bien fait, monsieur ? »

Je répondis en lui tendant la main :

« Vous avez bien fait, Cavalier ; vous êtes un brave homme. »

Il se leva :

« Merci bien, monsieur. Maintenant je vais le quérir. Il faut la correction, pour l’exemple. »

Je savais qu’il était inutile d’essayer de dissuader le vieux d’un projet. Je le laissai donc agir à sa guise.

Il alla chercher le galopin et le ramena en le tenant par l’oreille.

J’étais assis sur une chaise de paille, avec le visage grave d’un juge.

Marius me parut grandi, encore plus laid que l’autre année, avec son air mauvais, sournois. Et ses grandes mains semblaient monstrueuses.

Son oncle le poussa devant moi, et, de sa voix militaire :

« Demande pardon au propriétaire. »

Le gars ne dit point un mot.

Alors, l’ayant saisi sous les bras, l’ancien gendarme le souleva de terre, et il se mit à le fesser avec une telle violence que je me levai pour arrêter les coups.

L’enfant maintenant hurlait :

« Grâce ! — grâce ! — grâce ! — je promets… »

Cavalier le reposa sur le sol, et le forçant, par une pesée sur les épaules, à se mettre à genoux :

« Demande pardon », dit-il.

Le garnement murmurait, les yeux baissés :

« Je demande pardon. »

Alors son oncle le releva et le congédia d’une gifle qui faillit encore le culbuter.

Il se sauva et je ne le revis pas de la soirée.

Mais Cavalier paraissait atterré.

« C’est une mauvaise nature », dit-il.

Et, pendant tout le dîner, il répétait :

« Oh ! ça me fait deuil, monsieur, vous ne savez pas comme ça me fait deuil. »

J’essayai de le consoler, mais en vain.

Et je me couchai de bonne heure pour me mettre en chasse au point du jour.

Mon chien dormait déjà sur le plancher, au pied de mon lit, quand je soufflai ma chandelle.

Je fus réveillé vers le milieu de la nuit par les aboiements furieux de Bock. Et je m’aperçus aussitôt que ma chambre était pleine de fumée. Je sautai de ma couche, j’allumai ma lumière, je courus à la porte et je l’ouvris. Un tourbillon de flammes entra. La maison brûlait.

Je refermai bien vite le battant de gros chêne, et, ayant passé ma culotte, je descendis d’abord par la fenêtre mon chien, au moyen d’une corde faite avec mes draps roulés, puis ayant jeté dehors mes vêtements, ma carnassière et mon fusil, je m’échappai à mon tour par le même moyen.

Et je me mis à crier de toutes mes forces :

« Cavalier ! — Cavalier ! — Cavalier ! »

Mais le garde ne se réveillait point. Il avait un dur sommeil de vieux gendarme.

Cependant, par les fenêtres d’en bas, je voyais que tout le rez-de-chaussée n’était plus qu’une fournaise ardente ; et je m’aperçus qu’on l’avait empli de paille pour favoriser l’incendie.

Donc on avait mis le feu !

Je recommençai à crier avec fureur :

« Cavalier ! »

Alors la pensée me vint que la fumée l’asphyxiait. J’eus une inspiration et, glissant deux cartouches dans mon fusil, je tirai un coup en plein dans sa fenêtre.

Les six carreaux jaillirent dans la chambre en poussière de verre. Cette fois, le vieux avait entendu, et il apparut effaré, en chemise, affolé surtout par cette lueur qui éclairait violemment tout le devant de sa demeure.

Je lui criai :

« Votre maison brûle. Sautez par la fenêtre, vite, vite ! »

Les flammes, sortant brusquement par les ouvertures d’en bas, léchaient le mur, arrivaient à lui, allaient l’enfermer. Il sauta et tomba sur ses pieds, comme un chat.

Il était temps. Le toit de chaume craqua par le milieu, au-dessus de l’escalier qui formait, en quelque sorte, une cheminée au feu d’en bas ; et une immense gerbe rouge s’éleva dans l’air, s’élargissant comme un panache de jet d’eau et semant une pluie d’étincelles autour de la chaumière.

Et, en quelques secondes, elle ne fut plus qu’un paquet de flammes.

Cavalier atterré, demanda :

« Comment que ça a pris ? »

Je répondis :

« On a mis le feu dans la cuisine. »

Il murmura :

« Qui qu’a pu mettre le feu ? »

Et moi, devinant tout à coup, je prononçai :

« Marius ! »

Et le vieux comprit. Il balbutia :

« Oh ! Jésus-Marie ! C’est pour ça qu’il n’est pas rentré. »

Mais une pensée horrible me traversa l’esprit. Je criai :

« Et Céleste ? Céleste ? »

Il ne répondit pas, lui, mais la maison s’écroula devant nous, ne formant déjà plus qu’un épais brasier, éclatant, aveuglant, sanglant, un bûcher formidable, où la pauvre femme ne devait plus être elle-même qu’un charbon rouge, un charbon de chair humaine.

Nous n’avions point entendu un seul cri.

Mais, comme le feu gagnait le hangar voisin, je songeai tout à coup à mon cheval, et Cavalier courut le délivrer.

À peine eut-il ouvert la porte de l’écurie qu’un corps souple et rapide, lui passant entre les jambes, le précipita sur le nez. C’était Marius, fuyant de toutes ses forces.

L’homme, en une seconde, se releva. Il voulut courir pour rattraper le misérable ; mais, comprenant qu’il n’y parviendrait point, et affolé par une irrésistible fureur, cédant à un de ces mouvements irréfléchis, instantanés, qu’on ne saurait ni prévoir ni retenir, il saisit mon fusil resté par terre, tout près de lui, épaula et, avant que j’eusse pu faire un mouvement, il tira sans savoir même si l’arme était chargée.

Une des cartouches que j’avais mises dedans pour annoncer le feu n’était point partie ; et la charge atteignant le fuyard en plein dos le jeta sur la face, couvert de sang. Il se mit aussitôt à gratter la terre de ses mains et de ses genoux comme s’il eût voulu encore courir à quatre pattes, à la façon des lièvres blessés à mort qui voient venir le chasseur.

Je m’élançai. L’enfant râlait déjà. Il expira avant que fût éteinte la maison, sans avoir prononcé un mot.

Cavalier, toujours en chemise, les jambes nues, restait debout près de nous, immobile, hébété.

Quand les gens du village arrivèrent, on emporta mon garde, pareil à un fou.

Je parus au procès comme témoin, et je racontai les faits par le détail, sans rien changer. Cavalier fut acquitté. Mais il disparut, le jour même, abandonnant le pays.

Je ne l’ai jamais revu.

Voilà, messieurs, mon histoire de chasse.


<t Berthe>

Berthe

Mon vieil ami (on a parfois des amis beaucoup plus âgés que soi), mon vieil ami le docteur Bonnet m’avait souvent invité à passer quelque temps chez lui, à Riom. Je ne connaissais point l’Auvergne et je me décidai à aller voir vers le milieu de l’été de 1876.

J’arrivai par le train du matin, et la première figure aperçue sur le quai de la gare fut celle du docteur. Il était habillé en gris et coiffé d’un chapeau noir, rond, de feutre mou, à larges bords, dont le fond, très haut, allait se rétrécissant en forme de tuyau de cheminée, un vrai chapeau auvergnat qui sentait le charbonnier. Ainsi vêtu, le docteur avait l’air d’un vieux jeune homme avec son corps fluet sous son veston clair et sa grosse tête à cheveux blancs.

Il m’embrassa avec cette joie visible qu’ont les gens de province en voyant arriver des amis longtemps désirés, et, étendant la main autour de lui, il s’écria, plein de fierté : « Voici l’Auvergne ! » Je ne voyais qu’une ligne de montagnes devant moi, dont les sommets, pareils à des cônes tronqués, devaient être d’anciens volcans.

Puis, levant le doigt vers le nom de la station écrit au front de la gare, il prononça : « Riom, patrie des magistrats, orgueil de la magistrature, qui devrait être bien plutôt la patrie des médecins. »

Je demandai : « Pourquoi ? »

Il répondit, en riant : « Pourquoi ? Retournez ce nom et vous avez mori, mourir… Voilà, jeune homme, pourquoi je me suis installé dans ce pays. » Et, ravi de sa plaisanterie, il m’entraîna en se frottant les mains.

Dès que j’eus avalé une tasse de café au lait, il fallut visiter la vieille cité. J’admirai la maison du pharmacien, et les autres maisons célèbres, toutes noires, mais jolies comme des bibelots ; avec leurs façades de pierre sculptée. J’admirai la statue de la Vierge, patronne des bouchers, et j’entendis même à ce sujet, le récit d’une aventure amusante que je conterai un autre jour, puis le docteur Bonnet me dit : « Maintenant je vous demande cinq minutes pour aller voir une malade, et je vous conduirai sur la colline de Châtelguyon, afin de vous montrer, avant le déjeuner, l’aspect général de la ville et toute la chaîne du Puy-de-Dôme. Vous pouvez m’attendre sur le trottoir, je ne fais que monter et descendre. »

Il me quitta en face d’un de ces vieux hôtels de province, sombres, clos, muets, lugubres. Celui-là me parut d’ailleurs avoir une physionomie particulièrement sinistre et j’en découvris bientôt la cause. Toutes les grandes fenêtres du premier étage étaient fermées jusqu’à la moitié par des contrevents de bois plein. Le dessus seul s’ouvrait, comme si on eût voulu empêcher les gens enfermés en ce vaste coffre de pierre de regarder dans la rue.

Quand le docteur redescendit, je lui fis part de ma remarque. Il répondit : « Vous ne vous êtes pas trompé ; le pauvre être gardé là-dedans ne doit jamais voir ce qui se passe au-dehors. C’est une folle, ou plutôt une idiote, ou plutôt encore une simple, ce que vous appelleriez, vous autres Normands, une Niente.

« Ah ! tenez, c’en est une lugubre histoire, et en même temps, un singulier cas pathologique. Voulez-vous que je vous conte cela ? »

J’acceptai. Il reprit :

ê

Voilà. Il y a vingt ans maintenant, les propriétaires de cet hôtel, mes clients, eurent un enfant, une fille, pareille à toutes les filles.

Mais je m’aperçus bientôt que, si le corps du petit être se développait admirablement, son intelligence demeurait inerte.

Elle marcha de très bonne heure, mais elle refusa absolument de parler. Je la crus sourde d’abord ; puis je constatai qu’elle entendait parfaitement, mais qu’elle ne comprenait pas. Les bruits violents la faisaient tressaillir, l’effrayaient sans qu’elle se rendît compte de leurs causes.

Elle grandit ; elle était superbe, et muette, muette par défaut d’intelligence. J’essayai de tous les moyens pour amener dans cette tête une lueur de pensée ; rien ne réussit. J’avais cru remarquer qu’elle reconnaissait sa nourrice ; une fois sevrée, elle ne reconnut pas sa mère. Elle ne sut jamais dire ce mot, le premier que les enfants prononcent et le dernier que murmurent les soldats mourant sur les champs de bataille : « Maman ! » Elle essayait parfois des bégaiements, des vagissements, rien de plus.

Quand il faisait beau, elle riait tout le temps en poussant des cris légers qu’on pouvait comparer à des gazouillements d’oiseau ; quand il pleuvait, elle pleurait et gémissait d’une façon lugubre, effrayante, pareille à la plainte des chiens qui hurlent à la mort.

Elle aimait se rouler dans l’herbe à la façon des jeunes bêtes, et courir comme une folle, et elle battait des mains chaque matin si elle voyait le soleil entrer dans sa chambre. Quand on ouvrait sa fenêtre, elle battait des mains en s’agitant dans son lit, pour qu’on l’habillât tout de suite.

Elle ne paraissait faire d’ailleurs aucune distinction entre les gens, entre sa mère et sa bonne, entre son père et moi, entre le cocher et la cuisinière.

J’aimais ses parents, si malheureux, et je venais presque tous les jours les voir. Je dînais aussi souvent chez eux, ce qui me permit de remarquer que Berthe (on l’avait nommée Berthe) semblait reconnaître les plats et préférer les uns aux autres.

Elle avait alors douze ans. Elle était formée comme une fille de dix-huit ans et plus grande que moi.

L’idée me vint donc de développer sa gourmandise et d’essayer, par ce moyen, de faire entrer des nuances dans son esprit, de la forcer, par les dissemblances des goûts, par les gammes des saveurs, sinon à des raisonnements, du moins à des distinctions instinctives, mais qui constitueraient déjà une sorte de travail matériel de la pensée.

On devrait ensuite, en faisant appel à ses passions, et en choisissant avec soin celles qui pourraient nous servir, obtenir une sorte de choc en retour du corps sur l’intelligence, et augmenter peu à peu le fonctionnement insensible de son cerveau.

Je plaçai donc un jour, en face d’elle, deux assiettes, l’une de soupe, l’autre de crème à la vanille, très sucrée. Et je lui fis goûter de l’une et de l’autre alternativement. Puis je la laissai libre de choisir. Elle mangea l’assiette de crème.

En peu de temps je la rendis très gourmande, si gourmande qu’elle semblait n’avoir plus en tête que l’idée ou plutôt que le désir de manger. Elle reconnaissait parfaitement les plats, tendait la main vers ceux qui lui plaisaient et s’en emparait avidement. Elle pleurait quand on les lui ôtait.

Je songeai alors à lui apprendre à venir dans la salle à manger au tintement de la cloche. Ce fut long ; j’y parvins cependant. Il s’établit assurément, en son vague entendement, une corrélation entre le son et le goût, soit un rapport entre deux sens, un appel de l’un à l’autre, et, par conséquent, une sorte d’enchaînement d’idées — si on peut appeler idée cette espèce de trait d’union instinctif entre deux fonctions organiques.

Je poussai encore plus loin mon expérience et je lui appris — avec quelle peine ! — à reconnaître l’heure des repas sur le cadran de la pendule.

Il me fut impossible, pendant longtemps, d’appeler son attention sur les aiguilles, mais j’arrivai à lui faire remarquer la sonnerie. Le moyen employé fut simple : je supprimai la cloche, et tout le monde se levait pour aller à table quand le petit marteau de cuivre annonçait midi.

Je m’efforçai en vain, par exemple, de lui apprendre à compter les coups. Elle se précipitait vers la porte chaque fois qu’elle entendait le timbre ; mais alors, peu à peu, elle dut se rendre compte que toutes les sonneries n’avaient pas la même valeur au point de vue des repas ; et son œil, guidé par son oreille, se fixa souvent sur le cadran.

L’ayant remarqué, j’eus soin chaque jour, à midi et à six heures, d’aller poser mon doigt sur le chiffre douze, et sur le chiffre six, aussitôt qu’arrivait le moment attendu par elle ; et je m’aperçus bientôt qu’elle suivait attentivement la marche des petites branches de cuivre que j’avais fait souvent tourner en sa présence.

Elle avait compris ! je devrais plutôt dire : elle avait saisi. J’étais parvenu à faire entrer en elle la connaissance, ou mieux la sensation de l’heure, ainsi qu’on y arrive pour des carpes, qui n’ont cependant pas la ressource des pendules, en leur donnant à manger, chaque jour, juste au même moment.

Une fois ce résultat acquis, tous les instruments d’horlogerie existant dans la maison occupèrent son attention d’une façon exclusive. Elle passait son temps à les regarder, à les écouter, à attendre les heures. Il arriva même une chose assez drôle. La sonnerie d’un joli cartel Louis XVI suspendu à la tête de son lit s’étant détraquée, elle s’en aperçut. Elle attendait depuis vingt minutes, l’œil sur l’aiguille, que le timbre annonçât dix heures. Mais, quand l’aiguille eut passé le chiffre, elle demeura stupéfaite de ne rien entendre, tellement stupéfaite qu’elle s’assit, remuée sans doute par une de ces émotions violentes qui nous secouent en face des grandes catastrophes. Et elle eut l’étrange patience de demeurer devant la petite mécanique jusqu’à onze heures, pour voir ce qui allait arriver. Elle n’entendit encore rien, naturellement ; alors, saisie tout à coup soit de la colère folle de l’être trompé, déçu, soit de l’épouvante de l’être effaré devant un mystère redoutable, soit de l’impatience furieuse de l’être passionné qui rencontre un obstacle, elle saisit la pincette de la cheminée et frappa le cartel avec tant de force qu’elle le mit en pièces en une seconde.

Donc son cerveau fonctionnait, calculait, d’une façon obscure il est vrai, et dans une limite très restreinte, car je ne pus parvenir à lui faire distinguer les personnes comme elle distinguait les heures. Il fallait, pour obtenir d’elle un mouvement d’intelligence, faire appel à ses passions, dans le sens matériel du mot.

Nous en eûmes bientôt une autre preuve, hélas ! terrible.

Elle était devenue superbe ; c’était vraiment un type de la race, une sorte de Vénus admirable et stupide.

Elle avait seize ans maintenant et j’ai rarement vu pareille perfection de formes, pareille souplesse et pareille régularité de traits. J’ai dit une Vénus, oui, une Vénus, blonde, grasse, vigoureuse, avec de grands yeux clairs et vides, bleus comme la fleur du lin, et une large bouche aux lèvres rondes, une bouche de gourmande, de sensuelle, une bouche à baisers.

Or, un matin, son père entra chez moi avec une figure singulière et, s’étant assis, sans même répondre à mon bonjour :

« J’ai à vous parler d’une chose fort grave, dit-il… Est-ce qu’on… est-ce qu’on pourrait marier Berthe ? »

J’eus un sursaut d’étonnement et je m’écriai : « Marier Berthe ?… mais c’est impossible ! »

Il reprit : « Oui… je sais… mais réfléchissez… docteur… c’est que… peut-être… nous avons espéré… si elle avait des enfants… ce serait pour elle une grande secousse, un grand bonheur et… qui sait si son esprit ne s’éveillerait pas dans la maternité ?… »

Je demeurai fort perplexe. C’était juste. Il se pourrait que cette chose si nouvelle, que cet admirable instinct des mères qui palpite au cœur des bêtes comme au cœur des femmes, qui fait se jeter la poule en face de la gueule du chien, pour défendre ses petits, amenât une révolution, un bouleversement dans cette tête inerte, et mît en marche le mécanisme immobile de sa pensée.

Je me rappelai d’ailleurs tout de suite un exemple personnel. J’avais possédé, quelques années auparavant, une petite chienne de chasse si sotte que je n’en pouvais rien obtenir. Elle eut des petits et devint, du jour au lendemain, non pas intelligente, mais presque pareille à beaucoup de chiens peu développés.

À peine eus-je entrevu cette possibilité que le désir grandit en moi de marier Berthe, non pas tant par amitié pour elle et pour ses pauvres parents que par curiosité scientifique. Qu’arriverait-il ? C’était là un singulier problème !

Je répondis donc au père :

« Vous avez peut-être raison… on peut essayer… Essayez… mais… mais… vous ne trouverez jamais un homme qui consente à cela. »

Il prononça, à mi-voix :

« J’ai quelqu’un. »

Je fus stupéfait. Je balbutiai : « Quelqu’un de propre ?… quelqu’un de… votre monde ?… »

Il répondit : « Oui, parfaitement.

Ah ! Et… puis-je vous demander son nom ?

Je venais pour vous le dire et pour vous consulter. C’est M. Gaston du Boys de Lucelles ! »

Je faillis m’écrier : « Le misérable ! » mais je me tus, et, après un silence, j’articulai :

« Oui, très bien. Je ne vois aucun inconvénient. »

Le pauvre homme me serra les mains : « Nous la marierons le mois prochain », dit-il.

M. Gaston du Boys de Lucelles était un garnement de bonne famille qui, ayant mangé l’héritage paternel, et fait des dettes par mille moyens indélicats, cherchait un nouveau moyen quelconque pour se procurer de l’argent.

Il avait trouvé celui-là.

Beau garçon, d’ailleurs, bien portant, mais viveur, de la race odieuse des viveurs de province, il me parut nous promettre un mari suffisant dont on se débarrasserait ensuite avec une pension.

Il vint dans la maison faire sa cour et faire la roue devant cette belle fille idiote, qui semblait lui plaire d’ailleurs. Il apportait des fleurs, lui baisait les mains, s’asseyait à ses pieds et la regardait avec des yeux tendres ; mais elle ne prenait garde à aucune de ses attentions, et ne le distinguait nullement des autres personnes vivant autour d’elle.

Le mariage eut lieu.

Vous comprenez à quel point était allumée ma curiosité.

Je vins le lendemain voir Berthe, pour épier, sur son visage, si quelque chose avait tressailli en elle. Mais je la trouvai semblable à ce qu’elle était tous les jours, uniquement préoccupée de la pendule et du dîner. Lui, au contraire, semblait fort épris et cherchait à exciter la gaieté et l’affection de sa femme par les petits jeux et les agaceries qu’on emploie avec les jeunes chats.

Il n’avait rien trouvé de mieux.

Je me mis alors à faire des visites fréquentes aux nouveaux époux, et je m’aperçus bientôt que la jeune femme reconnaissait son mari et jetait sur lui les regards avides qu’elle n’avait eus, jusqu’ici, que pour les plats sucrés.

Elle suivait ses mouvements, distinguait son pas dans l’escalier ou dans les chambres voisines, battait des mains quand il entrait et son visage transfiguré s’éclairait d’une flamme de bonheur profond et de désir.

Elle l’aimait de tout son corps, de toute son âme, de toute sa pauvre âme infirme, de tout son cœur, de tout son pauvre cœur de bête reconnaissante.

C’était vraiment une image admirable et naïve de la passion simple, de la passion charnelle et pudique cependant, telle que la nature l’avait mise dans les êtres avant que l’homme l’eût compliquée et défigurée par toutes les nuances du sentiment.

Mais lui se fatigua bien vite de cette belle créature ardente et muette. Il ne passait plus près d’elle que quelques heures dans le jour, trouvant suffisant de lui donner ses nuits.

Et elle commença à souffrir.

Elle l’attendait, du matin au soir, les yeux fixés sur la pendule, ne se préoccupant même plus des repas, car il mangeait toujours dehors, à Clermont, à Châtelguyon, à Royat, n’importe où, pour ne pas rentrer.

Elle maigrit.

Toute autre pensée, tout autre désir, toute autre attente, tout autre espoir confus disparurent de son esprit ; et les heures où elle ne le voyait point devenaient pour elle des heures de supplice atroce. Bientôt il découcha. Il passait ses soirées au casino de Royat avec des femmes, ne rentrait qu’aux premières lueurs du jour.

Elle refusait de se mettre au lit avant qu’il fût revenu. Elle restait immobile sur une chaise, les yeux indéfiniment fixés sur les petites aiguilles de cuivre qui tournaient, tournaient de leur marche lente et régulière, autour du cadran de faïence où les heures étaient écrites.

Elle entendait au loin le trot de son cheval, et se dressait d’un bond, puis, quand il entrait dans la chambre, elle levait, avec un geste de fantôme, son doigt vers la pendule, comme pour lui dire : « Regarde comme il est tard ! » Et lui commençait à prendre peur devant cette idiote amoureuse et jalouse ; il s’irritait comme font les brutes. Il la frappa, un soir.

On me vint chercher. Elle se débattait, en hurlant, dans une horrible crise de douleur, de colère, de passion, que sais-je ? Peut-on deviner ce qui se passe dans ces cerveaux rudimentaires ?

Je la calmai avec des piqûres de morphine ; et je défendis qu’elle revît cet homme, car je compris que le mariage la conduirait infailliblement à la mort.

Alors elle devint folle ! Oui, mon cher, cette idiote est devenue folle. Elle pense à lui toujours, et elle l’attend. Elle l’attend toute la journée et toute la nuit, éveillée ou endormie, en ce moment, sans cesse. Comme je la voyais maigrir, maigrir, et comme son regard obstiné ne quittait plus jamais le cadran des horloges, j’ai fait enlever de la maison tous ces appareils à mesurer le temps. Je lui ai ôté ainsi la possibilité de compter les heures et de chercher sans fin en d’obscures réminiscences, à quel moment il revenait, autrefois. J’espère, à la longue, tuer en elle le souvenir, éteindre cette lueur de pensée que j’avais allumée avec tant de peine.

Et j’ai essayé l’autre jour, une expérience. Je lui ai offert ma montre. Elle l’a prise, l’a considérée quelque temps ; puis elle s’est mise à crier d’une façon épouvantable, comme si la vue de ce petit instrument avait soudain réveillé sa mémoire qui commençait à s’assoupir.

Elle est maigre, aujourd’hui, maigre à faire pitié, avec des yeux caves et brillants. Et elle marche sans cesse, comme les bêtes en cage.

J’ai fait griller les fenêtres, poser de hauts contrevents et fixer les sièges aux parquets pour l’empêcher de regarder dans la rue s’il revient !

Oh ! les pauvres parents ! Quelle vie ils auront passée !

ê

Nous étions arrivés sur la colline, le docteur se retourna et me dit : « Regardez Riom d’ici. »

La ville, sombre, avait l’aspect des vieilles cités. Par-derrière, à perte de vue, s’étendait une plaine verte, boisée, peuplée de villages et de villes, et noyée dans une fine vapeur bleue qui rendait charmant l’horizon. À ma droite, au loin, de grandes montagnes s’allongeaient avec une suite de sommets ronds ou coupés net comme d’un revers d’épée.

Le docteur se mit à énumérer les pays et les cimes, me contant l’histoire de chacune et de chacun.

Mais je n’écoutais pas, je ne pensais qu’à la folle, je ne voyais qu’elle. Elle paraissait planer, comme un esprit lugubre, sur toute cette vaste contrée.

Et je demandai brusquement :

« Qu’est-il devenu, lui, le mari ? »

Mon ami, un peu surpris, après avoir hésité, répondit : « Il vit à Royat avec la pension qu’on lui fait. Il est heureux, il noce. »

Comme nous rentrions à petits pas, attristés tous deux et silencieux, une charrette anglaise passa rapidement, venue derrière nous, au grand trot d’un pur-sang.

Le docteur me saisit le bras.

« Le voici », dit-il.

Je ne vis qu’un chapeau de feutre gris, incliné sur une oreille, au-dessus de deux larges épaules, fuyant dans un nuage de poussière.


<t Bombard>

Bombard

Simon Bombard la trouvait souvent mauvaise, la vie ! Il était né avec une incroyable aptitude pour ne rien faire et avec un désir immodéré de ne point contrarier cette vocation. Tout effort moral ou physique, tout mouvement accompli pour une besogne lui paraissait au-dessus de ses forces. Aussitôt qu’il entendait parler d’une affaire sérieuse il devenait distrait, son esprit étant incapable d’une tension ou même d’une attention.

Fils d’un marchand de nouveautés de Caen, il se l’était coulée douce, comme on disait dans sa famille, jusqu’à l’âge de vingt-cinq ans.

Mais ses parents demeurant toujours plus près de la faillite que de la fortune, il souffrait horriblement de la pénurie d’argent.

Grand, gros, beau gars, avec des favoris roux, à la normande, le teint fleuri, l’œil bleu, bête et gai, le ventre apparent déjà, il s’habillait avec une élégance tapageuse de provincial en fête. Il riait, criait, gesticulait à tout propos, étalant sa bonne humeur orageuse avec une assurance de commis voyageur. Il considérait que la vie était faite uniquement pour bambocher et plaisanter, et sitôt qu’il lui fallait mettre un frein à sa joie braillarde, il tombait dans une sorte de somnolence hébétée, étant même incapable de tristesse.

Ses besoins d’argent le harcelant, il avait coutume de répéter une phrase devenue célèbre dans son entourage :

« Pour dix mille francs de rente, je me ferais bourreau. »

Or, il allait chaque année passer quinze jours à Trouville. Il appelait ça « faire sa saison ».

Il s’installait chez des cousins qui lui prêtaient une chambre, et, du jour de son arrivée au jour du départ, il se promenait sur les planches qui longent la grande plage de sable.

Il allait d’un pas assuré, les mains dans ses poches ou derrière le dos, toujours vêtu d’amples habits, de gilets clairs et de cravates voyantes, le chapeau sur l’oreille et un cigare d’un sou dans le coin de la bouche.

Il allait, frôlant les femmes élégantes, toisant les hommes en gaillard prêt à se flanquer une tripotée, et cherchant… cherchant… car il cherchait.

Il cherchait une femme, comptant sur sa figure, sur son physique. Il s’était dit :

« Que diable, dans le tas de celles qui viennent là, je finirai bien par trouver mon affaire ! » Et il cherchait avec un flair de chien de chasse, un flair de Normand, sûr qu’il la reconnaîtrait, rien qu’en l’apercevant, celle qui le ferait riche.

Ce fut un lundi matin qu’il murmura :

« Tiens — tiens — tiens. »

Il faisait un temps superbe, un de ces temps jaune et bleu du mois de juillet où on dirait qu’il pleut de la chaleur. La vaste plage couverte de monde, de toilettes, de couleurs, avait l’air d’un jardin de femmes ; et les barques de pêche aux voiles brunes, presque immobiles sur l’eau bleue, qui les reflétait la tête en bas, semblaient dormir sous le grand soleil de dix heures. Elles restaient là, en face de la jetée de bois, les unes tout près, d’autres plus loin, d’autres très loin, sans remuer, comme accablées par une paresse de jour d’été, trop nonchalantes pour gagner la haute mer ou même pour rentrer au port. Et, là-bas, on apercevait vaguement, dans une brume, la côte du Havre portant à son sommet deux points blancs, les phares de Sainte-Adresse.

Il s’était dit :

« Tiens, tiens, tiens ! » en la rencontrant pour la troisième fois et en sentant sur lui son regard, son regard de femme mûre, expérimentée et hardie, qui s’offre.

Déjà il l’avait remarquée les jours précédents, car elle semblait aussi en quête de quelqu’un. C’était une Anglaise assez grande, un peu maigre, l’Anglaise audacieuse dont les voyages et les circonstances ont fait une espèce d’homme. Pas mal d’ailleurs, marchant sec, d’un pas court, vêtue simplement, sobrement, mais coiffée d’une façon drôle, comme elles se coiffent toutes. Elle avait les yeux assez beaux, les pommettes saillantes, un peu rouges, les dents trop longues, toujours au vent.

Quand il arriva près du port, il revint sur ses pas pour voir s’il la rencontrerait encore une fois. Il la rencontra et il lui jeta un coup d’œil enflammé, un coup d’œil qui disait :

« Me voilà. »

Mais comment lui parler ?

Il revint une cinquième fois, et comme il la voyait de nouveau arriver en face de lui, elle laissa tomber son ombrelle.

Il s’élança, la ramassa, et, la présentant :

« Permettez, madame… »

Elle répondit :

« Aôh, vos êtes fort gracious. »

Et ils se regardèrent. Ils ne savaient plus que dire. Elle avait rougi.

Alors, s’enhardissant, il prononça :

« En voilà du beau temps. »

Elle murmura :

« Aôh, délicious ! »

Et ils restèrent encore en face l’un de l’autre, embarrassés, et ne songeant d’ailleurs à s’en aller ni l’un ni l’autre. Ce fut elle qui eut l’audace de demander :

« Vos été pour longtemps dans cette pays ? »

Il répondit en souriant :

« Oh ! oui, tant que je voudrai ! »

Puis, brusquement, il proposa :

« Voulez-vous venir jusqu’à la jetée ? c’est si joli par ces jours-là ! »

Elle dit simplement :

« Je volé bien. »

Et ils s’en allèrent côte à côte, elle de son allure sèche et droite, lui de son allure balancée de dindon qui fait la roue.

Trois mois plus tard les notables commerçants de Caen recevaient, un matin, une grande lettre blanche qui disait :

Monsieur et Madame Prosper Bombard ont l’honneur de vous faire part du mariage de Monsieur Simon Bombard, leur fils, avec Madame veuve Kate Robertson.

Et, sur l’autre page :

Madame veuve Kate Robertson a l’honneur de vous faire part de son mariage avec Monsieur Simon Bombard.

Ils s’installèrent à Paris.

La fortune de la mariée s’élevait